Après la Scala, le Lignon.
Connaissez-vous Le Lignon? C’est un « quartier » de la périphérie de Genève, un quartier au sens où l’on entend les quartiers dans notre monde urbain, construit dans les années 60, autour d’une barre discontinue de 1,06 km, la plus longue barre d’Europe, très étudiée au niveau de l’agrément, de l’ensoleillement, des services, avec un aménagement paysager dans un méandre du Rhône, (arbres, parcs), des services (centre commercial) et occupée par plus de 150 nationalités: un vrai paysage urbain, impressionnant et où étrangement, on se sent bien.
Dans cet univers, on n’attendrait pas Verdi qui est plutôt l’apanage habituel du Grand Théâtre à quelques encablures. Et pourtant, la mairie de Vernier a le souci d’une programmation culturelle marquée et exigeante, avec un maire présent à la représentation pour soutenir l’opération, annuelle, qui consiste à présenter une des nouvelles productions du Théâtre de Bienne/Soleure (près de Berne), un théâtre public de répertoire à l’allemande installé dans les villes de Bienne et de Soleure, au cœur d’une zone qui est comme on le sait largement bilingue (Bienne/Biel et Soleure/Solothurn,).
Le caractère de ce théâtre, à Bienne, c’est qu’il est minuscule, fosse profonde, scène réduite, 200 spectateurs. Un théâtre construit sans doute dans les années 50 ou 60, que j’ai eu la chance de connaître il y a une quinzaine d’années et qui est un théâtre certes à compétence régionale et peu comparable à ses voisins (Bâle par exemple), mais qui défend depuis longtemps avec honneur sa présence artistique sur le territoire des deux villes, Bienne et Soleure. Il présente une saison de théâtre en allemand, et une saison lyrique de sept titres cette année et de six titres la saison prochaine (Turco in Italia, Die Fledermaus, Un ballo in maschera, Figaro¿, Entführung aus dem Serail,La Damnation de Faust et une version de concert de Rheingold). C’est tout le théâtre, chœur (d’amateurs), orchestre, chanteurs et sans doute techniciens (car c’est une représentation scénique) soit une petite centaine de personnes qui s’est donc déplacé à Vernier, dans une salle des fêtes au cœur du quartier du Lignon, derrière le centre commercial. Si la salle (200 à 250 places) n’est pas pleine, la fréquentation est loin d’être indifférente néanmoins, un public plutôt mûr, quelque jeunes, et très polyglotte, fait de gens qui pour beaucoup attendent les airs connus et avec des mouvements divers très sympathiques quand ils entendent caro nome ou La donna è mobile. Ambiance bon enfant, avec un public qui montre beaucoup d’intérêt. L’opération dure depuis plus de dix ans.
Voilà une opération qui engage fortement la municipalité, avec des édiles visiblement enthousiastes, dans un espace où jamais sinon ne viendrait l’opéra. Si vous n’allez pas à l’opéra, l’opéra ira à vous.
Le choix de travailler avec Bienne garantit de toute manière un niveau sérieux, qui montre qu’on ne se moque pas du public comme dans certaines opérations d’opéra spectaculaires mais sans tenue. Ici, tout a de la tenue, même si évidemment, nous ne sommes pas à la Scala.
Mais Verdi a fonctionné, vraiment bien fonctionné, et c’est l’essentiel: je me plains suffisamment souvent des Verdi qu’on voit dans de plus grands théâtres pour dire qu’ici l’émotion passe. Le chef, Harald Siegel est Kapellmeister du théâtre (le directeur musical est l’italien Franco Trinca) sa direction est précise, attentive, encore qu’un peu lente (mais il écoute et ménage les chanteurs) et il est très bien suivi par l’orchestre, d’une quarantaine de musiciens au son un peu grêle, mais très honorable dans l’ensemble; le chœur amateur de Valentin Vassiliev est très bien préparé, il prend visiblement beaucoup de plaisir à jouer le jeu de la mise en scène dans un espace scénique très réduit et chante avec beaucoup de relief.
Les solistes font partie de la troupe du théâtre, et sont de diverses nationalités, le ténor, Riccardo Mirabelli est argentin d’origine italienne. Le personnage est campé, même si dans les aigus du Duc de Mantoue, on sent des tiraillements, de la fatigue et quelques scories, manque de legato, manque de projection, il reste que dans « Questa quella » les choses passent bien, y compris dans le duo avec Gilda, mais le troisième acte est plus problématique (appui, souffle, aigus)
La jeune mexicaine Rosa Elvira Sierra a moins de problèmes techniques, la voix passe bien, les aigus (caro nome!) sont contrôlés, la scène finale est très émouvante, elle chante avec beaucoup d’engagement, avec une certaine présence scénique. Même si elle n’évite pas quelques problèmes de respiration et quelquefois n’arrive pas à lier sans interrompre pour reprendre le souffle. Ce sont des détails: l’ensemble est bien dominé et elle est une Gilda crédible.
Le Rigoletto de Michele Govi est sans doute des trois personnages principaux celui qui domine le mieux la technique, et qui s’en sort avec honneur. La voix n’est pas très puissante, mais le personnage est là, ainsi que l’expressivité, le jeu sur le souffle et la respiration, la prise de volume: il utilise bien la technique au service de la caractérisation du personnage.
Citons aussi la basse chinoise Yongfan Chen-Hauser, un Sparafucile efficace (moins le Monterone de Dong-Hee Seo).
Au total une distribution homogène, qui défend l’œuvre avec engagement, et des petits rôles tenus très honorablement, ce qui n’est pas toujours le cas dans des théâtres régionaux, mais toujours signe d’une bonne maison.
Au niveau musical, compte tenu de l’espace de jeu réduit, de l’ensemble de l’effet produit sur le public et de l’émotion que certains ont su dégager, cela a fonctionné, Verdi a été bien défendu, avec une fraîcheur à noter.
Dans cet espace scénique réduit (qui reproduit celui de Bienne) la mise en scène de Beat Wyrsch, qui est en même temps le directeur du théâtre, en costumes modernes est efficace dans sa manière d’occuper l’espace avec des solutions originales. On n’a jamais l’impression que la scène est réduite. Efficace aussi la manière de gérer aussi la structuration avec deux espaces différents, une salle et une scène avec un rideau qui s’ouvre et se ferme laissant voir tantôt la chambre du duc dans le palais, tantôt chambre de Gilda, ou les bords du lac de Mantoue: elle a le mérite d’être claire, de faire lire et comprendre l’intrigue avec une grande netteté (il y a de toute manière un surtitrage allemand-français). Donc rien à redire.
Ce travail solide, respectable et efficace permet d’aller chercher un public peu familier des salles d’opéra et de lui offrir « au pied de la maison » un spectacle professionnel qui fonctionne et qui honore et artistes, et public. Il faut oser présenter de l’opéra (l’an prochain ce serait Entführung aus dem Serail) et on aimerait qu’un tel exemple soit suivi en France.
Alors j’encourage le public qui se trouve de l’autre côté des montagnes au dessus de Bienne/Soleure, qui n’a pas d’opéra sinon à Mulhouse, à Dijon à Strasbourg ou à Lyon, c’est à dire loin, de faire le saut de puce et d’aller à Bienne ou Soleure. Quant au public frontalier de France, guettez la programmation de Vernier, et aller découvrir de l’opéra sans prétention, mais sérieux, mais enthousiaste, mais authentiquement populaire, à mille lieues du commerce, qui fait escale trois soirs durant dans cette salle des fêtes et ce cadre urbain époustouflant (qui va être restauré bientôt).
Hier soir j’étais heureux et je ne saurais trop remercier le bon samaritain qui m’a fait connaître ce lieu.
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