LA SAISON 2023-2024 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Un grave problème de remplissage
Le Grand Théâtre de Genève vit à la fois une période compliquée et tout à fait passionnante, compliquée parce que le débat actuel porte sur l’inquiétante chute de la fréquentation qui l’atteint, notamment depuis la pandémie, mais pas seulement, et donc sur la nature de la programmation d’Aviel Cahn que d’aucuns accusent de l’avoir provoquée.
C’est une discussion passionnante parce qu’elle pose directement et sur pièces, les données de la crise actuelle de l’opéra, que j’ai par ailleurs évoquée dans plusieurs articles, et semble apparemment donner raison à ceux qui attaquent les mise en scène dites « modernes » que porte la politique d’Aviel Cahn , et par laquelle non seulement il a porté au sommet l’Opera-Ballet Vlaanderen au cours de son mandat précédent mais aussi pour laquelle, il ne faut pas l’oublier, il a été appelé à diriger le Grand Théâtre de Genève. On considérait (à juste titre je crois) que la politique de son prédécesseur Tobias Richter avait un côté plan-plan, aimablement médiocre, et qu’il fallait donc donner un coup de pied dans la fourmilière.
Le coup de pied a été donné, et la fourmilière s’est vidée… plus de fourmis Place de Neuve…

Au-delà de cette pirouette, on constate des mouvements divers pour attaquer les mises en scène contemporaines – ce n’est pas nouveau, mais cela prend plus d’ampleur- de la part d’un public conservateur qui exige un « respect des intentions de l’auteur » que la plupart du temps il ne connaît pas, un « respect de l’œuvre » , qu’il serait bien incapable de détailler, et surtout demande une mise en scène sans implicites ni dérives idéologiques (« fantasmes de metteurs en scène », « clique de metteurs en scène qui ont pris le pouvoir » «apologie du laid») pour rendre à l’opéra sa fonction de divertissement noble dans la grande tradition du théâtre bourgeois du XIXe, celle que Wagner dénonçait déjà fortement et contre laquelle il s’est élevé toute sa vie, et que l’essentiel de l’opéra du XXe siècle dément, un opéra qui éviterait le trash, la laideur etc… Mais qui pourrait définir le Beau ? toujours bizarre selon Baudelaire… Et Wozzeck, Il Tabarro, Suor Angelica, Die Soldaten, Lady Macbeth de Mtsensk, Lulu, mais aussi dans ce XIXe bourgeois  La Traviata ou Tosca et j’en passe sont évidemment des histoires « divertissantes », pour ne pas dire fleur-bleue, parfaitement digestibles avec du champagne et les discussions badines entre amis aux entractes (quand il y en a) qui ne posent aucun problème et laissent tout leur temps de cerveau disponible au vestiaire… C’est un signe supplémentaire de la montée des conservatismes esthétiques et culturels qui affecte aussi des institutions comme Bayreuth, un comble quand on connaît les premières conditions de fondation du Festival et la détestation qu’avait Wagner de la première mise en scène de son Ring.

Cela donne l’idée de la complexité du problème, de l’inculture qui le sous-tend, et du slalom auquel doivent se livrer les managers d’aujourd’hui pour garder leur public (pas seulement à Genève d’ailleurs).

Il reste que je serais bien incapable de donner une raison unique à cette subite désaffection qu’on peut expliquer pour une création mondiale ou un opéra très contemporain (même si le MET a délibérément choisi d’afficher six compositeurs contemporains dans sa prochaine saison pour attirer un public plus jeune moins intéressé par le grand répertoire) moins pour le grand répertoire et des productions d’un niveau particulièrement haut.  Par exemple, d’aucuns ont accusé Lady Macbeth de Mtsensk d’être une œuvre trop moderne ou inconnue pour Genève. L’œuvre étant proposée pour la troisième fois depuis 2001, il faudrait comparer les fréquentations des trois programmations pour voir si décidément le public n’est jamais venu en nombre ou si la tendance est nouvelle et surtout si la mémoire de ce public plutôt mûr s’est émoussée.
On ne peut non plus accuser la programmation de titres inconnus ou impopulaires en prenant pour exemple La Juive de Halévy, un des titres les plus glorieux de l’histoire de l’opéra au XIXe, qui a été reproposé plusieurs fois (à Lyon, à Paris et à Vienne notamment) depuis ces dernières années. Le public de Genève serait-il si ignare ? Il a pourtant applaudi il y a quelques années la Médée de Cherubini, ou Mignon de Thomas qui ne sont pas des opéras qu’on voit partout aujourd’hui.

Un regard sur quelques saisons du passé montre d’ailleurs qu’elles sont toutes à peu près construites de la même manière avec sa dose de répertoire traditionnel français, allemand ou italien, sa création, son œuvre du XXe et son petit pas de côté (répertoire tchèque, ou russe ou autre…).
Je pense qu’il y a une conjonction de planètes en ce moment pas si favorables, comme souvent, dont on peut avancer quelques éléments.

Quelques remarques cependant qui peuvent cotnribuer à expliquer le phénomène

  • Une politique tarifaire assez sélective qui propose une amplitude qui avoisine ou dépasse les tarifs des plus grandes salles européennes (prix maximum 239 CHF et avec option OR (avec champagne et petits fours) 309 CHF.
    Du côté des minimums, 17 CHF pour quelques places très latérales et sinon 62 CHF en amphithéâtre haut (dont le premier rang coûte tout de même 98 CHF, le prix d’une place d’orchestre à Lyon ou Strasbourg).
    Certes la Suisse est chère, le Franc Suisse est au plus haut, et Genève est riche, mais ce sont des prix de salles qui proposent le plus souvent quelques stars (ou au moins des noms connus du public) dans chaque production , avec en général en fosse un orchestre de très grande qualité etc…

Si les spectateurs peuvent payer, tant mieux pour eux et le théâtre, mais pour ma part en tant qu’amateur d’opéra, aimant être bien placé, je me refuserais à payer ce genre de prix pour entendre un Parsifal seulement honorable avec une distribution de bonne facture, mais sans aucun chanteur de tout premier plan ou une Maria Stuarda médiocre et mal distribuée, une protagoniste d’Elektra problématique ou une Turandot distribuée à la va comme je te pousse.
Un des problèmes de ce théâtre, c’est que du point de vue des distributions et des chefs, il est comparable à Lyon, ou Strasbourg, avec des tarifs qui sont plus du double des prix pratiqués dans ces deux théâtres (et le budget qui va avec) et très comparable à La Monnaie de Bruxelles, opéra capitale où les tarifs pour les productions les plus demandées ne dépassent pas 165 Euros (Tarif Gold) et la catégorie A est à 138 Euros (10 Euros de plus pour le Ring l’an prochain)
Il y a incontestablement un problème de rapport qualité-prix.

  • Un rapport qualité prix problématique

Les distributions sont toujours de bon niveau, pratiquement jamais de très grand niveau. Aviel Cahn garde sa politique des Flandres, parfaite pour Anvers ou Gand… où le prix maximum est de 133 Euros… une minuscule différence. C’était la politique inaugurée par Mortier à La Monnaie dans les années 1980, à une époque où l’Opéra explosait et où l’on venait de populariser la mise en scène à l’opéra (ce que certains appellent l’ère des metteurs en scène)

Les prix pratiqués à Genève me paraissent prohibitifs par rapport à la nature de l’offre, même dans la cité des banques et des Institutions internationales. Si l’on veut continuer de pratiquer ces tarifs, il me semble qu’un effort pour étoffer les distributions avec quelques noms qui pourraient attirer le chaland serait à même de stimuler le public. C’était la politique de Hugues Gall, qui a laissé un tellement grand souvenir à Genève et qui était en revanche bien plus sage en matière scénique…
Raisonnons autrement : je suis un bon client j’ai de l’argent, 239 CHF ou 321 CHF ne sont pas pour moi un problème. Mais j’aime bien l’opéra, alors à tout prendre je vais à Londres, Vienne ou Berlin et pour le même prix (voire moins cher) j’ai une qualité supérieure et une petite virée européenne…

En dehors de Hugues Gall, il y a eu des moments où les distributions genevoises étaient solides sans être galactiques, par exemple au temps de Jean-Marie Blanchard ; qui s’intéressait aux chanteurs, allait les écouter, et revenait avec les perles du futur. Quand Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Klaus Florian Vogt ont chanté à Genève, ils n’étaient pas débutants, mais juste à l’instant fugace où ils allaient basculer dans la starisation. Blanchard savait les saisir au bon moment. Oubliera-t-on que Nina Stemme était Elisabeth (et Stephen Gould Tannhäuser) dans la production d’Olivier Py (avec son fameux phallus en vrai) ou Primadonna dans Ariane à Naxos, alors qu’elle avait déjà explosé en Isolde à Bayreuth.
Donc deuxième raison possible, un manque d’éléments de séduction ou d’imagination dans pas mal de distributions.

Il est clair qu’à l’opéra, la présence de quelques noms connus dans la distribution du public fait passer la pilule de mises en scène dites modernes, c’est la cerise merveilleuse sur un gâteau amer qui aide à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Si par exemple un Jonas Kaufmann décidait de venir chanter un rôle dans une mise en scène résolument contemporaine, il attirerait les foules. Il faut aussi donner au spectateur pour son désir ou son fantsame…et son argent..

  • Un choc anaphylactique violent
    Troisième type de raison de la désaffection, le choc qu’ont constitué les premières saisons d’Aviel Cahn tronquées par la pandémie. D’une part, le public hésitait à revenir par peur de contagions etc… d’autre part, il a perdu l’habitude de venir (et cette habitude se perd très vite, hélas), notamment parce que l’offre qu’il y trouvait constituait un obstacle et amenait à une renonciation d’autant plus facile qu’il avait pris l’habitude de ne plus sortir.
    Jamais le Grand Théâtre de Genève n’a été un lieu de mises en scène très « sacrilèges » pour le public local. Sous Richter c’était évident (sauf de rares productions qui ne manquaient pas de séduction), sous Blanchard également qui restait toujours à la limite de l’acceptable pour ce public, on a fait appel à Olivier Py, Patrice Caurier et Moshe Leiser, Pierre Strosser, des figures plutôt connues, de qualité, et toujours accessibles au public. Une modernité réelle, mais sage.
    Avec Aviel Cahn d’emblée, il y a eu de vraies prises de risque, ce qui est louable, qui ont pu passer (Einstein on the Beach, peut-être), mais qui ont plus souvent cassé, comme la version Luk Perceval/Asli Erdogan de Die Entführung aus dem Serail. Et dans ce cas, il suffit de deux ou trois productions pour que le processus s’enclenche et amorce la désaffection (le bouche à oreille aidant). Et les saisons n’ont pas offert de dosage acceptable/insupportable au public qui sans doute s’est senti brutalisé dans ses habitudes, sans avoir d’autres os à ronger comme des chanteurs/chanteuses connu(e)s compensatoires…
  • Cette question affecte exclusivement plateaux et mises en scène, mais elle n’affecte pas les chefs, ni les orchestres en fosse. La politique de chefs à Genève a toujours été assez régulière et que ce soit sous Hugues Gall, sous Renée Auphan et sous Blanchard, elle est à peu près semblable, avec un fléchissement sous Richter vers des chefs de théâtre de répertoire allemand, sans véritable politique affûtée (même malgré Metzmacher dans Macbeth).
  • Seul, le ballet actuellement surnage, avec une fréquentation qui dépasse les 100%, et une offre pourtant très contemporaine grâce à Sidi Larbi Cherkaoui, un très grand nom de la chorégraphie aujourd’hui, et grâce à des tarifs moins sélectifs… Mais entre les deux publics, il ne semble pas y avoir de vases communicants.

En résumé

  • Un rapport qualité-prix déséquilibré qui n’offre pas, à qualité égale pour les chefs et l’orchestre, de plateaux suffisamment excitants et privilégie la production par rapport au plateau : c’est trop cher pour ce que ça promet et ce que ça offre malgré des productions souvent passionnantes, mais la seule production peut difficilement attirer le public, et les plateaux ne sont pas stimulants pour ce public-là
  • Une trop grande brutalité dans le changement de ligne intervenu à l’arrivée d’Aviel Cahn, accentuée par la Pandémie, qui a cassé toute dynamique et qui a eu pour résultat de vider la salle et son public habituel sans le substituer par un nouveau public.
  • Conséquence, des difficultés endémiques à remplir la salle quelle que soit la production désormais, y compris quand elles sont légendaires comme Lady Macbeth de Mtsensk, y compris pour Parsifal dans un théâtre de grande tradition wagnérienne Et c’est désolant.

 

La saison 2023-2024

Avec une production en moins, on tire les conséquences de la situation, bien que la saison offre des titres importants, attirants, qui partout ailleurs seraient susceptibles de faire le plein et dont on espère qu’ils le feront, dans un réveil bienvenu du public genevois et alentour.
On déplorera bien sûr Ariodante en version de concert et pour une seule représentation, mais on applaudit à Don Carlos, il était temps, après une soixantaine d’années d’absence de la version originale, on applaudit aussi à Idomeneo, sans doute la meilleure offre de la saison (on verra pourquoi) et à Saint François d’Assise, survivance de la période Covid, qu’on va enfin voir : c’est un événement authentique.

Quant à Rosenkavalier mis en scène (assez sagement) par Christoph Waltz, acteur fétiche de Quentin Tarantino, c’est une importation de l’opéra des Flandres (2013) sous le règne d’Aviel Cahn, dont on verra s’il a supporté aussi bien le voyage et les traces du temps que Lady Macbeth de Mtsensk à peu de choses près contemporain.
La création d’Hèctor Parra Justice, mise en scène par Milo Rau, s’annonce évidemment passionnante à cause des protagonistes (Hèctor Parra, Milo Rau, et l’excellent Titus Engel en fosse).

Enfin, Maria de Buenos Aires est une excellente idée pour faire entrer un vent de tango dans le Grand Théâtre, et offrir une diversion, divertissement, un ailleurs surprenant et donc bienvenu.
La saison se terminera par le troisième opéra de la trilogie des Reines de Donizetti, dont on connaît désormais le principe, si l’on applaudit au retour du chef Stefano Montanari, le reste n’a pas convaincu, mais l’intéressant sera de revoir les trois opéras d’affilée, une expérience unique en Europe.

Du beau, du bon, du moins bon, c’est une saison quand même plus ouverte et moins « difficile » que la précédente. Le public retournera-t-il place de Neuve ? C’est un vrai test et on l’espère parce que malgré tout, la politique qui y est menée le mérite..

Septembre 2023
Giuseppe Verdi, Don Carlos
6 repr. Du 15 au 26 septembre 2023 (Dir : Marc Minkowski/MeS : Lydia Steier)
Avec Dmitry Ulyanov, Eve-Maud Hubeaux, Stéphane Degout, Charles Castronovo/Leonardo Capalbo (28/09), Rachel Willis-Sørensen, Liang Li etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Nouvelle production

Soyons clairs et définitifs : un Don Carlos ne se manque jamais, la version originale est trop rare pour la rater, avec des raffinements inouïs parce qu’elle est à tous niveaux plus réussie que sa traduction italienne, dans toutes les versions. La distribution est largement défendable, avec les phares que constituent Stéphane Degout dans Rodrigue et Eve-Maud Hubeaux dans Eboli et le reste de la distribution de très bon niveau.
Pour le reste, hélas, cascade de regrets et d’erreurs.
D’abord si on choisit la version originale c’est pour faire entendre les musiques inconnues et non pas faire de la dentelle de type ça oui, ça non…La version originale, même à Paris a été très peu représentée et son péché capital est d’avoir toujours été considérée comme trop longue. Alors, jusqu’à la version en 4 actes de 1884, ce ne sont que ça oui, ça non dans chaque théâtre où elle est créée, avec des versions adaptées aux nécessités du lieu et des coupures, toujours des coupures et encore des coupures. Mais notons qu’aussi bien la version en quatre actes de Milan (1884) que celle de Modène en cinq actes (1886) sont non des versions italiennes, mais des traductions en italien de la version française, dont le livret est l’un des plus beaux de toute la production verdienne.
Aussi bien la version originale créée en 1867 à Paris est-elle aussi un produit de coupures diverses de répétitions à cause des exigences du directeur Léon Escudier, des capacités des chanteurs (d’autant que Verdi n’était pas satisfait de son plateau) et des coupures de dernière minute à cause de la longueur de l’œuvre . Même Verdi a joué, par nécessité plus que par désir à ça oui, ça non.

Le seul théâtre qui ait eu le courage de donner toutes les musiques en français est le Regio de Turin en 1991, sous la direction du chef Gustav Kuhn.
Abbado de son côté en 1977 à la Scala a donné toutes les musiques (y compris celles coupées à la première de 1867) sauf le ballet, et en italien (à l’époque aucun chanteur ne voulait apprendre la version originale en Français). C’est musicalement sublime, cherchez en les vidéos (avec le cast B, soit Margaret Price et Placido Domingo) qui existent…
Aussi bien à Bâle (Bieito 2007) qu’à Barcelone et Vienne (Peter Konwitschny), on s’en est tiré pour le ballet par des solutions habiles et séduisantes.
Alors, au lieu d’avoir le courage et l’intelligence de proposer une version complète de l’opéra, la Genève francophone joue au ça oui, ça non, comme au temps de Verdi, alors que le Grand Théâtre avait une occasion d’afficher un Don Carlos unique et jamais joué depuis trente ans, jamais joué ailleurs qu’à Turin, et même pas à Paris aussi bien à l’Opéra en 2017 qu’au Châtelet en 1996 et pour ainsi dire jamais joué depuis la création.
Ainsi le fameux Lacrimosa (le duo et chœur qui suit la mort de Posa), peut être le moment le plus émouvant et le plus beau de la partition qu’Abbado proposa dans sa version de 1977 et qui fut un considérable événement ne soit pas présenté à Genève au motif (vaseux) que « Verdi ne l’a jamais réinséré après l’avoir coupé »  est ridicule. Il paraît qu’en outre le public ne viendrait pas pour un opéra trop long (il n’est pas venu pour Parsifal cette année). Si Verdi ne l’a jamais réinséré, c’est que tous les théâtres voulaient couper ça oui, ça non et que Paris ne l’a jamais repris. Mais Verdi en a gardé la musique, sublime, pour la réutiliser dans rien moins que son Requiem en 1874, excusez du peu. Quant au public qui ne viendrait pas pour Don Carlos, parce que c’est trop long, on l’a vu aussi ne pas venir pour bien plus court, alors, puisque le pire n’est pas toujours sûr, il fallait oser.
En réalité, quel théâtre, une fois, aura le courage, l’intelligence de proposer au moins la version des répétitions sans coupures, voire sans ballet (il n’y a plus de Jockey club et le Carré d’or de Genève n’entretient pas de danseuses) que Verdi a été forcé d’écrire à cause de la loi de l’Opéra de Paris d’alors : pas d’opéra sans ballet…
Ce ne sera pas Genève…
Dernière remarque, avec Marc Minkowski en fosse, on aura peut-être un spécialiste du Grand Opéra à la française (La Juive), mais sûrement pas le chef raffiné et subtil dont Verdi a besoin dans cette œuvre, quant à Lydia Steier, elle écume en ce moment les théâtres, parce qu’elle est à la mode, avec sa capacité à rendre l’or en plomb, l’eau cristalline en eau trouble, et faire rentrer à toutes forces ses idées (à la mode bien sûr)  dans un livret qui n’en demande pas tant et sa mise en scène devrait comme d’habitude nous faire souffrir… Donc une équipe de production pour mon goût à côté de la plaque. Mais les miracles étant toujours possibles il faut leur laisser une chance de nous surprendre …
Mais on ira, parce que même tronqué et taillé à la serpe de plomb, et mis en scène à coups de massue, Don Carlos dans sa version originale reste une splendeur.

 

Octobre 2023
Haendel, Ariodante
5 octobre 2023 — 19h (Dir : William Christie/MeES : Nicolas Briançon)
Lea Desandre, Ana María Labin, Ana Vieira Leite, Hugh Cutting, Krešimir Špicer, Moritz Kallenberg, Renato Dolcini
Orchestre des Arts Florissants
Coproduction avec la Philharmonie de Paris et l’Opéra de Dijon.
Le répertoire baroque est proposé de manière contrastée à Genève :
Atys, Il ritorno d’Ulisse in patria, Les Indes galantes ont fait l’objet de productions, d’autres de productions semi-scéniques ou très allégées, comme L’Orfeo et L’Incoronazione di Poppea par le Budapest Festival Orchestra et Ivan Fischer. On aurait aimé qu’Ariodante, l’une des œuvres en vogue ces dernières années fasse l’objet d’une production, mais sans doute les temps sont-ils durs, et le public n’aura droit qu’à une soirée avec une belle distribution dominée par Lea Desandre et surtout en fosse Les Arts Florissants, la formation historique qui a tant compté pour la diffusion du baroque en France et son chef William Christie. À quand un Haendel scénique, alors que de belles productions (Claus Guth) fleurissent ?

 

Octobre-novembre 2023
Ástor Piazzolla,
Maria de Buenos Aires
7 repr. du 27 oct au 6 nov. (Dir : Facundo Agudin/MeS : Daniele Finzi Pasca)
Raquel Camarinha, Inés Cuello, Melissa Vettore & Beatrix Sayard
Acrobates et acteurs de la Compagnia Finzi Pasca
Cercle Bach de Genève et Chœur de la Haute école de musique de Genève
Orchestre de la Haute école de musique de Genève complété par des solistes du tango

Un vrai pas de côté, inhabituel et assez malin. L’opéra tango d’Ástor Piazzolla, créé en 1968, a fini par connaître une diffusion internationale à partir des années 1990 et surtout depuis les années 2000 où il a été représenté un peu partout dans le monde. Voilà l’œuvre à Genève confiée pour la scène à la compagnie Finzi Pasca (de Lugano) à qui l’on doit le très bon Einstein on the Beach qui avait ouvert l’ère Aviel Cahn et  pour la musique à un orchestre de jeunes et au chef Facundo Agundin, argentin établi en Suisse et fondateur de l’orchestre Symphonique du Jura. Voilà un projet helvéto-argentin, séduisant dans son propos,  qui serait susceptible d’attirer un public différent au Grand Théâtre, en espérant que la palette de tarifs soit adéquate…

 

Décembre 2023
Richard Strauss, Der Rosenkavalier

7 repr. du 13 au 26 décembre (Dir : Jonathan Nott/MeS : Christoph Waltz)
Avec Maria Bengtsson, Michèle Losier, Matthew Rose, Bo Skovhus, Melissa Petit, Thomas Blondelle, Ezgi Kotlu etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Nouvelle production, d’après la production créée à l’Opera Ballet Vlaanderen en 2013

Pour la période des fêtes, un opéra festif et assez populaire, qui revient à l’affiche genevoise après une dizaine d’années, dans une production qui avait été considérée comme un « coup » en 2013, tant l’appel à l’acteur autrichien Christoph Waltz, icône « tarantinesque » prix d’interprétation à Cannes et doublement oscarisé avait frappé.
Sans doute Christoph Waltz va-t-il venir régler de nouveau sa mise en scène, mais à l’époque, c’était la sobriété de son travail qui avait frappé et même déçu certains. On retrouvera la maréchale d’origine, Maria Bengstsson, une mozartienne bon teint, et Michèle Losier en Chevalier, une chanteuse de qualité. La jeune Melissa Petit se lance dans Sophie, elle avait séduit à Salzbourg dans Bellezza aux côtés de Bartoli dans Il Trionfo del tempo e del Disinganno de Haendel. Ochs sera Matthew Rose, une basse solide, étrangement homonyme du Ochs qui a marqué les vingt dernières années, Peter Rose, et en Faninal, Bo Skovhus, grand interprète lyrique qu’on n’attendait pas dans ce rôle. En fosse, Jonathan Nott dont on attend plus de couleur straussienne que dans son Elektra.

 

Janvier 2024
Hèctor Parra, Justice
4 repr. du 22 au 29 janvier 2024 (Dir : Titus Engel/MeS :Milo Rau)
Avec Katarina Bradić, Willard White, Peter Tantsits, Simon Shibambu Idunnu Münch etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation de Kojack Kossakamvwe
Création mondiale

Une création mondiale, et quatre représentations : la voilure est réduite (quand on connaît ses saints, on les adore…) pour un projet qui devrait pourtant être passionnant. D’abord Hèctor Parra (1978) est l’un des compositeurs les plus intéressants de la génération actuelle dont l’Opéra Les Bienveillantes d’après le roman de Jonathan Littell avait profondément marqué lors de la création en 2019 à Anvers (gestion Aviel Cahn) dans la mise en scène de Calixto Bieito. Il arrive à Genève avec un autre projet, scénarisé et mise en scène par Milo Rau, l’un des phares de la mise en scène contemporaine, avec un livret écrit par l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila. Il évoque un accident en République Démocratique du Congo entre un Bus et un camion plein d’acide appartenant à une multinationale suisse, causant plus de vingt morts avec ses conséquences sur la vie locale et les conflits d’intérêt nés de l’exploitation de ce continent par les multinationales. En fosse, Titus Engel, le talentueux chef qui avait dirigé Einstein on the Beach à Genève, mais aussi Le Château de Barbe Bleue à Lyon ou Giuditta de Léhar à Munich et sur scène un beau plateau avec notamment le ténor Peter Tantits, la basse légendaire Willard White. À ne pas manquer.

Wolfgang Amadeus Mozart
Idomeneo, re di Creta
6 repr. du 21 février au 2 mars (Dir : Leonardo Garcia Alercón/MeS Sidi Larbi Cherkaoui)
Avec Stanislas de Barbeyrac, Lea Desandre, Federica Lombardi, Giulia Semenzato etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et de L’Orchestre de Chambre de Genève
Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman

Très belle distribution dominée par Stanislas de Barbeyrac et une belle lignée de chanteuses de talent, et en fosse Leonardo Garcia Alarcón à la tête des forces conjointes de la Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève dans un répertoire (Mozart) où on l’entend moins souvent. Autant d’arguments passionnants auxquels s’ajoute la mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui, qui mêlera chorégraphie et opéra. Pour avoir vu de lui de merveilleuses Indes Galantes à Munich, et aussi ses chorégraphies de Rheingold dans le Ring de Guy Cassiers à la Scala et Berlin, on ne peut que saluer un projet qui est sans doute le plus complet et probablement le plus abouti de la saison.

Nouvelle production en coproduction avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg

 

Avril 2024
Olivier Messiaen

Saint François d’Assise
4 repr. du 11 au 18 avril 2024 (Dir : Jonathan Nott/MeS: Adel Abdessemed)
Avec Robin Adams, Claire de Sévigné, Aleš Briscein, Kartal Karagedik, Jason Bridges
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Le Motet de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Création au Grand Théâtre de Genève
Nouvelle production

Voilà un autre projet passionnant, qui a été retardé par le Covid. La production était prévue en 2020, lors de la première saison d’Aviel Cahn à Genève (2019-2020) et a été annulée pour cause de pandémie.
On attendait donc avec impatience la reprogrammation en soulignant quel effort représente pour un théâtre la production de cette œuvre géante, à l’orchestre énorme, qui est l’un des phares de la musique du XXe  (créée en 1983 à l’Opéra de Paris) et qui a bénéficié quelquefois de grandes mises en scènes, comme celle de Peter Sellars à Salzbourg et Paris.
Cette fois-ci, la production est confiée au plasticien Adel Abdemessed, aux installations très fortes, qui interrogent notre monde. Le message franciscain  est aujourd’hui plus que jamais vivant, vivace dans un monde où il ne fait pas bon être pauvre et où la violence et l’individualisme dominent. Nous écrivions en 2019 en présentant la saison à propos de cette production : « La confier à Adel Abdemessed, originaire d’Algérie, musulman, prend aussi un sens dans une œuvre qui retrace la vie du plus subversif des saints, dans une société d’aujourd’hui traversée par la violence religieuse, par l’égoïsme, par le triomphe de l’argent et dans une ville dont on connaît la relation au grand capital. Aviel Cahn fait ainsi le lit de ce qui pourrait être un grand choc esthétique et intellectuel. C’est sain, c’est intelligent, c’est inattendu. »
En fosse, Jonathan Nott, déjà prévu en 2020, et sur le plateau, à la place de Kyle Ketelsen prévu à l’origine, c’est Robin Adams, beau baryton lyrique qui reprend le rôle créé jadis par José van Dam, fort bien entouré par Claire de Sévigné, Aleš Briscein, Kartal Karagedik (qu’on vient de voir à Genève dans Le voyage vers l’Espoir), Jason Bridges…
Qu’une pareille œuvre soit montée à Genève est un grand événement : il ne faut pas manquer ce rendez-vous là.

 


Mai-Juin 2024
Gaetano Donizetti
, Roberto Devereux
6 repr. du 31 mai au 30 juin 2024 (Dir : Stefano Montanari./MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac/Aya Wakizono, Elsa Dreisig/Ekaterina Bakanova, Edgardo Rocha/ Mert Süngü, Nicola Alaimo, Luca Bernard etc…
Première fois au Grand Théâtre de Genève
Nouvelle production
3e épisode de la « Trilogie Tudor » de Donizetti
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Des trois opéras « Tudor » de Donizetti, Roberto Devereux n’est pas le plus représenté, et il est étroitement lié dans les dernières décennies à la légendaire Edita Gruberova, la dernière à l’avoir défendu après Leyla Gencer, l’autre légende . C’est dire le défi…
On a écrit plusieurs fois nos doutes sur cette distribution dans les autres œuvres, nos doutes sur la mise en scène aussi. Néanmoins la présence de Nicola Alaimo est rassurante, c’est l’un des plus grands barytons-basses italiens et il ne faut jamais le manquer, et il y a une distribution alternative, qui peut exciter notre curiosité, Ekaterina Bakanova/Aya Wakizono/ Mert Süngü  (les 2 et 6 juin) qui pourraient réserver d’agréables surprises. Il reste enfin que la présence en fosse de Stefano Montanari est une garantie et que l’œuvre est si peu connue et suffisamment rare pour qu’on prenne le chemin du Grand Théâtre.

En version « trilogie » :
C’est une trilogie thématique, mais avec trois librettistes différents, elle n’est trilogie que pour les programmateurs affûtés…
On réentendra avec grand plaisir Alex Esposito dans Anna Bolena, un vrai styliste.. pour le reste…

Cycle 1
Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément
Chœur du Grand Théâtre de Genève

Orchestre de la Suisse Romande

18 juin 2024
Anna Bolena
Avec : Alex Esposito, Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Lena Belkina

 

20 juin 2024
Maria Stuarda
Avec : Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Nicola Ulivieri, Simone del Savio, Ena Pongrac
Coproduction avec l’Opéra Royal du Danemark, Copenhague

23 juin 2024
Roberto Devereux
Avec : Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Nicola Alaimo, Luca Bernard , Ena Pongrac, William Meinert

Cycle 2
Dir : Stefano Montanari MeS : Mariame Clément
Chœur du Grand Théâtre de Genève

Orchestre de la Suisse Romande

26 juin 2024
Anna Bolena
Avec : Alex Esposito, Ekaterina Bakanova, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Lena Belkina
28 juin 2024
Maria Stuarda
Avec : Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Nicola Ulivieri, Simone del Savio, Ena Pongrac
Coproduction avec l’Opéra Royal du Danemark, Copenhague

30 juin 2024
Roberto Devereux
Avec : Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Nicola Alaimo, Luca Bernard , Ena Pongrac, William Meinert

 

Récitals

C’est toujours un vrai défi que d’afficher des récitals dans un Opéra aujourd’hui, une pratique de plus en plus abandonnée, faute de public, faute de formation des chanteurs sur ce type de répertoire, on ne va donc pas se plaindre que Genève affiche une saison de récitals, où l’on trouve des noms qui pourraient par ailleurs donner de la couleur à certaines distributions locales. Les invités sont une image de la diversité de l’art lyrique, du Lied allemand au ténor populaire. Et si le public de Genève avait un sou de curiosité, il pourrait y trouver un joli parcours

Septembre 2023
Mercredi 20 septembre
Laurence Brownlee – Levy Segkapane / Giulio Zappa, Piano
Opération « ténors rossiniens » avec deux des voix qui comptent aujourd’hui, Laurence Brownlee qu’on ne présente plus, une des voix les plus sûres et les plus stylées pour Rossini et la nouvelle génération avec le jeune sud-africain Levy Segkapane, ténor aux aigus stratosphériques, au phrasé impeccable qui semble bien prendre le chemin de la gloire s’il est prudent. En tous cas, on ne peut guère faire mieux dans le genre. Ceux qui aiment les (bons) ténors et le bel canto romantique doivent cocher sans faute le mercredi 20 septembre.

Octobre 2023
Dimanche 15 Octobre
Matthias Goerne / Alexander Schmalcz piano
Une soirée sans doute traditionnelle dédiée au Lied Allemand, par l’un des plus grands spécialistes du genre, sans doute même plus singulier que dans ses apparitions à l’opéra. Il est avec Christian Gerhaher l’un des derniers à pouvoir défendre cet univers ; c’est pourquoi il ne faut pas le manquer, d’autant qu’est programmé « La belle Meunière/Die Schöne Müllerin » de Schubert, un sommet de la musique.

Décembre 2023
Dimanche 31 Décembre
Concert du Nouvel an
Simon Keenlyside
Orchestre Camerata Genève, dir. David Greishammer
On n’imagine pas a priori dans le répertoire de Broadway Simon Keenlyside, l’un des grands barytons de ce temps qui fut à Genève un merveilleux, inoubliable Pelléas, mais c’est le caractère très ductile des chanteurs anglo-saxons qu’on retrouve ici, pour un concert avec orchestre où les grands tubes de Gershwin, Cole Porter, Oscar Hammerstein etc…  vont nous rappeler que le Musical fut l’un de grands genres lyriques du XXe, à ne jamais dédaigner.

Mars 2024
Vendredi 1er Mars
Sandrine Piau / David Kadouch, piano
Une des voix les plus intéressantes de l’école de chant française, qui excelle dans plusieurs répertoires, le baroque certes, mais aussi Mozart, mais aussi la mélodie française. Son récital avec David Kadouch s’intitule « Voyage intime », et part d’Allemagne (Schumann, Schubert, Liszt) pour traverser le Rhin (Duparc et Debussy). Sandrine Piau est une chanteuse « à tête »,  dont le chant est toujours pensé et intelligent. On ne rate pas une telle soirée.

Mai 2024
Samedi 25 Mai
Roberto Alagna/Alexandra Kurzak
Pour la première fois Roberto Alagna vient au Grand Théâtre, accompagné de son épouse pour une soirée qu’on imagine opératiquissime et généreuse, autour de grands airs et duos des répertoires italiens et français.
Imagine-t-on le couple chanter autour d’un piano ? Pourquoi pas ? Mais une première à Genève mériterait un orchestre. On ne sait ce qui bout dans la marmite parce que le programme n’en dit rien.

Nous ne traiterons pas du ballet, dont nous savons à l’avance le succès probable, et nous fermons ici cette porte ouverte sur la saison prochaine de Genève, qui s’annonce prometteuse, avec des œuvres lourdes mais toutes séduisantes et dont la couleur est moins grise ou sombre que 2022-2023.
Il y a de la variété, et de quoi exciter les curiosités, sans bouder son plaisir; et même si je ne réussis pas à digérer les choix sur Don Carlos la saison ne manque ni de séduction, ni d’ouverture, ni d’idées ; espérons que le public reprendra nombreux  le chemin de la Place de Neuve.

 

 

 

 

 

L’ÂGE DU CAPITAINE LISSNER…OU MINESTRONE ALLA MELONI

Quelques éléments pour comprendre les enjeux réels du départ forcé de Stéphane Lissner de Naples…

 

Les relations entre la France et l’Italie ne se sont pas améliorées grâce à Gerald Darmanin et ses « externations » (une francisation d’un mot italien esternazione utilisé il y a quelques décennies à propos de déclarations intempestives répétées de Francesco Cossiga, alors Président de la République Italienne) contre Giorgia Meloni, le Président du conseil italien (elle ne veut pas de féminisation de la charge, elle est un-homme-un-vrai), d’extrême droite. Elle serait incapable de gérer les questions d’immigration, une affirmation qui viserait en même temps l’éventuelle incapacité du Rassemblement national à résoudre la même question dans la France d’un éventuel futur. Un coup de billard à deux bandes en quelque sorte.
Quelques journalistes ou articles ont ensuite fait le lien avec le décret que le gouvernement Meloni a promulgué le 4 mai dernier stipulant que les « Sovrintendenti » étrangers d’opéras ne pouvaient dépasser 70 ans, visant en premier lieu Stéphane Lissner, 70 ans depuis janvier dernier, et Dominique Meyer, 70 ans en 2025. Ainsi, la tension entre les deux pays viserait aussi ces français à la tête de deux théâtres emblématiques ô combien de la péninsule, le plus célèbre théâtre du monde, la Scala, et le plus ancien grand théâtre italien, au passé glorieux et au présent plus difficile, le Teatro San Carlo de Naples. En plus, c’était facile d’accuser les néofascistes de préférences nationales, voire nationalistes : les pauvres petits français victimes des méchants nationalistes italiens.
En fait c’est beaucoup plus compliqué, d’abord parce que personne n’a relevé la présence parmi les sovrintendenti d’opéras de la Péninsule d’un troisième français, Mathieu Jouvin, à la tête du moins emblématique Teatro Regio di Torino, l’opéra de Turin, il est vrai bien plus jeune (44 ans) et non concerné par le décret « scélérat ».

Ni Lissner ni Meyer ne sont des perdreaux de l’année, ils ont eu chacun une carrière complète, enviable, glorieuse, et leurs postes italiens ne sont que des cerises sur un gâteau énorme qu’ils ont déjà mangé et digéré. Pour chacun, c’est le mandat en plus – pas forcément en trop d’ailleurs- rejoints dans leur situation par Alexander Pereira, qui a démissionné il y a quelques mois de l’Opéra de Florence pour d’autres raisons, suite à un lâchage politique local, sinon le dit décret l’aurait atteint lui-aussi (il a plus de 75 ans). On ne pleurera pas sur leur situation personnelle, même s’ils sont en l’occurrence victimes d’un décret dont la brutalité est aussi l’indice du style du gouvernement qui l’a promulgué.
Ensuite, c’est essentiellement de Lissner dont il s’agit puisque Dominique Meyer n’est concerné que dans la mesure où il atteindra 70 ans dans dix-huit mois, en 2025, l’année où son contrat actuel arrivera de toute manière à échéance, et c’est donc bien moins traumatique…

Pourquoi Lissner ?
La présence à la tête d’opéras italiens de Sovrintendenti étrangers est relativement récente, une petite vingtaine d’années, et c’est la nomination de Stéphane Lissner à la Scala qui en a inauguré la mode en 2004, suite à la démission de Carlo Fontana et du départ de Riccardo Muti de la direction musicale. Si la fonction est symbolique et que la Scala en Italie est une institution emblématique, tout comme le San Carlo, il reste que dans la marée de problèmes du pays, il peut paraître suspect qu’un décret règle toutes affaires cessantes un problème de sovrintendente d’opéra.
Essayons donc d’y voir clair car dans cette affaire il y a à la fois les faits avérés, les dessous, et d’évidentes motivations politiques, c’est un faisceau (aucune référence à des « fasci » bien connus du passé) de données qui sans doute aboutissent à la situation présente, où miroir et alouettes se sont singulièrement rapprochés.

En visant Lissner, le gouvernement pensait jouer sur du velours.
Il y a en effet à la fois une opportunité politique et de l’autre une vieille animosité contre Lissner, partagée par une partie du milieu musical italien, qui remonte à loin, et plonge ses racines dans la manière dont il a été nommé à la Scala. Pour le percevoir, il faut essayer de comprendre comment fonctionnait, et comment fonctionne la gestion du lyrique en Italie.

Comment sont gérés les opéras en Italie ?
La loi actuelle sur les Fondations Lyriques et symphoniques remonte à 1996, et elle fait suite à une loi de 1967 qui reconnaissait le « caractère d’intérêt général » de l’activité lyrique et symphonique « dans la mesure où elle est destinée à favoriser l’éducation musicale, culturelle et sociale de la communauté nationale ».
Ainsi, en 1967, l’État a attribué aux institutions lyriques et symphoniques l’autonomie, une personnalité juridique de droit public, s’engageant, par l’attribution de subventions publiques, à la protection, au développement et à la valorisation de ce secteur. Mais le système a manqué de souplesse et surtout les financements n’arrivaient pas en temps et heure, obligeant les institutions à des prêts bancaires pour continuer l’activité en attendant les subventions, avec les difficultés inhérentes (intérêts bancaires etc..) sans permettre aux privés d’entrer dans ces institutions pour compenser le défaut de l’État.

En outre, on mettait à la tête des institutions lyriques un triumvirat :

  • Sovrintendente, chargé de la gestion et responsable suprême de l’institution
  • Direttore artistico (directeur artistique, « aux compétences musicales reconnues ») chargé de l’organisation des saisons et de toute la partie artistiques (chanteurs, metteurs en scène etc…)
  • Direttore musicale (directeur musical) dont la charge principale était de diriger des concerts symphoniques avec l’orchestre du théâtre et quelques productions de la saison.

L’avantage politique de ce système à trois têtes était surtout dans un pays de régime parlementaire de permettre aux partis en place de se partager les postes (la fameuse lottizzazione), là où le sovrintendente était Démocratie chrétienne, le directeur artistique était d’opposition de gauche et vice-versa, le plus souvent avec des compétences reconnues pour chacun parce que chaque parti avait ses intellectuels, ses grands commis etc…

Le nouveau système de Fondations de 1996 a fait de ces institutions des personnalités juridiques de droit privé, mais gérées de manière hybride par le public et le privé, permettant une implication plus forte des acteurs publics locaux, villes, provinces, régions, mais aussi permettant l’entrée au pot financier d’acteurs privés. En réalité, les privés ont bien voulu participer au financement des institutions les plus prestigieuses, mais les autres Fondations, moins médiatiquement juteuses ont connu tour à tour des jours très difficiles que ce soit l’Arena di Verona, le Petruzzelli de Bari, l’opéra de Florence, le Carlo Felice de Gênes…
Ces sovrintendenti étrangers étaient censés aussi apporter dans la corbeille de la mariée des sponsors en nombre – Pereira en particulier, qui avait si bien réussi à Zurich – ce qui n’était pas indifférent dans un pays surendetté qui ainsi voyait ses charges allégées dans les théâtres qui coûtaient le plus cher.
Enfin, la loi sur les Fondations ne fait plus une obligation du triumvirat Sovrintendente/Directeur artistique/Directeur musical. Elle stipule que le Sovrintendente « peut » être assisté d’un directeur artistique et d’un directeur administratif, mais elle donne clairement au Sovrintendente la prééminence.
De plus, Lissner a inauguré une autre mode, appliquée aussi bien ensuite par son successeur Alexander Pereira que par Dominique Meyer, celle de cumuler les fonctions de Sovrintendente et de Direttore artistico, sur le modèle en cours dans toutes les autres maisons d’opéra non italiennes.
Le milieu musical italien a très mal supporté ce changement et garde encore la conviction qu’un directeur artistique est nécessaire, qui, selon la loi devait être de « compétence musicale éprouvée ». Signalons au passage que le troisième larron français, Mathieu Jouvin, à Turin, est flanqué d’un Directeur artistique, ce qui contribue ainsi à le « dédouaner ».
Quand Stéphane Lissner se montra à la TV incapable de reconnaître un certain nombre d’airs d’opéra, cela fit plus que jaser sur sa « compétence musicale éprouvée » (il s’en est largement expliqué depuis) même s’il reste qu’il n’a pas si mal réussi là où il est passé, Châtelet, Aix, Real Madrid, Wiener Festwochen, Scala, Paris et même Naples, où malgré les difficultés, il propose une programmation plutôt flatteuse qu’on n’avait pas vue à Naples depuis longtemps (voir sa prochaine saison dans ce Blog bientôt).
Mais il était le plus fragile, parce la situation napolitaine est difficile à plusieurs niveaux, que les forces artistiques locales sont la grande faiblesse de la maison, et que le théâtre lui-même a besoin de restaurations.
Les restaurations coûtent, mais remettre sur pied des forces artistiques et les projeter à un niveau international coûte de l’argent, demande du temps, et provoque en plus beaucoup de douleur. Il est évident qu’il a les mains relativement liées, que cela se sait et que sa position est donc a priori délicate, même si Lissner en a vu d’autres et qu’il a toujours été très habile.
D’où le coup d’arbalète qui l’a visé le 4 mai dernier avec le décret du gouvernement : il visait un maillon plus faible, supposant que le milieu musical italien et le milieu local napolitain ne broncheraient pas.
De fait, le Maire de Naples a simplement pris acte de la situation en déclarant le 16 mai : Le nouveau directeur du Théâtre San Carlo sera choisi par le biais d’un appel d’offre, après le départ à la retraite de Stéphane Lissner le 1er juin prochain en raison du décret (du 10 mai 2023 n° 51) qui envoie les directeurs étrangers des fondations symphoniques lyriques à la retraite après l’âge de 70 ans.
Telle serait la volonté du maire de Naples Gaetano Manfredi, et président de la Fondation, qui a illustré lors de la réunion du Conseil, les effets du décret et les scénarios qui s’ouvrent pour le théâtre napolitain à moins d’un mois de la présentation de la saison  23/24 (élaborée par Lissner). Sans autre forme de procès…
Au cours de cette réunion, le Conseil a approuvé les comptes 2022 du théâtre, avec le seul vote négatif de la Région, à cause de coûts supplémentaires (frais de logement) s’ajoutant au salaire du Sovrintendente, mais aussi de coûts d’embauches de 66 personnes (en réalité des transformations de CDD en CDI et d’autres éléments financiers considérés comme excessifs.
Tout cela nous montre que la position de Stéphane Lissner, pas contestée artistiquement, était très affaiblie sur la place de Naples, alors que son intronisation il n’y a pas si longtemps l’avait été avec tambours et trompettes… La Politica è mobile qual piuma al vento pour pasticher le Rigoletto de Verdi.

Il reste qu’une fois de plus le politique tue dans l’œuf un projet qui gardait sa fascination et son intérêt parce que Naples, qui fut et reste un phare de la culture, mérite un San Carlo digne d’elle. Impossible de travailler sur le long terme, une expression insultante dans un monde gouverné par le tout, tout de suite
Mais les politiques de ce côté-ci ou de ce côté-là des Alpes adorent la culture, surtout comme variable d’ajustement. Sans compter qu’en Italie l’opéra est aussi en crise, et plus encore le théâtre, mis à terre, malgré des noms comme Castellucci (désormais plus intéressé par l’opéra, plus lucratif), ou mieux Emma Dante et Pippo Delbono, qui continuent de porter fortement un vrai travail de création et où les scènes napolitaines ont une place particulière pour la créativité. Un paysage pour le reste complètement dévasté.

Le fameux décret
Le décret du 4 mai dernier dont voici le texte  ( DECRET 70ans  en italien) stipule qu’il s’agit de rétablir l’égalité de traitement pour certaines charges à l’intérieur des Fondations Lyrico-symphoniques, « L’intervention réglementaire découle d’une nécessité générale de réorganiser une matière marquée par des incohérences évidentes dans la détermination de l’âge de la retraite des surintendants des fondations lyriques-symphoniques. En effet, il existait des limites différentes en fonction de l’origine et de la nationalité du sujet. Une situation qui, de fait, discrimine les citoyens italiens. »
En fait, les Sovrintendenti italiens qui ont fait leur carrière dans l’administration publique italienne sont tenus à partir en retraite à l’âge maximum de 70 ans, alors que les étrangers, même retraités dans leur pays, peuvent signer un contrat de droit privé qui n’est pas soumis aux mêmes règles.
Le décret en conclut : « La loi approuvée aujourd’hui par le Conseil des ministres intervient dans plusieurs directions, en rétablissant le principe d’égalité au sein des fondations d’opéra. D’une part, elle permet d’accorder des nominations à tous, pensionnés ou non, jusqu’à l’âge de soixante-dix ans. D’autre part, il fixe la limite statutaire obligatoire de soixante-dix ans pour le poste de surintendant : lorsque cet âge est atteint, le contrat est automatiquement résilié. Enfin, un règlement transitoire est édicté pour ceux qui ont déjà atteint cette limite, afin de permettre une transition ordonnée et, en même temps, un renouvellement des générations. »
Voilà un décret gouvernemental qui ne traite que d’une seule fonction, celle de Sovrintendente (Surintendant) et qui ne vise donc dans l’immédiat qu’un seul manager, Stéphane Lissner. Cela ressemble à un décret ad hominem, avec une méthode peu orthodoxe, sous prétexte d’égalité de traitement italiens/étrangers. Quelle bouillie ! Un vrai minestrone…

La fin des « Enti lirici » et la naissance des Fondations n’a pas dans la mémoire collective supprimé la double fonction directeur artistique/Sovrintendente, une des questions douloureuses qui traverse l’organisation des opéras et les sovrintendenti visés,  mais elle a renforcé les pouvoirs locaux en matière de nominations, sans d’ailleurs supprimer les excès politiques : à Turin un excellent sovrintendente, Walter Vergnano, en charge depuis 19 ans, a été forcé à la démission par la nouvelle municipalité « Cinque stelle » en 2018, qui a profité d’un accident survenu dans le théâtre pour l’accuser de mauvaise gestion et a nommé un notoire incapable, source de catastrophes à répétitions pour l’institution.

En France, le localisme (un terme je crois chéri par le Rassemblement National) appliqué à la culture cache quelquefois des choix partisans (le terme est faible) ou féodaux, où la culture ne vaut que vassalisée, comme le montre Laurent Wauquiez en Auvergne-Rhône-Alpes.

C’est différent en Italie, où l’État n’a pas eu le pouvoir régulateur en matière de culture qu’il a pu avoir en France (L’État Culturel, selon l’expression célèbre de Marc Fumaroli).
En effet, le président du « Consiglio d’indirizzo », le conseil d’administration des opéras est le Maire de la ville où est installé le théâtre, et la nomination du Sovrintendente dépend beaucoup du maire et des contextes locaux. C’est vrai dans le cas de Naples où Lissner avait été nommé avec le soutien conjoint du maire de Naples (Gaetano Manfredi, indépendant soutenu par une coalition de centre gauche) et du président de la région Campanie (dirigée par Vincenzo de Luca, du parti démocratique – le grand parti de gauche) et on a vu que c’est moins vrai en ce moment, c’est aussi le cas de Florence, où Pereira a été très appuyé par la mairie de Florence (Dario Nardella, du Partito Democratico ) jusqu’à ce qu’elle le lâche, et c’est enfin le cas à Milan où Dominique Meyer était et reste très soutenu par le Maire de Milan,  Giuseppe Sala (Centre gauche).
On le remarque, les trois sovrintendenti étrangers de Milan, Naples, et Florence ont été appelés et nommés par des municipalités de gauche ou centre gauche, dans l’opposition aujourd’hui. Ce n’est pas indifférent.

Mais le pouvoir italien actuel et notamment les néo-fascistes (et Forza Italia) ont des tendances centralisatrices, au contraire de la Lega de Matteo Salvini fortement fédéraliste. Et ils ont très vite envie de peser plus sur les nominations des plus hautes charges y compris culturelles (directeurs de musée ou directeurs d’opéra). Le sous-secrétaire d’Etat à la culture Vittorio Sgarbi, un critique d’art plus connu dans les médias que dans les musées pour ses polémiques à répétition a souvent pointé les étrangers à la tête d’institutions culturelles italiennes, et la manœuvre anti-Lissner cache une autre manœuvre que les presses française et italienne ont relevé, sans toujours d’ailleurs mesurer les arcanes du tir en cascade qui est mis en place.
L’idée est d’abord de donner à l’État un rôle plus actif dans le choix des personnes qui gouverneront les institutions culturelles (et autres) (le modèle est français… ) en orientant les appels d’offre et ainsi couper l’herbe sous les pieds des institutions locales.
C’est ce qui était prévu pour Naples. Lissner vidé, on installait presque directement quelqu’un d’autre…
L’enjeu, en fait, n’est pas le San Carlo dont le gouvernement se soucie aussi peu que de sa dernière chemise (noire), mais tout d’abord sa première cible – avant d’autres-, la RAI, « mamma RAI », à la tête de laquelle était Carlo Fuortes, ancien Sovrintendente de l’Opéra de Rome, aujourd’hui démissionnaire.

Qui est Carlo Fuortes ?
C’est un universitaire, spécialiste de l’économie de la culture, il a dirigé pendant de nombreuses années l’Auditorium Parco della Musica, l’ensemble construit par Renzo Piano au nord de Rome où se déroulent les grands concerts symphoniques, il a été en 2012-2013 commissaire extraordinaire pour sauver de la faillite le Teatro Petruzzelli de Bari, mais aussi l’Arena di Verona en 2016 qu’il a sauvée du désastre. Et de 2013 à 2020, il a été aussi le Sovrintendente du Teatro dell’Opera di Roma à qui il a redonné une armature, avec l’aide de Daniele Gatti comme directeur musical. En somme, un personnage non seulement important, mais surtout intelligent, inventif, ouvert, que tout le monde donnait logiquement comme futur Sovrintendente de la Scala de Milan : c’est l’un des deux meilleurs managers lyriques en Italie aujourd’hui (avec Francesco Giambrone, son successeur à Rome) et sa nomination de l’opéra de Rome à la RAI a suivi l’exemple de celle de son lointain prédécesseur Paolo Grassi, nommé de la Scala à la RAI en 1977. Un profil de gauche modérée, assez consensuel, idéal pour Mamma RAI, comme on dit en Italie.
Or, à un poste aussi sensible avec un gouvernement dont tout le monde sait qu’il ne partage pas les idées, il était sur un siège éjectable ou sur un tapis de peaux de bananes. Il a donc préféré démissionner, en insistant sur les intrusions intempestives du pouvoir sur la programmation, et empêchant ainsi ce qui bruissait dans toute la presse, à savoir son arrivée illico presto à Naples au San Carlo en remplacement de Stéphane Lissner.

La manœuvre Lissner/Fuortes
Voici les termes conclusifs de la démission de Carlo Fuortes :
« Je ne peux pas, pour faire approuver les nouveaux plans de production par le conseil d’administration, accepter le compromis de consentir à des changements – bien qu’évidemment légitimes – de ligne éditoriale et de programmation que je ne considère pas comme étant dans l’intérêt de la RAI. J’ai toujours considéré la liberté de choix et d’action d’un directeur comme un élément essentiel de l’éthique d’une entreprise publique. Mon avenir professionnel – dont on parle beaucoup dans les journaux ces jours-ci, pas toujours à dessein – n’a pas d’importance face à ces raisons et ne peut pas faire l’objet de négociations. Je prends donc acte que les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre mon travail d’Administrateur délégué (NdR : titre du directeur de la RAI). Dans l’intérêt de l’entreprise, j’ai communiqué ma démission au ministre de l’économie et des finances ». »
En démissionnant, Fuortes coupe l’herbe sous le pied du gouvernement qui n’aurait de toute manière pas manqué de le renvoyer à ses chères études dans les prochaines semaines : il en dénonce officiellement les manœuvres et les pressions, regagne sa liberté de parole et surtout susurre que la nomination à Sovrintendente (de Naples ou d’ailleurs) ne peut être lubie gouvernementale décidée à l’avance, ce que les stratèges du gouvernement Meloni avaient semblé oublier. Il a d’ailleurs par ailleurs précisé : « compte tenu de cette situation, il n’y a pas, à mon avis, de conditions pour occuper le poste de directeur du théâtre San Carlo ».
Le gouvernement pensait jouer sur du velours oubliant un peu que l’Italie c’est le pays de Machiavel (versant noble) et de la combinazione (version sale), il a surtout voulu aller un peu vite en besogne, faisant de Lissner le premier pion d’une manœuvre bien plus large et d’un plan visant clairement à placer ses propres hommes là où c’est important, utilisant les opéras pour leur statut prestigieux et leur importance politique très relative pour recaser noblement les démissionnés.
L’enjeu, ce sont donc les procédures de nomination pour que l’Etat-Meloni s’installe partout, et en priorité à la RAI, déterminante pour avoir un paysage médiatique avec pour pôle public une RAI instrument du pouvoir, et pour pôle privé les trois grandes chaines encore aux mains d’un Berlusconi affaibli par la maladie et momifié par les liftings, mais toujours aux aguets et surtout partie de la majorité gouvernementale. Donc au total les six grandes chaines de télévision seraient aux mains du pouvoir. Pluralisme quand tu nous tiens.
Il reste que l’Italie étant ce qu’elle est, les majorités les plus solides le sont toujours jusqu’à ce qu’elles s’autodétruisent, au jeu très italien du je te tiens tu me tiens par la barbichette, et qu’il faut du temps pour qu’un parti s’installe dans tous les rouages d’un pays, même si la Meloni médite une réforme constitutionnelle qui affaiblirait le parlementarisme. L’illibéralisme, cela prend du temps, et dans un pays aussi clanique et morcelé que l’Italie, plus de temps encore : la bête ne se laisse pas dévorer sans mordre.

Et maintenant ?
Maintenant la RAI est libre et le pouvoir va pouvoir y placer un de ses vassaux.
Du côté des opéras c’est moins clair. Lissner a annoncé qu’il allait attaquer l’État italien, même si l’issue est incertaine et sa position évidemment très affaiblie. Mais ce n’est pas lui l’enjeu, il n’a été que le bouc émissaire d’un jeu qui le dépasse. Exit de toute manière.
Fuortes en démissionnant s’est remis sur le marché. Le voir à Naples, pour lui qui a été à la tête de l’opéra de Rome et qui visait après Rome la Scala serait une sorte de prestigieuse déchéance et accepter Naples après toute cette affaire serait passer sous les fourches caudines du pouvoir et donc une humiliation. De son côté le Maire de Milan, Giuseppe Sala, a exclu il y a quelques jours l’appel à Carlo Fuortes pour la Scala. Il est un soutien inconditionnel de Dominique Meyer, et ne semble pas porter Fuortes dans son cœur « en dépit de l’estime pour l’homme » (héhé). On dit que Meyer aurait été nommé à Milan pour lui barrer la route. C’est pourtant le seul capable à mon avis de succéder à Dominique Meyer, sans l’ombre d’un doute.

Mais voilà une preuve de plus des faits et méfaits des localismes, ce qui me fait sourire tristement puisque je viens aussi de dénoncer les manœuvres d’État pour avoir la main sur les nominations…
La réalité la plus triste en effet, c’est que ce n’est jamais le projet qui gouverne les décisions, mais les haines politiques cuites et recuites, et les manœuvres de haut ou bas étage qui font des nominations d’où qu’elles viennent des coups de billard à mille bandes dont la subtilité n’a d’égale que la médiocrité.

Il serait erroné de toute manière de se passer d’un grand manager culturel comme Fuortes, il a 64 ans, et la loi lui laisse apparemment encore six ans pour en diriger un. Il lui resterait pour l’instant Florence, sans sovrintendente mais avec un commissaire extraordinaire, où il pourrait reconstituer le « couple » qui a si bien réussi à Rome, avec Daniele Gatti.
Et de toute manière, outre Florence et Naples, désormais libres, il va falloir très vite choisir un successeur à Dominique Meyer à la Scala pour des questions de programmation évidentes, même si en Italie les délais sont bien moins anticipés qu’ailleurs et que ce type d’histoire est à tiroirs……

Je ne sais si vous avez tout suivi, mais c’est …

… À suivre !

L’OPÉRA EN FRANCE: LE BOULET

Le Boulet.
Regard sur la situation de l’opéra en France

 

On fête en mai l’Opéra en France par la manifestation « Tous à l’Opéra », organisée par la Réunion des Opéras de France. C’est un outil de communication bienvenu, opération portes ouvertes destinée à mettre les projecteurs sur des salles d’opéra ou un genre qui traverse depuis des années à la fois une certaine désaffection, et des difficultés, récemment accentuées par plusieurs crises.

Une actualité récente a en effet mis en lumière les difficultés des opéras à faire face aux charges induites par la crise énergétique et l’augmentation des salaires, sans compter celles nées des fermetures des salles pendant la pandémie qui peinent à retrouver un public. Du coup on parle de crise de l’Opéra en France.
Ne vous laissez pas aveugler par cette accumulation de difficultés contingentes… Elle est révélatrice (bien plus que cause directe) d’une crise endémique qui dure depuis des années, avec une baisse lente mais régulière du nombre de représentations, avec une absence totale de réflexion sur les organisations, les subventions publiques et leurs absurdités, les réactions clochemerlesques, le système productif et les conséquences induites sur la qualité de l’offre artistique et ses conséquences sur la fréquentation.
L’organisation des financements de l’opéra en France est dominée par un colosse, l’Opéra de Paris, soutenu par les pieds d’argile de tout le reste de l’offre lyrique du pays, rempli de salles dites « d’opéra » à l’offre ridicule, qui fait penser aux fameux villages Potemkine (du nom du prince et ministre russe qui, pour masquer la pauvreté des villages en Crimée lors de la visite de l’impératrice Catherine II la Grande en 1787, a fait ériger sur son passage des façades de villages en carton-pâte).

Il y a des opéras Potemkine d’un côté, et des salles dignes, grandes ou plus petites qui jonglent comme ces jongleurs à piles d’assiettes qu’il faut coûte que coûte maintenir à flot. Un paysage assez dévasté que nous allons essayer d’analyser sous plusieurs angles, pour essayer de faire le point de chemins possibles pour arrêter la voie d’eau.

A. Les constats

L’Opéra est un art finalement peu connu et objet plus qu’un autre d’idées reçues (élitisme culturel et surtout social notamment) mais aussi complexe. Complexe à monter parce qu’un opéra requiert des masses artistiques importantes à réunir (orchestre, chœurs, solistes), sans compter les personnels techniques, il coûte donc cher. Victime d’idées reçues, complexe à monter et coûteux, pour un public relativement réduit, l’opéra part avec de lourds handicaps.

Si l’offre en spectacle vivant est bien structurée territorialement depuis la Libération à la fin de la deuxième guerre mondiale, avec le développement des centres dramatiques, puis depuis les années 1980 les centres chorégraphiques, et enfin les scènes nationales qui depuis les années 1990 fédèrent des structures culturelles du territoire aux statuts différents (Maisons de la Culture etc…), la réorganisation musicale du territoire remonte grosso modo au fameux plan Landowski (1969) qui réorganise essentiellement la formation musicale et l’offre symphonique en France (conservatoires, orchestres), plan affiné et développé jusqu’aux années 2000. Mais si d’un côté scènes nationales, CDN, CCN structurent l’offre en spectacle vivant et que l’offre de formation musicale irrigue vraiment tout le territoire, il n’y a dans le domaine lyrique aucune offre structurée selon ces modèles sur le territoire, si l’on excepte la création du label « Opéra National » en 1996 et dont six salles bénéficient actuellement.
Pour les opéras c’est donc plus délicat et plus flou. Lang n’avait pas l’âme lyrique, et à part l’Opéra-Bastille, projet qui répondait plus à une nécessité politique que culturelle, il faut saluer surtout l’action de son premier Directeur de la Musique Maurice Fleuret décédé en 1990. D’ailleurs, Bastille, après les palinodies du projet de construction, est vite devenu le domaine de Pierre Bergé.

 

Le Ministère de la Culture structure néanmoins les opéras en France, en trois catégories :

  • Les Opéras nationaux de Région (et leur année de labellisation):

Opéra national de Lyon (1996)
Opéra national du Rhin (1997)
Opéra national de Bordeaux (2001)
Opéra national de Montpellier (2002)
Opéra national de Lorraine à Nancy (2006)
Opéra national du Capitole de Toulouse (2021)

  • Les théâtres lyriques d’intérêt national
    Opéra de Lille
    Opéra de Rouen-Normandie
    Opéra de Tours
    Opéra de Dijon

À cette liste de 10 salles « qualifiées » s’ajoutent des maisons d’opéra signalées comme telles.

Mais, si l’on considère la liste des salles réunies sous la bannière de la « Réunion des Opéras de France », association loi 1901 créée en 1964 sous le nom de Réunion des théâtres lyriques municipaux de France (RTLMF), puis en 1991 sous celui de Réunion des théâtres lyriques de France (RTLF) qui en 2003 prend enfin celui de Réunion des Opéras de France (ROF, à ne pas confondre avec le ROF, Rossini Opéra Festival).il faudrait y rajouter

Caen, Théâtre de Caen
Clermont-Ferrand, Clermont-Auvergne Opéra
Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne
Limoges, Opéra de Limoges
Massy, Opéra de Massy
Metz, Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Nice, Opéra Nice Côte d’Azur
Reims, Opéra de Reims
Saint-Étienne, Opéra de Saint-Étienne
Toulon, Opéra de Toulon Provence Méditerranée
Tourcoing, Atelier Lyrique de Tourcoing
Versailles, Opéra Royal de Versailles
Vichy, Opéra de Vichy

À ces salles s’ajoutent des compagnies et fondations associées :

Paris, ARCAL
Paris, Opera Fuoco
Paris, Opéra Nomade
Reims, Compagnie les Monts du Reuil
Saint-Céré, Opéra Éclaté
Venise, Palazzetto Bru Zane

À lire cette liste, il y aurait entre les salles signalées ès qualités par le Ministère de la culture et celles qui adhèrent à la réunion des Opéras de France 27 salles concernées par le lyrique en France. Nous avons volontairement écarté les Chorégies d’Orange, un Festival, et les salles parisiennes, où de manière surprenante manquait le Théâtre des Champs Élysées (dont le compte twitter est fièrement @TCEOPERA)… Je ne traiterai pas des salles parisiennes, dont on parle sans cesse, à l’offre inutilement pléthorique et pas toujours à la hauteur, qui concentrent de nombreux financements plus utiles à des établissements en région qui doivent répondre à des défis nettement plus ardus, sans l’aide médiatique et financière dont bénéficie la capitale. Et l’approche de ces satanés Jeux Olympiques ne va pas infléchir la situation.

En revanche et à l’inverse, gare à l’effet Potemkine, car la réalité de ces « opéras » va de 3 soirées d’opéra (c’est-à-dire mise en scène avec orchestre et chanteurs, à la limite en version concertante) par an à un peu moins d’une soixantaine. Car Paris mis à part, il n’y a pas une salle qui programme au milieu d’une offre diversifiée plus de soixante soirées par an (en comptant les représentations concertantes) et donc le catalogue de salles qui programment de l’opéra régulièrement et dans des conditions de production disons normales est un peu plus réaliste (ou surréaliste). Par ailleurs on est surpris de considérer dans la liste des opéras du Ministère de la Culture, quelques contradictions ou quelques absences qui montrent combien la question est peu considérée, nous les signalerons.
J’ai pris mes sources essentiellement aux sites des salles, aux brochures de saison quand elles sont accessibles et à tout document permettant de préciser le propos (articles de presse etc… jusqu’à la Cour des Comptes Mon intention n’est pas du tout de juger a priori de la qualité de l’offre (on l’évoquera au passage) mais d’abord de sa quantité et des conditions de production. Il est clair que si une salle programme cinq titres avec une représentations par titre, on ne peut l’appeler un « Opéra », et pourtant…

Dans cette liste de la Réunion des Opéras de France, il y a en outre des compagnies et fondations associées, dont le travail peut-être éminent dans le domaine de la diffusion ou de la recherche, sans avoir de lien propre avec une salle, comme le projet Opéra Éclaté longtemps lié à Saint Céré (plus depuis 2021) par exemple qui a depuis longtemps une politique de productions annuelles régulières diffusées là où l’opéra va peu ou pas, ou le Palazzetto Bru Zane irremplaçable dans la diffusion du répertoire français du XIXe. Ces compagnies ou fondations produisent ou suscitent des spectacles qui peuvent tourner dans de nombreuses salles. …

Quelques remarques préliminaires
Le constat est simple et cruel à la fois : en France, il y a un seul théâtre en région qui ait un orchestre spécifique de fosse, c’est l’Opéra National de Lyon et si je compte bien, avec l’orchestre de l’Opéra de Paris ce sont les seuls orchestres attachés à un théâtre en France…
Mais oui, la France, ce phare culturel que le monde entier regarde avec envie, a deux orchestres d’opéra… Tous les autres sont des orchestres symphoniques de région qui assurent le service régional symphonique et le service de l’opéra (Bordeaux, Strasbourg, Montpellier, Toulouse et quelques autres) ou des ensembles réunis ad-hoc.
On comprend pourquoi : le nombre de représentations lyriques est trop bas la plupart du temps, même dans les « opéras nationaux » pour qu’un orchestre spécifique puis leur être attaché, et même à Lyon, le nombre de représentations est limite pour garantir à l’orchestre une activité régulière qui en maintienne la qualité. Cette situation est déjà ancienne, signe que le genre n’a pas en France une assise forte.

Si l’on considère le nombre de « vraies » représentations lyriques, on peut grosso modo classer les « opéras » (le mot est très chic mais pas très choc pour certains) en quatre groupes :

  • Les salles qui programment de 3 à 9 représentations annuelles
  • Celles qui en programment de 10 à 20
  • Celles qui en programment de 20 à 30 (ou 32)
  • Enfin trois salles, Toulouse, Lyon et Strasbourg qui programment plus de 40 représentations par an.

Parmi toutes ces salles dites « d’opéra », beaucoup sont multigenres, un profil adoré en France pour masquer la misère, des concerts de musique de chambre ou quelquefois symphoniques, des récitals, des opéras accompagnés au piano (!), de la chanson, du théâtre, de la danse, une offre pour tous les goûts. On ne peut évidemment pas qualifier d’opéra ces salles polyvalentes, même si elles sont équipées pour l’opéra, comme la merveilleuse salle de Vichy. C’est une politique de petites touches qui témoigne qu’ici ou là on a fait un peu d’opéra au milieu d’autre chose.

Sans pointer telle ou telle salle, c’est le résultat d’une dilution de l’offre, d’un fractionnement des institutions, de fiefs locaux qui aboutissent quelquefois à des aberrations avec des nouvelles productions qu’on monte et qu’on joue (sans coproduction) deux fois… C’est aussi le résultat de moyens qui ont diminué régulièrement, telle grande scène régionale affichait 35 soirées il y a 25 ou 30 ans et aujourd’hui 16 (avec deux salles…On s’abstiendra de commenter).
Les récentes difficultés dues à l’augmentation des charges ne s’accompagnant pas de soutien des institutions, elles-mêmes aux prises aux mêmes problèmes, conduisent à la fermeture pendant plusieurs mois, à la révision à la baisse des saisons : on a vu plus haut qu’en réalité, CRISE OU NON, l’offre a diminué régulièrement dans de nombreuses salles depuis des années et si l’on ajoute l’effet COVID, le paysage est inquiétant.

Dans ce paysage actuellement, en nombre de représentations et qualité de l’offre, à mon avis la palme du rapport qualité/prix/intelligence va à l’Opéra National du Rhin, avant Lyon qui a longtemps tenu le haut du pavé. Le budget est d’un peu moins de 24 Millions d’Euros (par comparaison, Lyon affiche un budget de 37 Millions) pour le nombre de représentations d’opéra le plus important de tout le pays cette année (plus de 50), compte non tenu des variations saisonnières (réductions, annulations dues aux raisons évoquées ci-dessus).
C’est que l’Opéra National du Rhin, indépendamment de la qualité des productions et de la politique menée, n’a pas de charges fixes d’orchestres (assumées par Strasbourg et Mulhouse), au contraire de Lyon par exemple. Mais comparé à d’autres opéras nationaux qui ont une organisation comparable, son budget est inférieur à Bordeaux, ou Toulouse, et comparable à celui de Marseille (avec cependant une tout autre ambition artistique, notamment au niveau du choix des œuvres et de l’innovation scénique).
Mais voilà, depuis longtemps, l’Opéra National du Rhin est un syndicat Intercommunal, où interviennent Strasbourg Colmar et Mulhouse, qui chacune prennent une part de l’activité et qu’il a été conçu comme Opéra d’abord régional (du Rhin) comparable à son voisin rhénan la Deutsche Oper am Rhein : partage des charges, représentations presque systématiques à Mulhouse (2 représentations de chaque production d’opéra en principe et en moyenne 5 à Strasbourg). Une organisation intelligente, et qui a fait historiquement ses preuves, dans une région proche de l’Allemagne et de la Suisse où l’amateur peut aller écouter de l’opéra par exemple à Karlsruhe au nord, à Freiburg et Bâle au sud et donc avec une offre plutôt riche où le passage de frontière n’est plus « problématique » depuis des dizaines d’années.
Une organisation de ce type a fini par se mettre en place dans la région Pays de la Loire entre Angers et Nantes (« Angers-Nantes Opéra » auquel pour une partie de sa saison s’est joint l’Opéra de Rennes.

En considérant, les implantations géographiques (avant les budgets), on s’aperçoit vite que la distribution des salles en région trahit de profondes inégalités de territoire, des rivalités clochemerlesques qui apparaissent ridicules dans la période que nous traversons, des rivalités politiques aussi désolantes qu’indice de la médiocrité générale du politique face à la question culturelle, à quelque exception près, mais est aussi indice une histoire des implantations culturelles, une histoire de l’opéra en France qui se perpétue sans réflexion territoriale sur l’opéra en France depuis des lustres, à part le très intéressant rapport de Caroline Sonrier commandé par Roselyne Bachelot, une des rares politiques engagées aux côtés de l’opéra, mais bien seule, que la ministre actuelle, plus technicienne que politique préfère garder dans ses tiroirs car ce n’est pas le moment de sortir ça en plus du reste.

Petit tour de France de l’Opéra

Hauts de France :
Nombre de salles : 3
Lieux :
– Opéra de Lille
– Atelier lyrique de Tourcoing
– Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne

Sur une région aussi vaste, avec quelques métropoles importantes (Dunkerque, Valenciennes, Amiens, Saint Quentin et toute la région de l’ex bassin houiller Arras Douai Lens), trois salles fort dissemblables dont deux dans la métropole lilloise, et une à Compiègne, dont le magnifique théâtre impérial qui programme au milieu d’une offre kaléidoscope quelques soirées d’opéra fort atomisées. Au total sur toute la région, on tourne autour d’une quarantaine de soirées d’opéra essentiellement concentrées (85%) sur l’agglomération lilloise. Cette région qui va de Dunkerque à Senlis et d’Amiens à Saint Quentin, est sans aucune irrigation lyrique…  Il est vrai que ces régions ouvrières ou agricoles n’étaient pas des endroits où se sont implantés historiquement des opéras (sauf à Tourcoing, on va le voir). Et visiblement tout le monde s’en moque.
Alors que se mettre sous la dent ?
L’Atelier lyrique de Tourcoing et son Théâtre municipal Raymond Devos, à l’origine une salle de concert et d’opéra, construite en 1887-88 par une société d’amateurs de musique, afin d’y donner des auditions et des représentations. La municipalité (Gustave Dron) décide de l’acquérir en 1902. Jusqu’en 1909, la municipalité y fait donner des représentations par le Grand Théâtre de Lille, puis elle souhaite en faire un théâtre autonome, avec sa propre troupe et son orchestre pour des spectacles à l’attention de la population ouvrière de Tourcoing.  Plus récemment, Jean-Claude Malgoire, un des pionniers du baroque en France poursuivit cette belle histoire. Désormais, la direction artistique est assurée par François Xavier Roth, l’un de nos meilleurs chefs, qui donne des concerts et des représentations avec son ensemble des Siècles. L’idée est remarquable mais limitée dans la mesure où sa carrière se développe largement sur plusieurs fronts, y compris à l’international. Il reste que Tourcoing est le seul exemple en France d’implantation d’opéra en territoire ouvrier.
L’Opéra de Lille de son côté est une salle de qualité, qui avec un budget assez limité offre un nombre de représentations respectable (24 si j’ai bien compté) et surtout une qualité constante et une belle inventivité. Ce pourrait être un fer de lance, mais entre Xavier Bertrand, et le Rassemblement National (deux phares de la culture que le monde nous envie), c’est la seule Martine Aubry qui ait eu une vraie politique culturelle et qui a fait de la Métropole lilloise un des centres d’une culture vivante dans cette région immense, peuplée, active, diversifiée qui devrait être irriguée d’initiatives.  Alors, vous pensez bien que l’opéra aujourd’hui dans cette région sera la dernière des roues du carrosse, avec ses coûts et son image élitiste qui ne sert aucun populisme qu’il soit d'(extrême) gauche ou d'(extrême) droite…
Pour l’opéra dans les Hauts de France : tout y est à faire, à construire, à réfléchir, malgré le bel exemple de Tourcoing, Sans oublier qu’on avait commencé à mettre en place un opéra du nord sur le modèle de l’opéra du Rhin… mais ça a duré ce que durent les roses…

Grand-Est
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Reims
– Opéra-théâtre Eurométropole de Metz
– Nancy, Opéra National de Lorraine
– Opéra National du Rhin
Quatre salles et deux opéras nationaux, voilà une région qui semble gâtée… Mais Reims n’a d’opéra que le nom où les représentations se comptent sur les doigts d’une main. Un véritable opéra-Potemkine.
Quant à Nancy et Metz, la rivalité entre les deux villes est légendaire, clochemerlesque et donc aujourd’hui tristement stupide quand l’urgence demanderait des synergies.
Et pourtant les deux villes ont des salles historiques magnifiques, La salle de Metz est la plus ancienne du pays, et Metz est l’une des plus belles villes de France, même si elle a été massacrée en son temps dans les années 1960-70 par une politique urbaine (gaulliste) faite de destructions et de béton (c’était le centre médiéval le mieux conservé d’Europe avec celui de Gênes). Mais il semble impossible (bien qu’il y ait eu des tentatives) de faire un Opéra National de Lorraine qui implique les deux salles, distantes de 60km, un océan infranchissable dans leur cas… La bêtise a encore un bel avenir, et lisez les programmes de l’Opéra-théâtre Eurométropole de Metz pour voir qui y perd vraiment…
De l’autre côté, l’Opéra National de Lorraine, qui, sous l’impulsion de son directeur, Matthieu Dussouillez essaie de proposer des œuvres en marge du répertoire, et des productions de qualité, même si quelquefois un peu trop grosses comme Tristan und Isolde. Mais il y a à Nancy de l’intelligence et de l’ambition, qu’il faut saluer.
Reste l’Opéra national du Rhin, que nous avons déjà évoqué, à la programmation ambitieuse depuis très longtemps, depuis longtemps aussi territorialisé : une institution depuis toujours intelligente et qui a toujours été soutenue localement (l’implantation du Parlement Européen n’y est pas étrangère non plus) même si l’équipe actuelle reste, disons, distante… L’OnR doit faire face à des difficultés momentanées (comme les autres salles) mais aussi structurelles : la salle de la Place Broglie a besoin d’être remise aux normes ; les crédits sont débloqués (mais pas de projet en vue) et pendant quelques années l’activité s’en ressentira sans doute…

Île de France (hors Paris)
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Royal de Versailles
– Opéra de Massy

L’Île de France est un cas à part, évidemment, et la capitale avec ses salles multiples qui font de l’opéra est un aimant. Nous en avons plusieurs fois reporté les incohérences, n’y revenons pas. Deux salles très différentes offrent de l’opéra, l’Opéra de Massy, autre Opéra-Potemkine (on appellera ainsi ces salles qui se donnent le nom ronflant d’opéra pour une offre réduite et de qualité moyenne, en restant poli) dont les débuts il n’y a pas si longtemps, en 1993 affichaient de belles ambitions qui ont fait long feu. Elle est délégation de service public gérée par une société qui s’appelle (si ! si !) Centre national d’Art lyrique, et dispose de salles et d’équipements qui permettraient une vraie politique et des échanges avec la capitale, des salles comme l’Opéra-Comique ou le TCE pourraient s’y décentrer quelquefois, mais Massy, c’est à des années lumières de Paris, et peut-être un peu trop popu.

Heureusement, avec L’Opéra Royal de Versailles, on revient dans le chic et pas vraiment choc, le consensuel sans sel, et surtout entre soi, vu que les prix excèdent en général les tarifs pratiqués par les salles d’opéra en région. Mais Versailles est Versailles. La salle de Gabriel est sublime, mais la jauge en est d’environ 600 places, et ce n’est que récemment qu’une vraie saison articulée a été bâtie. La qualité des spectacles est scéniquement contrastée ( quelquefois franchement médiocre). Notons quand même que dans un pays qui est en Europe celui où l’explosion baroque a vu éclore orchestres et compagnies, c’est le seul théâtre en France qui affiche (Centre de musique baroque de Versailles oblige) une vraie saison essentiellement baroque, mais pas tout à fait pour le peuple (ouf, on est rassuré). Notons enfin que la salle de Gabriel affiche pour la première fois après plus de 250 ans d’existence une vraie saison, ce qu’elle n’a jamais connu en deux siècles et demi où elle a servi à peu près à tout (et très rarement à l’opéra), et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Bourgogne Franche-Comté
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Dijon

Certes, la région n’est pas riche en salles d’opéras, quand elle n’était que Bourgogne, il n’y avait que Dijon, et avec l’ajout de la Franche-Comté, il n’y a toujours que Dijon, avec ses deux salles, l’auditorium et l’opéra. Longtemps symbole d’une insondable médiocrité, l’opéra de Dijon a remonté la pente sous l’impulsion de Laurent Joyeux. On y a vu de beaux spectacles quelquefois des tentatives étonnantes pour faire original (Ring de Wagner à géométrie réduite). Actuellement, le soufflé retombe et le nombre de représentations (une grosse douzaine) montre que Potemkine est prêt à monter dans le wagon.
Malheureusement, l’Opéra de Dijon est l’exemple d’institution dont une ville à elle seule, malgré la bonne volonté ne peut supporter les frais liés à un opéra ou à une structure musicale d’importance. L’autre capitale régionale, Besançon, n’a pas de tradition lyrique, et sa scène nationale affiche quelquefois de l’opéra sans vraie ligne lyrique, même si la ville est le siège d’un prestigieux concours de chefs d’orchestre dont la 58ème édition aura lieu en septembre 2023. Quelque chose pourrait être pensé, d’autant que par TGV, les deux villes sont à 30 min l’une de l’autre. Mais comme elle est la seule salle régionale, elle a droit à l’appellation « théâtre lyrique d’intérêt national », une appellation en chocolat.

Auvergne Rhône-Alpes
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Vichy
– Clermont-Auvergne Opéra
– Opéra de Saint Etienne
– Opéra National de Lyon
Quatre salles dont chacune porte le nom d’opéra, quelle chance a cette région !
A quatre, elles totalisent moins de 90 soirées, dont 70% sont assurées par Lyon, 17% par Saint Etienne (qui a une petite saison), les deux autres salles étant des Potemkine dont il ne vaudrait même pas la peine de parler, si Vichy n’était pas une des plus belles salles de France et si quelques essais d’y présenter une production lyonnaise n’avaient pas été tentés. Mais cela a fait long feu… Dieu merci, il y a l’eau pour digérer ce triste gâchis.
45 kilomètres entre Lyon et Saint Etienne, on pourrait croire que quelque chose soit possible entre les deux salles, que nenni, Saint Etienne, patrie de Massenet, préfère vivoter seule, avec les moyens du bord. Intelligence, quand tu nous tiens…
Enfin dans une région vaste et relativement riche, signalons l’énorme disparité géographique puisqu’il n’y aucune offre lyrique notable à l’est et au sud du Rhône. La région devrait donc s’y intéresser… d’autant qu’elle affiche une soi-disant priorité culturelle sur le rural…
Mais la Région veille à un autre grain : soyons sûrs que si une des salles prenait le nom de Laurent Wauquiez, elle verrait ses subventions augmenter, puisque le Petit-Père-du-Rhône semble si sensible à ces sirènes comme le montre sa « politique » culturelle de gribouille (voir la dernière affaire avec Joris Mathieu et le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon).et la confusion qu’il fait entre théâtre public et théâtre aux ordres.

Provence-Alpes-Côte d’Azur
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra Grand Avignon
– Opéra de Marseille
– Opéra de Toulon Provence Méditerranée
– Opéra Nice Côte d’Azur

Quatre opéras au même profil, qui représentent une singularité dans le paysage français. Des publics plutôt traditionnels, un répertoire essentiellement franco-italien, pas un seul opéra national et des opéras en régie municipale, essentiellement supportés par les villes. Autant dire la mort lente.
Avec l’arrivée de Bertrand Rossi à Nice, une politique est en train d’y naître, mais la salle, une belle salle à l’italienne du XIXe dans la tradition de la péninsule (inaugurée en 1885 en lieu et place de l’ancien théâtre détruit par un incendie particulièrement meurtrier) aurait besoin d’un sérieux rafraichissement. C’est une salle de grande tradition musicale, l’opéra y est vivace, dans la tradition italienne puisque la ville est devenue française en 1860. Et pourtant Nice n’est même pas signalée comme « Maison d’opéra en région » par le Ministère de la Culture, ce qui apparaît au moins étrange.
Entre Toulon, Marseille et Avignon, villes relativement proches, aux publics assez semblables et aux politiques artistiques voisines, on pourrait imaginer des liens, des échanges, une politique au moins partiellement commune, mais paresse, politique et bêtise se conjuguant…
De même entre Marseille et Aix, puisqu’Aix a toutes les infrastructures adéquates à cause du Festival, on pourrait imaginer durant l’année quelques collaborations, mais Marseille et Aix, c’est l’eau et le feu, Caïn et Abel, Eteocle et Polinice, et en moins tragique, mais tragiquement ridicule, les Dupond et Dupont. Guerre historique et picrocholine sur fond de différence sociales, de haines rances et enchâssées dans les mémoires,  l’ex-capitale de la Provence fondée par les romains face à la ville grecque, de cinq siècles son aînée. En plus elles ne sont plus du même bord politique (même quand elles l’étaient, les deux villes se haïssaient). Laissons la carpe et le lapin continuer à jouer dans le bac à sable.
Le cas marseillais est pourtant très singulier dans le paysage français : une salle immense, la plus grande de tous les opéras de région (1800 places), une vraie saison, articulée, un nombre de représentations qui avoisine celui d’un Opéra national, et entièrement à la charge de la ville de Marseille ou quasiment. C’est un cas unique à ce niveau de subvention et si j’ai bien lu la Ville méditerait de sortir du régime de la régie municipale. La deuxième ville de France mérite évidemment un opéra national, mais il faudrait alors aussi donner un coup d’aspirateur à la poussière des productions et atteindre un niveau artistique moyen plus haut. Prendre exemple sur Nice ? ou sur Lille, qui est aujourd’hui du même bord politique ?…
Vous aurez compris que rien n’est simple en PACA, et Aix, Avignon, Toulon, Marseille (et Nice) sont à des milliers de kilomètres les unes des autres. Immobilisme et postures politiques font le reste. Adieu rêve d’un Opéra national de Provence.

Occitanie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
– Opéra National du Capitole de Toulouse

Deux opéras « nationaux » pour une région vaste qui n’a pas d’autre offre lyrique, dans les deux métropoles de la région qui, et c’est une litote, ne s’aiment point notamment depuis la naissance de la grande région Occitanie. Mais des deux, l’une a une vraie saison d’opéra, même si discutable par certains choix esthétiques, et l’autre une offre qui lentement s’étiole et se réduit comme peau de chagrin, malgré des efforts pour une vraie qualité. Car avec une quinzaine de représentations lyriques annuelles, Montpellier est un Opéra (auquel on a rajouté « orchestre » pour coller mieux à la réalité) national en marche vers l’hommage à Potemkine. Je le dis avec d’autant plus d’amertume que je préfère de loin, de très loin la philosophie de l’offre montpellieraine, hélas réduite par nécessité. Symptôme d’un problème quasi général qui affecte le lyrique dans ce pays.
De l’autre côté, Toulouse reste un opéra qui compte vraiment en France, scéniquement un peu poussif, mais musicalement très solide avec un public fidèle et une vraie tradition, c’est essentiel. Mais une réflexion sur l’irrigation d’une région très vaste s’impose car tout est à faire.

Nouvelle Aquitaine
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra de Limoges
– Opéra National de Bordeaux

Deux salles d’opéra dont un Opéra « national » et une salle à gestion municipale qui offre cette saison une douzaine de soirées lyriques.
Un rapport de la Chambre régionale des comptes de 2021 sur l’Opéra de Limoges concluait à la bonne gestion financière de l’établissement financé en 2019 à 90% par la ville de Limoges (Etat 4% et Région 5%) : les chiffres parlent d’eux-mêmes, et le même rapport souligne que hors Opéra de Paris, en 2017, les villes supportent à 45% les financements publics des opéras en France et l’État 16%.
Quant à l’Opéra National de Bordeaux, il dispose d’une des salles les plus belles de France, construite par Victor Louis, qui remonte à 1780 et qui fut un des modèles du Palais Garnier, à la capacité d’un peu plus de 1100 places (comme Lyon, comme Zurich ou peu s’en faut, comme Strasbourg), une capacité qui ne permet pas de monter Saint François d’Assise ou La femme sans ombre, mais permet de monter à peu près tout le XVIIe, le XVIIIe, l’essentiel du XIXe  et pas mal d’œuvres du XXe. Mais depuis des dizaines d’années, à Bordeaux, l’ambition affichée a toujours dépassé et les résultats artistiques, et les idées.
Ambition ? la construction de l’auditorium, décrit comme suit : « Une fosse d’orchestre pour 120 musiciens et un espace scénique de 220 m2 qui permettent d’accueillir des opéras de Wagner ou de Strauss tout comme des opéras contemporains nécessitant un orchestre important et une scène assez grande. » : dans la littérature de la communication l’auditorium semble être le lieu principal d’attraction -comme si on pouvait afficher des Wagner ou des Strauss chaque saison avec les énormes frais afférents, alors que l’atout de Bordeaux, c’est évidemment la salle de Victor Louis, un atout musical esthétique et touristique indéniable sur laquelle une saison raffinée et intelligente pourrait être réfléchie, au-delà de Requiem de Mozart en style Louis-Caisse écologique et racoleur, opération de communication désolante de nunucherie.
L’opéra de Bordeaux, entre ambitions excessives, politiques artistiques quelquefois incohérentes sinon errantes ou erratiques, le plus souvent pâlottes n’est jamais arrivé à produire au niveau des théâtres équivalents (Toulouse, Lyon, Strasbourg), et ce sous tous les mandats directoriaux.
Bref, ce n’est pas du côté de la Nouvelle Aquitaine qu’on fera la fortune de l’art lyrique.

 

Centre Val de Loire
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Tours
Ce n’est pas non plus du côté du Centre Val-de-Loire que l’art lyrique trouvera de quoi fleurir.
Une seule salle, le Grand Théâtre de Tours avec sa douzaine de représentations, superbement isolé, alors que la seule solution viable serait peut-être de rejoindre le schéma proposé par Angers-Nantes Opéra, qui ferait un joli « Opéra national de la Loire » auquel comme on va le voir s’est raccroché Rennes.
Tours est à 170 km de Nantes, un océan infranchissable d’autant qu’il y a une frontière de Région. Laissons cela, c’est pitoyable. Mais le Ministère de la culture offre à l’Opéra de Tours l’appellation « Théâtre lyrique d’intérêt national » sans doute au simple motif que c’est le seul de la région ou que la liste affichée n’est plus tout à fait cohérente, car son « intérêt national » se discute.

Pays de la Loire
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Angers-Nantes Opéra – Opéra de Nantes
– Angers-Nantes Opéra – Grand Théâtre d’Angers

Deux salles et un Opéra, enfin une solution de collaboration intelligente, à laquelle on vient de le signaler, Rennes s’est adjoint, pour la moitié de sa saison, Rennes, qui est à 100 km de Nantes. Une vraie solution régionale (et interrégionale puisque Rennes c’est la Bretagne) avec si l’on compte les trois villes un peu plus d’une trentaine de représentations d’un niveau de qualité appréciable.
Mais entre les deux villes, Angers et Nantes, les choses ne sont pas au beau fixe, avec des baisses de subventions continues, et la dernière période est comme partout très tendue. Dans le budget c’est la métropole nantaise qui met l’essentiel (61% des subventions) et la région, pour cette opération « régionale » verse… 3%. Cherchez l’erreur.
Comme toujours en cas de difficultés, chacun cherche à rentrer dans sa propre niche, et comme toujours, la victime du système c’est la production puisque 2023-24 affichera une dizaine de soirées en moins. Et quand l’offre baisse le public baisse : il est plus facile de baisser l’offre que de récupérer un public. Comme quoi, même des solutions intelligentes et articulées restent fragiles.

Normandie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Théâtre de Caen
– Opéra de Rouen-Normandie

Lorsque la région Normandie était divisée en Haute et Basse Normandie, chacune avait son Théâtre, à Caen, le Théâtre de Caen, et à Rouen, comme on l’a longtemps appelé, le Théâtre des Arts.
Le Théâtre de Caen avait une grande tradition baroque parce que William Christie et les Arts Florissants y fleurissaient justement. Mais il y eut rupture en 2015 après 25 ans de résidence, pour des sombres histoires de gros sous, de changement d’équipe municipale etc. etc.  La culture est souvent victime de ce genre d’aventure, et l’opéra encore plus….
Le résultat est la programmation lyrique actuelle du Théâtre de Caen, 7 représentations au total, avec certes un excellent niveau, mais sans ligne.
Rouen, arrivé dans l’actualité à cause de la crise financière des opéras, affiche plus d’une vingtaine de représentations, soit bien plus de Caen. Rouen a une vraie tradition d’opéra.
Dans ma jeunesse parisienne, on allait souvent voir les représentations rouennaises de Wagner, dirigées par Paul Éthuin toujours bien distribuées et bien dirigées. La programmation actuelle  y est diversifiée, dans les genres et dans le type de production. Il est d’autant plus regrettable que la crise ait frappé un opéra plutôt valeureux.
Ces deux salles ont chacune un passé, ancien pour Rouen, plus récent pour Caen, chacune avec un souci de qualité qui est resté un axe fort. Distantes de 128km, liées par autoroute ausi bien que par voie ferroviaire directe, ne purraient-elles pas songer à s’allier, ce qui permettrait sans doute à Cane d’augmenter son offre, et ouvrirait sur un vrai projet global normand. Là encore, il serait temps de créer des synergies, dans l’intérêt de l’opéra, dans une région où il a été relativement bien servi, mais où il est fragilisé, comme l’actualité récente nous l’a enseigné.

 

Bretagne
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Rennes (avec quelque extension à Quimper)
Une seule salle en Bretagne dont le caractère a souvent été une exigence de qualité et une offre étoffée. La situation actuelle depuis 2018 associe l’Opéra de Rennes et Angers-Nantes Opéra, tout en gardant des productions maison : au total pour la seule salle de Rennes, on a une offre de 28 représentations d’opéra, soit autant que Marseille, plus que Lille et plus qu’Angers-Nantes Opéra sur deux villes. Rennes, il est vrai, a une vraie offre culturelle en spectacle vivant (avec le Théâtre National de Bretagne) depuis longtemps, et cela se sent.
Il faudrait seulement sans doute développer la relation avec Quimper, pour irriguer un peu l’ouest de la région.

Conclusions :
Un constat s’impose, l’hétérogénéité de l’offre géographique, résultat de traditions historiques plus que de choix politiques : les opéras se sont d’abord installés dans des villes riches, dès le XVIIIe, et puis peu à peu le XIXe bourgeois a voulu ses salles municipales, signes d’un statut local qui s’améliorait.
Mais, à la différence du reste du spectacle vivant, il n’y a pas eu de réflexion sur l’irrigation du territoire et la géographie de l’opéra en France : on a bien revu la distribution des orchestres notamment régionaux, mais pas l’opéra, qui n’est pas comme en Italie un genre identitaire national (même si le passage en Italie de Berlusconi et consorts a aussi eu un effet délétère : la culture, c’est pas leur truc). L’opéra reste dans les têtes un plaisir de l’élite sociale, donc pas très payant en termes politiques. Comme le politique d’aujourd’hui pense la plupart du temps le court terme, l’investissement dans la culture à long terme, mieux vaut ne pas y penser, surtout s’il est lourd et coûteux.
Deuxième constat, plus désolant, la difficulté sur une même aire régionale à créer des synergies autour des opéras, pour mieux le distribuer sur les territoires régionaux et améliorer l’offre, comme l’Opéra National du Rhin et aujourd’hui Angers-Nantes Opéra, seuls exemples d’organisation territoriale. Ce serait directement possible entre Metz et Nancy, en région PACA, qui a une vraie tradition, éventuellement en Auvergne-Rhône-Alpes, mais les réflexes clochemerlesques, « campanilistes » comme on dit en Italie, et donc totalement ridicules, d’une crasse bêtise qui mettent non l’irrigation culturelle en fer de lance, mais les crètes décolorées de pauvres coqs qui font de l’Opéra local, même vidé de son sang et avec quelques productions à peine dignes, un enjeu de « fierté » locale, une médaille au revers, qui finit par s’étioler et devenir misérable. « L’opéra meurt, mais j’ai un théâtre qui s’appelle Opéra ça suffit bien ! ».
Troisième constat, la liste publiée par le Ministère de la culture ne correspond pas à la situation actuelle, en terme productifs, en termes d’efforts et de renouvellement.  Ce dossier non actualisé n’est simplement pas prioritaire.
Dans ce paysage triste et qui court à la ruine, la crise actuelle a le seul mérite de faire voir la poussière qu’on (et notamment l’État) mettait soigneusement sous le tapis. Laisser les opéras aux mains des villes, c’est évidemment conduire à la ruine parce que la crise actuelle montre qu’elles ne peuvent plus assumer les coûts, même si elles veulent défendre leur salle. Laisser ces inégalités géographiques sans réguler, et des villes continuer à gérer avec difficulté leur salle, c’est très confortable pour un État pour qui l’Opéra est plus un boulet qu’autre chose. Ça coûte cher, et ça draine peu de public : pourquoi se fatiguer à chercher des moyens d’améliorer les choses, mieux vaut constater le décès par débranchement du respirateur, on fera de beaux discours sur les regrets. L’État qui s’intéresse tant à la fin de vie l’expérimente avec l’opéra.

 

B. La nature de la crise actuelle

L’alerte actuelle qui frappe de nombreuses salles, n’est pas la cause de la crise des opéras en France, mais plutôt un effet collatéral à une crise plus profonde qui affecte les financements, la distribution géographique mais aussi les systèmes et organisations.

  1. Les motifsLa crise actuelle est motivée par l’augmentation des coûts de l’énergie et l’augmentation des coûts salariaux, elle frappe les plus grosses institutions (Lyon ou Strasbourg), mais aussi de plus petites (Rouen), mais elle ne frappe pas indistinctement. Certaines salles, dont les frais de personnel ou d’énergie sont pris en charge directement par les villes, sont moins directement affectées, même s’il y a fort à parier que cela se retrouvera dans le montant des subventions futures.
    Mais la question centrale est bien plus la désaffection des publics, une qualité d’ensemble plus que moyenne, et surtout des situations très différentes où on appelle « opéra » aussi bien une production impeccable à Lyon ou Strasbourg qu’une production plus proche, au mieux d’un spectacle de fin d’année d’un conservatoire reculé.
    Enfin, même sans covid, sans crise de l’énergie, sans inflation, l’opéra est peu aidé parce que c’est un art complexe (c’est détestable, la complexité), et donc qu’il coûte cher en personnel artistique ou technique pour peu de représentations et donc peu de public… Un public qui diminue souvent par diminution de l’offre, alors on préfère jeter le bébé avec l’eau du bain et se contenter d’une présence au mieux symbolique.
  2. La diversité des situationsNotre rapide tour de France montre une diversité de situations tant dans les statuts des établissements, que dans les capacités productives et dans l’offre lyrique. Beaucoup de salles affichent peu de représentations, d’autres en diminuent régulièrement le nombre, et d’autres enfin coupent dans des activités annexes (hors les murs, « petits » spectacles, réductions des activités scolaires etc…) ou multiplient les opéras sous forme de concert, moins coûteux à amortir.
    Beaucoup d’institutions ont déjà annoncé la baisse de l’offre (nombre de productions, nombre de représentations), alors que l’offre en France est déjà globalement réduite comme on l’a vu ci-dessus. Or il y a une loi toujours vérifiée, qu’il faut répéter à l’envi : moins de représentations = moins de public, et le supposé retour à la normale ne s’accompagne jamais d’un retour systématique du public, mais d’une baisse durable. On peut rapidement faire baisser le public, on met des années à le reconquérir, sans aucune garantie. On l’a vu avec la pandémie.
    Pourtant, là où il y a une tradition de qualité, une implantation assise, le public répond par une très belle fréquentation. L’opéra national de Lyon, qui a eu avec Serge Dorny une politique hardie en matière d’offre, n’a pas vu sa fréquentation baisser (dans quelle autre salle française Sancta Susanna de Hindemith ou Von heute auf morgen de Schönberg auraient pu faire le plein ? Mais l’équipe municipale actuelle n’aime visiblement pas l’opéra et ce que ça lui coûte, alors qu’elle a une des salles au public le plus jeune d’Europe. Il y aurait beaucoup à dire d’ailleurs sur la politique culturelle des mairies écolo, mais passons.
  3. Le morcellement du paysage

La diversité des situations et le morcellement du paysage vont de conserve. Mais la diversité des statuts n’est pas forcément la cause des difficultés ou de la qualité des spectacles. Un regard rapide sur les programmes des salles montre (à quelques exceptions près, assez rares) un singulier manque d’imagination dans les titres proposés. Le nombre réduit de représentations la plupart du temps n’incite pas non plus les producteurs à faire des efforts sur la qualité des productions qui vont n’être proposées (même en cas de coproductions) au mieux que pour quelques représentations à de rares exceptions près. Quelquefois une production est conçue au départ pour tourner, comme Le Voyage dans la lune, d’Offenbach (Rouen, Metz, Compiègne, Reims, Massy …) dans la mise en scène d’Olivier Fredj, et dans une distribution stable, mais il y a peu d’exemples de ce type qui seraient à encourager.
il reste que même dans le cas des plus grosses institutions, le nombre de représentations n’excède pas la cinquantaine annuelle pour les deux plus importantes, plus proche de la trentaine pour toutes les autres, ce qui n’est pas énorme.
Enfin, last but not least, l’opéra exige au-delà des personnels techniques et artistiques, des lieux adéquats. Il y a des territoires où aucune salle ne peut recevoir de l’opéra mis en scène, par absence de fosse. On peut quand même envisager des représentations concertantes ou semi-concertantes dans ces territoires-là, mais c’est aussi un indice des cahiers des charges qui ont présidé à la construction des salles. En Allemagne ou en Suisse, toutes les salles municipales ont une fosse, avec une autre politique aussi, parce qu’elles sont multifonctions. En France combien de salles multifonctions ont-elles une fosse d’orchestre ?

 

Les financements, État, Régions, Métropoles, Villes

Éliminons d’emblée les gros financements privés qui vont plutôt dans le lyrique à des grands Festivals (Aix) ou à de grosses institutions (L’Opéra national de Paris). L’Italie a transformé en Fondations privées la plupart de ses opéras et cela a marché pour les grosses institutions, mais les plus petites sont financées par des structures publiques ou semi-publiques, et c’est un échec car les Fondations lyriques se sont retrouvées au bord du gouffre, l’une après l’autre.

Mettre à plat les systèmes de financement, c’est se dire, qui paie quoi ?

Un regard rapide sur les budgets montre que pour les salles les plus importantes, celles qu’on peut (encore) appeler « Opéras » les budgets tournent autour de 30 à 35 millions d’euros annuels, et pour des raisons historiques, structurelles, légales, les moins impliquées sont les régions (autour de 6 à 7% du budget au mieux), les plus impliquées sont les villes, avec la palme à Marseille, une régie municipale historique avec une tradition lyrique forte, qui a un budget pour son opéra de l’ordre (légèrement inférieur) d’autres grandes salles françaises dont des opéras nationaux et un nombre de représentations tournant autour de la trentaine avec les représentations en version concertante. Compte tenu de l’offre, de la capacité de la salle, l’une des plus grandes de tous les opéras en France (plus de 1800 places) , c’est par rapport à bien des salles, une vraie performance, pour un public traditionnellement amoureux des voix et pas trop fan de mise en scène.
On peut d’ailleurs regretter que les budgets et le montant des subventions et soutiens ne soient pas clairement affichés par les maisons d’opéra, notamment les plus importantes : on souhaiterait que ces salles de référence en France fassent comme Lyon, qui chaque année affiche son budget et ses résultats, y compris remplissage etc. dans sa brochure de saison

L’observation des budgets quand on y a accès montre des constantes :
– Les villes (quelquefois les métropoles) restent les financeurs essentiels (48% à Lyon, 52% à Bordeaux, 70 à 80% à Marseille) et mettent aussi des personnels à disposition en nombre plus ou moins important.
– L’État verse plus ou moins 15% aux opéras nationaux
– Les régions aident de manière congrue (autour de 6%)
– Les recettes propres entrent en général autour entre 20 à 30%, où la billetterie peut tourner autour de ce pourcentage, où être bien plus réduite ( à Lyon, la billetterie entre pour 10% des recettes générales et seulement à peu près la moitié des recettes propres)

Pour fonctionner, les opéras sont fortement subventionnés, on le savait depuis longtemps et les subventions publiques sont largement supportées par les villes (45% en moyenne en 2017), ce qui aujourd’hui est problématique.
Il est clair en effet :

  • Que les villes ne peuvent plus supporter des charges à cette hauteur
  • Que la création des métropoles devrait déterminer une remise à plat du système, parce que la salle d’opéra couvre un public qui dépasse largement les frontières de la ville où il est implanté, et la ville paie quelquefois plus en proportion de ses administrés qui la fréquentent.
  • Que les régions, pour des salles qui ont un poids financier et un impact économique fort, donnent très peu : à part Strasbourg et Angers-Nantes Opéra, les salles n’ont aucun impact régional, avec des disparités dans la distribution des salles qui n’a jamais incité à réfléchir à l’impact régional. L’implication très relative des régions vient sans doute d’un problème de « compétences », sur lequel on s’est bien gardé de revenir : le boulet, c’est mieux pour les autres.

Face à des villes qui ne peuvent plus assumer seules ou presque les charges des salles, la première réflexion porte sur les opéras dits « nationaux » et les financements de l’État. Un rapport de la chambre régionale des comptes de 2017 de la nouvelle Aquitaine montre que hors opéra de Paris, la part de financement de l’État pour les opéras en France est de 16% (c’est le pourcentage qu’on constate effectivement les rares fois où l’on a accès aux chiffres, par ex. Lyon). Si l’on intègre dans le calcul l’opéra de Paris, alors la part de l’État passe à 38%…
En clair cela signifie que la subvention parisienne engloutit l’essentiel des subventions d’état. Ainsi l’État privilégie-t-il Paris au détriment des opéras qu’il a lui-même qualifiés de « Nationaux », une médaille en chocolat. Il ne s’agit pas de rééquilibrer en baissant les subventions parisiennes, dans la mesure où c’est l’État dans sa vision à si long terme qui a voulu un Mammouth lyrique à Paris qu’il essaie désormais d’encourager à chercher du mécénat pour réduire ses subvention publiques (aujourd’hui environ 40% du budget). En réalité, il est évident que l’État doit augmenter sa part de financement des opéras nationaux en région : il n’est pas normal qu’un Opéra national de Lyon soit financé à 50% par la ville de Lyon, ou alors que l’État demande aussi à la Ville de Paris de financer l’Opéra national à hauteur, elle qui a déjà bien du mal avec son Châtelet… mais je plaisante bien sûr. Les opéras nationaux ayant théoriquement un rayonnement national, les sous doivent aller avec, ou alors , c’est une autre plaisanterie.
Il ne s’agit pas évidemment non plus de supprimer les subventions des villes : dans de grandes capitales régionales, l’Opéra en état de marche a des retombées économiques que Lyon en son temps avait calculé, et ce n’était pas indifférent, mais il faut rééquilibrer la part de chacun. Il est clair que les Métropoles doivent prendre une part plus importante dans les financements des opéras, c’est déjà le cas à Metz ou dans quelques autres villes, car une salle d’opéra rayonne sur la ville et son « hinterland », au moins jusque-là où vont les transports urbains.
Enfin, même si ce n’est pas leur compétence, mais tout peut évoluer ou changer, les régions donnent environ 5 à 7% pour les opéras, ce qui est ridicule, mais vu la situation, aucune intervention n’est ridicule. On peut sans doute conditionner les subventions des régions au rayonnement régional de l’institution, quand on lit que l’Opéra national du Rhin est un syndicat « intercommunal », ou que la région est peu impliquée dans Angers-Nantes Opéra, on se dit que quelque chose ne fonctionne pas au royaume du Danemark. En d’autres termes, là où les salles de la région travaillent à des synergies, à des organisations intelligentes entre elles qui irriguent le territoire, on pourrait imaginer leur part de financement augmenter. Certes, elles financent déjà part des orchestres régionaux, souvent en fosse d’opéra pendant la saison, mais il y a sans doute à réfléchir sur le rôle de la région dans la circulation de productions, dans le lien entre diverses salles. Mais personne de bouge, parce qu’il s’agit de donner des sous…
Pour encourager les publics on pourrait aussi imaginer d’autres filons, un peu différents, en Allemagne, le billet d’opéra vaut ticket de transport en commun le jour de la représentation par exemple… L’imagination peut-être au pouvoir mais il semble qu’on soit pétrifié à l’idée de soulever ce lièvre-là, mieux vaut la « petite mort » lente qui ne fait pas trop parler d’elle, on pourra au moins financer les Kleenex pour sécher les larmes.

Résumons-nous :

  • Ce n’est plus le rôle des villes de supporter seules les frais d’un opéra qui produit régulièrement, au moins quand on appelle « Opéra National » l’institution : l’État doit prendre ses responsabilités.
  • Il est urgent de rééquilibrer les contributions entre métropoles et région, les départements ont une part infime (1 à 2% dans les financements) et ils ont d’autres charges, plus sociales (APA etc…) qu’ils peinent à assumer, laissons-les de côté dans cette affaire. Bref il est important de remettre à plat le système quand l’opéra est représenté dans la ville avec autre chose que quelques représentations atomisées
  • Enfin, en termes de patrimoine, des salles superbes comme Metz, Nancy, Nice, Bordeaux, Vichy mériteraient d’être mieux valorisées en hébergeant des productions d’opéra dignes d’elles, ce n’est que très partiellement le cas.

Mais ne nous berçons pas d’illusions, le genre lyrique ne sera jamais un genre populaire au moment où le théâtre connaît aussi des difficultés, bien que ce soit un genre bien plus important en France, et il s’agit simplement de faire en sorte que l’offre soit d’une qualité à peu près homogène en qualité, dans un système plus cohérent et mieux territorialisé.
Mais ce que les puissances publiques nationales ou territoriales n’ont pas fait en temps de vaches grasses, elles ne le feront pas en temps de vaches maigres, l’opéra et son réseau de salles a été laissé plus ou moins tel que parce que s’y intéresser c’est entrer dans un engrenage qui ne concerne pas seulement les subventions, mais aussi les organisations, le système de production, les orchestres, les artistes etc… Il y aura bien des raisons pour lesquelles les choses sont laissées en l’état…

 

C. Le système productif et ses problèmes

Si la question des financements entre fortement dans la question des opéras en France, elle n’est pas la solution à tous les problèmes. il ne faut pas non plus oublier le système de gestion, à un moment où des voix s’élèvent, comme un chœur insistant pour demander « des troupes », « des troupes »… Nous avons dans ce blog longuement essayé d’éclaircir la question, mais elle se pose très différemment à Paris et dans les opéras en région.

Examinons d’abord le système actuel, la stagione
Il est en quelque sorte comparable à la production d’un film : pour un spectacle donné, on réunit une distribution une équipe de production, un chef et un orchestre. Et dans certains théâtres, on réunit aussi les techniciens nécessaires. Tous les théâtres n’ont pas les capacités techniques ou même les équipes nécessaires pour monter un spectacle complexe et bien des théâtres ont des équipes techniques réduites.
Conséquences pour les productions :

  • On limitera les dépenses de production (décors et costumes) notamment si le nombre de représentation est réduit
  • On réduira progressivement le temps de répétitions, qui est coûteux
  • On fera donc appel à des metteurs en scène point trop exigeants qui ne bousculent pas les équipes en place et font au plus simple et au plus vite

Par ailleurs, on croit souvent que les orchestres au nom quelquefois ronflant sont fixes (genre Orchestre symphonique de Saint Crépy sur Levrette) , c’est très souvent un leurre.
Les orchestres régionaux peuvent l’être, moins les orchestres municipaux ou locaux qui sont réunis ad hoc. Quelquefois, l’orchestre se réduit à quelques musiciens fixes (salariés) (par ex. un continuo baroque) et pour chaque production, on fait appel à des supplétifs. Pour des questions de frais fixes (un orchestre de 45 musiciens c’est 45 salaires), on a souvent des orchestres avec quelques musiciens salariés et le reste supplétif. Bref, la géométrie est variable, mais dans ce système, même les orchestres la plupart du temps sont réunis ad-hoc, à l’exception de Lyon qui est le seul à avoir son orchestre spécifique, et de deux ou trois orchestres régionaux de prestige comme le Philharmonique de Strasbourg ou l’Orchestre du Capitole, avec les conséquences sur la qualité et l’homogénéité.
Un orchestre comme Les Musiciens du Louvre-Grenoble, en résidence à Grenoble avait sur place quelques musiciens chargés de l’action culturelle par exemple, mais répétait à Paris et arrivait à Grenoble pour le concert avec une formation à géométrie variable. C’est aussi le cas d’un orchestre comme la Cappella Mediterranea… Certes, les réseaux fonctionnent et on fait souvent appel aux mêmes collègues supplétifs, mais ça n’est pas gravé dans le marbre.

C’est un système qui ne favorise pas la cohésion des orchestres, mais convient aux musiciens, plus libres de « cachetonner », et pas attachés à un lieu fixe, des temps fixes, des répétitions fixes. Dans le cas d’orchestres qui se déplacent comme la Cappella Mediterranea les coûts seraient pharamineux si c’était tout un orchestre fixe qui se déplaçait. Le noyau se déplace et on recrute sur place (par exemple quand ils sont en fosse à Paris ou Aix)
Ce qui est vrai pour les musiciens d’orchestre l’est aussi pour les chanteurs, plus libres de choisir leurs productions, avec une rémunération au cachet que souvent ils préfèrent à un salaire fixe, de même les techniciens, car il n’y a pas suffisamment de travail continu pour être attaché à telle ou telle salle et le système de l’intermittence fait le reste.

Le système stagione, finalisé à la production, convient aux très grandes institutions (Paris par exemple) ou aux institutions qui ont une politique lyrique pointue (Lyon, Strasbourg). Les productions sont créées, la presse en parle, ça fait buzz (enfin mini buzz) et puis s’en vont.
Avec pareil système, peu de titres, six à huit titres par an : un lyonnais aura vu ainsi Tosca pourtant un phare du répertoire, une seule fois en un demi-siècle ; en 2019/2020… La qualité est respectable, mais pas partout.

C’est un système plus favorable aux artistes parce que c’est un système au cachet, globalement plus rémunérateur, et surtout plus souple, et qu’on peut faire appel ponctuellement à des chanteurs plus « bankables » sur le marché (pas forcément des stars, mais des noms connus des amateurs) pour remplir la salle mais pas toujours favorable aux institutions, ni à une politique construite ou rigoureuse envers les publics. D’autant que lesdites productions sont rarement reprises, et qu’ainsi tout est finalisé, aux deux trois ou quatre représentations (six à huit dans les meilleurs cas). En effet dans ce système, il y a un nombre de représentations au-delà duquel le théâtre perd de l’argent. Ce n’est donc pas un système favorable à l’éducation du public, à la construction d’une vraie culture lyrique, à la permanence, car – c’est le cas en ce moment – à la moindre baisse de subvention, on supprime des productions.
Or, la France entière fonctionne sur ce système, assez libéral, qui laisse les artistes dans le marché. Quand ce sont des artistes côtés, pas de problème, quand ce sont des jeunes ou des artistes « de complément », indispensables mais à la carrière difficile, c’est délétère. D’où la nécessité d’un champ professionnel organisé sur l’offre, avec des agents  qui représentent les artistes (indispensables pour les accompagner) et une importance accrue des réseaux…
D’où le système de l’intermittence, réponse sociale à un système de gestion élastique. Cachetonner, c’est le verbe-clé de la vie musicale et lyrique française, parce qu’il n’y a simplement pas suffisamment d’institutions garantissant des revenus stables et continus. L’intermittence est dans pareil système indispensable à l’équilibre des revenus des artistes.

Le système de troupe et de répertoire est-il une réponse ?
C’est le système qui organise la vie musicale dans les pays germaniques et en général les pays de l’Est européen, Russie comprise dans pratiquement tous les théâtres, petits et grands. Le système stagione en revanche couvre l’ouest et le sud européen, les Etats-Unis et le Canada et le reste du monde qui programme du lyrique. J’ai souvent écrit que la réunification de l’Allemagne n’avait rien changé au fonctionnement des théâtres à l’Est, parce que c’est le même système qui gérait Est et Ouest.
Dans les pays où le système de troupe fonctionne, ce sont les villes qui financent à 80 ou 85% les théâtres, et plus largement les institutions publiques (radios) les orchestres. Dans les très grandes villes d’Allemagne, État fédéral, il y a plusieurs orchestres, ceux financés par la ville, ceux financés par la radio. Prenons Munich, par exemple, parmi les principaux orchestres, il y a l’orchestre de la Radio Bavaroise (financé par la radio, le Bayerischer Rundfunk), celui de l’Opéra (Bayerisches Staatsorchester, financé par le Land qu’on appelle l’État libre de Bavière dans le cadre du financement de l’Opéra), et les Münchner Philharmoniker (financés par la ville). L’état de Bavière finance en outre les Bamberger Symphoniker, le grand orchestre symphonique de la ville de Bamberg, au nord de la Bavière. Système plus ou moins semblable à Francfort, Stuttgart ou à Hambourg.
Ces villes ont toutes un théâtre et un opéra (salles séparées, quelquefois dans le même bâtiment, comme à Mannheim ou à Francfort) avec la notable exception de Berlin avec ses trois opéras et sa dizaine de théâtres municipaux.
Les villes petites ou moyennes ont une salle de théâtre multifonctions (Stadttheater), qui propose une saison complète (on joue à peu près chaque soir) de théâtre, d’opéra, de ballet, éventuellement de concerts qui vont de la petite forme à la grande forme .

Pour faire vivre le système, dans toutes les villes, grandes ou petites, il y a dans les théâtres une troupe d’acteurs, de chanteurs, un ballet (pas partout), un orchestre local qui fait du symphonique et de l’opéra, tous salariés, tous employés municipaux. Dans les plus grandes villes ou pour des occasions exceptionnelles on peut faire appel à des chanteurs invités en surnuméraire. Du côté des chefs, il y a à la fois un Musikdirektor ou un Generalmusikdirektor, qui assure les nouvelles productions et quelques reprises et bonne part de la saison symphonique, au contrat, et des chefs fixes, qu’on appelle des Kapellmeister (« Maître de chapelle ») qui assurent les reprises et le tout-venant et font travailler l’orchestre.
Quant aux productions, le système diffère dans les grosses et les petites structures : dans les grosses, une production est longuement répétée, puis entre au répertoire, ce qui veut dire qu’elle sera reprise dans les saisons pendant plusieurs années. Dans les plus petites, il y a moins de productions, et donc quelquefois la saison se limite à des nouvelles productions, de rares reprises, mais toujours ensuite stockées.
En revanche, le revers de la médaille, c’est que les villes financent peu les compagnies autonomes et que les théâtres ne font pas d’accueil de spectacles ou d’artistes extérieurs, cela sortirait de leurs frais fixes avec les risques relatifs au remplissage, alors qu’en France c’est la base du fonctionnement. Artistiquement, le spectateur va dépendre d’une équipe en place, et il n’y aura pas de confrontations « d’univers artistiques », comme on dit dans les salons, moins de diversité, mais plus de régularité.

Cela suppose qu total:
– des équipes techniques étoffées pour assurer l’alternance
– des équipements fixes pour les répétitions (salle de chœurs, répétitions d’orchestre si la salle est occupée) mais aussi des espaces de stockage des productions.
– une administration qui puisse gérer un agenda assez rempli, un planning d’occupation des salles et aussi des chanteurs ou des comédiens de la troupe, etc… et aussi la relation au public essentielle pour un système qui s’appuie beaucoup sur les abonnements, c’est-à-dire toute une logistique assez lourde qui justifie que dans le cas des villes, le théâtre engloutit bonne part des subventions.
– Et surtout un nombre de représentations important : plus il y a de représentations, plus il y a de public et plus il y a de recettes. Tout le monde étant salarié, artistes comme techniciens, les frais sont fixes, tout représentation est ainsi une recette nette.
C’est un système lourd, assez monopolistique dans les villes mais qui garantit au public une accessibilité continue à des prix contenus (le prix maximum dans les salles régionales, par exemple Karlsruhe, excède rarement 60-70€)

Or, même les théâtres lyriques les plus productifs en France (Lyon, Strasbourg, Toulouse) ne peuvent gérer une telle logistique avec leurs équipements et leurs équipes actuelles. Et on peut bien imaginer que les villes (ou les métropoles) ou encore moins les régions ne sont pas prêtes à investir dans un tel système, qui suppose aussi par ricochet une réponse du public (qui, même en Allemagne a baissé, même si cela reste le grand pays de la musique classique en Europe).

Pour qu’un tel système fonctionne vraiment dans une métropole régionale, il faudrait que l’on soit sur une centaine de représentations lyriques par an. On a vu que le maximum offert est d’une cinquantaine, et encore avec des menaces et sur trois salles dans tout le pays. Il y a eu notamment à Lyon par le passé (il y a plus de vingt-cinq ans, comme quoi la question n’est pas vraiment nouvelle) la création d’une troupe fondée sur de jeunes chanteurs valeureux, par exemple Ludovic Tézier, qui passa deux ans en troupe à Lucerne, puis trois ans à Lyon. Ça a fait long feu.
Pour un chanteur d’opéra, la troupe est pourtant très formatrice, parce qu’il doit affronter toutes sortes de rôles, répondre à des urgences, côtoyer aussi de grands professionnels. Il n’y a pas de hasard, si certains de nos chanteurs ou chanteuses ont fait de la troupe en pays germanique, il y aura bien une raison, Natalie Dessay (Vienne), Julie Fuchs (Zürich), Elsa Benoît (Munich), Elsa Dreisig (Berlin, et la saison prochaine Munich)…
Impossible à ce stade de déliquescence du réseau français d’envisager un système à la germanique et d’ailleurs il n’en a jamais été question parce que ce système est sorti de toutes les têtes et cocneptions depuis des lustres (à cause de la crise de l’Opéra de Paris, opéra de troupe jusqu’aux années 1970) On peut se limiter à l’entretien d’une troupe réduite de chanteurs, mais là encore, elle ne peut être attachée qu’à un opéra qui produise au moins une quarantaine de représentations. Elle peut être envisageable dans un système de réseau régional : on revient toujours à la question des synergies. Mais il est clair que socialement, le système permet à l’artiste (ou au technicien) des revenus fixes et réguliers, ce qui diminue l’intermittence.
En France, le système est particulièrement hypocrite, justement grâce à la question de l’intermittence, pas vraiment essentielle pour les stars, mais essentielle pour les armées d’artistes, de chanteurs et techniciens qui dépendent des offres. On travaille sur une production, on reçoit un cachet et pendant les périodes creuses, le système de l’intermittence prend le relais. Pour l’artiste, c’est une grande sécurité . Pour le public, c’est moins vrai, car les périodes creuses le sont aussi pour lui.
En Allemagne, le chanteur d’opéra étant « mensualisé » à hauteur de ses prestations dans le théâtre auquel il est attaché, et pour le reste en « free » (où interviennent les offres via son agent), n’a pas besoin de l’intermittence et le public continue à avoir accès à des représentations. Pas de période creuses, d’autant qu’en dehors de leurs contrats locaux, les artistes peuvent en accepter ailleurs. La plupart des chanteurs restent en troupe et ne deviennent free-lance que lorsque s’étant fait un nom, ils peuvent vivre seulement des engagements au cachet.
L’habitude du système stagione cherche à attirer le public par la présence dans la distribution de chanteurs plus connus, le système de répertoire travaille plus sur la fidélisation du public à ses artistes locaux, dont certains deviennent des stars, mais pas tous. à une offre de production plus étoffée, jouant entre standards et nouveautés

Les artistes français gardent ainsi une liberté de choix d’action, de création et d’installation que l’État leur garantit par le statut de l’intermittence. Ce système « socio-libéral » leur convient. Il est soutenu par notre fascination de l’artiste (« aidez-moi à développer mon génie ») et par l’individualisme ambiant, il ne répond absolument pas à la fonction civique et citoyenne du théâtre public, et dans le cas de l’opéra, il le condamne à la mort lente. Si les artistes travaillaient de manière moins intermittente (et donc moins autonome aussi), c’est une lapalissade, on aurait moins besoin du système de l’intermittence et les théâtres afficheraient plus de représentations…

Quant à la question de la qualité, elle n’est pas si différente que ne le disent ceux qui défendent un système à la française, en tous cas dans des salles moyennes. Mais ne rêvons pas, le système stagione convient aux bailleurs de fonds, aux artistes, aux institutions et se trouve ancré dans notre histoire. On ne reviendra pas dessus. Il est plus « paillettes » et travaille moins l’éducation des publics et l’installation du genre, mais actuellement il ne garantit même plus une simple stabilité de la fréquentation.

 

D. L’exemple suisse

On parle toujours de l’Allemagne, j’ai voulu regarder l’exemple suisse, qui présente l’avantage de proposer les deux systèmes et permet des comparaisons sur un territoire socialement assez homogène.

La Suisse est un petit pays, qui entretient une dizaine d’institutions qui offrent et produisent de l’opéra : Saint Gall, Winterthur (essentiellement de l’accueil), Zürich, Bâle, Lucerne, Bienne-Soleure, Fribourg, Berne, Lausanne, Genève. Mettons hors compétition Zürich, le théâtre le plus riche et le plus productif du pays, avec ses 200 représentations d’opéra et ses 30 productions annuelles et qui est l’une des grandes salles européennes.

Un pays, deux systèmes :

Stagione : Genève, Lausanne, Fribourg, Winterthur
Répertoire : tout le reste.

Commençons par comparer dans ce pays riche et prospère deux villes comparables par leur population, Genève (200000 hab/600000 pour l’agglo) et Bâle (180000hab/550000 agglo), entre Genève, ville de banques et d’institutions internationales, et Bâle, ville de l’industrie pharmaceutique et de l’art contemporain, c’est un niveau social à peu près comparable.

Bâle :
Système de répertoire/troupe
Prix des places à l’opéra : de 30 CHF à 145 CHF selon les types de représentations.
Nombre de représentations annuelles d’opéra : une centaine
Capacité de la salle : 860 places

Genève :
Système stagione
Prix des places: de 17 CHF à 309 CHF
Nombre de représentations annuelles : une cinquantaine
Capacité de la salle : 1500 places

Cherchez l’erreur.
Les deux villes sont riches, Les deux théâtres sont des institutions de qualité, ayant chacune une réputation sur le marché lyrique, mais Bâle s’est profilé sur la modernité des productions, sur des metteurs en scène d’avenir (on y a vu Calixto Bieito, bien avant qu’il n’arrive à Genève, on y a vu une résidence de Simon Stone, bien avant qu’il n’explose sur le marché), c’est un théâtre qui table sur de jeunes chefs, de jeunes chanteurs qui tous ne feront pas carrière, sans doute, mais qui assurent un niveau de représentation équilibré, en tout cas supérieur à 80% des théâtres français.
Genève a un très bon niveau productif (récompensé comme Bâle quelques années auparavant par le titre d’Opéra de l’année du magazine Opernwelt) notamment depuis l’arrivée d’Aviel Cahn, mais peine encore à trouver une ligne et surtout à retrouver un public, qui par ailleurs est bien moins ouvert (ou plus fossilisé) que celui de Bâle…
Mais que le prix maximum à Genève soit plus du double du prix maximum de Bâle fait de Genève le théâtre le plus cher d’Europe ou peu s’en faut, mais ne fait pas de Genève un théâtre deux fois meilleur que Bâle, et même si on rapporte l’offre au nombre de représentations rapporté à la jauge de la salle, l’offre baloise reste supérieure.

Cette comparaison montre, à qualité égale (mais sur des lignes productives différentes), que le théâtre de répertoire/troupe est plus performant que le théâtre stagione, sur un territoire à peu près homogène.

Sur la dizaine de théâtres suisses qui ont une saison d’opéra, on totalise hors Zürich environ 450 représentations d’opéra, en France, on totalise hors Paris pour 28 salles environ un peu plus de 500 représentations d’opéra… Calculez et là encore cherchez l’erreur.
Et ce n’est pas une question de qualité, il est clair que nos plus grandes salles affichent une qualité égale à celle de Genève ou Bâle et quelquefois à celle de Zürich, mais les autres salles françaises n’affichent pas forcément une qualité supérieure à Lucerne ou Saint Gall, ni même à Bienne-Soleure, avec sa centaine de représentations lyriques sur deux salles petites (l’une de 280 et l’autre de 300 places) dont celle de Soleure, du XVIIIe, est sans doute la plus belle du pays et un bassin de populations de 180000 habitants environ.
L’idée que le système stagione garantit une qualité moyenne supérieure est vraie sur les plus grandes salles et quelques salles à la programmation attentive et intelligente, mais sur la majorité des autres, c’est tout simplement faux. Le système garantit surtout une souplesse plus grande, un personnel occasionnel et donc un jeu pervers sur les variables d’ajustement comme en ce moment.

 

Derniers mots, dernier maux

Ne nous berçons pas d’illusions, la situation actuelle est appelée à perdurer, avec ses ridicules, son déséquilibre et parfois, sa médiocrité. Au niveau institutionnel, personne n’a envie (ou intérêt) à la voir évoluer. D’abord parce que dans les politiques culturelles, l’opéra n’est évidemment pas la priorité, même s’il serait intéressant de diffuser cet art dit élitiste là où il ne va pas et où il n’est à peu près jamais allé (Tourcoing excepté…). À chaque classe sa culture, ce n’est pas dit, mais c’est un implicite qui perdure.
Ensuite parce que tel qu’il est c’est un boulet pour toutes les institutions qui ne savent pas trop qu’en faire, et ne veulent pas surtout payer trop pour un art de niche (aucune refonte d’un opéra local ne fera une réélection, quant à l’État, l’Opéra de Paris lui suffit largement. Et depuis 2017 et Macron, la culture a continué à avoir la place subalterne que Sarkozy et Hollande lui avaient réservée. Enfin en ces temps de disette, il est impensable de dépenser plus pour l’opéra, la brioche de la culture alors que le pain culturel coûte déjà cher : mieux vaut laisser les choses rassir puis gésir.
Les affaires ne sont pas roses non plus pour le théâtre, qu’il soit public ou privé, mais au pays de Molière, on ne laissera pas tomber le théâtre. Il n’existe malheureusement pas de grand symbole universel de l’opéra en France qui ne peut donc se vendre de la même manière.
Mais ce constat assez accablant n’empêchera pas celui qui écrit et qui est tombé par hasard dans l’opéra à douze ans au grand étonnement d’une famille qui aimait le théâtre et les acteurs et ignorait complètement l’art lyrique, de continuer à militer pour un vrai partage de cet art total.

Alors si l’on veut sauver le soldat lyrique, il faut (à budget constant) faire des choix.
On ne renoncera pas au système stagione, d’abord parce que ce système est très soutenu par l’establishment lyrique et musical qui n’en connaît pas d’autre ou n’en pratique pas d’autre, et parce que c’est un système qui lui est d’abord favorable, avant de l’être au public.
Ensuite parce qu’il est bien trop précieux au politique par son élasticité pour diminuer les frais, le nombre de représentations, le nombre de productions en fonction de la pression financière, des changements politiques etc…sans trop le faire savoir.
C’est d’autant plus vrai et vérifiable que si la moindre quinte de toux au PSG provoque des épidémies d’inquiétude ou de désespoir, personne ne fait cas des quintes de toux lyriques à Lyon ou Toulouse ou Strasbourg. On a un peu parlé de Rouen (c’était le premier cas) mais a-t-on parlé des difficultés des autres au niveau national ? La réalité c’est qu’un opéra peut crever de phtisie à petit feu (une grande spécialité du répertoire lyrique d’ailleurs), cela ne remue pas grand monde.

Alors actuellement chacun cherche des solutions dans son coin, remplacer des productions plus lourdes par des petites formes, ou accentuer la vocation chorégraphique notamment dans les opéras nationaux ; en fait la logistique de la danse est plus légère que celle de l’opéra et la souplesse du système stagione ou des salles multifonctions convient, d’ailleurs, certaines saisons d’opéra privilégient en ces temps de vaches maigres la danse, moins dévoreuse de dollars et attirant un public plus jeune et plus diversifié.

Il faudra bien aussi aborder la question des programmations, particulièrement sensible. J’ai souligné plus haut une certaine monotonie des programmes souvent limités à des standards, avec des étonnements sur certaines ambitions excessives (Turandot, qui requiert des moyens importants, monté dans des salles qui visiblement ne les ont pas) et d’autres sur des absences surprenantes.
Comme la question du baroque.
Voilà un répertoire qui a explosé en France plus qu’ailleurs, avec de nombreux groupes, de nombreux chanteurs formés et surtout une grande souplesse d’adaptation à des salles très diverses. Or, on voit certes ce répertoire dans les programmes, mais pas à la hauteur de l’offre possible (le répertoire est immense) dans des configurations multiples qui pourraient irriguer bien des territoires et profiler la France de manière particulière sur le marché lyrique international.
Autre absence, c’est celle de l’opérette ou d’œuvres plus légères  (comme certains opéras comiques) faites intelligemment, cela se limite à Offenbach le plus souvent et c’est dommage, mais l’opérette a été tuée en France, presque sciemment (bien trop populaire, bien trop troisième âge) alors que c’est un genre à la fois très actuel et très souple, contrairement à ce qu’on pense et ce qu’on en a dit : c’est un genre satirique, qu’on a hélas complètement aseptisé, et particulièrement formateur notamment pour des jeunes chanteurs qui veulent travailler le jeu. Quant à l’opéra-comique un genre né en France avec un répertoire riche et demandant moins de forces que l’opéra, on en voit peu par rapport aux possibilités de choix, du XVIIIe au XXe…
Enfin, la dernière absence, c’est celle de la création ou simplement d’œuvres du XXe rarement jouées. Il est vrai qu’elles demandent souvent des répétitions plus longues et le système ne les favorise pas, avec un public qui n’est pas très préparé. Or voilà un rôle (gratuit) que l’État pourrait assumer par un système plus contraignant de commissions y compris collectives…

Enfin, il y a des salles qui programment (mal) quelques titres par an pour peu de représentations. En soi, afficher un petit nombre de représentations n’est pas un problème si ce qui est proposé est bien monté, vaut le coup et bien préparé. Une production annuelle unique avec cinq représentations bien préparées peut suffire à certains théâtres, à condition que la qualité au rendez-vous puisse attirer le public au-delà d’une ou deux représentations atomisées. C’est toujours mieux que deux ou trois titres médiocrement montés comme on le voit souvent
Mais en général il semble à certains plus rentable pour la com d’offrir deux ou trois titres avec une ou deux représentations, dans des conditions de production très hétérogènes (pour être poli). Il est en effet possible de faire de l’opéra dignement, c’est-à-dire sans faire prendre les vessies pour des lanternes, avec des équipes artistiques de qualité, même si elles ne sont pas de premier plan, et dans des conditions d’accueil simplement professionnelles.

Sans dépenser plus mais en dépensant mieux (vous constaterez l’emploi que je fais du jargon politicien, j’adore) une rationalisation des fonctionnements permettrait une augmentation de l’offre et de la qualité, par les synergies, les échanges, les systèmes de type Opéra du Rhin, seul survivant d’un plan Landowski qui du point de vue du lyrique a fait long feu. Si des villes préfèrent afficher un opéra autonome qui n’a d’opéra que le nom, mais un nom qui est un « symbole », qu’elles le fassent à leur frais et responsabilité. D’autres villes ou équipes municipales qui ont trouvé un opéra dans la corbeille de la mariée sont obligées de le garder mais le trouvent encombrant et le font savoir (Lyon) d’autres qui doivent assumer des dépenses indispensables de mises aux normes (Strasbourg), ont voté les crédits mais pas encore le projet, bonne manière de faire traîner, sans parler de Bordeaux, équipée de deux salles, dont une fabuleuse, mais sans vraie colonne vertébrale artistique, mais elles doivent assumer ; Strasbourg « capitale européenne » ne peut se permettre (à son corps écologique défendant ?) d’effacer son opéra, Lyon ne peut que l’étouffer un peu, dans ce jeu érotique de l’étranglement qui paraît-il augmente la vigueur.
En réalité pour des villes ou métropoles qui ont une ambition culturelle ou une vraie tradition, l’opéra est à l’aise et bienvenu (Lille, Rennes, Nantes, Toulouse, Rouen), dans d’autres, il est une référence de la cité, comme à Marseille ou Nice. Voilà des atouts sur lesquels s’appuyer pour avancer.
Il faudrait enfin réorganiser a minima l’existant en veillant à ce qu’on en finisse avec les clochemerlades du genre Metz-Nancy, Avignon-Marseille-Toulon (on voit à quels ridicules vont se cacher des combats d’un autre temps) et que l’État soutienne et stimule les efforts en ce sens, en revoyant les cahiers des charges et en conditionnant ses éventuels financements.
Tout cela est d’autant plus rageant qu’il y a aujourd’hui une école de chant en France plutôt valeureuse (ça n’a pas toujours été le cas), que les chanteurs jeunes ont besoin de travailler de manière rigoureuse et intelligente, dans des productions qui les font progresser et pas seulement cachetonner et qu’en fait il n’y a aucune raison que le genre lyrique paie les paresses et les ignorances.
Mais je ne suis pas vraiment optimiste, sans aucune confiance dans les institutions publiques pour faire vivre l’art lyrique de manière uniformément digne. Un bel di, vedremo (un beau jour, nous verrons) chante Madama Butterfly. On sait comment cela finit.