MÉMOIRE D’ABBADO 3: SALZBURGER OSTERFESTSPIELE 2000: SIMON BOCCANEGRA, de Giuseppe VERDI (Direction musicale: Claudio ABBADO; Ms en scène Peter STEIN)

Simon Boccanegra!

Pour l’an 2000, Claudio Abbado avait programmé son opéra fétiche au Festival de Pâques de Salzbourg dans une nouvelle production de Peter Stein, qu’on peut encore voir à Vienne car elle est encore au répertoire de la Wiener Staatsoper.

Avec la distance, la production est moins intéressante qu’il n’y paraissait, et le souvenir est vif encore de la mythique production de Giorgio Strehler,qu’on a vue partout dans le monde dans les tournées de la Scala et y compris à Paris avec Claudio Abbado à la tête de l’orchestre de l’Opéra, importée à Vienne pendant l’époque Abbado (1986-91) et stupidement détruite par l’équipe Ioan Holänder et Eberhard Wächter, .
Mais il y eut une Boccanegra Renaissance au début des années 2000: après Salzbourg, on vit l’opéra de Verdi porté par Abbado à Florence (il en reste un DVD) dans la production de Stein mais sans les Berliner, on le vit aussi en Emilie Romagne et notamment à Ferrare dans une autre production qu’il vaut mieux oublier, En bref, Claudio a reprispour quelques tours l’opéra qui lui était cher entre tous,et qui a marqué une nouvelle manière de diriger Verdi en devenant une des grandes références alors que il était considéré avant 1971 comme un opéra secondaire du Maître de Sant’Agata.
Alors vous pouvez imaginer les 15 et 24 avril 2000 avec quelle impatience ce Simon fut attendu. Et comme il fut différent des Simon entendus 20 ans auparavant. Oeuvre quasiment réservée à Abbado, très difficilement écoutable  après lui même par des chefs de grande réputation (je me souviens de Solti à la Scala, ou de Chung à Paris, voire de Chailly à Munich), elle réapparaissait au seuil du millénaire nouveau toute neuve dans le paysage, avec une Mattila somptueuse et un Alagna éblouissant. Ce n’était pas l’équipe mythique qu’on avait vue partout, Freni, Cappuccilli, Ghiaurov, Luchetti, Schiavi, mais il y avait les Berliner avec qui Abbado trouva un son et un ton neufs. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le texte ci-dessous.

 

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi.
Ces oeuvres qui vous accompagnent sans cesse, auxquelles vous faites référence, qui vous ont changé, qui ont transformé votre approche d’un auteur, de l’opéra ou du spectacle en général. Tout mélomane le sait.
Ce qui vaut pour le mélomane vaut aussi pour le musicien. Il y a des oeuvres qui, au delà d’une exécution contingente, habitent l’artiste et l’accompagnent. Il les porte en lui.
Il semble bien que Simon Boccanegra soit pour Claudio Abbado, quelque part, l’oeuvre d’une vie. Sinon, pourquoi après avoir fait renaître cette oeuvre mal connue du public et parcouru le monde avec une production mythique pendant une quinzaine d’années, pourquoi donc remettre l’ouvrage sur le métier ?
Pour tous la messe était dite.
Pour tous, mais par pour Claudio Abbado. Il y avait encore quelque chose à faire et à montrer. L’accueil incroyable du public à la répétition générale, les larmes de dizaines de spectateurs à l’issue du spectacle le prouvent : L’émotion est repassée, inépuisable. Nous doutions et nous avons été, comme tous, emportés par l’évidence : quelque chose nous a été donné de nouveau, quelque chose qui n’efface rien du passé, non, mais autre chose, tout aussi fort, qui nous gifle et nous emporte. A l’opéra, il arrive que les trains passent deux fois
On a pu émettre des doutes sur l’opportunité de reproposer une mise en scène de Simon Boccanegra après le spectacle historique de Strehler /Frigerio. La première réponse qui s’impose est que le spectacle doit vivre. Rester confiné dans les souvenirs, c’est fossiliser ce qui fait le rapport du spectacle au spectateur, qui est immédiat et en même temps fugace. Ces doutes étaient exprimés d’une part par ceux qui avaient vu le spectacle de Strehler, et qui avaient peur de vivre une éventuelle déception qui ternisse l’image de Boccanegra dans leur mémoire de mélomane, (on est dans l’ordre de l’affectif et non du musical (ou théâtral)). La seconde réponse, qui découle de la première est que le spectacle de Strehler remontant à 1971, il n’est pas absurde , 29 ans plus tard de proposer une vision nouvelle.
Peter Stein n’ignore pas ce passé, Claudio Abbado non plus. Stein utilise habilement le spectacle de Strehler, notamment dans le prologue,(Mouvements de foule, disposition du décor, jeu sur l’extérieur – intérieur (mieux réglé chez Strehler à mon avis)), même si le Palais des Fieschi est en réalité dans la vision de Stein un monumental tombeau, qui abrite Maria dans un cercueil de verre, telle la Belle au bois dormant car l’impression est bien celle d’un rêve, ou d’un conte, avec ce décor de Cité Idéale, ce cercueil de verre, ce palais tombeau dont on devine la silhouette dans la nuit: Stein lui-même confiait la difficulté qu’il y a à mettre en scène le prologue. De même dans le premier acte : le lever du rideau très lent sur un cyclo d’un bleu intense, solaire, face à la jeune Amélia, est à l’évidence une réponse au lever de rideau tout aussi lent sur la barque et la voile de Strehler et Frigerio., mais est aussi une réponse au prologue si sombre et si nocturne. Avec Amelia, le jour se lève, et c’est un jour ensoleillé.
Mais au-delà des allusions et des filiations, l’entreprise de Stein est d’un autre ordre, en pleine cohérence avec l’interprétation maturée par Claudio Abbado. La complexité du livret, avec son prologue très antérieur à l’action, ses clairs obscurs, ses révoltes qui ont toutes lieu derrière le rideau, ses personnages qui vieillissent ou qui se dissimulent, fait qu’il y a nécessité de clarifier les situations, identifier les caractères, montrer plus encore que suggérer. Strehler avait conçu un dispositif monumental, somptueux, mais aussi particulièrement poétique et élégiaque. Servi par des chanteurs dont la voix souvent suffisait, par sa splendeur et son expressivité, à camper un personnage, il y avait dans son travail une économie des gestes et des mouvements et un rythme qui répondait directement à la fosse et qui donnait au dialogue scène-fosse une unité peu commune.
Il y a chez Stein d’abord la volonté d’identifier les situations et de montrer les causalités : Boccanegra est élu doge au moment même où il perd son aimée : son cercueil de verre se dresse au fond, lorsqu’il est porté en triomphe. Faute de goût ? non. Il s’agit de décrire un parcours, qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria : le nom même de Maria doit être vu sous plusieurs clefs : il y a quelque chose de virginal – en dépit qu’elle en ait – dans cette Maria, sinon comment expliquer que la mort de Simon en forme de pietà, sinon comment lire en toile de fond, le mariage d’Amelia – Maria et Gabriele Adorno devant un portait gigantesque de Vierge à l’enfant. C’est que la pureté virginale baigne l’ensemble des personnages, Paolo excepté, tous les personnages du drame sont des personnages d’exception, des personnages positifs, nobles, des hommes de qualité. Au milieu de tous, Simon et Amelia, en blanc se retrouvent comme dans une union mystique, dans ce blanc aveuglant qui souligne leurs retrouvailles au fur et à mesure que se déroule leur duo.
La relation Amelia-Adorno est vue au travers du conte, avec les gestes innocents de l’amour innocent. Adorno (un extraordinaire Alagna ) entre en scène comme le danseur étoile du ballet classique, en courant, parcourant un immense tour de plateau pour se retrouver ensuite face à Amelia, : c’est Albert retrouvant Giselle, ou le Prince Siegfried rejoignant le Cygne blanc dans une suite de mouvements chorégraphiés qui font de cette rencontre le ballet d’amour et d’innocence. Karita Mattila (Amelia) quant à elle joue avec son corps, ses cheveux, elle est littéralement ” Nature “, sans apprêts, insouciante et heureuse. Les deux jeunes amants sont libres de toute contrainte. Ce n’est qu’après l’espèce de mariage mystique qu’est la scène de la reconnaissance Père-Fille, que le drame et l’histoire reprennent leur droit..
Du Prologue, qui n’est pas l’Histoire, mais une histoire lointaine et floue, on passe au début du premier acte à une sorte d’évocation du bonheur avant la chute, Univers du Conte, du Ballet, Univers Mystique immaculé où l’habit jaune de Paolo fait littéralement tache: c’est d’ailleurs lui qui précipite la chute: on rentre dans l’histoire.
Alors le décor reprend forme, après avoir été seulement couleur et structure minimaliste et géométrique, il redevient historié et descriptif lors de la scène du Conseil, fort bien réglée, avec un fort premier plan (le conseil) et un arrière plan (le peuple) qui pèse sur l’action. Comme souvent dans la mise en scène allemande, le décor et les costumes sont avant tous fonctionnels, avant d’être esthétiques. Les personnages sont typés : la plèbe en bleu, le parti aristocratique en rouge, le Cuir Noir pour les combats, le blanc pour le Rêve et le Bonheur, le jaune pour le traître (Paolo), et les costumes changent quand la situation change : Boccanegra quitte son habit blanc pour se mêler aux combattants. Entrée dans l’histoire et mêlée à l’intrigue, Amelia est vêtue de rouge, rouge-pouvoir, rouge-passion, mais aussi rouge aristocratique ou rouge-théâtre, tout comme Adorno qui a quitté l’habit du chasseur insouciant pour endosser un costume, rouge lui aussi. Fiesco quant à lui, qui se fait appeler Andrea, ne revêt qu’une redingote aux vagues reflets rouges, qui rappelle son appartenance partisane.
C’est que le décor laisse à chaque fois méditer sur la nature de l’action:
Le prologue laisse voir à la fois LA cité idéale (on est dans un rappel du passé, dans le monde du souvenir), et au fond, ce qu’on prend pour le palais des Fieschi, schématiquement gothique, est en réalité déjà un tombeau abritant le cercueil de verre de Marie. Idéal, Mort, Histoire et Politique, voilà les protagonistes du prologue inscrits dans le décor.
Le premier acte s’ouvre sur un espace vide qui se remplit bientôt d’une structure qui rappelle un retable ou un autel, où se célèbrent les retrouvailles, tout cela reste géométrique et essentiel, alors que le conseil se déroule devant une toile figurant un mur et des portes monumentales de palais, les rouges à gauche (Aristocrates) les bleus à droite(Plèbe) et Boccanegra en Blanc au centre.
L’agitation populaire se déroule en toile de fond et bientôt le décor laisse voir en transparence cette révolte, par un jeu intérieur et extérieur, pouvoir et peuple, qui fait immédiatement comprendre l’action.
Le deuxième acte, qui est celui du drame, de la tragédie, du complot se déroule cette fois dans un lieu clos, une sorte de Saint des Saints du pouvoir où tous passent clandestinement pour tramer…Une salle circulaire, qui fait penser à la salle octogonale du Palais de Néron – la Domus Aurea – (le divan de Boccanegra rappelle étrangement d’ailleurs un siège romain), avec sept portes fenêtres violemment éclairées, comme les sept portes de Barbe-bleue, au centre une table avec un calice. Salle circulaire, fortement centrée autour d’une table ronde, le calice étant le centre de l’action (Paolo y versera en effet le poison). Cette sorte de lieu où tout le monde passe rappelle aussi les décors uniques des tragédies classiques, c’est le lieu clos des rencontres, des crises, des conflits et des retournements. C’est aussi le lieu du moment de vérité. Mais c’est par ailleurs sensé être l’appartement privé du doge, le lieu interdit, qui ouvre les grands choix d’avenir (les sept portes); Paolo sortant, les portes s’éteignent: il n’y a plus de choix possible). Lieu interdit et pourtant violé par tous dès le lever du rideau. Lieu dans lequel on se cache derrière les portes, les colonnes, les rideaux, lieu de mort et d’assassinat, mais aussi lieu de dénouements, de reconnaissance où les grandes âmes se retrouvent (voir le trio Simon-Amelia-Gabriele). De ce lieu clos des complots on passe au lieu ouvert du peuple et des révolutions sous la voûte céleste. Tout se passe dans la nuit, sous les torches, et lorsque Simon regarde la mer, c’est une mer pâle, une mer du petit matin, qui lui fait face, la mer de la dernière aube.
La fin est complètement ouverte, l’espace sans limite, sans décor, les personnages au centre, les spectateurs, comme un choeur antique, au fond. Va s’offrir à eux le spectacle de la mort du doge.
Sous le signe de Maria, cette mort se conclut en pietà, la tête de Simon reposant sur le giron de Amelia-Maria puis le cadavre est élevé, comme ces funérailles de héros où l’on voit le corps montré au peuple éploré.
Il y a donc deux morts, une mort affective et religieuse, c’est la pietà, Simon meurt en reposant sa tête sur sa fille, une mort ” politique “, c’est la mort du héros, qu’on élève, qu’on exhibe à la foule. La boucle est bouclée, le drame individuel et familial, et le drame politique sont clos, puisqu’à travers Gabriele, devenu à la fois gendre et fils spirituel, les deux partis ennemis se réunissent enfin autour d’un doge reconnu par tous. De la dispersion et des oppositions du début de l’oeuvre, on est arrivé à l’unité par le sacrifice de Simon.
Chez Strehler Simon mourait en individu, seul face à la mer, chez Stein, il meurt ” accompagné ” par sa fille et son peuple, il meurt élevé à la grandeur des héros. Officiellement.

A cette mise en scène complexe et analytique (il faudrait aussi analyser les jeux étranges sur Maria, Gabriele et les subtils rappels de l’évangile, Mariage mystique, Annonciation, Pietà, il faudrait analyser aussi les rapports avec le cinéma, dans le traitement de l’acteur notamment), répond une direction musicale qui est le résultat d’une profonde relecture, une relecture, une fois de plus qui rend justice à l’évolution de la musique au XXème siècle, une relecture qui éclaire cette oeuvre sous un jour fort moderne, certains soli de vents renvoient presque à l’école de Vienne ! Une lecture nettement moins élégiaque que par le passé, plus incisive, plus tendue, mais pas plus froide, une lecture qui ne laisse en aucun moment indifférent et qui épouse parfaitement les intentions scéniques. Possédant parfaitement les arcanes de la partition, et à la tête d’un orchestre des grands jours, survolté, Claudio Abbado peut se consacrer à suivre avec une attention palpable chaque moment scénique, chaque mouvement, chaque souffle. Il joue sans cesse sur les couleurs faisant miroiter çà et là le métal, çà et là le feu, ailleurs l’élégie, toujours en architecte de la musique : il pousse les chanteurs à se dépasser, il les aide aussi , très attentif, en particulier à Carlo Guelfi, Simon un peu timide, un peu introverti, notamment au départ. On a pu écrire que devant une telle direction, qui elle-même est mise en scène, mise en espace musical, Stein ne pouvait guère que commenter l’action. Le tout étant si clairement identifiable dans la direction musicale que le rôle du metteur en scène devenait par force, limité!
A cet ensemble exceptionnel répond une équipe de chanteurs remarquables, dominée par l’extraordinaire composition de Karita Mattila en Amelia qui réussit avec des moyens différents, à sinon faire oublier, du moins égaler la performance légendaire de Mirella Freni. De Freni on se demandait comment une voix pareille pouvait sortir d’un si petit corps, il y a avait la poésie, une voix diaphane et éternellement jeune, un personnage tendre et fragile. Mattila, c’est l’opposé. Une voix plus sombre, plus adulte, plus “décidée”, un grand corps gracile, que les proportions énormes de la scène du Großes Festspielhaus fragilisent un peu, mais qui domine en taille Gabriele-Alagna, un jeu cinématographique, qui renvoie aux stars :tantôt Garbo, tantôt Huppert. Cette voix lyrique, pleine, qui sait tour à tour remplir la scène et la salle, mais aussi s’alléger et s’éclaircir: une Amélia incomparable. Entrée immédiatement dans les légendes de la scène.
Après le sombre prologue et ses voix de basse et de baryton qui s’entremêlent et donnent cette couleur obscure et mortifère au début de l’oeuvre, L’arrivée de la voix sublime de Mattila, puis l’entrée en scène ensoleillée de Roberto Alagna renforcent encore plus l’effet de contraste. Alagna, figure quasi enfantine, avec un timbre chaleureux tout en gardant une vigueur juvénile fait merveille. Certes, quelquefois des imprécisions, notamment dans la justesse, certes çà et là les tics traditionnels du ténor, et il faut bien le dire, de la star, mais ce sont dans ce cas des détails. L’important c’est que pour une fois Adorno existe, il en fait un vrai personnage, dont la présence s’impose vocalement et physiquement tout au long de l’opéra.
Très en voix lors de la répétition générale, le jeune Julian Konstantinov semble avoir été en peu en retrait lors de la première dans Fiesco. Son timbre de basse sa puissance néanmoins s’affirment à mesure qu’on avance dans l’opéra. Figure inquiétante à la Raspoutine, il ne fait peut-être pas tout à fait oublier le grand Ghiaurov, mais sa prestation reste de très haut niveau: c’est en tous cas une des basses d’avenir.
On se demandait comment allait se résoudre le problème Boccanegra. A Berlin,. Vladimir Chernov avait donné, en dépit d’une voix au volume limité, mais au timbre exceptionnel, une belle leçon de chant. A Salzburg, Carlo Guelfi a montré qu’il y a encore des barytons italiens de belle facture. Très attentif aux indications du chef, modulant chaque note, cherchant à donner une couleur particulière à chaque moment, jouant sur toute l’étendue du registre, des piani aériens au fortissimi (scène du conseil), il a emporté l’adhésion . Même si à la fin, la voix est fatiguée. Mais cela cadre tellement avec le sens de l’histoire et du livret que la fatigue de la voix, évidente par certaines fautes techniques (le souffle..), passe très bien la rampe et cadre très bien avec l’image de héros mourant qui domine les deux derniers actes.
De Lucio Gallo on retiendra l’extraordinaire personnage méphistophélique avec une voix presque trop belle pour le rôle, mais la composition est saisissante, notamment lors de la marche au supplice.
Enfin on s’offre le luxe de Andrea Concetti en Pietro, c’est un luxe, mais on reconnaît les grandes distributions à l’excellence des petits rôles.
En conclusion, nous avons là à l’évidence ce qu’on peut appeler une représentation de légende, une de celles où tout s’efface devant l’importance de l’ensemble et du résultat. Mais une fois de plus, nous sommes devant un cas d’école: là où le chef d’orchestre a une vision d’ensemble, là où il y a un vrai travail d’équipe, la réussite est assurée. Et quand il s’agit de Boccanegra et d’Abbado, nous sommes au-delà de la simple réussite, nous sommes de plain-pied dans l’histoire de l’interprétation musicale.
Un seul regret: qu’un tel spectacle soit donné seulement deux fois, devant un public hyper-privilégié: un luxe aujourd’hui difficilement défendable… Et qu’il ne soit pas repris par une télévision paraît une absurdité. Ce sont des réussites pareilles qu’il faut montrer pour défendre l’opéra auprès du grand public. Claudio Abbado l’a bien compris puisque ce Boccanegra voyagera en Italie (Florence, Ferrare, Parme, Bolzano) et la production sera reprise à Vienne. Mais tantôt avec d’autres chanteurs, tantôt avec d’autres orchestres. Alors, disons-le, Gérard Mortier a eu bien tort de se priver d’un triomphe assuré lors du festival d’Eté en rompant la coproduction. C’est pire qu’une erreur, c’est une faute.

 

 Giuseppe Verdi
Simon Boccanegra

Opéra en trois actes et un prologue – Livret de Arrigo Boito
Mise en scène: Peter Stein
Décor: Stefan Mayer – Costumes: Moidele Bickel
Simon: Carlo Guelfi / Amelia:Karita Mattila / Fiesco:Julian Konstantinov / Adorno:Roberto Alagna / Paolo: Lucio Gallo / Pietro: Andrea Concetti

European Festival Chorus
Berliner Philharmoniker
Direction Musicale: Claudio Abbado

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IN MEMORIAM HENRY-LOUIS DE LA GRANGE (1924-2017)

henry-louis-de-la-grangeHenry-Louis de La Grange n’est plus, c’était malheureusement attendu tant il était affaibli. Avec lui s’éteint la plus grande mémoire mahlérienne de notre temps, même s’il nous laisse sa monumentale biographie (chez Fayard), qui est l’œuvre d’une vie. Il laisse aussi derrière lui la belle Médiathèque musicale Gustav Mahler, (11 bis rue de Vézelay, 75008 Paris), née en 1986 de sa collection personnelle et de celle de Maurice Fleuret.
J’avais eu l’occasion de faire sa connaissance lors d’une manifestation Mahler à laquelle nous participions tous deux à Milan en 1990 : sa gentillesse, sa cordialité, sa modestie avaient frappé toute l’assistance et tous les intervenants.
Mahler coulait dans ses veines : il avait entendu Bruno Walter diriger la 9ème symphonie en 1945 et cela l’avait frappé. Il passait l’été à côté de la maison de Mahler à Töblach (Dobbiaco) en Italie – où je lui avais une fois rendu visite – , et on le voyait très souvent aux concerts Mahler (évidemment moins ces dernières années).
Lorsque nous l’avions invité, en 1990 donc, la conversation était évidemment tombée sur Claudio Abbado (il n’y pas de hasard),et il nous avait alors confié qu’il n’avait jamais entendu Claudio Abbado en concert et qu’a priori il n’était pas entièrement convaincu de ses enregistrements. Quelques années après, à Salzbourg, à Berlin, à Lucerne aussi, on l’avait vu souvent aller le saluer et il nous avait confié plus tard sa surprise lorsqu’il avait assisté à son premier concert Mahler dirigé par Claudio.

Henry-Louis de La Grange, c’était une figure soucieuse de partage, au militantisme élégant, souriant et actif autour de Gustav Mahler. Il faut reconnaître en lui d’abord bien sûr le grand spécialiste de Mahler, dont il connaissait la moindre respiration, mais il faut aussi souligner qu’il s’est attaqué à ce travail à un moment où Mahler n’était pas du tout l’habitué des programmes de concerts, comme il l’est aujourd’hui. Il a été, en France en tous cas, un précurseur, qui a vraiment contribué à la popularité du compositeur. Pour le jeune mélomane que j’étais dans les années 70, Mahler restait un monument inconnu, qu’on regardait avec une relative distance. Ainsi, si les enregistrements et les concerts de Leonard Bernstein aidèrent ô combien à populariser Mahler, quand Abbado avait imposé à Karajan pour son premier concert à Salzbourg la 2ème symphonie de Mahler au lieu d’un Requiem de Cherubini je crois, c’était pour beaucoup un saut vers l’inconnu. Et le cycle Mahler qu’Abbado conduisit à Milan au début des années 1970 fut en Italie un coup de tonnerre. Tout cela pour replacer l’intérêt pour Gustav Mahler dans un contexte musical qui n’a rien à voir avec la situation actuelle.

C’est justement au début des années 1970 que parut le premier volume de sa monumentale biographie à New York (1973), elle fut traduite en Français en 1979. On peut dire que ce travail accompagna l’explosion mahlérienne qu’on a connue à partir des années 1980. Cette somme monumentale fut un véritable événement en France à sa parution, dont on parla dans le milieu des mélomanes, beaucoup plus que n’importe quel livre de musique aujourd’hui (et même alors) tellement l’incroyable étendue du travail frappa.

Le parcours d’Henry-Louis de La Grange fut exemplaire, celui d’un grand connaisseur discret, éclairé, toujours curieux, avec une autorité qui n’avait absolument pas la morgue de ceux qui savent, mais qui venait du goût et du cœur. Il aura marqué le paysage musicologique, tout en se préoccupant très tôt de la trace à laisser de son travail et du partage de ses connaissances. Un humaniste véritable. Il y en a peu.
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OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: JEANNE D’ARC AU BÛCHER d’Arthur HONEGGER le 21 JANVIER 2017 (Dir.mus: Kazushi ONO; MeS: Romeo CASTELLUCCI)

©Stofleth
Audrey Bonnet ©Stofleth

Voir article sur Wanderer

Jeanne d’Arc au bûcher est une œuvre-frontière qu’on ne peut vraiment réduire à un genre. Oratorio ? Mystère ? Un opéra sans chanteurs puisque les protagonistes sont des acteurs de théâtre, qui ne jouent pourtant pas une pièce de théâtre, chanteurs sans théâtre, puisque Claudel écrit pour des voix et pas des personnages. L’histoire ? Jeanne sur le bûcher revit son parcours en ses derniers instants, comme si le temps était suspendu. La musique d’Honegger en dépit de la situation éminemment dramatique qu’elle décrit, est variée, transgenre elle-aussi, allant du dramatique au guilleret, du tragique à l’ironique ou au sarcastique une sorte de récit musical qui fait place au drame et au burlesque, au commentaire et à l’histoire. Tout comme le texte de Paul Claudel d’une rare vivacité, faussement grandiloquent mais qui peut être lu dans toutes ses variations de couleurs, faisant émerger cette fameuse France chère à Mikhaïl Bakhtine dans son fondamental « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance», une France que Castellucci appelle carnavalesque ou païenne, qui est une composante du Moyen âge et une survivance des traditions terriennes, chtoniennes qui remontent à l’antiquité, de cette France rurale dont Jeanne est aussi issue. Claudel veut sans doute opposer cette France-là à celle, mystique de Jeanne, mais Castellucci nous les fait se superposer dans son travail, parce que les voix sont invisibles, et donc intérieures.

Cette polymorphie est-elle due à l’image de l’héroïne, qu’on peut difficilement réduire à une figure unique, à cause de ses multiples facettes : bergère, chef de guerre, sorcière, sainte ? Pourtant, Jeanne d’Arc est un des piliers du « roman national » français, un des rendez-vous obligés de notre historiographie, dont s’empare la politique pour des bons et mauvais motifs (le microparti de Marine Le Pen s’appelle Jeanne…), et dont l’école de la troisième république a construit, entre autres la figure mythologique.
En 1938, à Bâle, quand l’œuvre est créée en version orchestrale, la guerre est très proche ; et la thématique et les premiers mots du texte « Ténèbres ! Ténèbres ! Et la France était inane et vide » ont fait sens dans une France occupée si bien que l’œuvre de Honegger, créée scéniquement en 1942 à Zurich a été représentée dans de nombreuses villes, presque porte-drapeau d’une résistance à l’envahisseur qui alors faisait vraiment écho à une situation vécue dans leur chair par les spectateurs. Autrement dit, Jeanne a été sans cesse instrumentalisée, par des clans ou des partis opposés, par des institutions diverses, et du même coup vidée de son être profond pour devenir une peau sans corps au service de lectures diverses de l’histoire. C’est bien ce que Castellucci souligne dès le départ dans ce travail d’une intelligence, d’une finesse et d’une humanité rares : l’entreprise consistera donc à redonner à Jeanne un Moi.
Le départ de ce travail est la salle de classe d’une école de filles, dans une sorte d’école-étalon, poussiéreuse juste ce qu’il faut, emblématique juste ce qu’il faut, dans laquelle tout spectateur reconnaîtra quelque chose de son école, avec ses objets habituels, ses meubles un peu défraichis, son tableau noir, ses néons: une école à mettre au Musée de l’Education de Rouen, telle que, sous verre.
L’Ecole comme le reste est responsable de l’ensevelissement de Jeanne sous les symboles. École de filles, des années 50, avec son institutrice rigide, elle a son directeur ou proviseur (Denis Podalydès, qui joue frère Dominique) c’est-à-dire son homme inscrit avec son pouvoir d’homme dans ce monde au féminin. Et contrairement à son habitude, Romeo Castellucci installe l’œuvre dans le concret, dans le réalisme surprenant d’un théâtre qui pourrait être sorti du Topaze de Pagnol, apparemment loin, si loin de Jeanne.
Pendant quinze minutes, sans un mot, sans une note, mais seulement dans le bruit  de plus en plus violent des meubles qu’on déplace, se joue une pantomime initiale : les élèves en classe en fin d’heure, la sonnerie, leur sortie désordonnée, le départ de l’enseignante, et l’entrée de « l’homme » de ménage, le dernier des derniers dans cette école de la République, qui va commencer à nettoyer scrupuleusement la classe, puis, comme un des néons s’affaiblit et cligne, c’est le déclic :  le personnage va se mettre à vider tout aussi scrupuleusement et rageusement chaque meuble, tables, chaises, tableau, objets pour les jeter dans le corridor voisin (à jardin), jusqu’à laisser l’espace vide. Zum Raum wird hier die Zeit (1) , dans cet espace vide va naître la musique :  la musique c’est le temps qui va faire espace.

Le dernier des derniers ©Stofleth
Le dernier des derniers ©Stofleth

Et ce dernier des derniers, cet homme dédié aux travaux les plus humbles, s’enferme et s’isole : c’est Jeanne…qui va peu à peu se débarrasser de ses oripeaux d’homme de ménage pour être son propre corps amaigri et nu, nu et coupé du monde, nu et seul pendant que le monde s’agite derrière la porte, Frère Dominique, proviseur pour l’occasion qui essaie de « raisonner » le/la forcenée, des policiers, et quelques personnages qui s’approchent de cet espace où va commencer une lente cérémonie funèbre de reconquête de soi, faisant de l’espace si précis de l’école désormais vidé un espace mental, où les murs seront revêtus de rideaux noirs ou d’épaisse tenture capitonnée, sur lesquels au fond s’inscrivent en forme de monogramme les lettres A et B, en réalité Audrey  et Bonnet, Castellucci faisant de cette cérémonie en même temps un jeu sur réalité et fiction, réel et figuré, où Audrey Bonnet, totalement fascinante, joue Jeanne, mais aussi une femme, mais aussi la femme, mais aussi Audrey Bonnet, comme si Jeanne était dans tout corps de femme ou qu’il y avait quelque chose de Jeanne dans toute femme.

©Stofleth
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C’est la complexité dans laquelle Castellucci fait pénétrer lentement le spectateur qui fascine : la Jeanne qu’on découvre gratte et fouille la terre comme une archéologue de sa propre histoire mais aussi comme elle creuse sa tombe, en extrait objets ou reliques, tomettes ou lino, elle s’enroule dans les tissus qui traînent ou dans les rideaux, figurant même l’habit de la Vierge, elle chevauche le cheval blanc gisant apparu entre temps en figurant ce galop qui évoque les chevauchées guerrières en une image saisissante,  elle porte l’épée, disproportionnée, phallique, la fameuse épée de Charles Martel ; tous ces symboles historiques, symboles mâles qu’elle arbora en un parcours ô combien transgressif apparaissent pendant qu’elle dit le texte d’une voix qui se colore comme voix chantante, une voix presque déjà abstraite, ailleurs, une voix d’ailleurs qui se mêle, parce qu’elle est sonorisée, aux autres voix qui traversent l’œuvre. Cet espace, il va être fouillé, gratté, il va devenir aussi matière, terre, dont se recouvre l’actrice, mais aussi farine, mais aussi cheval, il devient image d’une âme lacérée, cherchant dans la terre son identité « Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. » (Phèdre Acte I,3).
Par la division de la scène entre salle et corridor, par l’enfermement dans ce vaste espace, par l’accumulation dans le corridor de meubles ou de personnages, face à cette solitude, Castellucci donne à voir la singularité, l’isolement, la nature autre, l’étrangeté : il fait voir en Jeanne un personnage d’un autre ordre, au sens pascalien du terme. Il dépasse l’histoire anecdotique, le voyeurisme du spectateur face au supplice, même figuré : le bûcher est en Jeanne, qui se consume elle-même et la maigreur de ce corps est un corps qui se dévore et se détruit, par la parole, par la seule évocation de sa vie. Jeanne n’est pas au monde car le monde est là, de l’autre côté du mur, banal et quelconque : il faut saluer aussi la performance de Denis Podalydès, proviseur impuissant, alors qu’il est celui qui essaie de raisonner la forcenée d’un ton à la fois rempli de compassion, mais aussi légèrement ailleurs, s’adressant à Jeanne ou s’adressant au vide, comme si cette voix aussi était ailleurs autre ou fantasme. Peu importe alors le sens qu’on met derrière toute cette cérémonie. Peu importe que l’homme de ménage vive une espèce de schizophrénie, qu’il y ait transfiguration ou translation. Le parcours part d’un espace hyperréaliste et reconnaissable par tous, pour aller vers l’abstraction d’un paysage mental que nous violons par notre regard voyeur, au risque d’en être gêné ou perturbé, tant la performance d’Audrey Bonnet est perturbante parce que profondément partagée. Performance étourdissante dont on se relève avec peine à la fin du spectacle.

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Les dernières images sont à ce titre particulièrement fortes : Jeanne acceptant la fin passe dans l’autre monde aidée par son double âgé, une vieille femme nue elle aussi qui mime (ou qui souffle) les paroles que la jeune fille prononce, sans doute la Vierge qui l’accueille, faisant de Jeanne l’autre Vierge : à la terre la Pucelle et au Ciel la Vierge. Enfin, l’entrée des policiers et du proviseur dans la salle vide, avec la terre dont la tache noire sur le sol clair semble être les cendres qui restent du bûcher après consomption, restes qui sont poussière, après l’incandescence de ce qui a précédé, et qui renvoient les trois personnages à l’infinie médiocrité des hommes.
Mais Romeo Castellucci joue sur un clavier très large, peut-être ironique quand les personnages qu’on n’a jamais vus saluent à la fin en costumes médiévaux. Bien sûr ainsi ils sont identifiés par le public qui peut les applaudir en connaissance de cause, mais comment ne pas y voir aussi un clin d’œil un peu coquet autour de personnages vus comme  santons vivants, et donc comme représentation attendue de ces clichés qu’on veut bien applaudir mais ne pas voir…

Ce qui frappe dans ce spectacle aussi, c’est son extraordinaire musicalité. C’est la décision qui consiste à faire perdre tout spectaculaire à la performance, pour n’en faire qu’un long monologue, en effaçant tout ce qui peut distraire de cette vision presque dantesque.  Il y un chœur invisible (installé dans l’Amphithéâtre de l’Opéra) entendu à travers une sonorisation discrète, il y a des personnages, ceux qui chantent (Ilse Eerens soprano solo – la Vierge, Jean-Noël Briend , ténor solo (une voix, Porcus, héraut I, clerc) qui comme les autres interventions sont des « voix », dans l’anonymat de « voix » indiquées par leur tessiture: le mot « voix » est évidemment central dans la légende de Jeanne …alors, saluons les artistes du chœur remarquable de l’Opéra de Lyon (dirigé par Philip White) Sophie Lou, Maki Nakanishi, Brian Bruce, Kwang Soun Kim, Paolo Stupenengo, Paul-Henry Vila, et tous les enfants de la maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigés par la remarquable Karine Locatelli. Les voix ne n’entourent pas Jeanne, celles du Porcus ou celle de frère Dominique, elles sont en elle, dans une dialectique horizontale qui leur donne la même importance relative, elles sont en elle, dispersées dans l’espace de la salle comme dans l’espace du monde ou dans l’espace de son mental.
Maître d’œuvre de la mise en onde musicale, j’emploie à dessein l’expression à cause de la sonorisation que certains vont regretter, mais aussi parce qu’il y a dans la partition des Ondes Martenot, et en lui-même un instrument électronique, l’orchestre impressionnant de précision. Il n’y a pas de contradiction à ce que la musique de cette Jeanne d’Arc au bûcher soit spatialisée, voire désincarnée, ou deshumanisée tant le corps de Jeanne-Audrey Bonnet, décharné, se désincarne et se dématérialise devant nous. Mais tout et retrouve sens dans le travail de cohésion de Kazushi Ono, à la tête d’un orchestre magnifique de précision, sans aucune scorie, avec une finesse, un raffinement même, qui étonne et ravit.

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Kazushi Ono réussit à montrer combien sa réputation de chef précis mais un peu froid est usurpée. Jamais sa direction n’est froide, elle accompagne, en rythme et en couleur, la cérémonie scénique dont elle adopte la respiration, mais aussi la tendresse. Cette tendresse que le travail de Castellucci ne réussit pas toujours à souligner qui frappe par son évidence quand on écoute le travail orchestral, et qui du même coup rejaillit sur le regard qu’on jette sur le théâtre. Voilà un exemple d’effet de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale): certains gestes, certaines attitudes prennent sens quand on écoute le travail à l’orchestre, il y a écho entre geste et musique, il y a circulation des sons et des rythmes, il y a harmonie qui fait image. Autant le décor est brut et froid, autant la musique est tendre et presque légère, qui est aussi expression de l’âme de Jeanne, qui fait partie de son discours, d’autant que dans cette mise en scène, cette musique est monde intérieur et non monde extérieur, elle ne décrit pas une situation dramatique d’un supplice du bûcher auquel on assiste, mais décrit et accompagne un cheminement interne, celui d’une âme dans son espace. Musique d’une âme et non plus d’une situation, cette musique prend alors un autre sens et une autre couleur : c’est cette singularité que Kazushi Ono – Castellucci (ils sont inséparables dans l’entreprise) ont réussi à montrer, ou plutôt à communiquer, à faire sentir, à faire entendre en nous.
Car au total, ce spectacle, comme souvent les spectacles de Castellucci (je pense aussi dans un genre tout différent à son Haensel et Gretel), implique le spectateur violemment projeté dans cette vision, impliqué parce que tantôt touché, tantôt gêné, tantôt frappé, positivement ou négativement d’ailleurs, parce que le spectacle, par le son implique tout l’espace dans la salle, visible ou invisible, parce que le thème et ce qu’on en voit obligent à s’interroger sur Jeanne, sur le personnage qui s’expose devant nous, dans son intimité et son impudeur, sur le personnage qu’il fut et qu’il est pour nous, sur le destin d’un être singulier qui devant nous est en train de reconquérir son Moi dont nous, nous tous, spectateurs présents et futurs, mais aussi tous les autres, nous l’avons dépouillé. Nous sommes tous concernés.
Singulière expérience qui commence comme un spectacle et finit en introspection : un travail aux images fortes et déstabilisantes qui touche profondément la sensibilité du spectateur. On n’avait jamais pensé à Jeanne qu’en images extérieures, images d’Épinal, ou images cinématographiques médiatisées par Falconetti ou Ingrid Bergman : Audrey Bonnet en fait une image intérieure, une voix de notre intimité qui nous fait vibrer encore au souvenir de cette rencontre stupéfiante.[wpsr_facebook]

(1) “Ici le temps devient espace”, citation de Parsifal acte 1

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Jeanne transfigurée©Stofleth

 

MÉMOIRE D’ABBADO 2: TEATRO COMUNALE DI FERRARA 1999-2000: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART (Dir.mus: CLAUDIO ABBADO; Ms en sc: Mario MARTONE)

 

Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.

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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version “réduite” de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus “raide”, beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté “bonbonnière” qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant “Smanie Implacabili”, il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque “piano”, qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais “rond”, il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel “Per pietà”.
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène “étrangère” dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans “Le Voyage à Reims” mis en scène par Luca Ronconi, comme dans “Don Giovanni” mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.

Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:

Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)

Mise en scène: Mario Martone

Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000

MÉMOIRE D’ABBADO 1: PHILHARMONIE BERLIN 2001-2002: PARSIFAL de Richard WAGNER les 29 novembre et 1er décembre 2001 (dir.mus: Claudio ABBADO)

Avant d’ouvrir le Blog, j’écrivais dans le site des Abbadiani itineranti des textes sous le titre générique “Chroniques du Wanderer”, en italien ou en français, tous consacrés aux concerts de Claudio Abbado. J’ai ainsi quelques traces de quelques concerts. Leur relecture m’a fait simplement revivre ces moments qui n’ont pas eu d’équivalent depuis. J’ai décidé d’en republier quelques uns, en français ou en italien, selon ce qui se présente.
Je commence par ce long article sur Parsifal, celui de Berlin en 2001, (qui sera suivi de plusieurs à Pâques avec les Berlinois et l’été suivant  avec le GMJO). J’en rappelle les circonstances. Claudio Abbado était enfin sorti des premières conséquences de sa maladie (survenue en 2000) et avait complètement repris son activité. Je rappelle que depuis sa reprise après son opération le 3 octobre 2000, qu’il n’annula qu’un seul concert, à Athènes, pendant la tournée d’hiver 2001 (Intégrale Beethoven) des Berlinois,  et qu’il effectua, très fatigué, une tournée au Japon fin 2000 avec Tristan und Isolde.   En relisant ces lignes, très ému, je me suis dit que Claudio m’accompagnait encore et que je pouvais ainsi en témoigner.
Et du coup, je me suis mis à réécouter l’enregistrement radio de ce Parsifal. En écoutant l’orchestre…le monde s’est réenchanté.

 

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Parsifal, premières impressions


Rappelons: c’est une longue recherche, musicale, philosophique et humaine qui a mené Claudio Abbado à Parsifal, qui passe par Lohengrin et Tristan. C’est aussi une période qui s’ouvre, puisque Parsifal dominera la saison jusqu’en septembre 2002: on l’entendra à Salzbourg au printemps, puis successivement, avec l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler à Bolzano, Edimbourg, Lucerne. C’est dire le prix attaché au projet. Parsifal a aussi été l’objet d’une très longue préparation, à peine interrompue par la maladie. Il est évident que c’est là une pierre miliaire dans le parcours de Claudio Abbado. Comment s’en étonner: Parsifal est une de ces oeuvres par lesquelles il faut un jour passer, une de ces oeuvres qui n’ont jamais fini de dire quelque chose, une de ces oeuvres qui gardent un mystère qui les rend incontournables, pour l’auditeur comme pour l’artiste.Faut-il sacraliser Parsifal ? Il est difficile de répondre. L’appellation “Festival scénique sacré” devrait nous induire à le penser. Dans le parcours wagnérien, nul doute que l’on est au-delà de l’opéra et du spectacle: on est à un point d’aboutissement qui a commencé au Fliegende Holländer, qui est passé par Tristan, par le Ring. Comme Tannhäuser et comme le Vaisseau Fantôme c’est une oeuvre sur la rédemption possible, qui passe obligatoirement par l’amour, la souffrance et la mort. Comme Lohengrin – avec quelle filiation ! – c’est une oeuvre sur l’impossible dialogue entre l’homme et l’ordre du mystique et du divin, et sur l’arrivée du sauveur inconnu; comme Tristan, c’est une oeuvre sur Eros et Thanatos, comme Meistersinger, Parsifal est une oeuvre sur l’initiation; comme Ie Ring, Parsifal est le récit d’une aventure individuelle qui passe par l’amour, la divinité, la société, et qui se clôt sur sur une fin et une renaissance. Les tentatives de lecture de l’oeuvre hésitent entre l’ésotérisme, la religion à laquelle elle emprunte de nombreuses formes et de nombreux thèmes, on a même pu parler de fatras mystique. Certains enfin nous demandent de prendre garde au danger que l’oeuvre peut représenter pour l’individu (Nietzsche)!

Sang, blessure, castration, chasteté, amour, sensualité, connaissance, passion (au sens religieux et christique), initiation, pouvoir et pouvoirs, société, armée, mère, innocence – comme l’innocent de Boris -, mort. Voilà quelques uns des mots et des concepts qu’il faut avoir en mémoire pour suivre l’oeuvre sans vraiment toujours la saisir. Parsifal, un de ces héros sans origine, parti voir le monde comme Siegfried, sans mère et pourtant complètement soumis à l’image maternelle et au manque, comme Siegmund et Siegfried, arrive dans une société de chevaliers régie par un rite unique qui lui garantit survie et pouvoir: le rite du Graal.

Dans cette société, le pouvoir chevaleresque est détenu par un “roi”, Amfortas, déchu par la faute. Le Graal, vase contenant le sang du Christ, qui a coulé sur la croix par la lance du soldat romain est la source du pouvoir vital des chevaliers. La Sainte Lance (qui perça le Christ) est garante de la survie de ce pouvoir. Amfortas, en fautant, se l’est fait dérober . Aux mains de l’ ennemi, le magicien Klingsor, qui a l’en a transpercé , son pouvoir s’exerce désormais seulement pour faire lui faire éprouver l’atroce souffrance, à chaque fois qu’il exécute le rite, la blessure s’ouvre et le sang coule, sans possibilité de rédemption. Détruit par l’horreur de la souffrance, Amfortas refuse de plus en plus d’exécuter le rite. Au premier acte, il l’exécute pourtant, pour permettre à son père Titurel de reprendre force et survivre. C’est à ce récit et à ce rite que nous assistons.

Parsifal, entré en scène après avoir tué un cygne, comme Siegfried entrait accompagné d’un ours (Parsifal ignore toute règle sociale, Siegfried ignore la peur), assiste au rite et à la torture d’Amfortas, qu’il ne comprend pas: il est chassé du domaine du Graal.

Le personnage central de ce premier acte est Gurnemanz, compagnon et ami d’Amfortas, c’est d’une certaine manière la mémoire vivante de cette société particulière: le garant de l’histoire, des rites, et celui qui transmet. C’est une sorte de Pimen.
Il transmet aux nouvelles générations l’histoire du Graal, et c’est pourquoi en ce premier acte, il raconte son récit à de très jeunes chevaliers (ils peuvent avoir entre 10 et 15 ans). Dans cette version, les jeunes chevaliers sont chantés par des enfants et adolescents…Toute l’approche sonore en est bouleversée. Chaque épisode en est accompagné dans la fosse par l’exposé des leitmotive, qui se suivent et s’enchaînent, répondant à la progression de l’histoire.

Si Amfortas choisit de raconter ce récit à ce moment là, c’est que les jeunes se sont attaqués à une femme: la seule femme que nous verrons dans le domaine du Graal, qui, venue de partout et du nulle part parcourt le monde à la recherche de baumes salvateurs pour apaiser les souffrances d’Amfortas…Qui est-elle ? d’où vient-elle? nul ne le sait, et surtout pas Gurnemanz. Elle est seulement là par intermittences, pour servir, et dépositaire d’un étrange savoir: elle sait que la mère de Parsifal est morte, elle le lui lance au visage, mais au moment où Parsifal va assister au rite du Graal, elle tombe dans une étrange léthargie qu’elle refuse, mais à laquelle elle ne peut résister.

Voilà le premier acte de Parsifal, tel qu’on peut en saisir les quelques implications: un jeune innocent tombe au milieu d’une société au bord du gouffre, dont les lois sociales et morales sont menacées par des forces obscures. Seul un sauveur la sortira de la mort lente: “durch Mitleid wissend, der reine Tor, harre sein, denn ich erkor” (“la pitié instruit le pur, l’innocent, attends celui que j’ai choisi”) Parsifal ne sait pas ce qu’il voit. Il est chassé: le royaume du Graal a laissé partir son sauveur sans le reconnaître. En somme au terme de ce premier acte, nous savons que nous ne savons rien: nous avons assisté, pétrifiés par la grandeur, au rite du Graal, mais nous ne connaissons aucune clé de l’oeuvre. Mais si nous ne savons rien, nous avons appris quelque chose: nous pouvons donc poursuivre le chemin.

Jeudi 30 novembre

Inutile aussi de décrire l’attente dans laquelle était le public de Berlin. Et celle du Wanderer, pour lequel Parsifal est l’oeuvre chérie entre toutes, liée à toute son éducation musicale et à toute l’histoire de sa relation à l’opéra et en particulier à Richard Wagner. Première oeuvre entendue à l’opéra, première oeuvre de Wagner entendue intégralement, première oeuvre entendue à Bayreuth, premier disque d’opéra acheté (celui de Solti..). Eh bien, que dire après cette audition: le lecteur sera surpris de ne pas trouver les superlatifs habituels dans ce site et dans ces lignes pour qualifier ce que nous avons entendu hier…Mais qu’il ne se méprenne pas: il n’y a pas de déception. Il y a stupéfaction. Une stupéfaction qui empêche une réflexion rationnelle et une distance de bon aloi lorsqu’il s’agit de rendre compte. Une stupéfaction qui attend la deuxième audition pour s’assurer avoir vraiment compris les intentions et la volonté du chef.

On a l’habitude d’entendre un Parsifal de cathédrale, grandiose comme un Te Deum, recueilli comme un Requiem, une musique charnue, lente et cérémonielle, éclatante et tout à la fois émouvante, un Parsifal “gothique flamboyant”. Nous nous trouvons devant une rigueur franciscaine, une simplicité et un hiératisme à la limite rugueux, comme dans une cérémonie toute de grandeur simple. Rugueux, le son de ces cloches fondues tout exprès pour cette représentation, que Wagner lui-même voulait et n’avait pu obtenir, rugueuses, ces voix blanches là où habituellement on entend des voix féminines. Là où le son est fini, rond, parfaitement délimité, on a un son aux limites, quelquefois hésitant, mais incroyablement puissant, incroyablement parlant, incroyablement juste. Ce Parsifal est pour moi rupestre, comme ces peintures des chapelles des premiers chrétiens, et par là-même originel. En ce sens, le premier acte doit être grandiose, mais d’une grandeur froide, comme cette distance mise entre ce qui se voit et ce qui se sent, comme cette distance qui sépare Parsifal de la compréhension, de cette Mit-leid, de cette souffrance-avec, de cette passion qui doit être physiquement ressentie pour devenir action. D’où un premier acte parfait dans sa réalisation, mais distant et étranger, impressionnant mais lointain. Comme si il y avait quelque chose qui séparait encore de la lumière et du sublime: c’est beau, certes, c’est impressionnant certes, mais les surprises sont telles qu’elles finissent par déranger l’audition. Et quelques hésitations à l’orchestre. Mais critiques de journaux allemands sont toutes sans aucune exception enthousiastes

Lundi 3 décembre

Samedi 1er décembre: Le miracle. Dès les premières mesures du prélude, quelque chose de différent se passe dans la relation du chef et de l’orchestre. Une fluidité et une précision dont nous nous étions rendu compte jeudi, mais qui cette fois-ci est devenue fusionnelle. Tous sont en place: les voix d’enfants n’ont plus aucune hésitation et les chanteurs sont en forme (Alfred Dohmen le jeudi avait eu quelques difficultés dans Amfortas, il domine ce samedi sa partie de manière impressionnante), le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu, car l’orchestre ne couvre jamais les chanteurs: comment Claudio Abbado a-t-il réussi à obtenir ce son légèrement amorti qu’on entend seulement dans la salle de Bayreuth? Jamais l’orchestre n’est envahissant quand les chanteurs sont en scène, il n’est qu’un personnage parmi d’autres, mais il ne reprend ses droits – avec un éclairage particulier – que lors de l’extraordinaire Verwandlungsmusik, là où “le temps devient espace”: certains spectateurs ont été gênés par le son des cloches, à la fois envahissant et obsédant, et qui donne à ce qui se passe une allure décidement cérémonielle et religieuse: il n’y a plus de théâtre, plus de distance, nous sommes de plain pied avec l’action scénique . Les choeurs alors se mettent à dialoguer: le Tölzer Knabenchor, tout en haut de la salle, près de la voute céleste… tient allègrement le la bémol(!), le Rundfunkchor Berlin sur le podium n’est pas en reste, on se souviendra longtemps du son du “letzten” dans les premières mesures du choeur “Zum letzten Liebesmahle” à la fois adouci et attendri dans un choeur habituellement chanté comme une entrée vaguement martiale, et lorsque la voix du ciel descend vers le spectateur et sonne les dernières mesures après une heure et quarante cinq minutes de musique, le silence est pesant dans la salle frappée d’obscurité, même si de courts applaudissements éclatent lorsque les lumières se rallument.

Ce samedi, nous avons retrouvé cette clarté, cette simplicité franciscaine dont je parlais plus haut, mais cette fois-ci, tout nous a semblé encore plus fluide, encore plus essentiel: loin des grosses machines lourdes que nous avions pu entendre à Bayreuth et ailleurs, loin de ce ton cérémoniel d’une lenteur insupportable que certains chefs prennent pour du recueillement, loin aussi de l’action au sens théâtral du terme: tout l’acte est construit autour de la Verwandlung, de la transformation à vue de la scène, entre le court moment où Parsifal entre en scène et le rite qui va avoir lieu , seul moment de théâtre et d’action construit volontairement au centre de l’acte qui crée un moment de trouble, qui va infléchir notre regard sur le recueillement des chevaliers , mais qui par ce trouble même montre qu’il est l’élément perturbateur cher aux contes, et donc casse un rythme de la représentation auquel nous nous étions habitués dans tout un acte dont l’objet est d’apprendre, et apprendre à sentir: Parsifal est en scène, il faut sentir que quelque chose se passe.

Le deuxième acte est l’acte de la péripétie, cher au schéma narratif traditionnel: nous retournons à l’action et au théâtre: Klingsor le magicien est en réalité un chevalier déchu: incapable de se soumettre au voeu de chasteté, il s’est châtré. Il a été chassé du royaume du Graal et pour se venger a fondé un royaume magique qui en est le symétrique, cet affreux soleil noir dont parle Hugo. Là où le Graal cultive la chasteté et la connaissance mystique, Klingsor organise une société construite autour du plaisir sensuel, une sorte de Venusberg exclusivement dédié à la chasse aux chevaliers pécheurs. Parmi ces chevaliers, Amfortas qu’il a piégé, à qui il dérobé la Sainte Lance, et au moyen de laquelle il l’a castré à son tour, telle est la blessure qui ne se referme jamais. Son arme: des filles fleurs d’un jardin enchanté et une femme, Kundry, qu’il emploie pour les missions délicates en la sortant d’un sommeil léthargique, devenue pour la circonstance un parangon de beauté et de sensualité sauvages, omnisciente (on l’avait constaté au premier acte). Ainsi donc le mystère de Kundry est – quelque peu – dévoilé: lorsque Klingsor ne la rappelle pas, elle court le monde pour expier, et notamment pour soigner Amfortas, qu’elle avait elle-même attiré dans ses filets et séduit, elle est pécheresse suprème (Klingsor l’appelle Höllenrose, Urteufelin – Rose infernale – archidiablesse) et recherche tout à la fois la rédemption . Elle est appelée par Klingsor parce que le cas Parsifal est le plus ardu: c’est un innocent….Après une résistance désespérée, elle cède dans un rire sardonique.

Parsifal passe, amusé au milieu des filles fleurs, scène légère et colorée, mais aussi mystérieuse comme la sensualité, et entend un appel venu du fond des âges: “Parsifal, weile..”.(“Parsifal, reste”) Parsifal, ainsi le nommait sa mère en rêve. Il reste donc et se retrouve devant Kundry, dans un dialogue étrange où Kundry entreprend un jeu de séduction qui est en même temps la première pierre de la construction du savoir de Parsifal. Elle lui raconte l’amour maternel, une vie toute tournée vers le fils chéri. Elle lui raconte la fuite du fils et la mort de la mère. Cet amour perdu parce que tué, quelque part, par le fils, elle va, elle Kundry, le transmuer en amour, tout simplement, par un dernier baiser de mère et un premier baiser d’amour. Parsifal, à qui vient d’etre révélé la première grande vérité de la vie, qui perd, déjà, son innocence, se laisse aller au baiser.

Mais, justement parce que Kundry vient de le faire passer en un instant à l’état d’adulte,qu’ il éprouve la sensualité, et la connaissant, identifie immédiatement la douleur d’Amfortas: il repousse Kundry: il sait désormais, parce qu’il a souffert (“Durch Mitleid wissend” “la pitié instruit le pur…”; cette pitié il faut bien la prendre au sens littéral allemand “souffrance avec”): c’est parce qu’il vit une passion, une souffrance qu’il partage, que Parsifal comprend: lui seul peut donc comprendre le sens du Graal, et du sang versé pour la rédemption du monde. Dès cet instant, Parsifal est ailleurs et Kundry argumente dans le vide. Pire, Kundry comprend le rôle de son baiser (“So war es mein Kuss der welthellsichtig dich machte”/”ainsi c’est mon baiser qui t’a donné la clairvoyance universelle”). La dernière partie de l’acte est vraiment l’effort désespéré de Kundry de récupérer Parsifal, pour elle-même, et elle seule? pour Klingsor? Tout cela reste ambigu: tente-t-elle le tout pour le tout ou bien use t-elle de toutes les stratégies pour piéger et séduire Parsifal ? Est-elle d’abord une femme amoureuse, désire-t-elle Parsifal pour sa propore rédemption ? ou bien n’est-elle qu’une esclave de Klingsor? Est-ce là sa suprème souffrance, à elle, qui vit une recherche tragique d’expiation ou bien est-ce un piège de la stratégie de Klingsor? Elle raconte en tous cas son histoire, son destin face à Klingsor, face à Amfortas, son existence dédiée au mal et à son expiation: sincérité de femme perdue et souffrante ? Nous sommes au coeur même du débat. Parsifal n’entend rien, il sait sa mission, sa vie a une direction, le piège ne peut se refermer sur lui et le royaume de Klingsor est détruit par un signe de croix fait par la Sainte Lance récupérée, reste en scène Kundry: “du weiss, wo du mich wiederfinden kannst” / “tu sais où tu peux me retrouver”: Invitation à la rédemption au sein du royaume du Graal, lorsque – et parce que – la mission aura été accomplie.

Comment rendre la péripétie ? Comment rendre la sauvagerie? comment rendre la souffrance des êtres ? Dans cet acte qui est celui de l’impossible dialogue, mais aussi du théâtre retrouvé et de l’action, Claudio Abbado opte pour la course à l’abîme. Un rythme haletant, qui commence par la peur et le refus, une peur indiscible se lit dans le rythme avec lequel il emmène son orchestre (remarquons au passage les ressemblances dans la situation comme dans la musique avec le début du IIIème acte de Siegfried, mais là la rédemption et la victoire se lisent par l’amour humain, non par la mission mystique…Mais cette Kundry qui surgit du sommeil et qui refuse d’obéir est bien proche d’Erda….Quant à Klingsor et à la lance qu’il va perdre….) Parsifal traverse le monde de Klingsor sans danger car sans savoir. Le savoir commence lorsque Kundry l’appelle, et l’orchestre à ce moment change. Nous avions eu la peur extrème, et le jardin des plaisirs légers, nous retombons dans la souffrance, le mystère, l’obscurité: scène paroxystique s’il en est la scène Parsifal / Kundry est à la fois un récit dans sa première partie, et une seule action dans sa deuxième partie (le baiser) qui fait tout basculer dans le dialogue de la troisième partie: il s’agit désormais de convaincre Parsifal et non plus de le séduire: adieu magie, le discours reprend ses droits, puisque Parsifal est désormais en état de comprendre. Mais puisque la magie a disparu, il faut que le discours soit aussi urgent que le malheur essentiel de Kundry, d’où ces déchirures, ces contrastes saisissants, cette impossible quête qu’Abbado nous fait toucher par un orchestre époustouflant de ductilité, tantôt allégé à l’extrème, tantôt fortissimo, tantôt effleurant les mots des protagonistes, rivalisant bientôt dans l’excès. A cet orchestre il fallait peut-être une autre voix que celle de Linda Watson dans Kundry: elle s’en sort avec les honneurs, mais reste en deçà du nécessaire: face au déchaînement, il fallait une Meyer, ou sans doute une Urmana. Robert Gambill en revanche est assez surprenant, avec une voix qui n’est pas si puissante, il réussit à faire exister le personnage. Tout ici est déchirant, tout est souffrance, lutte, tragédie: nous sommes chez les hommes.

“Du weiss, wo du mich wiederfinden kannst” / “tu sais où tu peux me retrouver”, au roulement de timbale final succède le noir total, puis une explosion du public.

Les personnages sont en place, le troisième acte n’est dès lors que conséquence de ce qui précède: le royaume du Graal s’enfonce dans la déchéance depuis qu’Amfortas refuse de célébrer le rite, Titurel est mort, et le rite funèbre devrait s’accomplir, pour la dernière fois. C’est en même temps le Vendredi Saint, jour de deuil, mais la nature se réveille, c’est aussi la renaissance du Printemps…Comme on le voit, aux thèmes chrétiens s’associent dans le monde wagnérien une vision assez païenne de la nature, mais cette vision est en même temps une anticipation dramaturgique de la renaissance finale, signe du retour de Parsifal. Kundry est en scène, reconnue par un Gurnemanz bien vieilli, elle ne prononce qu’une seule parole “dienen”. Dans ce troisième acte, la parole est en même temps acte, c’est sa seule nécessité, il n’y a plus de récit, les personnages n’ont plus à dialoguer, il faut agir. Gurnemanz rappelle rapidement ce qui se passe, après quelques hésitations reconnaît Parsifal mais ne saisit pas encore ce qu’est l’enjeu de ce retour, signe qu’on reprend l’histoire exactement à la fin du premier acte: rien n’a évolué, tout s’est au contraire dissous. C’est la vision de la Lance indiquée par Parsifal qui lui donne enfin la lumière: tout s’enchaîne alors, mais de nouveau la priorité est donnée au rite: Gurnemanz, gardien des traditions, baptise et indique comment baptiser: Parsifal le sauveur a besoin de ce signe tangible pour faire partie de la communauté, pour y faire entrer à son tour Kundry. La nature participe par sa renaissance à l’événement et anticipe la dernière scène, qui commence par une formidable Verwandlungsmusik.

De ce dernier acte, Abbado fait une cérémonie funèbre: c’est ce rythme funèbre qui marquera l’ensemble de l’acte, avec un climax lors de la Verwandlungsmusik. A cette cérémonie funèbre est attachée une infinie tristesse. Même la scène finale, qui apporte la paix, reste plongée dans cette tristesse existentielle. L’enchantement du Vendredi Saint est plein de cette beauté triste, ce “Beau, ardent et triste”, cher à Baudelaire – cet admirateur de Wagner -, qui rend bouleversant l’atmosphère de l’ensemble de l’acte. Dans ce contexte, comme on l’a dit plus haut, la Verwandlungsmusik prend une allure d’apocalypse, et les cloches déchaînées s’allient aux coups de timbale, très secs, la vie et la mort, la communauté face à son destin, le reste de chaleur contre le froid absolu. Cette vision de l’absolu wagnérien est sans doute unique, réalisée de cette manière, dans les annales de l’oeuvre: Jamais on n’a entendu ça, comme ça. Comment faire désormais un Parsifal sans les cloches!?

L’atmosphère apaisée de la scène finale et sa relative rapidité laissent tout en une sorte de suspens. L’extraordinaire manière dont Abbado révèle le tissu orchestral, l’enchevêtrement des motifs et des instruments et sa paradoxale impression d’harmonie absolue donnent une impression d’ordre céleste. Si l’on se réfèreà la théorie des trois ordres pascaliens, l’ordre des corps (Kundry), l’ordre des esprits (Gurnemanz), c’est la Musique qui assume le troisième ordre du divin, aidée en celà par les voix du Tölzer Knabenchor, ces enfants qui chantent comme des Anges du Paradis: comme les anges musiciens des tableaux de Giovanni Bellini, les enfants donnent ici l’impression définitive, la projection sur un futur possible, l’ouverture, car le reste a été et reste si triste.

Noir absolu, très long silence, trente minutes de délire d’un public bouleversé.

On aura compris que ce Parsifal là ne ressemble à aucun autre, il a l’harmonie de la tristesse et la violence de la souffrance, la rugosité de la simplicité et le grandiose des cathédrales primitives. Aucune facilité, aucun laisser aller à l’esthétisme gratuit: chez Abbado, la forme est toujours au service d’une substance. Alors, les amoureux de la beauté ardente et triste, courez à Salzbourg pour Pâques, à Edimbourg, Bolzano et Lucerne cet été, mais vous, simples amateurs d’opéra, amants du faux grandiose et de la flamboyance gratuite et théâtrale, passez votre chemin, ce Parsifal n’est pas pour vous.

Berlin, Philharmonie, 29/11 – 01/12/2001RICHARD WAGNER
1813-1883ParsifalBühnenweihfestspiel in drei Aufzügen
Dichtung von Komponisten

Amfortas: Albert Dohmen
Gurnemanz:Kurt Moll
Parsifal: Robert Gambill
Klingsor: Richard Paul Fink
Kundry: Linda Watson
Titurel: Hans Tschammer
Zwei Gralsritter: Franz Supper, Markus Hollop
Blumenmädchen: Caroline Stein, Christine Buffle, Heidi Zehnder, Gesa Hoppe, Karin Süß, Elena Zhidkova
Stimme aus der Höhe: Elena Zhidkova
Vier Knappen: Solisten der Tölzer Knabenchores, Philip Mosch/Peter Mair (alternierend), Tom Amir, Christian Fleigner, Simon Schnorr

Rundfunkchor Berlin
Tölzer Knabenchor

Berliner Philharmonisches Orchester

Claudio Abbado, Dirigent

À TROIS ANS DE SA DISPARITION, UN TEXTE DE CLAUDIO

Il y a trois ans disparaissait Claudio Abbado. Que servirait-il de rappeler une fois de plus notre lien indéfectible à l’homme et à l’artiste: alors, j’ai eu une autre idée, celui de le rendre vivant, une irruption d’Abbado en direct parmi nous. Et aussi de retrouver et publier tels que des textes écrits en le suivant, avant la naissance du Blog, et en ce soir si particulier et dans les prochains jours, de rappeler au lecteur ce que fut son Parsifal dont on parla peu en France à l’époque: vivant parce que vous allez lire un texte de Claudio Abbado annonçant le projet Parsifal avec le Philharmonique de Berlin en 2001-2002. C’est un court texte inédit en France d’une immense émotion qui ouvrait sa dernière saison berlinoise, adressé aux berlinois, et qui dit sur Parsifal des choses simples et intenses.
À l’époque, j’étais déjà Wanderer et je publiais sur le site des Abbadiani Itineranti. J’ai retrouvé mon texte sur ce Parsifal, ce sera pour plus tard. Ce soir, c’est Claudio qui s’adresse à nous, et pour l’heure, nous sommes tous les berlinois.

Le Parsifal de Richard Wagner est déjà depuis longtemps dans mon esprit. Après avoir dirigé Lohengrin, Tristan und Isolde, et tant de préludes et d’extraits d’opéras wagnériens, aujourd’hui, à la fin de mon mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, je me dédie à Parsifal.  Wagner lui-même s’est immergé dans le Thème durant des décennies, avant de pouvoir construire son propre drame à partir des fondations du poème épique de Wolfram von Eschenbach. Aucun autre opéra n’a mobilisé son attention pendant une période aussi longue. Dans Parsifal, Wagner a réuni une symbolique si riche et tant de motifs venus de tant de mythes, que l’opéra produit des signifiés toujours neufs et aussi souvent très différents entre eux. Pour moi aussi, la Musique exerce une particulière fascination, parce qu’elle est d’une clarté et d’une épaisseur extraordinaires et que du point de vue de la composition elle constitue un regard vers le passé, et à travers une nouvelle modalité harmonique moderne, un regard vers l’avenir. Elle est un pont entre le romantisme et le XXème siècle.

“Zum Raum wird hier die Zeit ” (« ici l’espace devient temps »). Cette citation de l’opéra doit être le leitmotiv de notre saison de laquelle Parsifal est le noyau. J’ai réfléchi longtemps à la possibilité de porter Parsifal « Festival scénique sacré » destiné à l’idéal acoustique de Bayreuth sur le podium de la Philharmonie de Berlin. L’oeuvre de Wagner est une « Oeuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) qui nous touche d’une manière toute particulière, et sur laquelle la musique a un effet quasi objectif. Au développement de la temporalité s’ajoute une atmosphère spatiale qui nous entoure. Scharoun(1) lui-même avait sa propre idée des effets conjugués espace-musique-homme, qu’il a pu réaliser de manière géniale par la construction de la Philharmonie de Berlin. Mon rêve consistait à mettre ensemble ces deux visions.
Je suis heureux et reconnaissant que nous ayons pu faire fondre des cloches spéciales pour les importantes scènes du Graal qui auraient dû être celles que voulait Wagner pour les représentations. On sait combien Wagner tenait à ces cloches.
Je voudrais profiter de ce moment pour remercier mon public berlinois pour la fidélité et l’amour qu’il m’a témoigné tout au long de ces années. J’éprouve une profonde amitié pour cette ville et ses habitants auxquels je resterai, dans le futur aussi, toujours lié.

Claudio Abbado

(1) L’architecte de la Philharmonie de Berlin

IN MEMORIAM GEORGES PRÊTRE (1924-2017)

gpretreGeorges Prêtre n’est plus. Avec lui s’éteint d’un des derniers très grands chefs internationaux français qui a dû sa renommée internationale d’abord à cause de sa collaboration avec Maria Callas, et qui était aimé dans des pays aussi différents que l’Italie (adoré à la Scala) ou en Autriche (où son passage au Wiener Symphoniker comme premier chef invité qu’il est toujours resté fut marquant et apprécié). Rappelons pour mémoire qu’alors que les Wiener Philharmoniker, les plus connus donnent seulement quelques concerts à Vienne (la plupart des musiciens sont en fosse à l’opéra), la grande saison symphonique locale (au Konzerthaus) est assumée par les Wiener Symphoniker, actuellement dirigés par Philippe Jordan. Il reste tout de même le seul chef français à avoir dirigé deux fois le Concert du Nouvel an à Vienne, en 2008 et 2010.

Mais inexplicablement, il n’était pas trop aimé à Paris, au moins jusqu’à l’inauguration de saison de 1984, où son Moïse de Rossini (Mise en scène de Ronconi, avec Verrett, Gasdia, Merritt, Ramey) fut un événement.
Je n’aime pas les nécrologies, d’autres le font mieux que moi, et ce n’est pas l’objet de ce Blog. Je voudrais simplement rappeler les rencontres avec Georges Prêtre, que j’ai entendu diriger pour la première fois à l’Opéra de Paris dans Don Carlo en 1974…(Suzanne Sarocca, Nicolaï Ghiaurov) : ce fut la curée. Prêtre alors était systématiquement hué par un certain public, je ne sais lequel, mais sans doute le même qui avait hué Crespin sur la même scène d’une manière et sauvage et injustifiée. Il y avait alors à Paris des arbitres des inélégances, qui hurlaient contre Liebermann au nom du fait qu’il ne faisait pas chanter les chanteurs français, et qui ont fini par chasser Crespin et Prêtre du théâtre national. Cette étonnante attitude contre Georges Prêtre étonnait beaucoup les mélomanes étrangers, lui qui avait un tel succès à la Scala, où il était très aimé (des amis se souviennent encore de sa Bohème avec Cotrubas et Pavarotti). Jeune mélomane alors, je ne comprenais pas bien cette hostilité, même si dans cette fatale édition de Don Carlo m’avait frappé comme la foudre le Filippo II de Ghiaurov, et moins la direction qui ne méritait en aucun cas l’opprobre, mais qui ne m’avait pas semblé aussi marquante.
Et à rebours de la mode parisienne, je l’appréciais parce qu’il était souvent inattendu (voire aussi discutable) dans ses choix de tempo, dans la distribution des volumes, et toujours éminemment raffiné. Je l’ai entendu – et apprécié- à Paris dans Les contes d’Hoffmann de Chéreau dont il a dirigé la première série de représentations, mais aussi dans la magnifique Madama Butterfly de Jorge Lavelli importée de la Scala, et dans Samson et Dalila, entendu à Paris avec Guy Chauvet et Fiorenza Cossotto, mais surtout en 1991 à Vienne (production Götz Friedrich avec Domingo, Baltsa, Fondary) où il fut étincelant.
Preuve qu’il était considéré comme bankable, notamment dans le répertoire français, il a dirigé le Faust enregistré avec l’Opéra de Paris, et Mirella Freni en Marguerite (EMI) appuyé sur les nombreuses reprises de la fameuse production mythique de Jorge Lavelli alors qu’il n’a dirigé aucune des séries de représentations de cette production à Paris.

Autre preuve de la manière dont il était apprécié, notamment par les italiens, Massimo Bogianckino l’a appelé pour ouvrir sa première saison parisienne avec Moïse et Pharaon de Rossini en 1983, où il remporta pour la première fois depuis longtemps un authentique triomphe, mérité. Si bien que possédant l’enregistrement de la représentation retransmise, c’est elle que j’écoute le plus souvent : entre Verrett, Gasdia et Ramey, il y a de quoi écouter en boucle. Mais Bogianckino l’a appelé aussi pour un Werther mémorable (Alfredo Kraus, Troyanos en alternance avec Valentini Terrani) et pour une série de Don Carlos en version française chantée avec moins de bonheur, mais avec une distribution courageuse : à l’époque personne ne voulait apprendre la version française .
J’ai reçu quelques sms d’amis italiens très tristes de sa disparition : en France, comme il se doit, à mesure qu’il vieillit, il devint de plus en plus référentiel et on le statufia. Il reste que mon estime pour lui est née de la manière injuste et ridicule dont il fut reçu plusieurs fois par des imbéciles patentés du public de Garnier dans les années 70, et de ce Moïse qui reste pour moi à l’opéra l’un des sommets de son art.

Un grand bonhomme de la musique s’éteint, parfaite illustration de l’adage Nemo propheta in patria.