L’HOMMAGE DE LA SCALA ET DE MILAN À CLAUDIO ABBADO. QUELQUES RÉFLEXIONS.

Milan, 27 janvier 2014
Milan, 27 janvier 2014

Le 27 janvier, j’étais à Milan.
N’ayant pu me rendre à Bologne, j’ai pu me libérer pour assister à cette cérémonie (voir la vidéo) dans la grande tradition scaligère, qui associe la ville (la “Cittadinanza”) et son théâtre, lors de l’hommage à un de ses directeurs musicaux disparus: Arturo Toscanini, Victor De Sabata, Gianandrea Gavazzeni eurent droit à cet hommage, c’est au tour de Claudio Abbado. L’Orchestre du théâtre joue dans une salle vide et ouverte sur la place . Cette fois-ci, sur la scène, le directeur musical , Daniel Barenboim, qui comme on le sait était un ami de longue date de Claudio,  dirigeait non pas l’orchestre de la Scala mais la Filarmonica, fondée par Claudio Abbado sur le modèle du Philharmonique de Vienne en 1982.
Daniel Barenboim et les musiciens ont donné une interprétation impeccable et très sentie de l’adagio de la Symphonie n°3, Eroica, de Beethoven, “à la Furtwängler”,  cher au coeur de Barenboim, pleine de solennité, pleine de grandeur, même au moment du fugato central, qui gardait cette monumentalité qui a bouleversé beaucoup d’auditeurs, des auditeurs silencieux, très divers: on y reconnaissait évidemment des amis, des connaissances, des spectateurs vus à la Scala (si l’on excepte les touristes et les mélomanes étrangers, 75% du public est milanais, et qui fréquente régulièrement cette salle prend vite ses repères), mais aussi des familles, des étudiants, des “anonymes” comme on dit. On entendait autour de soi “rinascità di Milano”, la renaissance de Milan, comme si, serrés autour de la mémoire de Claudio Abbado, les habitants se retrouvaient pour célébrer la ville, et pour célébrer celui qui, pendant dix-huit ans entre 1968 et 1986, en a été l’une des gloires, adulé par beaucoup, mais aussi très contesté par d’autres: la lecture de la presse de l’époque rendrait compte de l’extraordinaire violence des attaques dont il fut l’objet.
En tous cas il fut une figure à un moment où Milan, avec Paolo Grassi, Giorgio Strehler, Claudio Abbado, dictait à l’Italie sa couleur culturelle, notamment dans le spectacle vivant et où les institutions milanaises s’exportaient: on se souvient des tournées à l’Odéon du Piccolo Teatro, mais aussi de l’accord signé entre Paolo Grassi et Rolf Liebermann pour un échange régulier de productions. On a vu à l’époque à Paris et pour des raisons bonnes ou mauvaises Simon Boccanegra (Strehler, Scala), Wozzeck (Ronconi, Scala), Madama Butterfly (Lavelli, Scala), L’enfant et les sortilèges (Lavelli, Scala) tandis que Paris a envoyé Lulu (Chéreau, Boulez) au cours d’un Festival Berg qui fut l’unique événement notable de véritable échange entre les deux théâtres. Il est vrai que la réaction négative de Claudio pendant le Simon Boccanegra (il avait publiquement dit le mal qu’il pensait de l’orchestre) et la perte d’influence de Rolf Liebermann, qui n’était plus en cour auprès de la présidence de la République furent pour beaucoup dans le relatif échec de cette politique. Il reste qu’à Milan, et jusqu’à la fin des années 80 et le début de mani pulite, l’argent coulait à flot et les initiatives culturelles étaient assez nombreuses et spectaculaires, l’époque Abbado en a évidemment profité. C’est un peu ce souvenir qui flottait, un souvenir évidemment magnifié par l’émotion et la présence de nombreux nostalgiques de ce mythique Âge d’Or.
Ce fut une grande époque, mais aussi une époque féroce de luttes idéologiques, dont il reste des traces aujourd’hui: Claudio Abbado, homme de gauche, compagnon de route du PCI (Parti Communiste Italien) alors et toujours proche du PD (le Partito Democratico) n’avait plus depuis longtemps joué en usine, non plus que Maurizio Pollini, mais reste un chiffon rouge pour certains crétins: voir le titre du Il Giornale (le quotidien de Berlusconi) de ce jour qui traite Abbado de bacchetta rossa (baguette rouge)

claudio-abbado-il-giornale-prima-paginaou l’article infecte du journal Libero par un critique qui se cache sous un pseudo, qui l’attaque sur Cuba. Épiphénomènes, d’autant que les opinions bien connues d’Abbado et qu’il a toujours affirmées n’ont jamais interféré sur sa manière de faire de la musique qui elle n’est ni de gauche ni de droite. Quant à ceux qui soutiennent que c’est parce qu’il est de gauche qu’on l’honore de cette manière, laissons les nager dans leur bêtise ou leur crasse.
En tous cas, je pense que les journaux de la droite italienne ont vu non sans agacement 8000 à 10000 personnes se réunir sur la Piazza della Scala autour du chef disparu. Un tel rassemblement montre aussi quelle relation Claudio Abbado avait noué avec le public, et quelle image il avait dans la population qui ne fréquente pas forcément les salles de concert, mais qui était là ce lundi soir.
Car c’est bien là la particularité de ce chef: à la fois discret, voire fuyant, et en même temps capable de déchainer des enthousiasmes infinis et une admiration presque détachée de son activité.
On a croisé hier bien des amis, mais aussi des spectateurs connus comme “mutiani” car l’Italie sait avec génie structurer sa population en différents courants, ou clans: Abbado était lui même un tifoso du Milan AC (bien que Berlusconi en soit le propriétaire), quand d’autres soutiennent l’Inter. Cela semble en France un peu baroque, mais en Italie l’union autour du club de foot qu’on soutient a du sens. Sur ce modèle, le public de la Scala s’est au long de son histoire divisé en callassiani et tebaldiani,  en abbadiani et mutiani, demain sans doute (cela commence déjà depuis la nomination de Chailly comme directeur musical) en chaillyani et gattiani. C’est la vie pittoresque de ce théâtre, qu’ailleurs on arrive difficile à se représenter et comprendre. C’est cette réalité qui a permis aux abbadiani itineranti, lundi très nombreux, d’ailleurs objet d’un regard plutôt condescendant de notre presse musicale bien pensante, de se développer à l’ombre de Claudio. Quelqu’un l’a sussuré à la radio lors de la table ronde organisée par France Musique l’autre vendredi en disant “gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge”. Mais Claudio lui-même avait donné son placet à la création de ce club, et a continué jusqu’aux derniers jours à entretenir les contacts de manière suivie, tout simplement parce que les rapports avec lui étaient simples et amicaux et touchaient tous les sujets, il ne se gardait pas tant que ça de ses dangereux amis…
J’ai écouté d’ailleurs avec attention cette intéressante table ronde, podcastable. Je ne suis pas familier des rares choses que disent ou écrivent les journalistes français sur Claudio Abbado et j’ai parcouru d’assez loin ce qui s’est écrit en France . Je lis plutôt les grandes références de la presse de langue allemande qui l’ont toujours suivi : Frederik Hanssen (Tagesspiegel), Manuel Brug (Die Welt) et surtout Wolfgang Schreiber (Süddeutsche Zeitung) et Peter Hagmann (NZZ).
J’étais donc très curieux d’entendre une table ronde que j’ai trouvé passionnante surtout par ce qu’elle disait en creux. En creux, elle disait l’étrange rapport de Claudio Abbado avec la France: rien d’inexact, des remarques justes, et en même temps des références plutôt anciennes, qui me faisaient penser à ce qui se disait de lui dans les années 80, notamment pour ses concerts ou ses disques symphoniques, notamment pour sa froideur; quelqu’un a même parlé de “feu glacé”, oxymore que nos 10000 personnes présents lundi à la Scala apprécieront: se déplace-t-on à 10000 pour vingt minutes d’hommage à un “feu glacé”?
Ainsi, en ce qui concerne l’opéra, à part les années Scala et Verdi, peu ou pas de références: j’ai écrit quelque part dans ce blog qu’Abbado a longtemps été pour les français le chef verdien par excellence et j’ai entendu  plusieurs fois par les journalistes présents rappeler l’équation chef italien= répertoire italien: entre Verdi, Rossini, Donizetti, Bellini, Abbado a dirigé tout de même des phares du répertoire, même si les participants ont noté qu’il n’avait pas dirigé Puccini. Certes, mais je peux assurer qu’il en avait caressé l’intention.
Mais c’est à la suite d’un concert Brahms particulièrement heureux que les Berliner Philharmoniker l’ont élu et c’est plus sur Mahler qu’il a construit sa légende, notamment à la fin de sa carrière…
On a parlé à la radio de Verdi et Rossini mais les Wagner et les Mozart, Berg et Debussy n’ont pas été même évoqués, l’exhumation de Fierrabras de Schubert à Vienne passée sous silence, comme si cela ne correspondait pas à l’image qu’on voulait transmettre de lui. Et même à la Scala, Abbado a dirigé, outre Verdi, Bellini, Berg, Gabrieli, Debussy, Donizetti, Manzoni, Moussorgski, Mozart, Nono, Prokofiev, Rossini, Schönberg, Stravinski, Wagner. Réduire à Verdi/Rossini reste un peu limitatif, sinon vraiment erroné.
Autres approximations: on a évoqué en lui le “grand bourgeois” qui savait manœuvrer. Là aussi, on tombe dans le cliché, sans comprendre vraiment sa manière d’aborder les choses. Claudio Abbado est issue d’une famille de la bourgeoisie moyenne cultivée: c’est l’évolution de sa carrière, mais aussi le mariage de sa sœur Luciana avec Luigi Pestalozza, musicologue, historien de la musique, mais aussi partisan pendant la guerre et très lié au Parti Communiste qui font que la famille Abbado va pendant un temps être une référence dans la vie musicale milanaise, avec le frère Marcello au conservatoire G.Verdi, la sœur Luciana aux éditions Ricordi, et Claudio à la Scala: c’est plus une famille de bonne bourgeoisie de gauche (“radical chic” dirait-on en Italie) que véritablement de la grande bourgeoisie, mais en revanche elle pouvait assurément apparaître aux yeux des adversaires comme un clan qui verrouillait les activités musicales milanaises: il reste que Luciana Pestalozza a fait beaucoup pour la musique contemporaine à Milan et qu’au moins , comme les participants l’ont justement rappelé,  Claudio a de nombreuses fois laissé le pupitre très symbolique de la Prima du 7 décembre à des collègues: Votto (1969-70), Gavazzeni (1970-71, 1972-73), Böhm (1974-75), Kleiber (1976-77) – ils étaient très amis, Claudio portait sa montre-, Maazel (1980-81, 1983-84, 1985-86) et Muti (1982-83),  ont ouvert des saisons à la Scala .
Autre raccourci: l’habileté supposée de Claudio Abbado à gérer les arcanes de la vie milanaise. Les liens qu’il avait avec le parti communiste, mais aussi avec le parti socialiste (Paolo Grassi, sovrintendente de la Scala et son successeur Carlo Maria Badini) suffisaient dans une Italie dominée par des clans et des appuis partisans: il n’avait pas à se mouvoir. Il suffisait de vouloir pour obtenir.
De toute manière Claudio a toujours fait ce qu’il a voulu, et les faits sont têtus (comme lui): quand ils lui ont résisté, il est parti. Il est parti de la Scala quand il a senti des résistances dans l’orchestre travaillé par d’autres voix, il est parti de l’Opéra de Vienne quand la mort de Klaus Helmut Drese le Generalintendant de Vienne, avec qui il avait construit son projet,  a amené à la tête de la Staatsoper Eberhard Wächter et Ioan Holänder qui n’avaient pas du tout en tête le même projet,  il a annoncé son départ de Berlin peu après que le Spiegel eut fait état d’une fronde chez les berlinois, dont certains lui ont toujours été hostiles, (mais Guy Braunstein, ex-premier violon et Ludwig Quandt, violoncelle solo des Berliner portaient son cercueil) il a renoncé à diriger les viennois (mais Alois Posch, ex contrebasse solo des Wiener et contrebasse solo de Lucerne Festival Orchestra et de l’Orchestra Mozart portait son cercueil) lorsque les Wiener Philharmoniker ont refusé de changer leur organisation à Salzbourg pour qu’il puisse diriger tout le temps les mêmes musiciens (pour Tristan et Così fan tutte). S’ajoute à ce dernier point qu’à Salzbourg il se méfiait de Gérard Mortier et surtout n’était pas convaincu par le metteur en scène Hans Neuenfels dans Così fan tutte. Il est donc parti, en un communiqué de presse paru le 1er janvier 2000 !
Oui, il ne luttait pas, mais s’il sentait qu’il n’y avait plus consensus pour comme il le disait “faire de la musique ensemble”, ou simplement, faire les choses comme il l’entendait et comme il en avait envie, il partait ailleurs. D’ailleurs, son départ de Berlin marqua la fin de sa collaboration régulière avec des orchestres institutionnels qui ne correspondaient plus à ce qu’il attendait, après sa longue carrière.
Après Berlin, il ne dirigea que des orchestres qu’il connaissait, ou dont il avait plus ou moins choisi la composition, le Lucerne Festival Orchestra, le Mahler Chamber Orchestra (avec qui il a continué une collaboration au moins annuelle) et l’Orchestra Mozart, qu’il composait autant que de besoin, et une fois par an, les Berliner,  faisant du rendez-vous de mai un des grands moments de chaque saison .
Lorsqu’un chef de cette trempe meurt, il est évident qu’il faut revenir sur l’ensemble de la carrière, et l’on remarquera que son comportement fut singulier dès le début: pouvait-on alors ignorer qu’à 32 ans il imposa pour sa première apparition à Salzbourg (14 août 1965) la symphonie Résurrection de Mahler, au lieu d’un programme Cherubini que voulait Karajan? Et il imposa Wozzeck (en version originale) à la Scala dès 1971 dans un théâtre qui dix sept ans avant  en avait hué  la création à Milan (par Dimitri Mitropoulos et en version italienne).
En terme de parcours, les quatre participants ont beaucoup parlé de la Scala, mais peu de Vienne (sinon de Wien Modern, essentiel il est vrai), et presque pas de Berlin, sinon pour reconnaître que le choix des berlinois était judicieux après l’ère Karajan (même si cette nomination fut un coup de tonnerre). Curieusement, la période plus récente a été passée sous silence: j’ai bien entendu l’un d’eux reconnaître que ses Beethoven en DVD (2002-2003)  avaient plus de chaleur, mais c’était en même temps reconnaître qu’il ne les avait pas entendus en concert, ni à Rome, ni à Vienne (hiver 2001), ni même à Salzbourg (Printemps 2001) où il en a donné quelques uns. C’est bien là mon étonnement: comment parler de la musique d’Abbado sans rappeler d’autres concerts que grosso modo, ceux donnés à Paris, alors que c’est un chef qui ne prenait toute sa dimension qu’au concert.
Voilà pourquoi cette table ronde m’a laissé l’impression d’une considération plus convenue que vécue. Chacun a ses goûts et sans doute avait-on affaire à des critiques distanciés, ce qui est tout à fait admissible, mais à l’argumentation et aux exemples très partiels, et donc plutôt partiaux, ce qui l’est moins.
Personne n’est contraint d’aimer Abbado, mais tout de même, rester si éloigné de la réalité notamment des dernières années, où chaque apparition à Lucerne faisait événement, ou certains concerts à Berlin furent mémorables (en mai dernier, avec une Symphonie Fantastique encore dans les mémoires) m’étonne et me fait dire que Claudio, si aimé, voire adoré à Berlin, ou même à Vienne ait été mis à distance par une presse française qui ne s’est pas vraiment intéressée à sa carrière après 1990. Pourtant, les concerts de Pleyel ces dernières années avaient été accueillis par un public particulièrement chaleureux. Mais public et presse, ce n’est pas toujours la même chose.
Je ne pense pas être de parti pris (je vous vois sourire), certains programmes fractionnés ne m’enthousiasmaient pas, tous les concerts n’étaient pas des épiphanies, l’Orchestra Mozart ne sonnait pas toujours de manière convaincante (même si les dernières prestations furent vraiment exceptionnelles), mais il reste que Claudio nous surprenait toujours, notamment parce que retravaillant les partitions, il ne se répétait jamais: son Beethoven très symphonique de l’intégrale avec les Berliner parue en 2000 tranche avec l’approche dynamique et plus chaleureuse de la version suivante (les concerts de Rome de 2001) sortie en 2002-2003 en DVD et en 2008 en coffret CD, faite avec un orchestre plus réduit, plus proche d’un orchestre de Haydn que d’un grand orchestre romantique. Mais les derniers Beethoven de Lucerne marquent un retour à une approche plus symphonique.
Sa personnalité était peu ouverte à ceux qu’il ne connaissait pas, il n’aimait pas les interviews sauf de journalistes familiers ou amis (ce qui pouvait gêner ceux qui voulaient l’interviewer ou converser avec lui), il n’était ni un homme de discours, ni d’écriture, mais un homme de projets (il en fit à Milan, à Vienne, à Berlin…partout où il passa) et c’était au concert qu’il s’ouvrait et  parlait. Ses écrits (en collaboration avec Lidia Bramani par exemple) restent essentiellement d’intéressants récits d’expériences ou de souvenirs, des conversations, mais pas des moments d’une épaisseur conceptuelle inoubliable. Car s’il lisait beaucoup (j’avais vu traîner dans sa loge à Berlin un livre de Gustave Thibon au moment où il faisait Parsifal), ses lectures alimentaient la construction des projets, ses interprétations ou sa maturation des œuvres, mais pas vraiment de discours sur l’oeuvre, avec lui, on parlait de tout (notamment d’écologie ou de foot), et assez peu de musique. Il parlait d’ailleurs peu sur les oeuvres, et n’aimait pas qu’on souligne par exemple qu’il avait des compositeurs favoris. Je me souviens lorsque nous préparions une exposition autour de sa carrière, nous avions pensé insister sur Mahler en valorisant un espace spécifique: et il avait écarté cette suggestion en nous répondant : “E gli altri? poverini!” (Et les autres, les pauvres…). Cette modestie dans l’approche, il l’a toujours eue et revenait sans cesse sur le métier, en artisan plus qu’en maestro. Il revenait sur les œuvres quand il lui semblait qu’elles pouvaient encore dire quelque chose et il était aussi capable de juger sévèrement, voire de refuser de voir cités des enregistrements qu’il estimait ratés.
Son expression, sa plume, son outil, c’était l’orchestre et quand il n’a plus eu besoin de carrière, quand il a enfin pu faire ce qu’il voulait, et faire de la musique comme il voulait et avec qui il voulait, il en a saisi l’occasion. Ses dix dernières années furent donc une chance dont très peu de chefs ont pu bénéficier et qui furent un cadeau extraordinaire pour le public, notamment à Lucerne où la présence du Lucerne Festival Orchestra a changé vraiment l’ambiance des concerts, devenue familière, chaleureuse, une ambiance de confiance et de disponibilité, grâce à l’attention  de Michael Haefliger, un intendant à la fois passionné et sensible.
On peut comprendre que sa personnalité n’ait pu séduire ceux qui attendent des chefs un discours, une sorte d’enseignement sur les œuvres qu’ils abordent, les grenouilles de backstage. À Abbado il suffisait de les diriger pour faire comprendre et surtout pour faire sentir. J’ai écrit que c’était un chef synesthésique, il avait conquis le public par cette communication-là, subtile, impalpable, créatrice d’attente tendue: il y avait cette électricité dans l’air à Lucerne ou à Berlin lorsqu’il apparaissait, et de cela, nous sommes orphelins.[wpsr_facebook]

 

Appendice:
Claudio Abbado à l’opéra (Productions et non opéras en concert, systématiques à Berlin – avec une production de Falstaff à la Staatsoper Unter den Linden)

À la Scala
Manzoni: Atomtod
Donizetti: Lucia di Lammermoor
Bellini: I Capuleti e i Montecchi
Verdi: Don Carlo (2 productions), Simon Boccanegra, Macbeth, Aida, Un ballo in maschera
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, La Cenerentola, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Berg: Wozzeck (2 productions)
Nono: Al grand sole carico d’amore, Prometeo
Schönberg: Erwartung
Prokofiev: L’Amour des trois oranges
Stravinski: Oedipus Rex
Gabrieli: Edipo Re
Mozart: Le nozze di Figaro
Moussorgski: Boris Godounov
Wagner Lohengrin
Debussy: Pelléas et Mélisande
Bizet: Carmen

À Vienne (1986-1994)
Verdi: Don Carlo (répertoire), Simon Boccanegra,  Un ballo in maschera
Wagner: Lohengrin (répertoire)
Schubert: Fierrabras
Strauss: Elektra
Rossini:  Il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Mozart: Les nozze di Figaro, Don Giovanni
Moussorgski: Boris Godounov, La Khovantschina
Debussy: Pelléas et Mélisande

Ailleurs (Edimbourg, Paris, Londres, Tokyo, Turin, Ferrare, Salzbourg, Berlin, Reggio Emilia, Bolzano, Tel Aviv etc…)
Bizet: Carmen
Verdi: Simon Boccanegra (3 productions), Otello, Falstaff (2 productions)
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, Il viaggio a Reims
Debussy: Pelléas et Mélisande
Berg: Wozzeck
Strauss: Elektra
Wagner: Tristan und Isolde, Parsifal
Moussorsgki: Boris Godunov
Janaček: De la maison des morts
Mozart: Don Giovanni (2 productions), Così fan tutte, Le nozze di Figaro, Die Zauberflöte
Beethoven: Fidelio

 

 

GRAZIE CLAUDIO

Un ami à qui j’écrivais que ce matin je me sentais un peu vide m’a répondu : « Ah ! non ! Pas vide, plein du bonheur qu’on a pu engranger grâce à lui !!! ». Je n’avais pas envie d’écrire si vite, et il m’a redonné l’énergie qui ne devrait jamais nous abandonner : car Claudio, c’était la vie et l’énergie par la musique. Aucun de ses disques, aussi extraordinaires soient-ils, ne transmettra ces moments extatiques, ces moments de bonheur fou qu’il a pu nous donner en concert ou à l’opéra, ces moments où vous sortiez de la salle les jambes flageolantes, mais le sourire aux lèvres, où vous vous jetiez dans les bras des amis émus comme vous. Car Abbado c’était d’abord la musique en vie, et pas la musique en boite. Son univers on le ressentait au concert.
Une émotion pareille, seul lui a su nous la transmettre. Nous avions intitulé une petite exposition dédiée à sa carrière « Volare con la musica », voler avec la musique. L’expression est encore actuelle, Abbado a fait voler la musique pour des milliers d’auditeurs de ses concerts.
Comme d’autres artistes qui ont marqué l’histoire,  Abbado se régénérait sur le podium, il y vivait : lui le pudique, lui le discret, il communiquait d’un regard, d’un sourire, d’un geste et construisait avec les musiciens, et peut-être encore plus ces dix dernières années, un rapport étrange, intuitif, sensible, qui ne passait pas par la parole : il disait le bonheur des choses muettes. Il stupéfiait le public, mais aussi ses orchestres. La veille du dernier concert avec les Berliner, à Vienne, en 2002, pendant l’exécution de Pelléas et Mélisande de Schönberg, il pleura. Jamais nous ne l’avions vu ainsi, et certains musiciens berlinois ont porté longtemps en eux cette image.
Rappelons aussi cette incroyable « Fantastique » de Berlioz à Berlin en mai dernier. Qui pouvait imaginer la folie qui saisit la salle , et la manière dont il félicita chaque musicien dans les coulisses après le concert, comme s’il savait que ce serait le dernier.
Sans égrener ces moments de bonheur intense qui me donnent la force d’essayer de transmettre  quelque chose de cette magie-là, je voudrais revenir sur quelques traces où pour moi  émotion et bonheur, joie et bouleversement sont inextricablement mêlés : Simon Boccanegra, où l’on ne peut oublier l’orchestre de la scène finale, qui pleure avec Simon devant la mer. Il viaggio a Reims, avec son bis du gran concertato a quattordici voci, à la Scala en 1985, où il mit la salle en délire. Et ses Boris, et son Wozzeck, et son Pelléas qui fut (avec la complicité d’Antoine Vitez) un des moments qui le plus m’étreignit, notamment au moment de l’adieu à la Scala, et.. et..et..nous ne cesserons pas d’égrener le rosaire de la joie, et du souvenir intense de la communion la plus profonde.
Je m’arrêterai aussi sur des souvenirs plus récents. Le « toll » qu’un inconnu me susurra pendant la répétition générale de la symphonie n°2 de Mahler en 2003 à Lucerne, le sursaut de mon voisin à un moment (le cor lointain) de l’exécution de la 3ème de Mahler toujours à Lucerne, et ses larmes qui coulaient, les miennes ininterrompues, qui m’empêchèrent de voir lors de l’audition de « Ich bin der Welt abhanden gekommen » des Rückert Lieder de Strauss par Waltraud Meier et les Berliner en avril 2002, pour son dernier concert à Berlin en tant que directeur musical. Pièce d’une triste actualité, elle produit en moi quand je la réécoute toujours le même effet qu’au concert (mon dieu, le cor anglais de Dominik Wollenweber…). J’écoute et je réécoute, et je retrouve à chaque fois cette émotion qui m’étreint, et les larmes qui viennent: là, oui, on sent ce qu’est Abbado au concert.
5 minutes, qui vous changent une vie.
Car Abbado a changé ma vie. Il a  changé mon rapport à la musique. Il m’a appris à écouter et surtout à comprendre. Abbado n’est pas comme Boulez un pédagogue. Il ne dit rien, il n’explique rien. Mais il dit et il explique en dirigeant, et comme il dirige, il vit. C’est là sa vérité et c’est cela qu’il transmet, l’intensité, la profondeur, l’épaisseur de la vie. On ne sortait jamais indemne d’un concert d’Abbado
Abbado a changé ma vie aussi parce que sans le vouloir ni l’organiser, il a su fédérer autour de lui des gens de toutes origines sociales ou géographiques qui avaient été saisis de cette même intime conviction, de ce même rapport à la musique et sans les connaître il a créé entre eux des rapports intenses d’amitié, de complicité, de compréhension d’une très grande profondeur nés de ces émotions communes. Il a créé un rapport baudelairien : Abbado ne cesse de produire de la synesthésie.

« Le vent se lève, il faut tenter de vivre » écrivait Valéry.
Ces derniers mois, les phares de ma vie de spectateur et d’auditeur, Regina Resnik, Patrice Chéreau, Claudio Abbado sont partis. J’ai construit ma passion d’adulte autour de ces balises qui une à une deviennent des cénotaphes et qui malgré tout, évoquent et ravivent les émotions, qui elles restent bien vivantes. Comme tous les artistes, ils restent là, par-delà, au-delà, ils sont autour de moi.
C’est cette leçon de vie qu’il faut continuer à porter.
Claudio Abbado l’a portée jusqu’à l’extrême de ses forces : à Lucerne cet été, même si je le refusais, son Schubert et son Bruckner sonnaient comme une résignation. Abbado ce fut toujours pour moi une jeunesse incroyable, une énergie intacte, un sourire ineffable et bouleversant. Cet été à Lucerne, il n’y avait rien qu’une tristesse prémonitoire, que deux symphonies des adieux, inachevées comme le resteront tous les projets qu’il continuait d’échafauder : je m’en étais ouvert à quelques amis d’ailleurs, qui le ressentaient confusément et nous ne nous étions pas trompés : une fois de plus, Claudio avait parlé du haut du podium…
Alors, dans les prochains jours, nous allons lire à satiété les textes de circonstance qu’on a lus pour les autres grands disparus, les adieux officiels, les pensées préfabriquées, enfin, tout ce que Claudio n’aimait pas beaucoup . Mais nous savons bien ce que de là haut il va nous dire de sa main gauche qui dansait et de son regard enfantin et de  son doux sourire étonné.
Il va nous dire énergie, envie de construire, envie de témoigner,  envie de continuer à apprendre et à accompagner la musique. Michael Haefliger, le directeur du Lucerne Festival, disait il y a quelques années : nous ne nous posons aucune question, nous préférons faire comme s’il était éternel. Il rappelle dans son texte d’hommage une citation trouvée par Luigi Nono dans un monastère de Tolède : Wanderer, il n’y a pas de chemin. Ce qui compte c’est seulement de marcher. Si Claudio nous a quittés, le bonheur qu’il nous a offert, la générosité de son art, son regard sur le monde et sa volonté d’aller toujours de l’avant, de croire en la jeunesse, de faire naître sans cesse des projets nouveaux, d’être toujours dans l’avenir, nous restent comme de précieux dons : à nous d’aller plus loin, à nous d’y croire, à nous de continuer parce que Claudio est en nous : oui, je suis un abbadien, et aujourd’hui plus qu’hier encore, et j’en suis très très fier. En marche ! Grazie Claudio.

 

CLAUDIO ABBADO (1933-2014)

La nouvelle est tombée, on s’y attendait malheureusement.
Un peu plus tard j’essaierai d’écrire;  mais d’emblée un message de ses enfants: Claudio est avec nous tous. Il est parti pour le mystérieux voyage. Serrons nous autour de sa vie de bonheur. Nous ferons savoir où il sera possible de le saluer.
Daniele Alessandra Sebastian Misha

Claudio Abbado n’est plus. Et la musique est dépeuplée.

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: MARISS JANSONS DIRIGE LE SYMPHONIERORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS LE 18 JANVIER 2014 (BERG-TCHAÏKOVSKI) avec GIL SHAHAM

Mariss Jansons et l'Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE
Mariss Jansons et l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE

Cette semaine parisienne était particulièrement chargée musicalement, entre les quatuors à la Cité de la musique, Lakmé, et ce week end qui accueille d’un côté à Pleyel le LSO et John Eliot Gardiner ainsi que l’Orchestre Simon Bolivar et Gustavo Dudamel , de l’autre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et Mariss Jansons et les Wiener Philharmoniker et Riccardo Chailly au Théâtre des Champs-Élysées. Le public parisien devait donc se diviser ou se multiplier. Que sera-ce lorsque la Philharmonie, la Maison de la Radio et Boulogne Billancourt seront ouverts?
Mon choix s’est porté le 18 janvier sur Mariss Jansons, évidemment, et les bavarois. Le programme était alléchant, et Jansons ne se choisit pas, il s’impose.
Le Théâtre des Champs Élysées n’était pas tout à fait plein: le public des mélomanes à Paris reste relativement réduit et n’est pas élastique: devant trois lieux possibles pour des concerts symphoniques ou de musique de chambre, il se dilue, et ne peut satisfaire pleinement à l’offre.
Une remarque liminaire : entre une salle Pleyel à l’acoustique erratique et un théâtre des Champs-Élysées à l’espace réduit qui comprime et les orchestres, et le son, il n’y a pas de vrai lieu pour que la musique respire vraiment à Paris. On aura beau discuter à l’infini de la pertinence de la construction de la Philharmonie à La Villette (Ah, comme les beaux quartiers conviennent mieux à la musique classique! Comment oser s’aventurer à la frontière du 93 pour aller écouter sa musique favorite et risquer mille morts à la Porte de Pantin et dans la terrible ligne 5?)  ce sont des débats qui cachent évidemment la volonté d’un certain public de préserver ses lieux et les petits privilèges de l’entre-soi. On a entendu les mêmes au moment de la construction de Bastille (le 12ème? ooooh quelle horreur! mais personne n’ira jamais là-bas…) et on a vu le résultat. Laissons la pensée médiocre s’exprimer, c’est une période qui lui est hélas très favorable…
Oui, en enfant très gâté, j’ai l’habitude de salles plus vastes, à l’acoustique plus claire, qui laissent le son respirer, les musiciens jouer avec de l’espace, la musique s’expanser et réverbérer. Entendre cet orchestre au Théâtre des Champs-Élysées m’a surpris et j’ai eu l’impression qu’il ne pouvait rendre ce qu’il rend dans d’autres salles, qu’on n’entendait pas forcément tout ce qu’on devrait entendre, même si évidemment le rendu permettait quand même de comprendre et des options du chef et des qualités intrinsèques de cette phalange exceptionnelle, l’une des plus aguerries et des plus accomplies du monde.
Le concert a commencé par me laisser dans une grande perplexité: le concerto pour violon de Berg est une pièce que j’affectionne, et dans laquelle je suis rentré en écoutant Claudio Abbado, avec Kolja Blacher d’abord et le Mahler Chamber Orchestra dans une petite ville du sud de l’Italie, Potenza, et avec Isabelle Faust et le Philharmonique de Berlin (voir le l’article dans le blog).
J’avais alors essayé de souligner l’impression bouleversante de poésie et de tendresse perçue alors, avec des sons d’une finesse infinie, grêles comme l’infime, qui rendaient palpable la fragilité de la vie. Ce qui frappait, c’était ce “je ne sais quoi” et ce “presque rien” qui rendent justice à cette esthétique de l’ineffable chère à Jankelevitch. On entendait tout, et cette musique, si inspirée du choral de Bach O Ewigkeit, du Donnerwort (BWV 60), renvoyait à une espèce de sens du sacré, qui donnait tout son sens au sous titre de l’oeuvre “À la mémoire d’un ange”.
Le concerto, je l’ai déjà rappelé ailleurs, est dédié à Manon, la jeune fille enlevée à 18 ans à Alma Mahler et Walter Gropius. Et la couleur de l’interprétation qu’en donnent et Shaham et Jansons semble plutôt s’appuyer sur l’expérience de Gropius l’architecte, car elle propose une vision très architecturée, aux formes très nettement dessinées, aux contours nets, aux transitions à la fois souples et glaciales qui font penser à la neue Sachlichkeit, une sorte de nouvelle objectivité dont Gropius et le Bauhaus s’inspirent dans les années antérieures et qui s’appliquerait ici à cette lecture. Une interprétation à distance, d’une pudeur qui confine à la neutralité, et qui aboutit à effacer presque toute approche sensible. Évidemment, on ne demande pas de pathos dans une oeuvre qui en est très éloignée, mais elle n’est pas éloignée en revanche d’une sensibilité religieuse qu’on ne perçoit pas ici. L’orchestre est impeccable, le son d’une netteté et d’une précision au cordeau, presque géométrique: un bloc descriptif plus qu’introspectif qui essaie d’évacuer ce qui pourrait donner de l’émotion.
Pour tout dire, je ne suis pas arrivé à rentrer dans cette logique et la pièce ne m’a rien dit. Je n’ai pas entendu l’orchestre me parler, non plus que le soliste, impeccable, complètement en phase avec la couleur orchestrale, et donc sans aucune marque d’émotion, et plus grave encore, sans vrai discours. Tout cela laisse froid. On ne voit pas d’univers dans le travail, on ne voit rien de ce qui peut être derrière les yeux car tout au contraire est devant les yeux. Ce n’est évidemment pas une question de technique, c’est une question de vision. La perceptible technicité de l’être, sans rien de son imperceptible légèreté.
En bis, logique vu la genèse de l’oeuvre, une pièce de Bach très familière au public, la gavotte en rondeau de la Partita pour violon seul nº 3 de Bach, joli morceau virtuose, mais qui là aussi n’exprimait pas une approche sensible et m’a laissé un peu extérieur.
La deuxième partie a changé complètement la donne. Car la Pathétique de Tchaïkovski fait évidemment partie du génome de Mariss Jansons, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski à Leningrad. Et on sait ce que sont encore aujourd’hui les interprétations de Mravinski, sans doute inégalées.
On reproche souvent à Tchaïkovski un côté un peu sucré, qui trouverait dans la Symphonie n°6 pathétique un terrain particulièrement fertile, avec le danger inhérent à une symphonie “pathétique” à savoir un excès de pathos, qui ferait naturellement pléonasme. Et certains n’hésitent pas à s’engager dans cette voie.
D’emblée, dès les premières mesures, on a tout ce qu’on n’avait pas précédemment à savoir un discours, un discours qui s’installe immédiatement, par le dialogue sensible des bois et des violoncelles, par la respiration des silences, par la manière de susurrer  et surtout par cet imperceptible voile dans l’attaque des violons, reprise par la flûte (somptueuse). Et immédiatement une fluidité, une urgence, un halètement, dans une clarté du langage, dans une approche cristalline sans jamais être appuyée, car peu de pathos dans cette pathétique, ce qui lui donne d’autant plus de force, une force lyrique dans le deuxième mouvement et surtout un troisième mouvement à couper le souffle qui  tient en haleine et crée une incroyable tension . Ce troisième mouvement molto vivace où toute la technicité de la direction et la qualité de l’orchestre se mettent au service d’une énergie du désespoir qui après le premier mouvement très intériorisé et tendu (où est même citée la messe des morts de l’église orthodoxe) le second plus apaisé (et très dansant, ce qui fait toujours penser au J.Strauss de Jansons) marque ce troisième d’une tension et d’une dynamique qui en font une course désespérée et bouleversante, ce qui pourrait justifier le qualificatif “tragique” que son frère voulait donner à l’oeuvre, et auquel lui préféra “pathétique”. Le dernier mouvement est cet adagio lamentoso qui est l’originalité formelle de cette oeuvre. Il pâtit légèrement de la tension imprimée au troisième, même si l’épaisseur sonore de l’orchestre, sa pâte orchestrale sont mises en évidence, avec le dialogue entre les instruments (les cuivres et les bois…, mais aussi les contrebasses dont le son s’efface peu à peu à la fin)  et montrent une machine parfaitement huilée mais aussi l’engagement dans une interprétation  très légèrement distanciée, en crescendo sonore qui fait regretter le manque de volume de la salle et qui malgré tout en multiplie l’effet, mais paradoxalement ne procure pas forcément l’émotion voulue par ce mouvement. Le silence final est perturbé par quelques applaudissements timides d’auditeurs peu attentifs: on n’est pas à Berlin…

Un triomphe , qui provoque le bis traditionnel de Jansons, la Valse triste de Sibelius, où sont soulignées encore une fois les qualités de souplesse et les magnifiques transitions “à la Jansons” que l’on a connues dans ses interprétations de Johann Strauss. Commencée dans le doute, la soirée se termine sans l’adhésion totale à une vision et un chef qui reste pour moi, après qui vous savez, le plus passionnant du jour.
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Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR
Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR


 

 

 

L’ACTIVITÉ DE L’ORCHESTRA MOZART EST PROVISOIREMENT SUSPENDUE

Orchestra Mozart et Claudio Abbado ©Marco Caselli Nirmal
Orchestra Mozart et Claudio Abbado ©Marco Caselli Nirmal

Le communiqué laconique s’affiche sur le site de l’Orchestra Mozart:

SOSPENSIONE TEMPORANEA DELL’ATTIVITA’ DELL’ORCHESTRA MOZART

A partire dall’11 gennaio

La Direzione comunica che a partire dall’11 gennaio 2014 le attività dell’Orchestra Mozart e dello Staff sono temporaneamente sospese.

Grazie  di cuore a tutti dallo staff dell’Orchestra Mozart.
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Suspension provisoire de l’activité de l’Orchestra Mozart
À partir du 11 janvier
La direction communique qu’à partir du 11 janvier 2014, les activités de l’Orchestra Mozart  sont provisoirement suspendues.
Merci de tout cœur à tous les membres du staff de l’Orchestre Mozart.

Nous sommes trop proches de Claudio Abbado pour ne pas être tous frappés par cette triste nouvelle qui obscurcit le début de cette nouvelle année, pour laquelle il y a peu encore nous formulions des vœux. Ainsi donc le dernier orchestre fondé par Claudio Abbado cesse (provisoirement écrit-on) l’activité. Les annulations successives de ces derniers mois et l’incertitude qui pèse sur les mois futurs ont eu raison du fragile équilibre de la structure, si fortement liée à Claudio Abbado, dont la santé inspire une forte inquiétude et pour lequel nous formulons les voeux les plus sentis, les plus forts de rétablissement prochain.
Certes, on pouvait espérer que la direction de l’Orchestre réfléchisse aux moyens de le pérenniser en faisant appel à d’autres chefs, en premier lieu à Diego Matheuz, directeur musical du Gran Teatro La Fenice, qui a la confiance d’Abbado et qu’elle construise pour cet orchestre un vrai futur. Ça n’a pas été le cas, semble-t-il pour des raisons diverses, dont la situation critique des institutions italiennes n’est pas la moindre.
Cet orchestre, nous l’avons vu naître, grandir et prospérer ces derniers temps: les concerts qu’il donnait montraient qu’il avait atteint sa maturité. Et les succès remportés, avec Haitink ces derniers mois, ont témoigné de la valeur à laquelle depuis 2004 (il atteint l’âge de 10 ans cette année) l’a porté Claudio Abbado.
Mais sa relation privilégiée à son chef, et l’affection mutuelle très forte qu’ils se portent, sa composition variable selon les concerts, mais toujours faite de musiciens familiers du travail d’Abbado, font que cette formation apparaît comme l’outil musical le plus proche, l’orchestre presque personnel du grand musicien. Comme toujours, Claudio a su installer une ambiance propice à la maturation, à la création, à la musique qu’on fait ensemble et dont on tire du bonheur: effectivement, il pouvait apparaître un peu difficile que ce dernier né et donc ce préféré puisse passer sous une autre baguette.
Et pourtant, ce fut le destin de tous les orchestres créés par Abbado, qui vivent aujourd’hui une vie complètement indépendante de leur fondateur. Pour ma part je l’appelle encore de mes voeux pour La Mozart, comme on dit familièrement en Italie. J’espère au plus vif de moi même que son activité renaîtra vite,  signe qui serait merveilleux pour tous les amis de la musique, de Bologne et du Maestro (j’emploie le mot, même si je sais que Claudio ne l’aime pas). Au cœur de Bologne l’intellectuelle, creuset d’une des plus prestigieuses Universités d’Europe, mais aussi la vivace, la joyeuse, était né ce joyau il y a dix ans qui désormais faisait partie de l’horizon musical local, mais aussi européen.
Le site des Abbadiani Itineranti  en porte même l’avenir avec ce magnifique croquis de l’auditorium de Bologne dédié à Claudio Abbado, et signé de Renzo Piano qu’on peut voir sur la page d’accueil. Abbado a toujours été en phase avec son époque, est toujours intervenu dans les débats de son temps et notamment les débats culturels et s’est toujours investi pour le monde et projeté vers le futur. Il nous faut, suivant son exemple, au-delà de la triste nouvelle du jour et des nuages qu’elle porte, espérer dans ce futur-là: dove c’è speranza, c’è vita.

Post-scriptum:
Ci-dessous une lettre émouvante que Benedetta Scandola, du staff de l’Orchestra Mozart, a écrite à tous ceux avec qui elle a travaillé au long de cette petite dizaine d’années:

Chers tous
On nous a communiqué que l’activité de l’Orchestre Mozart et du staff est provisoirement suspendue à partir du 10 Janvier 2014.
Après 9 ans et demi de travail à l’Orchestre Mozart je suis très affectée par ce communiqué que je peine encore à réaliser et à comprendre. Avec ces quelques lignes je tiens à dire merci à chacun de vous pour le travail accompli ensemble : avec certains nous avons partagé beaucoup de choses, avec d’autres nous nous sommes seulement croisés, mais je conserve dans mon cœur et dans mon esprit des souvenirs beaux et précieux de chaque projet, de chaque rencontre et de bien des visages. Claudio nous enseigne que c’est la générosité qui nous enrichit, et il a fondé le travail avec nous dans cette optique, désirant que chacun de nous donne le meilleur de lui-même sur cette base : maintenant quand je me retourne sur ces années passées à La Mozart, je vois à l’évidence que j’ai beaucoup reçu et si j’ai acquis des compétences dans mon travail je le dois à vous tous. Je tiens à dire un merci tout particulier à Claudio pour tout ce qu’il m’enseigne et me donne, à chacun de mes collègues pour avoir partagé en profondeur et intelligemment le travail et la fatigue, aux musiciens de l’orchestre pour toute la musique qu’ils nous ont offerte et les aventures vécues ensemble.
J’espère que nous réussirons à nous rencontrer très vite, à ne pas nous perdre de vue.
Merci à tous, je vous embrasse

Benedetta Scandola

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BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA FORZA DEL DESTINO de Giuseppe VERDI le 5 JANVIER 2014 (Dir.mus: Asher FISCH, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Jonas KAUFMANN, Anja HARTEROS et Ludovic TÉZIER)

Acte I ©Bayerische Staatsoper
Acte I ©Bayerische Staatsoper

La Forza del Destino
Giuseppe Verdi
Libretto de Francesco Maria Piave (nouvelle version d’Antonio Ghislanzoni)
Direction musicale Asher Fisch
Mise en scène Martin Kušej
Décors de Martin Zehetgrüber
Costumes de Heidi Hackl

_________

Toute représentation verdienne est aujourd’hui un test: Verdi passe-t-il la scène comme il se doit? Aux temps de ma jeunesse lyricomaniaque, on sortait d’une bonne représentation verdienne comme regonflé, dynamisé, frappé d’enthousiasme au sens originel du terme: un grand Verdi vous régénère. Dans les grands Verdi dynamisants, il y a notamment Il Trovatore, halètement permanent d’une musique qui jamais ne perd tension ni force: j’écoutais il y a peu Corelli et Price avec Karajan à Salzbourg, quelle explosion ! Pas une note à retirer, à chaque minute un grand moment de palpitation.

La Forza del destino (1862) est un essai pour retrouver la geste et la veine du Trovatore (1853), à un moment où Verdi reprend ou remanie (notamment pour Paris) un certain nombre de ses succès, entre Ballo in maschera (1859) et Don Carlos (1867). Une naissance un peu difficile, la version pour Saint Petersbourg (enregistrée par Valery Gergiev) avec un final si contesté que Verdi lui-même n’aimait pas, est remaniée en 1869 pour la Scala, c’est cette version qui est jouée le plus souvent. c’est aussi la version jouée à Munich.
Moins équilibré au niveau vocal que Trovatore, La Forza del destino exige ténor, soprano, baryton très exposés, et notamment un baryton aux aigus triomphants, à la voix très ouverte. On sait aussi que c’est un opéra “maudit” à cause d’une tradition qui voudrait que ce titre attire des catastrophes. On sait par exemple que Leonard Warren y trouva la mort sur la scène du MET peu après urna fatale del mio destino. Les autres rôles sont moins sollicités mais tous relativement importants par leur relief, un Padre Guardiano basse profonde, un Fra Melitone basse bouffe, et un mezzo de grand caractère pour Preziosilla, qui ne sert à rien à l’intrigue, mais qui est celle qui mène les moments les plus colorés de la partition; car c’est là la particularité de Forza del Destino. Plus que d’autres œuvres de Verdi, cet opéra a un côté picaresque, coloré, épique, voire un côté opérette à grand spectacle qui peut surprendre (le fameux Rataplan!), opéra kaléidoscopique qu’on ne peut réduire à une couleur uniformément noire, d’où une difficulté de mise en scène: ou l’on traite du destin, et alors on s’attache à justifier la succession de ces malheureux hasards accumulés sur les personnages, avec leurs coups de feu fortuits, leurs rencontres étonnantes dans les lieux les plus ébouriffants (une auberge, un champ de bataille, une grotte), ou bien on ferme les yeux sur la vraisemblance et on se laisse porter sans trop fouiller par la succession des aventures jusqu’à la fin tragique, en étant bercé par drame et comédie qui alternent comme dans les auberges espagnoles.

Dans la misère qui frappe le chant verdien aujourd’hui (peu de distributions qui dépassent le passable) il était évidemment excitant de se rendre à Munich entendre trois des voix les plus fameuses de la scène lyrique aujourd’hui, Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier
.
Jonas Kaufmann ayant annulé la représentation précédente, les gens se précipitaient sur l’affiche de la distribution du jour pour vérifier que leur héros serait bien présent le soir et il régnait autour du Nationaltheater l’ambiance bien connue des soirs exceptionnels : des dizaines et des dizaines de « Suche Karte », et le bruissement nerveux des voix dans l’entrée et les parties communes, bien caractéristique de l’attente du public. Ce soir, le bonheur circulait dans les travées, l’attente était palpable, l’urgence évidente : le public d’opéra en attente de jouissance, un sentiment un peu oublié dans certaines grandes maisons aujourd’hui (suivez mon regard …).
Tout le monde était au poste et ce fut comme attendu, un rêve éveillé, au moins sur le plateau.
Car, et l’on va commencer par le moins convaincant, mise en scène et direction n’étaient ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des protagonistes réunis pour l’occasion.
Martin Kušej est un metteur en scène assez fameux en Allemagne, on a vu de lui au Châtelet une Carmen importée de la Staatsoper de Berlin qui n’était pas indigne, sans s’inscrire dans les productions de référence. Pour Forza del Destino, il ne réussit jamais à convaincre. D’abord parce qu’il prend tellement au sérieux le livret qu’il en efface toutes les bizarreries et les incohérences, mais surtout le ton bigarré qui le caractérise. Tout est uniformément gris et noir, on est en guerre dans une ambiance plus proche de Die Soldaten que de l’auberge espagnole dont il était question plus haut. Le Rataplan se passe sur un chœur allongé au sol comme autant de cadavres, sans jamais une distance ironique ni dans la fosse ni sur la scène, alors que la musique nous y invite. Les scènes de Melitone sont ennuyeuses, sérieuses, grises avec un Melitone jamais individualisé (jamais le même costume, quelquefois une perruque, comme s’il était une typologie et non un personnage), la scène de l’auberge manque de pittoresque : en bref, cela manque de sourires.

Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper
Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper

Quant on se rappelle Gabriel Bacquier, irrésistible Melitone à Paris sous Liebermann, dans une mise en scène (John Dexter) pas vraiment réussie, il vous vient un peu d’agacement, qui n’est même pas dû au Melitone du jour, Renato Girolami, dont on sent l’envie de faire un peu sourire, mais engoncé dans son rôle de Moine « serioso » (c’est à dire trop sérieux). On a coupé aussi des parties un peu souriantes de Mastro Trabuco (A buon mercato dans l’acte III, et la Tarantelle suivante, avant le Rataplan), un peu comme si on coupait au deuxième acte de Bohème la scène de Parpignol. Bref, Martin Kušej a fait un film noir, sans prendre en compte les incongruités et les parties bouffes: il en résulte que dans ce paysage uniformément gris, les scènes plus colorées perdent tout sens, tout pittoresque, toute respiration.
L’histoire se passe sans doute en Espagne, Calatrava étant l’un de ces aristocrates probablement lié à l’église (Opus Dei ?), vaguement mafieux (voir son séide à lunettes noires), qui vit dans une ambiance lourde et étouffante, où chacun surveille tout le monde ; c’est assez réussi au départ pour planter le contexte, notamment quand Leonora, un peu nerveuse dans la perspective de sa fuite prochaine avec l’être aimé, regarde dehors, derrière les voilages, qui sont autant de lieux de dissimulation. À table le marquis, le frère Carlo (un enfant), Leonora, Curra et un prêtre. Au milieu de la table une croix.
Lorsque le rideau tombe sur ce premier acte, Carlo a pris 20 ans (car il faut montrer les ellipses temporelles), les personnages sont fixés dans des positions qu’on va retrouver à l’auberge, car la longue table du repas va être l’élément permanent retrouvé à chaque scène, ainsi que la croix, et dans le tableau final, les personnages y retrouveront leur place initiale (Carlo, Leonora), morts. De même l’idée de faire jouer le Marquis de Calatrava et le Padre Guardiano par le même chanteur n’est pas fortuite ou simple économie d’échelle, mais intentionnelle. Calatrava passe de papa à Padre, de père punissant et intolérant à père bienfaisant, tolérant, charitable, bref tout ce que Calatrava n’est pas… de là à dire que Leonora dans cette mise en scène recherche un père…

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II ©Bayerische Staatsoper

Dans un décor à l’esthétique de la laideur (de Martin Zehetgruber, d’habitude plus inspiré), se détache l’acte III à cause de la vision de la maison éventrée vue de dessus qui permet de placer des personnages qui montent et qui semblent défier la pesanteur (Est-ce d’ailleurs Leonora qui est là, dissimulée sous un capirote de Pénitent qu’un soldat découvre ? Est-ce aussi elle qui, vue de dessus, ouvre une porte qui semble un caveau et paraît marcher au fond de la maison en ruines au moment où chante Alvaro ?

Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper
Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène ne fait rien pour rendre un livret échevelé un peu cohérent, sinon lui forcer la main (una forzatura, diraient nos amis italiens) et lui faire dire ce qu’il n’est pas. On a vu Fra Melitone traité de manière sérieuse, là où le personnage est un pendant bouffe du Padre Guardiano, il en est de même pour Preziosilla dont la mise en scène ne sait que faire ; vêtue au deuxième acte du tailleur Bordeaux de Curra (Curra deviendrait-elle Preziosilla, pour donner une logique de continuité aux personnages ?), puis au troisième acte attifée en short de jean laissant apparaître de puissantes cuisses ; elle n’est même pas une figure, alors qu’elle est dans le livret une gitane (ce qui à Séville, se justifie). Et cette guerre (d’Espagne) est en fait une guerre civile, où les soldats sont habillés en rebelles, où circulent des personnages louches (lorsque Alvaro sauve Carlo), et où étrangement Carlo et Alvaro se retrouvent du même côté (on pouvait pourtant penser que…). Quant à la grotte de Leonora, entremêlement de croix difficile à traverser (certes, l’idée de pénitence est constante) qui se substitue aux voilages du premier acte dans le même espace, c’est évidemment une manière de montrer une sorte de mouvement immobile que l’image finale nous confirme : le père/Padre habillé comme au premier acte, les deux enfants morts, et Alvaro (aux cheveux longs d’indien ? de gitan ? en tous cas de marginal) qui s’en va, jetant la croix, éternel proscrit, l’étranger par définition.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper
Scène finale ©Bayerische Staatsoper

De cette mise en scène, je retiens le premier acte à l’ambiance bien définie et claire, le reste est une succession de tableaux qui s’efforcent de faire croire à une logique interne alors que le metteur en scène la cherche sans jamais la trouver, tout simplement parce qu’il n’y a d’autre logique que celle d’un destin qui frappe aveuglément, au hasard des rencontres fortuites mais ad hoc pour boucler un livret il faut bien le dire impossible.
À la décharge de Martin Kušej, il est rare de voir une mise en scène de Forza del Destino qui soit autre chose qu’une illustration (on se souvient de celle, très médiocre aussi, de Jean-Claude Auvray à Paris) : il faudrait au moins un Marthaler pour donner à ce livret la logique de la folie. Martin Kušej a commis l’erreur d’essayer de donner une unité à ce qui n’en doit pas avoir (c’est justement la force du destin…), les personnages traversent des mondes différents, des ambiances différentes, des espaces différents, on passe du rire au meurtre, de la pitié à la cruauté, de l’amitié à la haine dont Carlo est un idéologue : seule jolie idée dans le duo de l’acte IV, lorsque Alvaro croyant retrouver Carlo apaisé le prend par les épaules pour le serrer et que l’autre lui lance sa haine.

Acte IV ©Bayerische Staatsoper
Acte IV ©Bayerische Staatsoper

Pour le reste, et sauf dans les duos Carlo/Alvaro très bien réglés, et calibrés pour les personnalités de Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, qui explosent en scène, les autres personnages (Melitone excepté) font ce qu’ils ont toujours fait dans n’importe quelle mise en scène, sans aucune invention dans la conduite des acteurs et des attitudes, conformes à la tradition : cela favorisera les reprises avec des distributions différentes, si par bonheur on trouve aussi bien que le trio vainqueur de la soirée, ce qui reste un défi…Seul le chœur est traité de manière originale et un peu provocante: la guerre permet bien des licences.
Du côté de la direction musicale, Asher Fisch, habile artisan, ne fait qu’accompagner l’action ou le drame sans y entrer. Il a été injustement hué car sa direction est en place, assez claire dans la manière de valoriser certaines phrases ou certains pupitres. Mais elle est sans idées, elle ne parle pas, elle ne fait pas apparaître de discours sur l’œuvre : l’orchestre accompagne assez efficacement les chanteurs en les protégeant, en adoptant les tempos sinon justes du moins adaptés au style de chant (notamment quand Kaufmann chante), mais sans jamais s’imposer. Avec le trio vocal qu’il a en face de lui, Asher Fisch n’impose pas de vision sinon celle que le plateau lui impose : une direction d’où émerge à nouveau la qualité des pupitres solistes (notamment les bois, et en particulier la clarinette, magnifique), déjà remarquée la veille : la qualité de l’orchestre est tellement notable qu’on est frustré de ne pas entendre un Verdi qui soit vraiment dirigé, un Verdi coloré, rythmé, qui scintille brillamment et non bruyamment. De même qu’il n’y pas vraiment de chanteurs pour Verdi (encore que, ce soir…), quel chef en vue se risque à Verdi, sinon Barenboim là où on ne l’attendait pas, Pappano, mais sans vrai caractère, Gatti, mais il a été très contesté, injustement, Muti qui de l’ébouriffante créativité des années 70 et 80, s’adonne désormais à un raffinement extrême pas toujours convaincant, et Chailly, qui va prendre la Scala et dont on espère qu’il va sortir le répertoire verdien de sa léthargie. Seuls grands verdiens à mon avis, à part Abbado qui ne veut plus diriger d’opéra, et qui n’a pas dirigé Verdi à l’opéra depuis plus de dix ans, James Levine, qui anima d’immenses Verdi , et Zubin Mehta, les rares soirs de grâce.
Alors la place est libre pour des Asher Fisch, qui sont des chefs honnêtes mais sans inventivité, et qui dirigent un Verdi sans la dynamique et l’urgence voulues, une urgence qui doit s’imposer aux chanteurs et non l’inverse.
Ce n’est pas une déception car je ne m’attendais pas à grand chose de la direction musicale, mais c’est la confirmation d’un constat : Verdi est terriblement difficile à faire vivre. Je l’ai écrit plusieurs fois, des chefs moyens ou médiocres peuvent faire survivre un Wagner, ils enterrent systématiquement Verdi. Verdi nécessite le génie (Abbado, Toscanini, Kleiber) ou l’intuition atavique (Gavazzeni, Patanè), mais il ne tolère pas la médiocrité.
Je sens les doutes du lecteur : mais que diable allait-il faire dans une telle galère ? J’ai affirmé sans cesse que l’opéra tient sur un trépied composé du chef, du metteur en scène et des chanteurs ; si deux pieds fonctionnent, ça passe, mais si un seul survit, cela ne fonctionne pas.
Et cette fois pourtant, un seul pied a tenu l’équilibre et porté la salle à l’incandescence, aux hurlements, à la joie, au bonheur indicible des soirées dont on se souvient.

Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper
Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper

A-t-on trouvé une distribution exempte de problèmes ? Absolument pas : la Preziosilla de Nadia Krasteva est désormais comme on dit en italien acqua passata. D’abord, des problèmes de justesse incessants à l’aigu, ensuite, nous avons entendu trois Preziosilla au minimum, tant la voix a laissé derrière elle toute homogénéité, à chaque registre une voix différente, avec une tendance à poitriner systématiquement les notes graves : cela bouge, cela ne s’impose jamais. Il est temps pour elle de passer à d’autres exercices : peu de contrôle sur la voix, des sons lancés et perdus, et un personnage rendu illisible par la mise en scène. Disons simplement, et pour être gentil qu’elle ne dérange pas trop. Le Melitone de Renato Girolami est en revanche très gêné : il aimerait chanter en basse bouffe, on lui impose d’être une basse un peu plus sérieuse, au mépris de ce que veut le livret. Alors certes, la mise en scène en fait un roublard (qui vole la nourriture aux pauvres par exemple), mais n’arrive pas à l’imposer comme un personnage dont on attend les interventions. De plus, Martin Kušej l’habille et le coiffe à chaque apparition de manière différente, et détruit la singularité du personnage: on est un peu perdu. Difficile dans ces conditions de construire quelque chose avec le chant qui ne soit pas impersonnel, et pourtant, à la différence de ce qu’on entendait en streaming, la voix porte et s’impose, mais ne dit strictement rien. Melitone est tout aussi inutile dans cette vision que Preziosilla..
Enfin, le Padre Guardiano/Calatrava de Vitalij Kowaljov n’a pas la noblesse vocale voulue. La voix reste pour mon goût trop claire, le grave profond est détimbré (gênant au deuxième acte), et la projection du son un peu mate. Pour le Padre Guardiano, on a besoin d’une basse sonore, profonde, caverneuse : rien de tout cela, même si au total la prestation est honnête du point de vue technique ; c’est la pâte vocale de Kowaljov, sa consistance, qui ne convient pas au rôle.
Des personnages secondaires, Mastro Trabuco (Francisco Petrozzi) ayant été à peu près sacrifié il n’y a pas grand chose à dire sinon qu’ils tiennent leur rôle (Heike Grötzinger, Christian Rieger, Rafal Pawnuk).
Je vous sens accablés : est-ce là la production verdienne de l’année ? est-ce là ce qui a fait courir l’Europe lyrique entière ?
Eh, oui, parce qu’il reste ceux qui nous ont complètement tourneboulés, à un point d’émotion inattendu pour ma part, même si je n’ai cessé de noter çà et là quelques problèmes, et même si la première partie, Harteros à part, ne présageait rien de bon : un Tézier assez banal dans Son Pereda, son ricco d’onore et un Kaufmann qui au premier acte n’était pas entré dans le rôle : attaque initiale a per sempre, o mio bel angiol ratée, manque de legato, engagement un peu éteint (son entrée était très molle là où elle doit exploser). Il n’y avait qu’Anja Harteros, sur qui repose quand même l’essentiel des deux premiers actes qui s’est servie de son premier acte pour se chauffer la voix : son aria Me, pellegrina e orfana a été très bien exécuté, certes avec quelques sons métalliques surprenants et quelques graves problématiques, mais une technique de souffle qui permettait dès le départ d’imposer ses aigus. C’est au deuxième acte qu’elle fut déjà ailleurs, dans les interventions du premier tableau Ah fratello salvami qui m’ont fait battre le cœur et surtout un Sono giunta ! Grazie a dio ! qui faisait littéralement trembler…Ah, si le chef avait été autre chose que banal ! Il s’en suivit un duo avec Padre Guardiano qu’elle a dominé de bout en bout par son intensité, jusqu’à Vergine degli angeli complètement éthéré, mais dans une mise en scène parsifalienne assez ridicule où elle (en fait une figurante) est plongée dans une eau purificatrice, puis portée d’un bout à l’autre de la scène par un circuit qui permet de remplacer la figurante par la vraie Leonora, et qui est simplement mal fichu, mal rendu, et trouble l’écoute. Un des sommets de la partition inutilement gâché.

Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper
Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper


Leonora disparaît pour deux actes, et réapparaît sortant de son antre pour Pace pace mio dio, son air le plus attendu. Le public était chauffé à point nommé par les actes précédents rendus stupéfiants par un Kaufmann et un Tézier qui ont complètement changé la face de la soirée : d’emblée ils ont installé un niveau, on le verra, totalement inaccessible à d’autres chanteurs aujourd’hui. Dans ces conditions, l’air fut étourdissant, bouleversant d’émotion avec une voix désormais libérée, éclatante, vibrante – les larmes viennent en l’écrivant – qui a laissé éclater un maledizione anthologique, tenu plus longtemps qu’à la représentation vue en streaming et qui a mis le public sens dessus dessous. Et ce fut suivi d’une dernière scène où une Anja Harteros complètement dédiée achevait de nous chavirer, dans un dernier duo avec Jonas Kaufmann que j’ai encore aux oreilles, dans ce silence d’une salle tétanisée.
Car Jonas Kaufmann qui n’a ni la couleur, ni le style habituel qu’on attend dans ce type de rôle, a imposé un personnage d’une intensité rarement atteinte, des aigus d’une sûreté et d’une puissance époustouflantes, et un charisme inouï, une présence scénique bouleversante, un naturel et une vigueur dans les attitudes qui tranchaient même avec un chant complètement contrôlé et dominé. Sa diction impeccable, son sens consommé de la projection et de la modulation, et ce dès son La vita è inferno all’infelice,  après un premier acte en demi-teinte nous ont cueillis à froid et ont littéralement saisi puis fait exploser le public.
Il y a des choses que Kaufmann ne peut faire dans le chant verdien, notamment un discours continu, rapide, ouvert, alors il fait ralentir les tempi (c’est visible dans le duo du IVème acte avec Carlo, très lent, où chaque parole pèse, mais sans vrai crescendo, au moins à l’orchestre) et il travaille sur les sons filés, les mezze voci que lui seul sait utiliser dans ce type de rôle. On passe d’aigus triomphants à des moments de retour sur soi qui mettent le public littéralement à genoux : il fallait entendre l’explosion à la fin de l’air initial de l’acte III, qui remettait les choses à leur place, qui enfin installait la vibration verdienne pendue au fil de cette voix étrange, totalement construite et en même temps d’une puissance d’émotion démultipliée. Et la présence de Ludovic Tézier en face de lui, personnalité tantôt contrôlée, tantôt elle aussi explosive, a créé une sorte d’émulation dans la violence, dans l’émotion, socle d’un rapport fusionnel entre le plateau et la salle. On n’a plus arrêté de hurler et d’applaudir, tant la tension imposée, tant la perfection du chant correspondait à l’émotion diffusée, tant on était enfin dans Verdi, dans ce Verdi qu’on aime et qui renverse.
Le duo Alvaro/Carlo qui suit le Rataplan, habituellement coupé car Verdi lui-même ne l’aimait pas, (même dans l’enregistrement de Riccardo Muti – la référence- pourtant réputé pour ses versions complètes), et qui anticipe le grand duo du quatrième acte avec de si notables problèmes dramaturgiques (ces deux là n’arrivent jamais à vraiment s’entretuer…) a déjà démultiplié la tension (carnefice del padre mio impressionnant de Tézier), et Ludovic Tézier à qui certains reprochent un manque d’élégance ou de distinction dans ce rôle, est ici à mon avis irremplaçable : le texte est dit, parfaitement, il est même disséqué, et en même temps l’artiste arrive à donner une puissance et un volume que je ne me souviens pas avoir entendu depuis Piero Cappuccilli, ma référence : je me souviens encore d’Urna fatale del mio destino à Garnier par Cappuccilli dont je ne suis pas encore aujourd’hui revenu…
Avec Tézier ici, nous y étions presque. Peu importe alors le ridicule ou le vide d’une mise en scène qui n’a plus rien de gênant puisqu’on s’en moque, adieu alors les discours intellectuels sur le théâtre à l’opéra, sur le rôle du chef, sur l’opéra lieu de savoir: nous étions tous en train de brûler au feu de ces immenses artistes qui ont allumé l’incendie sur la scène et ont fait oublier tout le reste. Opéra lieu des sens.
Etrange duo du quatrième acte d’ailleurs, où les performances d’acteur des deux protagonistes fascinaient, pendant que la musique n’avait pas le dynamisme habituel : lenteur du tempo, absence de crescendo à l’orchestre qui sonnait bien pâle : ce qui sonnait c’était ces deux voix qui allaient à leur rythme, qui correspondaient à ces corps qui bougeaient, à cette fougue incroyable qui traversait la scène, à cette urgence qu’ils nous diffusaient (sans qu’on l’entende à l’orchestre, privé de la dynamique que les voix nous donnaient), mais ce qui se passait devant nous était hypnotique.
Voilà aussi l’extraordinaire effet de salle qu’aucune transmission télévisuelle ne pourra jamais rendre : le silence de saisissement, la respiration un peu plus saccadée en soi, et qu’on sent chez les voisins, le mien prenait frénétiquement des notes, et puis, au beau milieu du quatrième acte, s’est arrêté d’écrire, jusqu’au rideau final, comme pétrifié.
Dans quel état physique nous ont-ils laissés, ces trois artistes qui à eux seuls hier étaient la représentation. C’est cela aussi l’opéra, et c’est un rare privilège que d’avoir entendu en deux soirs les termes extrêmes de cet art, d’un côté un spectacle accompli et d’une justesse rare, où tout concourait à créer la fascination, et de l’autre côté, les individualités exceptionnelles qui transforment une production pâle et une direction moyenne en un miracle physiquement à la limite du supportable. Où se trouve la vérité de l’opéra ? Vu la qualité du spectacle d’hier, les remplacer par une distribution alternative sera une entreprise impossible, car le reste est trop médiocre pour tenir le coup. Onéguine au contraire, avec ce chef et cette mise en scène, tient la distance dans sa troisième distribution depuis 6 ans…L’art lyrique est-il une explosion du moment ou un chemin construit qu’on parcourt au gré d’un spectacle total. Onéguine était dans la totalité et l’épaisseur, Forza dans l’exception, dans la brûlure de l’instant, dans la singularité du miracle. J’ai vécu profondément Onéguine, j’ai vécu intensément Forza. Onéguine m’a fait sentir et penser, Forza m’a fait trembler et pleurer.
Non so piu’ cosa son cosa faccio…
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Pace mio dio ©Bayerische Staatsoper
Pace mio dio (Anja Harteros) ©Bayerische Staatsoper

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: EUGÈNE ONÉGUINE de P.I.TCHAÏKOVSKI LE 4 JANVIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Acte II © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Acte II © Bayerische Staatsoper

Les photos du spectacle (© Bayerische Staatsoper) sont celles des reprises précédentes avec d’autres chanteurs

Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski
Livret P.I.Tchaïkovski et Konstantin S.Schilowski
d’après le roman en vers d’Alexandre Pouchkine
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes: Malgorzata Szczesniak
Direction musicale: Kirill Petrenko

 

C’est le second Eugène Onéguine dirigé par Kirill Petrenko que j’entends. Le premier, ce fut à Lyon, dans une mise en scène de Peter Stein lors de cette série d’opéras de Tchaïkovski dominée par un Mazeppa remarquable, et avec une Dame de Pique décevante. Même si on va m’accuser de tropisme lyonnais, j’aime à rappeler que Lyon a eu droit pour quatre productions à la présence de Kirill Petrenko, désormais l’un des chefs les plus en vue de la planète Opéra.

Voilà ce que j’écrivais lors d’une représentation de Mazeppa en 2010: “On connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. À chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne (…) .Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.”
Avec une grande chance, je n’ai jamais eu à me plaindre des autres chefs entendus dans Eugène Onéguine, à commencer par Mariss Jansons (2 fois), Vladimir Jurowski à la Scala, Seiji Ozawa à la Scala et à Vienne, et plus loin dans le temps, Mstislav Rostropovitch à Paris en 1982. C’est une musique dont on ne se lasse pas, encore plus poétique, sensible, profonde que La Dame de Pique, un grand chef d’oeuvre de l’opéra, et l’apogée du processus créatif de Tchaïkovski et de la poésie pouchkinienne.
Cette production de 2007, confiée à Krzysztof Warlikowski, avait fait couler beaucoup d’encre et hurler de nombreux spectateurs; elle reste encore comme une blessure vivante chez certains qui encore, six ans après, ont hué hier soir les moments les plus distanciés par rapport à la tradition puisque Warlikowski a assumé très clairement une vision de l’oeuvre éclairée par l’homosexualité non assumée de Tchaïkovski , qu’il a appliquée au personnage d’Onéguine. De fait, on lit partout depuis très longtemps des textes faisant allusion, évoquant, sussurant la présence d’un rapport fortement érotisé entre Lenski et Onéguine, alimentant en même temps la glose sur l’homosexualité du compositeur.
Pour une fois la chose est dite sur le théâtre, de la manière la plus nette, sur le mode du fantasme et du cliché à la Chippendale mais aussi sur le mode réprimé qui était celui qu’on vivait dans les années 60. Ainsi, la Polonaise fameuse du 3ème acte est-elle dansée par des cow boys aux torses nus, ainsi, Onéguine ne cesse au 3ème acte de voir le monde brouillé par la vision de théories de mâles musclés ou travestis dansant au son de la Polonaise ou du Galop qui la suit…

Dispositif Acte I © Bayerische Staasoper
Dispositif Acte I © Bayerische Staatsoper

Rien de moins russe (au sens pittoresque du terme) que le monde évoqué par Warlikowski: nous sommes dans un espace cinématographique de l’Amérique des années 60, avec des fonds qui évoqueraient des ambiances à la Hopper, et des premiers plans remplis de canapés de simili cuir et une TV en noir et blanc projetant soit des images de patinage artistique (la patineuse danse sur Casse Noisette ou sur le Lac des cygnes) , soit des images de l’arrivée d’Armstrong sur la lune. Un monde où rêve et fantasme se partagent et se projettent.
L’Opéra commence comme Die Frau ohne Schatten par la projection silencieuse sur l’écran TV en noir et blanc d’un championnat de patinage artistique, sur les musiques de Tchaïkovski: accrochées à l’écran, Madame Larina et Filipjewna, en bonnes ménagères de plus de 50 ans.

Acte I détail © Bayerische Staasoper
Acte I détail © Bayerische Staatsoper

Warlikowski ne choisit pas cette période et cette ambiance au hasard: plutôt que de représenter une Russie provinciale de pacotille (la musique du premier acte en accentue fortement le côté autochtone), il choisit l’Amérique profonde, de cette classe moyenne un peu coincée et destructrice si bien montrée dans le film de Ang Lee Brokeback Mountain (en français Le secret de Brokeback Mountain) qui remonte à 2005. C’est à cette aune-là qu’on doit lire ce travail dont à mon avis le film constitue le canevas implicite: dans l’Amérique des années 60, il n’est pas bon d’afficher son homosexualité, cette société mesquine et rabougrie exige des parades ou des faux semblants qui permettent de vivre sa vie dans le secret. Eugène Onéguine est l’un de ces êtres qui affichent une vie pour le monde et une vie pour le lit.
Mais cette clef de lecture, qui a fait sursauter et bouillir certains hier, il y a deux ans, il y a six ans, n’est pas aussi brutalement affichée qu’on pourrait le croire à lire ces lignes : car la mise en scène de Warlikowski invite progressivement et par étapes à découvrir ce qu’il y a derrière les yeux.
La lecture du livret d’Onéguine montre qu’il y a dans cette œuvre deux parties très distinctes, la première, centrée autour de Tatiana, autour d’une vie de jeune fille qui bascule dans la vie de femme, avec ses désirs et ses émois, et la seconde, centrée autour d’Onéguine. C’est à la découverte de ces deux intimités parallèles, au sens très fort du terme, que nous invite la mise en scène. Rarement la psychologie féminine et surtout l’émoi féminin n’ont été montrés aussi nettement, aussi directement. Tatiana dans les visions traditionnelles, est une jeune fille de province un peu rêveuse et amoureuse d’un fantasme qu’elle fait habiter par Onéguine.

Un monde de femmes © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Un monde de femmes © Bayerische Staatsoper

Ici, il nous est montré au premier et deuxième acte un monde de femmes, jeunes et moins jeunes. Les moins jeunes curieuses de TV, assez libérales envers les plus jeunes qui vivent leurs rêves ou leurs amours. Une Olga légère, une Tatiana rêveuse, qui ouvrent la scène initiale en chantant et dansant avec un micro dans une sorte de karaoké de party organisée au fin fond de cette Amérique de cinéma et une Larina et une Filipjewna qu’on sent quelque part être des doubles tolérantes des plus jeunes…Dans ce monde, les générations passent, la vie des femmes reste la même.
Un tableau d’une douce et subtile vérité montre d’un côté de la cloison (superbe décor vitré de Malgorzata Szczesniak) les deux femmes mûres assises dans l’obscurité et commentant ce qui se passe à côté, et de l’autre côté les deux couples Olga/Lenski et Tatiana/Onéguine qui s’essaient aux échanges. Magnifique scène, où assis en rang d’oignons, les deux couples sont croisés Lenski, Tatiana, Olga, Onéguine et se parlent par autre interposé, comme si le sentiment trouvait difficilement ses mots sans médiation; d’un côté (jardin) l’amour, de l’autre (cour) la légèreté : mais seuls les légers sont objets d’amour.
Le travail sur les personnages et leurs attitudes est d’un réalisme presque inhabituel : ces gestes, quasiment, nous mettent mal à l’aise, comme si nous spectateurs, nous devenions voyeurs d’une intimité presque insupportable. La manière dont Tatiana feint de ne pas regarder Onéguine, ses regards obliques, puis ses gestes brusques, une main approchée puis effleurée, un baiser cherché, puis volé, des corps qui s’aimantent, tout cela est  bouleversant de justesse. La manière, dans le monologue de la lettre, dont d’une part  Filipjewna  cherche à regarder la TV (qui retransmet le direct de la Lune…autre rêve éveillé) et que Tatiana éloigne manu militari installe le spectateur dans une sorte de familiarité confortable, bientôt perturbée par la scène de l’intimité amoureuse où voulant écrire la lettre sans y réussir, Tatiana refuse l’écriture pour s’enregistrer. Elle essaie ainsi de transcrire ses paroles, forcément plus vécues, plus spontanées, sans la distance de l’écriture qui mettrait de l’artifice à la place de l’expression naturelle.

Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staasoper
Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staatsoper

Plus avant, à peine vêtue, elle esquisse sur son corps des gestes plus intimes, moment gênant pour le spectateur qui est en position de voyeur. Warlikowski réussit à créer du malaise, né d’un processus cathartique, là où habituellement on n’a guère qu’une aimable resucée de bovarysme.

La réponse d'Onéguine © Bayerische Staasoper
La réponse d’Onéguine © Bayerische Staatsoper

Ce monde du rêve éveillé est encore plus marqué lors de la scène de la réponse d’Onéguine, dans le jardin, qui dans l’œuvre est entrecoupée d’un chœur de jeunes filles qui « fait ambiance ». Pour abstraire ce chœur, la salle s’allume, le chœur est disposé derrière une rambarde de balcon et Tatiana, au centre, éclairée différemment (très beaux éclairages de Felice Ross), rêve un  peu comme Juliette. Mais Roméo ne va pas exactement délivrer le message espéré et au milieu de ce chœur éthéré, c’est le drame de la jeune fille qui se joue, et elle s’en souviendra…
Jusqu’à ce moment, le propos est complètement centré autour de Tatiana, le livret est scrupuleusement respecté et éclairé, et Onéguine n’est qu’un célibataire endurci et viveur vaguement vulgaire, assez nerveux, aux gestes brusques qui sont des gestes de malaise qu’on comprendra plus tard.

Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staasoper
Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staatsoper

La scène de l’anniversaire de Tatiana, party bon enfant de la petite bourgeoisie de campagne américaine, est superbement composée. Elle commence par la normalité : une valse ouverte par Lenski et Olga, bientôt rejoints par Onéguine et Tatiana, tous deux perturbés, Tatiana par Onéguine, Onéguine par l’autre couple ; c’est alors que s’ajoute au monde de femme de Tatiana, le monde d’homme d’Onéguine. Et Warlikowski fait sentir imperceptiblement que ce qui gêne Onéguine, c’est Lenski qui danse avec Olga. Il va donc, en bon amoureux jaloux, chercher à détourner le regard de Lenski sur lui, en lui enlevant Olga, en créant l’inévitable jalousie, en suscitant une authentique scène de ménage de couple (homosexuel).  On remet à Tatiana un pingouin en peluche, allusion claire à une bande annonce montée (en 2006) sur celle de Brokeback Mountain  et  mettant en parallèle l’histoire des Pingouins gays (à voir sur YouTube) qu’on appelé plus tard Brokeback Iceberg à la suite plus récente d’une affaire de séparation de pingouins gays au zoo de Toronto. On découvre peu à peu aussi la vérité d’Onéguine, et notamment la puissance du sentiment, l’honnêteté, même maladroite, affichée face à Tatiana et le malaise ambiant. Il va ensuite sans cesse chercher à calmer Lenski par de petits gestes affectueux, à reconquérir son amitié, jusqu’à l’embrasser violemment sur les lèvres. Pour couronner le tout et placer la scène dans le contexte, on s’assied pour regarder le spectacle préparé en l’honneur de Tatiana, une parodie des Chippendales à la The Full Monty, le film de Peter Cattaneo (1997) et la chanson de Monsieur Triquet, vu comme une (petite) grande folle pittoresque (excellent ténor de caractère Kevin Conners). On est dans le sujet caché .
La première partie s’arrête non à la mort de Lenski, fin de l’acte II, mais à la fin de la fête, lorsque la rupture est consommée entre Lenski et Onéguine, sous le regard interdit des femmes, lorsqu’on bascule des femmes chez les hommes.
On avait exploré le monde du rêve et du désir féminin, on va basculer dans la mâlitude, vue au prisme du fantasme masculin et de ses interdits. On était dans un monde diurne, on va basculer dans le monde nocturne.

Début 2ème partie (photo privée)
Début 2ème partie (photo privée)

Lorsque le public revient après l’entracte, la scène est ouverte sur un lit central, presque nuptial, et barrée par une rangée de cow-boys aux pectoraux surdéveloppés. La scène du duel est posée.
Dans cette seconde partie, essentielle pour comprendre les implicites de la première, plus de scènes de genre, plus de foules, plus de chœurs, mais des scènes de l’intimité et de la solitude. Le secret des alcôves et des nuits. Même la Polonaise est vue sous le prisme du fantasme (danse de Cow-Boys imitant les polkas ou les galops de saloon).

Scène du duel  © Bayerische Staasoper
Scène du duel © Bayerische Staatsoper

Ainsi le duel se passe-t-il dans l’intimité du lit du couple Onéguine/Lenski, de cette même intimité dérangeante qu’on avait avec Tatiana en première partie. Les deux dorment, mal, côte à côte et se tournant le dos, tandis que le témoin du duel et du couple (Rafal Siwek) entre les deux parle à Onéguine, puis tous deux se lèvent et s’habillent, tandis que Lenski chante son magnifique air (Kuda, kuda) dont les paroles sonnent étrangement vu la situation affichée et le contexte.

Le duel (2) © Bayerische Staasoper
Le duel (2) © Bayerische Staatsoper

Le duel commence, les deux sont fous de désir, Lenski se déshabille, torse nu, se précipite sur Onéguine, et l’autre, refusant cette image, cette situation, ce tunnel qui ne le mène nulle part, tire et le tue.
Il reste pistolet pointé pendant que les Cow-boys enlèvent le corps de Lenski, puis dansent leur Polonaise. Une position qui le montre refusant ses fantasmes, pris du désir de meurtre et de mort, et pourtant subissant son fantasme persistant : toutes les scènes de ballet du dernier acte étant jouées par des hommes ou des travestis, et vécues comme des intrusions fantasmatiques, refusées et destructrices, dans la vie réelle d’Onéguine.
Ce troisième acte est un choc d’intimités : intimité d’Onéguine, comme on l’a vue, perturbée par ses fantasmes persistants, intimité de Grémine, qui raconte son amour pour Tatiana,  intimité de Tatiana, allongée sur le lit central (ce même lit qui abritait Onéguine et Lenski) que Grémine déchausse, et qui est étendue, en attente… Jusqu’où le fait que Grémine soit chanté par Rafal Siwek, qui chantait Zaretski, le témoin du duel Onéguine à l’acte II et qui veillait en quelque sorte sur le lit du couple pourrait-il alimenter l’histoire de ces intimités ? Et si Grémine venait lui aussi de ce monde d’hommes qu’Onéguine essaie de fuir ?…
Intimité enfin du couple retrouvé Tatiana/Onéguine, où les rôles sont inversés, où les gestes naguère de Tatiana (cherchant à embrasser, à genoux, suppliante) sont désormais ceux, mimétiques, d’Onéguine. L’espace d’un instant fugace, Tatiana retrouve la jeune fille d’antan, mais l’adulte reconstruite reprend ses droits, repousse Onéguine et l’abandonne fièrement. Il reste seul, sur le lit. Il a tout perdu. Rideau.

Cette vision d’une seconde partie qui est fantasme et intimité, toute faite de solitudes entrecroisées, est à l’opposé de celle d’Herheim à Amsterdam, très historicisée, un peu lointaine et même anecdotique, qui faisait de la Polonaise un défilé de l’histoire russe,  de Tatiana l’épouse soumise et apeurée d’un oligarque mafieux et d’Onéguine à la fois un ami et un intrus, un mondain et un perdu (stupéfiant Bo Skhovus).
Ce travail de Warlikowski, d’un réalisme qui confine à la crudité est certes dérangeant,  mais profondément humain et juste. Il faut le lire au prisme de Brokeback Mountain, qui évoque un monde de masques où se cachent les drames des désirs interdits et des fantasmes qui peuvent être des clichés, mais où le désir féminin est aussi caché, interdit et réprimé. Monde de répression du sentiment et du désir qui mène à l’assèchement ou à la mort, c’est le monde de Tchaïkovski que tous perçoivent intellectuellement : pourquoi alors reprocher à Warlikowski de l’avoir affronté et montré ?
À l’intelligence du propos scénique répond celui du propos musical, d’abord grâce à une distribution qui sans être faite de vedettes incontestées, fonctionne parfaitement à tous niveaux.
L’Onéguine d’Artur Rucinski, un chanteur peu connu, est parfaitement en phase avec ce que veut en faire Warlikowski, un personnage affadi, névrosé, nerveux : il n’a rien du port altier et terriblement séducteur d’un Kwiecien, d’un Tézier ou d’un Keenlyside. Son débit et sa manière de projeter, notamment au début, sont peu stylés, et tout le monde considère cet Onéguine comme le maillon faible d’une banalité marquée. Peut-être est-ce d’ailleurs cette banalité qui renforce la puissance fantasmatique des désirs de Tatiana, on n’aime pas forcément les héros, et le piège de la passion est quelquefois aussi d’aimer un médiocre.
Le personnage se construit dans la deuxième partie où, perdu, il chante le désespoir. Les chants désespérés…Son chant colle alors parfaitement à son être, à son physique, à ses attitudes, à ses névroses : il devient non pas pitoyable, ni pathétique, mais simplement humain, trop humain. Un timbre clair, une bonne diction de la langue russe, une émission claire et des aigus très bien tenus, même s’ils ne sont pas triomphants. Mais un personnage comme Onéguine, tout en faux semblants, qui se découvre peu à peu faible et vulnérable, peut-il être triomphant ?
C’est au contraire Lenski qui est figure de l’élégance dans cette production, Edgaras Montvidas ( qui était aussi Lenski à Lyon) a acquis une personnalité, un sens du lyrisme, une sensibilité touchants : son chant diffuse l’émotion. Il est l’opposé physique et vocal d’Onéguine. Face à un Onéguine au style peu assis et aux attitudes un tantinet vulgaires, il est un Lenski de très haute tenue, et un ténor à la technique très contrôlée, avec du style, une chaleur communicative, un sens du texte et de la couleur notables. Voilà un ténor impeccable pour Mozart ( il en a les grands rôles de ténor à son répertoire) et pour le bel canto, parce qu’en matière de bel cantare, il est un artiste à suivre. Il est de plus un bel acteur, très spontané, très communicatif. Jolie performance.
Rafal Siwek, qui fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper n’a pas pour Grémine la profondeur voulue, il a un beau registre central, des aigus de bonne facture, mais Grémine exige un grave profond qu’il atteint difficilement, son Grémine, qui a eu un beau succès, reste en deçà d’autres (récemment Michael Petrenko à Amsterdam en faisait une belle interprétation, vigoureuse et jeune). J’ai malheureusement dans ce rôle encore dans les oreilles Nicolaï Ghiaurov, entendu à la fois à la fleur de l’âge et en fin de carrière, et il demeure pour moi la référence.
Ekaterina Sergeeva est une Olga très fraîche à la belle voix bien posée, son premier acte est  intéressant et elle compose un joli personnage, qui, même secondaire, a une vraie présence en scène.
Saluons Larissa Diadkova, une Filipjewna de belle facture, dont la voix est encore puissante et bien projetée, et qui rappelle qu’elle fut il y a quelques années un des mezzo de référence du répertoire russe (une Marfa exceptionnelle). J’ai notamment aimé son émission très égale, un chant simple, bien posé, très humain, dans une vraie adéquation avec le personnage.
Heike Grötzinger montre, avec d’autres membres de la troupe (Rafal Siwek, Kevin Conners) l’excellent niveau de l’ensemble de Munich, nécessaire pour assurer l’homogénéité de la programmation et l’équilibre des distributions : c’est à eux qu’on doit cette impression toujours égale de bonne qualité moyenne et d’excellence qui caractérise la Bayerische Staatsoper.
Enfin, Kristine Opolais est pour moi une vraie surprise. Je savais que l’artiste était de qualité, mais la voix ne m’avait jamais parue sortir du lot commun des sopranos corrects. Tatiana exige une voix plutôt assise, au centre large et à l’aigu assuré. Elle n’a peut-être pas pour le rôle le calibre voulu. Le sien est relativement léger, moins spinto que lyrique : une Freni (magnifique Tatiana à la fin de sa carrière) avait sans conteste une voix plus large. Mais Kristine Opolais sait transformer cette relative légèreté une vraie fragilité, qui pour le coup sert le rôle et la vision du metteur en scène. On sent les aigus un peu tirés, on sent le volume au maximum, mais l’interprète est tellement fraîche, à fleur de peau, qu’elle est véritable incarnation, stupéfiante de naturel, sensibilité et déchirure, elle est nostalgie et désir, impudeur et pudeur, timidité et effronterie, passion et raison. En un mot, elle est bouleversante, elle est Tatiana, et elle est la Tatiana voulue par la mise en scène.
Avec un chœur splendide (dirigé par Sören Eckhoff) notamment les basses et le chœur féminin, très sollicité, le Bayerisches Staatsorchester est emmené par Kirill Petrenko à un autre sommet, dans une approche surprenante, mais totalement cohérente avec le propos de Warlikowski.
Surprenant, certes, car de Petrenko, dont c’est le répertoire atavique, on pouvait attendre une vision orchestrale très marquée par le lyrisme russe, dans le style de ce qu’avait proposé Jansons, avec l’orchestre du Bayerischer Rundfunk à Lucerne comme avec le Concertgebouw à Amsterdam à la fois puissant, plein, dynamique et romantique. Rien de tout cela ici. Petrenko s’éloigne du lyrisme de l’œuvre pour en proposer une vision plus froide, plus analytique, fouillée au scalpel et néanmoins tout aussi fascinante et complètement nouvelle. Pas une phrase, pas une note qui ne soit réfléchie et justifiable : dès la première mesure, à la fois nette avec une pointe de legato, on sent qu’on va aller ailleurs, dans une vision particulièrement détaillée, où chaque pupitre est isolé, où chaque phrase est mise en relief, au point qu’on découvre, stupéfait, des moments  à la limite de l’atonalité qu’on n’avait jamais remarqués dans ce prélude. Petrenko dirige en architecte, et en pédagogue de l’architecture, il identifie puis éclaire les formes : ici c’est Wagner, que Tchaïkovski connaissait bien, par les jeux des couleurs et des niveaux dans les cordes, par l’agencement mélodique, là c’est Verdi, dont il isole des phrases intégralement empruntées, ou même, incroyable, le final de la scène d’anniversaire de Tatiana construit sur le modèle du IIIème acte de Traviata, avec son crescendo, la construction des ensembles, le dynamisme. Sans parler évidemment des  danses, emmenées à un rythme d’enfer, telles que le galop du troisième acte, où Petrenko emporte ses musiciens en faisant corps avec son orchestre. D’un geste toujours identifiable, d’une redoutable précision, d’une main gauche toujours parlante, d’un regard souriant, communicatif, ce timide maladif parle un incroyable langage avec ses musiciens qui le suivent au souffle près, et sait le communiquer au spectateur qui s’en sentirait (presque) intelligent.
Ainsi donc la direction musicale, une fois de plus, porte le spectacle, en enrichissant, en élargissant, en illustrant, en confirmant la vision scénique, mais en suivant les chanteurs sans jamais les couvrir, en mettant le dynamisme et le dramatisme au service d’un discours, grâce à un orchestre qui parle le langage du plateau, jamais protagoniste, et pourtant complètement présent.
Le cœur bat rien qu’en y repensant.
Inutile de préciser que le triomphe a été total avec des rappels incessants, et un public étonné au sens fort du terme. Voilà de l’opéra comme on voudrait toujours, à aimer, à vibrer, à pleurer.
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Un monde d'hommes © Bayerische Staasoper
Un monde d’hommes © Bayerische Staatsoper

OPER FRANKFURT 2013-2014: ŒDIPE de George ENESCU le 3 JANVIER 2014 (Dir.mus: Alexander LIEBREICH, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus

OEDIPE
George Enescu
1881 – 1955
Tragédie lyrique
Livret d’Edmond Fleg
Traduction allemande: Henry Arnold
Créé le 13 mars 1936, Opéra Garnier, Paris

Création à Francfort
En allemand avec surtitres
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On parle de la Roumanie aujourd’hui avec une telle désolation ou un tel mépris, comme d’un pays à la dérive qui ne sait que nous envoyer ses roms (qui sont aussi les nôtres, les roms étant un peuple installé depuis un millénaire sur le sol européen) qu’enfin l’occasion nous est donnée de rappeler quel rôle la Roumanie a joué dans la culture musicale occidentale et notamment tous les artistes qu’elle a donnés au chant et à l’opéra. À la musique classique, la Roumanie a donné les chanteurs et chanteuses Heraclea Darclée, Maria Cebotari, Viorica Ursuleac,  Ileana Cotrubas, Nelly Miriciou, David Ohanesian, Ludovico Spiess, Mariana Nicolescu, Vasile Moldoveanu, Corneliu Murgu, Angela Gheorghiu, les pianistes Dinu Lipatti, Clara Haskil, Radu Lupu,  les chefs Ionel Perlea, Sergiu Celibidache, Sergiu Comissiona, Marius Constant, Constantin Silvestri.
Il n’y a pas de pays plus ou moins important en Europe, tous ont contribué à construire cette culture européenne qui transcende les frontières et qui est une gifle éclatante aux  nationalistes défenseurs de replis mesquins, ignorants, stupides qui tentent de faire croire qu’il existerait sur ce territoire traversé depuis des millénaires par des migrations, un entre-soi bienheureux qui n’est en réalité que le masque de leurs peurs et de leur lâcheté.
George Enescu est de ces européens qui sont le produit d’une culture musicale totalement  internationale:  compositeur,  chef d’orchestre, violoniste inouï, il a étudié en Roumanie, puis à Vienne, et enfin à Paris et a vécu partagé entre la Roumanie et la France, en parcourant aussi le nouveau monde, mais en veillant à contribuer toujours à l’organisation de la vie musicale dans son pays: il y a créé par exemple la 9ème symphonie de Beethoven, jamais intégralement exécutée en Roumanie.
Enescu est l’un des phares de la vie musicale notamment dans la première moitié du XXème siècle: il est lié évidemment à Béla Bartók et de nombreux interprètes avouent lui devoir beaucoup dont Yehudi Menuhin, Christian Ferras, Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux et le célèbre Quatuor Amadeus.

Créé au Palais Garnier en 1936, son opéra Œdipe dont la gestation a duré une vingtaine d’années  n’a pas été repris par l’Opéra de Paris depuis des lustres: notre opéra national est comme toujours à la pointe du progrès, du raffinement et de la curiosité et sait parfaitement valoriser son répertoire…Encore plus piquant: l’Opéra de Paris a coproduit l’Œdipe présenté à La Monnaie fin 2011 (La Fura dels Baus), mais ne l’a pas encore monté à ce jour, il parait que c’est pour 2016…

Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus

La production de Francfort, même en allemand est donc l’occasion d’entendre une musique qui est l’un des chefs d’œuvre oubliés du XXème siècle. À l’heure où tous les opéras sont donnés à de rares exceptions en langue originale, on peut s’en étonner de la part d’une maison plutôt en pointe  – et depuis très longtemps –  et “Opéra de l’année 2013”; mais Enescu lui-même désirait que son opéra ait un langage clair et compréhensible pour tout spectateur, et il est probable que ce soit l’une des raisons qui ait conduit à la présentation en allemand. On peut aussi supposer que pour les chanteurs apprendre le texte en allemand soit une facilité.
Moins compréhensible est la complète suppression de l’acte IV, celui qui s’inspire d’Œdipe à Colone de Sophocle et montre un Œdipe errant accompagné d’Antigone, jusqu’à l’apaisement final et d’une certaine manière la rédemption. C’est cet aspect vaguement chrétien qui a poussé Hans Neuenfels, en accord avec le chef, à supprimer un acte qui enlevait au drame son urgence. Ce qui intéresse Neuenfels, c’est le mythe traditionnel d’Œdipe, tel qu’il apparaît dans l’Œdipe Roi de Sophocle (et chez Stravinski) qui ne s’intéresse qu’à la partie finale du mythe (la peste, les révélations, la mutilation), c’est à dire l’ultime moment avant la crise, c’est à dire la pure tragédie. J’avoue ne pas partager cette vision: dans la mesure où cet opéra est rarement présenté sur les scènes, et surtout dans la mesure où la volonté d’Enescu était de raconter l’histoire complète d’Œdipe de la naissance à la rédemption et à la mort, comme une sorte de parabole: c’est là l’originalité de l’œuvre. C’est la trahir que la tronquer d’un acte au nom d’une logique de mise en scène. Mais Neuenfels est ainsi: il plie les œuvres à sa vision et à sa volonté et ainsi rend légitimes ceux qui refusent le Regietheater dont avec Ruth Berghaus, il est le premier représentant historique, imposant l’idée que le metteur en scène est un artiste comme l’auteur et modèle la pâte de l’œuvre  à l’aune de sa lecture, de ses désirs et de ses visions.
L’Opéra de Francfort, dans lequel je revenais après environ 20 ans est un des temples originels du Regietheater; la dernière fois, ce fut pour une Clemenza di Tito somptueuse mise en scène par Cesare Lievi dans des décors de son frère Daniele, couple phénoménal éphémère dont la créativité s’est interrompue par la mort prématurée de Daniele Lievi. C’est là que Ruth Berghaus fit ses premières mises en scènes lyriques, c’est là que Hans Neuenfels scandalisa le bon peuple. Aujourd’hui plus que septuagénaire (à son âge, il n’a jamais été appelé par aucun directeur d’opéra en France…), il scandalise à Bayreuth pour son amour des rats, mais il ne fait plus d’effet à Francfort (son Aida a été un vaccin définitif, d’autres diraient un poison mithridatisant). D’ailleurs son approche est parfaitement classique dans le sens où la lecture du mythe est précise, cohérente, et conforme. Neuenfels a lu avec attention les critiques du temps, les déclarations d’Enescu, et connaît parfaitement la période 1920-1950. C’est une période de retour aux grands mythes antiques, notamment en France, relus à l’éclairage des deux guerres, Giraudoux, Sartre et Anouilh en exploitent la veine (et Anouilh en particulier la veine œdipienne avec Antigone en 1944), mais aussi Œdipe d’André Gide en 1930 et La machine Infernale de Cocteau en 1934 pendant qu’en musique Stravinski (Oedipus Rex en 1927) mais aussi Honegger avec Antigone (1926) viennent à point nommé éclairer l’Œdipe d’Enescu (terminé en 1931 et créé en 1936): c’est incontestablement un thème dans l’air du temps, enrichi de sa lecture freudienne née avec le siècle. 
C’est d’ailleurs par là que la mise en scène de Neuenfels m’a d’abord intéressé et notamment par l’utilisation des costumes (d’Elina Schnizler): ils ont une hétérogénéité étudiée, qui évidemment interpelle ; ce sont des costumes de punks pour certains (les gardes, dont le très bon Andreas Bauer) dans une ambiance vaguement post-apocalyptique, Créon est travesti en femme, les prêtres ont des coiffes de prêtres incas, ils indiquent un monde d’avant la « civilisation » ou d’après. Œdipe quand à lui garde la neutralité du costume d’aujourd’hui (costume-chemise d’un homme banal), il est l’homme banal sur qui tombe le ciel sans l’avoir ni voulu ni provoqué ; face à ces costumes de toutes origines, les femmes et la Sphinx  arborent de magnifiques costumes des années 30 comme sortis d’un film ou d’une revue: les années 30 sont une référence subliminale constante dans l’ambiance qui est indiquée  : on pourrait être dans une mise en scène de Cocteau ou de Giraudoux, à l’Athénée ou au Vieux Colombier. Pour Neuenfels, l’époque de la création constitue la racine essentielle de l’évocation du monde, d’un monde selon Enescu, mais aussi selon tout le monde intellectuel du temps. Et la transversalité des costumes, en soi habituelle depuis 40 ans d’histoire du théâtre, renvoie à l’universalité du mythe dans la diachronie: pas de mythe plus actuel que celui d’Œdipe, pas de mythe plus urgent que celui d’Œdipe, qui est question pure. Il est la question sans réponse, le pourquoi sans réponse de toute tragédie: il est recherche, obsession d’aller jusqu’au bout dans la conscience de la ruine d’un monde fermé.
Pas de hasard dans cette mise en scène: le rideau se lève sur un archéologue découvrant une sorte de tombeau immense (des Labdacides?) qui sera l’espace de jeu unique, l’espace tragique, l’espace des questions, et des réponses qu’on ne perçoit pas (ce qui est encore pire), l’espace des seuils que l’on passe sans le savoir (d’ailleurs Œdipe les yeux crevés traîne avec lui un chambranle de porte).

Œdipe (Simon Neal) Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe (Simon Neal)  © Oper Frankfurt/Rittershaus

Cet archéologue, c’est Œdipe évidemment, qui déchiffre des graffitis de formules chimiques, cryptiques pour tout spectateur, formules qui démontrent sans doute, mais qui font question et qui font mystère: des murs entiers, étouffants, couverts de formules chimiques, d’équations, de fonctions algébriques, l’exposé d’un savoir démultiplié qui est en même temps mystère et interrogation.

Œdipe et Tirésias  © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Tirésias © Oper Frankfurt/Rittershaus

C’est Œdipe aux prises avec son histoire, assis au milieu de ceux qui assistent à sa naissance,  et cette histoire émerge des murs qu’il déchiffre au fur et à mesure, aux prises avec l’engrenage des questions qui vont conduire à la révélation, par Tirésias aveugle, marchant à l’aide d’un étrange déambulateur – comme un parc d’enfant  dans lequel on enfermerait celui qui a les réponses.

Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus
Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus

Oui c’est un ensemble gris ou noir, tout simplement parce qu’on est dans un espace clos profond comme un tombeau où TOUT se joue ; d’ailleurs, des flèches phosphorescentes nous en indiquent la direction comme si de la salle on allait vers un big-bang originel  ce big-bang qu’est le mythe d’Œdipe pour notre civilisation, au cœur du réacteur atomique de l’humain (beau décor, simple et efficace de Rifail Ajdarpasic) qui ne s’ouvrira sur un espace lumineux que lorsqu’Œdipe se sera crevé les yeux pour vivre en aveugle dans le monde de la lumière, lui qui voyait dans le monde de l’obscur.
Hans Neuenfels a conçu à la fois un dispositif à haute valence symbolique (ce tombeau révélateur, c’est évidemment le théâtre, c’est la caverne, c’est l’illusion des images) et un livre d’images comme le seraient des albums pour enfants, la mythologie pour les nuls, avec ces femmes hyper sophistiquées, ces pâtres tellement pâtres qu’ils sont vêtus en mouton (ils sont ceux-là mêmes qu’ils gardent)et  qui font évidemment sourire (très bon Michael Mc Cown): oui Hans Neuenfels conçoit cet Œdipe comme une mise en théâtre d’une série de montées d’images psychanalytiques, témoin le sexe énorme de Laïos qui pisse sur Œdipe et la réponse d’Œdipe à coup de massue, comme dans les bandes dessinées, témoin aussi la main-squelette qui pend à la place du sexe de la Sphinx et qui apparaît et disparaît comme un pénis malicieux. Bien malin celui qui d’ailleurs identifierait la Sphinx au regard de la théorie du genre…Tout cela montre un travail d’une intelligence évidente – on ne peut s’attendre à moins de la part de Hans Neuenfels, et un souci de baliser le récit en utilisant les modes de transmission et d’illustration les plus clairs et les plus familiers au public, ce qui évidemment n’évite pas bien au contraire la banalité. Mais cette banalité est celle d’Œdipe, le n’importe qui, celui sur qui tombe le tragique, cet homme sans qualité particulière qui va porter sans le vouloir et à lui seul l’humanité.

Au commencement était l'oeuf...© Oper Frankfurt/Rittershaus
Au commencement était l’oeuf…© Oper Frankfurt/Rittershaus

On retrouve dans la vision de Neuenfels des auto-citations : la naissance d’Œdipe est figurée par un œuf géant, qui renvoie à l’apparition finale de Gottfried dans le Lohengrin de Bayreuth, en fœtus hideux sortant d’un œuf. Vision d’avenir inquiétante et torturée, qui de fait appelle l’écrasement du monde  (et des rats) et l’isolement de Lohengrin, seul survivant désemparé : une autre victime de la question à ne pas poser.
Neuenfels s’arrête sur cette vision, sur un Œdipe aveugle quand le monde s’ouvre devant lui, car il veut montrer la tragédie dans son épure. Il n’y a pas de suite au tragique et le quatrième acte ne pourrait-être qu’une lente perpétuation ouverte sur un possible. Or, il n’y a pas de possible dans le monde tragique : alors Neuenfels arrête l’œuvre au moment où elle sort de son enclos, quand Œdipe a réglé tous les comptes et qu’il ne lui reste plus que regrets remords et lamentations, quand Antigone aussi apparaît comme protagoniste, là où elle n’était que figure de complément. Il va contre Enescu, qui voyait dans cette histoire une parabole menant à une sorte de rédemption, l’histoire d’un Œdipe qui finalement trouvait la voie d’une solution là où le tragique devrait la refuser, là où le destin décidait pour lui, alors que le héros tragique va volontairement jusqu’au bout de son destin. Dans ce débat, je suis clairement du côté de l’œuvre : Enescu ne veut pas de la tragédie, il veut d’une certaine manière une légende dramatique, ce qui n’est pas la même chose, comme une sorte de vie de Saint. S’il ne sentait pas l’œuvre dans son développement total, s’il ne la voulait pas telle qu’elle est, il fallait que Neuenfels refuse ce travail, car cet Œdipe dramatique et non tragique est fait pour un Warlikowski, un Py, il est fait pour ceux qui croient en la rédemption. Cette mise en scène est d’une grande intelligence, mais ne compte pas pour moi parmi les grandes oeuvres de Neuenfels, parmi lesquelles je compte le Lohengrin de Bayreuth et l’Aida phénoménale de Francfort. Je pense simplement que Neuenfels n’y a pas cru.
Du point de vue musical, saluons d’abord la performance générale des forces de l’Oper Frankfurt, un chœur remarquable, un orchestre de grande qualité, qui sonne bien, qui a la sécheresse voulue par l’œuvre (une œuvre faite pour l’acoustique lyonnaise…) et en même temps la clarté et la précision, emmené par un chef peu connu, Alexander Liebreich, nouveau directeur artistique et musicale de l’Orchestre de la Radio polonaise,  qui a su parfaitement en rendre la couleur musicale et bien pointer les chemins qui s’y croisent. Car d’une certaine manière, c’est une musique attendue, qui est une somme d’influences, de traditions, mais qui n’a pas de puissance vraiment innovante : quand on pense à ce que Berg ou Schönberg ont écrit dans ces années là, on en est loin. Œdipe a cependant une grande puissance syncrétique.
Enescu est d’abord un coloriste : il colore des ambiances, une couleur de musique populaire roumaine à la Bartók, une couleur antiquisante, en cherchant à reconstituer les sons de la musique antique, dans l’utilisation des vents et des percussions, une couleur debussyste, dans le miroitement des cordes : c’est vraiment l’œuvre d’un artiste qui s’est construit par l’écoute et l’interprétation des œuvres et notamment des contemporains ; il est dans chemin qui part de  Dukas et Fauré (on sent bien l’influence de celui qui l’a initié à la composition), passé par Honegger qu’il connaît bien, et qui plus tard passera un peu par Messiaen et pas mal par Poulenc. Du moins est-ce ainsi que je le situe. C’est de toute manière une musique datée (sans mauvaise part), à la période très identifiable, et très construite, intellectuellement très assise, fruit d’un travail considérable et pointilleux. Il est vraiment regrettable qu’elle ne soit pas du tout diffusée en France: cette musique nous enseigne des choses et nous éclaire.
Du point de vue du chant, la distribution est très largement composée d’artistes de la troupe de Francfort dont la qualité contredit ceux qui ironisent sur le système de troupe : quand on voit les résultats du système “stagione” dans les théâtres en France et en Italie, sur le nombre de représentations et la qualité moyenne des productions, comme on dit, « y pas photo ».
On signalera donc avec plaisir la Jocaste de Tania Ariane Baumgartner, voix posée, bien projetée, très expressive, ainsi que la prestation de la Sphinx (les maniéristes amateurs de français plus ancien disent la Sphinge…Sphinge rime avec Singe, je lui préfère Sphinx (Manon, Sphinx étonnant!) en gardant le son grec, qui rime avec Sirynx – déjà plus musical –  et qui garde en même temps le couple nx final, sonore et mystérieux, suspendu sur le néant) à la fois très belle et très bien mise en valeur par son costume, et surtout très expressive, sa mort est beau moment scénique (Katharina Magiera, nom à retenir), et les rôles féminins de complément sont très bien tenus (Antigone de Britta Stallmeister et surtout Mérope de Jenny Carlstedt), tout comme d’ailleurs leurs pendants masculins comme Phorbas (Kihwan Sim, qui remporte un beau succès très justifié), le berger de Michael Mc Cown et le garde d’Andreas Bauer déjà signalés, à un moindre titre Hans Jürgen Lazar dans Laïos et Vuyani Mlinde dans le Grand-Prêtre.
Le Créon interlope de Dietrich Volle (Créon est un personnage qui n’a jamais eu les faveurs des auteurs au théâtre) a un très joli timbre, une voix bien claire, et assez chaleureuse, face au très beau Tirésias de Magnùs Baldvinsson, un des piliers de la troupe de Francfort,  très bel artiste, assez connu par ailleurs dans le monde scandinave (il est islandais) pour ses prestations verdiennes. Œdipe, rôle écrasant si l’on considère les quatre actes, plus raisonnable dans cette version écourtée, c’est Simon Neal, un des chanteurs qui monte aujourd’hui dans la galerie des basses : une basse chantante, au timbre rond, et clair, une belle puissance et surtout, pour un opéra qui exige une diction exemplaire, un soin jaloux pour articuler le texte, le faire entendre et le faire sonner : une très belle performance : il aurait tout intérêt à l’apprendre en français…
Au total, une soirée de très bon niveau, avec un très gros succès à la clé, et de très longs applaudissements d’une salle pleine pour cette dernière représentation de la série, musicalement très homogène et soignée, tout à l’actif des masses de l’Opéra de Francfort, avec une mise en scène discutable par la partialité des choix affichés, mais qui marque une réflexion théorique particulièrement élaborée, sans toutefois provoquer ni enthousiasme ni terreur sacrée. Reste l’œuvre : a priori, une partition passionnante, mais qui ne révolutionnera pas la vision que j’ai de la musique de cette époque, tout en méritant largement d’être représentée et diffusée. Quand on pense au succès de  certains opéras véristes (Fedora…), on se dit qu’Œdipe vaut bien mieux et mérite l’intérêt des mélomanes et la curiosité des autres. Pour l’instant, et pour découvrir la version complète, je vous renvoie à la version en CD de Lawrence Forster, avec un José van Dam anthologique.
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Œdipe, passeur d'interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe, passeur d’interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus