BAYERISCHE STAATSOPER 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA DERNIÈRE SAISON DU MANDAT DE NIKOLAUS BACHLER

En ces jours de confinement, le livre et la lecture, c’est ce qui nous reste pour passer le temps de loisir, et Le blog du Wanderer comme Wanderersite.com vont essayer d’alimenter de textes nouveaux pour informer et aussi et surtout en ce moment faire rêver.
Faire rêver, c’est bien l’effet de cette saison de la Bayerische Staatsoper, qui reste la maison la plus passionnante aujourd’hui dans le paysage lyrique international mais aussi l’une des plus riches, à la programmation la plus diversifiée. Aussi présentons-nous à l’exception des concerts de chambre au merveilleux Théâtre Cuvilliés l’ensemble de l’offre de l’Opéra d’État de Bavière

  • L’opéra
  • Les concerts symphoniques (Akademie Konzerte)
  • Le ballet que nous présentons dans le détail pour la première fois, grâce à notre collaborateur Jean-Marc

C’est la dernière saison de Nikolaus Bachler à la tête de la Bayerische Staatsoper, et c’est évidemment une saison « symbolique » qui reprend les grandes productions de son mandat, où l’on va voir le retour de Kent Nagano, premier GMD de son règne, un certain nombres de présences au pupitre de Vladimir Jurowski, futur GMD à la partir de 2021, et quelques présences du GMD qui a marqué ce mandat, Kirill Petrenko,cette année non pas GMD (son mandat s’achève en juillet 2020), mais « Gast », c’est à dire invité, qui concentrera son activité sur le Festival 2021.

Première observation, cette saison allie, aussi bien dans ses nouvelles productions que son répertoire, les qualités et les défauts qui ont caractérisé ce mandat, avec des choix de metteurs en scène quelquefois inspirés, quelquefois étonnants, et quelques choix de chefs plutôt pas toujours prometteurs à notre avis.

La deuxième observation est l’abondance de nouvelles productions à l’opéra comme au ballet, dont des créations en nombre plus important (trois), et un Festival de Juillet 2021 qui ressemble fort à une « tournée des grands ducs », un tour final en forme de feu d’artifice, comme pour laisser la place avec quelques perles dans les souvenirs.
Notre regard essaie de couvrir les nombreux éléments de cette saison particulièrement riche et excitante, dont quelques manifestations plus étroitement liées au départ de Nikolaus Bachler, intitulées Der wendende Punkt (le grand tournant, le moment décisif ), en juillet 2021, un concert de jeunes promesses du chant, et un grand concert bilan avec les stars.

Enfin tout cela fait quand même rêver avec néanmoins en tête les interrogations de ce que nous réserve l’avenir (autrement dit coronavirus permettant).

Opéra

Nouvelles productions

Oct-Nov 2020 / Juillet 2021:
Walter Braunfels, Die Vögel (les Oiseaux)
(1920) livret du compositeur d’après Aristophane, Dir.mus : Ingo Metzmacher, MeS : Frank Castorf avec entre autres Wolfgang Koch, Michael Nagy, Günter Papendell.
Une des œuvres phares et des grands succès de l’époque créée le 30 novembre 1920 au Nationaltheater de Munich, sous la direction de Bruno Walter dont cette production va donc fêter le centenaire. Walter Braunfels, qui était à moitié juif, resta en Allemagne pendant la guerre et mourut en 1954, un peu oublié.
Entre Meztmacher et Castorf, c’est un projet qui sans nul doute sera d’un très grand intérêt, avec une distribution brillante d’artistes connus pour leur science de l’expression et du texte, d’autant que les reprises récentes de cette œuvre furent des réussites là où elles eurent lieu.

Nov/Déc. 2020 :
Luca Francesconi, Timon of Athens (2020),
livret du compositeur d’après Shakespeare, Création mondiale. Dir.mus : Kent Nagano, MeS : Andreas Kriegenburg avec Toby Spence dans le rôle-titre et notamment Nikolaï Schukoff dans la distribution.
Il s’agit d’un « opéra en deux illusions » (opera in due illusioni) d’une des figures les plus importantes de la composition aujourd’hui.
On a vu de lui en 2017 « Trompe la mort » au Palais Garnier et on lira ou relira les textes et interviews que le Site Wanderer avait consacré à cette production, signée Guy Cassiers.
Critique du spectacle de Michel Parouty :
http://wanderersite.com/2017/03/vautrin-lirresistible/

Interview de Susanna Mälkki qui dirigeait l’orchestre :
http://wanderersite.com/interview/susanna-malkki-portrait-sensible/

Interview de Béatrice Uria-Monzon, l’une des protagonistes de la production :

http://wanderersite.com/interview/jai-chance-deprouver-toujours-plaisir-immense-a-etre-scene/
Outre l’intérêt immense d’une création de Luca Francesconi (né à Milan le 17 mars 1956), c’est le retour après plus de 7 ans au pupitre de la Bayerische Staatsoper de son ancien GMD Kent Nagano et du metteur en scène Andreas Kriegenburg avec lequel il a produit un Ring encore au répertoire (on va revoir cette saison Rheingold) qui a eu autant de succès avec Nagano flamboyant qu’avec Petrenko ensuite. (Voir les comptes rendus de ce Ring (Janvier 2013) dans ce Blog).
Toutes les raisons de faire le voyage de Munich.

Février/Juillet 2021 :
C.M. von Weber, Der Freischütz (1821)
, Livret de Friedrich Kind.
Dir.mus: Antonello Manacorda, MeS: Dmitry Tcherniakov, avec dans les principaux rôles Pavel Černoch (Max) Golda Schulz (Agathe), Kyle Ketelsen (Kaspar) et Anna Prohaska (Agathe).
Der Freischütz est une des œuvres les plus difficiles à monter et à réussir, notamment à cause des voix (c’est un peu le même problème que Fidelio, notamment pour Max et Agathe). Pour cette production ont été appelés d’excellents chanteurs, très expressifs, tous intelligents, mais pas de voix énormes. Des voix souples, plutôt adaptables. C’est aussi une œuvre difficile à cause du chef. Peu de chefs d’envergure se sont emparés récemment de cette musique sinon Thielemann en 2015, mais il aurait été peu probable que Bachler l’invite étant donné leurs relations …
Moins heureux à notre avis le choix du chef, qui n’avait pas convaincu dans ce même théâtre la saison dernière avec l’Alceste de Gluck. Tout en laissant les choses ouvertes (Freischütz peut réussir à Manacorda) il eût été peut-être plus pertinent de trouver un chef incontestable pour l’œuvre de Weber qui n’a pas dans mon souvenir bénéficié de très grands chefs depuis Harnoncourt à Zürich (avec Berghaus comme MeS), d’autant que la MeS confiée à Tcherniakov attirera sans doute tous les regards, voilà au contraire un choix très pertinent dans une œuvre située aux frontières entre le rationnel et l’irrationnel, le réel et le magique où sans doute le metteur en scène russe trouvera une clé qui nous surprendra.
Der Freischütz, créé à Berlin le 18 juin 1821 est créé à Munich le 15 avril 1822, soit dix mois après, et y connaît une riche histoire des représentations (on compte parmi les chefs Hans Knappertsbusch, Joseph Keilberth, Erich Kleiber, la dernière production fut créé en 1990 par Otmar Suitner, et donc qu’une nouvelle production soit affichée 30 ans après se justifie largement.


Mars-Avril 2021
R.Strauss, Der Rosenkavalier (1911),
livret de Hugo von Hofmannsthal. Dir.mus : Vladimir Jurowski, MeS : Barrie Kosky avec Marlis Petersen (La Maréchale), Christoph Fischesser (Ochs) Samatha Hankey (Octavian) Katharina Konradi (Sophie) et Johannes Martin Kränzle (Faninal)
Sans doute le plus gros pari de Nikolaus Bachler qui choisit lors de sa dernière saison de proposer une nouvelle production d’une des œuvres emblématiques de ce théâtre, qui marque la fin de la production la plus fameuse de cette maison, signée Otto Schenk en 1972, qui à chaque reprise a été fêtée par le public. Un enchantement renouvelé, à cause aussi des chefs liés à cette production, jadis Carlos Kleiber, récemment Kirill Petrenko.
C’est pourquoi Nikolaus Bachler, qui est malicieux, invite au pupitre le futur GMD Vladimir Jurowski, évidemment sous les feux de la rampe, qui excitera la curiosité du public, et Barrie Kosky pour la mise en scène, avec lequel Jurowski a magnifiquement fonctionné pour L’ange de Feu dans cette maison, et Les Bassarides l’automne dernier à la Komische Oper de Berlin. La confrontation de Barrie Kosky avec l’œuvre la plus emblématique de la maison sera aussi passionnante…
Dernière curiosité : la prise de rôle de Marlis Petersen dans la maréchale que tout le monde regardera à la loupe (aura-t-elle la voix du rôle ? diront les grands savants du genre opéra qui émettent leurs oukases sur les réseaux sociaux) mais qui sans aucun doute travaillera le texte avec son intelligence et sa sensibilité coutumières. En complément, une Sophie plus habituelle, Anna Prohaska, qui l’a déjà interprétée sur cette scène en 2018 avec Petrenko et en revanche un Octavian tout nouveau venu, la jeune américaine Samantha Hankey, nouvelle membre de l’ensemble de la Bayerische Staatsoper et qu’il sera intéressant d’entendre dans Dorabella à la fin de cette saison 2019-2020 (coronavirus permettant).

Mai-juin 2021
Aribert Reimann, Lear (1978),
livret de Claus Henneberg d’après Shakespeare. Dir.mus : Jukka-Pekka Saraste, MeS : Christoph Marthaler avec Christian Gerhaher dans le rôle-titre, Georg Nigl dans celui de Gloster, et un trio de choc : Angela Denoke, Ausrine Stundyte, Hanna-Elisabeth Müller .
Après la mise en scène originelle de Jean-Pierre Ponnelle, la deuxième production, 42 ans après est confiée au grand Christoph Marthaler, qu’on n’a pas vu à l’opéra depuis quelques années. Un choix très stimulant, avec une distribution de rêve et un chef finlandais très solide et de plus en plus salué, qu’on connaît mal à Munich, Jukka-Pekka Saraste. Un autre must de cette saison décidément brillante.

Juin 2021
Miroslav Srnka, Singularity (2021), Libretto de Tom Holloway, création.
Dir.mus : Patrick Hahn, MeS :  Nicolas Brieger avec les chanteurs de l’Opernstudio de la Bayerische Staatsoper ; orchestre Klangforum Wien.
Après South Pole (2016) (d’ailleurs repris dans la saison), Miroslav Srnka propose un travail spécifique pour des jeunes chanteurs, dans le cadre intime et splendide du Cuvilliés Theater, dont la thématique est évidemment le numérique, l’intelligence artificielle quand elle se dérègle, avec ses variations comiques. Le Klangforum Wien, l’une des formations de référence pour le répertoire d’aujourd’hui sera dirigé par le jeune autrichien prometteur Patrick Hahn (1995) qui a assisté Kirill Petrenko pour Salomé. Quant à Nicolas Brieger, c’est un vieux routier de la mise en scène, qui n’a pas beaucoup travaillé sur les grandes scènes ces dernières années.

Juin-Juillet 2021
Richard Wagner, Tristan und Isolde (1865), livret du compositeur. Dir.mus : Kirill Petrenko, MeS : Krzysztof Warlikowski avec Jonas Kaufmann (Tristan) Anja Harteros (Isolde), Wolfgang Koch (Kurwenal), Mika Kares (Marke), Okka von der Damerau (Brangaene).
Dire que ce Tristan est attendu avec impatience est en dessous de la vérité : le monde de l’opéra savait que ce serait la dernière production de Petrenko à Munich, que le metteur en scène serait Warlikowski, que Kaufmann serait pour la première fois Tristan. On ignorait qu’à ses côté, Anja Harteros serait son Isolde… (elle n’a pas la voix, vont dire les savants – voir plus haut pour Petersen). Une fois encore Petrenko sait ce qu’il fait et ce qu’il veut parce qu’il ne veut pas un Tristan au gros format vocal, mais un Tristan retenu, comme pour tous ses Wagner et une Isolde spécifique qui convienne à ce choix. Avec Warlikowski, ils ont fait ensemble Frau ohne Schatten et Salomé, deux éclatantes réussites.
Inutile de tergiverser, cinq représentations dont la dernière est le 31 juillet avec « Oper für alle » et donc aussi une retransmission en streaming, mais si on veut y aller,  il faudra le faire  sans doute à genoux et être prêts à tout…

Juillet 2021
W.A.Mozart, Idomeneo (1781),
livret de Giambattista Varesco. Dir.mus : Constantinos Carydis, MeS : Antú Romero Nunes. Avec : Matthew Polenzani (Idomeneo), Emily D’Angelo (Idamante), Olga Kulchynska (Ilia), Hanna-Elisabeth Muller (Elettra), au Prinzregententheater, avec le Balthasar-Neumann-Chor.
Habituellement c’est un opéra du répertoire baroque qui conclut les nouvelles productions de l’année au Prinzregententheater, cette fois-ci c’est un Mozart, distribué avec des chanteurs jeunes (Emily d’Angelo, qui débute, Olga Kulchynska qui est apparue récemment, les plus expérimentés étant Hanna-Elisabeth Müller et Matthew Polenzani), quant à la mise en scène d’ Antú Romero Nunes, je n’y fonde pas de grands espoirs (mais il faut toujours être disponible à la surprise). Les autres expériences (Guillaume Tell, Les Vêpres siciliennes) ne m’ayant pas vraiment convaincu. En revanche, le choix de Constantinos Carydis est particulièrement pertinent (ses Nozze di Figaro dans la production de Christoph Loy ont été saluées unanimement)

Ainsi voilà une saison de 8 nouvelles productions d’opéra, avec deux créations et au moins une rareté. Parmi ces œuvres quatre (Die Vögel, Idomeneo, Tristan und Isolde, Lear) ont vu le jour à Munich, quant à Der Rosenkavalier, l’opéra est profondément lié à l’histoire de ce théâtre dans les soixante dernières années. C’est donc une saison qui cherche à profondément exalter l’histoire et la modernité de l’institution munichoise, mais aussi le répertoire allemand ou autrichien, à part Luca Francesconi et Miroslav Srnka (mais qui créent leurs œuvres à Munich) tous les compositeurs sont des phares de l’aire germanophone, Braunfels, Weber, Wagner, Mozart, Reimann, Strauss.

Répertoire

Comme toujours, dans les nombreuses reprises de répertoire, il y a les œuvres courantes qui visent à générer un public nombreux, mais des reprises aussi marquées par une nouvelle distribution ou un nouveau chef prestigieux, l’intérêt est donc varié et ces reprises méritent au moins pour certaines, qu’on s’y arrête.

Dans l’ensemble la saison est bien équilibrée, entre chefs (et cheffes) jeunes et d’autres expérimentés comme Asher Fisch ou Pinchas Steinberg. Ce dernier est un chef très respectable qui garantit un niveau très correct de la reprise. On comprend pourquoi : il faut dans le répertoire avoir la garantie de chefs qui puissent reprendre un spectacle avec peu de répétitions, ayant l’expérience requise ou même ayant déjà dirigé la production à Munich. Expérience plutôt qu’exploration. Mais on se réjouit de voir aussi des jeunes chefs et surtout un quelques jeunes cheffes (Keri-Lynn Wilson, Simone Young, Marie Jacquot, Eun Sun Kim, Oksana Lyniv) pour donner à ces reprises un parfum de nouveauté.

Voici la liste des 37 opéras repris au répertoire. Avec les huit nouvelles productions, cela fait 45 titres d’opéra dans l’année à Munich et c’est respectable. Si vous allez voir l’une des nouvelles productions, vous aurez aussi peut-être envie d’aller voir les autres spectacles du moment, je vous donne donc quand c’est possible quelques infos sur les titres qui peuvent valoir l’achat d’un billet.

Septembre 2020
Strauss, Elektra,
Prod. Wernicke.Dir : Erik Nielsen avec Gabriele Schnaut (Klytemnästra), Irene Theorin (Elektra), Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis) René Pape (Orest) et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Aegisth). Autre production importante de la maison, la dernière du grand Herbert Wernicke encore au répertoire, dirigée par un chef efficace, Erik Nielsen (qui dirigea dans cette maison la production de Karl V de Krenek. La distribution est classique (Irene Theorin est l’une des grandes Elektra actuelles) et avec une nouvelle venue dans les distributions internationales, la lithuanienne Vida Miknevičiūtė déjà vue dans ce rôle à Berlin, et qui chante dans toutes les grandes maisons allemandes ainsi qu’une « ancienne », Gabriele Schnaut qui fut la Brünnhilde du Ring Flimm/Sinopoli à Bayreuth. Quant à René Pape…

Septembre-Octobre 2020
Strauss, Die Frau ohne Schatten,
Prod Warlikowski, Dir: Sebastian Weigle, avec Klaus Florian Vogt (Kaiser), Emily Magee (Kaiserin), Wolfgang Koch (Barak), Miina-Liisa Värelä (sa femme), Michaela Schuster (la nourrice) etc…Une grande distribution pour cette reprise d’ouverture de saison à l’occasion de l’Oktoberfest, dirigée par Sebastian Weigle, qu’on peut ne pas (trop) aimer, mais qui est l’un des chefs allemands les plus côtés. Et la prod.Warlikowski est entrée (avec Petrenko…) dans la légende.

Septembre – Octobre 2020
Donizetti, L’Elisir d’amore
, Prod. Bösch, Dir: Francesco Angelico. Avec Galeano Salas (Nemorino), Pretty Yende (Adina) Andrei Zhilikhovsky (Belcore) et Milan Siljanov (Dulcamara). Certes, c’est l’une des productions les plus réussies de David Bösch et c’est une reprise « alimentaire » en pleine « Oktoberfest » (fin le 4 octobre) avec certes, Pretty Yende en guest star, et le jeune Andrei Zhilikovsky, membre de la troupe du Bolchoi jusqu’à 2019, et qui commence à être appelé un peu partout. Enfin, les deux rôles masculins principaux sont tenus par des solistes de la troupe, qui est comme on le sait, particulièrement valeureuse.

Octobre 2020
Puccini, Madame Butterfly
, Prod. Busse, Dir: Daniele Callegari avec Alexandra Kurzak (Cio Cio San), Roberto Alagna (Pinkerton), Alisa Kolosova (Suzuki), Markus Brück (Sharpless).
La vieille production de Wolf Busse, routinière, dirigée par l’excellent Daniele Callegari avec un couple star, Kurzak/Alagna pour trois représentations automnales.

Octobre 2020
Alban Berg, Wozzeck, Prod. Andreas Kriegenburg, Dir: Vladimir Jurowski avec Simon Keenlyside (Wozzeck), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Hauptmann), John Daszak (Tambourmajor) , Clive Bayley (Doktor) Tansel Akzeybek  (Andres) Anja Kampe (Marie).
La production est magnifique, hiératique et vraiment réussie, un des grands Wozzeck de ce temps. Simon Keenlyside est l’un des grands titulaires du rôle-titre (même si on a en tête Christian Gerhaher dans ce rôle et cette production) avec le reste de la distribution vraiment de grand niveau (Anja Kampe en Marie…) et puis surtout, dans la fosse, Vladimir Jurowski, dont le Wozzeck à Salzbourg fut exceptionnel .
Vaut évidemment le voyage

Octobre – Novembre 2020
Puccini, Tosca, Prod. Bondy, Dir : Asher Fisch, avec Anja Harteros (Oct),  Anna Netrebko (Nov-Dec), Kristine Opolais (Dec) (Tosca), Stefano la Colla (Oct), Yusif Eyvazov (Nov-Dec) (Mario), Bryn Terfel (Oct)-Ambrogio Maestri (Nov-Dec) (Scarpia).
Production tiroir-caisse, qui va attirer le public quelle que soit la distribution, même avec Asher Fisch au pupitre… Le couple Anna-Yusif va sans doute faire frétiller les aficionados. Pour ma part, pour ceux qui n’ont jamais vu le deuxième acte Harteros-Terfel, c’est eux qu’il faut privilégier, c’est grandiose… À noter Ambrogio Maestri dans Scarpia avec Netrebko, c’est nouveau pour un baryton qu’on voit plus souvent dans les rôles bouffes, et Kristine Opolais qui assure la dernière, le 4 décembre. C’est sans doute la dernière fois qu’on verra la production Bondy à Munich, qui a fait le tour du monde.

Octobre/Novembre 2020/Juillet 2021
Verdi, Macbeth, Prod. Kusej, Dir: Pinchas Steinberg, avec
Automne 2020 : Željko Lučić (Macbeth), Callum Thorpe/Alex Esposito (Banco), Ludmyla Monastyrska (Lady Macbeth) Saimir Pirgu (Macduff) etc…
Juillet 2021 : Simon Keenlyside (Macbeth), Roberto Tagliavini (Banco), Ekaterina Sementchuk (Lady Macbeth) Pavol Breslik (Macduff) etc…
La production moyenne de Kusej et des distributions intéressantes (surtout en juillet). Ce Macbeth ne nous remuera pas trop tout de même.

Novembre 2020
Mirolslav Srnka, South Pole, Prod.Neuenfels, Dir : Marie Jacquot, avec John Daszak (Scott), Tara Erraught (son épouse), Thomas Hampson (Amundsen), Mojka Erdmann (Landlady) etc…
Reprise d’une des importantes créations de l’ère Bachler, South Pole, dans la mise en scène assez suggestive de Hans Neuenfels, et avec une distribution proche de la création (seul Rolando Villazon est remplacé par John Daszak). À Kirill Petrenko succède au pupitre Marie Jacquot jeune cheffe française, « Ernste Kappelmeisterin » à Würzburg, qui fut son assistante sur cette production à la création.
Si vous êtes à Munich, allez-y !

Novembre 2020
Poulenc, Dialogues des Carmélites
, Prod Tcherniakov, Dir: Bertrand de Billy avec notamment Ermonela Jaho (Blanche de la Force), Doris Soffel (Madame de Croissy), Madame Lidoine (Adrianne Pieczonka). Une distribution de haut niveau pour la reprise d’une des productions phares de la maison, où Tcherniakov fit scandale (à cause de la fin) pour laquelle les descendants de Poulenc intentèrent un procès qu’ils perdirent en 2018.
On pourra lire le compte rendu que je fis dans ce Blog en son temps. C’est une production qu’il faut avoir vue, passionnante, réfléchie, quelquefois dérangeante.

Décembre 2020 :
Puccini, La Bohème,
Prod. Schenk, Dir : Eun Sun Kim, avec Aylin Perez (Mimi), Elsa Benoit (Musetta), Davide Luciano (Marcello) et Benjamin Bernheim (Rodolfo).
Une production historique, qui remonte à 1969, que j’ai vue il y a environ 40 ans avec Carlos Kleiber, Mirella Freni et Luciano Pavarotti (le rêve éveillé…).
Ici la reprise vaut pour notre Benjamin Bernheim, dont la carrière, justement, explose, pour notre Elsa Benoit, très liée à Munich dont elle est membre de la troupe après en avoir été du studio et pour le Marcello de Davide Luciani, l’un des jeunes barytons les plus en vue d’Italie (il est prodigieux en scène). Aylin Perez compte comme l’un des meilleurs sopranos lyriques aujourd’hui, qui promène notamment sa Mimi dans les grands temples (Scala, MET). Quant à Eun Sun Kim, c’est une cheffe coréenne qui a complété ses études à Stuttgart, qui a déjà été appelée notamment dans les grandes maisons allemandes.

Décembre 2020 :
Humperdinck, Hänsel und Gretel
Prod. Richard Jones, Dir: Friedrich Haider ; avec Tara Erraught/Corinna Scheurle (Gretel), Maureen McKay/Emily Pogorelc (Hänsel), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke/Kevin Conners (Knusperhaxe), etc…
Une production annuelle habituelle sous la période de fête avec un grand professionnel au pupitre.


Décembre 2020 – Janvier 2021
Mozart, Die Zauberflöte,
Prod. Everding, Dir: Antonello Manacorda avec Georg Zeppenfeld (Sarastro), Martin Mitterrutzner (Tamino),  Elsa Benoit (Pamina), Bo Skovhus/Milan Siljanov (Sprecher) Nina Minasyan (Königin der Nacht) André Schuen (Papageno). Les traditionnelles productions des fêtes, Zauberflöte, Fledermaus et un peu plus tôt Hänsel et Gretel.
La production de August Everding est une espèce de légende (elle remonte à 1978 et elle a fait l’objet d’une révision par Jürgen Rose en 2004) qu’il faut avoir vu une fois. La distribution est très correcte, avec un Tamino dont on parle, le jeune ténor autrichien Martin Mitterrutzner, Georg Zeppenfeld qu’on ne présente plus et Elsa Benoît qui de plus en plus s’impose sur les scènes en Pamina.

Décembre 2020 – Janvier 2021 :
J.Strauss : Die Fledermaus,
Prod Leander Haußmann reprise parAndreas Weirich, Dir: Friedrich Haider, avec Johannes Martin Kränzle (Gabriel), Rachel Willis-Sørensen (Rosalinde), Franz Hawlata (Frank), Okka von der Damerau (Orlofsky), Galeano Salas (Alfred), Michael Nagy (Dr.Falke) etc…
La médiocre production de Leander Haußmann est ici retravaillée par Andreas Weirich. On espère une future nouvelle production sous Dorny. Cette année, Friedrich Haider très à l’aise dans ce répertoire dirige, et la distribution est de très bon niveau…Donc musicalement, ça se défendra sûrement.

Janvier 2021:
Verdi, Un ballo in maschera,
Prod Erath. Dir: Paolo Carignani, avec Sondra Radvanovsky (Amelia), Joseph Calleja (Riccardo), Vladislav Sulimsky (Renato), Okka von der Damerau (Ulrica) Elsa Benoit (Oscar). Intéressante production de Johannes Erath (dont on devait voir le Rigoletto à Lyon, hélas annulé). Vaut évidemment pour l’Amelia de Sondra Radvanovski, la plus grande aujourd’hui, mais la distribution est très respectable. Du bon répertoire.

Janvier 2021
Puccini, Manon Lescaut,
prod. Neuenfels. Dir: Marco Armiliato, avec Sonya Yoncheva (Manon Lescaut), Stefano La Colla (Des Grieux), Lescaut (Davide Luciano) etc…
La production de Hans Neuenfels, qui n’avait tout à fait convaincu, revient avec un chef expérimenté, Marco Armiliato, et une distribution dominée par Sonya Yoncheva avec Stefano La Colla, qui est un ténor solide, et l’excellent Davide Luciano (Lescaut). Si on est à Munich, pourquoi pas ?

Janvier – Février 2021 :
Beethoven, Fidelio,
Prod. Bieito. Dir: Markus Stenz avec Klaus Florian Vogt (Florestan), Anja Kampe (Fidelio/Leonore), Franz-Josef Selig (Rocco), John Lundgren (Pizzaro) Tareq Yazmi (Don Fernando) Emily Pogorelc (Marzelline) Dean Power (Jaquino). Bonne distribution pour cette reprise de la fameuse production Bieito avec le quatuor de Beethoven à la place de Leonore III. Enfin, Markus Stenz est un chef respectable.

Janvier – Février 2021
Verdi, Rigoletto
, prod.Schilling, Dir :Keri-Lynn Wilson, avec Joseph Calleja (Il duca), Željko Lučić (Rigoletto), Sofia Fomina (Gilda) Rafał Siwek (Sparafucile) etc…
Une production de 2012 discutée, discutable, d’Árpád Schilling, pourtant l’un des metteurs en scène les plus stimulants à l’époque de la création de la production et sur la liste noire du gouvernement hongrois, ce qui est tout à son honneur. Une distribution plutôt solide et une cheffe reconnue à l’opéra.

Février/Juillet 2021
Dvořák, Rusalka
, Prod. Kusej,Dir: James Gaffigan, avec Dmytro Popov (Le prince), Evguenia Muraveva (La princesse étrangère),  Rusalka (Kristine Opolais), L’esprit du lac (Günther Groissböck), Ježibaba (Helena Zubanovich) etc…
Distribution très correcte, avec le retour de Kristine Opolais qui avait créé cette production, chef estimé, production discutée mais à mon avis séduisante de Martin Kusej, qui essaie de reconstruire une dramaturgie « réaliste » à cette histoire qui ne l’est pas. Si vous êtes à Munich, pourquoi pas (la production de 2011 existe en DVD)

Février – Mars/Juillet 2021
Wagner, Tannhäuser,
Prod. Castellucci, Dir: Simone Young avec Klaus Florian Vogt (Tannhäuser), Anja Harteros/Lise Davidsen (Juillet)(Elisabeth), Daniela Sindram (Venus), Christian Gerhaher (Wolfram), Günther Groissböck/Georg Zeppenfeld(Juillet) (Landgrave) etc…
Le retour de la production de Castellucci, qui a tant fait discuter, sans Petrenko, mais avec la très solide Simone Young, et une distribution fabuleuse en février-mars comme pour l’unique représentation du festival 2021 (où Lise Davidsen et Georg Zeppenfeld succèdent à Anja Harteros et Günther Groissböck). A voir et à entendre. Rien que pour Christian Gerhaher en Wolfram, ça vaut le voyage.

Mars 2021 :
Bela Bartok, Judith, Concerto pour orchestre/Le Château de Barbe Bleue,
Prod. Katie Mitchell. Dir : Oksana Lyniv avec Nina Stemme et John Lundgren. Reprise de la nouvelle production vue en février dernier qui va être reprise en juin prochain (coronavirus permettant).
La mise en scène qui plonge dans le psychodrame, dans le roman policier, a fait un peu discuter, mais ni la direction ni la distribution, unanimement louées. À voir sans aucun doute.

Mars 2021 :
Donizetti, Lucia di Lammermoor, Prod. Barbara Wysoka, Dir: Antonino Fogliani avec Adela Zaharia (Lucia), Pavol Breslik (Edgardo), Galeano Salas (Arturo), Boris Pinkhasovich (Enrico).
On se souvient de l’extraordinaire direction de Kirill Petrenko à la création (2015) de cette production pas très stimulante, dont il reste Pavol Breslik, plutôt valeureux, et en Lucia la jeune Adela Zaharia, découverte dans Orlando Paladino au festival 2018 (qu’on devrait revoir cet été – coronavirus permettant)… Au pupitre l’excellent Antonino Fogliani, un des très bons chefs italiens actuels.

Mars – Avril 2021
Wagner, Parsifal,
Prod. Audi, Dir : Franz Welser-Möst avec Simon Keenlyside (Amfortas), Gunther Groissböck (Gurnemanz), Brandon Jovanovich (Parsifal), Anja Kampe (Kundry), Bálint Szabó (Titurel), Derek Welton (Klingsor).
Retour de la production de Pierre Audi, sans Petrenko, mais avec Welser-Möst ce qui garantit un haut niveau de représentation, avec une distribution excellente et largement différente de celle de la première qui était étincelante : Brandon Jovanovich, Anja Kampe, Gunther Groissböck, Simon Keenlyside et Derek Welton devraient quand même satisfaire un public habitué ici à l’excellence wagnérienne. On peut faire le voyage, si on aime Baselitz, dont les décors alliés à la mise en scène de Pierre Audi avaient fait couler bien de l’encre…

April 2021
Verdi, Les Vêpres siciliennes
Prod. Antù Romero Nunes, Dir: Omer Meir Wellber avec Malin Byström (Hélène), John Osborn (Henri), Erwin Schrott (Procida) George Petean (Montfort), production médiocre, chef intéressant mais qui ne m’avait pas convaincu dans cette œuvre où il recherche trop les effets. La reprise se justifie par l’arrivée de John Osborn et Malin Byström qui avait chanté le rôle à Genève en 2011 sans convaincre. De toute manière, il n’y a pas beaucoup de sopranos pour Hélène sur le marché. John Osborn sera comme souvent excellent dans ce rôle qu’il vient de chanter à Rome, et George Petean avec sa science du phrasé et sa diction est un bon Montfort (le seul qui avait chanté avec goût et justesse lorsque j’avais vu la production en 2018.) Quant à Schrott, avec sa voix énorme, il fait hélas du Schrott.
À mon avis, avec la mise en scène et la direction, et une distribution à 50% douteuse, nous sommes encore mal partis.
Lire dans wanderersite.com : http://wanderersite.com/2018/07/requiem-pour-un-massacre/

Avril 2021
Verdi, La Traviata,
Prod. Krämer, Dir: Andrea Battistoni avec Rosa Feola (Violetta), Frédéric Antoun (Alfredo), Simon Keenlyside (Giorgio Germont) etc…
Encore une production “alimentaire”, car La Traviata de Günter Krämer n’en peut plus…mais elle est dirigée par Andrea Battistoni, un des chefs en vue de la jeune génération italienne, et qu’elle affiche un couple inhabituel Feola/Antoun que les amateurs seront curieux d’entendre, et Keenlyside dans Germont père, une garantie d’élégance. D’ailleurs, Keenlyside fait un beau retour à Munich puisqu’il est affiché dans plusieurs productions. Why not ?

Juillet 2020/Avril-Mai 2021
Verdi, I Masnadieri, Prod. Erath, Dir: Michele Mariotti (Juillet 2020)/Giampaolo Bisonti (2021). Nous signalons les deux représentations de juillet prochain (2020) puisque la série a été interrompue pour cause de coronavirus en ce mois de mars. La mise en scène de Johannes Erath en noir et blanc qui rend l’ambiance d’un film noir n’a pas été mal accueillie, la distribution de manière un peu plus contrastée.
Juillet 2020 – Dir : Michele Mariotti, avec Diana Damrau (Amalia) et Charles Castronovo (Carlo), Mika Kares (Massimiliano), Igor Golovatenko (Francesco)
Avril-Mai 2021– Dir : Giampaolo Bisonti, avec Carmen Giannattasio (Amalia) et Charles Castronovo (Carlo), Bálint Szabó (Massimiliano), Igor Golovatenko (Francesco).
On retrouvera Castronovo et Golovatenko en Avril-mai 2021, avec les réserves sur Amalia, Diana Damrau n’est pas en très grande forme et Carmen Giannattasio prévue en 2021 encore moins.
I Masnadieri a été représentée à Munich en 2008 (au Theater am Gärtnerplatz), mais jamais au Nationaltheater. Un titre qui revient sur les scènes après la production de la Scala, elle aussi magnifiquement dirigée par Michele Mariotti. En avril 2021, montera au pupitre Giampaolo Bisonti, un des chefs italiens remarqués aujourd’hui.

Avril – Mai 2021 :
Strauss, Ariadne auf Naxos,
Prod.Carsen. Dir : Erik Nielsen, avec Jane Archibald (Zerbinetta) et Camilla Nylund (Primadonna) Benjamin Bruns (Tenor/Bacchus). Vaut pour la Primadonna de Camilla Nylund et l’excellent Benjamin Bruns qui s’essaie à Bacchus et Erik Nielsen, comme on l’a déjà dit, est plutôt un bon chef. 

Mai 2021:
Verdi, Falstaff.
Prod.Mateja Koležnik Dir: Pinchas Steinberg avec Wolfgang Koch, Boris Pinkhasovitch (Ford), Bogdan Volkov (Fenton), Olga Beszmertna (Alice Ford), Okka von der Damerau (Quickly), Elsa Benoit (Nanetta), Dorottya Lang (Meg Page).
La production de Falstaff que tout le monde attend en juillet prochain, mais en 2021 sans Petrenko (Pinchas Steinberg est un spécialiste d’opéra italien) ni Alexandra Kurzak. Attendons…

Juin 2021 :
Mozart, Die Entführung aus dem Serail, Prod. Duncan, Dir : Ivor Bolton/Christopher Moulds, avec Sofia Fomina (Konstanze), Pavol Breslik (Belmonte), Gloria Rehm (Blonde), Manuel Günther (Pedrillo) et Hans Peter König (Osmin). Distribution très correcte, direction musicale qui garantit de bonnes représentations, mais production pas vraiment passionnante.

Juin 2021
Hans Abrahamsen, The snow Queen,
Prod.Kriegenburg, Dir: Leo Hussain avec Barbara Hannigan (Gerda), Catherine Wyn-Rodgers (Grandmother, Old lady, Finn woman), Peter Rose (Snow Queen/Reindeer/Clock) etc…
Reprise d’une des nouvelles productions de la saison actuelle, dont la mise en scène a été accueillie d’une manière contrastée, mais qui musicalement fonctionne avec une Barbara Hannigan souveraine. À l’excellent Cornelius Meister succède l’excellent Leo Hussain au pupitre.


Juin 2021
Giacomo Puccini, Il Trittico
Prod. Lotte de Beer,Dir: Bertrand de Billy avec Wolgang Koch (Michele) Elsa Van der Heever (Giorgetta) Ermonela Jaho (Suor Angelica) Michaela Schuster (Zia Principessa/Zita) Ambrogio Maestri (Gianni Schicchi) Elsa Benoit (Lauretta) Galeano Salas (Rinuccio). Je ne sais si Bertrand de Billy est le chef adapté à cette œuvre, je trouve qu’il excelle plus dans le bel canto. Il reste que la distribution est très défendable, avec des monstres comme Wolfgang Koch ou Ambrogio Maestri. La mise en scène de Lotte de Beer plutôt bien faite, a été discutée, mais elle ne m’avait pas déplu. Si vous êtes à Munich, allez-y.

Juin – Juillet 2021
Wagner, Das Rheingold,
Prod. Kriegenburg, Dir: Valery Gergievavec John Lundgren (Wotan), Johannes Martin Kränzle (Alberich), Benjamin Bruns (Loge), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime), Christof Fischesser (Fasolt) Ain Anger (Fafner), Daniela Sindram (Fricka) etc…Surprise de la saison, plus ou moins en ouverture du Festival 2021, retour de Valery Gergiev au Nationaltheaterpour deux représentations de Das Rheingold dans la prod.Kriegenburg, qui aura nourri l’ère Bachler, d’abord avec Nagano, puis Petrenko, et maintenant juste pour une dégustation Valery Gergiev, en voisin puisqu’il est jusqu’à 2025 directeur musical des Münchner Philharmoniker. Évidemment à voir et entendre, car en plus la distribution est séduisante et ceux qui connaissent la production savent que Das Rheingold est une mise en scène vraiment réussie.

Juillet 2021:
Wagner, Der Fliegende Holländer,
Prod. Konwitschny, Dir: Asher Fisch, avec Ain Anger (Daland), Anja Kampe (Senta), Bryn Terfel (le Hollandais), Tomislav Mužek (Erik), Tanja Ariane Baumgartner (Mary), Manuel Günther (Steuermann).
Reprise pour une représentation dans la saison, et pendant le festival, de la vieille production de Peter Kontwitschny, qui pour un seul soir bénéficie d’une distribution de luxe dominée par Anja Kampe et Bryn Terfel, mais hélas dirigée par Asher Fisch, qui ne m’a jamais convaincu.

Juillet 2021
Giacomo Puccini, Turandot
Prod. Carlus Padrissa/La Fura dels Baus, Dir: Jader Bignamini, avec Anna Netrebko (Turandot) et Yusif Eyvazov (Calaf), Golda Schultz (Liù), Alexander Tsymbaliuk (Timur). Inutile de s’étendre, la distribution (avec Anna Netrebko) est de celles qu’on ne discute pas…La mise en scène futuriste de Carlus Pedrissa a fait jaser, mais personne ne viendra pour elle.
Cet hiver, c’est le chef Giacomo Sagripanti qui dirigeait, c’est un autre jeune chef italien tout aussi valeureux sinon plus qui lui succède, Jader Bignamini. Attention, on jouera probablement la version « création », avec arrêt à la mort de Liù…

Juillet 2021
Mozart, Le nozze di Figaro,
Prod.Loy, Dir: Ivor Bolton, avec Ludovic Tézier (Almaviva), Federica Lombardi (Contessa), Alex Esposito (Figaro), Rosa Feola (Susanna), Emily Pogorelc (Cherubino), Anne Sofie von Otter (Marcellina) etc…
La jolie mise en scène de Christof Loy (un jeu sur des personnages marionnettes) avec une distribution de grand niveau (Tézier ! Esposito !) et un très bon chef…Cela pourrait mériter un voyage…Attention, 2 représentations seulement !

Juillet 2021
Strauss, Salomé,
Prod. Warlikowski, Dir : Kirill Petrenko avec Marlis Petersen (Salomé), Iain Paterson (jochanaan), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Herodes), Michaela Schuster (Herodias), Pavol Breslik (Narraboth), Rachael Wilson (le page) etc…Nous avons suffisamment écrit dans Wanderersite tout le bien que nous pensions de cette production et de la performance de Marlis Petersen (vous savez, celle qui selon les savants « n’a-pas-la-voix-du-rôle ». Mais les « savants » de l’opéra sont quelquefois des amateurs peu éclairés). Juillet 2021, c’est la cérémonie des adieux de Petrenko et cette Salomé extraordinaire, il ne faut la manquer sous aucun prétexte, même sans Wolfgang Koch dans Jochanaan.

Juillet 2021
Verdi, Otello,
Prod. Niermeyer, Dir: Asher Fisch  avec Arsen Soghomonyan (Otello), Anja Harteros (Desdemona), Gerald Finley (Iago), Oleksiy Palchykov (Cassio). Faute de Kaufmann, toujours parcimonieux dans ses apparitions, c’est Arsen Soghomonyan qui chante Otello après l’avoir chanté à la Philharmonie de Berlin avec Mehta en 2020. Anja Harteros et Gerald Finley sont au rendez-vous (ils avaient enthousiasmé lors de la première de la production). Malheureusement, Asher Fisch, sans grande âme, sans grand intérêt, même si efficace et techniquement au point, sera au pupitre. C’est bien dommage…


Juillet 2021
Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg,
Prod. Bösch, Dir: Kirill Petrenko.
Inutile de souligner que l’on va se précipiter sur ces représentations aussi bien en juillet 2020 ( Jonas Kaufmann, Hanna-Elisabeth Müller) qu’en 2021 (Tomislav Mužek, Julia Kleiter) avec en 2020 comme en 2021, Wolfgang Koch en Sachs, Christoph Fischesser en Pogner, Martin Gantner en Beckmesser, et Benjamin Bruns en David, avec Okka von der Damerau (2020) et Claudia Mahnke (2021) en Magdalene.
La production de David Bösch est sensible et intelligente, mais ici c’est essentiellement la direction de Kirill Petrenko et la distribution pas forcément faites de stars, mais engagée, homogène et soutenue de manière millimétrée par le chef qui ont déchaîné les enthousiasmes. Et puis, Die Meistersinger von Nürnberg est une œuvre liée à ce théâtre, où elle a été créée et qui des années durant a conclu les saisons. Il y a mille raisons de faire tout ce qui est possible pour venir voir une des trois malheureuses représentations qui restent, deux en juillet 2020, une en juillet 2021…

Calendrier du Festival 2021 (Münchner Opernfestspiele 2021)

Date Titre NP/ Répertoire
25 juin
(Prinzregententh)
Heute ist morgen, Ballet NP Première
Uraufführung
26 juin (Prinzregententh) Heute ist morgen, Ballet NP
27 juin (Prinzregententh) Heute ist morgen, Ballet NP
     
29 juin Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP Première
30 juin Das Rheingold, DM: Gergiev Ms: Kriegenburg Rép
1er juillet Der Scheeesturm, Ballet NP
2 juillet Der Freischütz, DM: Manacorda Ms: Tcherniakov NP
3 juillet Das Rheingold, DM: Gergiev Ms: Kriegenburg Rép
3 juillet (Prinzregententh) Liederabend Matthew Polenzani/Julius Drake Concert
4 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
5 juillet Der Freischütz, DM: Manacorda Ms: Tcherniakov NP
6 juillet Roméo et Juliette, Ballet (Cranko) Rép
7 juillet Der Fliegende Holländer DM: Fisch Ms: Konwitschny Rép
8 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
9 juillet Cinderella, Ballet (Wheeldon) NP
10 juillet Rusalka, DM: Gaffigan Ms: Kusej Rép
11 juillet Tannhäuser, DM: Young Ms: Castellucci Rép
12 juillet Turandot, DM: Bignamini Ms: Padrissa/Fura dels Baus Rép
13 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
14 juillet Rusalka, DM: Gaffigan Ms: Kusej Rép
15 juillet Turandot, DM: Bignamini Ms: Padrissa/Fura dels Baus Rép
16 juillet Le nozze di Figaro, DM: Bolton Ms: Loy Rép
17 juillet Oper für alle:  Aida (Mehta) Concert
18 juillet Le nozze di Figaro, DM: Bolton Ms: Loy Rép
19 juillet (Prinzregententh) Festspiel Nachtkonzert Opercussion Concert
19 juillet Macbeth, DM: Steinberg Ms: Kusej Rép
19 juillet (Prinzregententh) Idomeneo, DM: Carydis Ms: Nunes NP Première
20 juillet Die Vögel DM: Metzmacher Ms: Castorf NP
20 juillet (Prinzregententh) Liederabend Ludovic Tézier Concert
21 juillet Otello DM: Fisch Ms: Niermeyer Rép
21 juillet (Prinzregententh) Liederabend Sonya Yoncheva/Malcolm Martineau Concert
22 juillet Macbeth DM: Steinberg Ms: Kusej Rép
22 juillet (Prinzregententh Idomeneo DM: Carydis Ms: Nunes NP
23 juillet Wendende Punkte: Konzert Feuer-next generation Concert
23 juillet (Prinzregententh Festpielkonzert ATTACCA (Jugendorchester des Bayerischen Staatsorchesters) Concert
24 juillet Otello DM: Fisch Ms: Niermeyer Rép
24 juillet (Prinzregententh Idomeneo DM: Carydis Ms: Nunes NP
25 juillet Salomé DM: Petrenko Ms: Warlikowski Rép
25 juillet (Prinzregententh Concert Erwin Schrott Tango el diablo Concert
26 juillet Liederabend Chistian Gerhaher/Gerold Huber Concert
26 juillet (Prinzregententh Idomeneo, DM Carydis Ms Nunes NP
27 juillet    
28 juillet Salomé DM: Petrenko Ms: Warlikowski Rép
29 juillet Die Meistersinger von Nürnberg DM: Petrenko Ms: Bösch Rép
30 juillet Wendende Punkte: Festspiel Sonderkonzert Konzert
31 juillet Oper für alle: Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP

Concerts Symphoniques

Les Akademie Konzerte sont à Munich une institution.
Rappelons pour faire bref que le Bayerisches Staatsorchester est l’une des institutions musicales les plus anciennes d’Europe, puisque sa fondation remonte à 1523 et qu’il a été pratiquement dès ses origines considéré comme l’une des formations les plus talentueuses d’Europe. Il devient « Hoforchester » (Orchestre de la Cour) en 1762, son nom actuel remonte à 1918.
Rappelons aussi qu’on compte dans ses directeurs musicaux Hans von Bülow, Hermann Levi, Richard Strauss, Felix Mottl, Bruno Walter, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss, Georg Solti, Ferenc Fricsay, Rudolf Kempe, Joseph Keilberth, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta, Kent Nagano, Kirill Petrenko…cela donne simplement le tournis.
Que l’orchestre soit l’un des orchestres de fosse les meilleurs aujourd’hui ne fait aucun doute, mais c’est aussi un orchestre symphonique de grande tradition. Et chaque saison, il donne six « Akademie Konzerte » (deux concerts par série en général, les lundi et mardi, rarement trois), où alternent le GMD (un à deux concerts), un ou deux jeunes chefs remarqués, et d’autres chefs expérimentés et/ou prestigieux.

Cette saison ouvrira par Vladimir Jurowski, futur GMD dès septembre 2021, puis le chef polonais Krzysztof Urbański, Zubin Mehta, Kirill Petrenko, Youri Simonov et le jeune franco-suisse Joseph Bastian. Avec des interêts programmatiques généralement forts dont une Neuvième de Mahler incroyablement attendue (dernier concert de Petrenko avec son orchestre) et une Septième de Bruckner par Mehta (avec en première partie les quatre derniers Lieder de Strauss avec rien moins qu’Anja Harteros.

1er Akademie Konzert
5, 6, 7 Oktober 2020

Dir: Vladimir Jurowski, soliste : Frank Peter Zimmermann
Anton Webern
Passacaglia en ré mineur op. 1
Alban Berg
Concerto pour violon À la mémoire d’un ange
Ludwig van Beethoven
Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 55 Eroica
(avec retouches de Gustav Mahler)

2ème Akademie Konzert
7, 8 décembre 2020
Dir: Krzysztof Urbański

Dmitri Chostakovitch
Symphonie Nr. 5 en ré mineur op. 47


3ème Akademie Konzert
11, 12 janvier 2021
Dir: Zubin Mehta Soliste: Anja Harteros
Strauss: Vier letzte Lieder
Bruckner: Symphonie n°7 en mi majeur


4ème Akademie Konzert
20, 21 février 2021
Dir: Kirill Petrenko
Gustav Mahler
Symphonie n° 9 en ré majeur


5ème Akademie Konzert
26, 27 avril 2021
Dir: Youri Simonov  Soliste: Alexander Rozhdestvensky
Nikolai Rimsky-Korsakov
Sadko. Tableaux musicaux op. 5
Alexandre Glazounov
Concerto pour violon en la mineur op. 82
Modest Mussorgsky
Tableaux d’une exposition



6ème Akademie Konzert

24, 25 mai 2021
Dir: Joseph Bastian
Programme non communiqué

Ballet d’État de Bavière
(Bayerisches Staatsballett)

Introduction, par Jean-Marc

Avec un nombre de représentations en croissance, des effectifs stabilisés, une programmation à la coloration académique très marquée aménageant des ouvertures sur la création contemporaine, le Ballet de l’Opéra d’Etat de Bavière trouve des moyens renforcés et une ambition nouvelle, au moment où son directeur Igor Zelensky vient d’être renouvelé jusqu’en 2026. Voilà sur le papier une saison 2020-2021 placée sous d’affriolants auspices.

Le directorat d’Igor Zelensky a connu des débuts un peu chaotiques, marqués par des saisons peu construites et peu fournies, et une forte volatilité des effectifs. La lecture du programme calibré pour la saison 2020-2021 par le directeur, dont le mandat a été récemment renouvelé jusqu’en 2026, laisse transparaître une ambition nouvelle.
Les rangs de solistes et danseurs « principaux » semblent se stabiliser pour cette Compagnie qui compte une soixantaine de danseurs et une quinzaine de surnuméraires et la fidélité de stars invitées se confirme – Sergei Polunin est d’ores et déjà annoncé dans Giselle en ouverture de saison. À Natalia Osipova ou Vladimir Shklyarov sont désormais réservées des apparitions certes rares mais récurrentes et remarquables s’agissant de stars très jalousement occupées par leurs compagnies-mère.

Le ballet académique et la forme néo-classique se taillent une part impressionnante de la programmation et c’est un défilé vertigineux de grands ballets qui s’enchaînera à Munich tout au long de la saison. C’est ainsi que Giselle ou Casse-Noisette seront largement représentés (10 représentations chacun) ; Jewels, Le Lac des cygnes, Coppélia (version Roland Petit) ou Spartacus, déjà donnés cette saison, seront quant à eux repris dans une logique de répertoire. Parangon du ballet narratif, Roméo et Juliette sera par ailleurs de retour dans la magnifique version de John Cranko. Il semblerait ainsi bien que Zelensky affiche désormais clairement une volonté de montée en puissance sur le créneau caractéristique de la plupart des grandes compagnies historiques européennes, à l’exception, notable et navrante, de Paris.

La liste des « full-length » sera amplifiée par deux des « premières », au sens allemand du terme, de la saison : la désopilante Cinderella de Christopher Wheeldon, déjà au répertoire de l’English National Ballet, fera son entrée au répertoire de Munich, et on suivra avec intérêt la commande faite au jeune chorégraphe Andrey Kaydanovsky autour de la nouvelle de Pouchkine La Tempête de neige.

Au rayon moderne ou contemporain :

– une soirée « À jour » permettra à quatre jeunes chorégraphes (dont Calvin Richardson du Royal Ballet) de présenter leur travail, 
– une soirée « Aujourd’hui est demain » dont le contenu n’est pas fixé sera donnée dans le cadre du Festival de fin de saison,
– une soirée assemblant des créations de tous ceux après qui tout le monde court (Alexei Ratmansky – et ses Tableaux d’une exposition ! -, David Dawson et Sharon Eyal) complètera le tableau.

Sur le papier, une bien belle et riche saison donc, que les balletomanes suivront avec intérêt !

Nouvelles productions

Décembre 2020 – Janvier/Avril/Juillet 2021
Serguei Prokofiev, Cinderella,  Chorégraphie : Christopher Wheeldon, Dir : Gavin Sutherland, qui est le directeur musical de l’English National Ballet. Le décorateur de cette [JN1] production connue, mais pour la première fois à Munich est Julian Crouch, l’un des leaders du courant théâtral « Fringe », à qui on doit entre autres Jedermann et Dreigroschenoper et qui travaille souvent avec Sven Eric Bechtholf

Avril-mai-juin/Juillet 2021
Lorenz Dangel, Der Schneesturm (La Tempête de neige),
Chorégraphie : Andrey Kaydanovskiy, Dir : Gavin Sutherland.
Lorenz Dangel est un compositeur polymorphe, qui traverse les genres et est particulièrement ouvert à l’expérimentation, il travaille ici pour la première fois pour le Bayerisches Staatsballett. C’est comme chorégraphe résident que le jeune Andrey Kaydanovskiy, très lié au Ballet de l’Opéra d’Etat de Vienne comme danseur et chorégraphe (les chorégraphies du Concert du Nouvel An 2019 lui furent confiées entre autres), créera cette pièce.

Juin 2021

Heute ist Morgen (aujourd’hui c’est demain) (au Prinzregententheater) . Présentation par la compagnie munichoise des dernières tendances de la danse contemporaine et de la création. C’est un élément permanent de la politique menée par Igor Zelensky.

Répertoire

Septembre 2020 – Octobre 2020 (tournée au Teatro Real, Madrid)
Janvier 2021 
Adolphe Adam, Giselle,
Chorégraphie : Peter Wright, Dir : Valery Ovsynanikov / Robertas Šervenikas (Janvier 2021) avec en ouverture de saison Ksenia Ryzhkova (Giselle) et Serguei Polunin (Albrecht). La chorégraphie qui a ouvert le mandat d’Igor Zelensky a une quarantaine d’années (créée à Stuttgart sur l’impulsion de John Cranko) d’après la version que Marius Petipa tira du chef d’œuvre créé à l’Opéra de Paris. Grand classique universel.


Octobre 2020/Mars-avril-mai 2021

Leo Delibes-Coppelia, chorégraphie Roland Petit, Dir :Anton Grishanin.
Reprise de la chorégraphie fameuse de Roland Petit, entrée au répertoire du Ballet de Munich en octobre 2019
 

Octobre 2020/Février-Mai 2021
Ratmansky-Dawson-Eyal
Dir :Robertas Šervenikas/Tom Seligman (Octobre 2020)
Trois chorégraphies par Alexei Ratmansky (Tableaux d’une exposition de Modest Mussorgsky), David Dawson (Affairs of the heart de Marjan Mozetich ), Sharon Eyal (Bedroom Folk de Ori Lichtik) : une nouvelle production qui devrait être créée le 23 mai 2020, en ouverture de la Ballettfestwoche 2020 (La semaine du ballet 2020) coronavirus permettant, évidemment.

Novembre 2020
Jewels, chorégraphie Georges Balanchine,
Dir : Robert Reimer, musiques de Gabriel Fauré (Emeraudes), Igor Stravinsky (Rubis), P.I.Tchaikovski (Diamants). La trilogie de Balanchine célèbre dans le monde entier, est entrée au répertoire de Munich à l’automne 2018, dans les décors et costumes de la création.

Novembre-Décembre 2020/Janvier 2021
P.I.Tchaikowski, Casse-Noisette (Der Nussknacker),
Chorégraphie : John Neumeier Dir : Gavin Sutherland/ Robertas Šervenikas (Janvier 2021).
Le Casse-Noisette de Neumeier, qui remonte aux années 1970 avec le ballet de Hambourg est un des « must » du répertoire munichois, où on le joue depuis 1973. Présenté comme il se doit en période de Noël en même temps que Hänsel und Gretel, Die Zauberflöte et Die Fledermaus…

Janvier 2021
À jour – Zeitgenössische Choreographien (À jour, chorégraphies contemporaines)
– (Prinzregententheater). Un programme dédié à quatre chorégraphies de jeunes chorégraphes qui devraient être présentées en juillet 2020, de Charlotte Edmonds (UK), Philippe Kratz (Allemagne), Calvin Richardson (Australie), Yoshito Sakuraba (USA).

Février-mars-avril 2021
P.I.Tchaikowski, Le Lac des cygnes (Schwanensee)
Chorégraphie : Ray Barra d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Dir : Tom Seligman
Le grand classique du ballet, dans une adaptation chorégraphique de Ray Barra (qui remonte à 1994/1995) qui efface la magie au profit d’un certain prosaïsme et qui a tendance à bousculer la chorégraphie originelle de Petipa et Ivanov.

Mai-juin 2021/Juillet 2021
Prokofiev : Roméo et Juliette,
Chorégraphie John Cranko, Dir : Valery Ovsynanikov . Une chorégraphie marquante du chef d’œuvre de Prokofiev, celle de John Cranko, déparée de la délicieuse pompe soviétique de la version princeps de Lavrovsky, est au répertoire du Staatsballett depuis 1968, et donc, à ne pas manquer.


Mars-avril 2021
Aram Khatchaturian, Spartacus,
Chorégraphie de Youri Grigorovitch, Dir : Karen Durgaryan. Munich fut la seule compagnie d’Europe occidentale à monter le ballet mythique de Youri Grigorovitch, en 2016, un des spectacles emblématiques du Bolchoï depuis 1968, que le Wanderer eut le privilège de voir lors d’une des tournées du Bolchoï avec Vladimir Vassiliev et Ekaterina Maximova. C’est une des premières initiatives prises par Igor Zelensky à son arrivée comme directeur du Staatsballett de Munich.


BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 29 AOÛT 2018 (Dir.mus:Christian THIELEMANN; Ms en scène Yuval SHARON)

Acte III, choeur nuptial

 

L’Électricien devra repasser

Ma cinquième production

Depuis 1977, ma première année à Bayreuth, quatre productions de Lohengrin se sont succédé : celle de Götz Friedrich en 1979 (jusqu’à 1982), dirigée par Edo de Waart puis Woldemar Nelsson, avec le Lohengrin de Peter Hoffmann alternant avec Siegfried Jerusalem,  celle de Werner Herzog, de 1987 à 1993 – avec un trou en 1992- dirigée par Peter Schneider avec Paul Frey en Lohengrin, celle de Keith Warner dirigée par Antonio Pappano puis Sir Andrew Davis qui courut de 1999 à 2005 (avec trou en 2004) avec plusieurs Lohengrin dont on retiendra Peter Seiffert et Robert Dean Smith, celle de Hans Neuenfels (les rats..) dirigée par Andris Nelsons (de 2010 à 2014) puis Alain Altinoglu (en 2015) avec Jonas Kaufmann puis Klaus Florian Vogt en Lohengrin. Chacune a laissé des traces, la plus complète (musique et mise en scène) étant sans doute celle de Hans Neuenfels, qui fut toujours bien dirigée et chantée.

La production présente est donc la cinquième, et a connu quelques aventures de distribution et de mise en scène – c’est désormais l’usage –. Ce devait être Alvis Hermanis, mais suite à des déclarations politiquement peu correctes, il fut écarté et on appela l’américain Yuval Sharon (Die Walküre à Karlsruhe), dont la mission fut de reprendre la production là où elle était, avec ses décors déjà tout prêts. La tentation était trop grande pour un jeune metteur en scène comme Sharon ; il a donc accepté de travailler dans des conditions assez étonnantes, devant s’adapter à une esthétique plutôt  (décors et costumes de Neo Rauch et de Rosa Loy, des plasticiens importants en Allemagne, chefs de file de la « Nouvelle école de Leipzig »).
Il est à espérer qu’il pourra retravailler sa mise en scène dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, parce qu’il est difficile de voir dans cette production un travail achevé.
À cela s’ajoute que le Lohengrin prévu de longue date était Roberto Alagna, qui a abandonné en juin s’apercevant un peu tard qu’il ne savait pas son texte – eh oui, Bayreuth se prépare…- et que Piotr Beczala, annoncé en 2019, a accepté de reprendre au pied levé le rôle – tandis qu’Anna Netrebko, prévue elle aussi en 2018, a préféré attendre 2019 (le temps de répétitions est moindre, elle n’en a évidemment aucun besoin) pour venir assurer la bagatelle de deux représentations…Elle a été remplacée cependant par une autre star, Anja Harteros, qui a déjà souvent chanté Elsa à Milan, Munich et Berlin et qui faisait ses débuts à Bayreuth.
Des errances de management aux caprices de divi et dive, il faudra revenir sans doute sur la situation actuelle du Festival qui semble hésiter entre un marketing artistique un peu putassier (Domingo, Netrebko), des exigences de présence des chanteurs qui aujourd’hui semblent hélas ne plus convenir au marché lyrique réel, et surtout aux stars du jour qui sont des oiseaux de passage, Netrebko qui Netrebko la, et des choix de mise en scène soit radicaux, soit erratiques. Netrebko est-elle bien utile dans ces conditions ? Sa présence donnera-t-elle du lustre au festival de Bayreuth  2019? Je crains que ce ne soit pas le cas, sauf dans les magazines glamour.
On a de toute manière peine à suivre…

Tout cela annonçait néanmoins un bon cru, agrémenté de la dernière Ortrud du dernier vrai mythe de l’époque, Waltraud Meier, qui faisait cette année ses adieux à un rôle qu’elle a marqué à jamais, revenant sur la colline après une vingtaine d’années : elle avait rompu avec Wolfgang Wagner en 2001 pour une affaire d’agenda, car à Bayreuth (en théorie) on reste sur place pendant le temps des répétitions et le temps des représentations, soit deux mois au bas mot sans avoir la licence d’aller chanter ailleurs.  Cette licence, elle fut accordée à certains chanteurs à commencer par Gwyneth Jones qui alternait des Brünnhilde à Bayreuth et pendant les journées de repos, des Maréchales munichoises (sous la direction de Kleiber). L’histoire ne dit pas pourquoi elle fut refusée à Waltraud Meier.
Il reste que sur le papier, Thielemann, Harteros, Meier, Beczala, Zeppenfeld , Koniezcny, c’était un ensemble digne d’attirer public avide et presse curieuse.
Mais le résultat est un peu plus contrasté qu’attendu .

Un propos scénique pas toujours « éclairant »

Yuval Sharon est un metteur en scène très sympathique, très ouvert, à qui l’on doit une Walküre respectable, mais pas très novatrice dans la Tétralogie tétrarégie de Karlsruhe (quatre metteurs en scène différents pour un Ring). Il fait partie des metteurs en scène dont on parle aujourd’hui, post-Regietheater, qui reviennent à une lecture moins idéologique des œuvres. Du moins a priori parce que le récit de ce Lohengrin reste tout de même dépendant d’une lecture du monde loin d’être neutre.
Il est d’abord tributaire d’un décor qui impose une vision singulière de l’œuvre et particulièrement fort, voire envahissant. Lohengrin prend sa source légendaire dans les romans arthuriens et sa source historique dans les efforts de l’Empereur Henri 1er (L’Oiseleur) pour réorganiser les états liés au monde germanique autour de la couronne impériale vers le Xe siècle et qui se trouve au bord de l’Escaut par la nécessité de lever des troupes.
Historiquement le duché de Brabant est plus tardif : il embrasse la région nord de la Lotharingie (nous sommes au bord de l’Escaut, peut-être aux alentours d’Anvers et le Brabant s’étend au bas mot de Bruxelles au sud à la Meuse au Nord).

Tour de guet (Fichtelgebirge, environs de Bayreuth)

Les plasticiens Neo Rauch et Rosa Loy ont travaillé sur les sources picturales hollandaises (Franz Hals, Rembrandt, Van Dyck), en y insérant en même temps une tour de guet aux deuxième et troisième actes qui ressemble assez à certaines tours franconiennes, avec un paratonnerre cependant.

Arrivée de Lohengrin, avec son Cygne interstellaire

En effet mis à part le cadre « flamingant » plus que brabançon, l’autre donnée est la présence monumentale de l’énergie électrique dans cette production. L’analyse du livret est claire : Lohengrin arrive dans ce Brabant un peu perturbé en sauveur tombé du ciel sur un cygne qui ressemble à un véhicule interstellaire ou à un jouet pour enfants. On a déjà souvent glosé sur les aspects politiques de ce récit, comme Neuenfels dans sa production, mais aussi jadis Götz Friedrich : comment un peuple se donne-t-il à un homme providentiel ? C’est l’une des problématiques toujours actuelles de Lohengrin.
Mais l’idée va ici encore plus loin : si l’arrivée de Lohengrin répond à un besoin, il vient aussi pour satisfaire le sien.

Éclairer par l’électricité

Un transformateur difficile à traverser

Dans un monde d’aujourd’hui en recherche d’énergies nouvelles, le Brabant est en panne d’énergie et d’électricité. Un peuple en panne en quelque sorte. D’où un décor de lande, au ciel tourmenté, tout en variations bleutées de type bleu de Delft, traversé de lignes à haute tension dont les isolateurs sont tombés, avec au centre un transformateur électrique ouvert sur un escalier qui barre la perspective et difficile à pénétrer (les secrets de l’énergie – des hommes aussi- sont complexes). D’où aussi un peuple aux mouvements divers cherchant désespérément la lumière (au propre et au figuré), comme ces insectes qui tournent autour des lampes.
L’autre couleur qu’on va découvrir bientôt est l’orange, symbole d’amour et d’énergie affective, qui est aussi l’autre couleur de la région (la couleur de la famille d’Orange-Nassau qu’on voit tant lors des fêtes royales aux Pays-Bas), ce n’est évidemment pas un hasard: la couleur du pouvoir en quelque sorte, peut-être plus que celle de l’amour.

Le cadre est donc bien inscrit dans une géographie historique, dans les couleurs symboles , et enfin dans les préoccupations du monde contemporain.
Le chœur est divisé en aristocrates vêtus à la manière des maîtres hollandais, comme évoqué plus haut, avec leurs collerettes quelquefois un peu fantaisistes, et en paysans qui eux rappellent un peu Breughel. Dans ce Brabant scénique, les aristocrates de haut rang sont affublés d’élytres. Serait-on passé des rats de Neuenfels aux insectes (?) de Sharon?Ces élytres ont une fonction symbolique haute : les perdre, c’est tomber en déchéance, c’est ne plus pouvoir voler pour chercher la lumière. C’est ce qui arrivera à Telramund dans son combat avec Lohengrin : il en perdra une et en perdre une, c’est perdre tout…Quant aux deux femmes, elles ont de petites ailes de papillon pour la gentille Elsa, petites, mais acérées pour la méchante Ortrud…

Much ado about nothing

Dans ce cadre dont on verra plus loin les variations, le premier acte se déroule néanmoins d’une manière singulièrement traditionnelle, sans travail particulier sur la direction d’acteurs, sans mouvements bien réglés du chœur, dans une disposition qu’on pourrait voir dans n’importe quel Lohengrin classique, sans autre regard novateur que le regard du décorateur. La pauvre Elsa – coiffure aux reflets bleutés- est attachée à un isolateur et on prépare son bûcher (évidemment, plus de courant : on est bien obligé de recourir aux vieilles méthodes !). Le couple Telramund-Ortrud est au contraire en noir et blanc, et Telramund est coiffé à la Frankenstein. On voit bien où sont les méchants…Et le roi et le héraut sont au milieu, dans une sorte de neutralité désappointée.

Tant de signes,  dans une vision plus ou moins élégante, ou esthétisante, en tout cas indiscutablement forte, voire dérangeante, renvoient à un univers proche des contes, ou des albums pour enfants. Le combat Telramund/Lohengrin se déroule d’ailleurs dans les airs (il faut bien utiliser les ailes d’insecte…), comme un quelconque Peter Pan.
Ainsi est souligné ce qui dans cette histoire peut être légendaire, voire mythologique : Lohengrin arrive en portant non une épée, mais la foudre avec laquelle il combat, comme Jupiter ou Zeus des anciens temps…On ne compte plus les statues de Zeus lançant la foudre.

Face à cette forêt de symboles, très (trop ?) syncrétique, et assez (trop) chargé, il ne se passe pas grand-chose de nouveau sur scène ni, il faut bien le dire, de très électrisant.

Un deuxième acte entre mystère et ironie

Le deuxième acte commence cependant dans une atmosphère plus mystérieuse, mieux venue, un jeu d’ombres et de pâle lumière où Telramund et Ortrud jouent un étrange jeu de cache-cache derrière un bosquet, et où apparaît Elsa, en haut d’une tour dans l’embrasure d’une petite fenêtre qui fait cadre, comme un portrait lointain. C’est un moment de grande poésie, d’une intensité qui rachète bien des moments plus banals de cette production, sans doute le plus réussi de la soirée, suivi bientôt par l’un des plus ironiques (du moins on l’espère),  l’entrée du cortège nuptial dans la cathédrale, précédé de jeunes filles jetant des pétales de roses qui peu à peu recouvrent la scène, en un rite répétitif, emprunté à tant d’images de cortèges d’opéra et à tant de mises en scène gnan-gnan. Il fallait cette ironie pour distancier la scène, parce que Yuval Sharon place l’histoire d’amour d’Elsa et Lohengrin dans l’espace infini du doute.

Acte II, cortège. Waltraud Meier (Ortrud)

Un Lohengrin aux valeurs renversées

C’est la seconde idée de la mise en scène, qui en soi n’est ni ridicule ni incongrue, abondamment explicitée dans le programme de salle.
Elsa influencée par Ortrud, refuse le deal de Lohengrin («aime-moi, épouse-moi et tais-toi !») qui suppose l’adhésion a priori et la soumission de la femme aux exigences de l’homme, fût-il le sauveur. Ainsi la situation traditionnelle est-elle retournée : Elsa en refusant le silence conquiert sa liberté de dire non.
Et d’ailleurs le troisième acte  encore plus tendu que de coutume, est consacré à cette situation nouvelle.

Lohengrin attache Elsa, avec les ailes posées au porte manteau (Acte III)

Le couple est isolé dans une chambre nuptiale orange, éclairée, Lohengrin qui a gagné ses ailes au combat (!) les a accrochées au porte manteau, le tout sans problème d’énergie sauf quand Elsa commence à s’exprimer (noir absolu, problèmes d’intensité électrique…) : l’arrivée d’énergie est alors l’indice de l’amour naissant ou disparaissant ou de l’obéissance due à Lohengrin…
Lohengrin n’est donc pas le beau chevalier blanc (ici bleu) qui sauve et conquiert les cœurs, il est celui qui sauve certes, mais au prix de la contrainte et de la soumission : do ut des. D’une part il n’y a pas de sauveur « gratuit », d’autre part Elsa est conquête au sens guerrier, prix du combat initial contre Telramund. Aucun signe d’adhésion ne lui est demandé, puisque l’acquiescement est automatique, comme femme par définition  obéissante et soumise, et  comme objet-récompense. Dans la situation d’Elsa au premier acte, elle n’a aucun moyen d’exercer un quelconque libre arbitre et on le lui refuse ensuite.
Ortrud au contraire est une femme païenne, héritière d’un monde où souvent les déesses sont déterminantes et exercent leur pouvoir (voir Fricka sur Wotan), le paganisme n’est pas toujours un patriarcat où le mâle triomphe. Entre le monde du Graal monolithique, exclusivement masculin d’où vient Lohengrin et celui d’Ortrud, beaucoup plus riche et touffus, monde de la nature animiste, monde d’un savoir mystérieux (alors qu’on demande à Elsa l’ignorance) il y a une béance.
Ortrud elle-même est le cygne noir face au cygne blanc qu’est Lohengrin[1]. Et c’est Ortrud qu’Elsa a écouté. Lohengrin s’est dévoilé cruellement dès les signes évidents de résistance d’Elsa, en l’attachant à un isolateur, comme elle l’avait été au premier acte par les autres, les méchants, les accusateurs, comme si elle était destinée à être dominée et prisonnière.
Ortrud attachait Telramund, Lohengrin attache Elsa. On voit bien où sont les supposés forts et les supposés faibles.

La liberté de la femme

On parlera donc de conquête de la liberté des femmes, de victoire des femmes dans un genre, l’opéra, que Catherine Clément dans un livre resté célèbre associe à la défaite des femmes[2]. En réalité, le livret lui-même permet ce retournement, qui veut qu’à la fin Lohengrin soit le perdant car c’est celui qui part et qui parle au conditionnel-irréel du passé.

Ach, diese letzte, traur’ge Fahrt,
wie gern hätt’ ich sie dir erspart!
In einem Jahr, wenn deine Zeit
im Dienst zu Ende sollte gehn, –
dann durch des Grales Macht befreit,
wollt ich dich anders wiedersehn! [3]

Alors qu’Ortrud parle au présent et reste en scène, Lohengrin
doit quitter la scène. Telramund le faible est mort, restent donc les deux femmes.
Ainsi la lecture de l’histoire prend-elle un autre point de vue, qui est loin d’être sot ou inintéressant.
La vision traditionnelle de l’œuvre de Wagner a toujours été « je viens, je (te) sauve, et tu me suis sans poser de question ». Lohengrin est le chevalier des contes de fées, un prince charmant auquel on ne résiste pas. On ne se pose d’ailleurs pas la question,bien heureusement .
Mais Elsa se pose en revanche la question et la pose : dans la vision traditionnelle de l’œuvre, c’est évidemment encore une fois par la femme que vient le problème et la ruine c’est l’éternel élément perturbateur : Elsa n’est guère qu’une des descendantes d’Eve, celle par qui la chute arrive, parce qu’elle veut connaître. Cette vision judéo-chrétienne qui fait de la femme la cause de la chute s’est installée depuis longtemps dans les habitudes et le final devient alors encore plus chrétien : devant le mal représenté par Ortrud (la femme qui sait, donc dangereuse…), Lohengrin rétablit le statu quo ante et pardonne.

Leb Wohl…

Elsa, munie désormais de tous les outils permettant de maintenir le courant (dans un panier d’osier qu’elle porte au dos)  vivra dans la repentance et le remords d’avoir gâché sa vie qu’on supposait radieuse auprès de Lohengrin même si dans la famille et dans l’entourage de Parsifal son papa, le destin des femmes n’est pas vraiment enviable, il vaut peut-être mieux qu’elle ne l’aie point connu.

Neo Rauch: Der Former (2016)

Enfin, le Duc de Brabant qui avait disparu réapparaît sous la forme d’un petit homme vert (le futur écologique de la planète?), réplique exacte du petit bonhomme vert aux feux rouges berlinois, comme le précise un lecteur, une vision un peu cryptique qui a laissé la salle perplexe, feu vert pour le Brabant avec l’électricité du panier d’Elsa?…Encore un signe sans doute à affiner, même si l’on remarque que le vert est une couleur forte et fréquente dans les tableaux de Neo Rauch, qui fait le même contraste avec le bleu dans son tableau Der Former

 

 

Vu et lu de cette manière le livret dit des choses effectivement nouvelles. La question de l’électricité devient alors anecdotique et décorative ou métaphorique :  l’arrivée de la lumière qui éclaire le monde et les âmes. Seulement elle pèse lourd visuellement, elle s’impose au spectateur comme si c’était la question cruciale : elle renvoie à une sorte de relation maître-esclave élargie au peuple et à son sauveur.
La question de la relation de Lohengrin à la femme et de l’attitude d’Elsa est aussi une relation maître-esclave, ce qu’Ortrud a priori refuse, et c’est là pour moi le centre de gravité de la soirée : comment la femme fragile et sans défenses conquiert-elle son autonomie et sa liberté, en disant non au souverain et au « sauveur » ?
C’est effectivement une vraie lecture dramaturgique du récit.

Une dramaturgie intelligente que la mise en scène souligne mal

Malheureusement, si l’analyse dramaturgique se défend, la mise en scène la défend moins  et ne reflète qu’occasionnellement ces intentions, notamment au niveau de la conduite d’acteurs, pratiquement inexistante, laissée à l’appréciation des individus sur scène, sans idées, avec des mouvements souvent conventionnels et bien peu de gestion générale du plateau, notamment en ce qui concerne le chœur, peu mobile, souvent divisé en deux latéralement, avec les conséquences possibles sur la conduite des ensembles. Et de fait, on a rarement entendu autant de décalages  notamment dans le choeur clé du début du troisième acte, l’un des musts musicaux de l’opéra. Ce qui lui a valu quelques huées (les abrutis sont en service permanent), ce que je n’ai jamais entendu auparavant, en 41 ans de présence fidèle sur la colline.
De cette mise en scène, Il résulte (je crois injustement) l’impression de pauvreté de manque d’idées, de platitude sinon de ridicule. Il s’agit en effet d’une mise en scène pavée sans doute d’intentions (bonnes), qui ne sont pas rendues évidentes sur le plateau.

Des personnages peu traités individuellement

Un des problèmes de ce travail est la caractérisation des personnages.
Le traitement scénique d’Elsa par exemple est indigent, ne permettant qu’au troisième acte à l’intensité dramatique de s’installer. Attachée à un isolateur au premier acte, lointaine et apparaissant dans une lucarne au deuxième, Elsa n’a guère d’occasions d’affirmer sa personnalité. C’est peut-être voulu, parce qu’il s’agit de faire du troisième acte celui de l’affirmation de soi, celui de l’existence en quelque sorte, mais scéniquement, cela reste singulièrement paresseux.
Dans l’ensemble les personnages bougent peu et sont distribués sur le plateau comme des pions d’un quelconque jeu, les confinant dans des gestes éculés : Piotr Beczala n’a jamais été un acteur engagé sur scène, et il ne lui est pas demandé grand-chose sinon d’être-là. Il est vrai qu’une entrée en scène avec une foudre à la main n’aide pas vraiment, et donne l’impression d’être chez Offenbach.
Seule dans ce monde un peu plâtré, Waltraud Meier remplit la scène par sa présence. Elle est Ortrud dès qu’elle apparaît. C’est le privilège des grands de remplir la scène par leur seule présence et par la puissance d’un seul regard. Et le premier acte qui ne donne à Ortrud qu’une présence vocale infime lui laisse toute latitude au contraire pour répondre au personnage, pour s’y installer, par la démarche, par le moindre mouvement, par les attitudes. C’est elle qu’on suit, par une puissance magnétique, presque magique qui correspond si bien à Ortrud. Elle est théâtre à elle seule. Au milieu d’un monde de statues de sel, elle est la chatte sur un toit brûlant. Fabuleux.
Cette présence est ce qui a toujours caractérisé Waltraud Meier, qui, au moment où nous écrivons ces lignes, vient de renoncer à jamais à ce rôle et à Wagner et a fait un adieu à Bayreuth en gloire. Même le soir où nous l’avons entendue, où la voix n’était pas toujours au rendez-vous, elle fut une reine parce que Waltraud Meier a toujours chanté avec la tête, toujours été en scène à l’écoute des autres, à l’affût des autres, toujours dans son rôle et n’attendant jamais passivement son tour. Au premier acte elle est à la fois muette et envahissante. Muette, mais magnétique. Muette, mais impériale. Et dans les autres actes, supérieure parce qu’elle est la seule à donner l’impression de savoir ce qu’elle chante, de connaître le poids des mots qu’elle cisèle. Elle est d’autant plus juste d’ailleurs dans une mise en scène qui consacre en quelque sorte le triomphe de son personnage.

Un plateau de qualité, mais qui peine à convaincre totalement

Face à un tel monstre sacré, le plateau réuni, l’un des plus enviables qu’on puisse trouver sur le marché, s’en trouve singulièrement pâli, et de fait il est apparu partiellement décevant, pour des raisons complexes qui imposent une analyse plutôt que des déclarations à l’emporte-pièce et des oukases.

Egils Silins
Le héraut d’Egils Silins (qui est pourtant un Wotan qu’on rencontre souvent sur scène) apparaît un peu empâté. La voix qu’il faudrait aiguisée et bien projetée (le métier du Héraut, c’est le gueuloir), garde un timbre opaque et un peu vieilli. Rien n’est scandaleux, mais rien n’est convaincant, c’est passable.

Tomasz Koniezcny (Telramund)

Tomasz Koniezcny
Le public a été en revanche très injuste avec Tomasz Koniezcny qui a été hué. On lui a reproché simplement de ne pas savoir chanter, ce qui est totalement faux. Koniezcny, qui est lui aussi quelquefois un Wotan, sait parfaitement chanter, moduler, exprimer. Son chant est particulièrement expressif en effet, pour un rôle qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas aisé. N’importe quel baryton ne peut le chanter, il faut savoir colorer les paroles, montrer à la fois le côté noir et le côté obtus, mais aussi la noblesse parce qu’elle existe.
Telramund veut entrer dans ce qu’il croit être son droit, et il se soumet au jugement de Dieu. Il perd , ne l’accepte pas et va tomber dans le complot, qu’il va perdre. Telramund est un looser (y compris face à sa femme, voir comment elle le ligote au deuxième acte), mais un looser têtu…perseverare diabolicum…La mise en scène lui donne des faux airs de Frankenstein, identifie en lui le méchant, comme chez Guignol. Rendre tous ces aspects n’est pas si simple. Et Koniezcny a exactement la voix et le timbre qu’il faut pour le rôle. Il a une manière de projeter les sons qui rappelle un autre Telramund, de Bayreuth et d’ailleurs,  oublié aujourd’hui, Siegmund Niemsgern : exactement le même timbre désagréable notamment dans les graves, exactement la même projection qui fait qu’on a l’impression qu’il chante et qu’il gueule– qu’on me pardonne- en même temps. Mais le texte est dit, bien clairement, et les couleurs sont là : il fait le méchant et chante comme tel. Il a la voix pour ce rôle-là. Koniezcny, – mais je peux me tromper- ne sera jamais Wolfram ni Amfortas – pas plus que Gerhaher ne sera un jour Telramund.

Georg Zeppenfeld
Un des grands triomphateurs de la soirée est Georg Zeppenfeld, qui chante König Heinrich, comme en 2010 et 2011 dans la production Neuenfels où il fut inoubliable, par le chant, et surtout par l’incarnation. Sur un plateau que la mise en scène veut passif au dernier degré, il n’a rien à faire, il est comme tous les autres, il attend, il regarde, mais il n’a plus rien de ce souverain halluciné à la Ionesco avec sa p’tite couronne, dont on se souvient si vivement dans la production Neuenfels. Lui aussi il se contente d’être là.
Mais il chante.
Et là une fois de plus il nous frappe par sa science du phrasé, par la ligne de chant d’une rare homogénéité, par la couleur vocale, par l’intelligence du propos. Il incarne par la voix, mais sans la présence qu’on sait forte quand on lui donne quelque chose à faire sur scène.
On peut admettre qu’une mise en scène veuille montrer la passivité ou l’impuissance des personnages, mais pour cela, il faut trouver des gestes qui la traduisent, et ne pas les laisser sur scène les bras ballants, comme c’est le cas ici Voilà qui pèse lourdement sur l’ambiance générale du plateau, voire sur la lecture scénique.

Piotr Beczala

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala est Lohengrin. Il l’a été une fois à Dresde avec Anna Netrebko sous la direction de Christian Thielemann. Ce fut une représentation annoncée par les trompettes de la renommée. Elle fut honorable, mais pour le mythe, il faudra attendre le prochain cygne…
Beczala est un chanteur éminemment sérieux, qui se prépare, qui maîtrise parfaitement le texte, qui sait magnifiquement chanter. J’ai souri cependant en lisant çà et là qu’il avait un style italien : vu le succès très moyen remporté à la Scala dans Alfredo (huées comprises), on doit supposer que le public de la Scala, ne sait ce qu’est le style italien.
On s’est bien gardé de souligner que là où il possède incontestablement du style, c’est dans le répertoire français. Beczala est une voix, qui affronte la plupart du temps certains opéras italiens et qui devrait se mettre très sérieusement à chanter beaucoup plus en français.
Cependant cette voix parfaitement éduquée et maîtrisée techniquement a le défaut de produire sauf exception un chant uniforme, peu expressif, peu coloré, sans véritable engagement et sans accents : dans le répertoire italien, qu’il chante Alfredo, le Duc de Mantoue ou Riccardo, c’est toujours un peu pareil, dans une perfection formelle qui peine à émouvoir.
Il en va de même pour Lohengrin, qu’il affronte en maîtrisant parfaitement l’ensemble du rôle, à peu près impeccable techniquement, malgré quelques problèmes dans les passages, et un défaut d’appui sur certains aigus, notamment dans « In fernem Land ». Mais plus que les menus problèmes techniques qu’on peut comprendre et sur lesquels on peut aisément passer, il ne dit rien, il ne transmet rien, sauf à de rares moments où la plainte élégiaque semble prendre le dessus (notamment à son arrivée): c’est sans doute dans cette direction qu’il devra approfondir le personnage car il y a là une véritable émotion. C’est sinon un chant d’une perfection assez incolore. Ce chanteur sérieux, qui sait travailler, ira sûrement plus loin dans la caractérisation du rôle, mais pour l’instant, ce n’est pas encore ça. Il n’a pas la manière éthérée de chanter d’un Vogt, il n’a pas les modulations et l’expressivité poétique d’un Kaufmann, ni le charisme d’un Domingo: il a pour l’instant un beau timbre clair, une technique notable, un registre central enviable et stable, mais pas trop d’expressivité. Attendons.

Anja Harteros
Anja Harteros faisait ses débuts à Bayreuth, dans un rôle qu’elle a chanté souvent et dans lequel elle a souvent triomphé. Le soir où je l’ai entendue (le 29 juillet), ce fut une déception. Il semble que les dernières représentations aient été plus convaincantes.  Il est vrai que la température avoisinait les 38°/40° et que les efforts physiques consentis par les artistes dans ces conditions peuvent expliquer certains problèmes.
La prestation est allée en s’améliorant après un premier acte non pas hésitant, mais en sous-régime, la voix n’était pas toujours bien projetée,  avec des acidités qu’on ne lui connaissait pas. Le deuxième acte, grâce la stimulation du duo avec Waltraud Meier, a été bien mieux dominé. Mais on lui demande dans les deux premiers actes une telle passivité qu’elle peine à rentrer dans ce moule-là. Harteros a besoin de la scène, pour s’exprimer : or aussi bien au premier qu’au deuxième acte, elle reste fixe et au deuxième acte, pendant une partie du temps,  on ne voit d’elle que le visage et encore, dans le lointain: il est difficile d’exprimer dans ce contexte.
C’est sans conteste au troisième acte qu’on retrouve la tragédienne qui s’engage, et qui s’affirme : son troisième acte fut saisissant, exceptionnel, la voix n’avait plus ni hésitations ni acidité, elle s’imposait avec une volonté farouche, avec des variations tellement justes dans l’expression, avec un phrasé modèle et de tels accents que ça lui a valu un très grand triomphe aux saluts. Quoiqu’on en glose et on sait ce que vaut quelquefois la glose, Anja Harteros est encore une très grande Elsa : un chanteur peut avoir une fatigue passagère, qui provoque des problèmes dans la manière de travailler le son, mais l’intelligence et la technique restent. Reconnaissons cependant que cette soirée ne fut pas l’une de ses meilleures.

Waltraud Meier
Waltraud Meier disait adieu à Wagner et à Ortrud dans cette série de représentations. On peut dire sans hésiter qu’elle pouvait encore attendre un peu.

Georg Zeppenfeld (König Heinrich), Waltraud Meier (Ortrud) Tomasz Koniezcny (Telramund, à terre)

Certes, et ce soir-là en particulier, la voix n’était pas dans sa meilleure forme, ni les imprécations du deuxième acte (Entweihte Götter! Helft jetzt meiner Rache!), ni en particulier celles du troisième (Fahr Heim !), où les aigus étaient particulièrement courts . La voix n’était pas toujours stable et ce ne furent pas les moments impériaux qu’on pouvait attendre. La comparaison avec l’enregistrement de la Première montre qu’il y avait ce soir de la fatigue, que la chaleur épouvantable peut là aussi contribuer à expliquer. Pour les aigus, ce n’était pas son jour et la voix se dérobait.
Mais il y a le reste, qui rend cette Ortrud plus passionnante que toutes les Ortrud « à voix » du marché: nous avons évoqué plus haut l’incroyable composition du premier acte, du grand art, où Ortrud ne chante pratiquement pas, et en tous cas pas en soliste, mais le second acte est stupéfiant d’intelligence du mot, du phrasé, d’expressivité. Aussi bien avec Telramund qu’ensuite avec Elsa, Waltraud Meier trouve immédiatement la juste couleur, ici persiflante et méprisante, là insinuante et douce, pesant chaque mot, infléchissant chaque syllabe, donnant à faire ressentir tout un univers.
On ne peut qu’admirer cet art du dire et cet art du chant, un art du chant qui transcende la musique car – on le voit au premier acte- elle arrive à avoir une présence scénique même sans chanter, comme si elle faisait percevoir au public une voix intérieure. Alors, elle peut avoir raté quelques aigus, d’autres artistes auront sans doute les décibels, mais sans le phrasé, sans le dire, sans cette intelligence ni cette sensibilité… Je doute qu’on trouve à court terme une artiste qui maîtrise à ce point le texte, son sens et surtout qui sache à ce point transmettre. Waltraud Meier, c’est d’abord une tête et c’est ensuite une voix : c’est à cette seule condition qu’on devient mythe.

Un Christian Thielemann des grands soirs

Cette production était confiée à Christian Thielemann, qui cette année aura dirigé à Bayreuth tous les titres disponibles[4] sur ses dix-huit ans de présence. Même si on sait qu’il ne fait pas forcément partie de mon Panthéon des chefs, j’ai toujours plus apprécié son approche des opéras romantiques de Wagner. À Bayreuth, il m’a époustouflé dans Tannhäuser (2004) et dans Der Fliegende Holländer (2013). Et ce Lohengrin est dans la même veine.  Le seul point dolent de cette performance exceptionnelle, c’est le suivi du chœur qui ne semble pas avoir été aussi attentif. Comme on l’a vu plus haut, il y a eu des moments très sérieusement erratiques qu’on n’avait jamais vécus ici notamment dans le chœur initial de l’acte III, si attendu.
Par ailleurs, force est de reconnaître un prélude en tous points exemplaire, exceptionnel de retenue, de clarté, de subtilité. Un des moments de grâce de la soirée. D’autres moments furent aussi marquants, comme le final du premier acte, ou l’arrivée du peuple dans le troisième, avec des cuivres dans le lointain d’une netteté et d’une justesse très rares, et un sens du crescendo ahurissant. Il a su doser les volumes avec une grande maîtrise (il connaît la fosse et ses possibilités comme peu de chefs aujourd’hui), sans jamais sur-jouer, sans jamais être « violent » mais gardant toujours une réserve. Ce sens des équilibres, cette manière de faire entendre les choses les plus subtiles, et de garder à l’œuvre son relief sans tomber dans la complaisance (en particulier à l’acte II) ni dans le beau son cultivé pour lui-même ont caractérisé son approche, d’une très grande fluidité et d’une incroyable maîtrise, laissant l’orchestre donner son meilleur.

Au terme de cette longue promenade dans une production dont certains diront qu’elle ne méritait pas tant, deux observations :

  • Au sortir de la représentation, j’étais beaucoup plus sévère sur la mise en scène. Le décor impose fortement une vision qui écrase un peu le reste. Même si l’idée dramaturgique est intéressante, la mise en scène et surtout le travail sur les personnages méritent des approfondissements. C’est au Werkstatt Bayreuth de prendre le relais, en profitant de nouveaux protagonistes pour revoir ce qui fait problème (le premier acte par exemple).
  • Les aspects musicaux, malgré telle ou telle déception ou fatigue passagère, restent de très haut niveau, à commencer par une direction musicale qui cette fois arrive à convaincre. Il reste au protagoniste de rentrer dans le personnage et d’imposer un style qu’il n’a pas encore trouvé. Laissons du temps au temps.

C’est donc une production en suspens, qui n’est pas si insipide qu’on a bien voulu le dire, mais pour laquelle un travail supplémentaire s’impose. L’électricien devra repasser.

_________________________________________

[1] Chez Neuenfels, si le cygne noir était aussi Ortrud, mais le cygne blanc – la mariée-  est Elsa, et non Lohengrin

[2] Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Grasset, Paris, 1979

[3] Ah ! ce dernier, ce triste voyage
Comme j’aurais voulu te l’épargner !
Dans un an, quand ton temps
De service se serait achevé,
Libéré grâce au pouvoir du Graal
C’est autrement que je t’aurais revu !

[4] Pour information, Daniel Barenboim, l’autre recordman de présences sur la colline après-guerre, n’a dirigé ni Lohengrin, ni Der Fliegende Holländer.

 

SAISONS LYRIQUES 2017-2018: BAYERISCHE STAATSOPER – MUNICH

Siegfried (Production Andreas Kriegenburg) Munich 2013, © Wilfried Hösl

6 nouvelles productions, 31 productions de répertoire et un Ring représenté 3 fois dans son intégralité, ça fait au total 41 titres différents dont il est impossible de rendre compte dans son intégralité. La Bayerische Staatsoper, l’Opéra d’Etat de Bavière est riche et bien dirigée encore pour 4 ans (Klaus Bachler s’en ira en 2021) et Kirill Petrenko rejoindra Berlin, bientôt, tout en restant « Gast » c’est à dire chef invité jusqu’au départ de Bachler.

C’est bien là ce qui a été négocié pour que Munich ne perde pas Petrenko en route. Cela veut dire aussi qu’on est à la recherche d’un nouveau directeur musical, au profil international, au répertoire large qui devra relever le défi de succéder à un chef qui a pratiquement fait un sans-faute. J’ai eu la chance de voir toutes les productions dirigées par Kirill Petrenko et je serais bien en peine d’en désigner une qui soit une erreur de casting. Même La Clemenza di Tito critiquée par certains avait un air de neuf et d’incisif. Quant à Lucia di Lammermoor où on ne l’attendait pas ce fut une révélation. Pour le reste…
Munich mesure chaque jour la chance d’avoir un directeur musical, présent, actif, devenu en quelques années l’un des plus grands au monde. Sans aucunement d’ailleurs diminuer les mérites de Kent Nagano, qui fait désormais un beau travail à Hambourg, et qui fut lui aussi un très grand directeur musical à Munich.
Et puis il y a un intendant, Klaus Bachler, qui a su aussi construire une couleur à ce théâtre, diversifiant les nouvelles productions, jamais poussiéreuses, toujours « modernes » à des degrés divers que scandent les huées traditionnelles des premières, digne successeur de Peter Jonas à qui ce théâtre doit tant.
Pour le Wanderer, Munich est l’escale, le séjour obligé depuis plusieurs années, et pour tous les lecteurs qui veulent faire quelques voyages lyriques, Munich doit être une priorité, désormais accessible en TGV, en bus, et en vol Low cost depuis Paris.
Bien sûr, dans les représentations de répertoire, il y a des hauts et des bas (sur 31 productions, c’est inévitable), mais Munich est un théâtre qui sait se hisser au sommet dans tous les répertoires : qui va oser se mesurer au récent Andrea Chénier ? ou à l’actuel Tannhäuser ?
Je vais donc essayer de démêler l’écheveau de cette offre exceptionnelle, en parcourant les nouvelles productions, le Ring et quelques représentations de répertoire à l’offre alléchante, ainsi que les concerts symphoniques au lecteur ensuite le soin de tisser des couplages et des associations pour que le voyage soit musicalement rentable. Inutile de souligner qu’il faut d’abord se laisser guider par ce que Petrenko dirige, parce que si l’on trouvait encore quelques places il y a quelques années pour certains titres, les représentations dirigées par Kirill Petrenko sont désormais toutes prises d’assaut et complètes.

Nouvelles productions :

Pour 6 représentations en oct/nov 2017 (du 26 oct au 10 nov 2017) et deux pendant le festival (15 et 17 juillet 2018)

  • Le nozze di Figaro de W.A.Mozart. Voilà un titre essentiel pour un opéra de répertoire, qui va sans doute être repris des dizaines de fois et sur des années. Cette production va se substituer à celle de Dieter Dorn et Jürgen Rose qui remonte à 2001. C’est Christof Loy qui en assure la mise en scène (décors de Johannes Leiacker). Peu connu en France, et dirigeant essentiellement en Allemagne, le chef Constantinos Carydis en assure la direction musicale (il a eu un succès discret dans la nouvelle production de Pelléas et Mélisande l’an dernier). La distribution est dominée par Christian Gerhaher en Conte, aux côtés de la Contessa de Federica Lombardi, du Figaro d’Alex Esposito et de la Susanna d’Olga Kutchynska et du Cherrubino d’Anett Fritsch. Dans la distribution une Marzellina de haute noblesse : Anne Sofie von Otter.
  • Il Trittico de Puccini, nouvelle production mise en scène par Lotte de Beer, dans des décors de Bernhard Hammer, une nouvelle venue (des Pays Bas) dans le monde de la mise en scène, dont on parle beaucoup et qui est l’élève de Peter Kontwistchny. On lui confie une mise en scène dirigée par Kirill Petrenko, qui aborde, après Tosca, les trois opéras de Puccini d’un genre tellement différent. Pour la fin d’année sont prévues à partir du 17 décembre jusqu’au 1er janvier 6 représentations, et 2 représentations pour le festival en juillet, les 1’ et 16 juillet. La distribution est riche et alléchante :
  • II Tabarro : Wolgang Koch (Michele) et Eva Maria Westbroek (Giorgetta), ainsi que Yonghoon Lee en Luigi
  • Suor Angelica : Ermonela Jaho en suor Angelica et Michaela Schuster en Zia pricipessa
  • Gianni Schicchi : Ambrogio Maestri en Schicchi, Rosa Feola (Lauretta), Pavol Breslik (Rinuccio) et Michaela Schuster en Zita

C’est évidemment immanquable, bien sûr à cause de Petrenko, et aussi d’une distribution certes peu italienne (Ambrogio Maestri et Rosa Feola exceptés), mais avec des chanteurs parmi les plus importants du moment.

Une rareté, un Verdi français peu joué y compris en France (où Rolf Liebermann l’a proposé en 1974, mais en italien), on l’a entendu il y a quelques années à Londres, à Amsterdam, à Genève

  • Les Vêpres siciliennes, livret de Eugène Scribe, direction musicale de Omer Meir Wellber, qui cette année a triomphé dans Andrea Chénier. La réalisation scénique en est confiée à Antu Romero Nunes, à qui l’on doit Guillaume Tell il y a trois saisons (été 2014) dans ce même théâtre, une production honnête sans être exceptionnelle. Ce fut discuté, comme souvent le sont les mises en scène de cet artiste.
    La distribution, étrangement, n’a aucun français à l’horizon, puisqu’Hélène est confiée à Carmen Giannattasio, Henri à Bryan Hymel (je ne suis pas sûr que Bryan Hymel soit la voix du jour pour ce rôle), Montfort sera George Petean, et Procida Erwin Schrott. Certes, c’est une distribution bien internationale, mais presque convenable pour la version italienne, pas totalement convaincu de ces choix pour l’original français. C’est un grand opéra à la Meyerbeer, et les voix devraient être plus proches de celles des Huguenots que du Ballo in maschera. Henri est un rôle typique pour Florez, par exemple.

Un Leoš Janáček bien servi par les productions internationales, Aus einem Totenhaus, De la maison des morts (Z mrtvého domu) puisque Chéreau ou Grüber en ont livré des visions qui restent dans les mémoires, qui cette fois encore fera sans doute événement, puisque Frank Castorf fera sa première mise en scène à Munich.

  • Aus einem Totenhaus (Z mrtvého domu) pour 7 représentations du 21 mai au 8 juin (et le 30 juillet) dans la mise en scène de Frank Castorf et son équipe Aleksandar Denić pour les décors et Adriana Braga Peretzki pour les costumes et dirigé par l’excellente Simone Young. Dans la distribution, on relève les noms de Peter Rose, d’Aleš Briscein, de Charles Workman et de Bo Skhovusentourés de la plupart des éléments de la troupe excellente de Munich. Une production à ne pas manquer si on est amateur de Frank Castorf.

Vient alors le sommet de la saison, attendu par le landerneau lyrique et les Kaufmannolâtres, mais aussi les stemmolâtres, mais aussi les Petrenkistes :

  • Parsifal de Richard Wagner, dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors de Georg Baselitz, dirigé par Kirill Petrenko, qui continue d’égrener un à un les plus grands opéras de Wagner (il y manque Tristan und Isolde, Lohengrin, Der Fliegende Holländer. Je ne suis pas sûr que Pierre Audi enthousiame autant que Romeo Castellucci dans Tannhäuser, mais on viendra pour voir les décors de Baselitz, et pour entendre une de ces distributions dont Munich a le secret et qui en fait la plus importante scène aujourd’hui, songez : Jonas Kaufmann (Parsifal) Nina Stemme (Kundry) Wolfgang Koch (Klingsor), Christian Gerhaher (Amfortas), René Pape (Gurnemanz) Bálint Szabó (Titurel).
    C’est la production d’ouverture du Festival, pour 5 représentations du 28 juin au 31 juillet, avec retransmission le 28 juin à la radio (BR Klassik) et le 8 juillet en streaming sur Staatsoper TV.
    Vous courrez, vous les wagnériens, d’autant que le Festival 2018 propose le Ring de Kriegenburg par Kirill Petrenko pour une semaine (voir plus loin).

Une des lignes de programmation de Klaus Bachler a été de proposer chaque année une pièce du répertoire baroque qui n’est pas vraiment la tradition de la maison : elle est réservée au magnifique et émouvant Prinzregententheater, réplique en plus petit du Festspielhaus de Bayreuth. Ce sera en 2018 du Haydn.

Orlando paladino, de Josef Haydn, dirigé comme de coutume par Ivor Bolton dans une mise en scène d’Axel Ranisch, cinéaste, acteur mais aussi metteur en scène d’opéra, puisqu’Orlando Paladino sera sa quatrième mise en scène (déjà deux productions à Munich et une à Hanovre) c’est un des bons représentants de la jeune génération. La distribution comprend Sofia Fomina, Hélène Guilmette, Mathias Vidal, Edwin Crossley-Mercer, Guy de Mey, David Portillo Tara Erraught et Dovlet Nurgeldiyev.

Peu de représentations :  quatre représentations du 23 au 29 juillet 2018.

Avant d’évoquer les titres du répertoire susceptibles d’intéresser, signalons que pour la dernière fois, Kirill Petrenko reprend deux fois en saison et une fois pendant le Festival Der Ring des Nibelungen dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg en saison en version étirée (à partir du 11 janvier) et pendant le Festival en version concentrée en une semaine (à partir du 20 juillet, histoire de faire la nique à Bayreuth qui commence le 25 juillet).
Ring 1 : 11/19/31 janv./8 févr.

Ring 2 : 13/22 Janv/3 févr./11 févr.
Ring 3 : 20/22/24/27 juillet

Quant à la distribution, elle est de celles qu’on ne rate pas : Wolfgang Koch (Wotan), Ekaterina Gubanova (Fricka), John Lundgren (Alberich), Nina Stemme (Brünnhilde), Anja Kampe (Sieglinde), Simon O’Neill (janvier)/Jonas Kaufmann(juillet) Siegmund, Stefan Vinke (Siegfried), mais aussi Markus Eiche, Ain Anger, Alexander Tsymbalyuk, Golda Schultz, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Norbert Ernst, Hans-Peter König et tous les autres…

Soyez prudent pour les réservations : Koch, Stemme et Kampe, même sans Kaufmann, cela se prévoit, et avec Kaufmann…Ce sera la ruée, d’autant que ce sera sans doute le dernier Ring dirigé par Petrenko avant son départ et qu’à Bayreuth c’est une saison sans Ring, puisqu’après Castorf, le prochain Ring est proposé en 2020. Que de raisons pour déjà, réserver la période.

Au choix à opérer entre les 6 nouvelles productions, 3 éditions du Ring de Wagner s’ajoutent les 31 productions de répertoire.

Chaque production de répertoire attire pour un élément ou l’autre, ici le chef, là les chanteurs. Ainsi Anja Harteros chantera-t-elle une quinzaine de soirs dans Tosca, Andrea Chénier (toujours avec Jonas Kaufmann), Ballo in maschera (à ne pas manquer, avec Jean-François Borras en Riccardo) et Arabella, et Jonas Kaufmann, outre Andrea Chénier et Parsifal, est affiché dans Walküre (une soirée en juillet) et une soirée avec orchestre (Ô Paradis) dirigée par Bertrand de Billy le 10 décembre 2017.
Tosca en novembre 2017 avec Anja Harteros, en juillet 2018 avec Anna Netrebko
Andrea Chénier fin novembre-début décembre 2017 avec Harteros/Kaufmann
Ballo in maschera en février-mars (3 représentations)
Arabella en juin et juillet 2018 (dirigé par Constantin Trinks).

Notons au passage une série de Carmen avec en alternance Anita Rashvelishvili (Octobre 2017, direction Omar Meir Wellber) et Elina Garança (février 2018, direction Karel Mark Chichon) et que les nouvelles productions de 2016/2017 changent de chef : Die Gezeichneten avec la même distribution sera dirigé par Markus Stenz, autre bon spécialiste du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk, toujours avec Anja Kampe sera confié à la baguette d’Oksana Lyniv l’assistante (excellente) de Kirill Petrenko ; c’est le jeune et talentueux Giacomo Sagripanti qui reprend La Favorite  en février 2018 avec Clementine Margaine, Matthew Polezani et Ludovic Tézier et Semiramide sans Joyce Di Donato, mais Albina Shagimuratova et sans Lawrence Brownlee, mais Michele Angelini sera dirigé pour trois représentations en juin 2018 par Riccardo Frizza.

Comme d’habitude, Kirill Petrenko se réserve peu de reprises, se concentrant cette fois sur Rosenkavalier (à ne jamais manquer) avec Adrianna Pieczonka en Marschallin et Peter Rose en Ochs (Mars 2018)
Le Petrenko 2018 sera donc au pupitre de
– Trittico (Puccini)
– Rosenkavalier (Strauss)
– Der Ring des Nibelungen (Wagner)
– Parsifal (Wagner)
Il dirigera aussi Tannhäuser au Japon en septembre 2017 (avec Annette Dasch et non Anja Harteros), pour les amateurs désireux de voyages encore plus lointains.

Mais n’oublions pas non plus les Akademiekonzerte, les 6 concerts symphoniques du Bayerisches Staatsorchester dont Kirill Petrenko dirigera trois:

  • les 8,9,10 octobre: Mahler, Brahms
    Gustav Mahler
    Lieder aus Des Knaben Wunderhorn
    Johannes Brahms
    Symphonie Nr. 4 e-Moll op. 98
    Kirill Petrenko
    Bariton Matthias Goerne
  • Les 19 et 20 mars, Brahms Tchaikovski
    Johannes Brahms
    Konzert für Violine und Violoncello a-Moll op. 102
    Peter I. Tschaikowsky
    Manfred-Symphonie op. 58
    Kirill Petrenko
    Violon Julia Fischer
    Violoncelle Daniel Müller-Schott
  • Les 28 et 29 mai 2018, Mahler
    Gustav Mahler
    Symphonie n° 7 en mi bémol majeur
    Kirill Petrenko

En conclusion, une saison bonne mais pas exceptionnelle, même s’il y a tant à voir, dont un Ring. La routine munichoise est toujours au-dessus de l’exceptionnel de bien des théâtres.[wpsr_facebook]

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 4 JUIN 2017 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Ouverture © Wilfired Hösl

Lire aussi la critique de David Verdier sur Wanderer

Que le lecteur trop pressé me pardonne : le texte qui suit n’est pas une critique, mais plutôt un long essai d’analyse, fondé sur la stupéfaction devant la réalisation musicale et sur les échos que ce spectacle a réveillés en moi, échos provenus de mon histoire, de mes lectures, des suggestions d’un spectacle très ouvert qui propose au spectateur des pistes d’analyse diverses dont aucune n’est à privilégier, des images difficilement effaçables, et qui nous  plonge dans le tonneau des Danaïdes des rêves et des méditations.

Poursuivant à Munich son exploration des opéras de Wagner, après avoir repris en 2015 le Ring que Kent Nagano avait créé en 2012, après avoir dirigé Die Meistersinger von Nürnberg la saison dernière et avant Parsifal la saison prochaine, Kirill Petrenko propose Tannhäuser. On peut s’en étonner parce que la direction semblait clairement celle des opéras de la maturité. Or Tannhäuser (version Dresde) est de 1845.
Mais Tannhäuser a été l’objet de révisions régulières, deux versions de Dresde, une version de Paris, une version de Vienne s’appuyant sur le livret de la version de Paris et sur les représentations munichoises de 1867, et tant d’autres mineures que nous essaierons d’expliciter plus loin en nous appuyant sur un texte d’Hartmut Haenchen, l’un des meilleurs connaisseurs de la tradition de l’œuvre. C’est cette « version de Vienne », que Kirill Petrenko a choisie, puisqu’elle est le dernier état de la réflexion de Wagner sur cette œuvre, qu’il s’apprêtait à remettre sur le métier au moment de sa mort, signe évident que Tannhäuser a plus à nous dire qu’on ne le croit généralement, et que Wagner ne s’est jamais satisfait d’un opéra qu’il n’estimait pas abouti et qu’il chérissait tout particulièrement.

Prenant appui sur cette « instabilité », Kirill Petrenko  étudié la partition non à l’aune du passé d’un « Romantische Oper », mais à l’aune de ce que Wagner modifie dans la partition d’une œuvre qu’il appelle désormais « action » (Handlung) et non plus opéra romantique. Tournant le dos au romantisme, Petrenko propose une lecture complètement différente, jamais entendue jusqu’alors parce qu’aucun chef n’avait jamais osé à ce point prendre à revers la tradition interprétative. Sans renoncer ni au relief ni à l’énergie, il adopte cependant un tempo lent, une couleur élégiaque qui met d’ailleurs à rude épreuve au premier acte Klaus Florian Vogt, mais qui transforme l’œuvre en une méditation métaphysique post-Tristan, et pré-Parsifal.
Évidemment, une option pareille ne pouvait que convenir à Romeo Castellucci, dont l’approche n’est jamais concrète ni immédiate, mais le produit d’une réflexion sur les concepts qu’il pense générés par l’œuvre ou par sa genèse. Une vision conceptuelle qui se traduit par un fort recours à l’image, à des traditions mythologiques prises à diverses cultures, européennes ou asiatiques : la vision d’une Vénus déesse-mère qui semble couver ces corps qui apparaissent peu à peu d’un magma informe et répugnant, est l’un des éléments clefs du Venusberg et justifie à lui seul qu’on ait envie d’en fuir.

L’accueil de la mise en scène de Romeo Castellucci a été contrasté, parce que le public est habitué à un opéra narratif, à la lecture simple et manichéenne qu’on peut résumer grossièrement en trois éléments: le combat de l’amour chaste contre le désir et la chair, Elisabeth à l’innocence obstinée vivant dans un monde hyper codifié et clos contre Vénus à la sensualité mystérieuse dans un Venusberg tout aussi clos dépeint dans certaines productions comme une « maison close », et la mort christique d’Elisabeth en sacrifice pour sauver Tannhäuser.

Une vision problématique et non plus narrative

Évidemment, nous sommes aux antipodes de cette sorte de légende dorée, et la mise en scène de Romeo Castellucci, aux images souvent superbes et à la complexité réelle aussi pose tout autrement les problèmes, de sorte qu’en rendre compte c’est rentrer dans un labyrinthe qui suppose de se plonger dans les sources possibles de cette symbolique affirmée, les arcs, les flèches, la chasse, la chair, la nature, le sang, la cendre, le corps dans tous ses états (de la vibration jusqu’à la putréfaction) le religieux, l’élan vers Dieu, mais aussi l’identification, la fin des temps, la fin des voix, l’instant théâtral, sa fugacité et sa mort.

Comme toujours chez Petrenko, la lecture musicale colle à l’imaginaire du metteur en scène, s’y adapte, à moins que ce ne soit l’inverse, mais il est clair qu’on peut difficilement imaginer un autre chef pour cette production : dans un système de répertoire, qu’en sera-t-il dans dix ans ?
Castellucci ne casse pas la narration, il ne raconte évidemment pas un conte médiéval, mais propose une vision de Tannhäuser, en cherchant dans cette histoire de désir à trois (on oublie toujours que Wolfram est lui aussi amoureux d’Elisabeth) les motifs cachés : cet obscur objet du désir. Car le désir est au centre de ce travail apparemment abstrait, un désir jamais satisfait de Tannhäuser, qui fuit un Venusberg répugnant, mais qui refuse aussi bien le monde de l’amour courtois en lui opposant Vénus, qui part à Rome chercher le pardon, et qui revient voulant s’offrir à nouveau à Vénus. Là où Tannhäuser est, il veut être ailleurs : il a le Ying, il veut le Yang.
Face à lui, Elisabeth, aimante et désirante : la silhouette qui apparaît au premier acte au Venusberg est sa silhouette (comme le révèle le deuxième acte), derrière laquelle s’agitent un monde de corps enlacés, de nature luxuriante parce que luxurieuse, d’Amazones à cheval aux flèches meurtrières. Quand, à l’acte II Wolfram va tirer la flèche qui va percer Tannhäuser (un substitut de Cupidon ou un mouvement de mal aimé ?) c’est Elisabeth qui porte la flèche elle-même pour l’enfoncer dans le corps du héros, laissant échapper un sang créateur, déjà marqué au premier acte par cette forme oculaire sanguinolente, prodigieuse image qui illustre la scène IV, celle du retour de chasse. Comment ne pas penser à la fois au Cupidon du Bernin qui tient la flèche au-dessus de Sainte Thérèse, mais comment ne pas penser non plus à Saint Sébastien quand on voit Tannhäuser saigner, comme martyr par anticipation, avant d’aller à Rome et comment ne pas penser au mouvement immobile de l’expérience de Zénon d’Elée où temps et espace se rejoignent.

L’acte I, des flèches des « amazones » à celles de la chasse, du sang, encore du sang

 

Ouverture © Wilfried Hösl

Cette flèche est emblème multiple présent dans les trois actes, mais d’abord emblème érotique, présent en relief sur le rideau blanc qui accueille le public à l’ouverture de la salle vide, elle est multipliée dans l’ouverture, somptueux ballet d’Amazones (une trentaine) qui tirent de vraies flèches contre un œil, puis une oreille, contre les organes des sens en œuvre à l’opéra (œil et oreille, dans une production qui correspond tant au titre claudélien « L’Oeil écoute ») mais où l’œil renvoie à ce regard presque hugolien (l’œil était dans la tombe et regardait Caïn…), obsessionnel du premier acte. Un oeil vers lequel Tannhäuser ou son double va grimper, semblant s’appuyer sur les flèches, comme pour chercher à fuir, ou à atteindre ce mystérieux regard, ou même devenir cible.

Ces images initiales surprennent par la tension qu’elles créent, notamment lorsque les « amazones » (le Bayerisches Staatsballett) tournent leurs arcs vers la salle, menaçantes, indiquant le monde comme cible. Mais c’est l’utilisation de vraies flèches, qui se fichent dans l’œil qui créent la tension du réel : aucun trucage, les flèches font du bruit, et même perturbent un peu notre audition de la fabuleuse ouverture par Kirill Petrenko, tant cette première image fascine : arcs, flèches, amazones. La mythologie du désir (et de l’interdit si ces archères à la poitrine nue sont des amazones, vierges et farouches) se pose, là inquiétante et mystérieuse. Et l’apparition du Venusberg (la version de Vienne lie de plain-pied l’ouverture et le Venusberg, sans reprise du thème des pèlerins dans l’ouverture) casse presque ce ballet rituel et ordonné. Après ce mystérieux rite, qui ressemble à un rite asiatique par les costumes et les attitudes, mais qui semble participer à une sorte de mythologie générique et partagée, et qui est cérémonie avec tirs ensemble, en ordre, en désordre, par groupes, comme si commençait un rituel illustrant ce qui suit.

Vénus (Elena Pankratova) © Wilfried Hösl

Le Venusberg plonge dans les origines du monde : au commencement était un magma, au commencement était une Mère, qui semble couver des formes qui peu à peu deviennent corps comme la représentent certaines sculptures paleolithiques, comme la Vénus de Willendorf

Vénus de Willendorf

Vénus est multiple, c’est un corps émergé des eaux quelquefois, elle est hottentote souvent aussi, elle est totalité d’un monde préhistorique primaire, nature luxuriante entraperçue au fond, ou nature rocheuse et hostile, grotte de Vénus – Linderhof !! – amazone à cheval (comment ne pas penser à Jeanne au bûcher et au cheval que Jeanne chevauche comme si elle s’en pénétrait), un cheval qui apparaîtra plusieurs fois dans la soirée : « ne sommes-nous pas dans un monde supposé chevaleresque ? »,  pourrait-on ironiser…

Chez Castellucci les sources-idées se superposent, les images créent les liens ou les allusions, ou surgissent d’une sorte d’inconscient collectif : au spectateur d’en prendre une ration et de se construire son propre univers mythique.

La deuxième scène, après ce Venusberg un peu dégoûtant – le pauvre Tannhäuser-Vogt plonge sa main dans ce magma caoutchouteux sans vrai délice – montre le monde des hommes.

Et l’arrivée dans le monde commence par une image superbe, celle de l’innocence du berger (comme dans Tristan au troisième acte…). Superbe image que ce berger très caravagesque, très androgyne, très arcadien, image pastorale et apaisée correspondant à une image fugace en arrière-plan du Venusberg qui nous montrait  des bergers dansant ensemble, comme dans le Printemps de Botticelli. Mais cette image lointaine et séraphique ouvre sur deux images d’angoisse :

  • Les pélerins partant à Rome pliant sous le poids du péché partagé symbolisé par une lourde pépite d’or géante, contraints de plier et souffrir, en une image d’une incomparable force,
  • Puis les chasseurs ramenant leur pépite à eux, un cerf mort, symbolique parallèle et tout aussi forte

La chasse (© Wilfried Hösl)

Car la chasse est aussi mythologie : à côté de Vénus, il y a Artémis la vierge chasseresse, Artémis à l’arc et au carquois rempli de flèches, Artémis qui protège les Amazones, Artémis souvent représentée elle aussi comme multinourricière avec des dizaines de seins, Artémis au cerf, Artémis enfin l’orientale. Nous sommes dans ce royaume-là où tous les attributs de la déesse farouche sont en scène, comme s’ils répondaient au monde de Vénus. Je ne sais si la culture mythologique de Castellucci a voulu opposer ces deux visions « cosmiques » issues de l’antiquité grecque, mais la chasse est une thématique très forte dans les mythes et dans l’imagerie, et donc aussi dans l’opéra notamment wagnérien ; pensons à Erik, rejeté parce qu’il est chasseur dans le Vaisseau Fantôme, pensons à la chasse, fatale à Siegfried, ou à la chasse du deuxième acte de Tristan, fatale aux amants, pensons enfin à Parsifal, qui tire à l’arc sur un cygne, mais pensons aussi à Weber et à Max le chasseur du Freischütz, ou à Berlioz et à la prémonitoire chasse royale et orage des Troyens, pensons enfin au Chasseur noir de Falstaff, pensé comme source d’inquiétude tout autant que de farce.

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

Cette action scénique -c’est l’autre nom de ce qui pourrait être un Mystère ici- s’accomplit et se lit dans le statut évolutif des personnages, leur habits rouges, masqués et inquiétants comme des bourreaux au premier acte, qui se distancient de Tannhäuser à qui l’on fait revêtir une peau de bête écorchée (ou une figuration de bête) confirmant par là une correspondance entre le cerf mort et le héros retourné chez les hommes ;  si le rouge-bourreau domine ici, ce sera ensuite le blanc (acte II) puis le noir (Acte III) à mesure que la fin approche.

Dans la vision de Castellucci, Tannhäuser est aussi bien bête blessée à la fin du premier que du deuxième acte (où il est percé de la flèche d’Elisabeth, avec toute la symbolique païenne ou chrétienne qui la sous-tend). Mais pendant la dernière scène du premier acte, un œil de sang se forme progressivement (grâce à un dispositif de jet d’un filet liquide) au fond, qui rappelle

L’oeil de sang © Wilfried Hösl

l’œil de l’ouverture percé de flèches, et qui compose un dessin qu’on croirait presque issu d’une peinture extrême-orientale, source esthétique de bonne part du premier acte, un œil qui pleure le sang, écho du sang répandu sur scène par les chasseurs, et œil vu aussi comme symbole religieux depuis les Egyptiens.
On n’est pas loin non plus de Parsifal, et du Graal qui régénère. Le sang qui coule va au-delà de la violence de la chasse ou d’un quelconque sacrifice, mais c’est un sang qui nourrit, comme le sang des sacrifices dans l’antiquité qui devait couler sur la terre pour la vivifier. Sang rituel, qu’on retrouve dans le rite chrétien, le sang qui coule du corps du Christ n’est-il pas ce sang des victimes sacrificielles qui perlait sur la terre chez les grecs païens ? Il concerne en tous cas Tannhäuser, victime désignée (expiatoire ?) a priori de ce qui se déroule.

Du sang au blanc,  du paganisme à la révélation. 

Si la matière visqueuse, magmatique de la naissance des choses au Vénusberg et le sang de la chasse, sont le centre du premier acte, qui accueille Tannhäuser un peu hébété jusqu’à ce que Wolfram lui rappelle Elisabeth, le centre de l’acte II est la personnalité d’Elisabeth, que la mise en scène va souligner, même au moment du concours (« Sängerkrieg », guerre des chanteurs) où elle s’efface.

Rappelons à ce propos que le titre de l’ouvrage (version de Vienne) est Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg, alors qu’on pense toujours que Der Sängerkrieg auf der Wartburg est le sous-titre. Mais comme dans les titres de bandes dessinées (Tintin et les Picaros, Asterix et le Chaudron), où le héros traverse une épreuve mise sur son parcours, ce titre réintroduit par Wagner en 1875 souligne la mobilité et l’instabilité du personnage et l’aventure de l’artiste. Voilà qui souligne en Tannhäuser une sorte d’éternel voyageur-créateur errant à la recherche d’un ailleurs à cause de l’insatisfaction de l’ici-bas.

Freudig begrüssen wir die edle Halle © Wilfired Hösl

Castellucci dans ce deuxième acte qui est le moment de narration le plus traditionnel y compris musicalement, marque la présence physique de la « Teure Halle », vaste espace à colonnes épaisses, mais en tulle, un espace clairement dessiné, mais en même temps léger, impalpable, où les murs sont translucides et mobiles. Car à partir de l’espace initial qui remplit la scène, Castellucci va rendre tout ce décor modulable et de plus en plus symbolique : les colonnes vont tourner comme les robes des derviches pendant le chœur Freudig begrüssen wir die edle Halle, mais surtout, les cloisons de tulle vont composer sans cesse des espaces nouveaux, construisant une sorte de labyrinthe, emblème des intermittences et des égarements du cœur, qu’Elisabeth ne va cesser de parcourir, pendant la scène du concours, sorte de présence-absence, proche et lointaine, presque déjà ailleurs. D’Elisabeth, Castellucci fait à la fois un modèle érotique, elle entre en scène en se substituant à la silhouette de femme vue au premier acte, à qui Tannhäuser s’adresse comme s’il priait une déesse, mais s’inscrit aussi par son vêtement dans la tradition mariale des Madones, nous errons de l’érotisme et du désir à la sublimation, la Madone étant en quelque sorte elle-aussi une déesse-mère.

Rencontre…© Wilfired Hösl

Et son duo avec Tannhäuser, dans la scène II qui est rencontre interdite, ne l’oublions pas (sc.II, Elisabeth, Nicht darf ich Euch hier sehn!/je n’ai pas le droit de vous voir ici), se fait non en face à face mais les deux personnages séparés par un rideau de tulle, comme s’ils se parlaient en confession. Prodigieuse image des deux êtres rapprochés/séparés dans un strict respect du livret. Quant à Wolfram, qui a compris son exclusion du monde d’Elisabeth, il ne va cesser dès lors de transfigurer son désir, par l’art du poète et du chant, un chant habité par l’amour, mais un chant désespéré.
Le chœur des nobles qui va ouvrir le concours est souvent pour les metteurs en scène l’occasion de souligner leur vision idéologique du drame, entrée du chœur militaire, soldatesque, manifestation mondaine, habits rigides etc…est ici un chœur presque religieux (tout le monde porte des voiles), avec un ballet de corps exprimant des formes abstraites ou concrètes (un ensemble d’yeux ?), comme un corps vivant, qui compose des vagues (des spasmes ?) successives pendant qu’on approche une boite cubique translucide qu’on reverra à l’acte III, où s’inscrit le mot Kunst (Art), puis Anmut (Grâce), puis Tugend (Vertu), puis Waffe (Arme) -on pourrait voir quelque chose de semblable dans la Flûte enchantée (Er besitzt Tugend ?)- à mesure que le concours se tend, depuis l’élégie sublime de Wolfram, à l’air de Walther sur la vertu (rétabli dans la version de Vienne pour souligner justement le combat et lui donner de l’importance) et enfin celui de Biterolf, plus agressif. Défilé d’air et défilé de concepts, que les personnages écoutent allongés, comme dans certaines cérémonies sectaires (on repense à la Flûte enchantée), pendant qu’Elisabeth erre tout autour, visible et évanescente, visible et invisible.
Dès que Tannhäuser intervient, la boite s’éclaire et laisse voir en ombre (noire dans tout ce blanc) à l’intérieur non plus les vertus abstraites, mais une sorte de bête immonde, qui figure évidemment le travail du désir, la bête qui vous dévore de l’intérieur.
L’enjeu du concours n’est rien moins qu’Elisabeth. Comme celui du concours des Meistersinger avait Eva pour prix, avec à chaque fois l’impression claire que les dés sont pipés : Elisabeth a choisi à l’avance et sait parfaitement qui elle veut entendre chanter l’amour, d’où son retour dans la Teure Halle, car Heinrich, disparu puis tombé du ciel au milieu de la chasse est celui qu’on attend, sans lequel le concours n’a pas de sens, car son absence viderait ce lieu de la vie et de l’art, et de tout sens. D’ailleurs en son absence Elisabeth dépérissait ( wir sahen ihre Wang’ erblassen) et le groupe perdait son sang qu’il retrouve rituellement. Il y a quelque chose de Parsifal dans cette cérémonie du chant qui est presque cérémonie du Graal, qui fait refleurir la petite société fermée, comme la vue du Graal redonnait vie aux chevaliers : avant les Maîtres chanteurs, Wagner impose déjà la vision d’une société qui ne prend sens qu’autour de l’art (« Kunst », inscrit sur le cube), d’où cette impression de fête religieuse-païenne accentuée à la fois par les enfants qui ne sont plus les petits pages de l’histoire traditionnelle, mais ces voix célestes, ces petits anges asexués qui ordonnent la cérémonie, et accentuée aussi par les ex-votos (des pieds) , d’où cette impression d’un rituel presque maçonnique auquel Elisabeth évite de participer.
L’attitude d’Elisabeth est centrale tout au long de l’acte, elle va faire basculer tout le sens de la scène. D’une sorte de cérémonie du Graal codifiée, Tannhäuser en évoquant Vénus casse les codes et redevient l’ennemi (la discussion du premier acte tournait autour de ce mot avant l’évocation d’Elisabeth parce que Tannhäuser ne pouvait revenir que par Elisabeth) : voilà Tannhäuser au ban du groupe, dévoré de désir et ne supportant pas que l’amour soit séparé du désir en invoquant Vénus. Mais Elisabeth au milieu du tumulte par son cri (haltet ein) interrompt ce qui allait devenir un vrai combat, une chasse à l’homme, encore une fois : elle est seule, au milieu, entre deux rideaux de tulle, et la foule l’accuse de soutenir le pêcheur. C’est là où Elisabeth se montre personnage décidé, ferme, et pas du tout la douce héroïne pieuse qu’on voit quelquefois mais elle est l’héroïne qui défend un destin qui n’appartient qu’à elle.
C’est que dès ce moment, Elisabeth sait que ce qu’a chanté Tannhäuser, elle l’a éprouvé (Baumgarten dans sa mise en scène (ratée) de Bayreuth rendait d’ailleurs ce désir partagé par tous en secret, en les faisant descendre tous à un moment au Venusberg – y compris Elisabeth…). Toute la scène finale de l’acte montre qu’Elisabeth éprouve ce que Wagner va appeler dans Parsifal Mitleid : « durch Mitleid wissend », et toute la fin prend alors sens : tirée par Wolfram, en un geste de communion profonde ou de désespoir de mal aimé, c’est Elisabeth qui porte la flèche à Tannhäuser et qui la lui enfonce, en un authentique geste de solidarité dans le martyre. Elisabeth a vécu en son for intérieur les mêmes ravages. En quoi la bête immonde du désir chanté par Tannhäuser ne révèle-t-elle pas en réalité ce qui ronge aussi Elisabeth, en quoi ce cube devant lequel elle priera au troisième acte n’est pas aussi quelque chose d’elle-même et qu’elle n’a cessé d’éviter pendant tout l’acte ? C’est bien là la résolution finale de cette relation. Il y a dans le geste voulu par Castellucci quelque chose d’un mariage mystique, sublimation du désir.
Alors, que ce soit le Landgrave qui arrache la flèche enfoncée par Elisabeth dans le dos de Tannhäuser, prend sens parce que par ce geste, la société qu’il représente reprend ses droits, les ex-votos/pieds indiquent la souffrance nécessaire du pèlerinage, à pied, et la règle extérieure va s’imposer. L’anecdote reprend ses droits
Mais Elisabeth est déjà ailleurs, Tannhäuser doit vivre la pénitence terrestre, et le sang qui coule de son dos, comme la blessure sur le flanc d’Amfortas aussi, est le signe qui déjà, l’élève vers la repentence. Sans sa flèche, il redevient ordinaire, parmi les autres pécheurs, avec la flèche, il est en quelque sorte stigmatisé.

Tout est donc déjà joué, le mariage mystique a eu lieu, et le troisième acte n’est que péripétie si on le joue dans la linéarité du livret.

La parabole du troisième acte : du blanc au noir, de l’union à la communion, du temps à l’espace .

Castellucci n’est jamais avare de signes polysémiques, il nous en abreuve en ce troisième acte, qui sont pour le spectateur et attendus, et surprenants aussi.
Nous retrouvons Elisabeth priant devant une statue de Marie (c’est attendu) dont on ne voit que le piédestal (toujours le cube, mais noir sur lequel le nom MARIA est inscrit) et les pieds (qui nous renvoient au deuxième acte, en un signe presque ironique), une Maria déjà évoquée précédemment, mais aussi une Maria discrètement dessinée dans l’habit d’Elisabeth. Inutile de représenter l’icône mariale, puisqu’Elisabeth depuis la fin du 2ème acte, est déjà représentation d’autre chose qu’elle-même, déjà désincarnée.

D’où cette interprétation incroyablement incarnée de la prière, où Anja Harteros, absente et sublime va tout au long de l’acte être d’une fixité spectrale et marquée d’un regard vide.
Même le chœur triomphal des pèlerins de retour de Rome garde cette retenue : ils reviennent non plus avec une sorte de lourd péché partagé sous forme de pépite géante, mais chacun avec une petite pépite lumineuse et légère, chacun pour soi, chacun sauvé pour soi, chacun allégé pour soi, avec chacun le même lot, mais ils ont en même temps un triomphe que j’appellerai modeste. Ces pèlerins passent, ils sont un collectif, dont est absent le singulier, celui qui une fois de plus, n’est pas là où on l’attend. Ils sont figures et spectacle de « l’ordinaire » et non du tragique ou du mystique, et ils chantent leur action de grâce avec engagement, parce que ce triomphe doit faire contraste avec la dévastation des personnages en scène.

Cette ambiance retenue, intérieure, dévastée c’est bien l’ambiance de ce dernier acte, où la romance à l’étoile devient chant d’un désespoir déjà transformé en littérature (Wolfram a perdu tout espoir depuis de début du 2ème acte –« So flieht für dieses Lebenmir jeder Hoffnung Schein! »- ) . La doxa dit que ce chant est un Lied, sans toujours percevoir dans ce Lied l’acceptation et le dépassement d’une situation qui devient poésie parce que sublimation. De même le récit de Rome devient une sorte d’hallucination presque vidée de toute réalité, littérature, elle-aussi dans la bouche désespérée de Tannhäuser (« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », disait Musset) dont le chant s’oppose par sa violence et son refus à Wolfram : il est l’exclu, l’ennemi à nouveau.

Elisabeth est là,  impressionnante présence fixe et muette pendant le récit, qui se déroule devant deux catafalques aux noms de Klaus et d’Anja, c’est-à-dire le nom des artistes, devenus eux-mêmes dans un troisième acte qui s’est complètement détaché de l’histoire et de ses détails pour essayer d’atteindre à l’universel.
Bien sûr, il y a dans cette double inscription Klaus/Anja,  qu’il faudrait changer à chaque changement de distribution, – ou peut-être pas d’ailleurs et ça n’en aurait que plus de sens – un jeu de la part de Castellucci comme l’est l’expression projetée du temps qui passe – Hier vergeht eine Sekunde (ici passe une seconde) jusqu’à Hier vergehen tausend Milliarden Milliarden Jahre (ici passent des milliers de milliards de milliards d’années) qui s’inscrit comme une épitaphe, dont il n’ignore sans doute pas les effets dérangeants sur le spectateur.
C’est que Castellucci ne veut pas tomber dans le mysticisme et des histoires de rédemption un peu faciles : il se distancie de l’histoire, au point que la musique a paru perturbée à certains spectateurs par ces prénoms presque usurpés ou déplacés, et surtout par la projection du temps qui passe sur le fond de scène. Il y a pour moi la directe évocation du fameux « Zum Raum wird hier die Zeit » qui est expression d’une éternité qui nous implique tous, où tous nous passons de cadavres encore identifiables en corps en putréfaction et puis en poussière : nous le savons, mais Castellucci le donne à voir, par un autre rituel où des servants apportent à chaque moment un corps progressivement putréfié puis réduit à ossements puis à poussière en une contraction temporelle qui ne peut-être que vérité théâtrale, puisque l’instant théâtral n’a jamais de valeur temporelle réelle. Et la question du temps qui passe n’est pas une sublimation d’un mythe Elisabeth/Heinrich comme une Liebestod de Tristan und Isolde, mais au contraire un destin naturel et partagé par tous qui sommes concernés (les amazones nous visaient déjà au premier acte), parce que nous sommes tous au théâtre de l’instant qui fuit. Klaus et Anja, ce sera dans dix ans deux autres ou les mêmes, non plus les chanteurs que nous connaissons, mais un symbole, une mémoire, une spiritualité, un impalpable, qui finira poussière, c’est aussi le destin de cette étrange construction qu’on appelle l’art, voire l’art évanescent de l’Opéra, qui est instant jamais rattrapable et instant pour l’éternité dans un temps contracté ou dilaté, Klaus et Anja ici et maintenant, espace et temps, Raum und Zeit, et puis ni tout à fait autres et ni tout à fait les mêmes et peu importe qu’ils soient dans dix ans Klaus et Anja, ils deviennent symbole souvenirs, regrets aussi, évocation, tout en devenant poussière. En ce troisième acte, l’histoire se retourne vers nous et ainsi nous dérange, ces projections du temps qui se multiplie nous agacent, l’inscription Klaus et Anja nous énerve, nous dérange parce qu’elle brise l’illusion théâtrale, le quatrième mur et nous renvoie le miroir. Nous venions entendre Tannhäuser et nous nous voyons au miroir, eux c’est nous. Il n’y avait déjà plus d’histoire de Minnesänger, mais il n’y a plus non plus d’histoire sinon la contemplation de notre fin.

Acte III © Wilfired Hösl

Mais quand Tannhäuser et Elisabeth –personnages- mêlent les poussières des restes (des chanteurs) en un geste sublime, et sublimé par l’incroyable musique qui sort de la fosse, ils restent eux, éternels et intouchés (tout comme Wolfram), et célèbrent Anja et Klaus, qui les ont un jour incarnés, et qui seront poussières, comme nous tous. Aussi nous disent-ils à nous les humains que le temps n’a pas de prise sur l’art, c’est-à-dire nous les humains qui contemplons ou chantons cette communion, où ce ne sont plus les sangs qui se mêlent comme dans les rituels de chevalerie (comme dans le Crépuscule des Dieux entre Gunther et Siegfried), mais les poussières impossibles à distinguer : tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. (Genèse 3:19). Nous sommes poussières et nous le sommes ensemble et cela devient la forme la plus juste et la plus haute de l’union des êtres, du couple amoureux représenté comme le duo d’artistes, comme des 2000 spectateurs en une sorte de communion essentielle d’une une œuvre devenue pure méditation, pour l’éternité, comme les personnages qui la portent. Ainsi Castellucci clôt-il l’œuvre sur sa propre problématique, l’art et la création.

Un plateau d’exception

A un travail d’une telle complexité, d’une telle profondeur – qu’on peut aussi refuser et sur lequel on ne peut souvent que rêver à des hypothèses, il fallait un plateau et une fosse d’exception et c’est le cas.
Car si la mise en scène nous fait explorer des « abîmes nouveaux », elle est servie par un chant abyssal, qui est aux limites de ce qu’on peut imaginer ou rêver.
Certes, pris individuellement, on connaît les qualités de chacun et l’on ne peut être étonné, mais c’est ici le collectif qui compte, un collectif qui est au service de cette incroyable exploration d’un ailleurs scénique et musical. Pour parodier Castellucci, c’est Klaus, Anja, Georg, Christian, Elena et les autres (et Kirill) qui sont à l’ouvrage, avec la conscience palpable qu’ils servent un monument une sorte de construction pour l’éternité, un instant fugace pour toujours, une Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktèma es aiei), selon l’expression de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22),  un monument musical qu’on croyait connaître et qu’on découvre être tout autre chose, un monument à l’intériorité, un monument sur lequel Wagner, après Parsifal que beaucoup pensent son grand-œuvre, voulait revenir et qui donc forcément voulait en faire un post-Parsifal.
Ce qui est incroyable, c’est que tous réussissent à nous faire percevoir et espérer ce qu’aurait pu être le Tannhäuser post-Parsifal de Wagner. Dans ce sens, cette production est un miracle musical.
Tous sont exemplaires dans la diction, dans la clarté de l’expression, dans l’expressivité, dans la présence, même les rôles latéraux, Elsa Benoît, berger particulièrement poétique et lointain, Le Biterolf agressif de Peter Lobert, le Walther poétique et marquant de Dean Power (puisque la version dite de Vienne offre de nouveau à Walther son air du deuxième acte).
Du côté des protagonistes, Elena Pankratova soit engoncée dans son latex, soit voix qui tombe du ciel des cinquièmes loges de proscenium, est en retrait dans la production , presque extérieure, et elle n’a que la voix pour exister, Castellucci la fait être forme et non corps, mais la mettre hors de la vue du spectateur à la fin rappelle qu’elle n’a été qu’évocation musicale et non personnage avant de réapparaître vocalement et scéniquement dans la version dite de Paris : et la voix en impose, avec de réelles subtilités, mais limitées par sa position même, elle est une Vénus sans corps, une sorte de Minnie monstrueuse d’En attendant Godot, répulsive à souhait, à des années lumières de nos représentations traditionnelles, et elle réussit de sa seule voix à être présente, une voix dont l’énergie et le volume, plus que la sensualité, traduisent la volonté du metteur en scène..
Georg Zeppenfeld est de plus en plus la basse du jour dans Wagner, la voix moins profonde et moins sombre que d’autres, a une clarté, une projection, une suavité, une jeunesse, une humanité incroyables, l’intelligence du chant, l’expressivité, l’inflexion, l’accent de tous les instants font le reste.

Klaus Florian Vogt nous a fait peur au premier acte, le rôle est redoutable et combien de grands ténors wagnériens s’y sont rompu les os ? Il est redoutable parce qu’il allie les modes « ténoriles » du grand opéra, mais aussi le style de l’opéra de l’avenir, le premier acte est en plus redoutable de tension, avec des passages du grave à l’aigu brutaux, et Vogt a été une ou deux fois au bord de la rupture. Mais là-aussi, l’intelligence du chant, le styliste inimitable qu’il est, la manière dont peu à peu il impose un personnage si inhabituel, avec cette voix nasale qui en dérange plus d’un et qui pourtant fait ici merveille, à coup de mezzevoci d’une ineffable douceur,  avec un contrôle et une modulation sur chaque syllabe qui confinent au miracle et qui littéralement tourneboulent : il est incroyable de tendresse et de poésie, et redoutable de technique quand il chante « Heilige Elisabeth » à la fin, à peine émis, à peine appuyé, et pourtant si présent, si juste. Jamais il ne force, jamais il ne donne dans l’expressionnisme : le récit de Rome est un long poème élégiaque déchiré, où aucune note n’est appuyée, où chaque mot pèse, et sans jamais nous le faire peser, pas un seul hurlement, pas de tics, seulement du dire, et du dire à merveille. Il impose là un autre Tannhäuser, un inconnu, un être étrange venu d’ailleurs et il répond merveilleusement à la définition que j’en donnais plus haut, un voyageur sans bagage, qui ne s’établit jamais, avec ce son étranger d’un être pas comme les autres. C’est tout simplement prodigieux.

Anja Harteros (Elisabeth) © Wilfired Hösl

Et puis il y a en face Anja Harteros, que j’ai déjà entendue dans Elisabeth, avec son engagement avec sa justesse, avec son énergie aussi. Mais jamais avec cet effleurement, ce chant à la fois incarné et presque désincarné, presque désengagé, tellement intérieur, tellement mesuré, tellement imbibé de poésie nostalgique. Ce n’est jamais un chant d’espoir, mais un chant déjà en permanence chant du cygne. Rien de romantique, rien de « juvénile », mais une Elisabeth mature et résignée, qui porte en elle à la fois la brûlure du désir et le désespoir de cette brûlure, la présence et l’absence, avec de telles variations sur les mots, avec une telle force évocatoire qu’on en reste interdit. Et même lorsqu’elle ne chante pas, elle attire le regard, crée l’émotion, portée qu’elle est par le travail effectué avec Castellucci, mais convaincue aussi du contrôle extrême exigé ou demandé par Petrenko, dont on sent que l’accompagnement musical ne peut qu’accompagner ce type de chant là.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Christian Gerhaher (Wolfram), Acte III © Wilfired Hösl

Enfin, il y a le Wolfram de Christian Gerhaher, peut-être le plus stupéfiant et le plus bouleversant du plateau (mais à quoi bon classer, si on a compris le sens de l’acte 3) : la diction et la clarté bien sûr, mais un chant qui est poésie et Lied permanent, avec un son si justement posé que le moindre murmure s’entend. Mais en même temps non pas le poète éthéré, mais aussi le chanteur, avec une puissance, des aigus, un volume qu’on ne soupçonnait pas, c’est à dire une vie, une palpitation, une énergie sans cesse exprimée ou réprimée, une énergie du désespoir : et ce chant fait évidemment surgir l’émotion, mais surtout un personnage et ses déchirements, mais surtout une jeunesse et sa perte, une existence qui ne peut plus s’exprimer que par le chant et ce que j’appelais par ailleurs plus haut la littérature pour exister . Il est là à la fois Wolfram le poète et lui aussi Christian l’artiste, pour retrouver l’ambiguïté du Klaus et Anja du troisième acte, car seul l’artiste pouvait intérioriser à ce point le personnage pour qu’il n’y ait plus de distance entre le chantant et le chanté. Un miracle, dû aussi à la manière dont la fosse accompagne, dans un mouvement implosif impossible à représenter

Quant au chœur, dirigé par Sören Eckhoff, il prend sa part, dans une réussite toute particulière, car si les chœurs de Tannhäuser sont spectaculaires (tous sont en bonne place dans les compilations des chœurs wagnériens) il réussit collectivement à être présent, imposant sans jamais être démonstratif ou éclatant (le premier chœur des pélerins du premier acte), fluide sans jamais exagérer les accents, un miracle non d’équilibre, mais de chant sur le fil du rasoir qui rend justice à la fois au moment musical réel, prodigieux, attendu, mais aussi à une ambiance, à un climat complètement intérieur demandé par la fosse.

Le chef, grand architecte de cet univers

Bien entendu, un tel plateau amené à de tels sommets signifie à la fois une adhésion à un projet et donc un travail engagé, dans une équipe, et sous la direction d’un chef qui est ici le grand architecte, avec cette compréhension-adhésion au projet de la mise en scène, au point qu’on ne sait pas comment cette incroyable cohérence entre scène et plateau a pu naître à ce point indescriptible.

  • La question des versions

Bien sûr, Kirill Petrenko choisit la version de Vienne, la dernière forme que ce Tannhäuser a pris pour les scènes. J’ai évoqué plus haut rapidement la problématique des versions de l’œuvre. La question du choix de la version est déterminante que par l’usage qu’il en fait.
Comme le rappelle Hartmut Haenchen, qui a plusieurs fois écrit sur la question, Wagner a opéré des modifications au départ moins pour des raisons artistiques ou conceptuelles, qu’à cause de raisons techniques et théâtrales, à cause des chanteurs qu’il avait sous la main (Tichatschek par exemple) ou à cause de théâtres qui nécessitaient une réduction des pupitres, en bref pour faciliter la possibilité de la représentation.
Par ailleurs, rien que la version dite de Dresde n’a pas de manuscrit original de la première de 1845, pour des raisons techniques, et il existe par ailleurs plusieurs versions de Dresde revues en 1847, 1852, 1853, 1860. Comme Wagner a vécu en exil dès 1849, il confiait ses indications à des amis qui dans les théâtres faisaient opérer les modifications ; mais comme on l’a dit ces modifications tenaient plus aux conditions des représentations dans les théâtres : n’oublions pas que Wagner a dirigé des théâtres et en connaît les caractères, les limites et les pratiques.

Venusberg © Wilfired Hösl

C’est à l’occasion de la création de l’œuvre à Paris que Wagner voit la bonne occasion de revoir sa partition et d’y opérer des modifications en fonction de son écriture du moment, puisqu’il venait de composer Tristan und Isolde qui déterminait une nouvelle manière d’aborder la mélodie et le drame musical : il voulait profondément revoir l’écriture même du Venusberg, pour l’opposer à la scène du concours, pour laquelle il voulait une écriture plus traditionnelle et moins novatrice, et ainsi montrer dans la créativité musicale du Venusberg la source même de l’inspiration créatrice du poète : Tannhäuser ne voulant pas rester fossilisé à la Wartburg avait fui pour un Venusberg plus riche de possibilités pour une nouvelle inspiration. Comme dans les Maîtres Chanteurs, la question du processus créatif de l’écriture est au centre de Tannhäuser et explique aussi la violence du débat du deuxième acte, et la petite société fermée de la Wartburg est d’une certaine manière aussi fermée que la Nuremberg des maîtres : avec Tristan et l’écriture nouvelle qu’il portait, il s’agissait par l’écriture orchestrale de différencier les deux univers. C’est donc essentiellement sur le Venusberg que vont porter les vraies réécritures : il s’agit de développer le Venusberg pour lui donner une valence musicale qui puisse répondre au concours du deuxième acte, pour lequel Wagner voulait garder une couleur plus traditionnelle. C’est la question du ballet qui va lui donner cette occasion, puisqu’avec sa mauvaise foi coutumière, Wagner va déplacer le ballet, traditionnellement au 2ème acte dans le Grand Opéra, au début du 1er, ce qui va provoquer le scandale que l’on sait. Il aurait pu l’y laisser, mais il lui fallait en présentant Tannhäuser, être une sorte de Tannhäuser « dans la vie » qui rompt avec les habitudes fossiles. Au scandale figuré par Tannhäuser face à l’assistance dans l’acte II répond le scandale provoqué par Wagner face au public traditionnel de Paris et pour la même raison : le Venusberg…
La scène de la Wartburg prend ses origines dans les modes de l’opéra italien (le deuxième acte commence par une aria, Dich teure Halle, dans la tradition de l’opéra italien où l’héroïne apparaît souvent non au premier acte, mais au deuxième ou troisième, souvenir peut-être aussi d’un Guillaume Tell de Rossini où le grand air de Mathilde est aussi au début de l’acte II (Selva opaca, deserta brughiera bien plus beau dans l’original français sombre forêt, désert triste et sauvage). Hartmut Haenchen souligne d’ailleurs l’originalité du monde chromatique du Venusberg, face à une écriture plus convenue de l’acte II. En faisant traduire l’original allemand en français (Wagner ne maîtrisait pas le français au point de se lancer dans l’écriture du livret), Wagner a changé aussi des moments musicaux, pour mieux accompagner musicalement le texte français. Mais il a dû aussi à revoir de mauvaise grâce des parties particulièrement huées par le public parisien. Un de ces changements était par exemple d’écarter l’air de Walther von der Vogelweide de l’acte II, personnage avec lequel il avait eu des problèmes de chanteurs et pour lequel il avait dû proposer entre autres plusieurs changements de tonalité. Il a écrit aussi pour Paris des éléments de l’orchestration pour les cordes bien plus difficiles – parmi les plus difficiles qui soient-  que dans la version de Dresde, au motif qu’il avait sous la main le « meilleur orchestre du monde » et qu’il fallait en profiter. « je donne ici et là à l’orchestre des passages notablement plus riches et plus expressifs », mais il ajoute aussitôt « il n’y a que la scène avec Venus que je veux complètement retravailler ». Et cette version retravaillée et plus élaborée et raffinée, Wagner a voulu après Paris la reproposer aux théâtres allemands, en retraduisant le texte français pour une prosodie allemande : à Munich en 1867 il n’était pas là et Hans von Bülow a opéré des changements sans son autorisation,  cette version selon Haenchen ne peut être affirmée comme étant de Wagner. C’est à Vienne en 1875, où il faisait lui-même la mise en scène, sous la direction de Hans Richter qu’il a pu véritablement installer définitivement les changements voulus. La partition n’a pas été imprimée et ainsi cette version ne fut pas ajoutée à celles existantes. Ce n’est qu’en 2003 à l’occasion des représentations à Amsterdam dirigées par Haenchen que la version fut imprimée et tout le matériel d’orchestre revu et corrigé (par Schott).

  • La version de Vienne

Qu’en est-il donc de cette version de Vienne que Kirill Petrenko a choisie pour ce Tannhäuser ? Elle se met d’abord en conformité avec le souhait initial de Wagner de réinsérer le Lied de Walther dans le concours et de revenir au titre original « Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg ». Il renonce enfin à la qualification d’Opéra pour appeler l’œuvre Handlung, action (scénique) qui la place déjà sur autre chose qu’un simple spectacle, autre chose qu’une histoire narrative, mais une action scénique qui doit forcément concerner à un autre niveau le spectateur.
Elle permet aussi – nous sommes à Vienne- d’avoir un plus gros orchestre, avec une multiplication de certains pupitres, et en plus d’un orchestre du Venusberg renforcé, 12 cors pour la chasse de l’acte I, percussions supplémentaires, disposées en fosse ou sur scène, 6 trompettes pour l’arrivée des hôtes dans la Wartburg, quadruplement des harpes, mais aussi sur scène le chalumeau du berger, des harpes supplémentaires et les trombones. Au total l’orchestre wagnérien le plus nombreux qui atteint à Vienne 145 musiciens…
Du point de vue de la nouveauté musicale, il réécrit la fin de l’ouverture en permettant une transition plus fluide avec la scène du Venusberg, parce que la version de Paris garde l’ouverture traditionnelle avec la reprise du thème des pèlerins, (l’ouverture était connue du public et sa modification aurait déçu les attentes) ainsi qu’une courte interruption entre l’ouverture et la scène qui la suit. Enfin, la vraie version de Paris est en français, et les versions allemandes dites « version de Paris » sont soit la musique de la version de Paris avec l’ouverture traditionnelle, soit un mixte de version de Dresde et de Paris (comme dans la récente production berlinoise) soit ladite version de Vienne, appelée version de Paris : les signes reconnaissables en sont essentiellement la reprise du thème des pèlerins et la présence ou non de l’air de Walther.

Ce ne sont donc pas spécifiquement des raisons exclusivement musicologiques qui amènent Petrenko à faire annoncer la version de Vienne. Cette annonce mise en valeur par les médias qui fait tant discuter les mélomanes qui jusqu’ici ne se sont posés la question qu’en termes « Dresde ou Paris ? » n’a à mon avis qu’un objectif, celui de placer cette version dans une perspective clairement inscrite entre Tristan et Parsifal, et non en perspective avec le Ring, trop narratif.

Ce qui intéresse Petrenko, c’est une approche contemplative de l’œuvre, parce qu’il pense sans doute que le « cher » Tannhäuser que Wagner « devait encore au monde », selon l’expression dont il usa d’après le journal de Cosima un mois avant sa mort, serait contemplatif ou ne serait pas. Et donc seul cette version permet cette approche, 10 ans après Tristan et 7 ans avant Parsifal.
Je m’avance sans doute, mais la manière dont Kirill Petrenko propose Tannhäuser n’a rien à voir avec l’opéra romantique, aux accents si contrastés, au relief si marqué, au spectaculaire des grandes machines lyriques à la mode des années 1840, marquées par Meyerbeer et la tradition née de Weber.
Après Tristan, Wagner écrit une mélodie continue, renonce aux airs, entre vraiment dans le drame musical.
Enfin, Tannhäuser est pour Wagner un drame singulier, celui de l’artiste novateur et en rupture, ce qu’il traite sur le mode souriant dans les Maîtres chanteurs, et qu’il tient sans doute à mettre sur le mode sérieux dans ce Tannhäuser qu’il n’en finit pas de revoir. Telle Madame Bovary pour Flaubert, Tannhäuser, c’est lui.

Alors Petrenko entreprend dans cette œuvre un total renversement de point de vue. Il en fait une lecture tournée vers l’intérieur, profondément marquée par la poésie appelant des chanteurs, et notamment les deux principaux rôles masculins, qui sont particulièrement des diseurs de textes, des modulateurs de la parole, avec une voix de Tannhäuser qui est étrange/étrangère, comme celle de Lohengrin, mais aussi comme Walther von Stolzing, deux rôles que chante Klaus Florian Vogt et qui font donc trilogie avec Tannhäuser, la trilogie de ce que j’appelle « les voyageurs sans bagage » ; on n’imagine donc pas Petrenko, avec cette distribution, et avec cette option appeler un chanteur qui ne soit pas un « liederiste » ou un chanteur de l’expression intérieure. C’est pourquoi il soutient de manière très attentive les chanteurs, qu’il contrôle au plus près ; et les accidents de Vogt au premier acte passent par profits et pertes parce que l’essentiel est ailleurs ; le tempo est lent, mais fluide, et la musique, de romantique et donc un peu échevelée, devient elle aussi très contrôlée, avec un travail sur les timbres incroyables de précision, avec une couleur d’orchestre presque impressionniste, presque pointilliste quelquefois, d’une clarté peu commune : on est quelquefois au seuil, osons le dire, d’un Debussy.
C’est une action scénique, et la mise en scène ritualisée, conceptuelle, de Romeo Castellucci rend parfaitement le caractère de l’action scénique et non du spectacle d’opéra traditionnel. Ainsi Kirill Petrenko insiste sur l’élégie, avec des silences prolongés, un jeu très subtil de la musique en scène et de la musique en fosse, la musique en scène accompagnant l’action et en fosse accompagnant la scène, avec un volume jamais excessif, permettant la parfaite audition des chanteurs, et en même temps conservant cette retenue et ce contrôle de tous les instants en une construction presque liquide dominée de bout en bout à laquelle les chanteurs se plient.
La manière inouïe dont chante Gerhaher est évidemment à la fois le produit de qualités intrinsèques et d’une direction millimétrée du chef. Il n’y a dans ce travail à aucun moment une performance de chanteur ou d’orchestre. Kirill Petrenko impose une vision continue du drame, une ligne musicale où se fondent même les moments les plus connus de l’œuvre, au point qu’on ne les attend non comme des numéros qui arrêtent l’attention, mais comme part du drame parmi d’autres. D’où l’impression d’un autre possible pour Tannhäuser. Plus encore que dans le Ring, plus que dans les Maîtres chanteurs, nous sommes devant une prise de position musicale incroyablement novatrice, qui fait découvrir une profondeur nouvelle, que le parti pris de mise en scène aide et enrichit. Par son exploration de la psychè, par sa vision abstraite des choses, par ses références culturelles multiples et son détachement de l’histoire traditionnelle, Castellucci se place dans une posture qui aide le chef à produire ce son et cette couleur qu’en quarante ans de Tannhäuser avec les plus grands chefs, je n’ai jamais entendus.
Pensons à l’inverse à une mise en scène historiée, notionnelle et narrative, avec pareille direction musicale : on ne comprendrait pas et il y aurait hiatus. Avec cette mise en scène, tout prend cohérence : la musique invite à l’exploration de nouveaux paysages, à une autre manière de lire l’œuvre, et de la respecter, pour mieux comprendre Wagner et mieux le sentir dans ses désirs profonds. Kirill Petrenko, avec le concours d’une équipe qui visiblement a partagé les options de ce travail nous propose un Tannhäuser de génie : non une expérience singulière, mais une authentique invention.[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: Der ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2016 (Dir.mus:Kirill PETRENKO; Ms en scène: Otto SCHENK)

Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl

Richard Strauss
Richard Strauss

Le buste de Richard Strauss qui trône dans l’entrée face à celui de Wagner, les deux compositeurs tutélaires de la maison était fleuri de roses fuchsia ce soir, il y avait d’ailleurs des roses partout dans la maison, et c’était effectivement la fête. On parlera sans doute longtemps de ce Rosenkavalier qui fut un miracle. Au fond, mieux vaut qu’Anja Harteros n’ait pas chanté à Paris, elle n’aurait pas été pleinement Maréchale comme ce soir elle l’a été, parce que ce soir il y avait en fosse Petrenko qui a transformé ce Rosenkavalier en formidable et inoubliable rencontre. Je suis encore sous le choc. Dans la salle et dans la production où j’entendis Carlos Kleiber plusieurs fois pensant que j’avais atteint le sommet, je peux dire que ce soir, nous y sommes à nouveau, dans la même production, 34 ans plus tard, avec un chef qui a l’âge de la production qu’il dirige (né et née en1972).
Otto Schenk a fait en Europe deux productions de Rosenkavalier, à Vienne et à Munich, qui sont encore au répertoire. Celle de Vienne remonte à 1968 (dirigée alors par Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig en Maréchale, Gwyneth Jones en Octavian, Walter Berry en Ochs et Reri Grist en Sophie), celle de Munich est donc postérieure de 4 ans, avec de nouveaux décors, plus construits (ceux de Vienne sont pour partie en toile peinte) et c’est Carlos Kleiber qui dirigeait la Première et qui a continué à diriger la production pendant près de vingt ans. L’orchestre de Munich, c’est connu lui déposait sur le pupitre une rose rouge. Il existe un DVD de la production munichoise repris en 1979 (Jones, Fassbaender, Popp) et de Vienne repris en 1994 (Lott, von Otter, Bonney) lors des dernières représentations de l’œuvre dirigées par Kleiber. Ces productions sont donc très largement chargées du souvenir de Carlos Kleiber ; j’ai eu la chance de le voir diriger l’œuvre quatre fois dont les dernières fois en 1982.
Der Rosenkavalier est l’un de ces opéras qui bénéficie toujours d’une distribution flatteuse, on voit rarement de productions médiocres dans les grands théâtres . À Paris, où Liebermann le reprit en janvier 1976, ce fut d’abord Ludwig, Popp, Minton mais on vit entre 1976 et 1985 aussi bien Troyanos, Te Kanawa, Blegen, Fassbaender, Donath, Söderström, et les Ochs de Moll, Ridderbusch et Sotin. Du côté des chefs, ce fut Horst Stein, Silvio Varviso, Marek Janowski et d’autres. Tout ça pour dire qu’à Paris, on eut les grandes titulaires des trois rôles, et je vous assure que le trio final avec Ludwig, Minton et Popp, c’était quand même quelque chose.
Même si je peux paraître un ancien combattant de l’opéra, le monde n’est pas fait d’un présent médiocre et d’un passé mythique. Il y a encore de grandes productions, je viens d’évoquer il y a quelques jour la magnifique soirée scaligère avec Zubin Mehta et la production Kupfer. Trois semaines après, de nouveau une soirée à marquer d’une pierre blanche, sans doute un sommet musical.

Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl
Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl

Je passe aussi pour un adepte incorrigible des mises en scènes dites modernes, ou du Regietheater. Pourtant j’aime le travail d’Otto Schenk, qui est un grand metteur en scène, et qui a laissé à Munich un Rosenkavalier de 44 ans qui porte encore vigoureusement son âge, aussi grâce aux décors de Jurgen Rose (un vrai chef d’œuvre) et qui plaît au public (applaudissements à scène ouverte, rarissimes à Munich, à l’ouverture du rideau de l’acte II), c’est évidemment très « classique », mais remarquablement fait.

Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

C’est un Rosenkavalier auquel il ne manque aucun détail,  avec une belle gestion des personnages (la rencontre des regards entre Sophie et Octavian respirant la rose est un must), une gestion très précise et très ciblée, avec un souci du texte et de sa correspondance scénique incroyable, et une vraie organisation de l’espace. Bref, j’aime ce classique quand il ne se fane pas. La production de Vienne (surtout à cause du décor de Rudolf Heinrich) a un peu vieilli en revanche.

Ainsi donc, l’écrin pour cette distribution de 2016 était très agréable, et même, oserais-je, non dépourvu de fraîcheur. Après tout il y a des quadragénaires qui ne font pas leur âge…Même s’il y eut à Munich une velléité de nouvelle production (Luc Bondy) , Bachler a renoncé avec raison: il faut dans chaque grande institution une production historique symbole, ce sont les Nozze di Figaro de Strehler à Paris, c’est La Bohème à la Scala…

Mais on ne venait pas pour voir la production, même si je crois celle-ci a pris sa part du succès. On venait pour une distribution de grand niveau, Anja Harteros en Maréchale, Daniela Sindram en Octavian et Hanna Elisabeth Müller en Sophie, tandis que Günther Groissböck promenait à nouveau son Ochs inauguré à Salzbourg en 2014, avec le GMD Kirill Petrenko en maître des cérémonies.

Anja Harteros
Anja Harteros

Anja Harteros chante la Maréchale depuis 2011, elle en est l’une des titulaires de référence. Après ses prestations avec Christian Thielemann à Dresde et avec Sir Simon Rattle à Baden-Baden, j’ai à peu près cerné le caractère de sa Maréchale, une femme dans la force de l’âge, vive, ouverte, avec beaucoup d’autorité, et non une femme déjà mûre,  plutôt maternelle et déjà distanciée que d’autres interprètes privilégient. Ce qui caractérise cette Maréchale, c’est l’énergie, c’est aussi une voix forte, des expressions impératives (surtout à l’acte III à l’égard de Ochs) . Sur la scène de Munich, il y a évidemment cela,  mais il y a encore bien plus, tant elle soigne les inflexions et toutes les expressions de son discours avec une attention renouvelée, avec une expressivité inouïe et le ton idoine, d’une incroyable justesse et d’un naturel rarement entendu. Je me suis demandé pourquoi, alors qu’elle est la meilleure Maréchale aujourd’hui sans conteste, une vraie différence avec ses autres prestations. Cela tient je crois à son rapport au contexte.  Elle chante dans son théâtre, dans sa ville, et on sait (les parisiens l’ont appris à leurs dépens) qu’elle ne se déplace pas volontiers trop loin. Et elle chante avec Kirill Petrenko, qui a un soin tout particulier pour la relation texte et musique, et qui met donc le chanteur qu’il suit pas à pas, dans les conditions de travailler le texte, d’envisager les inflexions en fonction d’un orchestre qui respire avec la syllabe, comme dans Le Ring (acte II Walkyrie), et notamment dans Rheingold, comme dans Meistersinger, c’est-à-dire ces œuvres dont certaines parties doivent beaucoup à la Komödie für Musik, où le dialogue (ou le monologue) de théâtre demande concentration et attention, mais aussi vie, naturel, expression, couleur, mot par mot, syllabe par syllabe, des moments où la parole conduit la partition

Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Rarement on a entendu une telle virtuosité dans le moindre détail au moment du monologue de la Maréchale dans le premier acte, symphonie de couleurs, harmonie expressive qui passe du sourire au sarcasme, à l’ironie, à l’amertume, et à la résignation. Rarement j’ai mieux ressenti que tout est dit dès le premier acte, mais en même temps, la vivacité avec laquelle cette Maréchale réagit au départ d’Octavian, montre ce que sont les intermittences du cœur, les contradictions de la personne. Une interprétation d’une rare profondeur, d’une rare intelligence, saisissante, comme au théâtre, avec l’urgence et le naturel du théâtre : le triomphe indescriptible de l’artiste face au salut du 1er acte en dit long sur le ressenti de tous.
Mais il y a aussi une voix, une voix qui sait à la fois sussurer et imposer, une voix qui n’a rien de métallique ou d’âpre, mais une voix qui a des aigus incroyables et triomphants, dans une forme extraordinaire : le trio final, pris par Petrenko sur un tempo large, permet aux trois voix de se sentir à l’aise, d’abandonner toute urgence et de s’abandonner à la pure musique, car c’est un des trios les plus extraordinaires entendus ces dernières années, avec une osmose singulière des trois artistes, une respiration commune, une puissance émotive d’une rare intensité.

Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Face à elle, Daniela Sindram est Octavian. Un Octavian très mesuré, et en même temps d’une vraie fraîcheur, spontanée et sensible. La voix est charnue, sans être d’une puissance marquée (comme Koch) mais très présente et ronde, avec une rare capacité à adoucir, à moduler elle-aussi et surtout, qualité éminente, un chant qui écoute le chant de l’autre, qui sait s’y adapter, s’y fondre, et donc un chant éminemment intelligent dans le sens où il cherche à faire harmonie et non démonstration. J’ai entendu quelquefois cette artiste notamment dans Rienzi, et ce fut une très belle surprise. Dans Octavian, elle se place immédiatement dans les toutes premières, parce qu’elle sait dire le texte, parce qu’elle est désopilante en Mariandl, parce qu’elle sait donner un ton, faire ses simagrées sans exagérer, mais avec cette touche comique qui fait immédiatement rire le public, un public qui n’en est pourtant pas à son premier Rosenkavalier. Elle est un exemple de chant maîtrisé, et de modestie : mais il y a des moments totalement magiques (les deux duos du second acte avec Sophie, la rencontre) sans parler aussi du trio final où entre les deux sopranos qui rivalisent à l’aigu, cette voix s’entend, parfaitement, grâce aussi au soutien de la fosse. Quant au duo final, c’est un  miracle de simplicité, de fluidité et de retenue.

 Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl

Enfin, Hanna Elisabeth Müller était Sophie.  Elle a tellement marqué dans Zdenka d’Arabella qu’on l’attendait dans un rôle marqué par d’immenses chanteuses : pour moi c’est Lucia Popp à jamais. Elle a en commun avec Christiane Karg (vue à la Scala il y a peu) la fraîcheur et la jeunesse et déjà Karg était « évocatoire » dans son chant que j’ai beaucoup apprécié. Ici, la voix est à la fois jeune, fraîche, mais incroyablement intense, avec des aigus d’une puissance qui trancherait presque avec ce corps de toute jeune fille. Cette Sophie-là vous fait immédiatement fondre le cœur : la presque-perfection du chant (peut-être le duo initial de l’acte II était un tout petit peu fort), mais le second duo était magique, fusionnel, bouleversant, et quelles interventions de l’acte III, avec le jeu qui allait avec :  crainte,déception, gestes un peu enfantins ou boudeurs! Le trio final trouvait avec Anja Harteros un incroyable équilibre, une merveille à n’en pas croire ses oreilles car on comprenait par la fusion même des voix le choix déchirant d’Octavian, les deux femmes, Sophie et la Maréchale, rivalisant d’intensité voire de gravité ; quant au duo final avec Daniela Sindram, il fut apaisé, tendre, poétique, élégiaque : elle a tout dans cette voix surprenante parce que jeune, fraîche et particulièrement présente et puissante. Ne jamais plus manquer Hanna Elisabeth Müller dans Sophie, elle partage désormais avec Karg la maîtrise du rôle, j’aime Karg, mais Müller a totalement emporté mon cœur.

Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl

Trois semaines auparavant j’avais entendu Groissböck dans un Ochs inhabituel, construit pour lui et en fonction de son physique et de sa personnalité. Cette fois-ci, Groissböck de nouveau, mais dans un Ochs traditionnel, conçu il y a 44 ans avec un profil correspondant à des Walter Berry ou Kurt Moll. Et c’était impressionnant de le voir se fondre avec ses qualités et même son élégance dans cet Ochs-là. D’abord, avec une voix exceptionnelle, des notes aiguës incroyables, une puissance presque inédite, des graves tenus au-delà du raisonnable : Kirill Petrenko le conduisait et l’a poussé au maximum de ses possibilités  : il en est résulté un Ochs qui s’installe désormais durablement dans les grands Ochs du moment sinon l’Ochs du moment. Inutile de dire le naturel et l’élégance avec lesquels il dit le texte, avec un accent qu’il connaît par cœur, si drôle, si marqué, mais aussi avec une bonhommie particulière, déjà notée à Milan. Bien sûr, quand on l’a vu à Milan ou Salzbourg, la prestation ne surprend pas, car elle est débarrassée de bien des tics du rôle. Alors dans une mise en scène aussi « classique », il compose un Ochs jeune, vigoureux, assez sympathique au demeurant qui fait adhérer le public au personnage : son monologue de l’acte II est un modèle qui contient peut-être – même si les rôles conviennent mieux à un baryton-basse- un futur Falstaff…ou son pendant Sachs.

Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl
Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl

Martin Gantner n’a pas le style ni la dégaine de Adrian Eröd, que j’aime beaucoup dans le Faninal qu’il dessine avec Kupfer. C’est un Faninal présent, classique, traditionnel et donc un peu en retrait par rapport au quatuor dont on vient de parler ; voilà un chanteur valeureux, qui n’est pas pris en défaut, mais qui n’a rien de plus que d’autres Faninal, un rôle ingrat d’ailleurs: la prestation est bonne, il tient la scène, rien d ‘autre à signaler.
Annina (Heike Grötzinger) et Valzacchi (Ulrich Ress) sont des piliers de la troupe, très présents, avec une Annina plutôt jeune et élégante, et un Ulrich Ress comme toujours très caractériste (il est un Mime intéressant) : toute la troupe d’ailleurs est distribuée dans les « petits » rôles, chacun toujours très bien caractérisé, aussi bien Dean Power (Haushofmeister bei der Marschallin), Kevin Conners (Haushofmeister bei Faninal),  Christian Rieger (Ein Notar) mais aussi les jeunes « Gäste » comme Scott Conner (Polizeikommissar), la très sonore Jungfer Marianne Leitmetzerin de Miranda Keys ou Josep Kang, un chanteur italien très correct sans avoir l’aura de Benjamin Bernheim à la Scala.

Tout ce beau monde est dans les mains de Kirill Petrenko. On connaît depuis Die Frau ohne Schatten les affinités du chef russe avec l’univers straussien et à force d’entendre ses interprétations, on arrive à comprendre aussi son souci à l’opéra, notamment sur le répertoire post romantique et du début du XXème siècle. Son Ring, sa Lulu, ses Maîtres chanteurs ont comme commune caractéristique un souci du texte souligné par un accompagnement mot à mot par la partition, mettant en valeur le texte (un caractère initié par Wagner) et soulignant par la partition les moments textuels particuliers. C’était, je l’ai dit plus haut, le caractère de l’accompagnement musical du monologue de la Maréchale au premier acte. Ce qui fait dire à certains qu’il n’est pas spectaculaire, à d’autres qu’il n’a rien à dire, comme si le « massage musical » était, après Wagner, autiste, sans tenir compte de ce que disait le livret. Car c’est bien ce que la révolution wagnérienne a porté, la question du livret se pose de manière bien différente avant et après Wagner. Même Verdi, dans sa collaboration avec Arrigo Boito, écrivain et compositeur, la repose à la fin de sa carrière.

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko

De tout cela évidemment Kirill Petrenko tient compte, notamment dans des œuvres construites sur une collaboration écrivain/compositeur, comme c’est le cas de Rosenkavalier. Bien sûr, nous avons aussi appris la leçon de Meistersinger von Nürnberg où la parole par son rythme, ses jeux de mots, ses métaphores, sa couleur détermine une manière d’entendre aussi la partition.
C’est d’abord cette manière de conduire la musique qui « étonne », tant elle suit le rythme de la parole, c’est frappant dans la manière d’accompagner Ochs, on l’a vu, dont la voix devient presque instrumentale, et du même coup, on entend les grands duos (je pense à ceux de l’acte II entre Sophie et Octavian) différemment, avec un souci de fusion orchestre-parole, mais aussi celui de faire que les mots et l’expression se distinguent, que la musique ne couvre pas, mais stimule les voix : voilà aussi ce qui pousse les voix à « aller jusqu’au bout » et rend aussi urgente l’impression d’ensemble, tout en décuplant l’émotion.
Ce qui frappe dans l’approche de Petrenko, ce n’est pas tant la clarté ou la précision des sons, cela, d’autres chefs « savent faire » comme on dit aujourd’hui ; c’est une clarté au service du texte, c’est une clarté qui prend place dans un « système », qui se lit dans sa manière même de diriger, sa gestique multiple, où, à la stupéfaction de ceux qui l’observent, tout est mobilisé : on dirait en souriant qu’il est « le Shiva de la direction d’orchestre », tant œil bras main sont partout, du geste léger demandant à un chanteur d’avancer sur scène, aux attaques de tous les chanteurs, avec en même temps un souci de chaque pupitre. Il fascine parce qu’il est partout, et quelle manière extraordinaire aussi de rassurer les artistes qui sont ainsi portés.

Un autre élément qui a fasciné tous les auditeurs avec qui j’ai échangé est la manière dont il a dirigé le troisième acte, et notamment tout le début. On connaît l’exercice de style obligé de ce début de troisième acte, qui fait entendre notamment aux bois des « bruits divers », une sorte de kaléidoscope sonore qui avait tant réussi à Franz Welser-Möst à Salzbourg jouant sur le clavier céleste des Wiener Philharmoniker en lévitation. C’est sûr, ce début d’acte III est un « morceau de choix » de la direction d’orchestre.

Petrenko, après l’accord initial explosif, met tout en sourdine, n’en faisant absolument pas une démonstration sonore, mais comme un bruissement, installant une ambiance extraordinairement nouvelle, qui va en quelque sorte mimer l’impression de Ochs voyant surgir les monstres. Petrenko installe l’ambiance de préparatifs, secrets, mais qui doivent aussi être essayés pour fonctionner. Il en résulte un rythme rapide, toujours cette clarté phénoménale malgré le volume abaissé qui tranche tant avec d’autres interprétations, mais aussi quelques traits de flûtes, à la limite de l’atonalité, qui eux, sont donnés à plein volume : il en résulte des contrastes violents et assez proches de ce qu’on entend dans la Tempête de la Pastorale de Beethoven, et ces traits, à la limite du grinçant, du désagréable pour l’oreille semblent préparer un sabbat au fantastique très berliozien : la musique n’est plus accompagnement ici, elle est action et part de l’action, d’autant que le lever de rideau de change rien à l’ambiance continue qu’il installe, jusqu’à la musique de scène, à qui, sans jamais en augmenter le volume, il donne une importance inconnue jusqu’alors (on prête souvent peu attention à la musique de scène), étirant le tempo, jouant là aussi sur les contrastes, installant une sorte de danse rassurante en fond de scène, qui contraste avec l’ambiance inquiétante qu’il a installé en fosse. Ce travail tout en contrastes, en jeu sur le volume, en jeu aussi sur les pupitres tour à tour interpellés, font que ce début n’est jamais démonstratif, tout le contraire d’un Welser Môst ou même d’une Thielemann, mais qu’il est exclusivement fonctionnel : il installe une ambiance scénique, une couleur, il fait fonctionner la dramaturgie, rien qu’avec ce jeu musical inédit. On en reste bouche bée.

En grand chef d’opéra, il installe les chanteurs dans un confort qui leur permet de travailler les émotions et l’expression, donnant aux voix toute leur place lorsqu’elles doivent être au premier plan (trio final), mais en même temps isole aussi à l’orchestre des moments étonnants et surprenants : je n’avais jamais remarqué comment certaines phrases de l’acte II, dans la deuxième partie, rappellent l’Elektra, de deux ans antérieur, et comment notamment les phrases « apaisées » qui accompagnent Ochs blessé, (là aussi avec des interventions des bois stupéfiantes) ou l’arrivée tardive d’Annina, semblent rappeler en écho celles qui accompagnent Egisthe, dans une sorte d’ironie grinçante, qui joue sur le contexte, souriant ou tragique.
Enfin, comment oublier aussi tout ce qui danse dans cette musique, où Petrenko démontre combien cet univers viennois (il a étudié et vécu toute sa jeunesse en Autriche) lui est consanguin. On l’avait bien compris dans Fledermaus. Il y  a du rythme et de la légèreté, mais cette légèreté qui masque la mélancolie,  et fait garder malgré tout un sourire, même si un peu automnal.
On ne cesserait de trouver des caractères nouveaux à une direction musicale fédératrice et stimulante, qui entraine le plateau, sans jouer le dramatisme gratuit, sans jouer la démonstration de l’ego en rut, sans jouer autre chose que la comédie, le « drama » c’est à dire l’action, le texte : jouant en quelque sorte, encore et toujours la « Gesamtkunstwerk » et installant une totalité (gesamt) plutôt qu’une prééminence de la fosse qui ne serait que se regarder au miroir sans servir l’œuvre.
Dans ce merveilleux travail, comment ne pas souligner l’incroyable performance de l’orchestre, soumis corps et âme à son chef, capable des plus subtils contrastes, en volume comme en tempo, capable des envolées les plus lyriques et des moments les plus intimes. Certes, Der Rosenkavalier fait partie des gènes d’une maison où Strauss est chez lui, mais faire nouveau dans cette œuvre, accepter de rompre avec des habitudes séculaires, c’est aussi la marque d’une phalange disponible et heureuse de faire de la musique et non du répertoire. Car même si cet orchestre (avec ce chef) a joué au TCE un Rosenkavalier qui fut je crois apprécié, rien ne remplace le confort de sa maison, de son public, avec la respiration si particulière de vivre le merveilleux chez soi, où l’on a rien à prouver, et où l’on fait de la musique ensemble, tout simplement.

J’ai voulu essayer de dire pourquoi je considère cette soirée comme l’une des plus grandes qu’il m’ait été donné d’entendre dans cette œuvre (et visiblement je n’étais pas le seul), à l’égal des soirées des années Kleiber, dans cette salle. Il n’y a pas de podium de champions: le signe, ce sont les larmes qui coulent sans savoir pourquoi, qui coulaient alors et qui ont coulé ce dimanche 17, dans ce désespoir si sympathique de ne jamais réussir à cueillir l’instant fugace du bonheur, dans la stupéfaction d’entendre sans en croire ses oreilles, qu’il est toujours possible de vivre le mythe vivant, sans le voir confiné systématiquement dans les « grands disparus », dans les vinyles ou les CD. Moi qui suis souvent un « ancien combattant » de l’opéra, j’étais en ce 17 juillet le combattant d’un paradis bien présent.[wpsr_facebook]

Saluts (le 17 juillet)
Saluts (le 17 juillet)

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 25 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Luc BONDY)

Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Toutes affaires cessantes, j’interromps l’écriture de deux autres articles pour rendre compte encore à chaud de ce qui a été vécu hier soir à Munich. Cette Tosca , reprise d’une production de 2009 de Luc Bondy créée au MET et coproduite par la Scala et Munich où elle fut représentée en 2010 a fait son temps, et les multiples coproductions si elles sont efficaces économiquement, donnent l’impression de voir partout le même spectacle. Bondy avait fait un travail classique, plutôt élégant, dans des décors de Richard Peduzzi qui rappellent un peu le style de son Elektra (avec Chéreau) ou de son Tristan (toujours avec Chéreau), un travail quand même un peu passe partout, innovation pour le MET (où il fut hué) et plutôt passepartout pour les autres théâtres. Le premier acte, plutôt que Sant’Andrea della Valle semble se passer dans une salle des marchés de Trajan ou de la Domus Aurea, un espace impérial repris par le christianisme pour en faire une église. Je renvoie à mon article sur la Tosca du 20 septembre 2014 à Munich, avec Harteros.

Un monde essentiel, sans décorations, géométrique et sombre, un monde glacial. Ce qui reste de la mise en scène reprise par Johannes von Matushka, ce sont quelques beaux mouvements, un acte II très bien conduit et construit, des éclairages intéressants de Michael Bauer, juste de quoi assurer pendant quelques années encore des reprises propres.
Mais personne ce soir ne venait pour la production de Luc Bondy, car pour cette ouverture du Festival de Munich 2016, Bachler avait concocté une reprise de choc, en appelant la fleur des chanteurs munichois et son directeur musical Kirill Petrenko, faisant son entrée alla grande dans un Festival où il n’a jamais dirigé depuis son entrée en fonction (Bayreuth oblige les années précédentes). Si Bachler voulait afficher la santé insolente de sa maison, il a pleinement réussi son coup. Pas une Tosca dans le monde n’arrive à la cheville de ce que nous avons entendu hier. Il faut remonter sans doute aux grandes années de la Scala (entendez, les années 50/60) pour retrouver pareille réussite. Pour ma part, pour qui Tosca n’est pas l’œuvre de Puccini que je préfère, et j’ai encore en oreille celle de Paris en 1984 (Conlon, Behrens, Pavarotti, Bacquier, dans une production de Jean-Claude Auvray sans grand intérêt créée en 1982 avec Ozawa). Mais on en a vu tant et tant qu’il est difficile d’en extraire une série marquante. Tosca fait partie de ces œuvres, comme La Bohème, qui remplissent les théâtres, pour lesquelles on affiche une vedette et quelques bons chanteurs sans forcément avoir le chef idoine, mais qu’importe puisqu’on ne vient pas pour le chef…
Lorsque distribution et chef affichés promettent un moment d’exception, alors il faut accourir. Et c’est bien le cas de cette Tosca munichoise reprise pour trois représentations, avec les stars maison Anja Harteros et Jonas Kaufmann, et Kirill Petrenko qui ne l’avait pas dirigé depuis 2013 (où il avait remplacé le chef prévu malade), ainsi qu’un Scarpia d’exception le gallois Bryn Terfel.

Ce fut plus qu’une grande représentation, ce fut un miracle qui montre ce que peut-être Puccini, ce que peut-être l’opéra italien quand il est défendu, incarné dans l’urgence de ses brûlures. Rien à dire ni redire, sinon l’admiration éperdue pour le travail et pour l’engagement des chanteurs et de l’ensemble des protagonistes.
Jonas Kaufmann, à peine remis de son Lied von der Erde 48h auparavant à Paris fait taire tous les chichiteux et tous ceux qui prédisent la fin prochaine de sa carrière. Déjà ses Meistersinger avaient montré l’état éclatant de sa voix et son intelligence scénique. Les bruits de son récent Mario viennois (avec Angela Gheorghiu) avaient traversé les frontières. A Munich cependant il n’a pas bissé E lucevan le stelle, d’ailleurs Kirill Petrenko n’en laisse pas le choix, enchainant avec la suite sans respiration, et empêchant les applaudissements.
Des rôles italiens de Kaufmann, desquels je ne suis pas toujours convaincu, Mario Cavaradossi est sans doute celui, depuis des années, où il réussit le mieux. Son timbre sombre, son sens dramatique conviennent bien à ce rôle. De plus, en l’espèce, la production de Bondy a été créée avec lui, il en connaît les éléments et a travaillé avec Bondy, ce qui lui donne cette aisance alerte et ce naturel, particulièrement au premier acte dans les premières scènes avec Tosca. Il a été confondant, dès les premières mesures, dès Recondita armonia à la fois sculpté, modulé, éclatant de santé, avec un jeu sur les paroles, sur les sons, sur les mezze voci calculées, qui en fait, malgré l’éclat attendu, un chant intérieur…son Vittoria du deuxième acte est extraordinaire de puissance et de sûreté, avec un jeu et des échanges avec Tosca d’une vivacité et d’une tension notables, quant à E lucevan le stelle au début du troisième acte, aidé par un Petrenko au sommet qui prépare à l’orchestre la méditation, brûlante de passion (o dolci baci languide carezze..) et complètement intériorisée, rappel de la relation érotique forte entre Tosca et lui, mais scandant en même temps la fin du bonheur. Il faut donc y lire à la fois la passion et le désir, mais aussi la mélancolie, la nostalgie du temps passé, être ravagé de l’intérieur et presque pacifié…tout et son contraire. D’ailleurs Puccini prépare l’affaire musicalement par un prélude avec cette voix de berger (un merveilleux garçon du Tölzer Knabenchor) accompagné par des cloches à vaches (ou à brebis) qui sonnent discrètement dont on sait où Puccini a puisé son inspiration…Etrange début très bucolique, très apaisé, dans une œuvre où domine l’urgence et où Petrenko joue sur les contrastes avec une fluidité époustouflante, enchaînant le bucolique avec le dramatique sans jamais jouer sur le pathétique ; unique car ainsi l’approche méditative de Kaufmann se justifie. Voilà avec quelle intelligence on travaille, même avec un temps de répétitions minimal dans ce théâtre de répertoire qui préparait en même temps une première attendue de La Juive.

Il faut alors entendre le solo de violon et le jeu des cordes précédant le monologue, léger et tendu tout à la fois, avec la reprise aux bois du thème de l’air, presque murmuré, avec un jeu sur les inflexions vocales tourneboulant, chaque parole étant dite sur un mode différent, et un crescendo du volume sans jamais forcer, sans jamais donner dans le pathétique, dans l’insistant, dans le démonstratif, c’est l’intelligence du chant à l’état pur, celle de la voix qui ne se met jamais en représentation, mais qui sert un dessein dramatique. Prodigieux. C’est aussi du tressage voix orchestre, de l’incroyable jeu des instruments et de la voix que naît l’impression miraculeuse produite par cet air. Et ce qui frappe enfin, c’est le passage à la musique plus claire, plus positive, qui correspond à l’arrivée de Tosca, sans un silence, dans un continuum, qui semble naturel et qui multiplie la diversité des couleurs. Et de cet enchaînement naît évidemment l’urgence de la rencontre qui est rencontre érotique, avec un duo éblouissant d’intelligence du texte et du chant, et d’une musique qui fait apaisement et  légèreté, pour exploser dans les dernières minutes dans un maelström sonore (les percussions !), en une alternance apaisement-urgence et drame qui démultiplie la force dramatique.

Bryn Terfel était Scarpia, un Scarpia qui a remporté un phénoménal succès, même si la voix m’est apparue quelquefois en-deçà de ce que nous savons de lui, et quelquefois couverte par un orchestre particulièrement virulent au premier acte : un premier acte qui se termine par un Te Deum remerciant Dieu de la victoire contre Napoléon à Marengo, premier message fallacieux qui déchaine le désir de vengeance de Scarpia. Au deuxième acte, il compose un personnage vulgaire et assoiffé de désir, peu « éduqué », une sorte de brute (comme le Méphisto qu’il fit naguère à Paris dans La Damnation de Faust), et l’effet scénique est garanti, face à une Tosca d’une violence désespérée. Terfel a une présence et un charisme impressionnants, et son deuxième acte est mémorable. La voix, même si elle a perdu un peu de son bronze si caractéristique, reste présente, puissante, expressive. Peu de chanteurs savent dire un texte et le rendre clair et expressif comme lui, et c’est un vrai plaisir que de l’entendre dire la langue italienne avec cette vérité. Toutefois, et c’est une affaire de goût car sa prestation scénique était exceptionnelle, j’ai une préférence pour les Scarpia de style « grand seigneur ». Certes, Bondy souligne à plaisir le côté « satyre immonde » de Scarpia (l’expression est de Sardou, je crois), le côté « être de désir », comme le dit d’ailleurs le texte du livret au deuxième acte : bramo. La cosa bramata perseguo, me ne sazio e via la getto (« je désire. La chose désirée je la poursuis, je m’en rassasie, et puis je la jette ») , sorte de credo à la Jago qui ouvre le deuxième acte. Ce côté désir sauvage, Terfel le rend parfaitement. Mais mes souvenirs me conduisent à des Scarpia comme Thomas Hampson en septembre 2014 , ou Sherill Milnes, formidable de froideur glacée, ou surtout Gabriel Bacquier, l’un des plus grands Scarpia des années 60/80, élégant et racé, mais glacé, mais terrible. Il y a chez Terfel comme une fragilité masquée. Terfel, c’est peut-être Tartuffe déchainé, et Bacquier ou Milnes, c’était l’Onuphre de La Bruyère, celui qui n’est jamais pris au piège.

Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Enfin Anja Harteros. On lit tout est son contraire sur Anja Harteros. Pour ma part, à chaque fois que je l’ai vue en scène (assez souvent quand même malgré ses célèbres annulations), dans Tosca, Traviata, Desdemona, Amelia, Leonora, Eva, Elsa, Marschallin, Arabella notamment, elle ne m’a jamais déçu, même si elle n’a pas toujours déclenché l’enthousiasme délirant de sa présente Tosca. J’avais déjà vu sa Tosca face à Thomas Hampson sur cette même scène et donc dans cette mise en scène et j’y renvoie le lecteur , mais j’avais à l’époque écrit qu’elle criait certains aigus au premier acte…Rien de tout cela aujourd’hui, la prestation est impressionnante, car elle rend totalement le personnage, excessif aussi bien dans la colère que dans la douceur, passant de l’un à l’autre avec une sensibilité exacerbée : Tosca n’est pas un personnage équilibré, c’est une tigresse, c’est une chatte, c’est une sensuelle, c’est une dévote, et dans chacune de ses facettes, elle est extrême : il n’y rien d’équilibré ni de placide. Quand la Tebaldi avait abordé le rôle, on lui avait reproché sa placidité. Il faut de la folie, de l’exagération, du tutta forza et du tutta dolcezza. En ce sens, l’orchestre puccinien dans Tosca est métaphorique de son personnage éponyme et doit rendre ce déséquilibre. Les forte dans Tosca (indiqués tutta forza pour les accords initiaux) n’ont rien à voir avec ceux de Turandot ou de Bohème, ils doivent refléter ce monde binaire de Tosca, toute force et engagement, ou toute douceur et sensualité. Et Harteros est ce personnage, haletant, alternant aigus triomphants et tenus, et moments de retenue et de douceur, bouleversante au second acte, qui a fait dire à certains (dont des connaissances italiennes qui l’avaient vue dans leur jeunesse) « c’est Callas »…On se gardera des évocations, même s’il est clair que la cantatrice allemande (d’origine grecque) joue habilement de sa lointaine ressemblance, avec des attitudes quelquefois calquées sur certaines photos. Il reste que la voix est d’une éclatante santé, que la diction et le phrasé italiens sont impeccables. Rarement une Tosca a montré une telle intensité, une telle vérité, une telle aisance ces dernières années, sans aucun geste surjoué, avec un naturel confondant et une adéquation geste, texte, musique à tomber.
Son vissi d’arte, avec ses notes tenues sur le souffle, avec sa respiration au service de l’expression, avec sa manière de tenir les notes en modulant, est vraiment pétrifiant. Et pour une fois, la mise en scène aide, avec ce début, étendue sur le canapé, comme le dit la didascalie du livret Affranta dal dolore, si lascia cadere sul canapé (brisée par la douleur, elle se laisse tomber sur le sofa) et non à genoux comme la tradition l’a établi (on appelait dans ma jeunesse le vissi d’arte « la prière de la Tosca »). Ce que fait Harteros est pour moi unique, car elle allie de manière exceptionnelle la science du chant, la vérité de l’expression, et la présence scénique. C’est la Tosca du moment : je ne vois qui pourrait lui discuter le primat.
Au service de ces trois stars incontestées, la troupe de la Bayerische Staatsoper montre encore ses qualités, chaque petit rôle est tenu avec style, on retiendra notamment Goran Juric dans Angelotti, le sacristain de Cristoph Stephinger et le Spoletta de Kevin Conners et le beau chœur bien préparé par Stellario Fagone.
Mais c’est évidemment à l’orchestre qu’on s’intéresse non seulement parce que le Bayerisches Staatsoper est l’un des orchestres de fosse les meilleurs qui soient, mais aussi parce que Kirill Petrenko est rarement entendu dans le répertoire italien. Il avait dirigé en 2013 quelques représentations de Tosca, et en février 2015 une Lucia di Lammermoor restée dans les mémoires, sans coupures, où il avait montré ce qu’était diriger un Donizetti débarrassé des toiles d’araignées de la tradition.

Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Il épouse là Puccini. Un Puccini  non inhabituel, mais plus acéré allant au bout de la logique du texte. Tosca remonte à 1900, un siècle après l’histoire qui est racontée (1800, Marengo). De cette victoire de Bonaparte, d’abord annoncée comme une défaite qui suscite le Te Deum du premier acte naît une ambiance tendue, qui montre que l’œuvre évoque un moment sur le fil du rasoir où tout va basculer, et où les âmes se révèlent, face à ce qu’ils croient être la vérité. D’où la tension, d’où les excès, d’où l’explosion finale de Scarpia. Nous sommes dans un moment d’écartèlement idéologique, traduit par des paroxysmes musicaux : Puccini écrit pour les premiers accords « tutta forza », insistant pour que le son dans Tosca soit paroxystique, très fort et très violent, et très adouci et lyrique en même temps . Et tous les personnages sont pris dans ce dilemme, entre la tyrannie des sentiments, désir, passion, érotisme. Car Tosca est  d’abord l’opéra des désirs et des passions violentes, chez les trois personnages principaux, dans une déclinaison paroxystique au premier acte pour Tosca (qui a Mario « dans la peau »), au deuxième acte pour Scarpia, et au troisième acte pour Mario qui évoque clairement Tosca comme dans un rêve érotique. Mario n’est pas un héros de la liberté, il aide Angelotti par affinité politique et par amitié mais en aucun cas par volonté d’héroïsme. Cavaradossi est d’abord « désirant » Tosca, mais aussi l’Attavanti qu’il peint en Maddalena. Il aime la femme clairement et sans perversion, en ce sens il est le positif de ce qu’est Scarpia en négatif, qui n’est que perversions. Si on ne perçoit pas cette construction très particulière à Tosca, tout en écarts et en contrastes du fortissimo all’adagio, une construction en rupture de constructions, en anacoluthes, mais aussi en passages insensibles de l’un à l’autre, on ne peut lire de manière satisfaisante l’interprétation de Petrenko. Au contraire de Bohème, l’autre grand triomphe de Puccini, Tosca n’a pas cette mélodie qui emporte tout, c’est une œuvre tendue, à l’instar d’une Elektra de Strauss. Tosca doit être paroxystiquement contrastée ou n’est pas. Petrenko embrasse cette option, et installe cette couleur. On ne reviendra pas sur l’incroyable clarté de la lecture et les révélation de certains moments (début de l’acte III) sur l’exaltation des violoncelles, sur la sûreté et la poésie des bois, sur la lenteur calculée de certains moments, sur le détail de chaque phrase, bien isolée et du volume extrême d’autres, comme au premier acte (dont certains se sont plaints car il prend le risque de couvrir Terfel dans son monologue final). Petrenko est trop connaisseur des lois de l’opéra (certains feignent de croire qu’il ne connaît pas ce répertoire : il a été GMD à Meiningen et à la Komische Oper, où il a dirigé toutes sortes de répertoires, comme tout bon GMD de théâtre de répertoire qui se respecte). D’autres, ceux qui entendent sans écouter pensent (beati pauperes spiritu) que c’est vulgaire, ou trop fort, mais Puccini dans Tosca est tout sauf élégant et rond : il n’est jamais vulgaire, mais il est brutal : la création de Tosca surprit le public romain qui ne lui fit pas un triomphe, loin de là, étonné par une musique qui dérangeait. Puccini orchestre le dérangement sans être évidemment jamais vulgaire, mais en écrivant un drame paroxystique où l’histoire n’est que le prétexte à des analyses psychologiques de l’excès dont les trois personnages sont à la fois fauteurs et victimes. La musique rend sans cesse ces orages. Si la musique n’est pas excessive, dans le volume, dans les appuis, mais aussi dans les moments les plus lyriques et les plus doux, elle rate son coup. Il y a des moments qui font trembler les murs, d’autres qui font monter au ciel – quelquefois au septième-, et le tout dans une unité profonde des sensibilités.

D’ailleurs toutes les situations sont excessives : le deuxième acte, avec un Scarpia qui fait augmenter les tortures pour faire céder Tosca, est évidemment excessif, le troisième avec l’érotisme des retrouvailles et les va et viens musicaux des derniers moments, avec une Tosca qui se jette dans le vide des murs du Château Saint Ange le bien nommé, et même ce premier acte qui se termine avec un Te Deum monté à la hâte pour célébrer une victoire qui d’avère être une défaite  est l’écrin d’un monologue de Scarpia, l’ange noir, d’après Jago son modèle qui lui aussi lançait chez Verdi (treize ans avant) un credo, forme d’une religiosité du Nadir, un credo noir de messe noire pour pervers assumé. C’est bien ce que fait ici Scarpia, et ce Te Deum sonne étrangement contrasté lui aussi entre actions de grâce et évocation parallèle des turpitudes futures, comme si c’était le Te Deum même qui les insufflait.

Et Petrenko conduit ce bal-là, avec une énergie fougueuse, n’hésitant pas à rompre les équilibres, mais n’hésitant pas non plus à inscrire certains moments dans un temps suspendu. Comme il accompagne le Vissi d’arte, comment il laisse au chanteur la respiration musicale, en grand chef d’opéra pour qui prime la musique! Dans sa manière de conduire le chanteur à l’opéra, il rappelle un Abbado, qui laissait à la voix tous les moyens de s’expanser : il accompagne le chanteur avec un sens de l’à-propos et une sensibilité étonnantes. On voit ses gestes multiples et ses indications d’une rare précision, notamment les attaques, mais on ne voit pas comme il laisse le chanteur respirer son air. Il est « confortable » avec les chanteurs, cela se sent, et cela s’entend. En même temps, et c’est là le prodige, dans son approche de Tosca, même dans les moments les plus doux et les plus lyriques, il reste tendu, dans un opéra où tout ce qui est apaisé n’est que prélude à tensions plus rudes encore (si vis pacem, para bellum); il fait respirer chaque moment, tout en n’oubliant jamais les tensions, dans une continuité et une absence de ruptures qui ne laisse pas d’étonner ici encore ; parce que dans un opéra où les ruptures de volume et d’intensité sont fréquentes, il réussit à les faire entendre en restant fluide, en soignant la continuité, sans aucun silence (voir l’extraordinaire début du troisième acte où il n’y a aucun silence, aucune rupture sonore mais un continuum ou les couleurs les volumes changent insensiblement sans jamais heurter).  Et cette direction de Kirill Petrenko exalte toute la complexité et les raffinements de la partition, dans les excès de douceur, dans les excès de violence, dans le maillage et le tissu d’une orchestration détaillée, dont il révèle plein de secrets, et  les principes de composition. C’est bien pourquoi Puccini est complexe, parce qu’il peut sans cesse être lu à contresens.

Au terme du voyage, une fois de plus se révèle l’exceptionnelle période vécue par la Bayerische Staatsoper. Dans quel théâtre peut-on connaître de telles représentations ? de tel triomphes ? J’en vibre encore.
Hier soir étaient réunis les Phares :

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! .

Charles Baudelaire, Les Phares (Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal)
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Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 6 MARS 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; Ms en Scène: Johannes ERATH) avec Anja HARTEROS

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Zubin Mehta n’a jamais dirigé Un ballo in maschera au théâtre. C’est aussi pour lui une première (même s’il l’a fait au concert) et pour cette première, il dispose d’une distribution de grand niveau, très attendue, avec Piotr Beczala dans Riccardo (qui l’a chanté au MET avec Levine) et Anja Harteros en Amelia, dont c’est la prise de rôle.
J’ai souligné ailleurs la difficulté de cet opéra, musicale et dramaturgique, j’ai même écrit un petit texte « L’impossible Ballo in maschera » à qui je renvoie le lecteur curieux.
Impossible, oui, parce que l’œuvre est charnière, entre les « grandes œuvres », Macbeth, Don Carlos, Aida et les œuvres de jeunesse ou « populaires ». Et de fait, Verdi n’abandonne pas le Grand Opéra, mais n’emprunte pas résolument la route de l’innovation : il suit une voie médiane et mouvante. Mouvante pour les chanteurs…Le rôle de Riccardo par exemple, s’alourdit de plus en plus : plus léger au départ (on est proche du Duc de Rigoletto), il s’alourdit à la fin pour se rapprocher de Radamès. Une vocalité qui peut déstabiliser certains ténors et qui ne leur facilite pas la tâche. Amelia est résolument un lirico spinto ; aujourd’hui la seule qui le chante sur les scènes avec succès et justesse est Sondra Radvanovsky, sans doute la plus solide « verdienne » du jour. Pour une Sondra Radvanovsky, combien de naufrages, y compris dans l’histoire de l’opéra : même la grande Leonie Rysanek y a succombé proposant un air du 2ème acte « Ecco l’orrido campo » des plus faux et des plus maltraités que je connaisse. L’un des plus grands « tonfo » de ma carrière fut un soir de Scala avec Gavazzeni au pupitre, et sur scène Luciano Pavarotti, Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini qui remplaçait la soprano initialement prévue,  qui se termina sur scène comme dans la salle, dans le sang, avec ces réactions si typiques du public scaligère à qui on ne la fait pas. Le trio de l’acte II fut un naufrage, trois chèvres bêlantes au moment de
« Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? »
qui est proprement infernal à réussir. Tout dépend du tempo, de l’émission, notamment des notes d’Amelia qui sont souvent criées. Et ce moment-là est un test.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Il y a dans Un Ballo in maschera les ingrédients vocaux du grand opéra : un baryton (à la couleur proche de Simon Boccanegra), un ténor au spectre large, commençant belcantiste et finissant spinto, un soprano aux graves sonores et aux aigus infernaux, un soprano colorature (Oscar) essentiel pour l’équilibre vocal des ensembles pris à la tradition française. Ceux qui pensent voir un Oscar un personnage secondaire se trompent lourdement, c’est un personnage musicalement essentiel, et dans le drame c’est lui qui finit par désigner le comte à Renato, et puis Ulrica, contralto, à la présence limitée à l’acte I, mais qui a un énorme poids vocal, très rarement réussi, et quelques personnages secondaires fugaces et bien présents (Silvano le soldat, une basse jeune) .
Opéra paradoxal, souvent sur les scènes et rarement convaincant.
La Bayerische Staatsoper a soigné l’aspect musical : dans la fosse, l’ex-directeur musical, Zubin Mehta, revenant diriger à Munich un opéra qu’il n’a jamais dirigé à la scène, et sur la scène, Anja Harteros, la super vedette, Piotr Beczala, l’autre ténor qu’on essaie de promouvoir face à Kaufmann. Simon Keenlyside était prévu en Renato, mais il a déclaré forfait et c’est le baryton roumain George Petean qui le remplace (il n’est pas sûr qu’on y perde vocalement), la jeune Sofia Fomina en Oscar et la mezzo maison valeureuse Okka von der Damerau en Ulrica.
Pour l’avoir souvent entendu, je n’arrive jamais à « qualifier » Zubin Mehta : il a de mauvais soirs, ceux pour lesquels il est routinier, où il semble s’ennuyer, d’autres au contraire extraordinaires, tel Brucker à Salzbourg, tel Meistersinger à Florence, tel Ring à Valence : cet éclectique qui dans sa carrière a fait aussi bien les « Trois ténors » que des Wagner somptueux, privilégie le répertoire post-romantique, mais n’est pas un idéologue musical, bien plutôt un pragmatique. Ses Puccini sont en général notables : c’est un grand technicien de l’orchestre, c’est moins un « sensible », mais c’est sans conteste un grand chef, même  s’il n’a pas vraiment ouvert de voies nouvelles à l’audition ou à l’histoire de l’interprétation musicales. Il y a des chefs qu’on reconnaît presque immédiatement à l’audition, ce n’est pas son cas.
Son retour à Munich, pour diriger un opéra aussi important pour la première fois à 80 ans est un événement considérable sur le plan musical, tant le chef indien a marqué pour ses enregistrements d’opéras italiens. De Verdi,  il a laissé Trovatore, Traviata, Otello au disque.
À la tête de ce qui fut son orchestre et qui est sans doute l’un des orchestres de fosse les meilleurs (sinon le meilleur) en Europe, il propose un travail d’une grande précision,  soignant à la fois la couleur et un son plein, rond, sur un tempo qui n’est pas rapide (certains chanteurs en souffrent un peu…) mais très rythmé, plein de relief, avec des contrastes de volume, mais sans jamais couvrir le plateau et accompagnant les chanteurs avec beaucoup d’attention. Le prélude est vraiment un modèle, laissant les instruments initiaux colorer l’ambiance, donnant une touche poétique et suspendue. L’entrée d’Ulrica est un des grands moments de la soirée, sombre, funèbre, concentrée. Ce sont peut-être les deuxième et troisième actes, plus dramatiques , qui me semblent les plus réussis, avec une capacité à isoler des phrases musicales, des bois et des violoncelles notamment, qui laissent rêveurs. Ce qui frappe dans cette interprétation, c’est le soin de certains détails qui nous montrent le travail de Verdi, les phrases révélées qui donnent une couleur particulière, et plus généralement, la poésie qui émane de l’œuvre .
Levine l’an dernier à New York avait une irrésistible pulsion, il y a ici quelque chose d’éthéré, quelque chose d’une épaisseur de discours, quelque chose de sérieux qui frappe. J’ai vraiment été fasciné par l’approche, par la clarté, par le raffinement de certains moments qui m’ont profondément touché.
Il est aidé par une équipe et un chœur (dirigé par Sören Eckhoff)  vraiment exceptionnels, qui m’a frappé la veille dans Fliegende Holländer, mais qui impressionne dans Un Ballo in maschera où son rôle est très important voire spectaculaire. De plus, la mise en scène impose aux groupes et aux ensembles une géométrie et une mise en place très réussie et complexe, qui tient de la composition ou de la chorégraphie qui a presque à voir avec le musical (on l’avait de manière encore plus outrée à New York l’an dernier, notamment au premier acte dans la mise en scène de David Alden). C’est en tous cas pour le chœur une vraie performance.
Avec le trio Keenlyside, Harteros, Beczala, on pouvait s’attendre à un plateau brillant ; Keenlyside a été forfait et remplacé par George Petean, un des barytons montants de la scène lyrique internationale, mais les deux autres étaient bien là et ce fut pour le chant une de ces soirées qui donne satisfaction.
J’ai insisté sur le difficile défi que constitue Un ballo in maschera, opéra hybride spectaculaire et intimiste, historique, mais aussi quelque part fantasmagorique, avec des souvenirs de Grand Opéra (Oscar en est l’une des traces), mais aussi l’annonce d’un autre Verdi. Les « opéras de transition » ne sont jamais faciles, et comme je l’ai écrit j’ai rarement entendu ce Verdi-là de manière satisfaisante.
Ce soir fait quand même mentir la tradition, ce fut un Ballo in maschera de très grande tenue. D’abord parce que, comme souvent dans les maisons sérieuses, les petits rôles sont très bien tenus : le Silvano d’Andrea Borghini frappe par son naturel et sa présence, ainsi que pour sa voie engagée et très juste, c’est un  jeune baryton-basse à suivre. Les deux conjurés Samuel et Tom ont remporté un bon succès malgré la surface réduite des rôles, surtout la basse Anatoli Sivko dans Samuel : on va vite entendre parler de cette basse sonore et au si beau timbre.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

George Petean est un baryton très précis, manquant peut-être de relief scénique et de « pathos » dans la voix, qui n’a pas le brillant d’un Tézier (le Cappuccilli d’aujourd’hui) qui là-dedans fait merveille. Mais il sait conduire et contrôler la voix, il sait aussi bien projeter, il sait surtout colorer et ses interventions sont notables, et surtout son air de l’acte III « Alzati là tuo figlio » chanté sans histrionismes démonstratifs, mais avec une vraie tension. La voix sait se noircir, et surtout moduler avec une belle technique : il sait ce qu’il chante, et le chante parfaitement. Il rappelle par le timbre et certaines couleurs Renato Bruson dont il a l’intériorité et l’intuition. Il est vraiment un Renato intéressant, même si scéniquement il n’a pas la présence d’autres chanteurs, il reste qu’il impose une vraie voix, très présente, très juste dans le contexte. Très belle prestation.
Piotr Beczala est un cas plus difficile. La voix est parfaitement dominée, la technique est là, les aigus sollicités sortent, le timbre est clair. Donc a priori il n’y a rien à redire : et pourtant pour moi, il n’est pas un Riccardo, et ce pour plusieurs raisons. D’abord le premier acte n’est pas pour lui, trop brillant pour une voix qu’il n’arrive pas à alléger, il n’est pas vraiment le duc de Mantoue (bien que le rôle soit à son répertoire). C’est bien meilleur à la fin et correspond mieux à son état actuel de futur Lohengrin. Ensuite, il n’arrive pas à faire vraiment sentir le personnage. Il chante et ne fait que chanter. D’une star du chant on attend évidemment bien plus. Il chante tout plus ou moins de la même façon, sans vraiment colorer, sans engagement vocal vibrant. On reste dans la performance sans jamais entrer dans le rôle. Il avait été sifflé lourdement à la Scala pour son Alfredo qui pourtant sans être anthologique me semblait plus réussi.
Entendons-nous, c’est un chanteur de qualité, qui a « ses papiers en règle » comme ténor et même ténor de premier plan, et son dernier air « Ma se m’è forza perderti » a l’intensité et la force émotive voulue, avec une diction vraiment remarquable : c’est sans doute le sommet de sa soirée, le seul où l’on entende Riccardo sortir, vivre et sentir totalement . Mais pour le reste, je ne l’entend pas vivre, mais seulement (très bien) chanter. Il faut une tout autre couleur et un tout autre engagement pour Riccardo et plus généralement pour Verdi. La voix manque de souplesse et de ductilité et l’engagement interprétatif reste assez distancié : l’artiste est sérieux voire très solide sans nul doute, mais il manque bien du soleil pour Riccardo.
Sofia Fomina, une jeune chanteuse russe, était Oscar. Ceux qui pensent qu’Oscar est un personnage secondaire se trompent lourdement : le travesti est fréquent dans le Grand Opéra, qu’on rencontre dans Huguenots, dans Guillaume Tell, dans Don Carlos, et qui apparaît ici comme peut-être dramaturgiquement  secondaire (encore que son rôle soit essentiel à la dernière scène), mais musicalement essentiel, notamment dans les ensembles du premier acte, et aussi dans le rythme qu’il impose aussi bien aux scènes initiales qu’à la scène finale. Il faut vraiment une vraie voix et un vrai personnage. Pas de Ballo in maschera sans un Oscar excellent, une chanteuse médiocre fait tomber immédiatement le premier et le dernier acte, tant par la couleur que le rythme voulu par Verdi. Sofia Fomina qui doit donner l’essentiel au premier acte, est un Oscar frais à souhait, virevoltant ; la voix semble moins assurée dans les premières mesures mais prend de l’assise et de la chaleur, et elle est de plus en plus juste : pendant le bal, elle s’affirme aussi scéniquement, où elle retire brutalement sa perruque, laissant apparaître de longs cheveux blonds illustrant la théorie du double que le metteur en scène Johannes Erath essaie d’imposer, comme si elle était non le page mais une femme sans doute amoureuse de Riccardo ; sa dernière scène plutôt dramatique est vraiment passionnante et elle se sort du rôle avec tous les honneurs.

Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl

Okka von der Damerau est Ulrica, dans cette mise en scène une sorte de Muse du destin, ou de la mort qui apparaît périodiquement en scène aux moments clefs, même si elle ne chante que pendant le premier acte. Sans être d’un volume extraordinaire, la voix est très homogène, passant du grave à l’aigu sans vraie difficulté. Les graves sont d’ailleurs somptueux même si les aigus mériteraient plus de projection. C’était sa première Ulrica, et dans le contexte de son théâtre, elle fait honneur à la troupe dont elle est l’un des éléments essentiels.
C’était aussi une prise de rôle pour Anja Harteros .
Impossible de lui contester le primat de la soirée ? Bien sûr, quelques menues hésitations dans le trio avec Ulrica et Riccardo (caché), notamment une ou deux attaques hésitantes, mais le reste ! Dans un rôle très difficile, l’un des plus difficiles du répertoire, alors qu’il apparaît à première vue plus praticable et plus aisé.

Acte II, trio ©Wilfried Hösl
Acte II, trio ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte est hypertendu, avec des aigus impossibles, une ligne de chant à maintenir et des ensembles incroyablement difficiles, à commencer par le trio « Odi tu come fremono cupi
per quest’aure gli accenti di morte? » où ses aigus sont si dardés qu’ils peuvent devenir des cris de bête aux abois. Ici Mehta a l’intelligence d’un tempo très juste, moins serré qu’à l’accoutumé, et qui permet à Harteros de faire les notes justes, et bien placées (c’est en tous cas pour ma part une des premières fois que je l’entends ce satané trio  ainsi chanté!
La voix a sûrement moins de pâte que celle de Sondra Radvanovski, sans doute un peu plus à l’aise, mais quel engagement, quels aigus, quelle présence et quelle émotion. Où est la chanteuse froide que certains entendent ? Il y a là une flamme, une présence, une urgence qui en fait l’incontestable triomphatrice de la soirée et une Amelia exceptionnelle, exceptionnelle, parce qu’aussi très personnelle, presque crucifiée, une passion grecque en somme.

Le trio amoureux ©Wilfried Hösl
Le trio amoureux ©Wilfried Hösl

On est musicalement face à une vraie réussite en termes de cohésion et de couleur, malgré mes maigres réserves çà et là : le plateau est composé de main de maître (on reconnaît la patte de Pål Moe, le directeur des distributions), et Mehta signe là une vraie et grande interprétation parce que pour une œuvre jamais dirigée, il voulait marquer son retour à Munich. Et c’est réussi.
J’ai laissé pour la fin la mise en scène de Johannes Erath, qui a travaillé avec l’équipe habituelle de Stefan Herheim (Heike Scheele pour les décors et Gesine Völlm pour les costumes.
Johannes Erath est un metteur en scène de nouvelle génération qui travaille pour la première fois à Munich, au parcours étonnant puisqu’il a été violoniste, de très haut niveau, élève de Rainer Küchl, le Konzertmeister des Wiener Philharmoniker, et membre de l’Orchestre de la Volksoper de Vienne. Mais il a viré à la mise en scène en étant assistant de Willy Decker et Peter Konwitschny entre autres, il a travaillé notamment à Hambourg, Dresde et Francfort. On lui doit paraît-il un Lohengrin de très belle facture à Graz.

George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl
George Petean (Renato) Anja Harteros (Amelia) ©Wilfried Hösl

Il propose une vision complexe de cet opéra qui ne l’est pas moins, un travail presque emblématique du Regietheater par la méthodologie et par le soin mis à décortiquer le texte du livret d’Antonio Somma qui à mon avis n’en mérite pas tant. Dès la première phrase « Posa in pace » il fait le rapport avec l’expression « requiescat in pace» et l’atmosphère de Requiem qui préside au réveil du comte, et ainsi propose une vision marquée par la mort, qui rôde, qui s’annonce, le chœur initial étant fait des courtisans, mais aussi et déjà, des conjurés, une mort qui n’est jamais loin et qui conduit la dramaturgie jusqu’à l’assassinat final avec ses nombreux jeux sur le pistolet, avec les double-cadavre de Riccardo. Un meurtre précédé d’ailleurs des désirs de meurtre d’Amelia sur son mari Renato, qu’elle envisage d’étouffer dans son lit, pendant qu’il dort, sorte d’Otello féminin dans une pantomime qui illustre l’introduction au deuxième acte, assez réussie et qui montre la déchirure et des doutes de l’héroïne.
Johannes Erath n’illustre pas le livret, mais s’intéresse aux implicites et aux situations des individus, le drame se noue et se dénoue dans une sorte de ménage à trois et d’intimité dont le lit, central est le protagoniste et le symbole : Riccardo porte pendant toute la représentation (sauf la dernière scène)  une robe de chambre décorée des vagues de la mer d’Hokusaï (allusion à son habit de pêcheur pour aller voir Ulrica et à l’air qu’il chante devant elle) tandis que Renato au deuxième acte qui dort dans le lit, constate l’absence d’Amelia et enfile lui aussi une robe de chambre qu’il va bientôt échanger avec Riccardo (pour échapper aux conjurés). Tout se passe dans, sur et autour du lit. Et d’ailleurs, la première image pendant le prélude, est le lit où Riccardo rêve et la vision séductrice d’Ulrica (= la Mort, le Destin) vue de dos à travers le tulle d’un immense rideau qui clos l’espace scénique circulaire. Un espace circulaire comme l’orchestra des tragédies, autour duquel court un immense escalier hélicoïdal bi face, car cet espace est double et symétrique.

Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Acte I: Ulrica (Okka von der Damerau) et Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

À la verticale du lit, un autre lit au plafond, symétrique, qui nous indique le futur, au premier acte Amelia dormante, au deuxième et troisième acte, un corps ensanglanté qu’on suppose sans grand risque d’erreur être celui de Riccardo. Cette intimité, elle est montrée de manière assez convaincante au deuxième acte où Amelia dissimulée dans les plis de tulle du rideau, chante avec « ses » deux hommes, tous deux en robe de chambre sur fond de lit défait. Drame intérieur, espace psychologique, amplifié par un fonctionnement du chœur tout à fait séparé des protagonistes, comme un chœur antique qui commenterait sans entrer dans la matérialité de l’action. Un chœur qui en quelque sorte n’existerait que comme décor de l’action sans y participer, un chœur dont les ombres géantes sont projetées dans une ambiance profondément marquées par l’expressionnisme et par le cinéma des années 20 : on pourrait, avec les costumes et le décor gris et monumental, confondre avec une quelconque Lulu  mâtinée de comédie musicale avec une sorte de Marlène Dietrich. Brecht, Ange bleu et Lulu tout en un…pour un ballo in maschera ! Il y a de quoi faire attraper une syncope à un public italien…
Dans cette ambiance, ce qui fascine Erath, ce sont les êtres et les ombres, les êtres et leur reflet, les êtres et ce qu’ils cachent. Je le répète, il fait un travail rigoureux et aiguisé, glacial comme une lame de poignard, qui ne laisse aucune liberté au livret de Somma, et travaille sur une lecture-interprétation systématique, où les personnages évoluent dans un univers presque mental dont Ulrica gère la mécanique : à la fin, le corps de Riccardo gît au pied du lit, mais Riccardo (Beczala) grimpe l’escalier monumental en chantant à pleine voix  ses dernières paroles pour rejoindre Ulrica: il expire dans la vie mais est déjà au Ciel….

Riccardo et son double ©Wilfried Hösl
Riccardo et son double ©Wilfried Hösl

Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl
Amelia (Anja Harteros) et son double ©Wilfried Hösl

Erath est en effet fasciné dans cette œuvre par les jeux de double, le ying et le yang, jeu avec les marionnettes qui sont soit  enfant, soit double de Riccardo, couleur noir/blanc, courtisans/conjurés, Riccardo modèle de « bon » gouvernement dans son public et trahissant son meilleur ami par l’amour qu’il porte à l’épouse, Renato ami dédié, voire presque amoureux de ce Riccardo, avec cet amour transmué en haine assassine au deuxième acte, et pourtant Renato double de Riccardo avec chacun la robe de chambre de l’autre, annonçant évidemment le bal masqué. Amelia aimante et soumise, le jour, presque meurtrière et amoureuse la nuit,

 

 

Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl
Oscar (Sofia Fomina) Riccardo (Piotr Beczala) ©Wilfried Hösl

Oscar jeune homme et jeune femme à la fin, monde réel et monde renversé dans un espace caléidoscopique, bal masqué où l’on ne sait qui est qui, et même Ulrica, belle femme blonde et altière, alors que le livret dit qu’elle est noire « Ulrica, dell’immondo sangue dei negri » mais vêtue de noir, comme une princesse des ténèbres qui n’a rien à voir avec l’effrayante femme qu’on annonce. Tout cela propose une vision inquiétante et trouble, où nous est lue la duplicité du monde et des hommes, l’impossible construction de soi, l’impossibilité d’aimer et de rester fidèle à soi avec chez chacun une face cachée.

 

 

 

Ce travail d’un grand sérieux évidemment confirme le côté roman noir de cette œuvre pessimiste, où les personnages tous positifs finissent dans la tragédie et le sang : le final en rédemption d’un Riccardo qui pardonne, déjà presqu’au Ciel vers lequel il monte, mais aussi l’ambiance très liée au cinéma muet en noir et blanc, aux années trente, c’est à dire un monde à la veille d‘un gouffre,  indique évidemment un monde à la Brecht, tributaire d’ambiances expressionnistes, avec ces visages blafards notamment celui de Renato, presque impersonnel et glaçant, qui jette un doute dès l’abord sur ses sentiments envers Riccardo.

Bal masqué Ulrica (Okka von der Damerau) ©Wilfried Hösl
Bal masqué: les conjurés et l’enfant au fond et lit au plafond©Wilfried Hösl

En fallait-il tant pour Un ballo in maschera ? Tout le côté brillant et spectaculaire est évacué : on est aux antipodes de Zeffirelli ou John Schlesinger, qui ont signé des mises en scène où tout le monde attendait la dernière scène ; Vérone aime cet opéra, seulement à cause de ce bal final, si spectaculaire qui attire les applaudissements . Rien de cela ici, aucune concession et une ligne assombrie et mortifère, qui lâche le livret dans son déroulé et qui essaie de plonger dans les détails du texte et d’analyser, voire extrapoler. Un seul exemple : s’appuyant sur le texte où Renato donne aux conjurés son fils en otage pour dire sa détermination à assassiner Riccardo, une des images du Bal masqué est la vision des conjurés en arrière plan avec un enfant dans les bras, comme pour contraindre Renato au meurtre.

Je trouve que ce travail très respectable en soi, avec des mouvements très bien réglés (splendide la manière de gérer les mouvements du chœur) très applaudi à la Première demeure trop suspendue à une lecture trop dramaturgique du livret. Peut-être attend-on aujourd’hui autre chose ? Je vois ce travail parfaitement cohérent avec les années 80, moins avec les années 2000. Tout fonctionne, mais c’est peut-être trop ? Peut-être trop pour un livret qui n’a pas les beautés d’autres livrets de Verdi (et qui a été l’objet de nombreuses hésitations : conflits entre Verdi et Somma, gestion de la censure) . Fallait-il donc tant de profondeur ? Les personnages ont-ils cette insondable part d’ombre ? A little bit too much…

Il reste qu’une fois encore, l’ensemble de la soirée est une vraie soirée d’opéra, un vrai moment. Et j’en suis sorti heureux, heureux pour une musique qui m’a frappé par l’émotion qu’elle diffuse, et aussi heureux malgré tout d’une production qui ose un Verdi au total épuré et rigoureux, peut-être trop,  mais qui s’offre à la discussion, et à la réflexion, sans m’avoir totalement convaincu mais qui au moins fait théâtre.

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Ce spectacle sera retransmis par Staatsoper TV (et sur ARTE) (https://www.staatsoper.de/tv.html?no_cache=1)  le 18 mars et restera en ligne une semaine. Ne le manquez pas.
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Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: ARABELLA de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Andreas DRESEN)

Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl
Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl

J’ai souvent écrit dans ce blog que Richard Strauss a deux maisons, Vienne et Munich. À Munich, il est chez lui, dans sa patrie de naissance. L’opéra est son théâtre. Il y a une tradition straussienne qui remonte à loin: dans les quarante dernières années, c’est à Munich que Wolfgang Sawallisch a présenté tous les opéras de Strauss, c’est à Munich que Carlos Kleiber a réservé ses Rosenkavalier de légende.
Au Festival cet année, deux opéras de Strauss, Die schweigsame Frau dont nous avons rendu compte dans ce blog à l’automne 2014, et une nouvelle production d’Arabella, confiée à Philippe Jordan qui a ainsi conduit, en l’absence du GMD Kirill Petrenko à Bayreuth, les deux moments les plus forts du Festival, le Tristan und Isolde des adieux au rôle de Waltraud Meier, et cette Arabella superbement distribuée.
Kirill Petrenko va en 2016 participer pour la première fois au Festival de Juillet, où sont présentées les nouvelles productions de l’année la plupart du temps dans les distributions des premières  et quelques reprises de prestige : il y dirigera Tosca (Kaufmann, Harteros, Terfel), Der Rosenkavalier (Harteros, Groissböck, Sindram, Hanna-Elisabeth Müller), South Pole (la création de l’année avec Hampson et Villazon), Die Meistersinger von Nürnberg (Kaufmann) qui concluront le 31 juillet le Festival en revenant à une tradition profondément enracinée qui veut que la dernière représentation de la saison soit Die Meistersinger von Nürnberg : Wolfgang Sawallisch n’y manqua jamais.
Enfin, signalons que les Festspiele 2016 présenteront pour la première fois au répertoire de la Bayerische Staatsoper un opéra de Rameau, Les Indes Galantes (Ivor Bolton Siri Larbi Cherkaoui) au Prinzregententheater.
Le Festival, c’est en quelque sorte le témoignage (et la confirmation) que cette maison est l’une des plus prestigieuses du monde.
L’Arabella munichoise, ce sont d’abord deux étoiles, Anja Harteros, la star maison, au firmament, et Hanna-Elisabeth Müller, la nouvelle star montante, c’est ensuite un chef réputé pour ses Strauss, Philippe Jordan, et un metteur en scène venu du cinéma et de la TV, accessoirement né à l’Est, Andreas Dresen. C’était presque une garantie sur le papier, c’est un must après l’avoir écoutée, moins après l’avoir vue.
La production d’Andreas Dresen n’est pas en effet de celles qu’on rangera dans les travaux définitifs sur l’œuvre, comme la plupart des productions d’Arabella d’ailleurs, dont personne ne se souvient tant elles sont inodores et sans saveur, sinon celle de la crème fouettée gorgée de sucre. Qui se souvient encore de la dernière apparue sur le marché international, signée Florentine Klepper, au Festival de Pâques de Salzbourg puis à Dresde?
Il est vrai que le livret de Hoffmannsthal n’est pas forcément l’un des plus réussis, même si il a quelques vertus littéraires et quelques moments ou répliques émouvantes (Matteo à Zdenka Acte III : O du mein Freund ! du meine Freundin !).

 Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Un couple d’aristocrates désargentés et ruinés par la passion du jeu du mari, négocie au plus offrant sa fille aînée Arabella, pendant qu’il dissimule la cadette Zdenka pour éviter de devoir la doter, et la fait passer pour un garçon. Des deux héroïnes, Zdenka est sans doute la plus attachante. C’est par elle qu’arrive involontairement le nœud de l’intrigue (mince) au deuxième acte et c’est par elle qu’il se dénoue volontairement au troisième. Zdenka est secrètement amoureuse de son « ami » Matteo, fasciné par Arabella dont il reçoit des lettres fraîches et passionnées, écrites en fait par Zdenka qui ainsi lui avoue son amour en se faisant passer pour sa sœur, puisqu’elle ne doit pas apparaître au monde comme une fille. Zdenka se fera passer pour Arabella pendant leur première nuit d’amour, enchanteresse, et c’est ce qui qui provoque la « crise » dans le livret.

De son côté Arabella, courtisée avec insistance par trois jeunes nobles, a été frappée par le regard d’un bel étranger ténébreux qu’elle a croisé et qui se trouve être à Vienne pour la rechercher. Le comte Waldner, père d’Arabella, a en effet proposé sa fille à son vieil ami richissime Mandryka, mort entre temps, et dont le Mandryka actuel se trouve être le neveu. Unique héritier de son oncle, il a donc reçu la lettre de Waldner et la photo d’Arabella : il en est tombé immédiatement amoureux.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

Voilà l’essentiel de l’intrigue, bien grêle, qui mêle un regard attendri sur une Vienne dont l’aristocratie fout le camp, et sur les émois des jeunes filles. « À quoi rêvent les jeunes filles » voire « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » pourraient être les sous-titres de cette histoire si Musset et Proust ne les avaient pas préemptés. Fin crépusculaire d’un modèle social, regard attendri sur la psyché féminine, y compris celle d’Adélaïde, la mère des deux sœurs, voilà les éléments de ce livret écrit à la fin des années 20 (Hoffmannsthal meurt en 1929) et créé en juillet 1933 dans les premiers mois du nazisme. D’ailleurs c’était Fritz Busch, dédicataire, qui devait le créer mais celui-ci (qui n’était pas juif) avait déjà quitté l’Allemagne nazie et c’est Clemens Krauss et sa femme Viorica Ursuleac qui le créèrent à Dresde avec un immense succès.
Le metteur en scène refuse, et c’est sans doute la seule chose qu’on puisse vraiment lui créditer, le côté crème fouettée qu’on aime tant dans Strauss depuis qu’un critique a trouvé la voix de Renée Fleming, l’Arabella des dernières années, « crémeuse », une expression aussi fascinante que vide. Comprenne qui peut.
Pas de sucrerie, pas de complaisance sur ce monde sombre, à dominante noire et rouge du drapeau nazi, dans un décor monumental représentant sous toutes ses coutures deux volées d’escaliers qui se croisent en svastika stylisée et arrondie. D’ailleurs, à la fête de l’anniversaire d’Arabella, on croise de nombreux officiers en uniforme noir et bottes cirées qui nous rappellent quelque chose. Si l’histoire devrait se passer vers 1860, elle est créée en juillet 1933, une date évidemment qui sonne sinistre dans l’histoire de l’Allemagne. Andreas Dresen a donc souligné à la fois l’ambiance et l’époques, plutôt maussades : on ne rit pas vraiment à cette fête et même Fiakermilli a plutôt l’air d’une domina en rut que de la joyeuse mascotte des fiacres de carnaval.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

Car l’anniversaire d’Arabella vire à l’orgie générale où la Fiakermilli s’use en vocalises de jouissance (comme dans l’Alcina d’Aix, voir ce blog) sous les coups de boutoir d’un Mandryka désespéré.
Comme vous le devinez, quand on est désespéré par un amour qu’on croit ruiné, on se jette dans les plaisirs les plus bestiaux  pour noyer son chagrin. Dresen nous montre une société usée, supposée prête à se donner corps et âme au nazisme. Les parents, Adélaïde et Waldner, sont assez caricaturaux eux aussi, produits du temps, produits de l’aristocratie ruinée, disposés à s’offrir au premier venu pourvu qu’ils puissent en récupérer un peu d‘argent.
En dehors de cet acte central qui donne la couleur à l’ensemble, peu de choses à dire sinon que la mise en scène ne dérange pas, et que au troisième acte, la grande scène de l’aveu de Zdenka est plutôt bien traitée, grâce à une Hanna-Elisabeth Müller miraculeuse de jeunesse, de fraîcheur et de naturel. Face à elle Anja Harteros, forcément plus mûre, plus femme, un tantinet plus rêche et distante, compose un personnage qui non seulement ne s’en laisse pas compter par les hommes, mais découvre sa faiblesse en croisant le regard d’un Mandryka magnifiquement campé par Thomas Johannes Mayer, beaucoup plus cohérent avec le profil de hobereau bûcheron décrit par Hoffmannsthal qu’un Thomas Hampson, trop élégant (à Salzbourg) : l’aristocrate décadente et hésitante, qui refuse l’amour d’hommes qu’elle fait sauter comme crêpes à la chandeleur, tombe amoureuse d’un sauvage au grand cœur, par chance richissime. Anja Harteros, dont on découvre dans ces rôles straussiens (c’est aussi évident dans sa Maréchale) la subtilité, les petits gestes un peu gauches et si vrais, les hésitations, mais aussi une certaine générosité, y fait montre d’une vraie profondeur.
Si c’est la mise en scène qui a permis de dégager ces caractères (que Florentine Klepper avait à Salzbourg soigneusement laissés dans leur crème fouettée), alors il faut remercier Andreas Dresen qui au moins a monté une Arabella un peu plus agressive et un peu moins gnan gnan que d’habitude.
Mais c’est ce soir la musique et ses deux trépieds, direction et chant, qui nous emportent.
Je le dis avec d’autant plus de netteté que je ne suis pas un fanatique de l’approche musicale de Philippe Jordan, même si c’est un bon chef pour Strauss. On retrouve sa précision, sa netteté, ses lignes bien dégagées et sa prise sur l’orchestre. Tout est au point, tout est propre, mais cette fois-ci c’est aussi expressif. Et beaucoup plus expressif, beaucoup plus dynamique qu’à l’accoutumée. Sans doute aussi l’extraordinaire qualité de l’orchestre et sa familiarité avec l’univers de Strauss y sont pour quelque chose. Sans doute enfin l’incroyable engagement du plateau n’y est pas étranger, mais tout de même, je n’avais pas entendu ce Jordan-là depuis longtemps et il est l’un des artisans, sans aucun doute possible, du triomphe de la soirée. Il porte l’orchestre et le plateau à incandescence, bien plus chaleureux et bien plus sensible qu’un Thielemann soucieux de précision sonore millimétrée, mais incapable de transmettre toute chaleur et tout allant prêts à s’exhaler.
Le plateau est de ceux qui emportent totalement l’adhésion et pas seulement à cause des deux stars féminines de la soirée. C’est d’abord un plateau homogène et engagé, où la troupe de Munich confirme une fois de plus un degré de qualité étonnant. La manière de composer la distribution montre aussi un haut degré de professionnalisme : jusqu’au moindre petit rôle, y compris les deux acteurs jouant Jankel (Tjark Bernau) et Djura (Vedran Lovric).
Heike Grötzinger promène son beau mezzo dans la cartomancienne (die Kartenaufschlägerin), les « trois comtes » amoureux, sont remarquables, à commencer par le Lamoral de luxe de Steven Humes, déjà à Salzbourg l’an dernier, mais qu’on a l’habitude de voir dans des rôles de basse wagnérienne, mais aussi les deux membres de l’ensemble munichois, le Graf Dominik d’Andrea Borghini, baryton formé à l’opéra studio de Munich, et Dean Power, le ténor irlandais qui semble être ici de toutes les distributions et toujours excellent.

Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

On aurait aimé peut-être une Fiakermilli moins acide que la jeune norvégienne Eir Inderhaug: la voix fait les aigus demandés, l’actrice fait le rôle de Domina excitée voulu par la mise en scène , mais la composition d’ensemble est bien moins séduisante que d’autres Fiakermilli (Daniela Fally l’an dernier à Salzbourg ou plus loin dans le temps, Natalie Dessay qui était tout simplement phénoménale) : c’est proche du cri, cela manque de rondeur, c’est légèrement vitriolé et donc pas très agréable.
Kurt Rydl semble inusable : il était déjà Publio dans ma première Clemenza di Tito à Salzbourg (Levine)…en 1979. La voix a toujours un grave sonore, mais évidemment quelques accrocs, mais la composition est vraiment remarquable de naturel et d’efficacité dans ce père roublard et désespérant.

Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Doris Soffel à 67 ans reste impressionnante ; déjà son naturel en scène, ce côté à la fois aristocrate un peu passée (dans sa robe de chambre) au premier acte et un tantinet vulgaire au deuxième acte (elle s’éclipse pour quelques galipettes avec l’un des trois comtes), pour être maternelle et pétrie d’humanité au troisième acte.  La mise en scène lui donne aussi un rôle plus élaboré et la voix est toujours puissante, toujours présente, toujours sans vraie faille : une vraie composition.

Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl
Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl

Le Matteo de Joseph Kaiser est bien connu, c’est même l’un des rôles que le ténor américain promène dans à peu près tous les opéras du monde. Il m’a semblé un peu en retrait vocalement ce soir, certes toujours efficace en scène, mais un Daniel Behle l’an dernier à Salzbourg était plus émouvant, plus intérieur, moins superficiel. La prestation reste très propre, mais sans couleur ni vraie personnalité musicale.
Thomas Johannes Mayer ne chante pas Mandryka, il est Mandryka: toutes ses attitudes, son jeu sont une incarnation du personnage voulu par Hoffmansthal, un sanguin au grand coeur, peu au fait des usages sociaux de l’aristocratie viennoise. Et cette facilité dans le rôle, on la retrouve dans un chant magnifique, comme on ne l’avait pas entendu depuis longtemps. On retrouve ses qualités intrinsèques comme un sens de la parole et une diction exemplaires, mais en plus il y a la puissance, il y a l’éclat, il y a même la jeunesse d’une voix qui semblait prématurément vieillie. Ce sont de véritables retrouvailles avec un artiste dont on connaît l’intelligence et la sensibilité, et qui fait montre ce soir de toutes les qualités qu’on craignait disparues au vu de certaines représentations difficiles ces dernières années.

Arabella (Anja Harteros) &  Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl
Arabella (Anja Harteros) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl

Et nos deux sœurs : depuis l’an dernier, nous connaissons la Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller qui a déjà triomphé à Salzbourg à Pâques, un pur produit maison, formée à l’opéra studio de Munich et désormais membre de la troupe, d’une incroyable fraîcheur  et d’une sûreté vocale impressionnante. Elle a dans la voix un étonnant potentiel d’émotion. Son troisième acte est éblouissant de tendresse : le personnage est rendu dans ses moindres replis, il y a la timidité, il y a l’allant et l’élan, il y a la fraîcheur, il y a aussi la résolution, au-delà de toute honte bue.
Dans toute la partie travestie, elle est aussi vraie. En bref, on y croit, grâce à une voix vibrante, aux aigus triomphants. Le fameux duo du premier acte Ich red’im Ernst entre Arabella et Zdenka est peut-être le plus beau entendu sur une scène depuis longtemps, avec une harmonie entre les deux voix, une homogénéité que je n’ai pas trouvée depuis des lustres : on en tremblait tant c’était bouleversant.
Aurait-on trouvé une future Lucia Popp ?

 Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl

Enfin, Anja Harteros, pour qui c’est une prise de rôle s’inscrit d’emblée dans la légende des Arabella : je l’ai rarement entendue si naturelle et si émouvante. Certes, Strauss lui va bien, car elle lui donne une vie avant de lui donner une voix. Elle est en scène plus jeune femme que jeune fille, très maternelle avec Zdenka, elle est avec les trois comtes un peu coquette, et quand elle est seule en scène, elle retrouve une fraîcheur et une insécurité de jeune fille. Et toutes ces inflexions se retrouvent dans une voix d’ailleurs un tout petit peu hésitante au départ, et puis qui rapidement reprend son assise (le duo dont il était question précédemment est évidemment une merveille) avec des aigus d’une facilité et d’un éclat déconcertants, mais surtout des accents d’une vérité aujourd’hui unique. L’art du chant à son sommet. Un chant décidé, un chant quelquefois presque agressif, un chant incarné pour une incarnation unique d’une Arabella enfin sortie de la Chantilly et qui crie la vie, et qui crie la femme, et qui crie l’amour. Pour tout dire, je suis émerveillé par cette interprétation rayonnante.

Et ce bonheur qu’elle semblait partager avec la salle lors des saluts, éclairait son visage comme je l’ai rarement vu.
Voilà une soirée mémorable, comme il y en eut pas mal ces derniers jours à Munich, et comme il y en a souvent dans les Strauss joués dans cette maison.

Habemus Arabellam, pour de longues années. [wpsr_facebook]

Anja Harteros le 17 juillet 2015
Anja Harteros le 17 juillet 2015

 

 

 

DEUTSCHE OPER BERLIN 2014-2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 19 AVRIL 2015 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; ms en scène Kasper HOLTEN)

Mein liebes Schwan...©Marcus Lieberenz
Mein liebes Schwan…©Marcus Lieberenz

En un week-end, grâce aux secrets de la programmation berlinoise, le samedi 18 avril on programme l’histoire du père, Parsifal, à la Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstrasse côté pair, et le lendemain, 19 avril, à la Deutsche Oper, Bismarckstrasse côté impair (la maison d’en face en quelque sorte) on programme l’histoire du fils, Lohengrin. Les deux représentations avec des distributions introuvables. Où retrouver ensemble Klaus Florian Vogt, Waltraud Meier, Gunther Groissböck, Anja Harteros et John Lundgren pour un Lohengrin d’exception ?
Heureusement pour nous, la mise en scène de Kasper Holten (2012) reprise pour l’occasion, ne nécessite pas une mobilisation trop grande des neurones. Celle du Parsifal de Tcherniakov la veille est encore en train de les faire travailler, plus de dix jours après. Kasper Holten nous préserve de ce travail, il cygne (oui, c’est écrit exprès comme cela) une mise en scène sans grand intérêt ni nouveauté, qui ne nous dit rien qu’on n’ait vu partout ailleurs.
Il en va bien autrement musicalement. D’ailleurs, les deux représentations avec la distribution précitée étaient complètes, elles ont attiré la foule et c’est compréhensible, vu le niveau de ce qu’on y a entendu.
Le travail de Kasper Holten, metteur en scène danois, actuel directeur du Royal Opera House (Covent Garden) reprend pratiquement tous les poncifs sur Lohengrin qu’on puisse imaginer ; Elsa est blonde comme les blés (ce qui pour Anja Harteros est une nouveauté), Ortrud est rousse comme toutes les sorcières dignes de ce nom et caresse au deuxième acte des cordes éclairées au laser – c’est sans doute pour faire magie – Lohengrin enfile et dépose régulièrement ses belles ailes de cygne (?), tantôt homme, tantôt ange venu du ciel tout beau tout blanc, un coté « mon truc en plumes » encombrant, voire vaguement ridicule.

Que nous dit cette mise en scène : d’une part que les guerres révèlent les hommes providentiels, toutes les guerres et de tous les temps puisque les guerriers sont habillés en mousquetaires du XVIIème, en soldats du moyen-âge, de la Grande Guerre, et j’en passe, et le rideau s’ouvre sur une belle image d’ailleurs : des femmes parcourant un champ de bataille jonché de cadavres, chacune essayant de reconnaître le ou les sien(s. Donc toute cette affaire est une histoire de peuple en désarroi, dont le défenseur traditionnel (Telramund) va se trouver dans l’impossibilité d’être le bras du roi.
Outre le peuple et la guerre on suppose donc des affaires politiques de succession : la disparition du petit Gottfried projette la jeune et blonde Elsa seule contre tous, sachant mal se défendre. Mais dans cette mise en scène, Elsa rentre en scène non libre pour défendre son honneur, mais déjà condamnée à mort – adieu présomption d’innocence- les yeux bandés et les mains liées. L’arrivée de Lohengrin empêche in extremis l’exécution : sans doute Kasper Holten estimait-il ce premier acte insuffisamment dramatique, il en rajoute pour faire de Lohengrin le vrai Deus ex machina qui tombe du ciel au bon moment (la lame allait s’abattre sur la tendre Elsa).

Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz
Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz

Dans ce premier acte, on ne va pas voir le combat avec Telramund : un brouillard épais et bienvenu nous empêche de le voir, laissant supposer un artifice de Lohengrin pour vaincre sans péril, mais non pas sans gloire vu les chants de triomphe du peuple, dès que le brouillard se dissipe.

Rien de particulier au deuxième acte, conçu de manière fort traditionnelle, ou du moins habituelle. La première partie, entre Ortrud , Telramund et Elsa reste ce qu’elle est toujours et presque partout (sauf chez Hans Neuenfels, à Bayreuth où c’est peut-être le moment le plus réussi). La deuxième partie est un peu plus « élaborée » si l’on veut, dans le sens où Kasper Holten conçoit le cortège de mariage comme un espace très théâtralisé, un espace de représentation structuré en deux, au premier plan l’espace privé qui se déroule derrière un rideau rouge de théâtre, le spectateur a donc droit en quelque sorte aux coulisses, puisqu’on voit le rideau rouge côté scène, avec corde apparente pour le soulever et il se soulève « à la Bayreuth », puisque cette manière d’ouvrir le rideau a été inventée à Bayreuth. Oui, cher lecteur, je vous sens passionné …

Rideau "à la Bayreuth" ©Marcus Lieberenz
Rideau « à la Bayreuth » ©Marcus Lieberenz

Le second plan laisse voir un cadre immense (comme un tableau) à l’intérieur duquel on voit en contre champ le portail d’une cathédrale, manière d’éloigner tout ce qui se passe de la réalité, d’en faire une « scène » plus qu’une action, et de renvoyer l’histoire à des Très riches heures de l’homme au cygne, et de dire aussi quelque part qu’on n’y croit pas.
Geste ultime avant le baisser de rideau : la pauvre Elsa a été bien secouée en ce deuxième acte et en a laissé tomber son beau bouquet de mariée ; elle y repense au dernier moment et court le ramasser. Sombre présage…

Acte II image finale ©Marcus Lieberenz
Acte II image finale ©Marcus Lieberenz

C’est au troisième acte que la thèse de Kasper Holten sur cette histoire est le plus clairement exposée. Comme souvent, la première partie se déroule autour d’un lit.
D’un lit à une place cependant, singulière manière de représenter un lit de noces, généralement plus généreux en espace…le spectateur se demande évidemment pourquoi, n’osant pas imaginer une nuit de noces dans de telles conditions d’inconfort.

Alors, on se dit que ce lit n’en est pas un…

Eh non, ça n’en est pas un, c’est un catafalque tout blanc, et le lit de noces qui le dissimulait était un lit de mort, on y aurait bien vu un gisant. Kasper Holten et son décorateur Steffen Aarfing ont uni par un de ces raccourcis géniaux Eros et Thanatos. Et de nouveau, sombre présage…

Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz
Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz

Mais c’est évidemment la fin qui nous réserve les plus grandes surprises. La toute fin, les dernières minutes. Lohengrin a remis ses plumes et fait ses adieux…mais au lieu de remettre le jeune « Herzog von Brabant » bien vivant, il remet à la foule horrifiée un cadavre en putréfaction enveloppé dans une couverture sanglante…
Que peut faire le peuple qui à la veille de la bataille a perdu ses deux champions, Telramund pour cause de mort pour trahison, et Lohengrin qui ne devait pas rater le dernier cygne pour rentrer à la maison… ?

Angoissante question que Lohengrin va résoudre, puisqu’il est le Sauveur, autant l’assumer jusqu’au bout : il ne part pas, il garde ses plumes, il reste au milieu du peuple prosterné, il est l’homme providentiel  : il se détourne d’Elsa qu’il a plus brutalisée ici que dans d’autres mises en scène où elle est plutôt ménagée : dans le premier acte où il lui demande avec une insistance brutale si elle a bien compris qu’elle ne doit pas poser la question fatale, et au dernier acte où il lui reproche violemment de l’avoir posée.

Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz
Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz

Il a ensuite levé le poing de manière peu placide et le roi en arrière plan avait l’air dépassé, le Sauveur balayant les autorités en place, on a déjà vu…
Dernière image, Lohengrin, de dos, avec ses plumes, à ses pieds, le peuple. Ces ailes larges font bien penser à certaines images de style vaguement troisième Reich, et Lohengrin homme providentiel serait bien idéologiquement un peu impur… Voilà tout ce que j’ai pu démêler de ce travail assez passe-partout, qui au moins ne gêne pas les chanteurs et permet des reprises sans répétitions, mais qui réserve quand même quelques belles images, (beaux éclairages de Jesper Kongshaug) c’est à dire ce qui reste quand on a tout oublié…

Musicalement, la représentation était d’une toute autre teneur.
Il faut saluer le travail du chef Donald Runnicles, notamment dans Wagner où il a une vraie réputation, notamment aux USA à cause de ses réalisations à la tête du San Francisco Opera . Son approche est claire, l’orchestre est très attentif , il y a peu de scories (quelques unes dans les grandes scènes de trompette cependant). Il veille aux équilibres scène-fosse, il est vrai qu’il a une distribution qui lui permet sans doute de moins retenir l’orchestre. Ce n’est pas un chef qui pour Wagner a une approche spécifique, son Lohengrin est sous ce rapport pas vraiment personnel, mais tout est en place, avec beaucoup de lyrisme et l’énergie qu’il faut pour une œuvre encore tributaire des formes du Grand Opéra ; il soigne les effets plus spectaculaires, comme la distribution des trompettes dans toute la salle au troisième acte (cages latérales, balcons) : son Lohengrin ne manque ni de chaleur, ni de justesse et répond à l’attente, tempi justes, équilibres sonores soignés, belle maîtrise de l’orchestre où les cordes sont notamment magnifiques.
Le chœur de la Deutsche Oper néanmoins déçoit un peu(direction William Spaulding), il a l’éclat et le relief certes, mais sans doute le manque de répétition pour ces reprises a provoqué des décalages nombreux par rapport à la fosse, et plus étonnant, plusieurs problèmes de coordination à l’intérieur même du chœur notamment au premier acte, donnant une impression de beau désordre au début de l’opéra. Les choses se sont nettement améliorées à la fin.

Les rôles des pages sont très bien tenus par des artistes du chœur, et ceux des nobles du Brabant tout aussi bien par de bons jeunes chanteurs de la troupe dont un boursier de l’Opera Foundation de New York (Thomas Lehman).
Albert Pesendorfer, la basse maison, étant souffrant, c’est Günther Groissböck qui a assuré le rôle de Heinrich der Vogler. On ne le présente plus, c’est l’une des basses wagnériennes (et autres) les plus réclamées sur les scènes ; voix particulièrement bien projetée, sonore, claire, capacité à adoucir jusqu’au effets piano, avec un joli contrôle. La mise en scène lui fait perdre peu à peu sa superbe à mesure de la présence de Lohengrin  : dans les légendes médiévales, les rois et les héros sont deux mondes séparés voire antagonistes (Marke/Tristan, Arthus/Lancelot etc..) et ici, le roi est bien démuni sans ses héros qui sont ses bras. Groissböck fait percevoir dans la voix ces différentes facettes et son relatif effacement. Très belle incarnation.
Le couple de méchants est lui aussi particulièrement remarquable, avec un John Lundgren en Telramund qui a la voix et la puissance sans aucun doute, mais pas vraiment la diction : il prononce le texte correctement mais sans accents particuliers et un style quelque peu relâché. On a l’impression que les paroles défilent mais pas toujours le sens, or pour mon goût, j’estime que les Telramund convaincants sont ceux qui distillent les paroles,  avec un côté aristocratique qu’ont un Thomas Johannes Mayer ou un Tómas Tómasson, mais pas un Lundgren plus Alberich que Telramund.
Cette hauteur aristocratique, Waltraud Meier la possède de manière innée et on rêve de ce qu’elle eût pu faire en Lady Macbeth si elle avait eu une vraie ductilité vocale. Face à Lundgren un peu moins contrôlé, elle joue le rôle du « cerveau » du couple. Chaque parole a du sens, le texte prononcé a des accents d’une vérité incroyable, c’est un rôle de « tête », qu’elle incarne, avec des gestes d’une rare économie et une incroyable élégance. Certes, à ce moment de la carrière, les aigus redoutables des deuxième et troisième actes sortent quelquefois métalliques, quelquefois un peu en dessous, ou courts, mais aussi, et c’est impressionnant, quelquefois parfaitement négociés et réussis. Elle reste encore aujourd’hui l’Ortrud de référence, une grande Ortrud, pour sûr, mais une Ortrud qui a surtout de la grandeur. Magnifique artiste.
Face à elle, Anja Harteros a la fraîcheur : leur duo du deuxième acte est anthologique. Enfouie sous sa blonde perruque, Anja Harteros a quelque difficulté au départ à entrer dans le rôle, yeux bandés et mains enchaînées. La voix est claire, la diction parfaite, la ligne de chant impeccablement tenue et là aussi, elle délivre des accents d’une vérité criante : elle se ménage quelque peu au départ (le rôle est particulièrement long et exposé) mais Anja Harteros est immédiatement dans l’émotion du type « Je ne suis que faiblesse et que fragilité », les aigus sortent avec facilité : elle est peut-être un tantinet moins définitive qu’à Milan, mais c’est l’Elsa du moment à n’en point douter, elle a exactement la voix qu’il faut pour ce rôle. Enfin, je la trouve de plus en plus engagée scéniquement, c’est clair pendant le troisième acte où elle réussit un incroyable crescendo vocal et stylistique, du lyrisme au dramatisme, de l’éthérée à la ravagée.
Ethéré, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt l’est pour l’éternité. Nul ne chante cela ainsi, avec ce naturel et cette étrangeté dans la voix, aigue, nasale, haut perchée, et réussissant malgré tout des inflexions dures (notamment avec Elsa) ; certains lui préfèrent le contrôle d’un Kaufmann immédiatement poétique. J’avoue ne pas choisir. Mais la manière dont Vogt a dit au deuxième acte : Elsa, erhebe dich, m’a bouleversé, à en avoir le cœur battant. J’avoue avoir été rarement aussi chaviré, chaque voyelle, chaque note est retenue puis tenue , contrôlée jusqu’au fil de voix, et en même temps modulée. J’ai retenu le moment, mais il y en eut d’autres. Il est tellement irremplaçable dans ce rôle qu’il a du mal à en sortir : ses prestations en Florestan ou Parsifal n’emportent pas autant la conviction. Cet être d’ailleurs qu’est Lohengrin a une voix d’ailleurs. C’est tout simplement prodigieux, stupéfiant, sans doute aussi anthologique. Dans chacun de ses Lohengrin, avec des rats (Neuenfels), avec des plumes de cygne (Holten) ou en culotte de peau (Homoki)- l’imagination des metteurs en scène étant infinie- Klaus Florian Vogt emporte la conviction et l’émotion, d’autant plus avec Anja Harteros quand il lui donne la réplique, comme naguère avec elle à Genève dans Meistersinger.
Alors, malgré les platitudes de mise en scène, la musique est au rendez-vous, puissante, définitive, et la distribution est de celles qu’on n’oublie pas de si tôt. Ce fut une soirée de pur plaisir musical et opératique, de pure jouissance mélomaniaque. Il en faut, et Berlin ce week end là nous en a donné deux. [wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz
Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz

OSTERFESTSPIELE BADEN-BADEN 2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 27 MARS 2015 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Brigitte FASSBAENDER)

Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros...©Monika Rittershaus
Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros…©Monika Rittershaus

Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…

Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)...©Monika Rittershaus
Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)…©Monika Rittershaus

Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.

Début de l'acte II ©Monika Rittershaus
Début de l’acte II ©Monika Rittershaus

L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant  les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) :  la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.

La peinture des personnages ?

Trio final ©Monika Rittershaus
Trio final ©Monika Rittershaus

Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages  souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.

Musica ricca ? 
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne « laisse aller  c’est une valse »…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction,  à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et  sensibilité.

J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant  évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.

Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.

Duo final ©Monika Rittershaus
Duo final ©Monika Rittershaus

La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]

La présentation de la rose © Monika Rittershaus
La présentation de la rose © Monika Rittershaus