LE COMBAT DES CHEFS : ABBADO ET MUTI FACE À TOSCANINI

 

Arturo Toscanini (1867-1957) ©DR

Il y a comme un paradoxe quand on observe la vie musicale italienne vue de l’extérieur où l’opéra semble être l’essentiel, où en dépit de de la bonne qualité des orchestres, un seul (et encore) celui de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome a une réputation internationale, mais où le nombre de chefs d’orchestre de toutes générations est impressionnant. Au sommet, Riccardo Muti, Riccardo Chailly, Daniele Gatti, puis Gianandrea Noseda et Michele Mariotti, ainsi que Daniele Rustioni, mais on voit aussi notamment dans les fosses de théâtres européens d’excellent chefs comme Riccardo Frizza, Francesco Lanzillotta, Gianluca Capuano et les grands chefs baroques, Rinaldo Alessandrini, Giovanni Antonini, Fabio Biondi. C’est impressionnant. Trouvez aujourd’hui en Allemagne un chef allemand, en dehors de Christian Thielemann dont la gloire ait dépassé les frontières, alors que c’est LE pays de la musique classique.

Alors l’Italie, impressionnant réservoir de grands chefs, cultive aussi leur légende, depuis le premier d’entre eux, Arturo Toscanini, dont la gloire mondiale vient de sa carrière entre Italie et USA, de son statut de trait d’union entre Verdi vivant et toute la tradition post-verdienne, mais aussi de son répertoire important (il fut un très grand chef wagnérien – avec un Parsifal bayreuthien mythique parce que toute trace sonore en a disparu). Au sommet de la pyramide mythique , il est encore grandi par son militantisme anti-fasciste (bien qu’il ait été au départ plutôt favorable au mouvement) et anti-nazi (fondation du Festival de Lucerne après l’Anschluss).
Comment ce mythe est-il utilisé pour la communication  médiatique autour des chefs d’aujourd’hui, une petite anecdote sans grande importance nous en donne un indice.

Les gazettes italiennes, et même quelques médias français (c’est dire !) se sont fait l’écho du concert de Riccardo Muti (avec les Wiener Philharmoniker) le 11 mai prochain qui marquera la réouverture de la Scala de Milan à son public après l’une des plus longues périodes de fermeture de son histoire. Il faut d’abord se réjouir hautement de cette réouverture, comme de celle de tous les lieux de spectacle qui commence à essaimer en Europe.
Et puis, les gazettes italiennes ont titré:
La Scala repart de Muti (en souvenir de Toscanini) titre par exemple La Repubblica dans ses pages milanaises.
En effet le 11 mai est la date anniversaire du concert historique (11 mai 1946) donné dans le théâtre reconstruit (un bombardement américain l’avait détruit) par Arturo Toscanini qui revenait diriger à la Scala dont il avait été le directeur musical à plusieurs reprises jusqu’à son auto-exil en 1931. Ainsi cette date devint aussi un symbole de reconstruction de l’Italie après la guerre, et aussi de la clôture de l’ère fasciste, puisque Toscanini le chef des chefs était revenu d’exil.
Scala et Toscanini devenaient symboles de la fin de la tragédie.

La réouverture du théâtre en 2021 se veut donc dans la continuité un symbole à plusieurs entrées, renforcé par la présence sur le podium de Riccardo Muti, ex-directeur musical de la Scala, mais avec un orchestre invité et non l’orchestre du théâtre.
La logique eût voulu évidemment qu’une réouverture aussi emblématique se fît avec l’orchestre de la Scala et son directeur musical Riccardo Chailly.
Mais là, autre Riccardo et autre orchestre.
Voilà les arcanes complexes de la vie de ce théâtre adoré, mais dont le directeur musical actuel a une présence à (longues) éclipses et une action brumeuse qui reste encore à définir.
La présence de Riccardo Muti et des Wiener Philharmoniker donne évidemment un grand lustre à la soirée, mais perd en même temps son côté emblématique, sauf à associer la figure de Riccardo Muti à celle d’Arturo Toscanini, sport préféré d’une partie de la presse italienne depuis des dizaines d’années.
Il est vrai que Riccardo Muti deviendra le prochain 28 juillet octogénaire, et donc en bonne logique « mythe vivant » comme j’aime à le dire. Et de fait, son âge vénérable et son rôle dans le monde musical mondial en fait la mémoire de référence de la musique classique (et notamment lyrique) en Italie où il officie depuis plus de cinquante ans : il vainquit le concours Guido Cantelli en 1967 et à 30 ans succédait à Klemperer au Philharmonia Orchestra. Il devint alors avec Claudio Abbado, plus âgé de 8 ans, le symbole de la vitalité musicale italienne, avec la rivalité qui va avec.
Mais c’est lui que l’on compara très tôt à Toscanini et cette comparaison, cette lointaine fraternité l’a suivi jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi ?

Riccardo Muti (né en 1941) aux temps de la fougue de la jeunesse

En fait, Riccardo Muti se fit connaître par des interprétations verdiennes de feu, au rythme haletant et aux tempi d’une folle rapidité, un Verdi explosif tel que le souvenir de Toscanini l’avait magnifié. Comme Toscanini, Muti afficha jusqu’aux années 1980 une volonté de dégraisser Verdi, d’appliquer à la lettre les indications des partitions verdiennes (notamment les fameux aigus non écrits mais imposés par les chanteurs et la tradition).
Mais il s’assagit au moment où il devint directeur musical de la Scala.
La comparaison s’arrête là.

Je m’intéresse depuis des dizaines d’années à la vie musicale milanaise, souvent clanique à l’instar de la vie du foot : il y eut à la fin des années 1950 les callassiens et les tebaldiens, il y eut inévitablement les mutiani et les abbadiani dès la fin des années 1970. Et de fait les personnalités des deux chefs étaient si opposées, leurs opinions politiques si différentes qu’il était assez facile de les opposer.
On s’intéressait moins au répertoire symphonique et notamment à la manière dont Abbado faisait  connaître à la Scala un nouveau répertoire orchestral, dont Mahler, Hindemith, Berg, mais pas seulement. On lisait plutôt les deux chefs à l’aune presque exclusive du répertoire lyrique puisque les chefs italiens se vendaient souvent comme chefs d’opéra plus que chefs symphoniques (alors qu’un chef au souvenir hélas discret aujourd’hui comme Carlo-Maria Giulini marqua toute la fin du XXe par de fabuleux concerts)[1].
En France, dans mes jeunes années mélomaniaques, Abbado était lu presque exclusivement comme verdien, tout comme Muti . Dans les années 1970, Muti sortit un enregistrement d’Aida qui fit grand bruit (avec Caballé), mais surtout il entra en concurrence avec son « rival» puisqu’ils sortirent tous deux, la même année (1976) un Macbeth : celui de Muti fut très injustement oublié au profit de celui d’Abbado, encore aujourd’hui considéré comme légendaire.

Claudio Abbado ©Financial Times

Mais Abbado à la Scala avait un répertoire plus large que Verdi : Berg (Wozzeck), Prokofiev (L’amour des trois oranges), Moussorgski (Boris, qui révolutionna l’écoute de Moussorgski) et dans Verdi il privilégia un Verdi considéré  plus intellectuel, plus exigeant que Trovatore (cheval de bataille de Muti à l’époque, qu’il a même failli diriger à l’Opéra de Paris en 1973). Abbado ne dirigea d’ailleurs jamais la “trilogie populaire” (Rigoletto, Traviata, Il Trovatore) que Muti dirigea plusieurs fois et enregistra.

Muti avait alors une sorte d’aura spectaculaire, l’image d’un ouragan qui emportait tout. J’étais déjà « abbadien », mais le Muti de cette époque (la fin des années 1970) était audacieux, « disruptif » comme on dirait aujourd’hui et déchainait un incroyable enthousiasme : j’adorais ces moments brûlants d’urgence, de jeunesse, de vie immédiate.

Mais les années passées à la Scala furent bien loin d’être comparables à ce surgissement des années 1970, et notamment à l’action de Toscanini dans ce théâtre.
Les années Toscanini, ce furent les années où la modernité entra à la Scala, non seulement par le répertoire, mais aussi par les organisations, fin du système des palchettisti (les loges possédées par les grandes familles), voire aussi la modernité scénique : Toscanini demanda en 1923 à Adolphe Appia de mettre en scène Tristan und Isolde en 1924 par une lettre demeurée célèbre : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. »[2].
Même si la production n’eut pas le succès escompté, il reste que c’est la seule production d’Appia, génial théoricien du théâtre et notamment du théâtre wagnérien, dont on ait gardé le souvenir. Et c’est Toscanini qui lui a offert cette occasion.
Mais, au-delà du personnage et de ses colères homériques (une autre part de la légende), ce qu’on doit à Toscanini, c’est surtout l’élargissement du répertoire, avec Wagner notamment, car il imposa Wagner à la Scala, d’abord avec Die Meistersinger von Nürnberg, puis avec Tristan, il y dirigea Parsifal, Lohengrin, Walküre, Siegfried ou Götterdämmerung, mais aussi Gluck, Berlioz, Meyerbeer, Charpentier (Louise), Bizet, il fit entrer Pelléas et Mélisande au répertoire, mais aussi Moussorgski (Boris Godounov). Il faut considérer qu’à l’époque, c’était une innovation considérable : songeons que Wozzeck (Berlin, 1925), ne fut créé à la Scala (au scandale de verdiens bon teint) qu’en 1952. (lire la critique de Time d’alors : http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,859731,00.html)
« A few last-ditch Verdi-lovers turned out to express their disapproval, greeted the opening curtain with whistles, catcalls and shouts of “Vergogna, vergogna!” (Shame, shame!) ».
L’image de rénovateur, d’ouverture, de modernité reste attachée à Toscanini, en dehors de son rapport filial à Verdi qui est une donnée de départ.
Au contraire, Muti s’est installé – c’est presque une posture idéologique – comme refusant la modernité des mises en scène : un seul exemple, il quitta Salzbourg au début de l’ère Mortier s’indignant contre la mise en scène de Karl-Ernst Hermann de La Clemenza di Tito. Il croyait provoquer un cataclysme contre Mortier, mais ça fit pschitt…
À la Scala, il fit émerger un répertoire « classique » (Gluck, Cherubini, Spontini) qui certes n’avait pas été vu à Milan depuis longtemps, et se contenta de diriger essentiellement le répertoire italien, laissant le reste à des collègues. Une exception avec Wagner, un Fliegende Holländer en trois actes séparés par des entractes (cela ne se faisait plus depuis longtemps ailleurs, mais à la Scala, des règles syndicales l’avaient paraît-il imposé), un Parsifal décevant qui avait attiré le ban et l’arrière ban des wagnériens (car on parlait d’une possibilité de le voir dans la fosse de Bayreuth) et un Ring plutôt brinqueballant (plusieurs metteurs en scène sans projet unificateur et un Rheingold concertant).
Sans recherche de metteurs en scène « novateurs » sinon Ronconi ou Strehler qui n’étaient déjà plus dans les années 1980 des débutants pleins d’avenir, ou Graham Vick, voire Carsen, alors limites de la modernité acceptable chez les lyricomanes italiens, il installa une routine de luxe qui n’a rien de comparable avec l’action de Toscanini, ni même d’Abbado en termes de répertoire.
Muti se positionnait là où son « rival » n’allait pas : l’exemple de Rossini est clair: là où Abbado s’était concentré sur les trois grands Rossini bouffes (Italiana, Barbiere, Cenerentola), Muti se positionna sur le Rossini de la fin (Guglielmo Tell, Moïse, tous deux avec Ronconi d’ailleurs) et même avec humour: à la fin d’un concert, en bis, il donna une ouverture ignorée du Viaggio a Reims, immense succès d’Abbado.
À chacun son pré carré : il fit Mozart au début les années 1980 (Nozze, Cosi puis Don Giovanni) Abbado au tout début des années 1990 à Vienne (Nozze et Don Giovanni) (une production scaligère de Nozze dans les années 1970 n’avait pas été une réussite), Muti fit Falstaff en 1993 (Abbado en 1998), dans la belle production “lombarde” de Strehler de 1980 à l’origine confiée à Lorin Maazel, il fit très tôt Otello à Florence en 1980 (stupéfiante, inoubliable direction musicale dans une production qu’il n’aimait pas) quand Abbado fit Otello très tard dans la carrière (à Salzbourg à en 1996 avec un concert berlinois fin 1995). À part Wagner, Muti n’aborda ni Strauss, ni Debussy, ni les russes mais signa une magnifique production de Dialogues des Carmélites, en 2004, année de son départ du théâtre milanais.
De même son répertoire symphonique reste-t-il plutôt réduit par rapport  aux deux autres grandes références italiennes d’aujourd’hui, Riccardo Chailly et Daniele Gatti.
La carrière de Muti dément, pour l’essentiel de son déroulement, et notamment à la Scala, toute l’œuvre de Toscanini dans ce même théâtre. C’est pourquoi l’obstination de certains médias italiens à le comparer à la légende Toscanini est une sorte d’abus, de facilité de com.

Ce souci de la posture de « grand classique » fut accompagné du souci ne pas croiser le rival Abbado (plus proche de Toscanini par ses choix lyriques d’ailleurs) …  Il veilla aussi à éviter de voir Abbado revenir à la Scala, puisqu’il refusa qu’il dirige avec ses Berliner Elektra (sous le prétexte que s’il voulait revenir, il devait diriger l’Orchestre de la Scala) [3]– d’où le refus d’Abbado (qui était rancunier) de diriger à la Scala jusqu’en 2012 (soit 8 ans après le départ de Muti).
Et le voilà, lui qui avait refusé Abbado et les Berliner, qui revient à la Scala à la tête des Wiener, le soir le plus emblématique de l’histoire de ce théâtre.
A chacun sa vérité.

________

[1] Qui fut aussi chef lyrique : songeons que c’est Giulini qui dirigea Callas dans sa Traviata légendaire dans la MeS de Visconti.

[2] Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Il y dirigea cependant un concert avec les Wiener en 1992

IN MEMORIAM FRANCO ZEFFIRELLI (1923-2019)

Cecilia Gasdia et Franco Zeffirelli (en 2019) ©Pucciarello

Franco Zeffirelli n’est plus, il a quitté la scène à 96 ans, à quelques semaines de la première de sa dernière production, La Traviata au Festival des Arènes de Vérone, dirigé aujourd’hui par Cecilia Gasdia, qui fut sa Violetta à Paris en 1986, dans cette production monumentale qui enchanta les spectateurs de Garnier, largement inspirée du film qu’il réalisa avec Teresa Stratas en 1982.
Zeffirelli, c’est d’abord un symbole de la culture italienne du grand spectacle, une culture qui vient de très loin, où le visuel domine, et impressionne le public. Il fut élève de Visconti dont on connaît le souci maniaque de l’exactitude, et il a continué cette tradition de la représentation mimétique, avec en outre un sens du faste qui a marqué pour longtemps l’image de l’opéra.
Ce n’est pas un inventeur, mais d’abord le défenseur d’une tradition, devenu avec le temps une icône. Les inventeurs scéniques de la deuxième partie du XXème siècle s’appellent plutôt Visconti, Strehler, Ronconi, voire Carmelo Bene, mais Zeffirelli est de son vivant devenu une trace, trace d’un passé glorieux, trace d’un passé aussi mythologique de l’opéra dont Maria Callas est l’exemple et il a fini par représenter ces années de gloire.
C’est cela qu’il faut sans doute garder de lui, en dehors d’une personnalité hors norme, en dehors d’idées politiques que je ne partage pas, en dehors des spectacles qu’on a pu voir ces dernières années.
Incontestablement, c’était un grand faiseur de spectacle, qui savait ce que voulait dire “spectaculaire”, qui savait aussi frapper l’œil, quelquefois à outrance: l’Aida qu’il avait mise en scène pour l’inauguration de la saison 2006/2007 (sous l’ère Lissner) en était un tel exemple d’excès que la Scala elle-même lui préféra bientôt son autre mise en scène du chef d’oeuvre verdien, remontant à 1963 dans de sublimes décors peints de Lila de Nobili, plus “archéologique”, plus poétique, et aussi plus réussie au niveau esthétique.
Mais il savait aussi s’adapter puisque c’est lui qui réalisa l’Aida du Teatro Verdi de Bussetto (300 places) qui est vraiment un pur chef d’œuvre, classique et intimiste, particulièrement émouvant que tout fan d’opéra doit avoir vue une fois dans sa vie (la production sera reprise dans quelque mois en automne 2019 pendant le Festival Verdi et cette reprise prévue prendra une toute autre signification avec la disparition de son créateur).
Mon goût personnel m’a rarement porté vers le travail de Zeffirelli; les lecteurs de ce Blog et du Site du Wanderer savent avec quelle conviction nous soutenons les mises en scènes novatrices, mais néanmoins Zeffirelli a toujours fait partie de mon paysage, comme la référence d’un temps révolu et en même temps l’image d’un artiste qui demeurait impressionnant par le parcours qu’il représentait.
Il était surtout pour moi celui qui au cinéma avait su traduire les émotions que le lecteur adolescent passionné que j’étais de Roméo et Juliette de Shakespeare avait ressenties : le film de Zeffirelli que j’ai vu à sa sortie traduisait exactement les émotions perçues à la lecture, et l’histoire des amants de Vérone a pour moi encore aujourd’hui les images du film. Et je ne parle pas de l’effet incroyable que la musique de Nino Rota eut sur moi. C’est un film de ma jeunesse, qui me fit découvrir le nom même de Zeffirelli, et qui m’accompagne encore.
Au cinéma encore, sa Traviata avec Teresa Stratas (La Lulu de Chéreau) fut un autre choc, très différent. J’y vis l’effort pour retrouver des émotions perdues, celles de Callas (il n’aura échappé à personne l’assonance Callas/Stratas ni les origines grecques de ces deux chanteuses) en travaillant à l’extrême, avec une perception d’une rare sensibilité, le visage et les regards de Teresa Stratas, une personnalité scénique bouleversante qui a marqué tous ceux qui la virent sur scène ou à l’écran. Là aussi, le regard cinématographique de Zeffirelli me frappa et je lui suis reconnaissant d’avoir par là perçu quelque chose d’impalpable, la profondeur sensible d’un visage qui disait beaucoup sur la personnalité d’une chanteuse qui se brûla elle aussi dans ses rôles.
Voilà, je n’étais pas fan de Franco Zeffirelli, mais il me valut des émotions adolescentes qui marquent pour la vie, et reste associé à une Traviata qui ne fut pas sans doute musicalement un must, mais qui fut quand même un choc durable. Pour cela, merci, Maestro!

Teresa Stratas dans “La Traviata”, film de Franco Zeffirelli (1982)

TEATRO ALLA SCALA 2016-2017: CONCERT DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS le 5 FEVRIER 2017 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

Mariss Jansons à la Scala avec le BRSO ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

En absence de Philharmonie, et malgré plusieurs auditoriums, les concerts des orchestres étrangers en tournée ont traditionnellement lieu à la Scala. Et Mariss Jansons y a été relativement rare . Il y a quelque temps, il était même inconnu en Italie auprès du public habituel. Il connaît désormais un regain de curiosité, notamment grâce à une récente 7ème symphonie de Chostakovitch, puisque l’on entendait dire dans les rangs très bien remplis du théâtre que « c’était probablement le plus grand chef actuel ». A un horaire inhabituel pour un concert (unique), le dimanche à 15h, il a donné une œuvre encore plus inhabituelle pour une matinée dominicale, la Symphonie n°9 de Mahler. Sans doute l’agenda d’occupation de la salle (avec deux grosses productions de Don Carlos et Falstaff) explique-t-il cet étrange horaire qui n’a pas empêché la présence du public des grands moments.
On connaît le Mahler de Mariss Jansons, fait de réserve, fait d’un travail ciselé à l’orchestre, essentiellement sur la musique telle quelle, sans fioritures, avec une pudeur qui sied à un chef qui est la modestie et la discrétion même, et qui dans toutes ses interprétations vise à rendre tous les effets de la musique sans jamais la surjouer. Jansons n’est jamais le chef des effets de baguettes, mais  le simple traducteur. Il faut regarder ce geste vif, engagé, qui quelquefois se passe de baguette, ou la tient dans la paume de la main (son élève Andris Nelsons a quelquefois ces mêmes gestes), mais qui s’engage dans tout son corps sans pourtant gesticuler pour dialoguer avec l’orchestre. C’est cette qualité de dialogue qui frappe quand on écoute un concert dirigé par Mariss Jansons. Même si l’on ne rentre pas toujours dans sa vision ou si l’on est moins sensible à ses interprétations, c’est bien cette impression fondamentale d’échange et de communication avec l’orchestre qui prévaut.

Toute 9ème de Mahler fait événement. C’est l’œuvre d’une fin, qui va mimer une dernière fois les hésitations, les regrets, les engagements, les espoirs bientôt déçus d’une vie souffrante, d’une souffrance physique ou d’une souffrance de l’âme qui regarde le monde avec envie ou résignation, avec ce ton à la fois ému, mais aussi quelquefois distant et sarcastique, voire grotesque, et avec ces danses à la couleur macabre ;  c’est surtout la symphonie fortement personnelle, où l’expression du moi est peut-être la plus impudique.
Ce qui frappe immédiatement dans ce Mahler-là, aujourd’hui, à la Scala, c’est le son d’un orchestre, l’un des meilleurs du monde, un son compact, franc, direct, sans maniérisme aucun. Une exécution d’un grand naturel éloignée au possible d’effets de style démonstratifs: il y a une perfection d’exécution (à part quelques menues scories) notable, qui impressionne mais laisse au fond peu de place aux intermittences du cœur, pourtant centrales dans cette œuvre.
Le premier mouvement andante comodo est sans doute de l’ensemble de la symphonie celui qui présente pratiquement un concentré de l’œuvre mahlérienne, faite de contrastes, de lyrisme, de syncopes, de tendresse et de tension tour à tour, avec des moments au volume divers, dans une construction parfaite.  Jansons et son orchestre ici font une démonstration hallucinante de perfection technique, avec un son très compact, très dense, mais en même temps parfaitement clair dans tous les raffinements. Jansons réussit à donner cohérence à cette alternance de tension et de lyrisme, à ces moments aux bords de l’explosion suivis d’incomparables moments nostalgiques et c’est bien cette capacité technique à donner un sens global à ce mouvement, qui frappe, grâce il faut le dire, à la capacité prodigieuse des musiciens qui sont toujours sur un jeu de presque rien, sur des nuances infimes, tout en gardant ce ton naturel qui frappe sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement, Im Tempo eines gemächlichen Ländlers, par son rythme de danse, sa fluidité ses sonorités champêtres semble calmer les ardeurs entrevues au premier mouvement, mais bientôt ces sonorités champêtres un peu lointaines s’altèrent et sont perturbées par d’introduction de sons aux cuivres (et aux bois) qui donnent une couleur ironique voire sarcastique et qui dans certaines interprétations confinent à une danse macabre. L’exécution ici reste volontairement distante dans sa perfection. Jamais Jansons ne fait  surjouer son orchestre, mais le fait jouer avec une souplesse et une transparence confondante et sans jamais accentuer les effets.
Le troisième mouvement, fameux Rondo-Burleske (Allegro assai), est bien plus vigoureux et engagé dans une véhémence et une amertume dont Berg se souviendra. Jansons l’aborde avec un tempo un peu plus lent que l’habitude, et la partie plus lente au centre du mouvement est moins mélancolique pour mon goût que dans d’autres interprétations, plus solennel peut-être et un tantinet moins personnel, mais avec un jeu stupéfiant de la harpe et des bois tout particulièrement, ainsi qu’un écho de cordes impeccables et raffinées.
C’est dans l’Adagio (Sehr langsam und noch zurückhaltend) final que Mahler emporte les âmes et déchire les cœurs.
L’adagio est dominé avec la même pudeur que nous signalions, avec un son un peu trop distant pour mon goût, dans une exécution parfaite mais sans cette urgence rentrée et réprimée qu’on pourrait attendre dans ce son qui va peu à peu se dissoudre, se raréfier pour ne rester que par traits, que par sursauts,  que par traces de ce « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » pour se noyer dans le silence  indiqué dans la partition. Il y a là une perfection froide, un rendu impeccable qui satisfera ceux qui sont les amants d’un son sans défauts (premier violon merveilleux), mais pas ceux qui aiment les interprétations « souffrantes ». Ici la souffrance est absente au profit d’une résignation relativement sereine : j’aime le Mahler qui lutte et nous avons eu ici un Mahler qui accepte.
Sans doute éduqué au Mahler empathique et déchirant de qui vous savez, et malgré la magnificence de l’orchestre et du concert (qui a reçu un triomphe inhabituel à la Scala depuis quelque temps, avec la salle debout, ce qui est encore plus inhabituel), j’en suis sorti  admiratif d’un son et d’une technique, d’un dialogue parfait et osmotique avec l’orchestre, mais mon cœur n’a pas été mis à nu. Si, selon le mot célèbre de Pierre-Jean Jouve, « la poésie est une âme inaugurant une forme », nous n’avons eu ici que la perfection d’une forme. [wpsr_facebook]

Mariss Jansons à la Scala ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

 

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI les 3 & 4 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY)

Scala, 4 octobre 2014
Scala, 4 octobre 2014

Proposer un Requiem de Verdi à la mémoire de Claudio Abbado apparaît totalement justifié pour la Scala,  on peut s’interroger toutefois sur les motifs immédiats qui ont conduit à programmer ce Requiem immédiatement après une « Schöpfung » de Haydn dirigée par Zubin Mehta, et à insérer en ce début d’automne un concert qui aurait été justifié ou bien plus tôt, ou au moment des célébrations du premier anniversaire de la disparition de Claudio, soit autour du 20 janvier 2015.

Il doit y avoir quelque raison sous-jacente :

–       d’abord la nécessité pour Alexander Pereira de marquer ses débuts en tant que Sovrintendente, après les aventures de sa nomination…

–       ensuite, alors que Daniel Barenboim est encore le directeur musical de la Scala, d’installer Riccardo Chailly, le successeur, dans une œuvre symbolique de la maison, et dans un répertoire dont il est l’un des grands représentants.

–       montrer, en un moment délicat pour les théâtres italiens (la toute fraîche chute de l’Empire romain, enfin je veux dire de l’Opéra de Rome, avec le licenciement d’une partie de l’orchestre et du chœur et le départ de Riccardo Muti ), que les forces de la Scala, elles, sont en excellente santé

–       enfin affirmer par l’éclat de la distribution, des temps à venir dorés.

Manque de chance ou coup de destin, Jonas Kaufmann, s’est fait porter pâle, remplacé par le non moins pâle (au moins le 3 octobre) Matthew Polenzani. Kaufmann annule beaucoup, c’est connu, mais la rumeur publique scaligère, jamais avare de méchancetés, murmure que la santé entrerait peu dans cette annulation, mais bien plutôt le porte-monnaie. C’est un bruit douteux, puisque Kaufmann a annulé en même temps une série de concerts.
Qu’importe, les autres étaient là, et ce fut de toute manière un très beau Requiem, au-delà de toutes les raisons bonnes ou moins bonnes qui en ont motivé la programmation.

Le Requiem de Verdi fait partie des gènes de la Scala, Claudio Abbado lui-même en a dirigés plus d’une quarantaine entre 1968 et 1986, et il est programmé au minimum tous les deux ans dans les saisons scaligères. La dernière édition, dirigée par Daniel Barenboim, remonte à peine à un an, avec le quatuor Harteros/Garanča/Kaufmann/Pape, qui a fait l’objet d’un enregistrement, et qui fut l’un des sommets de la saison précédente. Cette fois-ci, outre le chef, il y a au moins un soliste italien, Ildebrando d’Arcangelo, les autres étant sur le papier au moins inchangés.

Riccardo Chailly  a choisi de rentrer dans l’œuvre de manière contenue, avec un refus absolu du spectaculaire, comme si l’occasion, la mémoire de Claudio Abbado, interdisait de donner à cette œuvre religieusement si ambiguë une couleur trop démonstrative voire superficielle. Il y a, dès le départ, un son plus sourd, un orchestre retenu, un chœur qui se contrôle. Et ce sera le cas tout au long de ces quatre vingt dix minutes. Chailly, contrairement à Riccardo Muti jadis, ne place pas les trompettes du Dies irae aux quatre coins de la salle, pour faire un effet d’apocalypse, il concentre au contraire tout sur la scène, et c’est d’ailleurs tout aussi impressionnant. Le 3 j’ai trouvé l’ensemble un peu froid, un peu sotto tono ou un peu tendu. Rien de cela le 4, où la cohésion et la tension furent totalement musicales, avec une osmose plus marquée entre orchestre chœur et solistes. La préparation de l’orchestre, la précision des indications données sont telles que ni le 3 ni le 4 on ne remarque une quelconque scorie. Ces deux soirs, l’orchestre est à son meilleur niveau, avec des cordes très concentrées (impeccables contrebasses, sonores, précises, nettes, très beaux violons, altos et violoncelles au son chaud et compact. À remarquer aussi les cuivres, le maillon souvent faible de la phalange, dont on n’a ici qu’à se féliciter.
Le chœur (Dir. Bruno Casoni) a montré également une très grande concentration, avec une clarté dans la diction vraiment spectaculaire. Jamais tonitruant, toujours subtil, jouant parfaitement des couleurs, le chœur de la Scala montre qu’il reste l’un des phares de ce théâtre et l’une des meilleures formations au monde. Il y a longtemps que je ne l’avais pas entendu se produire avec une telle perfection.

Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d'Arcangelo le 4 octobre 2014
Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d’Arcangelo le 4 octobre 2014

Même sans Kaufmann, peut-on douter d’un tel quatuor de solistes ?
Certes, il y eut à mon avis de sensibles différences entre les deux soirées. Matthew Polenzani, un ténor qu’on entend plutôt dans le bel canto, voire le répertoire français romantique, que dans Verdi, a eu le 3 octobre un peu de mal à rentrer dans le format, rien à dire formellement, parce que cet artiste a une bonne réputation, une belle technique, un beau contrôle vocal, mais le volume manque pour remplir le vaisseau scaligère et surtout sa voix est noyée par l’orchestre et les autres solistes. Le 4, son Kyrie initial est mieux projeté, plus clair, et l’on comprend alors que sans doute la veille il eut un peu de mal à calibrer. La prestation d’ensemble garde les mêmes qualités techniques, avec le volume en plus et quelque chose de plus ressenti, il en résulte le 4 octobre une vraie présence du ténor.
Ildebrando d’Arcangelo a un timbre relativement clair pour la partie de basse du Requiem où l’on attend des basses plus profondes. Même si la diction est claire, même si la prestation est honorable, il reste que certains moments sonnent moins (Mors stupebit…) et que la présence vocale de l’artiste ne correspond pas à ce qu’on attend habituellement, notamment dans l’interprétation si hiératique de Chailly. D’Arcangelo a une voix de Don Giovanni là où l’on attendrait un Commendatore.
Si l’on doit comparer, il est incontestable que les deux soirées penchent du côté des voix féminines, toutes deux d’un très haut niveau.

Anja Harteros le 4 octobre 2014
Anja Harteros le 4 octobre 2014

Anja Harteros semblait un peu fatiguée, notamment le 3 où le Libera me magnifiquement interprété et dit montrait cependant des moments où le souffle était court, où les notes n’étaient pas tenues comme on l’attendrait et quelques suraigus un peu métalliques. Ce fut moins sensible le 4, et plus engagé et sensible aussi. On ne cesse d’admirer malgré les faiblesses passagères la superbe technique, l’appui sur le souffle, le contrôle des mezze voci, les notes filées, mais aussi la diction et le phrasé. Il reste que dans la Tosca munichoise elle m’est apparue plus en forme, plus énergique, tout en montrant ici une sensibilité, un sens des inflexions, une chaleur dans l’engagement qui contredit les rares mélomanes qui la trouvent froide, ou même qui pensent qu’elle n’a rien à dire.  Anja Harteros, dans la tradition des grandes chanteuses d’origine grecque, porte le drame sur le visage, et l’engagement dans le cœur. Elle est tragédie.
Elina Garanča fut la plus égale tout au long de ces deux soirées. Certains l’ont trouvé un peu absente, manquant de force dramatique. Quelle erreur…elle était exactement là où Chailly voulait, présente, hiératique, tragique sans être dramatique, sans pathos aucun, avec une pureté de timbre et une propreté expressive totalement stupéfiantes.
Voilà une voix d’une incroyable homogénéité, pleine, ronde, qui ne se resserre pas à l’aigu (au contraire d’Harteros les deux soirs –un peu fatiguée il est vrai), une voix présente, chaude, incroyablement colorée, élargie aussi. Elle était déjà excellente avec Barenboim, elle a été les deux soirs inégalable. Je ne sais si elle sera un jour une Azucena, mais nous tenons une Dalila ou une Amneris. Et elle fut vraiment totalement stupéfiante : en quelques années (rappelons qu’elle fut la Dorabella de Chéreau il n’y a pas si longtemps), elle a gravi tous les échelons qui la mènent au sommet. Elle est incontestablement la mezzo du moment. Ne la ratez pas, là où elle chantera.
Ce fut donc un très beau Requiem, plus convaincant le 4 que le 3. Et bien sûr, je pensais au bel hommage que Riccardo Chailly a offert ces deux soirs à Claudio, je pensais aussi qu’il aurait dû en diriger un, avec Kaufmann, à Parme en septembre 2013, je pensais enfin au dernier Requiem entendu, à Berlin, relevant à peine de maladie et encore marqué, où totalement insatisfait il dut reprendre pratiquement l’intégrale de l’enregistrement dans la foulée de la soirée, je pensais enfin à une soirée au Théâtre des Champs Elysées, en 1979, où il me fit comprendre ce qu’était vraiment un Requiem de Verdi . Bref, par ses inflexions, par sa tension, par sa poésie aussi, ce Requiem scaligère m’a renvoyé à Claudio, non par les vaines comparaisons et non plein de regrets en pensant il n’est plus là, mais plein d’émotion sereine en pensant, il est encore là. [wpsr_facebook]
IMAG3448

 

L’HOMMAGE DE LA SCALA ET DE MILAN À CLAUDIO ABBADO. QUELQUES RÉFLEXIONS.

Milan, 27 janvier 2014
Milan, 27 janvier 2014

Le 27 janvier, j’étais à Milan.
N’ayant pu me rendre à Bologne, j’ai pu me libérer pour assister à cette cérémonie (voir la vidéo) dans la grande tradition scaligère, qui associe la ville (la “Cittadinanza”) et son théâtre, lors de l’hommage à un de ses directeurs musicaux disparus: Arturo Toscanini, Victor De Sabata, Gianandrea Gavazzeni eurent droit à cet hommage, c’est au tour de Claudio Abbado. L’Orchestre du théâtre joue dans une salle vide et ouverte sur la place . Cette fois-ci, sur la scène, le directeur musical , Daniel Barenboim, qui comme on le sait était un ami de longue date de Claudio,  dirigeait non pas l’orchestre de la Scala mais la Filarmonica, fondée par Claudio Abbado sur le modèle du Philharmonique de Vienne en 1982.
Daniel Barenboim et les musiciens ont donné une interprétation impeccable et très sentie de l’adagio de la Symphonie n°3, Eroica, de Beethoven, “à la Furtwängler”,  cher au coeur de Barenboim, pleine de solennité, pleine de grandeur, même au moment du fugato central, qui gardait cette monumentalité qui a bouleversé beaucoup d’auditeurs, des auditeurs silencieux, très divers: on y reconnaissait évidemment des amis, des connaissances, des spectateurs vus à la Scala (si l’on excepte les touristes et les mélomanes étrangers, 75% du public est milanais, et qui fréquente régulièrement cette salle prend vite ses repères), mais aussi des familles, des étudiants, des “anonymes” comme on dit. On entendait autour de soi “rinascità di Milano”, la renaissance de Milan, comme si, serrés autour de la mémoire de Claudio Abbado, les habitants se retrouvaient pour célébrer la ville, et pour célébrer celui qui, pendant dix-huit ans entre 1968 et 1986, en a été l’une des gloires, adulé par beaucoup, mais aussi très contesté par d’autres: la lecture de la presse de l’époque rendrait compte de l’extraordinaire violence des attaques dont il fut l’objet.
En tous cas il fut une figure à un moment où Milan, avec Paolo Grassi, Giorgio Strehler, Claudio Abbado, dictait à l’Italie sa couleur culturelle, notamment dans le spectacle vivant et où les institutions milanaises s’exportaient: on se souvient des tournées à l’Odéon du Piccolo Teatro, mais aussi de l’accord signé entre Paolo Grassi et Rolf Liebermann pour un échange régulier de productions. On a vu à l’époque à Paris et pour des raisons bonnes ou mauvaises Simon Boccanegra (Strehler, Scala), Wozzeck (Ronconi, Scala), Madama Butterfly (Lavelli, Scala), L’enfant et les sortilèges (Lavelli, Scala) tandis que Paris a envoyé Lulu (Chéreau, Boulez) au cours d’un Festival Berg qui fut l’unique événement notable de véritable échange entre les deux théâtres. Il est vrai que la réaction négative de Claudio pendant le Simon Boccanegra (il avait publiquement dit le mal qu’il pensait de l’orchestre) et la perte d’influence de Rolf Liebermann, qui n’était plus en cour auprès de la présidence de la République furent pour beaucoup dans le relatif échec de cette politique. Il reste qu’à Milan, et jusqu’à la fin des années 80 et le début de mani pulite, l’argent coulait à flot et les initiatives culturelles étaient assez nombreuses et spectaculaires, l’époque Abbado en a évidemment profité. C’est un peu ce souvenir qui flottait, un souvenir évidemment magnifié par l’émotion et la présence de nombreux nostalgiques de ce mythique Âge d’Or.
Ce fut une grande époque, mais aussi une époque féroce de luttes idéologiques, dont il reste des traces aujourd’hui: Claudio Abbado, homme de gauche, compagnon de route du PCI (Parti Communiste Italien) alors et toujours proche du PD (le Partito Democratico) n’avait plus depuis longtemps joué en usine, non plus que Maurizio Pollini, mais reste un chiffon rouge pour certains crétins: voir le titre du Il Giornale (le quotidien de Berlusconi) de ce jour qui traite Abbado de bacchetta rossa (baguette rouge)

claudio-abbado-il-giornale-prima-paginaou l’article infecte du journal Libero par un critique qui se cache sous un pseudo, qui l’attaque sur Cuba. Épiphénomènes, d’autant que les opinions bien connues d’Abbado et qu’il a toujours affirmées n’ont jamais interféré sur sa manière de faire de la musique qui elle n’est ni de gauche ni de droite. Quant à ceux qui soutiennent que c’est parce qu’il est de gauche qu’on l’honore de cette manière, laissons les nager dans leur bêtise ou leur crasse.
En tous cas, je pense que les journaux de la droite italienne ont vu non sans agacement 8000 à 10000 personnes se réunir sur la Piazza della Scala autour du chef disparu. Un tel rassemblement montre aussi quelle relation Claudio Abbado avait noué avec le public, et quelle image il avait dans la population qui ne fréquente pas forcément les salles de concert, mais qui était là ce lundi soir.
Car c’est bien là la particularité de ce chef: à la fois discret, voire fuyant, et en même temps capable de déchainer des enthousiasmes infinis et une admiration presque détachée de son activité.
On a croisé hier bien des amis, mais aussi des spectateurs connus comme “mutiani” car l’Italie sait avec génie structurer sa population en différents courants, ou clans: Abbado était lui même un tifoso du Milan AC (bien que Berlusconi en soit le propriétaire), quand d’autres soutiennent l’Inter. Cela semble en France un peu baroque, mais en Italie l’union autour du club de foot qu’on soutient a du sens. Sur ce modèle, le public de la Scala s’est au long de son histoire divisé en callassiani et tebaldiani,  en abbadiani et mutiani, demain sans doute (cela commence déjà depuis la nomination de Chailly comme directeur musical) en chaillyani et gattiani. C’est la vie pittoresque de ce théâtre, qu’ailleurs on arrive difficile à se représenter et comprendre. C’est cette réalité qui a permis aux abbadiani itineranti, lundi très nombreux, d’ailleurs objet d’un regard plutôt condescendant de notre presse musicale bien pensante, de se développer à l’ombre de Claudio. Quelqu’un l’a sussuré à la radio lors de la table ronde organisée par France Musique l’autre vendredi en disant “gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge”. Mais Claudio lui-même avait donné son placet à la création de ce club, et a continué jusqu’aux derniers jours à entretenir les contacts de manière suivie, tout simplement parce que les rapports avec lui étaient simples et amicaux et touchaient tous les sujets, il ne se gardait pas tant que ça de ses dangereux amis…
J’ai écouté d’ailleurs avec attention cette intéressante table ronde, podcastable. Je ne suis pas familier des rares choses que disent ou écrivent les journalistes français sur Claudio Abbado et j’ai parcouru d’assez loin ce qui s’est écrit en France . Je lis plutôt les grandes références de la presse de langue allemande qui l’ont toujours suivi : Frederik Hanssen (Tagesspiegel), Manuel Brug (Die Welt) et surtout Wolfgang Schreiber (Süddeutsche Zeitung) et Peter Hagmann (NZZ).
J’étais donc très curieux d’entendre une table ronde que j’ai trouvé passionnante surtout par ce qu’elle disait en creux. En creux, elle disait l’étrange rapport de Claudio Abbado avec la France: rien d’inexact, des remarques justes, et en même temps des références plutôt anciennes, qui me faisaient penser à ce qui se disait de lui dans les années 80, notamment pour ses concerts ou ses disques symphoniques, notamment pour sa froideur; quelqu’un a même parlé de “feu glacé”, oxymore que nos 10000 personnes présents lundi à la Scala apprécieront: se déplace-t-on à 10000 pour vingt minutes d’hommage à un “feu glacé”?
Ainsi, en ce qui concerne l’opéra, à part les années Scala et Verdi, peu ou pas de références: j’ai écrit quelque part dans ce blog qu’Abbado a longtemps été pour les français le chef verdien par excellence et j’ai entendu  plusieurs fois par les journalistes présents rappeler l’équation chef italien= répertoire italien: entre Verdi, Rossini, Donizetti, Bellini, Abbado a dirigé tout de même des phares du répertoire, même si les participants ont noté qu’il n’avait pas dirigé Puccini. Certes, mais je peux assurer qu’il en avait caressé l’intention.
Mais c’est à la suite d’un concert Brahms particulièrement heureux que les Berliner Philharmoniker l’ont élu et c’est plus sur Mahler qu’il a construit sa légende, notamment à la fin de sa carrière…
On a parlé à la radio de Verdi et Rossini mais les Wagner et les Mozart, Berg et Debussy n’ont pas été même évoqués, l’exhumation de Fierrabras de Schubert à Vienne passée sous silence, comme si cela ne correspondait pas à l’image qu’on voulait transmettre de lui. Et même à la Scala, Abbado a dirigé, outre Verdi, Bellini, Berg, Gabrieli, Debussy, Donizetti, Manzoni, Moussorgski, Mozart, Nono, Prokofiev, Rossini, Schönberg, Stravinski, Wagner. Réduire à Verdi/Rossini reste un peu limitatif, sinon vraiment erroné.
Autres approximations: on a évoqué en lui le “grand bourgeois” qui savait manœuvrer. Là aussi, on tombe dans le cliché, sans comprendre vraiment sa manière d’aborder les choses. Claudio Abbado est issue d’une famille de la bourgeoisie moyenne cultivée: c’est l’évolution de sa carrière, mais aussi le mariage de sa sœur Luciana avec Luigi Pestalozza, musicologue, historien de la musique, mais aussi partisan pendant la guerre et très lié au Parti Communiste qui font que la famille Abbado va pendant un temps être une référence dans la vie musicale milanaise, avec le frère Marcello au conservatoire G.Verdi, la sœur Luciana aux éditions Ricordi, et Claudio à la Scala: c’est plus une famille de bonne bourgeoisie de gauche (“radical chic” dirait-on en Italie) que véritablement de la grande bourgeoisie, mais en revanche elle pouvait assurément apparaître aux yeux des adversaires comme un clan qui verrouillait les activités musicales milanaises: il reste que Luciana Pestalozza a fait beaucoup pour la musique contemporaine à Milan et qu’au moins , comme les participants l’ont justement rappelé,  Claudio a de nombreuses fois laissé le pupitre très symbolique de la Prima du 7 décembre à des collègues: Votto (1969-70), Gavazzeni (1970-71, 1972-73), Böhm (1974-75), Kleiber (1976-77) – ils étaient très amis, Claudio portait sa montre-, Maazel (1980-81, 1983-84, 1985-86) et Muti (1982-83),  ont ouvert des saisons à la Scala .
Autre raccourci: l’habileté supposée de Claudio Abbado à gérer les arcanes de la vie milanaise. Les liens qu’il avait avec le parti communiste, mais aussi avec le parti socialiste (Paolo Grassi, sovrintendente de la Scala et son successeur Carlo Maria Badini) suffisaient dans une Italie dominée par des clans et des appuis partisans: il n’avait pas à se mouvoir. Il suffisait de vouloir pour obtenir.
De toute manière Claudio a toujours fait ce qu’il a voulu, et les faits sont têtus (comme lui): quand ils lui ont résisté, il est parti. Il est parti de la Scala quand il a senti des résistances dans l’orchestre travaillé par d’autres voix, il est parti de l’Opéra de Vienne quand la mort de Klaus Helmut Drese le Generalintendant de Vienne, avec qui il avait construit son projet,  a amené à la tête de la Staatsoper Eberhard Wächter et Ioan Holänder qui n’avaient pas du tout en tête le même projet,  il a annoncé son départ de Berlin peu après que le Spiegel eut fait état d’une fronde chez les berlinois, dont certains lui ont toujours été hostiles, (mais Guy Braunstein, ex-premier violon et Ludwig Quandt, violoncelle solo des Berliner portaient son cercueil) il a renoncé à diriger les viennois (mais Alois Posch, ex contrebasse solo des Wiener et contrebasse solo de Lucerne Festival Orchestra et de l’Orchestra Mozart portait son cercueil) lorsque les Wiener Philharmoniker ont refusé de changer leur organisation à Salzbourg pour qu’il puisse diriger tout le temps les mêmes musiciens (pour Tristan et Così fan tutte). S’ajoute à ce dernier point qu’à Salzbourg il se méfiait de Gérard Mortier et surtout n’était pas convaincu par le metteur en scène Hans Neuenfels dans Così fan tutte. Il est donc parti, en un communiqué de presse paru le 1er janvier 2000 !
Oui, il ne luttait pas, mais s’il sentait qu’il n’y avait plus consensus pour comme il le disait “faire de la musique ensemble”, ou simplement, faire les choses comme il l’entendait et comme il en avait envie, il partait ailleurs. D’ailleurs, son départ de Berlin marqua la fin de sa collaboration régulière avec des orchestres institutionnels qui ne correspondaient plus à ce qu’il attendait, après sa longue carrière.
Après Berlin, il ne dirigea que des orchestres qu’il connaissait, ou dont il avait plus ou moins choisi la composition, le Lucerne Festival Orchestra, le Mahler Chamber Orchestra (avec qui il a continué une collaboration au moins annuelle) et l’Orchestra Mozart, qu’il composait autant que de besoin, et une fois par an, les Berliner,  faisant du rendez-vous de mai un des grands moments de chaque saison .
Lorsqu’un chef de cette trempe meurt, il est évident qu’il faut revenir sur l’ensemble de la carrière, et l’on remarquera que son comportement fut singulier dès le début: pouvait-on alors ignorer qu’à 32 ans il imposa pour sa première apparition à Salzbourg (14 août 1965) la symphonie Résurrection de Mahler, au lieu d’un programme Cherubini que voulait Karajan? Et il imposa Wozzeck (en version originale) à la Scala dès 1971 dans un théâtre qui dix sept ans avant  en avait hué  la création à Milan (par Dimitri Mitropoulos et en version italienne).
En terme de parcours, les quatre participants ont beaucoup parlé de la Scala, mais peu de Vienne (sinon de Wien Modern, essentiel il est vrai), et presque pas de Berlin, sinon pour reconnaître que le choix des berlinois était judicieux après l’ère Karajan (même si cette nomination fut un coup de tonnerre). Curieusement, la période plus récente a été passée sous silence: j’ai bien entendu l’un d’eux reconnaître que ses Beethoven en DVD (2002-2003)  avaient plus de chaleur, mais c’était en même temps reconnaître qu’il ne les avait pas entendus en concert, ni à Rome, ni à Vienne (hiver 2001), ni même à Salzbourg (Printemps 2001) où il en a donné quelques uns. C’est bien là mon étonnement: comment parler de la musique d’Abbado sans rappeler d’autres concerts que grosso modo, ceux donnés à Paris, alors que c’est un chef qui ne prenait toute sa dimension qu’au concert.
Voilà pourquoi cette table ronde m’a laissé l’impression d’une considération plus convenue que vécue. Chacun a ses goûts et sans doute avait-on affaire à des critiques distanciés, ce qui est tout à fait admissible, mais à l’argumentation et aux exemples très partiels, et donc plutôt partiaux, ce qui l’est moins.
Personne n’est contraint d’aimer Abbado, mais tout de même, rester si éloigné de la réalité notamment des dernières années, où chaque apparition à Lucerne faisait événement, ou certains concerts à Berlin furent mémorables (en mai dernier, avec une Symphonie Fantastique encore dans les mémoires) m’étonne et me fait dire que Claudio, si aimé, voire adoré à Berlin, ou même à Vienne ait été mis à distance par une presse française qui ne s’est pas vraiment intéressée à sa carrière après 1990. Pourtant, les concerts de Pleyel ces dernières années avaient été accueillis par un public particulièrement chaleureux. Mais public et presse, ce n’est pas toujours la même chose.
Je ne pense pas être de parti pris (je vous vois sourire), certains programmes fractionnés ne m’enthousiasmaient pas, tous les concerts n’étaient pas des épiphanies, l’Orchestra Mozart ne sonnait pas toujours de manière convaincante (même si les dernières prestations furent vraiment exceptionnelles), mais il reste que Claudio nous surprenait toujours, notamment parce que retravaillant les partitions, il ne se répétait jamais: son Beethoven très symphonique de l’intégrale avec les Berliner parue en 2000 tranche avec l’approche dynamique et plus chaleureuse de la version suivante (les concerts de Rome de 2001) sortie en 2002-2003 en DVD et en 2008 en coffret CD, faite avec un orchestre plus réduit, plus proche d’un orchestre de Haydn que d’un grand orchestre romantique. Mais les derniers Beethoven de Lucerne marquent un retour à une approche plus symphonique.
Sa personnalité était peu ouverte à ceux qu’il ne connaissait pas, il n’aimait pas les interviews sauf de journalistes familiers ou amis (ce qui pouvait gêner ceux qui voulaient l’interviewer ou converser avec lui), il n’était ni un homme de discours, ni d’écriture, mais un homme de projets (il en fit à Milan, à Vienne, à Berlin…partout où il passa) et c’était au concert qu’il s’ouvrait et  parlait. Ses écrits (en collaboration avec Lidia Bramani par exemple) restent essentiellement d’intéressants récits d’expériences ou de souvenirs, des conversations, mais pas des moments d’une épaisseur conceptuelle inoubliable. Car s’il lisait beaucoup (j’avais vu traîner dans sa loge à Berlin un livre de Gustave Thibon au moment où il faisait Parsifal), ses lectures alimentaient la construction des projets, ses interprétations ou sa maturation des œuvres, mais pas vraiment de discours sur l’oeuvre, avec lui, on parlait de tout (notamment d’écologie ou de foot), et assez peu de musique. Il parlait d’ailleurs peu sur les oeuvres, et n’aimait pas qu’on souligne par exemple qu’il avait des compositeurs favoris. Je me souviens lorsque nous préparions une exposition autour de sa carrière, nous avions pensé insister sur Mahler en valorisant un espace spécifique: et il avait écarté cette suggestion en nous répondant : “E gli altri? poverini!” (Et les autres, les pauvres…). Cette modestie dans l’approche, il l’a toujours eue et revenait sans cesse sur le métier, en artisan plus qu’en maestro. Il revenait sur les œuvres quand il lui semblait qu’elles pouvaient encore dire quelque chose et il était aussi capable de juger sévèrement, voire de refuser de voir cités des enregistrements qu’il estimait ratés.
Son expression, sa plume, son outil, c’était l’orchestre et quand il n’a plus eu besoin de carrière, quand il a enfin pu faire ce qu’il voulait, et faire de la musique comme il voulait et avec qui il voulait, il en a saisi l’occasion. Ses dix dernières années furent donc une chance dont très peu de chefs ont pu bénéficier et qui furent un cadeau extraordinaire pour le public, notamment à Lucerne où la présence du Lucerne Festival Orchestra a changé vraiment l’ambiance des concerts, devenue familière, chaleureuse, une ambiance de confiance et de disponibilité, grâce à l’attention  de Michael Haefliger, un intendant à la fois passionné et sensible.
On peut comprendre que sa personnalité n’ait pu séduire ceux qui attendent des chefs un discours, une sorte d’enseignement sur les œuvres qu’ils abordent, les grenouilles de backstage. À Abbado il suffisait de les diriger pour faire comprendre et surtout pour faire sentir. J’ai écrit que c’était un chef synesthésique, il avait conquis le public par cette communication-là, subtile, impalpable, créatrice d’attente tendue: il y avait cette électricité dans l’air à Lucerne ou à Berlin lorsqu’il apparaissait, et de cela, nous sommes orphelins.[wpsr_facebook]

 

Appendice:
Claudio Abbado à l’opéra (Productions et non opéras en concert, systématiques à Berlin – avec une production de Falstaff à la Staatsoper Unter den Linden)

À la Scala
Manzoni: Atomtod
Donizetti: Lucia di Lammermoor
Bellini: I Capuleti e i Montecchi
Verdi: Don Carlo (2 productions), Simon Boccanegra, Macbeth, Aida, Un ballo in maschera
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, La Cenerentola, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Berg: Wozzeck (2 productions)
Nono: Al grand sole carico d’amore, Prometeo
Schönberg: Erwartung
Prokofiev: L’Amour des trois oranges
Stravinski: Oedipus Rex
Gabrieli: Edipo Re
Mozart: Le nozze di Figaro
Moussorgski: Boris Godounov
Wagner Lohengrin
Debussy: Pelléas et Mélisande
Bizet: Carmen

À Vienne (1986-1994)
Verdi: Don Carlo (répertoire), Simon Boccanegra,  Un ballo in maschera
Wagner: Lohengrin (répertoire)
Schubert: Fierrabras
Strauss: Elektra
Rossini:  Il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Mozart: Les nozze di Figaro, Don Giovanni
Moussorgski: Boris Godounov, La Khovantschina
Debussy: Pelléas et Mélisande

Ailleurs (Edimbourg, Paris, Londres, Tokyo, Turin, Ferrare, Salzbourg, Berlin, Reggio Emilia, Bolzano, Tel Aviv etc…)
Bizet: Carmen
Verdi: Simon Boccanegra (3 productions), Otello, Falstaff (2 productions)
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, Il viaggio a Reims
Debussy: Pelléas et Mélisande
Berg: Wozzeck
Strauss: Elektra
Wagner: Tristan und Isolde, Parsifal
Moussorsgki: Boris Godunov
Janaček: De la maison des morts
Mozart: Don Giovanni (2 productions), Così fan tutte, Le nozze di Figaro, Die Zauberflöte
Beethoven: Fidelio

 

 

CHAISES MUSICALES POUR FAUTEUILS LYRIQUES: STÉPHANE LISSNER ARRIVE À PARIS PLUS VITE QUE PRÉVU

Jeu de chaises musicales, domino lyrique: comment appeler ce qui vient de se passer ? Grâce au rififi salzbourgeois qui amène à un départ anticipé d’Alexander Pereira  après le festival 2014, ce dernier peut arriver à la Scala, où il est nommé sovrintendente en septembre 2014 et non en 2015. Du coup Lissner peut partir de la Scala et arriver sur Paris dès septembre 2014 . Nicolas Joel peut donc partir de l’Opéra “à sa demande”…un an à l’avance.  Certes, chacun gèrera la saison du prédécesseur, mais dans les grandes maisons, souvent la première saison d’un manager est faite de productions qu’il a programmées et de quelques autres qui ont été prévues par son prédécesseur à cause de l’anticipation nécessaire (au moins trois ans, sinon plus) pour avoir les artistes qu’on veut.
Disons que le départ de Nicolas Joel ne fera pas pleurer les foules, je dis bien les foules, car il paraît que l’Opéra de Paris n’a jamais eu autant de public: on entendait la même antienne du temps de Gérard Mortier. Tant mieux au fond, les foules en question pourront apprécier la différence entre la programmation Lissner et la programmation Joel. Des années Joel, je retiendrai d’abord des promesses (chanteurs, répertoire français) très partiellement tenues, le Werther de Kaufmann, mais la production venait de Londres, un Ring, musicalement acceptable, scéniquement médiocre, mais un Ring enfin après tant d’années d’attente,  Mathis der Maler (Olivier Py) avec un magnifique Mathias Goerne et aussi quelques reprises appréciables de quelques productions Mortier. Assez maigre.
On connaît suffisamment Stéphane Lissner pour prévoir que l’image de la maison et la couleur des productions vont changer assez radicalement: et il le fera très vite, question de stratégie.  Il trouvera malgré tout en arrivant une maison en ordre de marche et un répertoire consolidé, et non pas une maison en déshérence comme lorsqu’il est arrivé à la Scala, où son bilan est plutôt positif pour le renouvellement du répertoire et l’ouverture scénique, et plutôt négatif pour le maintien à  niveau des productions de répertoire italien: ce n’est pas là où il aura brillé.
Mais comme Pereira à Salzbourg, Lissner part de Milan plutôt critiqué que regretté. C’est à mon avis injuste: il a réussi à imposer à un public notoirement difficile, très conservateur et plutôt provincial une politique tout de même plus audacieuse que par le passé, même si c’est resté dans les limites supportables par les milanais (le plus osé, c’est Claus Guth…qu’aurait-ce été avec un Warlikowski ou un Castorf). On lui doit, à lui aussi, un Ring de très haut niveau scénique et musical, avec un Barenboim des très grands jours et un Guy Cassiers inégalement inspiré, mais qui constitue tout de même une vraie référence de modernité, largement acceptée par le public, il faut le reconnaître. On lui doit de magnifiques Wagner, de très beaux Strauss, de remarquables Britten, Janacek et Berg, un Falstaff (il faut bien un Verdi) de référence.Un bilan très respectable de théâtre très internationalisé.
Quant à Pereira, nemo propheta in patria, il part de Salzbourg à la fois victime de son orgueil et de sa présidente, Dame Helga Rabl-Stadler, la dévoreuse de boss, qui est en train d’user ses intendants à une vitesse assez stupéfiante: elle était déjà là sous Mortier…et après Mortier (parti en 2001) sont passés Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, un interim de Markus Hinterhäuser, actuel directeur des Wiener Festwochen, qui pourrait bien  vite revenir à Salzbourg mais cette fois comme intendant de plein exercice et Alexander Pereira dont on pensait qu’il couronnerait sa carrière et qui n’a fait que passer, après de longues années remarquables à Zürich. “Un petit tour et puis s’en vont” symbole des difficultés à retrouver une identité stable au plus grand festival européen de musique.
Le rififi n’est pas réservé à la France, l’Italie ou l’Autriche. À Madrid, Gérard Mortier qui lutte contre un cancer, menace depuis quelques mois de partir par anticipation, après avoir renouvelé profondément le répertoire du Teatro Real: sa saison est encore vraiment stimulante cette année. Il menaçait l’an dernier à cause des éventuelles restrictions de crédit,  il menace maintenant de partir pour protester contre la nomination probable de son successeur éventuel, le catalan Joan Matabosch, directeur du Liceu de Barcelone, maison solide qui a des orientations plutôt à l’opposé de celles du bouillant Mortier. Il nous reste à lui souhaiter que sa santé se rétablisse, et qu’il finisse son mandat (2016) pour nous régaler encore de spectacles de référence.
Comme on le voit, le monde de l’opéra est un melodramma giocoso…en 40 ans de vie lyrique suivie à la lettre, je n’ai connu que polémiques à Paris autour de l’opéra: polémiques contre Rolf Liebermann, puis contre Bernard Lefort, puis contre Daniel Barenboim, puis contre Pierre Bergé. Hugues Gall y a un peu échappé, mais Gérard Mortier les a fait revivre, telles le Phénix, et ne parlons pas de Nicolas Joel. Que voulez-vous, il faudrait un Saint Simon pour décrire les heurs et malheurs de l’opéra, art de cour par excellence, peu aimé de nos présidents pourtant si monarchiques (à part Giscard d’Estaing, les autres ne s’y sont pas fait voir), peu aimé des ministres des finances (on y voyait pourtant fréquemment Madame Lagarde) car il coûte toujours trop cher, de plus en plus cher, mais visiblement de plus en plus aimé du public…Adieu Nicolas (le Saint des cadeaux), bonjour Stéphane (le saint du lendemain de Noël): un directeur de l’opéra, c’est un peu notre père Noël. [wpsr_facebook]

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013 : FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 2 FEVRIER 2013 (Dir.mus: Daniel HARDING, Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte III ©Catherine Ashmore

 

 

Les photos sont reprises de la production de Covent Garden (avec Ambrogio Maestri dans Falstaff ©Catherine Ashmore)

J’ai suffisamment écrit dans ce blog sur  les difficultés de la Scala à offrir des représentations verdiennes du niveau de ses représentations de répertoire non italien, (Wagner, Strauss, Britten, Berg) pour applaudir avec joie à la représentation à laquelle je viens d’assister d’un opéra qui n’est pas le plus facile ni le plus populaire de Verdi. Pas d’airs à proprement parler, des mises en scène souvent très traditionnelles, inscrites dans des images d’Epinal, une musique raffinée, qui exige de la part du chef précision et sens du rythme, et un suivi très attentif du plateau. On s’étonne toujours qu’un homme de 80 ans se soit à ce point renouvelé, et propose une œuvre d’une telle vitalité ; dans quelques jours la Scala fêtera le centenaire (le 9 février 2013, mais Falstaff est joué le 8, comme le signale un lecteur plus attentif que moi) de cette œuvre de génie, qui affiche son siècle avec une jeunesse dont on ne revient toujours pas.
La Scala fêtera dignement ces cent ans, avec un jour d’avance, car la production proposée, la distribution, et le chef, tout contribue à faire de ce rendez-vous une grande réussite.
Depuis 1980 et jusqu’à 2004, la Scala a vécu avec la production de Giorgio Strehler, inauguration de 1980 sous la direction de Lorin Maazel avec notamment  Juan Pons, Bernd Weikl, Mirella Freni proposée 8 fois, (dernière en 2004, dirigée par Riccardo Muti). Une production esthétiquement très soignée, dans des décors d’Ezio Frigerio avec comme toujours des éclairages à se damner, que Strehler avait voulu à la fois paysanne et lombarde. Les paysages étaient ceux d’une plaine du Po familière à l’ensemble des spectateurs. Nous sommes avec Robert Carsen à l’opposé, dans un monde plutôt britannique (ce dont on ne saurait se plaindre, Shakespeare oblige!), urbain, des années 50, d’hôtels de luxe, de clubs hippiques, et des cavaliers dont la chasse est le hobby et de cuisine à l’américaine de la ménagère de moins de 50 ans. Sans renoncer du tout à l’histoire (le livret est scrupuleusement suivi), il fait de Falstaff un aristocrate ruiné à l’anglaise, sans doute un ex-propriétaire terrien, peut-être de haras, qui vit sur le dos de la société par son appartenance à la classe dirigeante. Face à lui, le monde d’une bourgeoisie riche représentée par Ford, beaucoup plus clair avec cette transposition que dans la vision traditionnelle, le sommet étant le moment où Falstaff est piégé dans cette immense cuisine à l’américaine aux couleurs de sit-com, riche de toutes les nouveautés de l’électroménager des années 50, mais où les dames continuent tout de même de cuisiner !

Entrée du Signor Fontana ©Catherine Ashmore

Ou bien Ford déguisé en Signor Fontana qui apparaît comme un riche texan, chemise, costume, chapeau, marque très prégnante du rêve et du modèle américains de réussite.

Falstaff sc.1 ©Catherine Ashmore

Fastaff vit dans une immense chambre d’hôtel de luxe, et le rideau se lève sur son lit monumental, entouré de tables non débarrassées avec les reliques des repas des jours précédents, puis on passe dans le salon du Club (gravures de chevaux au mur, fauteuils de cuir confortables où Falstaff règle ses affaires) où une Miss Quickly désopilante (magnifique Marie-Nicole Lemieux) va piéger le vieil homme. L’attention au personnage est totale, avec Terfel, ce n’est pas du tout un gros pataud, une sorte de Ochs vulgaire. Falstaff garde au contraire des traces de son élégance passée, il esquisse des pas de danse, prend des postures élégantes,(lorsqu’il chante « su me, su me, sul fianco baldo, sul gran’ torace » mais avec les signes des ans l’irréparable outrage) : il est plus souvent attendrissant que ridicule et la mise en scène marque sa solitude.

La cuisine ©Catherine Ashmore

Au contraire de Ford, le riche parvenu, toujours accompagné d’une foule de profiteurs, de solliciteurs, de cette foule  inutile qui flaire l’argent: la scène dans la cuisine est réglée avec une intelligence rare et une précision d’horloge, entre le groupe de Ford et le groupe des femmes entourant le coffre à linge.
Autre jolie trouvaille, celle de proposer la première scène où apparaissent ces dames dans un restaurant salon de thé, où Fenton est serveur. Du même coup, le motif du refus de Ford de lui donner sa fille Nanetta est parfaitement lisible : il s’agit de refuser une sorte de mésalliance. Mais le monde des deux amoureux est ailleurs, et là aussi Carsen les isole par un éclairage qui suspend le temps dans le duo « Bocca bacciata non perde ventura ».
Le troisième acte est particulièrement bien réglé, entre le réalisme de la première scène : Falstaff se retrouve endormi dans une étable et dans une stalle, un beau cheval (un vrai ! s’est étonnée une dame derrière moi) qui se régale de foin, et avec qui Terfel va dialoguer, c’est tout ce qui lui reste (en bon gallois, il connaît bien les chevaux) et des autres stalles émergent les personnages (on pense au 3ème acte du Rosenkavalier, avec lequel il y a bien des échos). La scène nocturne est finalement assez simple et les effets se limitent à l’ensemble des personnages et du chœur coiffés des cornes du « chasseur noir », avec au milieu de cette obscurité, l’apparition lumineuse de Nanetta en Fée.
La scène finale avec le double mariage, Nanetta/Fenton et Cajus/Bardolfo  est un authentique « Mariage pour tous » pour être dans l’actualité et permet de rendre logique l’image finale du repas qui réunit tout le monde autour de la table, avant la fugue finale enjouée pendant laquelle toute la salle s’éclaire.
Je ne suis pas toujours très enthousiaste du travail de Carsen, auquel je trouve souvent une modernité de façade, mais cette mise en scène de Falstaff , tout en respectant les différents moments du livret à la lettre, permet de poser une lecture sociale d’une grande clarté, tout en réglant tous les détails de l’intrigue avec précision, et en proposant un travail enjoué, souvent ironique, d’où n’émergent jamais  méchanceté ou mépris pour le héros . En ce sens, il respecte parfaitement les intentions de Verdi. Mais pour réussir ce pari, il faut un Falstaff qui emporte la troupe et l’entraîne dans cette folle équipée : c’est bien le cas de Bryn Terfel que j’avais déjà vu dans le rôle il y a treize ou quatorze ans (il était encore un « jeune »chanteur ) à Berlin et à Ferrare dirigé par Abbado avec lequel il l’a enregistré.  Avec l’expérience, un sens de la scène inouï, une voix somptueuse, puissante, large, et surtout, ce qui est essentiel dans Falstaff, une diction exemplaire et d’une rare élégance qui lui donne cette hauteur aristocratique réelle malgré la déchéance, Bryn Terfel propose un Falstaff anthologique, fabuleux, qui oblige tous les autres à se surpasser et qui a fait dire à des amis qui ont vu l’autre distribution que celle-ci (dite cast B) était supérieure.
Massimo Cavaletti en Ford n’a peut-être pas la puissance d’un Bernd Weikl, mais il est doué d’une voix bien posée, son chant est dominé, élégant, sa diction est elle aussi très soignée, et au total propose une très belle composition. Le Fenton d’Antonio Poli n’a pas la voix ultra légère des Fenton habituels : on l’entend, il remplit la salle, a une jolie présence et son timbre se combine parfaitement avec celui de Nanetta, la jeune Ekaterina Sadovnikova, qui elle non plus n’a pas la voix légère et évaporée de trop de Nanetta : la voix est lyrique, au volume assez large, très bien contrôlée avec un beau travail sur le souffle, une Nanetta présente avec un chant de qualité, magnifique succès au final.
Si la Meg Page de Micaela Custer est à peu près inexistante (mais le rôle n’est pas passionnant),

Marie Nicole Lemieux et Ambrogio Maestri ©Catherine Ashmore

la Quickly de Marie-Nicole Lemieux est « un » personnage, avec un abattage scénique inouï, une aisance confondante et des graves à se damner : après Terfel, c’est elle qui emporte les suffrages enthousiastes du public. La Alice Ford de Carmen Giannatasio, qu’on commence à voir sur les scènes dans des rôles de lyrique et de lyrico-spinto, n’est pas assez à l’aise dans l’aigu (crié pour le seul do de la partition pour elle), même si la voix est assez large pour dominer les ensembles et notamment le final.  Son Alice est acceptable sans nul doute, mais elle ne fait pas oublier loin de là les grandes du passé. Je ne pense pas que cette chanteuse soit passionnante, elle passe de manière linéaire, même si elle rend bien son personnage de petite bourgeoise parvenue.
Si plateau et mise en scène fonctionnent, il faut aussi rendre hommage à une direction musicale de très haut niveau, où il faut le reconnaître, beaucoup n’attendaient pas forcément Daniel Harding.
Je sais bien que Daniel Harding est souvent critiqué, qu’il n’est pas forcément aimé des mélomanes, que son style surprend dans bien des cas et qu’il a traversé des périodes difficiles et peu convaincantes. Mais dans ce Falstaff, il montre à la fois un sens des rythmes et une dynamique palpitante bien conforme à ce Verdi-là, une attention et une précision rares dans les ensembles et les concertati, si nombreux, un souci du détail, un accompagnement des paroles et des dialogues et une sensibilité et un raffinement dans les moments les plus lyriques qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion. Après avoir traversé des moments difficiles, qui ont fait douter de la pérennité d’une carrière commencée tôt sous les auspices conjoints de Sir Simon Rattle et de Claudio Abbado, il semble qu’il revienne au premier plan. Dans ce Falstaff, il apporte la preuve qu’il est un très grand chef : sa direction est d’une variété de couleurs, d’une rigueur et d’une cohérence rare, avec un orchestre, comme souvent dans ces cas-là, qui le suit sans hésitations ni scories, offrant une des plus grandes soirées verdiennes à la Scala de ces dernières années.
Cette production mérite de faire le tour des grandes salles (MET, ROH Londres, Amsterdam, Toronto) et Terfel mérite le détour : il y a encore des places les prochains jours, courez à Milan si vous le pouvez fêter le centenaire de la jeunesse, de la vigueur et de la poésie !
[wpsr_facebook]

Scène finale ©Catherine Ashmore

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
[wpsr_facebook]

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
[wpsr_facebook]

Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: Une autre critique, très acerbe, du LOHENGRIN de Richard WAGNER du 7 décembre 2012

L’article qui suit est la traduction rapide d’un article paru sur le fameux blog milanais :”Il Corriere della Grisi“, dédié à l’opéra et à l’art du chant, très sévère  envers le théâtre milanais, détruisant méthodiquement ou presque toutes les distributions et souvent protagoniste des broncas milanaises. Bien des remarques peuvent être justes, mais il faut fuir et le systématique dénigrement et le rappel de temps révolus supposés dorés, auxquels les auteurs du blog n’ont même pas assisté mais auxquels ils se réfèrent. J’ai voulu traduire rapidement et sans doute avec quelques inexactitudes ce texte, très descriptif, sans véritable analyse de la production, préférant l’invective, et plus analytique sur le chant, même si discutable. Les spectateurs d’hier et de demain en salle jugeront, mais face à mon jugement plutôt positif, voici une destruction en règle du plus bel effet. Dieu, ou le cygne, reconnaîtra les siens et les italophones se reporteront à l’original.

_______

Le cygne est arrivé: le Lohengrin de la Scala, en direct.

On pourrait proposer un compte rendu qui parte de la fin vu que la soirée inaugurale a été close au lieu d’être ouverte par l’hymne national. Et nous devrions donc commencer par les hurlements déchainés par lesquels  Evelyn Herlitzius  a invoqué et évoqué les dieux du passé. Triomphateurs au moins à la fin dans l’esprit pervers de l’épouse de Radbod.

Devant le dispositif scénique proposé nous nous sommes identifiés avec les nostalgies d’Ortrud non par parce que nous voudrions à tout crin cygnes, casques emplumés dames et chevaliers et tout le luxe de la cour médiévale vu par l’œil de l’homme du XIXème siècle, mais parce que nous aurions désiré respect et cohérence envers Wagner et sa poétique. On a affiché l’idée qu’au mythe se substituait la psychanalyse. Psychanalyse, disons-le de suite, de supermarché : pourquoi faire d’ Elsa une psychopathe épileptique, Lohengrin, hypostase de l’incarnation de la Divinité ou quasi,  un adolescent peu sûr de lui et troublé ? Ce n’est pas une idée alternative, c’est une superfétation du texte inutile et répétée jusqu’à l’ennui.
Nous pouvons ensuite nous amuser à trouver les incongruités et la laideur des cercueils modèle 1990 dans une production qui fait penser à l’Hamlet de Kenneth Branagh, les chevaliers brabançons transformés en valets de chambre et en marmitons de la taverne de Maître Luther, les gants de promenade des dames appliqués à l’habit de soirée (Zeffirelli et Visconti auraient eu une syncope) la chambre nuptiale transformée en champ de chanvre avec les protagonistes qui évoquent Gassmann et Silvana Mangano de Riz amer ou les harponneurs de Il Mulino del Po’, vu comme le protagoniste abat le rival, ou même les dépossédés Ortrud et Telramund, qui rappellent Maddalena et Sparafucile dans la taverne, en évitant de rappeler la pluie de plumes qui évoquent les plumages d’oies, de chapons et de dindons. Mais tout cela, et chacun des spectateurs dans la salle ou devant sa TV a trouvé et s’est étonné des incongruités, nous dit une seule chose : une mise en scène et une production sans idées, modèle de pseudo culture, qui peut être appréciée de qui, pour suivre la mode ou par ignorance, veut être à la page.
Mais si Lohengrin propose une vision XIXème du mythe et le texte littéraire, avant même le texte musical, ainsi que les indications maniaques des didascalies, les commentaires des choreutes envers les personnages, nous disent ceci :  avec la réalisation milanaise d’hier soir nous avons été pris pour des c…Si ce n’est pas l’auteur, c’est certainement le cas du public, de son intelligence, de son portefeuille parce que payer aussi le Maître d’armes pour un duel de théâtre de marionnettes, ou le dramaturge (invention de mauvais théâtre allemand) signifie seulement profiter de l’argent public. Et les sifflets ont été seulement modérés pour Monsieur Guth, mais devraient être abondants et sonores pour celui qui, plongeant les mains dans la caisse a consenti une dépense indigne d’argent public.

Naturellement, avec la totale indignité du public à la page et de la critique, nous avons aussi une partie musicale et chorale. Pour ne pas devoir faire des distinctions qui impliqueraient l’utilisation de facultés que tous ne partagent pas, tous se sont jetés dans la louange de la dernière arrivée, la « salvatrice de la patrie » Annette Dasch, arrivée dans la nuit à Malpensa, est déjà repartie à l’aube pour Berlin pour chanter la Finta Giardiniera, un opéra qui lui va mieux, en dépit de sa voix précocement usée. Le cast sera sans doute ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne comme l’a dit le chef, mais cela ne signifie pas que ce soit un cast digne non du théâtre mais de l’œuvre…Les défauts techniques sont partagés équitablement dans les rôles masculins, où aucun ne sait comment se négocie un aigu ni comment on soutient le chant  avec le souffle. Ainsi a-t-on des réponses différentes au même défaut de fond, soit les hurlements lancinants de Monsieur Tomasson, Telramund, dans un rôle où l’on ne doit pas hurler, mais sonner ; les sons rauques et mal assurés dans la première octave de René Pape, basse sur le papier (pour le Héraut de Zeljko Lucic vaut le proverbe français, « tel maître tel valet » !) et les notes en falsetto entre la gorge et les végétations du protagoniste tant célébré. Un chanteur comme Jonas Kaufmann sans aucun legato dans son air, qui n’est pas à même de chanter piano dans le duo de la chambre ou bien de dominer dans le final du deuxième acte (il s’agit pourtant de quelques mesures) et qui exhibe un volume qui est la moitié de ce qu’il exhibait deux ans avant dans Don José, avec un orchestre très léger en fosse, est le protagoniste juste et cohérent qui va bien avec cette production.
Et le fait qu’il assume des positions fétales, qu’il simule des convulsions, qu’il se vautre dans l’étang ou se baigne dans l’eau pourra susciter de la sympathie, mais ne permet pas à un auditeur de bonne foi et doté d’une expérience minimale de reconnaître là une exécution de bon niveau.
Non que les choses aillent mieux du côté féminin. Evelyn Herlitzius dans son rôle de chanteuse actrice (même si de très grandes chanteuses l’ont affronté, parmi celles qui en ont laissé trace au disque, à commencer par la Grob-Prandl), est dans la meilleure des hypothèses une actrice passable. A l’aigu, elle hurle, par exemple dans l’invocation aux dieux chtoniens du deuxième acte ou celle des dieux païens à la fin de l’opéra, au centre, dans le duo avec Elsa et dans les quelques mesures de défi avec Lohengrin au deuxième acte, elle est aphone, avec le poids spécifique d’un soprano lyrique normal, qui, correctement mis au point, pourrait être une Elsa normale. En effet, le rapport proportionnel entre les voix des deux femmes existe, parce que, abstraction faite de l’arrivée salvatrice de la Dasch,  cette dernière a timbre, couleur et volume de soubrette. Aucune magie du timbre, aucune dynamique même dans les parties solistes. Disons, didascalie et musique en main, une non Elsa.  Et par chance il y a eu une substantielle « remise de peine » dans l’ensemble qui suit le récit du Graal, dans lequel Elsa devrait aller plusieurs fois jusqu’au si naturel.
Il faut souligner que l’émission systématiquement basse et gonflée des interprètes principaux qui viennent tous de l’école néo-allemande de chant est quelque chose qui semble appliqué et enseigné avec obstination méthodique et rigoureuse par les enseignants de l’aire nordique. Ceci pour faire se rapprocher l’émission vocale et la phonétique allemande et rendre plus claire l’articulation des vers « sacrés » du Maître. En revanche, l’engorgement de la voix auquel s’ajoute une technique de respiration complètement erronée (qui souvent se confond avec sa totale absence) cause la disparition complète de quelque clarté que ce soit dans la mise en son, que ce soit dans les voyelles que les consonnes. Voir en particulier, mais ce n’est qu’un un des exemples possibles parmi tant d’autres le monologue final de Monsieur Kaufmann.
Et puis il y a la baguette. Laquelle est décrite et louée comme authentiquement wagnérienne (dans les quotidiens d’abord, avec quelques exceptions dont celle de Paolo Isotta dans le Corriere della Sera d’aujourd’hui). A ce chœur de louanges ou presque ne correspond pas une direction d’orchestre et surtout une « concertazione »  qui soient à la hauteur encore une fois non du théâtre et de son blason supposé mais des exigences de l’œuvre qui conjugue le grandiose des scènes d’ensemble (débitrices ô combien du grand-opéra) et la dimension plus recueillie (mais pas pour cela inférieure en grandiloquence) des moments où dominent les solistes. Du prélude et jusqu’à la scène finale nous avons entendu, pardonnez la franchise, voire la brutalité, toujours la même soupe, maigre pour être exact, non seulement parce que le volume de la musique qui provenait de l’abîme mystique faisait penser à un Donizetti comique ou à l’Auber de Fra Diavolo (rappelons en passant que les grands Lohengrin jusqu’à 1925, avant que ne triomphassent les exigences douteuses du « spécialisme » wagnérien, affrontaient régulièrement ces rôles), mais parce qu’il n’y avait pas de différence entre les interventions des troupes glorieuses du Brabant, la désespérance et la furie du couple Telramund dépossédé, l’exultation de la fête nuptiale, et la mélancolie de la conclusion.

En outre nous avons entendu des cordes d’une tenue fatiguée et sans rigueur du prélude au premier acte, des cuivres aux sons durs et sans grâce, soit dans les fanfares réelles, soit dans l’introduction du troisième acte dans lequel dominait le principe très napolitain du « facite ammuina » (faites confusion), le chœur (surtout le chœur féminin en référence à l’entrée des pages du cortège nuptial du deuxième acte) en décalage systématique avec l’orchestre mais avec les présupposés d’une intonation correcte.
Le moment le plus réussi de la direction a été peut-être l’interlude du deuxième acte, même si gâché par des entrées des choristes systématiquement en retard. Nous comprenons très bien comme il est difficile de concilier les exigences d’une oeuvre comme Lohengrin et les ressources limitées (vocales, mais pas seulement) à disposition, mais on aurait pu faire un peu mieux au moins sur la tenue d’ensemble du spectacle, par exemple avec des tempi plus rapides ou plus serrés, pour aider une distribution dans laquelle on ne retrouvait pas pour sûr ni une Rethberg,  ni un Melchior ou ni une Branzell, mais même pas la puissance vocale, et surtout l’honnête et solide métier d’un Windgassen d’une Marton ou d’une Zajick.