LUCERNE FESTIVAL 2016 et THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2016-2017: BAYERISCHES STAATSORCHESTER dirigé par Kirill PETRENKO les 7 et 12 SEPTEMBRE 2016 (WAGNER-STRAUSS-TCHAÏKOVSKI) Soliste: Diana DAMRAU

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech
Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech

Ce texte est le développement et l’adaptation d’un article paru le 15 septembre 2016 dans Platea Magazine (Madrid)

Kirill Petrenko est un mystère. Fuyant les médias, communiquant peu, il n’est pas dans les circuits glamour des chefs à page Facebook ou compte Twitter. Dans les excellents documents offerts au public lors du concert de Paris, il signe quelques textes, ce qui est exceptionnel. Travailleur infatigable, il ne donne que quelques concerts dans l’année, et fouille les partitions d’une manière chirurgicale, les essayant avec tel ou tel orchestre pour parfaire son approche. Il donnera en décembre à Turin par exemple (avec l’orchestre de la RAI) le programme prévu avec les Berliner. Mais là où il passe avec un orchestre, il déchaîne les salles, les passions, les interrogations. À Lucerne, comme à Paris, à peine terminée l’ouverture de Meistersinger, il y avait déjà des hurlements. Deux programmes voisins entre Lucerne et Paris, mais à Lucerne, la dominante était Richard Strauss, puisque l’ouverture de Meistersinger était suivie des Vier letzte Lieder, et en deuxième partie de la très rare Sinfonia domestica, une découverte pour de très nombreux auditeurs. Ce n’était pas pour Lucerne un choix « facile », puisque et l’orchestre, le Bayerisches Staatsorchester, et son chef faisaient leur première apparition. Mais on a considéré sans doute le public de Lucerne plus aguerri pour supporter un programme un peu moins grand public. À Paris, le programme affichait la Symphonie n°5 de Tchaïkovski, bien plus connue. Kirill Petrenko, à l’écart des circuits jusqu’à maintenant, est devenu objet de curiosité depuis que les Berliner l’ont élu comme successeur de Sir Simon Rattle. Lui-même a dû se soumettre quelque peu à l’exigence médiatique, bien vite refermée, et donne cette saison des concerts divers (Berlin, Amsterdam, Turin).

À peine passé le premier accord des Meistersinger, l’affaire était conclue : un accord à la fois plein et subtil, avec une très légère modulation et puis une dynamique incroyable, plus que la solennité habituelle et attendue. Évidemment ce n’était pas l’ouverture habituelle en forme de « pezzo chiuso » destinée à faire sonner l’orchestre sans trop fatiguer le public. L’orchestre sonne évidemment, mais avec une belle dynamique, une très grande fluidité, certes avec des accents , mais à peine sont-ils effleurés qu’on passe à autre chose comme une « toccata e fuga », une rencontre brève avec la note qui va de l’avant, dans un raffinement tout particulier, y compris de la part des cuivres qu’on a souvent entendu d’une lourdeur grasse dans cette pièce. Incroyable aussi le sens des équilibres, et la couleur de l’ensemble, les couleurs devrais-je dire tant tout cela est miroitant, va plutôt vers la comédie que les drames de la maturité : les sectateurs d’un Wagner bien gras et bien lourd repasseront. Ce Wagner-là n’est pas gras, mais gracile, mais élégant, mais limpide, et semble courir alors que le tempo n’est pas différent que chez d’autres chefs. Ce Wagner nous raconte déjà l’histoire qui suit et a déjà la couleur de l’humanité extraordinaire qui court tout l’opéra. L’orchestre habitué à son chef en suit le moindre signe, la moindre indication donnée du doigt, de la main, du bras, de la tête, du corps tout entier. Pour certains chefs, c’est un mode très démonstratif de diriger, pour le spectacle, mais pas ici. C’est un corps dédié, dédié à la partition, comme possédé par la musique, immergé dans la musique qui communique rythmes et dynamique à un orchestre qui donne tout, de sorte que même si nous connaissons désormais (depuis les fabuleuses représentations de ce printemps et de juillet dernier) l’approche de cette œuvre par Kirill Petrenko, tout nous semble neuf, divers, comme une perpétuelle surprise et ainsi la double écoute de Lucerne et de Paris nous fait encore aller plus loin, sans jamais se répéter, mais faisant briller des lumières nouvelles.
Avec les Vier letzte Lieder de Strauss, nous passons à une toute autre ambiance, celle crépusculaire de la fin du jour qui est aussi fin de la vie: mélancolie, nostalgie, dernier regard sur le spectacle de la nature. L’opposé de la joyeuse humanité de Meistersinger. C’est pour Diana Damrau une première fois. La célèbre chanteuse allemande familière du répertoire belcantiste aborde l’univers mordoré de ces Vier letzte Lieder, que toutes les stars du chant mettent à leur répertoire. C’est pourquoi évidemment elle est attendue au tournant par les opiomanes de la voix, parce qu’il s’agit immédiatement de mettre en perspective, avec les vivantes (Harteros…), et surtout avec les disparues : la confrontation avec le souvenir ou le disque est souvent délétère pour l’artiste qui se produit hic et nunc. Le goût de Richard Strauss pour les voix féminines, la doxa straussienne qui privilégie voix capiteuses et rondes va un peu à l’encontre d’une prestation destinée avec le temps sans doute à évoluer : en matière de chant, le coup d’essai est rarement un coup de maître. Damrau était une colorature. Elle devient un soprano lyrique : la voix a pris de l’assise, s’est élargie, l’expansion est magnifique, la ligne de chant stupéfiante, les aigus splendides et sûrs. On sent qu’il y a dans ce registre encore de la réserve. Dans le registre grave, c’est plus discutable (mais l’acoustique parisienne…). Certains graves semblent disparaître dans l’orchestre, ou se détimbrent. Mais ce qui frappe, c’est le naturel d’une expression qui ne veut rien faire de trop. Pas trop d’accents, pas de volonté de faire du style ou de minauder: on aurait pu s’y attendre sur « Tod » mais le mot est dit, comme ça, parce qu’il se suffit à lui-même. Dit la force du mot ! Le mot jamais surinterprété, jamais vraiment souligné plus que ce que n’indique la musique. En ce sens, Damrau est en phase totale avec Petrenko et peut-être pas en phase avec les attentes de certains auditeurs…nous sommes peut-être habitués à des voix plus rondes, moins droites, moins « simples ». C’était pour moi déjà passionnant car elle se place dans une autre perspective, et donc se singularise. À Lucerne, l’abord était peut-être un peu froid, et un peu trop droit, sans la souplesse à laquelle on est habitué dans Strauss ; à Paris, il était déjà plus souple, notamment dans les deux derniers, Beim Schlafengehen (Hermann Hesse) et Im Abendrot (Eichendorff) les plus vibrants à mon avis. Il en résulte une extraordinaire unité avec l’orchestre : l’orchestre ne propose pas à la voix un écrin dans lequel elle se réfugierait confortablement, mais compose avec la voix quelque chose de tressé, un réseau unique de musique comme si l’orchestre se comportait en « accompagnateur » au sens piano du terme, dans ces moments suspendus où pianiste et voix semblent se reprendre le discours musical dans une continuité à deux voix. Ce n’est pas la voix qui décide d’une couleur, ce n’est pas l’orchestre qui impose un rythme, c’est un discours unique à deux, comme deux voix qui se comprennent et qui se reprennent tour à tour le discours. On reste fasciné de la manière dont Kirill Petrenko traite le texte : il donne toujours l’importance primaire au mot. C’est vrai dans ces Lieder (il l’écrit d’ailleurs dans un des textes du programme : « chez Strauss, on peut et on doit jouer avec le texte »), c’est vrai à l’opéra, quel qu’en soit le livret (c’est même vrai dans Tosca, ce qui indispose les soi-disant amateurs…), d’où quelquefois l’impression de platitude : mais il en va ici de la platitude comme de la canopé : la surface cache le réseau de ramifications, la profondeur ou l’épaisseur de la forêt . Car jamais l’orchestre ne paraît plat tant il est riche et foisonnant, tant il dit, soit en mettant en relief tel ou tel instrument, soit en allégeant au maximum (les cordes) pour mieux faire ressortir soit la voix soit les bois…C’est un fil raffiné à l’extrême de sons, doué d’une extraordinaire précision, syllabe par syllabe, soulignant les mots, mais ne prenant jamais le pouvoir, même si, tout attentif qu’il soit à la prééminence du mot, il laisse le violon solo (dans Beim Schlafengehen) libre de chanter en duo avec la voix, comme en suspension, comme dans une intimité préservée: un des moments sublimes de la soirée.
Pour la chanteuse, c’est une situation d’un très grand confort parce qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre, toujours accompagnée et soutenue, sans qu’on puisse accuser l’orchestre d’être trop discret, parce que de l’orchestre on entend absolument tout, présent tout comme la voix et à parts égales. Pour l’auditeur, c’est un parti pris très différent de ces interprétations où l’orchestre souligne commente et encadre : c’est très sensible dans l’introduction à « Im Abendrot » où l’orchestre pourrait se mirer dans la propre splendeur, et qui ici introduit, simplement, sans se pavaner. Mais reste cette mer de couleurs qui répond à la mer de couleurs proposée par le/les texte(s), ça miroite, cela n’aveugle jamais sinon par touches pointillistes. Mais la réception par l’auditeur dépend non seulement de l’interprétation, mais aussi de la salle : celle de Lucerne à cet égard a une acoustique plus chaude et incroyablement précise, celle du Théâtre des Champs Elysées reste sèche, moins précise, plus ramassée et plus difficile pour la voix et la limpidité de l’orchestre.
Un océan de couleurs, voilà ce qu’il en a été à Lucerne de la Sinfonia domestica, un poème symphonique qui n’est pas l’un des plus connus de Strauss, ni l’un des plus appréciés. Beaucoup soulignent l’ennui, l’absence de ligne, la pauvreté mélodique, le faux modernisme ou disent simplement que la musique en est « laide ». La pièce voulait soulever de manière souriante le voile sur l’intimité de la famille Strauss, mais en même temps en faire une comédie de l’intime avec ses petits drames et ses petites joies. De cette intimité les premiers accord in medias res sont témoins, sur un mode léger. Nous sommes au théâtre, théâtre d’appartement où la clarinette et les bois jouent un dialogue souriant, un bavardage presque pépiant où tout semble danser, dans une danse discrète avec des rythmes qui donnent à cette musique un aspect pictural, celle des miniatures figuratives qui décrivent des scènes de famille dans les gravures XIXème ou les petits tableaux XVIIIème dont la peinture vénitienne (entre autres) est gourmande. Petrenko a choisi l’ironie et le sourire, il a choisi aussi de représenter le petit théâtre de la vie avec son gros orchestre ! Certains moments composent une symphonie de couleurs dont les ruptures de rythme et de phrases instrumentales rappellent très clairement le début du troisième acte de son incroyable Rosenkavalier munichois en juillet dernier. Comme si Strauss écrivait une « Komödie für Familie ». On découvre alors l’incroyable richesse de l’écriture, qui se révèle grâce à la limpidité du rendu orchestral avec les moindres détails que Petrenko met en valeur. On reste stupéfait de cette vision, qui fait de la symphonie un caléidoscope de sons divers, presque une pièce impressionniste (est-ce un signe si la Sinfonia domestica est presque contemporaine de Pelléas ?) avec une palette de couleurs et de nuances infinie, d’une richesse toujours renouvelée. On constate d’ailleurs sur les visages la joie des musiciens à jouer cette musique – lorsqu’il sont en fosse, c’est évidemment quasi impossible – qui met en valeur leur engagement et leur qualité. Ils sont aux mains de leur chef, comme dédiés, et répondent avec justesse à la moindre des impulsions. Bien sûr, cet orchestre est straussien par antonomase, mais pour ce Strauss moins connu et surtout un peu considéré de seconde zone, ils réussissent à dessiner un paysage, un univers d’abord intérieur, puis plus large, qui va du tableau de l’intimité familiale au jeu interne des rapports avec leurs conflits, leurs tension, leur apaisement, leur intimité et leur légèreté, leur lourdeur ironique aussi, mais qui dans l’univers d’une famille prennent une place marquante, presque épique. Alors la pièce qui croyait-on serait ennuyeuse, devient alors un feu d’artifice tout neuf, une magie orchestrée : alors, du premier violon au triangle, la musique bat au rythme du corps du chef d’orchestre, dans une vaste mosaïque de couleurs et de sons et d’expressions, comme si cette Sinfonia domestica devenait une sorte de sinfonia universalis.

À Paris (le 12 septembre), c’était au tour de Tchaikovski (Symphonie n°5), donné jusque-là deux fois dans la longue tournée (à Dortmund et Bonn). Si l’on connaît bien le Strauss de Petrenko, on découvrait son Tchaïkovski orchestral. Les lyonnais connaissent son Tchaikovski lyrique puisque Kirill Petrenko a été le chef de la série des trois opéras pouchkiniens donnés à Lyon à partir de 2006. Le choix interprétatif est clair, c’est celui du romantisme. Un romantisme qui n’a rien de policé, mais dramatique et exempt de pathos, sans rien de mellifère, avec même des audaces comme ce contraste entre un instrument seul, un peu rêche (la clarinette ou le basson) et l’ensemble de l’orchestre, comme on en rencontre chez Berlioz, un romantisme qui par moments rappelle certains moments inquiétants de la Pastorale : un romantisme de l’inquiétude. La mise en relief des bois, qui court le premier mouvement fait (presque) penser à un concerto pour bois et orchestre tant Petrenko organise la confrontation. Cette mise sous les feux des bois splendides (clarinette, hautbois, basson, flûte) qui se reprennent la parole dans un dialogue hypertendu avec les cordes est un moment assez saisissant de l’ambiance installée par Kirill Petrenko. Il est difficile d’obtenir des sonorités plus claires et plus précises, des pianissimi plus subtils, des cordes plus chaudes dans les parties plus romantiques. Ce qui l’intéresse, c’est de faire émerger les conflits de l’âme, d’évoquer ce qui est rêve tout en soulignant l’agitation intérieure par la dureté de certains sons. Ce qui surprend, c’est la profondeur de l’analyse, par exemple à la fin du premier mouvement, qui n’est pas un final, mais plus une interruption du son, une rupture de construction, suivie du silence de l’intervalle, et  la reprise des premières notes graves, obscures, du second mouvement renvoie à un univers intérieur angoissé, jusqu’à l’intervention du cor en forme de lamento, suivie de cordes qui tirent les larmes dans une ambiance qui rappelle la Pathétique, sans jamais être justement pathétique et souligner les effets. Comment ne pas aussi évoquer la valse, allégée, aérée, évidemment dansante, qui marque les différents états d’âme de ce paysage intérieur.
Et puis il y a ce dernier mouvement en forme de crescendo, une sorte de marche au destin soutenue à un rythme infernal jusqu’au vertige, qui porte les musiciens à l’incandescence et le public à l’apnée. Faite ainsi, la symphonie n°5 de Tchaïkovski devient une sorte de référence absolue du concept de « symphonique », traduction musicale de l’univers d’une âme troublée, prise entre désir de mort et désir de lumière qui laisse abasourdi l’auditeur. Bis en forme de tourbillon infernal, l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka. Saisi de surprise, le public sort, étourdi.

 

C’est alors le temps des commentaires et des remarques critiques : que dire devant cette performance ? Que commenter ? Qui invoquer ? Il y a là une virtuosité et une dynamique qui laisse pantois, une analyse de la partition d’une acuité inouïe, un échange exceptionnel avec l’orchestre, dans un climat de confiance, voire de dévouement absolu qui étonne. Certains y laissent quelques regrets, notamment celui d’une absence d’âme, ou de sensibilité, ou même d’un peu – rien qu’un peu- de pathos.
D’abord, on ne peut vraiment émettre de jugements définitifs sur la performance d’un chef de 44 ans : à 44 ans (en 1977), Claudio Abbado en France n’était pas considéré comme une référence en matière de culture symphonique, mais bien plus d’opéra italien. On connaît la suite.  À génération plus ou moins voisine, et à niveau égal, on se trouve aux antipodes d’un Andris Nelsons qui est d’abord partage de sensibilité. Mais le public qui a des oreilles ne peut que constater ce côté “hors normes” de l’approche de Petrenko, marqué par un rapport charnel et corporel à la musique, par une lecture incroyablement précise et répétée de la partition . L’effet sur le public pourtant est total, absolu : il y a bien communication d’un monde, partage d’un univers et donc transmission forcément sensible: je me souviens en écoutant la symphonie écossaise de Mendelssohn à Munich ce printemps avoir eu des palpitations rien qu’à l’écoute du premier mouvement. Il y a un effet physique de cette approche, qui est partage presque animal : Petrenko a une approche musicale qui joue sur l’effet physique du son, sans négliger l’effet intellectuel et poétique du texte : il y a un effet physique, y compris de la poésie… Mais pas de froideur analytique, et c’est bien justement le paradoxe : un entre deux entre refus de la complaisance et du sentimentalisme et refus de l’analyse froide. Autrement dit on ne sait où l’on est mais on est pris voire englouti. J’y vois là une preuve de nouveauté, d’inattendu, c’est là la surprise du chef.[wpsr_facebook]

Diana Damrau ©Manuela Jans
Le doigt et la voix: Diana Damrau ©Manuela Jans

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI du 28 AOÛT 2016 (DEBUSSY-DUTILLEUX-SAINT-SAËNS-STRAVINSKY) Soliste Sol GABETTA

Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.

La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé  avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel.
Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers.  C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.

Sol Gabetta ©Priska Ketterer
Sol Gabetta ©Priska Ketterer

Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là  Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe.  Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé  presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel  à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]

Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de “thème et variations” du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son “Abbado et Lucerne Festival Orchestra”, évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

LUCERNE FESTIVAL 2014: DANIELE GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 25 AOÛT 2014 (MENDELSSOHN); soliste, MIDORI (violon)

Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

J’ai entendu Daniele Gatti diriger pour la première fois en 1991, à Bologne, le Moïse de Rossini, avec une toute jeune Antonacci, à peine sortie des concours de chant. Rossini a été une pierre miliaire dans ma relation à ce chef, je l’ai entendu de nouveau, mais à Pesaro, et toujours avec les musiciens de Bologne, dans La Donna del Lago avec un jeune Florez, Mariella Devia et une toute jeune Barcellona. Puis à Aix, dans l’écrin enchanteur du Grand Saint Jean, avec le Mahler Chamber Orchestra, dans Il Barbiere di Siviglia. J’aimais ce Rossini, vif, alerte, un peu plus symphonique que chez d’autres chefs et déjà si attentif au chant et au plateau. Entre temps bien entendu je l’avais entendu en concert, mais Daniele Gatti  sera toujours pour moi lié à ces expériences rossiniennes, très personnelles, très rigoureuses aussi, ce Rossini rythmé, assez carré au total, mais aussi pétillant,  pas forcément comme du champagne, peut-être le frémissement de l’eau sur la roche des torrents qui s’écoulent, un Rossini vivace, et vivant, légèrement bouillonnant comme l’acqua pazza chère à la cuisine de mer en Italie.

Ce soir, dans un tout autre programme, j’ai entendu cette vivacité, mais en même temps une vivacité qui jamais ne reste à la surface, cela ne mousse pas comme le champagne justement, on est au contact direct de la matière musicale et surtout d’un discours. Cela ne mousse pas, et c’est peut-être ce qui crée la réserve de mélomanes qui ne réussissent pas à comprendre l’univers de Gatti.
Un exemple, le concerto pour violon de Mendelssohn, joué par Midori l’autre soir et accompagné par l’excellent Mahler Chamber Orchestra . Une connaissance en sortant du concert a trouvé l’orchestre trop fort, empêchant la violoniste de laisser libre cours à l’inspiration et à la respiration musicale et a donc attribué au chef la responsabilité de l’ambiance musicale installée.

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

Or, je n’ai rien vu de tout cela, et pour moi la question n’était pas celle de fort/pas fort ou de l’ambiance musicale, mais celle de la soliste, prodigieuse techniquement, mais complètement abstraite dans son univers, jouant du violon, mais ne faisant pas vraiment  de musique, lancée à corps et à archet perdu dans une performance solitaire, et ne semblant pas écouter l’orchestre, ni jeter un œil au chef. Vite separate, des vies séparées, comme disent les italiens. Je n’ai pas ressenti vraiment la musicienne derrière ce jeu, et j’ai entendu des notes de Mendelssohn mais non sa musique, une sorte de Mendelssohn revu et corrigé par Paganini. Il suffisait de voir les gestes de Gatti, les regards, pour comprendre qu’il n’arrivait pas à entrer en contact avec la soliste dans son scaphandre. Or, Gatti est musicien, et le but d’un concert, c’est bien faire de la musique et non pas être seulement dans la performance : il ne pouvait pas faire de musique avec Midori, il a donc renoncé en se refusant d’entrer dans cette course-là. Au rythme effréné de la soliste, toute à sa course contre la montre, toute à ses notes, sans expression, sans discours, sans aucun intérêt, il a opposé une sorte de neutralité bienveillante, mais n’entrant visiblement pas en synergie. Lucerne a invité Midori comme artiste étoile, il était légitime qu’elle soit la soliste ce soir, même si la musique y a perdu.
Le bis (Bach) solitaire et glacé, était quand même un peu plus animé oh, une simple goutte d’âme dans cet océan gelé.
Ce concerto de separati in casa (séparés à la maison) m’a rappelé dans ce même lieu le dernier concert Perahia/Abbado où le soliste essayait de diriger et d’imposer ses rythmes…les répétitions avaient été croquignolesques, mais le concert défendable car c’étaient deux très grands artistes, ou bien certains soirs où Radu Lupu n’écoute plus que lui même perdu dans son univers. Mais Perahia et Lupu sont des musiciens, Midori est une violoniste. Du moins est-ce ainsi que je la perçois, plus soucieuse du rendu de son bel instrument que de la musique, plus technicienne que visionnaire. On peut comprendre que l’orchestre soit attentif au soliste, ce qui était le cas, mais c’était une attention obligée et non concertée justement. Où est l’intérêt du concerto si le concert n’est plus le concours de deux personnalités artistiques et un dialogue d’univers ?
Bien évidemment, la Symphonie n°4 de Mendelssohn « italienne » a été d’une autre couleur. Le Mahler Chamber Orchestra, on le sait constitue le tronc du Lucerne Festival Orchestra, et joue un à deux concerts pendant les premières semaines du Festival, en parallèle avec les programmes du LFO. C’est un orchestre accompagné par Abbado depuis sa fondation. Même si le groupe a évolué, il reste suffisamment de musiciens présents depuis les origines pour créer un esprit qui reste «  faire de la musique ensemble », avec des pupitres de très haut niveau, notamment dans les bois (Emma Schied et Mizuho Yoshii Smith au hautbois par exemple, ou Chiara Tonelli à la flûte, Olivier Patey à la clarinette),  un son d’une clarté toujours exceptionnelle et surtout un enthousiasme à jouer qui ne faiblit pas : un orchestre à la qualité d’une exemplaire régularité.
En début de concert l’ouverture du Songe d’une nuit d’été, a un peu posé le Mendelssohn de Gatti, avec les premières mesures que Wagner va réutiliser pour Tannhäuser (pour une autre nuit, celle de la romance à l’étoile…), un Mendelssohn contrasté avec une très grande légèreté alternant avec le côté spectaculaire que doit nécessairement avoir une ouverture, et une très belle dynamique, mais qui reste maîtrisée par le soin apporté aux transitions, et à la fluidité, avec un son plein, presque quelquefois terrien, en tous cas très théâtral car on revient aussi malgré les explosions sonores, à la légèreté et à la rapidité des cordes, tout en conservant une très grande clarté (les flûtes en écho des violons) et des interventions des cuivres qui feraient presque penser à du Weber: après tout, il a aussi composé un Oberon et Mendelssohn s’en souvient…
La symphonie « italienne » est interprétée dans le même esprit : même les toutes premières mesures font irrésistiblement penser à Abbado, ainsi que la première partie de l’allegro vivace, justement vivace, sans être allégée au maximum comme chez Abbado qui joue le jeu du presque rien totalement inégalable, Gatti prend au autre chemin. Il essaie de montrer dans cette Italie de Mendelssohn non pas la traduction musicale d’une Italie qui serait décrite, mais l’interprétation musicale d’une Italie rêvée, de l’Italie telle que la culture allemande la rêve dans le cadre d’un Drang nach Süden goethéen (Goethe est vivant au moment du voyage en Italie de Mendelssohn et sans doute est-il encore vivant quand Mendelssohn commence à composer sa symphonie). Il s’agit, plus que d’une évocation, d’une lecture au sens intellectuel du terme d’une Italie rêvée par l’Allemagne. On y entend une très grande fluidité, une belle dynamique, un rythme dansant, mais pas de danse italienne, une manière de danse, et– et peut-être me trompé-je, j’entends surtout des échos schubertiens: j’entends vraiment le romantisme allemand, c’est à dire une joie ensoleillée mâtinée de mélancolie, une Italie légèrement assombrie (on entend merveilleusement les contrebasses scander certains moments et leur donner cette touche un peu grave, pour le sens et pour le son). Plus j’écoute le travail de Gatti et plus je trouve qu’il y a une approche jamais complaisante, où l’intellect compte autant que le sensible : il ne nous laisse pas envoûter par l’Italie, mais il essaie de traduire musicalement une représentation italienne telle que la culture allemande la peint, et Mendelssohn est à la fois un homme de culture, un voyageur, qui sait construire une sorte de synthèse entre sensible et intellect, entre ce qu’on attend de l’Italie (en début de mouvement) et quelque chose de plus profond, de plus épais qu’on attend moins et qui va se développer dans le deuxième mouvement, soutenu par les très beaux bois du MCO, dont les échos sont clairement plus mélancoliques (inspiré de chants de pèlerins), presque picturaux, j’ai pensé aux voyages en Italie bien sûr, et curieusement à celui du Marquis de Sade, qui s’était fait accompagner d’un peintre, Jean Baptiste Tierce, qui livrait sur l’heure ses visions. Je sais que je ne fais pas œuvre critique ici, mais j’essaie de traduire et de raconter ma promenade intime dans cette Italie de l’intellectuel sensible et artistique que Gatti voit dans Mendelssohn, où l’art n’est jamais loin, et d’évoquer la construction d’un paysage intérieur qui m’est propre. Échos sonores et échos picturaux se mélangent, dans ce moment où Gatti a su exalter les sons plus graves, a su donner une épaisseur qui est tout sauf de la lourdeur, car son orchestre est consistant, même au troisième mouvement plus dansant, comme s’il voulait éviter une sorte de légèreté de tarentelle qui ferait croire à un travail seulement joyeux.
Il y a de la joie, il y a du sourire, il y a du soleil, il y a de la nature dans ce rythme dansé et quelque chose d’agreste, avec l’évocation de la chasse (magnifique cor de José Vicente Castellò), nous sommes dans l’élégie dans ce qu’elle a de double, à la fois légère et grave, dans ces visions que je lie aux Bucoliques de Virgile, qui raconte ici la même Italie : toute description agreste de l’Italie prend quelque chose à Virgile.

L’explosion finale avec sa rapidité, avec sa domination de la flûte au départ, son rythme, devrait être joyeuse, du moins c’est ce qu’on lit partout. Je ne lis pas de joie explosive, j’y sens toujours quelque chose d’un peu tourmenté : d’une certaine manière Gatti nous en dit plus sur le romantisme que sur sa riante Italie. Il y a dans sa manière de diriger tout sauf les absurdités qu’on lit quelquefois (« ou trop doux, ou trop fort… »), il y a au contraire une science des dosages et des volumes qui m’a frappé dans ce dernier mouvement, tout en maintenant une vraie dynamique et une vraie fluidité sonore, et la dernière partie est vraiment presque tendue car dans les dernières mesures on est au seuil de Beethoven : oui, c’est bien sur une ambiance beethovénienne que se termine cette étrange « Italienne » qui m’a fait rêver littérature et penser Allemagne, comme si Gatti voulait nous faire toucher quelque chose de l’âme allemande, et refusait une Italie de complaisance et superficielle, pour nous plonger dans le rêve d’Italie tel que l’ont vécu tous les grands artistes des temps modernes.
En ravivant mes souvenirs de lectures et de peinture, ce fut pour moi un beau moment, sensible, profond, émouvant. Un moment où prend sens le mot culture. [wpsr_facebook]

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERTS du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 22 et 24 AOÛT 2014 dirigés par ANDRIS NELSONS (CHOPIN-BRAHMS) avec Maurizio POLLINI, piano

Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli
Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Je l’ai déjà écrit à l’occasion du premier programme, un orchestre est un organisme vivant. Le Lucerne Festival Orchestra, est un groupe formé par Claudio Abbado, par des musiciens qui adhéraient à Abbado désormais habitués à se retrouver l’été sur les rives du lac des Quatre Cantons pour faire de la musique ensemble. Un groupe dont l’homogénéité et le génie collectif est apparu dès le premier concert, et un groupe qui a créé sous l’égide et par le génie de Claudio Abbado un son unique.
La semaine dernière était un choc pour tous, public et artistes, car pour la première fois, le chef charismatique n’était plus là et il fallait faire avec cette réalité,  faire son deuil de 10 ans de musique intense et amoureuse, faire son deuil d’un son, faire son deuil d’une manière d’être .
On imagine que ce fut aussi un moment fort pour Andris Nelsons, 36 ans, totalement étranger à ce rituel, à l’atmosphère particulière de la semaine du LFO et surtout à l’orchestre et à sa manière de fonctionner, même s’il a dû rencontrer un certain nombre de musiciens à l’occasion d’autres concerts avec d’autres orchestres.
Mais Andris Nelsons est un artiste, et il avait à s’emparer, en artiste, de l’orchestre. Il y a eu l’observation, quelque chose de la relation artistique à tisser la semaine dernière. Et ce deuxième concert a confirmé, a approfondi la relation de manière visible et ressentie par tous.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Nul doute que pour Maurizio Pollini c’était aussi une épreuve, lui dont l’amitié fraternelle avec Abbado a accompagné toute la carrière et lui qui avait prévu de chanter Brahms avec son ami de si longue date.
Cette semaine donc  il y a eu de la musique, et même de la musique comme on aime. Il fallait faire de la musique ensemble, comme on l’a toujours fait ici, pour briser les glaces et aller de l’avant. On a donc écouté de la musique, parlé musique, et surtout on a tous pensé à Claudio non pas en soupirant sur l’Eden perdu, mais en se disant, oui décidément, c’est bien son orchestre, et ça continue. Tout le monde souriait ces deux  soirs, de ce vrai sourire de satisfaction et de confiance, même si évidemment Abbado n’était plus là. Parce que l’orchestre a bien sonné, qu’Andris Nelsons est un grand chef, même s’il n’a pas des dizaines d’années de fréquentation des symphonies de Brahms derrière lui . S’il nous a révélé quelque chose de Brahms, il n’a pas fait de ce Brahms une révélation définitive.
Mais avant Brahms il y avait Chopin.
Il devait y avoir Brahms, mais Maurizio Pollini, qui a joué d’innombrables fois Brahms avec Abbado, a demandé à jouer le concerto n°1 de Chopin au lieu du programme initialement prévu.
Les pianistologues, ceux dont la connaissance technique du piano permet de saisir au vol la moindre hésitation ou la moindre faiblesse guettaient quelque faux pas, d’autant que le maître a été quelquefois irrégulier ou fatigué ces derniers temps. Il y a eu sans doute çà et là des moments d’équilibriste, où main droite et main gauche étaient au bord la rupture, où la légendaire capacité technique de Pollini pouvait au moins faire peur. Des moments où l’on fut peut-être au bord du gouffre, mais au bord seulement. Car au-delà des questions techniques et de la capacité pianistique de l’artiste de 72 ans, au-delà du comme-ci ou comme-ça, il y a justement l’artiste, celui qui dessine un univers, dont l’incomparable toucher vous projette immédiatement dans autre chose, dans un autre espace, dans une sphère où l’on dialogue avec les Dieux, comme au deuxième mouvement, merveilleusement accompagné par l’orchestre. Qui peut, aujourd’hui faire vivre Chopin comme cela, qui peut aujourd’hui, révéler ainsi un monde, qui peut aujourd’hui envoûter par une telle magie ? Il y a quelques dizaines d’années, on reprochait à Pollini froideur et distance, lui-même n’aimait pas les envolées romantiques démonstratives, ou même une modernité mal venue car jouait volontiers du contemporain (qui peut jouer comme lui la sonate n°2 de Boulez, qui n’est plus d’ailleurs contemporaine, mais un classique irremplaçable du XXème siècle ?). Voilà un Chopin intemporel, suspendu, bouleversant par la tension même qu’il crée. L’orchestre de Nelsons n’est que partiellement lui-même, tant il sert, il accompagne, il suit le soliste. Dès que le son du piano s’élève, celui de l’orchestre s’efface jusqu’à disparaître même de manière un peu excessive … Rarement j’ai vu Nelsons aussi tendu vers le soliste, aussi attentif à laisser l’instrument se développer, il a suivi Pollini avec un allègement des volumes qui permettaient à peine de noter la magnificence de certains bois ou l’impressionnante légèreté des cordes sussurantes. Pareil Chopin est-il seulement comparable à quelqu’autre soliste ? Je ne pense pas, il faut se laisser aller au paradis sans faire cas des aspérités du chemin…

Et d’autant mieux lorsqu’à renforts d’applaudissements que le grand maître tenait avec bonne humeur et gentillesse à partager systématiquement avec Andris Nelsons et l’orchestre, tant il paraissait content du travail accompli ensemble, lors de la deuxième soirée, le 24 août, il  a consenti un long bis proprement ahurissant, la Ballade n°1 en sol mineur op.23. Alors que je disais toujours qu’Abbado a volé avec la musique, nous avons tous volé …volare con la musica…un moment pareil, où ce n’était pas la virtuosité, mais l’au-delà de la virtuosité, quand elle s’efface, quand on n’en veut plus et où le spectaculaire se noie dans la profondeur et l’émotion. Et je fus ému…voir le compagnon de route de Claudio nous donner ce soir ce moment sublime où l’esprit de Claudio redescendait dans la salle, où tout prenait sens, où nous étions là tous non plus pour simplement écouter, mais pour communier de l’intérieur. Des amis qui avaient entendu Lang Lang l’après midi dans la même pièce et qui l’avaient appréciée n’en revenaient pas : ils m’ont dit avoir été cloués sur place tant l’abîme s’était creusé entre les deux moments.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Ce fut pour tous la stupéfaction et une longue longue standing ovation, reconnaissante.
Après cette magie, une troisième symphonie de Brahms sans doute de mieux en mieux réussie entre le 22 et le 24 août, plus personnelle, et qui a surtout laissé entrevoir un autre Nelsons. Souvent, parce qu’il est jeune, parce que son geste est large, parce que sa gestique confine quelquefois à la gesticulation, parce qu’il a proposé souvent des moments remplis d’énergie, Andris Nelsons passe pour une force de feu, extériorisant la musique de manière trop démonstrative. Combien d’amis m’ont comparé l’Abbado élégant et grèle qui d’un regard, d’un mouvement de sourcils, ou d’un minuscule geste de la main gauche déchaînait les larmes et serrait les cœurs, au Nelsons immense au physique de bûcheron qui prenait la musique à pleine main ou à bras le corps. Il y a eu des moments à la Nelsons, mais surtout des moments d’étrange recueillement, d’allègement extrême du son, une attention extrême à offrir à la fois une version plus lente, mais non compassée, plus analytique, mais non froide, et où les moments où le son prenait de l’ampleur devenaient quand même plus retenus et très contrôlés.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Le premier mouvement a été toujours légèrement touffu au départ le 22, bien plus clair le 24, avec un son très large, très ample, mais jamais compact, même si notamment dans le premier mouvement où les vents et les bois merveilleux du LFO, le basson phénoménal de raffinement de Matthias RAcz (Tonhalle Zürich), le cor d’une rare sûreté d’Ivo Gass (Tonhalle Zürich), sans parler de la flûte (Jacques Zoon) et du hautbois (Lucas Macias Navarro) démontrent une fois de plus que l’orchestre est exceptionnel, il eût fallu soigner encore plus les équilibres internes à la petite harmonie et les différents niveaux sonores pour faire tout entendre, au début notamment car plus l’orchestre s’échauffait et plus le son prenait sûreté et rondeur, avec notamment des violoncelles impressionnants . Dès le second mouvement et surtout dès le troisième, il y a de vrais moments d’ivresse sonore, de délicatesse indicible, d’émotion contenue : les violons ont été d’une légèreté souvent aérienne et cela c’était presque nouveau dans la manière de Nelsons: on ne l’avait pas entendu aérien de manière aussi nette dans le premier programme une semaine avant. Un son large, des tempi assez lents, avec des moments magnifiques, mais pas encore pas la science et l’épaisseur de celui à qui par force il succédait ni cet art magique de la clarté et du discours qu’ici il ne maîtrisait pas encore. Comment pourrait-il en être autrement, et comment ne pas reconnaître de sa part du cran d’affronter un orchestre d’une telle réputation, d’une telle cohésion, riche d’une dizaine d’années triomphales, voire inouïes, voire irremplaçables, et d’affronter l’ombre tutélaire présente dans toutes les mémoires et les cœurs. Chapeau au jeune chef : il a montré à la fois ce courage, il a montré aussi qu’il avait révélé le défi, mais personne ne s’attendait évidemment – et heureusement – à revivre des moments abbadiens. Il nous a suffi de vivre de très beaux moments. Il nous suffit de penser que l’orchestre a désormais un nouvel avenir à tisser avec un chef, de nouvelles modalités à élaborer, un autre son, tout aussi exceptionnel, à  construire. Ou même un autre concept, une autre manière de se présenter: tout dépendra évidemment du chef choisi qui devra inventer une nouvelle politique artistique et non se mettre dans les pas d’Abbado, car répéter une politique sans son inspirateur conduirait à l’échec. Un autre Eden à retrouver qui prendra, et c’est bien, le temps qu’il faut.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Car ces processus sont longs, ne peuvent que se profiler avec le temps. Ceux qui aiment la musique le savent. Ceux qui la consomment et qui les années antérieures consommaient du paradis pensant qu’il suffisait de quelques dizaines ou centaines de Francs suisses pour le toucher, qu’ils restent chez eux…Le Lucerne Festival Orchestra n’est pas pour eux.

J’aimerais tellement que perdure la communauté formée autour de cet orchestre, par l’administration du festival, attentive, toujours présente, par le public fidèle et disponible, ouvert, accueillant, et par l’orchestre lui-même, conscient de la totale exception qu’il constitue et qui restera celui d’Abbado : l’œuvre des maîtres leur survit et les maîtres vivent toujours en elle. Oui, il faut aller à Lucerne. [wpsr_facebook]

Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Gustavo DUDAMEL dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (BEETHOVEN-STRAVINSKI)

Gustavo Dudamel © Vern.Evans
Gustavo Dudamel © Vern.Evans

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sinfonie Nr. 6 en fa majeur op. 68 Pastorale
Igor Strawinsky (1882-1971)
Le Sacre du Printemps

 

Le festival de Pâques de Lucerne propose traditionnellement une mini résidence du Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, et cette année, c’est Gustavo Dudamel et Andris Nelsons, les stars de la nouvelle génération, qui le dirigent à tour de rôle.

Qui est Gustavo Dudamel ? Est-il un superficiel ? Un médiatique ? Un travailleur ? Un classique ? Un novateur ? Quelle place a-t-il dans l’actuel Panthéon des chefs ?
Et d’où vient son immense popularité ?
Ayant suivi sa carrière depuis les origines, lorsqu’il effectua ses premières tournées en Europe avec l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Venezuela qu’il dirigeait à 19 ans, lorsqu’après avoir remporté le concours de direction d’orchestre Gustav Mahler de Bamberg, il dirigea l’automne suivant les Bamberger Symphoniker, dans un programme Jean Françaix (bien connu en Allemagne) et Saint-Saëns (Symphonie avec orgue).
On remarquait immédiatement des qualités notables : sens de la dynamique, extrême précision du geste, pulsation rythmique marquée.
Très vite sa carrière a explosé, et même à l’opéra : il fut appelé à la Scala par Stéphane Lissner pour diriger Don Giovanni dans une mise en scène de Peter Mussbach, et la scène de la mort de Don Giovanni reste ancrée dans ma mémoire, elle me rappelait en effet Furtwängler.
Malheureusement, les autres expériences à l’opéra (Bohème, Rigoletto) furent assez décevantes :  Dudamel s’occupe avec un soin extrême de l’orchestre, pas forcément des chanteurs.
Car, chef d’orchestre depuis l’âge de 14 ans et ayant fait ses armes auprès de l’orchestre des Jeunes du Venezuela, il a dû à la fois diriger et former, et effectuer un travail de grande précision auprès de musiciens formés sur le tas, dans l’orchestre et par l’orchestre, pour leur permettre d’arriver au niveau exceptionnel qu’ils ont atteint.
J’avais en tête tous ces souvenirs en voyant Gustavo Dudamel diriger le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.
Je ne l’avais pas entendu depuis plusieurs années lors de ce concert de Lucerne. Et j’avais entendu des avis contrastés de la part de ceux qui avaient écouté certains de ses concerts. Les derniers (à Paris, Requiem de Berlioz à Notre Dame) étaient unanimement salués, d’autres expériences avaient été moins heureuses : on l’estime tantôt froid et peu expressif, tantôt métronomique (sic), tantôt très (trop) classique tantôt très (trop) sirupeux.
Rien de tout cela ce soir.
Le programme proposait en première partie la Symphonie n°6 Pastorale de Beethoven, une pièce rebattue, qui permet aussi d’innover dans l’interprétation: pour ma part quand je l’écoute elle me rappelle le tableau de Giorgione, La Tempesta (Galerie de l’Académie à Venise). Une femme (gitane ?) protégeant un bébé  au premier plan qui regarde le spectateur et un soldat tourné vers elle face à un paysage qui commence à s’agiter au milieu d’une végétation abondante, avec en arrière plan une ville sous un ciel menaçant.
Il y a dans ce tableau quelque chose de serein, et en même temps d’inquiétant. Une composition qui met en scène une nature luxuriante envahissante, et une ville, et de l’eau, et deux êtres un peu perdus, ou là par hasard. Et quand je lis les lignes de Berlioz sur cette symphonie, je comprends, par Giorgione interposé, ce qu’il veut nous dire lorsqu’il parle de paysage composé par Poussin et dessiné par Michel Ange. Je tiens le tableau de Giorgione comme l’un des plus grands de l’histoire de la peinture, et lorsque je reviens à Venise, je vais systématiquement le voir comme aimanté par ce regard féminin un peu mystérieux, vaguement craintif, et pourtant d’une étrange sérénité.
Et la Pastorale de Beethoven, c’est pour moi la musique qui convient à cet univers, une nature qui n’a rien de mièvre, qui n’a rien de bucolique, qui n’a rien de pastoral au sens du XVIIème : pas de bergers ni de bergères, adieu Tircis, adieu le Tendre mais une vision syncrétique des sons, des bruits, des fluides mystérieux de la nature, avec leurs contrastes et leur violence, leur douceur et leur souffle.
Dudamel aborde l’œuvre, que le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks connaît bien et qu’il a jouée avec Mariss Jansons son chef il n’y a pas si longtemps, d’une manière qui évite toute mièvrerie, avec une sorte d’objectivité étonnante, laissant la musique parler sans jamais se laisser aller à je ne sais quelle complaisance. Le son est plein, décidé, fabuleusement clair. Il y a lecture, il y a vraie direction de quelqu’un qui sait ce qu’il veut offrir. Ce Beethoven-là est un vrai tableau, c’est une véritable description qu’il conduit, et qu’il balaie. Mon mouvement préféré, le quatrième ( Gewitter – Sturm <Tonnerre – Orage>) est abordé de manière à la fois sèche et prodigieusement précise, qui met en valeur les fulgurances de l’orchestration beethovénienne, s’emparant d’un topos de la musique descriptive qui court les opéras de Vivaldi à Rossini pour en faire un instantané inquiétant, où les choses deviennent personnes, où la nature devient presque terreur, une nature qui parle. C’est magnifiquement interprété et coloré.

Gustavo Dudamel
Gustavo Dudamel

J’avoue avoir été étonné de la maturité de ce travail, et du son extraordinaire qui en sort, un son à la fois plein, présent, sans jamais être un son à effets, alors que ce serait si facile.
Et c’est la même impression avec le Sacre du Printemps, une pièce que Dudamel affectionne, et qui prolonge d’une certaine manière cette vision païenne de la nature, par une célébration sacrificielle. Ici, en maître absolu de l’orchestre, Dudamel impulse, c’est à dire instille une pulsion phénoménale qui semble venir des profondeurs. Il n’y a rien là de descriptif, il y a là un véritable regard, froid, méthodique, un regard non plus à la Giorgione, mais à la Flaubert, au Flaubert de Salammbô, exact, précis et à la fois terriblement romanesque, quelque chose de monumental et d’écrasant. J’ai vraiment admiré l’animation, c’est à dire le paysage plein de souffle et d‘âme qu’il réussit à dessiner, animus et anima, et il sollicite l’orchestre pour créer des contrastes d’images sonores brutales, sans jamais aucune scorie, des sons d’une précision presque inhumaine, la messe inquiétante de la nature.
Ce concert fut pour moi une sorte de fête de correspondances, musique, peinture, littérature se répondent en une sorte de fête sabbatique dont je garde encore un souvenir vibrant. Dudamel m’a étonné, m’a même saisi. Grand, vraiment.
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Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l'acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)
Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l’acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: CHAMBER ORCHESTRA OF EUROPE dirigé par Bernard HAITINK le 5 AVRIL 2014 (Robert SCHUMANN) avec Gautier CAPUÇON

Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival

Tout le monde ce soir-là en rentrant dans l’auditorium du KKL avait la tête ailleurs, mes voisins, à côté, derrière, devant parlaient du concert du lundi 7 annulé,  qui devait être celui de Claudio Abbado, de celui de demain dimanche 6, par le Lucerne Festival Orchestra en sa mémoire. Il suffisait d’ouvrir le programme de salle : un texte de Michael Haefliger qui évoque la figure de Claudio nous plongeait dans le souvenir.
Et ce soir, Bernard Haitink, qui a dirigé à sa place de nombreux concerts quand Claudio était souffrant, encore à l’automne dernier nous le rappelait encore.
Et ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, que Claudio a porté sur les fonds baptismaux : il reste encore tant de musiciens des origines qu’effectivement, beaucoup dans la salle voyant Haitink et le COE pensaient…Claudio.
D’ailleurs, une foule de spectateurs habituels de l’été sont là. Combien de spectateurs, en entrant dans la salle se sont dit : jamais plus…jamais plus l’entrée de cette silhouette gracile et souriante. Ce soir, personne n’était totalement heureux ni totalement disponible.
Et pourtant, la magie de la musique a agi, et c’est ce qu’a toujours voulu Claudio, se faire oublier derrière l’œuvre qu’il exécutait : ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, Bernard Haitink et  Gautier Capuçon ont réussi à nous extraire de cette amertume et de cette tristesse, grâce à un Schumann magistralement interprété, et qui nous a en quelque sorte projetés vers le présent.
Ce soir marque le début d’un cycle Schumann qui va continuer cet été, et Haitink dirige les deux symphonies des débuts, la n°1 « le Printemps » et la n°4, pratiquement contemporaine (en 1841, mais que Schumann a profondément remaniée en 1851) nées peu après le mariage avec Clara et donc positives et pleines d’optimisme. Entre les deux, le concerto pour violoncelle op.129, de 1850, moins ouvert, plus lyrique, plus mélancolique aussi, comme si nous étions en cette soirée initiale, aux deux bouts de la courte carrière de Schumann.

Haitink en Master's Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival
Haitink en Master’s Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival

Bernard Haitink est toujours très présent à Lucerne, et depuis deux ans il donne aussi une Master’s class de direction d’orchestre, 3 jours, 6 heures par jour, cette année autour de Beethoven, Mozart, Mahler et Debussy, pour huit jeunes chefs d’orchestre venus aussi bien du Chili que de Taiwan ou de Belgique, sept hommes et une femme, la parité n’est pas encore entrée dans ce métier-là. Il disait justement à l’un des jeunes impétrants qu’aujourd’hui tous les chefs bougent beaucoup en dirigeant alors qu’à son époque, seul Bernstein bougeait. Et il défendait dans la direction une certaine retenue, d’infimes mouvements, un regard bienveillant, des gestes clairs à la main gauche, sans devoir trop parler en répétition (« talking conductor ») ni bouger excessivement son corps, qui dit-il nuit à la compréhension.
C’est bien ce qu’il applique sur le podium : on est toujours frappé par la retenue et la réserve de ce chef , qui pourtant réussit à transmettre aux orchestres dynamique et énergie, comme dans ce programme où ce qui frappe d’abord c’est la relation forte avec le Chamber Orchestra of Europe, excellent, suivant le chef avec une précision rare, pas de décalages, pas de scories, et un son charnu qui surprend vu l’effectif relativement réduit…
Nous l’avons dit, c’est un Schumann ouvert, printanier, lumineux qu’offre Haitink, un Schumann nouveau comme seuls les chefs vénérables peuvent oser le faire. Aussi bien dans la 1ère Symphonie Le Printemps en si bémol majeur, et la quatrième en ré mineur, son approche surprend, par le choix d’un orchestre relativement réduit, par la distribution des violons à droite et à gauche du chef, qui dialoguent d’une manière étonnante, par un son d’une incroyable clarté, et qui déploie une énergie d’une force peu commune malgré l’effectif.

Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival

À 85 ans, Bernard Haitink montre une merveilleuse vitalité : son Schumann plus énergique que romantique est plein de séduction, plein d’allant, plein de jeunesse. Le concerto pour violoncelle, interprété avec par Gautier Capuçon qui a donné son meilleur, se montrait plus mélancolique, un peu plus sombre, et tranchait sur des symphonies où le soleil perlait sans cesse : un regard peut-être un peu plus conforme que les deux symphonies.
Une ouverture du festival mémorable : un autre son, une vision neuve, une vision épurée, rajeunie…un autre diable d’homme, ce Haitink. [wpsr_facebook]

Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014 EN MÉMOIRE DE CLAUDIO ABBADO: le 6 AVRIL 2014, LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (SCHUBERT) dirigé par Andris NELSONS (BERG-MAHLER) avec Isabelle FAUST et Bruno GANZ

La salle, debout, applaudit l''orchestre
La salle, debout, applaudit l”orchestre

Franz Schubert (1797-1828)
«Allegro moderato» de la Symphonie n° 7 en si mineur D 759Inachevée
Friedrich Hölderlin (1770-1843)
Elegie Brot und Wein (Pain et Vin)
Alban Berg (1885-1935)
Concerto pour violon et orchestre A la mémoire d’un ange
Gustav Mahler (1860-1911)
Finale de la Symphonie n° 3 en ré mineur

Dans les saluts que nous échangions, entre amis et connaissances, il y avait de tristes sourires de ceux qui se retrouvent pour témoigner du bonheur que Claudio nous a donné dans cette salle. Nous venions tous pour lui, mais sans lui.
L’initiative du Lucerne Festival Orchestra, qui n’a jamais joué à Pâques a  longtemps été tenue secrète, la présence d’Andris Nelsons, qui la semaine prochaine va diriger le troisième acte de Parsifal (programmé avec lui en 2016 à Bayreuth), la présence d’Isabelle Faust qui reste pour toujours l’interprète magique du concerto de Berg (une exécution à Berlin au minimum mémorable en 2012), tout nous prépare évidemment à un moment d’une intense émotion, d’autant que la nature du programme est en elle-même une épreuve pour l’auditeur fidèle des concerts de Claudio.
D’abord, l’ «Allegro moderato» de la Symphonie n° 7 en si mineur D 759 Inachevée, qui fait partie du dernier programme dirigé par Claudio à Lucerne pour ses trois derniers concerts, exécutée sans chef, c’est à dire sans doute avec les partitions annotées par les musiciens lors des répétitions de Claudio ; quand on se souvient de ce moment d’une intense tristesse en août dernier, de ce Schubert déjà vécu comme un adieu, on a déjà le cœur serré.
Ensuite, le concerto pour violon de Berg, à la mémoire d’un ange, par Isabelle Faust, comme à Berlin avec les Berliner Philharmoniker: quand on se souvient de ce moment suspendu, d’une poésie ineffable : « Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de  la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité “ténébreuse et profonde”, les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment! » (Concert du 11 mai 2012)

« Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé…et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps. » (Concert du 13 mai 2012).
J’ai tenu à citer les comptes rendus écrits à l’époque dans le blog auxquels les lecteurs peuvent se reporter, pour faire remonter le souvenir quasi inénarrable de ces moments. La présence dans le programme de ce concerto montre à la fois l’importance qu’il put avoir pour Isabelle Faust (qui l’a enregistré avec l’Orchestra Mozart sous la direction de Claudio),et illustre aussi le drame de l’absence, de cette absence partagée qui fait que nous sommes là aujourd’hui:  on ne peut évidemment pas échapper à l’expression « à la mémoire d’un ange » qui à cette occasion pointe Claudio…

Dans le programme aussi, un texte d’Hölderlin, un poète que Claudio adorait, à qui il a dédié un projet à Berlin, et qui sera dit par Bruno Ganz, le complice des projets berlinois, qu’on vit aussi à Lucerne : l’immense acteur était très lié à l’immense chef, et Claudio cita ce texte lors d’un échange avec Ganz dans ses dernières semaines,
Enfin, le dernier mouvement de la Symphonie n°3 de Mahler, « ce que me conte l’amour », comme Mahler avait écrit au départ à son propos, immense monument d’apaisement, comme si l’âme trouvait l’amour dans une sorte de mouvement inscrit déjà dans l’éternité, mais qui laisse aussi percer comme toujours chez Mahler, la mélancolie et une indicible nostalgie. Cette symphonie exécutée à Lucerne l’été 2007 fut un des sommets du cycle Mahler avec le LFO. Mais Claudio dut renoncer à cause de sa santé à la tournée newyorkaise et en octobre 2007, ce fut Pierre Boulez qui monta sur le podium du LFO pour une soirée inoubliable qui restera aussi dans les mémoires de Carnegie Hall.
Tous ces souvenirs mêlés étreignent déjà et ce concert en mémoire de Claudio souligne la béance de ce manque, qu’enfin nous réalisons : ne dirigeant jamais l’hiver, Claudio reprenait ses activités en mars ou avril. Cette année, il ne sera pas là…et, il y a un an, à Lucerne, il était parmi nous, en forme, dans un concert mémorable où avec Martha Argerich il avait enivré la salle.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de faire un compte rendu, il s’agit peut-être une dernière fois, de communier pleinement dans ce souvenir, tous ensemble, tout ce public venu essentiellement parce que dans cette salle il  a vécu d’indescriptibles moments sous la magie de Claudio et qu’il veut avec le LFO revivre quelque chose de cette magie là.
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Voilà les quelques lignes que j’avais déjà écrites quelques heures avant le concert.
Il est 22h40, en ce 6 avril 2014, il y a déjà 4h que ce moment incroyable s’est terminé, et je ne peux le rappeler sans que les larmes ne me viennent encore, comme pendant ces quasi deux heures où, comme dans un de ces miracles que seuls l’art et la musique peuvent susciter, Claudio Abbado était parmi nous, n’a pas cessé d’être au milieu de nous, invisible, absent et pourtant tellement là : il fallait voir les musiciens, qui presque tous étaient là, de Wolfram Christ à Diemut Poppen, de Lucas Macias Navarro à Jacques Zoon, d’Alois Posch à Raphael Christ,  jouer pour lui, présent dans les cœurs, pour être avec lui encore une fois, pour son sourire. Comme le dit dans le programme Reinhold Friedrich le trompettiste jovial (qui le matin même avait donné un beau concert avec l’organiste Martin Lücker), « le plus beau cadeau, c’était pouvoir rencontrer son regard joyeux ». Ce regard joyeux, comme il a dû l’avoir en cette fin d’après midi, tant orchestre et salle étaient en communion totale, tous là projetés par l’esprit et par la musique dans ce regard là, auquel nous ne cessions de penser, tant ce que nous entendions était lui. Le Lucerne Festival avait fait les choses justes, sans ostentation, ni photos géantes, ni projection d’un portrait dans la salle: seulement l’ordinaire (si l’on peut dire…), seulement la musique, comme  Claudio sans doute l’aurait voulu.
Dès l’Inachevée, et ce premier mouvement, allegro moderato exécuté sans chef, avec le podium vide nous avons été replongés en août dernier.
Il était là, indiscutablement : il suffisait d’entendre la douceur ineffable des premières mesures, un son à peine audible surgi du néant que seul Claudio pouvait obtenir d’un orchestre. Il fallait voir Sebastian Breuninger, le premier violon (il appartient au Gewandhaus de Leipzig), jouer et regarder l’orchestre, d’un petit geste du corps souligner quelque attaque, pour comprendre de quelle concentration tous ont fait preuve pour lui offrir une telle exécution, qui nous disait quelque chose, qui avait une ligne ferme, des nuances, des modulations, des couleurs dictées par un esprit absent auquel tous nous pensions. Et déjà en fixant ce podium désespérément vide, marquant l’irrémédiable absence, et en écoutant dans la musique sa présence, son incroyable présence, les larmes coulaient, d’émotion, de tristesse mais aussi de cette joie profonde que seule la musique me donne lorsqu’elle me semble venir d’ailleurs…
Par bonheur, aucun applaudissement n’est venu interrompre cette magie aussitôt suivie par la voix éraillée de Bruno Ganz surgi du fond de l’orchestre lisant Elegie Brot und Wein de Hölderlin

Rings um ruhet die Stadt; still wird die erleuchtete Gasse,
Und, mit Fackeln geschmückt, rauschen die Wagen hinweg…

Ce fut un moment de pure parole, dans la musique du vers de Hölderlin célébrant les noces du paganisme et du christianisme,  des mystères de Dionysos et de Demeter et de l’Eucharistie, se résolvant dans la paix de la nuit qui ouvre et qui ferme le poème.
Il y a quelque chose de profondément païen dans la certitude que dans cette salle ce soir, vibre partout un esprit qui circule, anime et bouleverse en même temps musiciens et auditeurs. Car les musiciens jouent à l’évidence pour lui, comme s’il était là, parce qu’il est là, parce que nous sommes tous autour de lui.
Nous étions tous pris dans un enthousiasme commun, enthousiasme au sens premier de possession par Apollon ou Dionysos, et cette possession, on ne peut la prendre pour de l’excès, elle était authentique, générale, partagée, bouleversante.
Apollonienne aussi l’exécution qui suivit du concerto de Berg « à la mémoire d’un ange » dans une interprétation ineffable, indicible, d’Isabelle Faust, qui a créé d’incroyables sons, tour à tour à peine perceptibles (le début !), jamais brutaux, jamais autre chose que pure délicatesse ou pure poésie, dialoguant avec un orchestre en état de grâce mené avec une attention millimétrée par Andris Nelsons. Des sons nés au violon se prolongeant dans tel ou tel pupitre, des sons nés de l’orchestre se prolongeant au violon : le début à lui seul est un enchantement. Il y a là une retenue, un sens des équilibres, une installation totale de la poésie à l’orchestre et chez la soliste, avec par moments une légèreté presque aérienne, qui nous fait voler et par moment une tension qui serre le cœur, celle née de l’irrémédiable. Isabelle Faust est vraiment pour moi la seule aujourd’hui qui réussisse à proposer une vision de cette œuvre dans ses contrastes, à la fois éthérée, aérienne et pleine du malheur terrestre, avec ses moments de refus, d’amertume, presque sarcastiques. On se souviendra longtemps de ce son infini du violon qui clôt le concerto, jamais peut-être aussi légèrement et fermement exécuté, au point qu’un long silence a ponctué cette fin.
Pour couronner ce moment, un finale de la 3ème de Mahler totalement bouleversant. Dès les premières mesures, les larmes viennent, dès les premières mesures, le cœur bat, et dès les premières mesures aussi, on sent dans l’orchestre un incroyable engagement, et une volonté du chef de laisser l’orchestre respirer, parler, raconter. Andris Nelsons dans les deux moments extraordinaires qu’il a dirigés (Berg et Mahler) n’a jamais imité ou chercher à faire comme Abbado, c’est un son qui par sa plénitude, par son intensité, par sa grandeur, et par sa singularité, lui appartient totalement, mais en même temps, c’est une approche en phase avec ce que nous attendons, sans emphase, sans pathos, avec un souci d’accompagner l’orchestre comme si c’était l’orchestre qui avait à nous dire des choses et que Nelsons n’en était que l’exégète.
Il en résulte une vision, d’une inimaginable puissance émotive, des dizaines de personnes ont en main leur mouchoir, d’autres ont la tête dans les mains, je ne voyais moi-même plus qu’à travers des larmes qui coulaient sans cesse. Non pas les larmes de l’absence, mais celles de l’émotion partagée, de cette communion profonde qui a saisi la salle dans ce silence des moments saisissants, celui où personne ne tousse plus, ne bouge plus, celui où chacun est à la fois en soi et livré à ce moment fabuleux qui étreint totalement.
Immense moment, conclu par un très long silence, interrompu par quelques applaudissements vite réprimés, silence imposé par le chef, et par l’immobilité suspendue de l’orchestre, silence où tous nous pensions à Claudio, suivi enfin par de très longs applaudissements, nourris, avec la salle spontanément debout qui applaudissait de manière soutenue, mais jamais tonitruante, de ces applaudissements d’où s’est modestement effacé Andris Nelsons, 36 ans, qui a démontré ce soir non seulement qu’il était un grand chef- nous le savions- mais qu’il était aussi un être d’une rare élégance. Aucun souci de protagonisme, c’est l’orchestre qu’il a mis sans cesse en avant, et derrière lequel il s’est noyé pour saluer.
Mais voilà, lorsque Sebastian Breuninger, le premier violon, entendant ce long applaudissement continu, intense, profond, et comprenant qu’il s’adressait aux musiciens mais aussi à l’absent, a éclaté en sanglots, comme bien d’autres membres de l’orchestre, en larmes eux aussi, (il a accompagné certains pendant toute leur carrière) alors, doucement, Andris Nelsons l’a pris, et a décidé de faire sortir l’orchestre. L’applaudissement a accompagné cette sortie et a continué longuement à scène vide : nous applaudissions tous Claudio, nous applaudissions à sa présence d’une si grande intensité ce soir, et nous applaudissions à ce moment sublime de communion vécu, nous applaudissions les artistes, nous applaudissions nos souvenirs et nous applaudissions cette musique qui ce soir n’était que don presque mystique. C’était le dernier concert de Claudio Abbado…
Je n’ai jamais vécu cela, jamais. Et donc encore une fois, grazie Claudio !
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PS: Le concert a été retransmis dès ce soir par la TV suisse, il le sera aussi par ARTE un peu plus tard et le 10 avril, par la radio suisse.

Claudio-Abbado

ANDRIS NELSONS DIRIGERA LES CONCERTS DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA À LA PLACE DE CLAUDIO ABBADO AU FESTIVAL DE LUCERNE CET ÉTÉ

Andris Nelsons ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Andris Nelsons ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Voici le communiqué de presse du Festival de Lucerne.

Lucerne, le 14 février 2014. Au festival d’été 2014, c’est Andris Nelsons qui dirigera le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dans deux programmes Brahms qui avaient été conçus par Claudio Abbado en personne. « Nous sommes extrêmement ravis qu’Andris Nelsons, l’un des grands chefs d’aujourd’hui, ait accepté de diriger les concerts du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA », a déclaré Michael Haefliger, le directeur du festival. « Nous nous réjouissons en outre de pouvoir présenter les programmes Brahms projetés par Claudio Abbado. Ainsi le souvenir du fondateur du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA sera-t-il vivant dans la programmation du festival. » On entendra au concert d’ouverture, le 15 août, ainsi que le 16, la Deuxième Sérénade en la majeur, la Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre, avec Sara Mingardo en soliste, et la Deuxième Symphonie en ré majeur. Les 22 et 24 août figureront au programme le Premier Concerto en ré mineur, avec Maurizio Pollini, et la Troisième Symphonie en fa majeur.

Né en 1978 à Riga, Andris Nelsons a été « artiste étoile » du Festival de Lucerne en 2012. Il prendra la direction musicale de l’Orchestre symphonique de Boston au début de la saison 2014/2015. Depuis la saison 2008/2009, il est à la tête du City of Birmingham Symphony Orchestra, avec lequel il a fait ses débuts au Festival de Lucerne à l’été 2009. On pourra l’entendre au LUCERNE FESTIVAL à Pâques, le 12 avril, avec l’Orchestre de la Radio bavaroise, dans le Troisième Acte de Parsifal de Wagner. Cet été, il dirigera au Festival, outre le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA, le City of Birmingham Symphony Orchestra, les 30 et 31 août.

Le Blog du Wanderer précise en outre qu’Andris Nelsons avait été indiqué par Claudio Abbado dans une interview comme celui qui était à son avis le plus apte à succéder à Sir Simon Rattle au Berliner Philharmoniker.

Programme:

15 et 16 août | 18h30 | Concert d’ouverture et Concert symphonique 1 |
Salle de concert du KKL de Lucerne
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA | Chœur de la Radio bavaroise (Gerald Häussler direction) | Andris Nelsons direction | Sara Mingardo contralto
Johannes Brahms: Sérénade no 2 en la majeur op. 16 | Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre op. 53 | Symphonie no 2 en ré majeur op. 73

16 août | 22h00 | Late Night 1 | Salle de concert du KKL de Lucerne
Mahler Chamber Orchestra | Barbara Hannigan soprano et direction musicale
Œuvres de Gioachino Rossini, Wolfgang Amadeus Mozart, György Ligeti et Gabriel Fauré

19 août | 19h30 | Concert symphonique 4 | Salle de concert du KKL de Lucerne
Mahler Chamber Orchestra | Daniel Harding direction | Stefan Dohr cor
Antonín Dvořák : La Colombe op. 110 | Wolfgang Rihm : Concerto pour cor (création mondiale, commande du LUCERNE FESTIVAL, de la Philharmonie du Luxembourg et de l’Orchestre Philhar- monique du Luxembourg, de l’Orchestre symphonique de la Radio suédoise et de la Stichting Omroep ZaterdagMatinee) | Antonín Dvořák : Symphonie no 9 en mi mineur op. 95 « du Nouveau Monde »

20 août | 19h30 | Musique de chambre 1 | Salle de concert du KKL de Lucerne
Ensemble de cuivres du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA | Steven Verhaert direction | Eriko Takezawa piano
Œuvres de Jean-Baptiste Lully, Carlo Gesualdo, Leoš Janáček et Zoltán Kodály

21 août | 19h30 | Musique de chambre 2 | Salle de concert du KKL de Lucerne Oliver Schnyder piano | Solistes du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA Œuvres de Robert Schumann, Gabriel Fauré et Johannes Brahms

23 août | 11h00 | Musique de chambre 3 | Lukaskirche

Mahler Chamber Soloists

Œuvres de Leoš Janáček, Wolfgang Rihm et Sergueï Prokofiev

22 et 24 août | 19h30 | Concerts symphoniques 5 et 7 | Salle de concert du KKL de Lucerne LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA | Andris Nelsons direction
Maurizio Pollini piano
Johannes Brahms : Concerto pour piano no 1 en ré mineur op. 15 |

Symphonie no 3 en fa majeur op. 90

25 août | 19h30 | Concert symphonique 8 | Salle de concert du KKL de Lucerne
Mahler Chamber Orchestra | Daniele Gatti direction | Midori violon
Felix Mendelssohn : Ouverture du Songe d’une nuit d’été op. 21 |
Concerto pour violon en mi mineur op. 64 | Symphonie no 4 en la majeur op. 90 « italienne »

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