2003-2023: LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA A 20 ANS

Le Lucerne Festival Orchestra © Lucerne Festival

Le 20 janvier 2024, dix ans auront passé depuis la disparition de Claudio Abbado. Dans quelques semaines, dix ans auront passé depuis son dernier concert à Lucerne avec le Lucerne Festival Orchestra, le 26 août 2013 dans un programme si emblématique que seul lui pouvait penser, de deux symphonies inachevées, celle de Schubert et celle de Bruckner.

Ce blog avait rendu compte de celui du 23 août :

https://blogduwanderer.com/2013/08/27/lucerne-festival-2013-claudio-abbado-dirige-le-lucerne-festival-orchestra-le-23-aout-2013-schubert-bruckner/
Cette années-là le thème du Festival était « Révolution » et le premier programme comprenaitL’ouverture tragique de Brahms, deux extraits des Gurrelieder (Interlude et chanson de la colombe des bois/Lied der Waldtaube – par Mihoko Fujimura) de Schönberg et l’Eroica de Beethoven, vous pouvez retrouver ce concert sur YouTube : dernier concert vidéo, dont ce blog a rendu compte (cliquer sur ce lien).

2003-2013 : Claudio Abbado

Claudio Abbado pendant lunr répétition générale ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Dix ans, c’est le temps qu’a duré ce legs inestimable à la musique que fut la présence de Claudio Abbado à la tête de cet orchestre qu’il avait fondé et qu’on appelait « l’orchestre des amis » dans la mesure où les premières éditions réunissaient des musiciens et solistes amis qui avaient adhéré à son projet. Certains sont restés et y appartiennent encore, d’autres l’ont quitté au fil des ans, mais il faut rappeler de toute manière les noms de ceux qui aux origines en faisaient partie, et ces noms donnent le tournis.
Natalia Gutman, Hans Joachim Westphal, Wolfram Christ (tous deux ex-Berliner Philharmoniker) , ce dernier encore ferme aujourd’hui au poste de premier altiste, le quatuor Hagen, Sabine Meyer, des solistes des Berliner Philharmoniker : Kolja Blacher bien sûr premier violon des débuts du LFO mais aussi Georg Faust, Stefan Dohr, Emmanuel Pahud,  Albrecht Mayer (qui durent assez vite quitter l’orchestre à la demande de l’administration des Berliner), Alois Posch (Ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich, Antonello Manacorda, Raymond Curfs, Gautier et Renaud Capuçon etc… c’est-à-dire aussi de nombreux musiciens qui le connaissaient depuis les temps du GMJO, GustavMahlerJugendOrchester. Du Lucerne Festival Orchestra, encore aujourd’hui, les « tutti » sont largement formés par le Mahler Chamber Orchestra, né lui aussi sous l’impulsion d’Abbado à partir de jeunes éléments du GMJO.
Orchestre spécial, formé pour l’essentiel de gens qu’il connaissait et suivait, en qui il avait entière confiance et avec qui il avait ce lien spécial qui lui permettait de mettre en œuvre le « Zusammenmusizieren » (faire de la musique ensemble) qui est en quelque sorte la clef de sa relation aux orchestres. C’était aussi des gens qui le connaissaient, qui comprenaient au vol ce qu’il voulait, et qui avaient l’habitude de ses méthodes, notamment au moment des répétitions.
Le résultat ne se fit pas attendre et dès la première édition en 2003, une exécution hors normes de la Symphonie n°2 « Résurrection » de Mahler donna l’échelle du niveau de cette formation, dont l’enregistrement rend à peine l’impression incroyable qu’elle produisit en salle, pendant les concerts et même à la répétition générale, à laquelle j’ai eu la chance d’assister et qui fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les personnes présentes à cette répétition (une petite centaine) dans la salle échangeaient des regards étonnés, incrédules, et assommées de ce qu’elles étaient en train d’écouter.
Ces dix ans firent donc naître le rituel annuel de Lucerne, deux programmes en une dizaine de jours, avec le privilège d’assister aux répétitions, si bien que les journées étaient Abbado matin et soir, avec des échanges avec les musiciens, des balades entre amis, des fin de soirées heureuses où l’on croisait dans les rues des membres de l’orchestre, une dizaine de jours où tous nous nous retrouvions autour de ces moments uniques en une sorte de vie de famille. En somme nous vieillissions ensemble : nous avions connu beaucoup de ces musiciens dans leur jeunesse, déjà pour certains au GMJO, bien avant la fondation de l’orchestre , et nous les voyions passer à l’âge adulte, fonder une famille etc… Cette relation très particulière, nous ne l’avons jamais eue avec aucun autre orchestre.
Mais c’était aussi le rendez-vous annuel de tant de mélomanes « abbadiens », beaucoup d’italiens puisqu’Abbado ne dirigeait pas beaucoup en Italie au début des années 2000 (même s’il le fit de plus en plus ensuite avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart qu’il a fondé dans le sillage, à partir de 2004, dont le siège était à Bologne) quelques français aussi, des allemands, des belges, des autrichiens, des suédois, et de petites délégations japonaises. Il y avait un certain nombre d’auditeurs qui avaient fait de Lucerne leur point d’orgue annuel, et d’année en année on revoyait tel ou tel, connu ou inconnu, mais des visages toujours heureux.

Mahler et Bruckner furent les armatures de la programmation, avec quelques symphonies de Beethoven, de Brahms, Schubert et Schumann les Brandebourgeois de Bach (avec un autre ex-Berliner, Rainer Kussmaul qui ne fit pas partie du LFO  mais qui était fidèle à Abbado), un Requiem de Mozart mémorable qui remplaça in extremis en 2012 une Symphonie n°8 « des Mille »  de Mahler dont la programmation avait étonné tous les « fans », tous les « Abbadiani », tant nous savions sa distance avec une œuvre pour laquelle il n’avait jamais éprouvé d’attirance. (« Plus je regarde la partition et moins je trouve quelque chose de neuf à dire » nous avait-il un jour confié). Certains renoncèrent au voyage et mal leur en prit parce que ce Requiem fut un moment de grâce.
Revenir sur ces dix ans qui mobilisèrent nos mois d’août est toujours à la fois un émerveillement et un déchirement. Nous y avons vécu certainement les moments les plus intenses de notre vie de mélomane, d’autant plus intenses que la maladie était toujours en embuscade. Par exemple l’année où Claudio dirigea la symphonie n°3 de Mahler (2007) qui devait être suivie d’une tournée à New York qu’il dut annuler, remplacé par Pierre Boulez, qui en fit une exécution mémorable, premier chef à diriger le LFO en dehors de Claudio Abbado (David Robertson dirigea l’autre programme). De ces concerts divers, le Blog du Wanderer rendit compte à partir de 2009 et quelques autres textes flottent sur la toile, venus du site des Abbadiani Itineranti, où ils s’appelaient Chroniques du Wanderer. Car c’est de mes voyages qui suivaient les itinérances de Claudio que ce surnom de Wanderer m’a été plaqué…

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer /Lucerne Festival

2013-2015 : le deuil et la transition

Mais le rêve a pris fin.
La maladie a vaincu en 2013, le dernier concert du 26 août fut un moment terrible pour tous tant en deux semaines Claudio, déjà fatigué, s’était épuisé.
Il faut donc arriver à cette fatale année 2014 qui vit le concert hommage du LFO le 6 avril où fut notamment exécuté le dernier mouvement de cette même Troisième de Mahler sous la direction d’Andris Nelsons admirable de retenue, avec orchestre et public en larmes, comme en témoignent les vidéos. Moi-même qui ai vécu ce moment gravé à jamais ne puis en regarder les images sans que les larmes ne montent.
À noter que c’est cette même Symphonie n°3 de Mahler qui ouvre le Lucerne Festival pour les 20 ans du LFO, sous la direction de Riccardo Chailly, le 11 août prochain.

Après dix ans d’une telle intensité, achevés dans une émotion indicible, parler de la suite semble quasiment impossible. Et pourtant, depuis ces moments, dix ans sont passés au cours desquels le Lucerne Festival Orchestra a continué de se produire avec beaucoup des mêmes musiciens même si certains, Abbado disparu, ont pensé que l’aventure ne valait plus la peine d’être vécue.
Il faut admettre l’impasse dans laquelle la direction du Lucerne Festival se trouvait et les choix qui lui étaient offerts.

  • Ou bien affirmer que l’aventure du LFO sans Abbado n’avait plus de sens, ou avait perdu son côté exceptionnel et dissoudre l’orchestre. C’était pour certains le plus logique, mais aussi le plus difficile pour les musiciens, pour le Festival et sa programmation et pour la mémoire d’Abbado qui avait fondé l’Orchestre. Elle fut évidemment écartée.
  • Ou bien continuer avec un autre chef et à d’autres conditions. C’était rendre ordinaire l’extraordinaire en faisant de l’orchestre un orchestre « comme les autres », même en gardant un grand niveau musical.
  • Ou bien chercher des voies possibles pour un nouvel élan « extraordinaire », mais peut-être le temps n’était-il pas encore venu.

Le Lucerne Festival vivait un peu avec la disparition d’Abbado ce qu’a vécu le Festival de Salzbourg à la mort de Karajan : comment continuer sans ?

 

2016- Le temps de Riccardo Chailly

Riccardo Chailly à la tête du Lucerne Festival orchestra ©Peter Fischli/ Lucerne Festival

Si Andris Nelsons a dirigé l’orchestre en 2015 et qu’on a pu croire un moment qu’il serait celui qui le reprendrait (mais il avait un futur à Boston), et si Bernard Haitink a aussi fait quelques concerts, la décision a été prise de trouver un « vrai » successeur et ce fut Riccardo Chailly. Même si le lien avec Abbado n’était pas réel (bien qu’il ait été son assistant dans les années 1970) Riccardo Chailly était un choix stratégique pour plusieurs raisons :

  • Le choix d’un chef italien, milanais qui plus est, permettait de garder un contact avec le public italien, et notamment milanais puisque Milan est à trois heures de Lucerne et un lien symbolique avec le milanais Abbado.
  • Le répertoire symphonique de Riccardo Chailly est assez proche de celui d’Abbado, avec des incursions dans de nouveaux espaces qui n’avaient pas été encore abordés. De plus Riccardo Chailly est connu pour sa curiosité envers des raretés qui pouvaient donner un nouveau souffle à la programmation.
  • Riccardo Chailly, de tous les grands chefs, est celui dont l’agenda est le plus ouvert, il dirige peu, et le LFO n’occupe pas beaucoup de temps : deux semaines en août au maximum et éventuellement une tournée d’automne.

Mais la difficulté est autre.
Ce n’est pas la qualité du chef qui est en cause, ni même celle des concerts, mais la relation entre le chef et le groupe, qui avec Abbado avait créé ce déclic qui fait passer d’une très bonne exécution à un moment céleste. Et de ce point de vue, – sans pouvoir rien y faire- on a perdu tout ce qui rendait ces rencontres d’août exceptionnelles pour tous, où se jouait l’amour de la musique et l’affection pour les gens, où se jouait quelque chose d’une profonde humanité, ou circulait quelque chose d’ineffable, un don de soi partagé.
Il n’y avait qu’un Claudio Abbado et sans doute fallait-il créer entre ces musiciens et leur chef un autre type de relation, qui se crée lentement, et pas en quelque sorte au moment où l’on fait le deuil de quelque chose d’essentiel dans une vie d’artiste.
J’ai entendu pendant ces dix ans plusieurs concerts du LFO, avec Nelsons, avec Haitink, avec Nézet-Séguin, avec Blomstedt et naturellement avec Riccardo Chailly. C’est sans doute avec Herbert Blomstedt que l’on s’est replongé dans les souvenirs, tant l’urgence était grande, tant l’engagement de l’orchestre total (voir notre compte rendu de ce concert du Festival 2020 consacré à Beethoven avec Martha Argerich en soliste).
Riccardo Chailly n’a pas du tout le même type d’approche que Claudio Abbado, et la plupart des concerts auxquels j’ai pu assister étaient évidemment de grande qualité, mais plutôt distants, avec beaucoup de programmes peu séduisants pour un tel Festival et pour un Orchestre avec un tel passé. Les choses à présent se sont stabilisées, les concerts sont plus engagés et plus variés (il laisse un des programmes à un collègue chaque année, notamment Yannick Nézet-Séguin) mais je continue de penser qu’il fallait peut-être retarder le moment d’un directeur musical désigné, et essayer plusieurs formules, une carte blanche à un chef différent chaque année, un chef différent par programme, des chefs de grand niveau en activité, Mehta, Thielemann, Rattle, Gatti, Petrenko, d’autres de la nouvelle génération dans une sorte de pari du type « essayer c’est adopter » qui aurait peut-être permis de trouver le chef qui aurait rencontré l’orchestre à sa manière, pour retrouver un plaisir de faire de la musique et pas simplement des concerts annuels.
Il faut aussi ajouter dans l’évolution des dernières années deux éléments :

  • une situation économique externe qui depuis 2003 a beaucoup évolué. On pouvait dans les premières années du siècle passer à Lucerne une dizaine de jours, la nouvelle monnaie, l’Euro, avait une valeur supérieure au Franc suisse. Quand le Franc suisse s’est mis à monter, quand son cours a dépassé d’Euro, il est devenu difficile de séjourner même de manière fugace à Lucerne, et bien des mélomanes non suisses préférèrent aller à Salzbourg où la vie (pas le Festival) est bien plus abordable qu’à Lucerne et d’autres ont renoncé, le rapport qualité-prix n’offrant plus les conditions d’antan, pour de beaux concerts certes, mais pas pour des concerts de légende.
  • Des choix artistiques et d’organisation faits au début du XXIe siècle, mais qui n’ont pas ou peu évolué depuis. Au départ appuyé sur Abbado et Boulez, le Lucerne Festival s’était attaché les deux phares de la musique d’alors, l’un sur le grand répertoire symphonique et l’autre sur le contemporain avec la fondation de la Lucerne Festival Academy, l’autre pilier de Lucerne. Ces deux immenses icônes disparues, les structures qui leur étaient associées sont restées, et le Lucerne Festival semblait un peu vivre sur ses acquis, sans inventer beaucoup de nouvelles formules, d’autant que le projet de Salle modulable susceptible de créer un autre espace au Festival sur lequel tablait l’intendant Michael Haefliger, a été abandonné.

Parallèlement, d’autres Festivals se sont consolidés en Suisse comme Verbier, qui a lieu fin Juillet, ou comme le Festival Menuhin de Gstaad qui se déroule sur l été à partir du 14 juillet qui sont de sérieux concurrents.
Le mandat de Michael Haefliger s’achèvera en 2025 après 26 ans de présence à la tête du Festival. Nul doute que Sebastian Nordmann, le prochain Intendant  en provenance de Berlin aura à cœur de  trouver des axes de renouvellement.

Mais cette année, on fête vingt ans d’un Orchestre né presque immédiatement comme l’une des meilleures formations au monde, qui a vécu dix ans de légende, et puis dix ans peut-être un peu moins extraordinaires tout en gardant un très grand niveau qui justifie aujourd’hui qu’il poursuive son chemin.
Sans doute le prochain intendant pensera-t-il pour le LFO un autre destin, d’autres rituels, de belles surprises qui le feront rester au sommet des formations musicales. Au nom de tout ce que cet orchestre nous a offert et au nom de ce qu’il m’a fait personnellement vivre, je le souhaite ardemment.

Le KKL à Lucerne (Architecte Jean Nouvel), lei du Lucerne Festival © DR

LUCERNE FESTIVAL 2016 et THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2016-2017: BAYERISCHES STAATSORCHESTER dirigé par Kirill PETRENKO les 7 et 12 SEPTEMBRE 2016 (WAGNER-STRAUSS-TCHAÏKOVSKI) Soliste: Diana DAMRAU

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech
Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech

Ce texte est le développement et l’adaptation d’un article paru le 15 septembre 2016 dans Platea Magazine (Madrid)

Kirill Petrenko est un mystère. Fuyant les médias, communiquant peu, il n’est pas dans les circuits glamour des chefs à page Facebook ou compte Twitter. Dans les excellents documents offerts au public lors du concert de Paris, il signe quelques textes, ce qui est exceptionnel. Travailleur infatigable, il ne donne que quelques concerts dans l’année, et fouille les partitions d’une manière chirurgicale, les essayant avec tel ou tel orchestre pour parfaire son approche. Il donnera en décembre à Turin par exemple (avec l’orchestre de la RAI) le programme prévu avec les Berliner. Mais là où il passe avec un orchestre, il déchaîne les salles, les passions, les interrogations. À Lucerne, comme à Paris, à peine terminée l’ouverture de Meistersinger, il y avait déjà des hurlements. Deux programmes voisins entre Lucerne et Paris, mais à Lucerne, la dominante était Richard Strauss, puisque l’ouverture de Meistersinger était suivie des Vier letzte Lieder, et en deuxième partie de la très rare Sinfonia domestica, une découverte pour de très nombreux auditeurs. Ce n’était pas pour Lucerne un choix « facile », puisque et l’orchestre, le Bayerisches Staatsorchester, et son chef faisaient leur première apparition. Mais on a considéré sans doute le public de Lucerne plus aguerri pour supporter un programme un peu moins grand public. À Paris, le programme affichait la Symphonie n°5 de Tchaïkovski, bien plus connue. Kirill Petrenko, à l’écart des circuits jusqu’à maintenant, est devenu objet de curiosité depuis que les Berliner l’ont élu comme successeur de Sir Simon Rattle. Lui-même a dû se soumettre quelque peu à l’exigence médiatique, bien vite refermée, et donne cette saison des concerts divers (Berlin, Amsterdam, Turin).

À peine passé le premier accord des Meistersinger, l’affaire était conclue : un accord à la fois plein et subtil, avec une très légère modulation et puis une dynamique incroyable, plus que la solennité habituelle et attendue. Évidemment ce n’était pas l’ouverture habituelle en forme de « pezzo chiuso » destinée à faire sonner l’orchestre sans trop fatiguer le public. L’orchestre sonne évidemment, mais avec une belle dynamique, une très grande fluidité, certes avec des accents , mais à peine sont-ils effleurés qu’on passe à autre chose comme une « toccata e fuga », une rencontre brève avec la note qui va de l’avant, dans un raffinement tout particulier, y compris de la part des cuivres qu’on a souvent entendu d’une lourdeur grasse dans cette pièce. Incroyable aussi le sens des équilibres, et la couleur de l’ensemble, les couleurs devrais-je dire tant tout cela est miroitant, va plutôt vers la comédie que les drames de la maturité : les sectateurs d’un Wagner bien gras et bien lourd repasseront. Ce Wagner-là n’est pas gras, mais gracile, mais élégant, mais limpide, et semble courir alors que le tempo n’est pas différent que chez d’autres chefs. Ce Wagner nous raconte déjà l’histoire qui suit et a déjà la couleur de l’humanité extraordinaire qui court tout l’opéra. L’orchestre habitué à son chef en suit le moindre signe, la moindre indication donnée du doigt, de la main, du bras, de la tête, du corps tout entier. Pour certains chefs, c’est un mode très démonstratif de diriger, pour le spectacle, mais pas ici. C’est un corps dédié, dédié à la partition, comme possédé par la musique, immergé dans la musique qui communique rythmes et dynamique à un orchestre qui donne tout, de sorte que même si nous connaissons désormais (depuis les fabuleuses représentations de ce printemps et de juillet dernier) l’approche de cette œuvre par Kirill Petrenko, tout nous semble neuf, divers, comme une perpétuelle surprise et ainsi la double écoute de Lucerne et de Paris nous fait encore aller plus loin, sans jamais se répéter, mais faisant briller des lumières nouvelles.
Avec les Vier letzte Lieder de Strauss, nous passons à une toute autre ambiance, celle crépusculaire de la fin du jour qui est aussi fin de la vie: mélancolie, nostalgie, dernier regard sur le spectacle de la nature. L’opposé de la joyeuse humanité de Meistersinger. C’est pour Diana Damrau une première fois. La célèbre chanteuse allemande familière du répertoire belcantiste aborde l’univers mordoré de ces Vier letzte Lieder, que toutes les stars du chant mettent à leur répertoire. C’est pourquoi évidemment elle est attendue au tournant par les opiomanes de la voix, parce qu’il s’agit immédiatement de mettre en perspective, avec les vivantes (Harteros…), et surtout avec les disparues : la confrontation avec le souvenir ou le disque est souvent délétère pour l’artiste qui se produit hic et nunc. Le goût de Richard Strauss pour les voix féminines, la doxa straussienne qui privilégie voix capiteuses et rondes va un peu à l’encontre d’une prestation destinée avec le temps sans doute à évoluer : en matière de chant, le coup d’essai est rarement un coup de maître. Damrau était une colorature. Elle devient un soprano lyrique : la voix a pris de l’assise, s’est élargie, l’expansion est magnifique, la ligne de chant stupéfiante, les aigus splendides et sûrs. On sent qu’il y a dans ce registre encore de la réserve. Dans le registre grave, c’est plus discutable (mais l’acoustique parisienne…). Certains graves semblent disparaître dans l’orchestre, ou se détimbrent. Mais ce qui frappe, c’est le naturel d’une expression qui ne veut rien faire de trop. Pas trop d’accents, pas de volonté de faire du style ou de minauder: on aurait pu s’y attendre sur « Tod » mais le mot est dit, comme ça, parce qu’il se suffit à lui-même. Dit la force du mot ! Le mot jamais surinterprété, jamais vraiment souligné plus que ce que n’indique la musique. En ce sens, Damrau est en phase totale avec Petrenko et peut-être pas en phase avec les attentes de certains auditeurs…nous sommes peut-être habitués à des voix plus rondes, moins droites, moins « simples ». C’était pour moi déjà passionnant car elle se place dans une autre perspective, et donc se singularise. À Lucerne, l’abord était peut-être un peu froid, et un peu trop droit, sans la souplesse à laquelle on est habitué dans Strauss ; à Paris, il était déjà plus souple, notamment dans les deux derniers, Beim Schlafengehen (Hermann Hesse) et Im Abendrot (Eichendorff) les plus vibrants à mon avis. Il en résulte une extraordinaire unité avec l’orchestre : l’orchestre ne propose pas à la voix un écrin dans lequel elle se réfugierait confortablement, mais compose avec la voix quelque chose de tressé, un réseau unique de musique comme si l’orchestre se comportait en « accompagnateur » au sens piano du terme, dans ces moments suspendus où pianiste et voix semblent se reprendre le discours musical dans une continuité à deux voix. Ce n’est pas la voix qui décide d’une couleur, ce n’est pas l’orchestre qui impose un rythme, c’est un discours unique à deux, comme deux voix qui se comprennent et qui se reprennent tour à tour le discours. On reste fasciné de la manière dont Kirill Petrenko traite le texte : il donne toujours l’importance primaire au mot. C’est vrai dans ces Lieder (il l’écrit d’ailleurs dans un des textes du programme : « chez Strauss, on peut et on doit jouer avec le texte »), c’est vrai à l’opéra, quel qu’en soit le livret (c’est même vrai dans Tosca, ce qui indispose les soi-disant amateurs…), d’où quelquefois l’impression de platitude : mais il en va ici de la platitude comme de la canopé : la surface cache le réseau de ramifications, la profondeur ou l’épaisseur de la forêt . Car jamais l’orchestre ne paraît plat tant il est riche et foisonnant, tant il dit, soit en mettant en relief tel ou tel instrument, soit en allégeant au maximum (les cordes) pour mieux faire ressortir soit la voix soit les bois…C’est un fil raffiné à l’extrême de sons, doué d’une extraordinaire précision, syllabe par syllabe, soulignant les mots, mais ne prenant jamais le pouvoir, même si, tout attentif qu’il soit à la prééminence du mot, il laisse le violon solo (dans Beim Schlafengehen) libre de chanter en duo avec la voix, comme en suspension, comme dans une intimité préservée: un des moments sublimes de la soirée.
Pour la chanteuse, c’est une situation d’un très grand confort parce qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre, toujours accompagnée et soutenue, sans qu’on puisse accuser l’orchestre d’être trop discret, parce que de l’orchestre on entend absolument tout, présent tout comme la voix et à parts égales. Pour l’auditeur, c’est un parti pris très différent de ces interprétations où l’orchestre souligne commente et encadre : c’est très sensible dans l’introduction à « Im Abendrot » où l’orchestre pourrait se mirer dans la propre splendeur, et qui ici introduit, simplement, sans se pavaner. Mais reste cette mer de couleurs qui répond à la mer de couleurs proposée par le/les texte(s), ça miroite, cela n’aveugle jamais sinon par touches pointillistes. Mais la réception par l’auditeur dépend non seulement de l’interprétation, mais aussi de la salle : celle de Lucerne à cet égard a une acoustique plus chaude et incroyablement précise, celle du Théâtre des Champs Elysées reste sèche, moins précise, plus ramassée et plus difficile pour la voix et la limpidité de l’orchestre.
Un océan de couleurs, voilà ce qu’il en a été à Lucerne de la Sinfonia domestica, un poème symphonique qui n’est pas l’un des plus connus de Strauss, ni l’un des plus appréciés. Beaucoup soulignent l’ennui, l’absence de ligne, la pauvreté mélodique, le faux modernisme ou disent simplement que la musique en est « laide ». La pièce voulait soulever de manière souriante le voile sur l’intimité de la famille Strauss, mais en même temps en faire une comédie de l’intime avec ses petits drames et ses petites joies. De cette intimité les premiers accord in medias res sont témoins, sur un mode léger. Nous sommes au théâtre, théâtre d’appartement où la clarinette et les bois jouent un dialogue souriant, un bavardage presque pépiant où tout semble danser, dans une danse discrète avec des rythmes qui donnent à cette musique un aspect pictural, celle des miniatures figuratives qui décrivent des scènes de famille dans les gravures XIXème ou les petits tableaux XVIIIème dont la peinture vénitienne (entre autres) est gourmande. Petrenko a choisi l’ironie et le sourire, il a choisi aussi de représenter le petit théâtre de la vie avec son gros orchestre ! Certains moments composent une symphonie de couleurs dont les ruptures de rythme et de phrases instrumentales rappellent très clairement le début du troisième acte de son incroyable Rosenkavalier munichois en juillet dernier. Comme si Strauss écrivait une « Komödie für Familie ». On découvre alors l’incroyable richesse de l’écriture, qui se révèle grâce à la limpidité du rendu orchestral avec les moindres détails que Petrenko met en valeur. On reste stupéfait de cette vision, qui fait de la symphonie un caléidoscope de sons divers, presque une pièce impressionniste (est-ce un signe si la Sinfonia domestica est presque contemporaine de Pelléas ?) avec une palette de couleurs et de nuances infinie, d’une richesse toujours renouvelée. On constate d’ailleurs sur les visages la joie des musiciens à jouer cette musique – lorsqu’il sont en fosse, c’est évidemment quasi impossible – qui met en valeur leur engagement et leur qualité. Ils sont aux mains de leur chef, comme dédiés, et répondent avec justesse à la moindre des impulsions. Bien sûr, cet orchestre est straussien par antonomase, mais pour ce Strauss moins connu et surtout un peu considéré de seconde zone, ils réussissent à dessiner un paysage, un univers d’abord intérieur, puis plus large, qui va du tableau de l’intimité familiale au jeu interne des rapports avec leurs conflits, leurs tension, leur apaisement, leur intimité et leur légèreté, leur lourdeur ironique aussi, mais qui dans l’univers d’une famille prennent une place marquante, presque épique. Alors la pièce qui croyait-on serait ennuyeuse, devient alors un feu d’artifice tout neuf, une magie orchestrée : alors, du premier violon au triangle, la musique bat au rythme du corps du chef d’orchestre, dans une vaste mosaïque de couleurs et de sons et d’expressions, comme si cette Sinfonia domestica devenait une sorte de sinfonia universalis.

À Paris (le 12 septembre), c’était au tour de Tchaikovski (Symphonie n°5), donné jusque-là deux fois dans la longue tournée (à Dortmund et Bonn). Si l’on connaît bien le Strauss de Petrenko, on découvrait son Tchaïkovski orchestral. Les lyonnais connaissent son Tchaikovski lyrique puisque Kirill Petrenko a été le chef de la série des trois opéras pouchkiniens donnés à Lyon à partir de 2006. Le choix interprétatif est clair, c’est celui du romantisme. Un romantisme qui n’a rien de policé, mais dramatique et exempt de pathos, sans rien de mellifère, avec même des audaces comme ce contraste entre un instrument seul, un peu rêche (la clarinette ou le basson) et l’ensemble de l’orchestre, comme on en rencontre chez Berlioz, un romantisme qui par moments rappelle certains moments inquiétants de la Pastorale : un romantisme de l’inquiétude. La mise en relief des bois, qui court le premier mouvement fait (presque) penser à un concerto pour bois et orchestre tant Petrenko organise la confrontation. Cette mise sous les feux des bois splendides (clarinette, hautbois, basson, flûte) qui se reprennent la parole dans un dialogue hypertendu avec les cordes est un moment assez saisissant de l’ambiance installée par Kirill Petrenko. Il est difficile d’obtenir des sonorités plus claires et plus précises, des pianissimi plus subtils, des cordes plus chaudes dans les parties plus romantiques. Ce qui l’intéresse, c’est de faire émerger les conflits de l’âme, d’évoquer ce qui est rêve tout en soulignant l’agitation intérieure par la dureté de certains sons. Ce qui surprend, c’est la profondeur de l’analyse, par exemple à la fin du premier mouvement, qui n’est pas un final, mais plus une interruption du son, une rupture de construction, suivie du silence de l’intervalle, et  la reprise des premières notes graves, obscures, du second mouvement renvoie à un univers intérieur angoissé, jusqu’à l’intervention du cor en forme de lamento, suivie de cordes qui tirent les larmes dans une ambiance qui rappelle la Pathétique, sans jamais être justement pathétique et souligner les effets. Comment ne pas aussi évoquer la valse, allégée, aérée, évidemment dansante, qui marque les différents états d’âme de ce paysage intérieur.
Et puis il y a ce dernier mouvement en forme de crescendo, une sorte de marche au destin soutenue à un rythme infernal jusqu’au vertige, qui porte les musiciens à l’incandescence et le public à l’apnée. Faite ainsi, la symphonie n°5 de Tchaïkovski devient une sorte de référence absolue du concept de « symphonique », traduction musicale de l’univers d’une âme troublée, prise entre désir de mort et désir de lumière qui laisse abasourdi l’auditeur. Bis en forme de tourbillon infernal, l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka. Saisi de surprise, le public sort, étourdi.

 

C’est alors le temps des commentaires et des remarques critiques : que dire devant cette performance ? Que commenter ? Qui invoquer ? Il y a là une virtuosité et une dynamique qui laisse pantois, une analyse de la partition d’une acuité inouïe, un échange exceptionnel avec l’orchestre, dans un climat de confiance, voire de dévouement absolu qui étonne. Certains y laissent quelques regrets, notamment celui d’une absence d’âme, ou de sensibilité, ou même d’un peu – rien qu’un peu- de pathos.
D’abord, on ne peut vraiment émettre de jugements définitifs sur la performance d’un chef de 44 ans : à 44 ans (en 1977), Claudio Abbado en France n’était pas considéré comme une référence en matière de culture symphonique, mais bien plus d’opéra italien. On connaît la suite.  À génération plus ou moins voisine, et à niveau égal, on se trouve aux antipodes d’un Andris Nelsons qui est d’abord partage de sensibilité. Mais le public qui a des oreilles ne peut que constater ce côté “hors normes” de l’approche de Petrenko, marqué par un rapport charnel et corporel à la musique, par une lecture incroyablement précise et répétée de la partition . L’effet sur le public pourtant est total, absolu : il y a bien communication d’un monde, partage d’un univers et donc transmission forcément sensible: je me souviens en écoutant la symphonie écossaise de Mendelssohn à Munich ce printemps avoir eu des palpitations rien qu’à l’écoute du premier mouvement. Il y a un effet physique de cette approche, qui est partage presque animal : Petrenko a une approche musicale qui joue sur l’effet physique du son, sans négliger l’effet intellectuel et poétique du texte : il y a un effet physique, y compris de la poésie… Mais pas de froideur analytique, et c’est bien justement le paradoxe : un entre deux entre refus de la complaisance et du sentimentalisme et refus de l’analyse froide. Autrement dit on ne sait où l’on est mais on est pris voire englouti. J’y vois là une preuve de nouveauté, d’inattendu, c’est là la surprise du chef.[wpsr_facebook]

Diana Damrau ©Manuela Jans
Le doigt et la voix: Diana Damrau ©Manuela Jans

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI du 28 AOÛT 2016 (DEBUSSY-DUTILLEUX-SAINT-SAËNS-STRAVINSKY) Soliste Sol GABETTA

Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.

La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé  avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel.
Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers.  C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.

Sol Gabetta ©Priska Ketterer
Sol Gabetta ©Priska Ketterer

Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là  Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe.  Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé  presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel  à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]

Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Bernard HAITINK le 19 AOÛT 2016 (BRUCKNER Symphonie n°8)

Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Deuxième programme du LFO, tout aussi symbolique que le premier, dans la mesure où comme Daniel Barenboim, Bernard Haitink célèbre 50 ans de présence à Lucerne, depuis exactement le 17 août 1966. Et c’est la troisième fois qu’il y dirige la Huitième de Bruckner, les deux autres étant en 1989 avec l’Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, et en 2007 avec le Royal Concertgebouw Orchestra. Un rapide coup d’œil sur ses apparitions à Lucerne montre qu’entre 1966 et 1999 est il n’est venu apparu sept fois, mais 40 fois depuis 2000. Évidemment, il ne s’agit pas d’une manie statistique, mais cela correspond à une étrange carrière: il a dirigé les plus grands orchestres est chef honoraire ou membre honoraire des phalanges les plus prestigieuses directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra pendant 27 ans, l’un des meilleurs orchestres du monde, et directeur musical du festival de Glyndebourne ede la Royal Opera House à Londres, et a toujours été très respecté, mais à cause sans doute d’une discrétion légendaire, il n’a jamais été considéré pendant longtemps par les médias comme un chef de premier plan. Ce n’est qu’après 2000, ayant dépassé soixante-dix ans qu’il a vraiment fait partie (pour les médias) de la rose des immenses.. A Lucerne il est maintenant régulièrement invité notamment avec le Chamber Orchestra of Europe avec qui il a un compagnonnage régulier (22 concerts entre 2008 et 2015) et pour de passionnantes Master class. Lorsque Claudio Abbado a été opéré, en 2000, il l’a remplacé à la tête des Berliner Philharmoniker, et en 2013, quand il était désormais sûr qu’il n ‘était plus en état de diriger, il a dirigé  l’orchestra Mozart, le dernier fondé par Claudio Abbado, et sera de nouveau sur le podium pour le premier concert de L’Orchestra Mozart relancé en Janvier. Le voir à la tête du Lucerne festival Orchestra, l’année dernière et cette année, est donc hautement symbolique pour les musiciens qui l’ont connu dans des circonstances difficiles.

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Pour célébrer 50 ans de collaboration, diriger Bruckner a aussi une signification importante : Haitink est considéré comme irremplaçable dans la symphonie n°8 de Bruckner aujourd’hui , Il l’a dirigée l’an dernier avec les Wiener Philharmoniker à Salzbourg avec un immense succès. Cette présence et ce répertoire ont également un sens fort pour l’orchestre, qui vient de fermer le cycle Mahler avec Riccardo Chailly , et qui revient à Bruckner,  après l’exécution de la Neuvième inachevée pour le dernier concert de Claudio Abbado , le 26 Août 2013.

Il y avait de quoi être ému, avant même d’entendre une performance qui pour tout dire a été magistrale …

Quand les musiciens Lucerne Festival Orchestra adhèrent à un chef, ils deviennent vraiment fabuleux: habitués par Claudio Abbado à «faire de la musique» plutôt que des «concerts», l’auditeur sent immédiatement ce « je ne sais quoi » ou ce « presque rien » qui fait toute la différence entre une exécution “exécutée” et l’exécution « vécue » ou « incarnée ».
Par rapport à la semaine précédente, certains musiciens sont revenus (Lucas Macias Navarro, Prince du hautbois, bien qu’il soit devenu chef d’orchestre), d’autres sont partis (Alessio Allegrini, cor, ou Raphael Christ, second violon, Jacques Zoon, flûte, remplacé de la magnifique Chiara Tonelli, soliste du Mahler Chamber Orchestra qui a fait montre de son exceptionnel talent), mais tout l’orchestre était toujours hyper concentré, d’autant qu’ils avaient moins répété que d’habitude. Techniquement, le résultat a été miraculeux: pas de scories, les cuivres (si importants dans cette œuvre, et merveilleux, à commencer par Reinhold Friedrich (trompette) et Ivo Gass (cor), et tous les bois (Superbe Tonelli à la flûte, formidable hautbois de Macias Navarro et magnifique Carbonare à la clarinette), peut-être le plus stupéfiant était-il Raymond Curfs, le timbalier, rien moins que miraculeux. Lorsque qu’un collectif se compose de ces solistes, il n’y a plus de «collectif», mais un ensemble articulé d’artistes singuliers.

Dès le premier mouvement on a retrouvé ce son si particulier de l’orchestre d’une rare limpidité, avec une lisibilité incroyable, les cordes luxuriantes, rondes, des pizzicatis si légers, et si délicats qu’ils rappellent une autre époque, l’art du pizzicato est vraiment particulier : on se souvient de ceux que réussissait à obtenir Claudio Abbado dans la Symphonie Résurrection. Alors évidemment l’ensemble était imposant – la symphonie ne peut qu’ainsi se définir qui rappelle par sa monumentalité la grandeur du Parsifal wagnérien ou Götterdämmerung: ce n’est pas par hasard que Bruckner avait d’abord pensé à Hermann Levi, le chef qui a créé Parsifal à Bayreuth, pour diriger sa symphonie, après qu’il avait fait triompher la Septième..

 

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Bernard Haitink est particulièrement intéressant à regarder diriger: il a souvent plaisanté sur les jeunes chefs gesticulateurs lors de ses master class et montrait sans cesse qu’à geste minimum peut correspondre effet maximum : cela s’appelle le charisme.. Avec quelques gestes, avec une main gauche minimaliste, Haitink peut soit déclencher le pandémonium, soit adoucir jusqu’à obtenir un simple fil sonore, à peine audible. le geste est jamais traduction ou métaphore du son, mais le geste est indication technique à suivre au vol parce que son impassibilité est proverbiale. Un Abbado pouvait également être lu sur le visage sur la main gauche qui passionnait tant certains solistes (Albrecht Mayer au hautbois en a souvent parlé) : chaque chef a son code de communication. Haitink apparaît diriger de manière distanciée, mais l’orchestre répond au moindre signe, parce qu’ils se comprennent intuitivement : c’est tout l’art de l’expérience que de savoir décrypter ces langages non verbaux, qui signifient une chose pour le spectateur qui voit souvent, le plus souvent, le chef de dos, et d’autres choses pour les musiciens.  Chacun attrape au vol un signe qu’il croit percevoir, ou déduit. Jeu de piste.
La Symphonie n ° 8 est un monument de 85 minutes (autant que la huitième de Mahler, 2016 est l’année des huitièmes – (étrangement d’ailleurs, Claudio n’aimait pas la huitième de Mahler et n’a jamais dirigé la huitième de Bruckner) , ce qui représente un moment difficile pour Bruckner : à partir de Beethoven, le nombre de symphonies devient presque mystique , peu ont dépassé la neuvième (personne au XIXème) et composer une huitième symphonie pouvait être perçu comme le début de la fin. D’ailleurs, la neuvième de Bruckner restera inachevée. Mais cette huitième, longuement remaniée, a également représenté un point d’arrivée, le triomphe de la symphonie romantique : ainsi le refus d’Hermann Levi de la diriger fut pour Bruckner un coup terrible qui le porta au bord du suicide. Ce fut Hans Richter qui la créa en 1892 .

Haitink en fait pour toutes ces raisons un point d’orgue, une symphonie presque mystique : il en élimine presque tous les signes souriants ou dynamiques, sans aucun signe d’ouverture sur le monde. Même le scherzo, un peu plus animé, reste sombre et méditatif. Haitink se souvient que Bruckner voulait une symphonie solennelle, bien que sa composition eût été très accidentée, et que l’orchestration de certains mouvements en a été assez profondément transformée.
IL a bien entendu maintenu l’importance des bois et des cuivres, au-dessus de tout éloge. L’orchestre semblait revenu à l’époque Abbado, avec un dévouement absolu et une confiance totale librement consentie au chef.

On aurait pu imaginer une couleur moins sombre, une approche moins méditative. Mais la volonté de tous était d’en faire une musique intérieure, celle de l’âme face à elle-même, et non une musique ouverte au monde que. Même le dernier mouvement qui prend plus ou moins les thèmes de tous les autres est resté très sobre et sévère, très hiératique et sans concession. D’ailleurs le silence final suspendu, imposé par Haitink a été interrompu par des applaudissements partis trop vite, ce qui a causé un geste d’agacement du chef.

Encore une fois, nous avons redécouvert cette année comme l’Orchestre du Festival de Lucerne pouvait éclairer une partition, avec une clarté et une sophistication sans précédent. Dès le début, mais beaucoup plus encore dans l’adagio, il était clair que la soirée se terminerait dans un abîme spirituel et musical. Bernard Haitink, né en 1929, est devenu chef le plus présent à Lucerne, et à 87 ans, réussit à déchaîner l’enthousiasme, mais aussi inviter à la concentration: la preuve ? La joie profonde des musiciens, dont certains à la fin du concert, très émus nous confiaient: “l’esprit de Claudio là ce soir.”
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Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERTS du WEST EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigés par Daniel BARENBOIM les 14 et 15 AOÛT 2016 (MOZART/WIDMANN-LISZT-WAGNER) Soliste Martha ARGERICH (le 15 AOÛT)

Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 20 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1213-daniel-bareboim-martha-argerich-y-la-west-eastern-divan-en-el-festival-de-lucerna

C’est désormais un passage obligé. Chaque été, lors de la première semaine du festival, Daniel Barenboïm et son West Eastern Divan Orchestra donnent deux concerts entre les deux programmes du Lucerne Festival Orchestra, en cette première semaine généralement si riche. C’est cette année d’autant plus obligé que Daniel Barenboïm fête sa 50e année de présence à Lucerne (tout comme Bernard Haitink) puisqu’il a donné son premier concert le 25 août 1966, à la tête de l’English Chamber Orchestra. Il reviendra à Lucerne avec la Staatskapelle de Berlin le 10 septembre prochain pour un concert Mozart-Bruckner.

Les programmes des deux concerts étaient très différents : revenant à ses premières amours, le programme du 14 août était composé des trois dernières symphonies de Mozart (les n° 39, 40, 41) ; Barenboïm ces dernières années a moins dirigé Mozart dont il fut l’un des grands interprètes (notamment au piano, mais aussi à l’opéra) entre les années 60 et 70. Il est intéressant d’entendre son Mozart symphonique aujourd’hui. Le second programme, outre une pièce de Jörg Widmann, comprenait le concerto n°1 de Liszt (Martha Argerich au piano) et une seconde partie composée d’extraits de Wagner.

C’est donc un peu tout l’art de Barenboïm en modèle réduit qui nous était donné d’entendre ces deux soirs. Ayant entendu un peu de jours de distance Haitink, Jansons et Barenboïm, il est évidemment intéressant de voir ces trois personnalités si différentes sur le podium.

Trois musiciens exceptionnels et des trois, deux d’une discrétion légendaire et le troisième bien plus médiatique et exposé .
Daniel Barenboim paraissait un peu fatigué et amaigri,  surtout grippé en ce 14 août, mais cela n’a pas empêché de montrer dans ces Mozart l’habituelle énergie. Des trois symphonies, la n°39 a été peut-être le moins réussie, ou la moins en place techniquement, avec des cordes un peu rugueuses et un rythme moins énergique. En revanche la n°40, avec son dialogue cordes-bois (et notamment de très belles clarinettes) l’a été beaucoup plus avec une touche de poésie et d’intériorité bienvenues. Les bois de toute manière ont été remarquables tout au long du concert. Évidemment, la n°41, « Jupiter » a emporté l’adhésion et l’enthousiasme du public, avec un deuxième mouvement tout à fait bouleversant, et des bois à se damner, notamment dans leur dialogue avec les cordes. C’est un Mozart qu’on a évidemment moins entendu ces derniers temps, un Mozart qui tire vers la symphonie romantique plus que vers l’espace baroque. Il y a là une énergie, une dynamique, une tension qui entraîne et emporte l’adhésion. Il y a dans cette vision quelque chose de théâtral au bon sens du terme, quelque chose de généreux aussi, jamais superficiel, qui fait partager l’émotion.
Le deuxième concert avait un programme encore plus attirant puisqu’à Daniel Barenboim s’ajoutait Martha Argerich. Tous deux souffrant probablement d’un refroidissement. La musique ne s’en est pas aperçue.
Le programme se composait de trois parties, « Con brio » de Jörg Widmann , une pièce de 2008 , le concerto pour piano n°1 de Liszt , et une seconde partie entièrement dédiée à Wagner , avec des extraits de Tannhäuser ,de Götterdämmerung et de Meistersinger von Nürnberg .

La première pièce était « Con brio » de Jörg Widmann, ouverture pour orchestre créée en 2008 sur une commande de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk.
Mariss Jansons à l’occasion d’une intégrale Beethoven avait demandé à plusieurs compositeurs une pièce inspirée par Beethoven. C’est ainsi que Jörg Widmann a créé « Con brio », inspiré des septième et huitième symphonies, les plus alertes, les plus énergiques peut-être, celle où la sève coule sans doute avec le plus d’évidence. Widmann a composé un morceau très énergique et aussi raffiné en utilisant les instruments à la limite de l’audible, mais en même temps avec de belles couleurs et des citations habilement insérées, jouant sur les limites de la tonalité mais aussi sur la tradition, dans un jeu particulièrement passionnant.

Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Un début excitant, d’autant plus que le concerto de Liszt doit lui aussi beaucoup à Beethoven . La première à Weimar en 1855 avait été dirigée par Hector Berlioz, un autre admirateur éperdu de Beethoven avec le compositeur au piano. L’orchestre, fort, plein de relief, est parfois surprenant (utilisation du triangle dans le troisième mouvement qui intervient de manière affirmée entre orchestre et piano, qui était et reste une curiosité). Le final martial est scandé par un rythme très marqué par Barenboim: mais l’orchestre dans ce concerto sert de cadre spectaculaire à un piano ébouriffant confié à une Martha Argerich un peu fatiguée et un peu grippée, mais toujours magique dès qu’elle touche le clavier, pour le legato incroyable de naturel, pour la douceur du toucher et  la fabuleuse précision du son.  La virtuosité est ahurissante, qui s’allie à une simplicité apparente du jeu et à une extrême attention à l’orchestre: le dialogue avec la clarinette est un  moment suspendu de ceux qui sont inoubliables. Tout sous ses mains semble facile et ne joue jamais sur l’effet : aucun effet sinon celui époustouflant du génie.

Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

« Magique » Argerich offre en bis un duo à quatre mains avec Barenboim (Schubert) où la partie acrobatique est confiée à un Barenboim au raffinement, à l’élégance et à la fluidité inouïes. Une première partie qui laisse le public stupéfait et impressionné par tant de joie de faire de la musique et par un résultat pour le moins fabuleux .
On a supposé que la deuxième partie de l’ensemble était plus traditionnelle, tant le répertoire wagnérien est désormais attaché au nom de Barenboim. C’était sans compter sur l’enthousiasme de l’orchestre à jouer Wagner, qui semble le compositeur favori, pour lequel chaque musicien donne tout aussi bien dans les parties les plus grandioses que celles plus intimes. Les cuivres, sans scorie aucune, évidemment très sollicités, les bois fabuleux (Hautbois! Clarinette!) Et des cordes chaudes, rondes, moins raides que la veille dans Mozart (notamment la symphonie n ° 39, cf ci-dessus). Après une ouverture de Tannhäuser si dynamique, si fluide, si majestueuse en même temps, et si convaincante qu’elle déclenche l’enthousiasme immédiat de l’audience, Barenboim a enchainé avec deux morceaux de Götterdämmerung, avec en premier lieu la scène de Siegfried et Brünnhilde suivie du voyage de Siegfried sur le Rhin. Depuis le premier accord, Barenboim dessine un climat, une ambiance, un paysage qui installe le drame, le mystère, et en même temps nous plonge dans l’histoire: Barenboim ne fait pas du son pour le son, mais pour le drame: son Wagner entre immédiatement «in medias res» et quand il conclut la pièce par l’accord final qui ferme le monologue de Hagen, il réussit sans chanteurs, sans décor, sans théâtre, à nous montrer un paysage intérieur qui nous plonge dans l’histoire.

Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Puis il conclut avec la marche funèbre accompagnant la mort de Siegfried, tendue, spectaculaire comme un choc et en même temps retenue, intérieure, presque une méditation sur la mort. Un moment inoubliable.

Le programme se termine sur l’ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, chaleureuse, souriante, d’une précision de joaillier : on y peut tout entendre, tous les niveaux, tous les instruments, avec des moments retenus volontairement et d’autres plus expansifs. Barenboim n’est jamais démonstratif, jamais complaisant : son Wagner est naturel, fluide, et en même temps plein de relief; il met l’accent sur la couleur, qui, après le drame de Götterdämmerung ne nous propulse pas dans la comédie, mais dans l’humanité souriante, dans l’humanisme wagnérien et sa transcendante douceur
Magie.
Magie d’autant plus forte que le premier bis propose le prélude du troisième acte de Meistersinger : à la joie profonde succède la mélancolie, qui n’est pas la tristesse : l’interprétation est d’un tel raffinement, d’une telle justesse, d’une telle profondeur qu’on voit certains musiciens essuyer une larme. Comment pourrait-il en être autrement : nous sommes entrés dans les méandres d’un monde intérieur, d’un esprit saisi de doute, qui est exaltation de la sensibilité, qui est poésie pure. Les fleurs du beau.

Ensuite, pour satisfaire l’accueil frénétique du public, il conclut le concert alla grande avec le prélude de l’acte III de Lohengrin, triomphant, dynamique, joyeux, interprétation d’une incroyable jeunesse.
Un jeune chef de 73 ans nous a amenés au seuil de la jeunesse éternelle.[wpsr_facebook]

Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERT HOMMAGE DÉDIÉ À PIERRE BOULEZ le 20 MARS 2016: ALUMNI-ORCHESTER DER LUCERNE FESTIVAL ACADEMY dirigé par Matthias PINTSCHER (BOULEZ, BERG, STRAVINSKY) avec WOLFGANG RIHM

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska KettererLe 6 avril 2014, le concert hommage du LFO à Claudio Abbado avait ravagé de chagrin et l’orchestre et les spectateurs du KKL. Deux ans après, à la même période à peu près, c’est à Pierre Boulez que le Lucerne Festival rend hommage.

Le renouvellement du festival de Lucerne, sous l’impulsion de Michael Haefliger, tient essentiellement à l’arrivée de ces deux immenses personnalités musicales : l’une refonda l’orchestre du festival pour succéder au Schweizerische Festspielorchester, qui avait animé les Internationalen Musikfestwochen Luzern désormais appelées Lucerne Festival, l’autre anima depuis 2003 une Académie destinée à enseigner aux jeunes musiciens la musique des XXème et XXIème siècles. Pendant qu’Abbado enflammait les concerts inauguraux du festival, en un rendez-vous annuel, Boulez travaillait avec ses jeunes avec des Master class et des programmes de concerts allant grosso modo de Mahler à nos jours, suivant le fil rouge de l’essentiel de sa carrière. Boulez passait à Lucerne un petit mois, pour l’essentiel le mois d’août et les premiers jours de septembre, et dirigeait plusieurs programmes. On le voyait souvent modestement déjeuner ou dîner au « World café », et il assistait à de nombreux concerts. En bref, il était le second pilier du festival.

Le programme du concert
Le programme du concert

C’est que Boulez – nemo propheta in patria – n’a jamais été contesté dans la sphère germanique où il demeurait et où  il fréquenta Donaueschingen et surtout Darmstadt et encore plus depuis le Ring du centenaire à Bayreuth, ami de Wieland puis de Wolfgang Wagner, ami de Barenboim aussi, mais il ne participa pas du circuit classique des chefs d’orchestres de référence : il ne fut invité que pendant la dernière partie de sa carrière un peu par les Berliner et surtout par les Wiener Philharmoniker avec qui depuis il a tissé des liens forts et fait des enregistrements qui ont marqué. Si Abbado a fait une carrière somme toute traditionnelle, même si exceptionnelle, Boulez a répondu présent à tous les niveaux de l’institution musicale, comme compositeur, comme chef, mais aussi comme organisateur, et comme conseiller. Ila été longtemps considéré comme un enfant terrible, avec des déclarations à l’emporte pièce, contre l’institution, mais a patiemment contribué et avec quelle autorité à dessiner le paysage musical français. Ce fut un agitateur d’idées, cherchant obstinément à réaliser ses projets, y compris dans le domaine de l’architecture : la  Cité de la musique lui doit beaucoup, sinon tout, et la Philharmonie aussi évidemment par ricochet; et si la “salle modulable” de Bastille (qu’il voulait à toutes forces) dont l’espace existe (une remise à décors aujourd’hui) n’a pas vu le jour, c’est par une succession de renoncements, à cause des débuts hoqueteux de l’Opéra Bastille. Boulez a utilisé tous les leviers possibles pour mener à bien ses projets et a déchaîné bien des polémiques (on se souvient de celle qui l’opposa si violemment à Michel Schneider, alors directeur de la musique au Ministère de la Culture.), mais volens nolens, c’était un phare du monde intellectuel et artistique français, et c’était sans contredit une voix de la France.

Le fait qu’Abbado et Boulez se retrouvent dans ce lieu n’est donc pas un hasard : d’ailleurs les deux personnalités se respectaient et s’estimaient. Boulez a même remplacé Abbado sur le podium du Lucerne Festival Orchestra à Carnegie Hall pour une 3ème de Mahler mémorable et Lucerne est un festival né comme creuset international,  où se retrouvent tous les grands chefs, les grands orchestres, dans la continuité de cette tradition née en 1938 sous l’impulsion d’Arturo Toscanini dans les conditions politiques que l’on sait, comme réponse humaniste à ce qui se dessinait aux temps de l’Anschluss,. Le profil du festival, sous l’impulsion de Michael Haefliger bien sûr, mais aussi d’Abbado et de Boulez, a évolué : ce n’est plus du tout un garage de luxe pour grands orchestres internationaux en tournée, il y a des conférences, des films, des concerts de tous types, musique de chambre, récitals, concerts symphoniques, à tous les heures, le matin, l’après midi, le soir, le soir tard, des concerts très chers et d’autres très accessibles et même gratuits, des résidences d’artistes, des résidences d’orchestre des master class, et trois moments annuels, le cycle piano en automne, le festival de Pâques dédié à la musique chorale et sacrée, et le festival d’été qui dure de mi-août à mi septembre et qui n’est que foisonnement musical. Ce contexte plaisait évidemment à Boulez, d’autant qu’à Lucerne, tout semble possible (enfin presque tout puis la « salle modulable » n’a pas été construite), et entre 2000 et 2011, il donna un nombre impressionnant de concerts (au moins trois programmes par session).

En deux ans, le Festival qui s’est appuyé pendant une petite quinzaine d’années sur ces deux piliers a dû tourner la page, la mort d’Abbado en 2014, et le retrait de Boulez avant sa disparition ont imposé d’autres choix. Riccardo Chailly à la tête du LFO a déjà annoncé des programmes d’une couleur très différente de ce qui précédait, tandis que s’est mise en place dans l’académie une direction bicéphale, Wolfgang RIhm comme directeur artistique et Matthias Pintscher comme directeur musical de l’orchestre « des alunni ». Boulez laisse ici un héritage, avec une rupture moindre que celle marquée par l’arrivée de Chailly au LFO : Matthias Pintscher est directeur musical adoubé de l’Ensemble Intercontemporain, fondé par Boulez, et dont les pupitres guident les jeunes de la Lucerne Festival Academy : de fait l’Ensemble Intercontemporain est un autre pilier du Lucerne Festival, incontournable quand il s’agit de musique contemporaine.

Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer
Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer

Ce concert-hommage a donc réuni une partie des jeunes qui avaient travaillé avec Boulez, venus spécialement pour l’occasion : Wolfgang Rihm a prononcé quelques mots, visiblement ému, notamment autour de la question du « faire », qui disait-il a guidé Boulez pendant toute sa vie, faire et mener à bien. Seul, sur la scène déserte, devant le pupitre du chef avec la partition ouverte, Wolfgang Rihm montrait par là la manque et le vide qui frappe le monde musical en une allocution directe, sans notes, sans grandes phrases, et avec cette simplicité qui fait les vrais pédagogues : il a cherché à définir le plus naturellement du monde ce que représentait Boulez, lui-même pédagogue exceptionnel, avec de l’émotion et sans aucun artifice. Ce fut un authentique moment qui vaut toutes les nécrologies officielles et obligées.
L’orchestre réuni est composé d’ex élèves qui ont travaillé avec Pierre Boulez au long de ces années d’académie, chaque année, le Lucerne Festival Academy donnait plusieurs concerts, l’orchestre réuni ici est une sorte de « fusion » de toutes ces années, c’est pourquoi il porte le nom d’ «Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy» et c’est aujourd’hui son premier concert.

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

La programme du concert sans entracte était un vrai résumé du répertoire de Boulez, alliant ses propres œuvres, les 3 Orchesterstücke op.6 de Berg, qu’il dirigea souvent, et le Sacre du Printemps de Stravinski.
Dans les œuvres de Boulez, l’une était « Don », extrait de Pli selon Pli, repris de « Don du poème » de Mallarmé dont il ne cite que le premier vers. Mallarmé n’est jamais loin des débats musicaux de son temps : il a inspiré Ravel, Debussy, et Boulez, et lui-même faisait partie avec Verlaine de la revue wagnérienne. En écoutant la musique de Boulez, on comprend aussi sa manière d’aborder les œuvres qu’il dirigeait : une écriture très raffinée, jouant sur les contrastes, poussant les sons jusqu’aux extrêmes avec une très grande précision et surtout une très grande clarté. Cette clarté dans la composition, on la retrouvait chez le chef d’orchestre dans la manière qu’il avait de révéler l’œuvre jusque dans ses détails, avec une rigueur notable, en évitant les complaisances. Il était beaucoup plus lyrique à la fin de sa carrière (il n’est que de comparer son Parsifal de Bayreuth dans l’enregistrement de 1971 et celui qu’il proposa entre 2002 et 2004). Il reste que cette musique difficile, est contraignante pour le spectateur : elle n’autorise pas le rêve ou l’inattention et oblige à la concentration et à l’écoute.

Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Les jeunes musiciens qui connaissent ce répertoire sont souverains tout comme Yeree Suh, magnifique soprano qui d’ailleurs chante aussi bien le répertoire baroque que contemporain (Boulez n’avait-il pas une fascination pour Gesualdo ?) qui réussit à créer un univers, avec ces mots lancés comme des sons, de loin en loin répondant aux sons métalliques de l’orchestre. Don est la dernière pièce de « Pli selon Pli » composée par Boulez, en 1989, même si elle ouvre le cycle et le choix de Pintscher d’interpréter un extrait de cette œuvre est aussi un choix sensible, celui de souligner à la fois une œuvre de vie (1957-1989), et celui de montrer en Boulez le compositeur d’un « work in progress » permanent, sur lequel il revenait sans cesse, mais aussi d’ouvrir le concert par une ouverture même, où les mots (basalte…y…écho…et …une…)lancés de loin en loin semble être autant de cailloux semés qui constituent une sorte d’armature possible, de texte du future, de texte à tisser avec la musique pour liant et pour lien. Moment de poésie, d’une très grande clarté et lisibilité, où l’hermétisme mallarméen semble s’ouvrir.
Avec les 3 Orchesterstücke de Berg, dédiés à Arnold Schönberg,  le programme nous invitait à méditer sur la longue relation intellectuelle et musicale de Boulez à Berg : trop viennois, trop nostalgique disait-il dans sa fougueuse jeunesse où il jeta quelques anathèmes sur lesquels il revint plus tard. Son compagnonnage avec Berg culminera bien sûr avec Lulu, en 1979, dont il assurera la première représentation de la version en trois actes dans l’orchestration complétée par Friedrich Cerha. Ces pièces pour orchestre sont construites presque en crescendo, jusqu’à l’expression d’un chaos final (dans Marsch, la troisième pièce) d’une rare intensité. Reigen avec son mouvement de valse semblait peut-être trop viennois à Boulez au départ, et Präludium est un lent mouvement ascendant-descendant appuyé sur les bois et les vents ; Matthias Pintscher conduit les musiciens, enthousiasmants de netteté et de précision, avec une volonté d’objectivité, laissant la musique, sombre, (qui doit tant à l’expressionnisme) se développer sans essayer de « surinterpréter », Marsch est vraiment un moment éblouissant, pas forcément lyrique ou raffiné comme le faisait Abbado par exemple, mais net, précis sans être métronomique, et d’une force marquante, presque tellurique qui n’est pas sans rappeler à certains moments l’œuvre suivante.

Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Car la première version de ces Orchesterstücke est de 1913-1914, et donc contemporaine du Sacre du Printemps. Et tout prend ainsi sens.
Le Sacre du printemps a été une pièce maîtresse du répertoire de Pierre Boulez, l’orchestre des « Alumni », fait merveille, la direction de Pintscher ne se laisse pas déborder par l’excès, comme l’œuvre s’y prête. Je me souviens de Boulez analysant la danse sacrale dans une master class il y a quelques années avec l’orchestre du Lucerne Festival Academy, demandant justement aux élèves ne ne jamais surjouer une œuvre qui s’y prête tant. L’approche de Pintscher organise le chaos et l’explosion, peut-être cela manque-t-il un tantinet de folie ou d’imagination, mais laisse jouer la musique, rien que la musique qui en l’occurrence se suffit à elle-même : le rythme est très serré, presque métronomique (cela me rappelait ce que Scherchen demandait aux musiciens dans le Boléro de Ravel, à savoir de serrer le tempo sans jamais varier, pour éviter l’effet crescendo et créer la tension jusqu’à l’insupportable) , les bois et notamment clarinette et basson sont vraiment magnifiques, bientôt rejoints par les cordes dans la première partie : après le début un peu mystérieux, avec des silences pesants, c’est bientôt l’impression de force tellurique qui domine, en cohérence avec la thématique de l’explosion dionysiaque du Printemps : on trouve à la fois une certaine noirceur, mais en même temps un éclat singulier et une certaine objectivité froide qui finalement fonctionne car elle crée une tension permanente.

Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer
Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer

La dernière pièce du concert, Mémoriale, extraite d’Explosante fixe (encore un « work in progress » boulézien avec ses versions successives sur lesquelles il ne cessa de revenir) composée au départ en 1972, comme contribution mémorielle à la mort d’Igor Stravinski, puis aussi un peu plus tard pour évoquer Bruno Maderna (mort en 1973) est une conclusion mémorielle en abyme, puisque Mémoriale est une révision proposée en 1985 pour évoquer la mémoire de Lawrence Beauregard,  flûtiste de l’Ensemble Intercontemporain qui travailla étroitement avec Pierre Boulez. Une pièce pour flûtiste soliste et huit instruments qui est mis en exergue comme pièce finale d’un concert qui aurait dû se terminer par l’explosion stravinskienne (mais Boulez lui-même aimait rompre les traditions du concert) . Et cette pièce provenant d’une œuvre évoquant Stravinski, puis Maderna,  elle-même évoquant enfin un flûtiste disparu, devient la dédicace mémorielle finale du concert en une sorte de Mémorial à Pierre Boulez lui même ; ainsi ce concert se termine-t-il par une pièce méditative, élégiaque au rythme de la flûte de Yi Wei Angus Lee, qui fut dans la Lucerne Festival Academy en 2013 et 2015 : c’est un de ces moments suspendus, aux cordes à l’extrême de la légèreté, qui font plonger en soi-même et qui constituent le plus beau des hommages. Et j’avoue y avoir pensé très fortement lors de ma visite quelques semaines après sur la tombe de Boulez à Baden-Baden.
Ce fut un moment fort, qui n’avait peut-être pas la violence émotive du concert du 6 avril 2014 dédié à Abbado, mais Abbado, bien que discret et réservé, déchaînait d’incroyables passions. Ce concert avait une vraie force intellectuelle, le programme et la couleur étaient typiquement bouléziens . Boulez lui suscitait aussi la passion polémique, mais les haines qu’il a déchaînées (encore même post-mortem, ce qui est un comble de lâcheté) ne sont que babil de médiocres.  Boulez pour moi suscitait avant tout l’admiration et la stupéfaction, et ce concert, par sa composition assez subtile était une construction : les œuvres se croisent, soit par les dates (Berg-Stravinsky) soit par le sujet (« Mémoriale »), soit aussi par les traces emblématiques: Pli selon Pli est le programme de l’avant dernier concert donné à Lucerne en 2011, et de la tournée européenne qui a suivi, et les 3 Orchesterstücke de Berg étaient au programme de son tout dernier concert au KKL. Abbado faisait sentir et pleurer, Boulez faisait penser, et donc être. Ils sont tous deux irremplaçables et ils ont tout deux fait le Lucerne Festival d’aujourd’hui.
La musique continuera sans eux, mais a perdu un peu de son odeur. [wpsr_facebook]

Baden-Baden, avril 2016
Baden-Baden, avril 2016

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERTS DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigés par MARISS JANSONS le 19 MARS 2016 (BEETHOVEN, MENDELSSOHN, RACHMANINOV) et le 20 MARS 2016 (CHOSTAKOVITCH)

Le poème symphonique "Les Cloches", vue d'ensemble  ©Peter Fischli
Le poème symphonique “Les Cloches”, vue d’ensemble ©Peter Fischli

Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.

SAMEDI 19 MARS
Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin

Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre

Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.

Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ?  Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.

 

Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.

Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).

Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli

Au contraire,  Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.

 

Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé

LES CLOCHES

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.

Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli

DIMANCHE 19 MARS

Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »

On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout,  voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement.  L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé .  C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a  chez Jansons  une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.

S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]

Marisa Jansons dirigeant la Symphonie "Leningrad"©Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: MASTERCLASS DE DIRECTION D’ORCHESTRE ANIMÉE PAR BERNARD HAITINK (19 MARS 2016)

IMG_5335Lucerne, ce sont des concerts de tous ordres et de tous formats, dans des lieux très divers qui vont du KKL de Jean Nouvel à des églises, ou au théâtre local, mais ce peuvent être aussi des rencontres ou des conférences, des projections vidéo, des concerts gratuits en plein air.
Ce sont enfin des Master classes de chefs d’orchestre, plutôt rares sur le marché à cause de leur coût et de la logistique afférente: il faut mobiliser un orchestre pendant plusieurs jours et une salle susceptible de l’accueillir sans gêner les répétitions des (nombreuses) autres manifestations.

Ces master classes existent depuis assez longtemps, notamment avec Pierre Boulez et le Lucerne Festival Academy, et depuis deux ou trois ans avec Bernard Haitink, le vénérable, qui mobilise l’orchestre des Festival Strings de Lucerne pendant trois jours du festival de Pâques (et 6 heures par jour) pour écouter et conseiller de jeunes chefs (hommes et femmes) aux horizons divers, français, canadiens, suisses, iraniens, coréens, néerlandais, américains, britanniques, sur un répertoire qui cette année comprenait la Haffner de Mozart, l’ouverture Leonore II de Beethoven, la 1ère symphonie de Brahms, Les Valses nobles et sentimentales de Ravel et  un extrait symphonique de Peter Grimes de Britten. Haitink dirige très fréquemment à Lucerne (depuis 50 ans…), aussi bien ces dernières années avec le LFO (Lucerne Festival Orchestra) qu’avec des cycles du COE (Chamber Orchestra of Europe).

J’ai assisté à la dernière journée, dans la Luzerner Saal qui jouxte l’auditorium, selon un rituel assez simple, environ 30 minutes par impétrant, sur un ou deux extraits au programme. Haitink est au fond de l’orchestre, derrière les violons, et se lève parfois pour aller suivre le jeune chef de plus près, l’arrêter, observer son geste ou même prendre la baguette pour montrer.

Bernard Haitink (à gauche)
Bernard Haitink (à gauche)

Il laisse en général courir l’extrait pour ensuite faire ses observations, ou interrompt éventuellement s’il lui semble nécessaire d’arrêter l’exécution pour corriger des défauts majeurs.
Des observations de Bernard Haitink émerge qu’il n’aime pas trop les chefs qui bougent beaucoup (« don’t jump ! » dit il à un jeune pourtant très valeureux) ou qui abusent de gestes larges pouvant induire les musiciens à la méprise. Tout geste, tout mouvement peut-être parlant, et donc il faut ne faire que des gestes « signifiants », des lunettes qui tombent ou s’embuent peuvent détruire la concentration (il en a fait la remarque à un jeune chef asiatique) ; ce sont de petites remarques qui pour le spectateur sont aussi une leçon, car pour les profanes que nous sommes, le chef fait des gestes qui miment la musique, et plus c’est large ou impératif et plus le chef est énergique et bon.
Mais il tient aussi un autre discours qui semble être évident mais ne l’est pas pour un chef d’une vingtaine d’années qui débute. Un jeune chef veille d’abord à asseoir son autorité sur l’orchestre et tenir tout son monde : donc les aspects techniques, la précision du geste passent avant l’interprétation « pure ». Et à ce moment là, nous avons droit à des exécutions propres mais sans personnalité, voire ennuyeuses. Alors Haitink insiste pour laisser le métronome, baisser la garde et laisser aller la musique, mais surtout, il pense à l’orchestre et aux musiciens qui doivent obéir à cette précision et être enfermés dans une exécution qui ne laisse pas le musicien s’aérer.
On l’a entendu beaucoup demander au chef plus de respiration, plus de liberté, plus de musique : plusieurs fois, il a demandé de « laisser aller la musique ». A l’inverse, certains ont une sorte de geste désordonné et déconstruit et il leur demande de mieux construire leur discours face aux musiciens. Haitink, dont le geste est minimaliste et qui semble un sphinx quand il dirige tant son visage est impassible, demande sans cesse à ces jeunes chefs de mieux communiquer avec l’orchestre, le Festival Strings Lucerne,  un orchestre remarquable de souplesse et d’adaptabilité, qui doit non seulement jouer en deux ou trois heures des répertoires très divers, revenir plusieurs fois sur le même morceau mais avec des personnalités variées, des gestiques très différentes, de la main molle et aérienne au poing tendu vers l’infini, du tracé sinusoïdal de l’avant bras à la ligne droite impérieuse, le tout en 30 minutes, et donc il faut développer une ductilité particulière pour répondre à des impulsions aussi diverses.
Haitink non sans humour, émet des remarques quelquefois nettes mais toujours bienveillantes, il rappelle par ailleurs aussi que Beethoven a fait quatre ouvertures pour le même opéra, soulignant ainsi l’éternelle insatisfaction, mais aussi le regard qu’il faut avoir sur cette Leonore 2 qui n’est ni Leonore 3 ni Fidelio,  et souligne, vachard,  que Rossini a au contraire fait une ouverture pour quatre opéras. Il rappelle aussi la difficulté à jouer Brahms, et cette complexité saute aux yeux lorsqu’il « corrige » les jeunes impétrants : c’est dans Brahms qu’il leur a pris le plus souvent la baguette, avec ce miracle qui se révèle à chaque fois : on a l’impression d’un autre son, d’un autre orchestre, d’une autre œuvre même, subitement habitée, profonde, intense – l’espace d’un instant – quand on avait un travail relativement indifférent et linéaire, avec les mêmes notes mais pas les mêmes mains. Bien sûr cela s’appelle le charisme, l’expérience : c’est cela le maestro.
Un charisme dont ne sont pas dénués un certain nombre de jeunes, chaudement encouragés par le Maître : le jeune français Simon Proust, qui a proposé un Britten tendu, rutilant, énergique, chaleureux et brillant, saisissant les auditeurs et dans l’après midi un 3ème mouvement de la 1ère symphonie de Brahms là aussi très bien construit mais peut-être un peu moins vécu de l’intérieur. Une jeune coréenne a dirigé sans baguette Les Valses nobles et sentimentales de Ravel en prenant des risques, en évitant la banalité, et en proposant une vraie vision poétique, même impression chez un jeune iranien, Hossein Pishkar, toujours dans Ravel, mais aussi dans Brahms (final de la symphonie), offrant une interprétation radicalement différente de sa collègue, mais elle aussi risquée, osant des ralentis, des diminuendos incroyables, mais avec un son rond, maîtrisé, et un geste mobile et très parlant, avec un final de Brahms vraiment prometteur. Enfin une exécution du Brahms par un jeune chef dont j’ignore l’origine ou le nom, osant un tempo très ralenti puis des accélérations intenses, mais très maîtrisées par un geste d’une précision exemplaire. Haitink en le couvrant d’éloge à susurré en incise qu’il était un peu oublieux de la sensibilité, c’est à dire de l’art pur.

Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub
Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub

Bien sûr l’avenir est assuré, mais ce qui frappe c’est aussi la diversité des candidats, venus d’horizons géographiques divers, ce qui montre en même temps – et c’est heureux – que la musique classique – et la direction d’orchestre – n’est plus ni essentiellement blanche, ni essentiellement mâle, mais que son champ d’interprétation s‘ouvre à des personnalités provenant d’ aires culturelles différentes, voire opposées. Sans doute les impétrants étaient-ils choisis en fonction de cette diversité là, car certains messages doivent impérativement passer (le Festival d’été, au thème « Prima donna » donne un espace inhabituel aux musiciennes) dans le monde de la musique classique un peu plus fossilisé que d’autres mondes musicaux. Il reste que pour le spectateur-auditeur, c’est aussi une vraie leçon pour comprendre d’abord ce qui se cache derrière les notes, derrière des morceaux qu’on connaît tous : dans le Beethoven il y a un solo de trompette au lointain, bien connu, et ce pauvre trompettiste a dû plus d’une fois recommencer, avec quelques menus accidents, mais aussi des interventions de Haitink donnant des indications de tempo, de rythme, montrant quel sens a le solo dans l’économie de la pièce. Pour le spectateur, ce travail dans le laboratoire du musicien est précieux, car non seulement il révèle quelque chose du secret des répétitions, mais aussi de ce qu’est l’analyse d’une œuvre, d’un extrait significatif et aussi d’un style. Ces moments passionnants nous montrent aussi ce qu’est l’art de la direction d’orchestre, fait de musique, de communication, d’autorité, de charisme, de clarté dans la vision et de capacité à transmettre, mais de capacité aussi à être le primus inter pares, un parmi d’autres, un dans le groupe, mais unique dans le groupe. La quadrature du cercle au quotidien, qui est la résultante de la complexification de l’art et des techniques : le chef il y a 200 ans n’était pas si nécessaire, et certaines formations, je pense aux italiens de Spira Mirabilis (qui affichent en home page de leur site néanmoins We are not “an orchestra who plays without conductor” ou aux Dissonances qui font d’exécutions sans chef une marque de fabrique. Mais Haitink insiste beaucoup sur le corps de l’orchestre, comme un corps vivant, immédiatement réceptif aux messages divers : on comprend alors ce que peut-être une relation longue avec un chef (on pense au LFO avec Abbado) et à ce qu’il faut retisser (ou non) quand un nouveau chef arrive. On pense aussi aux chefs qui défilent devant de grandes formations (par exemple, les Berliner Philharmoniker ) et l’examen implicite auxquels les nouvelles têtes sont soumises. On pense aussi à la doxa interprétative qu’un orchestre à la gloire établie peut imposer à un jeune chef, test pour marquer sa personnalité et sa capacité à imposer et s’imposer; le professionnalisme y fait, mais aussi l’autorité et l’intelligence et surtout la capacité à « faire de la musique ensemble » et l’on se prend aussi à mieux percevoir ce qu’entendait Abbado par cette expression. Faire de la musique ensemble, c’est arriver à dépasser la doxa, pour arriver dans l’espace de l’interprétation, et faire place à chaque proposition musicale où tous les musiciens sont partie prenante hic et nunc, dans l’instant: c’est faire de la musique au jour le jour pour qu’aucun concert ne ressemble à celui de la veille.
Il y a des chefs qui laissent la musique respirer, d’autres qui la « dirigent » ; d’ailleurs la langue est traîtresse en ces affaires. En français, le chef d’orchestre est « chef », pas de doute, l’italien est « direttore », pas trop de doute non plus, même si on voit çà et là la parole plus sympathique de “concertatore”: celui qui va mettre ensemble, faire se “concerter”. L’allemand, plus subtil a « Leiter » ou sa version plus martiale « Dirigent ». L’anglais est sans doute la plus pragmatique vers un  sens plus proche de la réalité: « conductor », celui qui conduit, qui donne la direction, sans l’aspect « directif », le conductor, on ne le subit pas, on l’accepte en confiance, même si cela fait penser au roumain conducātor (et on pense alors à Ceaucescu) et même si de conducātor on arrive à « duce » ou « Führer », et surtout même si « chef d’orchestre » en roumain se dit non conducātor, bien trop marqué politiquement, mais dirijor, tout comme le russe Дирижеры (Dirijerj).

Ainsi cette journée fut passionnante, et se termina par un discours conclusif très amical et émouvant de Michael Haefliger, qui a su donner à ce Festival dont la qualité n’a jamais bougé depuis 1938, au-delà d’une incroyable programmation, un aspect familier, affectif, presque familial qui fait que les habitués s’y retrouvent toujours avec plaisir, un lieu exceptionnel orchestré par Jean Nouvel qui a signé là sans aucun doute son plus bel espace musical et qui nous a ménagé notre plus bel espace de rêve mélomaniaque.[wpsr_facebook]

Magique KKL
Magique KKL

LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

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Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens