OPÉRA DE LYON 2011-2012: L’ENFANT ET LES SORTILÈGES de Maurice RAVEL/ LE NAIN d’Alexander VON ZEMLINSKY (dir.mus: Martyn BRABBINS, ms en scène: Grzegorz JARZYNA) le 27 mai 2012

Le Nain ©Stofleth/Opéra de Lyon

Poursuivant le sillon ouvert avec le Festival PucciniPLUS, l’Opéra de Lyon propose de nouveau un diptyque d’œuvres des années 20, L’Enfant et les sortilèges, livret de Colette, de Maurice Ravel (1925, direction Victor De Sabata), Der Zwerg (Le nain) d’Alexander von Zemlinsky d’après “L’anniversaire de l’Infante” d’Oscar Wilde (1922 direction Otto Klemperer). A la fin de cette saison, le spectateur lyonnais aura acquis une connaissance assez approfondie d’œuvres emblématiques d’une période mal connue des amateurs d’opéra, pour qui souvent ces années se limitent à la création de Wozzeck et de Turandot. Les deux œuvres dialoguent par leur thème, bien sûr, dans l’un la méchanceté d’un enfant sur les objets et les animaux qui l’entourent, dans l’autre la méchanceté d’une adolescente trop gâtée qui se moque d’un homme détruit par sa laideur, et qui finit par en mourir, mais aussi par leur contexte musical,  quand on sait que Zemlinsky chef d’orchestre a dirigé Ravel (l’Heure espagnole) à la fin des années 20 au Krolloper de Berlin alors dirigé par Otto Klemperer, mais aussi en 1908 la première viennoise d’Ariane et barbe bleue, ou celle d’Erwartung de Schönberg à Prague en 1924. Ravel et Zemlinsky sont porteurs  de cette circulation de la nouveauté musicale, qui contraindra Zemlinsky à fuir les nazis dès 1933. Notons aussi que deux géants de la direction musicale, De Sabata et Klemperer, ont créé les deux œuvres l’une à Monaco, l’autre à Cologne et que deux grands de la littérature, Colette et Oscar Wilde, sont à l’origine des livrets. Bref, un appariement riche de culture, propre à développer la curiosité. De Sabata, maître ès direction musicale aussi bien dans le répertoire italien (rappelons sa Tosca avec Callas, inégalée encore aujourd’hui), que dans le répertoire germanique (son Tristan), et Klemperer, qui vers la fin de sa vie était statufié dans le rôle de mythe vivant, et qui fut dès le début de sa carrière le soutien de tant d’innovations musicales, un”moderne” au sens le plus révolutionnaire du terme.
Pour ces deux œuvres, Serge Dorny a réuni des distributions faites de jeunes (membres du Studio de l’Opéra de Lyon, encore tout neuf) et d’artistes déjà confirmés, un chef spécialiste du répertoire du XXème siècle, Martyn Brabbins, et, en coproduction avec la Bayerische Staatsoper de Munich (qui l’a présentée en Février 2011, et reprise en juillet et novembre 2011, dirigée par Kent Nagano) , la production d’un metteur en scène polonais dans la ligne de la nouvelle scène polonaise, Grzegorz Jarzyna.

Grzegorz Jarzyna

Inévitablement, en bon ancien combattant de l’Opéra Liebermann, L’Enfant et les sortilèges évoque pour moi la magnifique production (venue de la Scala) de Jorge Lavelli, couplée avec Oedipus Rex, de Stravinski, dirigée par un extraordinaire Seiji Ozawa, avec Maria-Fausta Gallimini, Jocelyne Taillon, Christiane Eda-Pierre, Roger Soyer, Michel Sénéchal. une production retransmise à la TV (Antenne 2, 24 mai 1979) et tombée dans je ne sais  quelles oubliettes. Une production qui, reprise aujourd’hui, aurait sans doute autant de succès, tant elle est intemporelle, fabuleuse d’humour et de poésie. Fabuleuse, oui, digne de la plus belle des fables.
Car dans les deux cas, c’est bien de fables qu’il s’agit. Dans l’un, Grzegorz Jarzyna place l’action dans le cadre d’un tournage de film dont le décor serait construit dans un container de semi-remorque, comme un univers de cirque où la maison serait mobile, comme une maison de poupée aussi “plus vraie que nature”, dont l’enfant agiterait les mécanismes, gentiment ou méchamment. (Voir les extraits vidéo de Munich)

L'Enf
L'enfant, le Fauteuil, la Bergère, L'Horloge ©Stofleth Opéra de Lyon

Les solutions trouvées dans les costumes d’Anna Nykowska Duszynska ne manquent pas d’élégance, le fauteuil et la bergère sont assis sur fauteuil et bergère, et ont un costume du tissu dont les meubles sont revêtus, l’horloge comtoise recouvre le chanteur, la tasse chinoise et la théière coiffent comme des chapeaux les chanteurs qui de meuvent et dansent (la théière verse du thé dans la tasse géante),

L'Enfant et les sortilèges ©Bayerische Staatsoper

les costumes d’animaux sont très réussis, notamment le chœur des grenouilles ou l’écureuil et les chats. Évidemment, le “tournage” s’interrompt peu à peu, comme s’il laissait l’accès direct au monde enchanté, sans la distance ou la médiation des caméras. Toute la première partie dans la maison reste un peu éloignée du spectateur, dont l’œil doit jouer entre la vidéo géante, avide de gros plans, et la vision d’ensemble, en fond de scène, le devant étant occupé par les caméras et les soi-disant techniciens vidéos.

©Stofleth Opéra de Lyon

La scène du jardin est laissée libre par la levée spectaculaire du semi-remorque, qui libère le plateau, devenu une sorte de clairière occupée par les animaux.
La direction de Martyn Brabbins est légère, élégante, mais peut-être un peu en retrait, en mineure. Le son reste par trop intimiste, et l’acoustique de la salle ne favorise pas une écoute claire de l’orchestre, alors que l’on connaît la complexité de cette orchestration, avec des instruments quasi expérimentaux, et une volonté de pasticher des formes qui jalonnent toute l’histoire de la musique, dans la fosse comme sur le plateau. L’impression de légèreté recouvre en réalité une réelle complexité, et un orchestre important, qui ne correspond en rien à l’impression produite. La direction ne rend pas clairement cette complexité, et souvent on n’entend pas bien l’orchestre.
La distribution est équilibrée, faite de jeunes chanteurs, souvent puisés dans le Studio de l’Opéra de Lyon,  sans voix exceptionnelles, même si l’enfant de Pauline Sikirdji, du Studio de l’opéra de Lyon a un très beau médium, large, et sonore. L’horloge, rôle tendu, est bien défendue par Jean-Gabriel Saint-Martin, Simon Neal (le Fauteuil, l’arbre) est une basse assurée et élégante, Mercedes Arcuri est un soprano léger (le feu/le rossignol) qui souffre de quelques problèmes de justesse. Dans l’ensemble cependant, cette distribution jeune défend bien la partition, même si on aimerait dans les rôles de pure composition (la théière, la rainette) un peu plus de “composition” justement. Je me souviens du grand Michel Sénéchal, irrésistible en théière chez Lavelli. Il n’en demeure pas moins que c’est un joli spectacle, avec un chœur remarquable, comme souvent à Lyon (et le choeur est important dans cet opéra) qui a prise sur le public comme on peut le vérifier aux longs applaudissements qui le concluent.
Il en va différemment de Der Zwerg, de Zemlinsky, que j’ai vu une fois, à Genève, en 2002, dans une mise en scène de Pierre Strosser , et dirigé par le grand Armin Jordan, très à l’aise ce répertoire, avec une approche très claire, très fluide, et en même temps particulièrement dramatique. Le Nain d’alors était David Kuebler, magnifique, Don Estoban Detlev Roth, qui aujourd’hui fait une grande carrière wagnérienne, l’infante Donna Clara Elzbieta Smytka et Ghita Iride Martinez. Cet opéra d’1h20 est une authentique tragédie, un conte cruel que Villiers de L’Isle Adam n’aurait pas renié, et dont Oscar Wilde le décadent a fait son miel.
Le Sultan offre à l’infante pour son anniversaire un Nain qui chante merveilleusement mais qui est affligé d’une laideur repoussante dont il n’a pas idée, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Il se prend pour un chevalier étincelant, l’infante et la cour en jouent, le Nain tombe amoureux de la jeune fille et le jeu tourne au drame quand l’infante décide qu’il faut lui déciller les yeux, et qu’il finit par se découvrir dans un miroir. Le Nain en meurt de douleur.
La mise en scène de Grzegorz Jarzyna m’est apparue plus serrée, plus rigoureuse, plus sentie que celle de l’Enfant et les sortilèges. L’espace scénique unique reste la clairière, sorte de lieu de ces jeux d’enfants cruels, voire mortels, des miroirs, deux voitures américaines des années cinquante décapotables, dignes de la “Fureur de vivre”, ou de ces films d’une jeunesse dorée qui s’amuse, des costumes modernes, colorés, mais qui renvoient par leur forme à Velasquez, eh oui, et les reflets des miroirs, au fond, ainsi que le costume de l’infante, renvoient discrètement, mais clairement, aux Ménines, mais aussi aux premières pages des “Mots et les Choses” de Foucault. C’est bien l’histoire d’une image de miroir qui montre ce qu’on refuse, ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne veut pas voir, une histoire de reflet qui est au centre de l’œuvre. L’allusion à Velasquez, qui révèle les laideurs par la peinture (voir les portraits de Philippe IV), me paraît assez claire.
Dans cet espace unique, une cour artificielle, des costumes surfaits, des couleurs criardes, une perruque rousse (comme l’Enfant précédemment), qui stylise les coiffures des Ménines ou des infantes peintes par Velasquez, un monde stylisé de vilains petits monstres, où le Nain serait presque “normal”, à peine un peu tordu, dans son costume noir de clown en négatif.
La mise en scène travaille avec précision les duos, la place des personnages,

©Bayerische Staatsoper

l’utilisation très efficaces des deux voitures et la froideur de tout cet univers de l’apparence, où le cœur n’a point sa place. Seul le Nain (et Ghita) portent l’humanité en eux. Le reste n’est que marionnettes: d’ailleurs, l’Infante pose sur le corps sans vie du Nain une poupée la représentant qui ressemble furieusement à une vilaine marionnette.
A ce très beau travail scénique, qui présente des solutions efficaces et au total assez simples (en contraste avec la complexité de l’utilisation du semi-remorque dans l’Enfant et les sortilèges) correspond une réalisation musicale de très bonne facture. Martyn Brabbins fait mieux sonner l’orchestre (il est vrai que l’orchestration de Zemlinsky est plus spectaculaire que celle de Ravel, et moins en finesse), lui donne beaucoup de relief, beaucoup de présence. Je préférais Armin Jordan, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
La distribution est composée de professionnels plus aguerris que dans l’Enfant et les sortilèges: Karen Vourc’h, soprano lyrique, qui a préféré le chant à la belle carrière de physicienne qui l’attendait, a une voix assez puissante, bien posée, et une belle maîtrise technique dans l’Infante, qu’elle interprète avec la froideur et la cruauté voulues, une vraie tête à claques , la Ghita de Lisa Karen Houben, soprano lirico spinto au timbre clair, au volume important, est remarquable: elle passe du rôle glacé au début de l’œuvre à une humanité profonde à la fin, en prenant soudainement conscience de la cruauté du jeu, et du même coup, le chant devient émouvant, la voix prenante. Une artiste à suivre.
Le Don Esteban de Simon Neal est aussi une réussite, voix chaude, belle présence (aidée

©Bayerische Staatsoper

par un costume  et une perruque un peu surréalistes).
Le Nain de Robert Wörle porte dans sa voix un peu nasale la tragédie qui va se jouer et qui le prédispose aux rôles de composition (Mime par exemple), mais la voix est souvent aux limites. Le rôle est très tendu à l’aigu, avec un orchestre volumineux, et on sent des difficultés à maîtriser ces aigus, et donc la justesse, et on entend quelques moments un peu approximatifs, mal négociés. Le personnage est bien campé, très présent, assez bouleversant à la fin, mais le chant reste quelquefois en dessous de ce qu’on attendrait. J’y verrais plus un Bernard Richter, ou un Klaus Florian Vogt, qui ont les aigus et le timbre du rôle (mais bien sûr pas le physique…) mais en plus une puissance qui m’apparaît chez Wörle un peu étriquée. Il reste que sa belle présence et sa prestation, même avec ses faiblesses, restent très honorables.

Au total, dirais-je, encore une belle proposition lyonnaise, qui passe la rampe et trouve un chaleureux accueil du côté du public dans la lignée de la programmation novatrice et sans concession qui est la marque de fabrique de cette maison. Avec une logique supplémentaire, qui voit une coproduction avec Munich, dont le directeur musical n’est autre que Kent Nagano qui officia longtemps comme directeur musical à Lyon. Ce spectacle imaginatif, intelligent et bien mené musicalement est un bel exemple de travail cohérent, attentif, ouvert comme on aimerait en voir plus souvent sur nos scènes.
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Salut final - Lyon

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA PROCHAINE SAISON

Le Grand Théâtre de Genève

Il faut le reconnaître, les dernières saisons du Grand Théâtre ne m’avaient pas convaincu, et les productions qui excitaient ma curiosité m’avaient lourdement déçu (“Les Vêpres Siciliennes” par exemple); les distributions manquaient de cohérence, avec des choix souvent discutables, même si ça et là il y avait de belles découvertes (Alexei Kudrya dans I Puritani), de plus, la présence répétée et presque obsessionnelle de Christof Loy, un metteur en scène dont je n’arrive pas à partager l’univers, finissait par incommoder. Nous verrons en fin de saison 2012 son Macbeth de Verdi, avec une Lady Macbeth inattendue, Jennifer Larmore, et un chef rare dans Verdi, Ingo Metzmacher. Attendons.
Ainsi, le Ring prévu à Genève (une dizaine d’années après celui de Caurier/Leiser) devait-il échoir à Christof Loy, et ce sera en définitive Dieter Dorn qui le réalisera. C’est mieux. Ingo Metzmacher sera au pupitre, un chef toujours apprécié du public, et plus discuté par les orchestres: on verra le Rheingold en mars prochain dans une distribution de bon niveau sans être exceptionnelle (Thomas Johannes Mayer en Wotan) mais on note la Fricka d’Elisabeth Kulman, le Froh de Christoph Strehl, le Fafner de Steven Humes, le Fasolt d’Alfred Reiter…(en mai 2014 la Tétralogie sera présentée en cycle complet).

La saison 2012-2013 présente des atouts non négligeables, avec des choix d’œuvres populaires (Barbiere di Siviglia/Traviata/Butterfly), le retour d’une grande œuvre française (Samson et Dalila), une création de Philippe Fénelon sur Rousseau (JJR), une rareté (Les aventures du Roi Pausole d’Honegger), et un titre de moins en moins rare sur nos scènes(Rusalka). Voilà une saison loin d’être mal composée, et faite à l’évidence pour faire revenir un public qui désertait un peu la salle de la place Neuve.
Philippe Fénelon, après Tchékhov s’attaque à Jean-Jacques Rousseau, l’enfant de Genève dans une création écrite à l’occasion du tricentenaire de Rousseau, JJR, sur un livret de Ian Burton et dans une mise en scène de Robert Carsen. Au pupitre Jean Deroyer, directeur musical de l’Ensemble Court-Circuit et dans la fosse l’Ensemble Contrechamps, la formation genevoise spécialisée dans le répertoire contemporain (Septembre 2012 au BFM)
Toujours en septembre 2012 mais au Grand Théâtre, Alberto Zedda dirigera Il barbiere di Siviglia dans la mise en scène reprise de la production de 2010 de Damiano Michieletto , le jeune metteur en scène italien qui en ce moment perce fortement sur les scènes (voir la Scala). La distribution compte Alberto Rinaldi, Laurence Brownlee, Tassis Christoyannis, un bon trio masculin face à une Rosine espagnole qui entamle une très belle carrière, Silvia Tro Santafé. Alberto Zedda est l’éditeur du Barbiere di Siviglia, sans doute meilleur éditeur que chef d’orchestre, mais cela nous garantit au moins un barbiere philologique.
En novembre, un grand retour, celui de Samson et Dalila, de Saint Saëns, sous la direction du très grand Michel Plasson, dans une mise en scène de Patrick Kinmonth, qui, décorateur et costumier, assumera l’ensemble de la production. Le Samson de Genève  sera le solide  Alexandr Antonenko qu’on voit souvent en Otello sur les scènes européennes, et sa Dalila la mezzo polonaise Malgorzata Walewska moins connue sur nos scènes, tandis qu’Alain Vernhes sera la Grand Prêtre de Dagon. Tout le monde devrait courir voir cette renaissance.
Pour décembre et les fêtes, une opérette qui devrait aussi stimuler notre curiosité, Les Aventures du Roi Pausole d’Honegger, dirigée par le solide Claude Schnitzler, dans une mise en scène de Robert Sandoz, le metteur en scène suisse originaire de La Chaux de Fonds avec Jean-Philippe Lafont. Là aussi on ira se faire une culture sur un répertoire du XXème pas toujours valorisé sur nos scènes.
En janvier et février, et pour de nombreuses représentations, La Traviata de Verdi, mise en scène de David Mc Vicar, en soi déjà un motif d’intérêt. L’un des titres de gloire du chef Baldo Podic fut de diriger Shirley Verrett dans Cavalleria Rusticana à Sienne (avec un DVD à la clef), mais c’est plutôt une surprise que ce choix. Une distribution faite de chanteurs peu connus, et donc à connaître, notamment avec la jeune soprano grecque Myrto’ Papatanasiu (Donna Anna à Vienne, Rusalka à Bruxelles) alternant avec la jeune lettone Inga Kalna en Violetta, et Leonardo Capalbo en Alfredo, un jeune ténor italo-américain qu’on commence à voir sur les scènes françaises, italiennes et allemandes. Seul artiste connu, Tassis Christoyannis en Germont père.
En mars, le Rheingold dont il fut question plus haut, avec Ingo Metzmacher dans la fosse et Dieter Dorn comme metteur en scène, ce qui nous promet un modernisme modéré.
En avril et mai, une Madama Butterfly dans une mise en scène du britannique Michael Grandage qui va mettre en scène Le nozze di Figaro à Glyndebourne en 2012 (où il fit un Billy Budd il y a quelques années) et qui a créé à Londres le musical Evita. Le chef en sera le très correct Alexander Joel, que j’ai à peine entendu à Düsseldorf dans Tosca. La distribution comprend Alexia Voulgaridou en Cio Cio San, cette jolie soprano est plus souvent une Mimi qu’une Butterfly, mais c’est une chanteuse émouvante et le Pinkerton d’Arnold Rutkowski, jeune ténor polonais déjà Pinkerton à Düsseldorf sous l’ère Tobias Richter.
Enfin en juin 2013, une Rusalka de Dvorak, dirigée par le troisième de la lignée des Jurowski, Dmitri Jurowski et mise en scène de Jossi Wieler et Sergio Morabito (c’est la production du festival de Salzbourg, qui ne vaut pas celle de Stefan Herheim à Bruxelles), avec Camilla Nylund en Rusalka, qui le chantait déjà à Salzbourg, la Jezibaba qui devrait être stimulante de Brigitte Remmert, ainsi que Nadia Krasteva en princesse étrangère et en prince Ladislav Elgr, un ténor spécialiste du répertoire tchèque.

Voilà une saison qui devrait promettre de bon moments sur les rives du Rhône et du Léman. Entre Genève et Lyon, les habitants de la région Rhône Alpes ont de quoi se réjouir, il ne devraient pas manquer d’opéra de qualité en 2012-2013.

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2011-2012 : MIGNON d’Ambroise THOMAS (Dir.mus :Frédéric CHASLIN Ms en scène Jean-Louis BENOÎT, avec Diana DAMRAU et Sophie KOCH) le 18 mai 2012

©GTG/Yunus Durukan

Dans le paysage théâtral suisse, le Grand Théâtre de Genève est la scène lyrique la plus importante après l’Opernhaus Zürich. Muni de moyens moins importants, et géré dans le système de la “Stagione” et non de répertoire, il n’entretient pas de troupe, n’a pas d’orchestre attaché (c’est l’Orchestre de la Suisse Romande qui la plupart du temps est dans la fosse), et n’a donc pas de directeur musical . Il présente sept à huit spectacles lyriques, ainsi que des récitals et des ballets. Il a donc une couleur plus latine que le grand frère zurichois, jusqu’ici piloté par le maître des financements Alexander Pereira, désormais à Salzbourg et l’an prochain aux mains d’Andreas Homoki, qui doit limiter les dépenses.A Genève, Tobias Richter, qui préside à ses destinées, a les mêmes limites économiques: il arrive du Deutsche Oper am Rhein, où il est resté longtemps, et vient donc de la sphère germanique et de ce système de répertoire qui n’a rien à voir avec Genève. Il doit donc se conquérir sa place par la qualité de ses productions, et une certaine originalité de choix, après la période Blanchard qui fut faste. Ses premiers choix et notamment l’appel répété au metteur en scène Christof Loy ont fini par incommoder le public et d’ailleurs, Loy prévu pour le Ring ne le mettra pas en scène finalement. Genève perdait sa couleur et sa personnalité, même si Richter a pris bien soin de monter chaque année un opéra français ou en français (L’Etoile, Le Comte Ory). Afficher Mignon d’Ambroise Thomas est donc conforme à cette politique. C’est que depuis Jean-Claude Riber, Hugues Gall, Renée Auphan et Jean-Marie Blanchard, les directeurs généraux de Genève étaient tous français. Tobias Richter, même s’il a étudié à Genève et Zürich, a fait l’essentiel de sa carrière en Allemagne et donc a un tout autre profil de carrière.
Cette production de Mignon vient de l’Opéra Comique, présentée il y a deux ans avec de jeunes chanteurs français. Pour la reprise à Genève, Tobias Richter a appelé Diana Damrau et Sophie Koch, s’assurant la présence de deux chanteuses de renommée internationale, pour donner à cette reprise le lustre qu’elle doit mériter.
La première question qu’on se pose en écoutant cette œuvre est : “fallait-il vraiment l’exhumer?”. En effet, autant la Muette de Portici m’est apparue une œuvre qui mériterait une nouvelle carrière, autant Mignon m’est apparue un opéra vieillot, au livret un peu bancale, à la musique agréable mais sans moments saillants, et pour tout dire un peu ennuyeuse.  Mais oui, il fallait l’exhumer et la donner à écouter, sans nul doute, mais quant à lui promettre une nouvelle carrière et un intérêt nouveau du public, c’est plus douteux, vu les départs assez nombreux après le premier acte, départs erronés d’ailleurs, vu que la seconde partie est tout de même plus intéressante que la première.
Le livret est une bonne base de travail pour psychanalyste en herbe. Mignon est à la recherche d’une identité perdue, jeune fille habillée en homme qui découvre sa nature de femme, rêvant d’un Sud lointain alors qu’elle est en Allemagne, esclave élevée par un saltimbanque, elle parcourt l’opéra dans une sorte d’entre deux, maladivement jalouse, maladivement possessive, prise entre l’attention insistante du vieux Lothario, qui l’attire de manière forte, et du jeune Wilhelm, qui l’attire aussi violemment. Au milieu de ce tissu complexe de sensations et de sentiments, Philine, l’opposée, est l’actrice libre de son corps, sûre d’elle et donc séductrice, buvant la vie à pleine gorgée, cherchant à séduire Wilhelm et y réussissant et devenant une sorte de figure antithétique et même dangereuse pour Mignon. L’histoire prise dans Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, un roman d’apprentissage où l’on suit le jeune Wilhelm Meister dans ses pérégrinations avec une troupe de comédiens, qui joue et fait découvrir Shakespeare. Dans Mignon, la représentation du Songe d’une nuit d’été donne lieu à l’un des airs les plus acrobatiques de la partition, l’air de Titania (“Je suis Titania la blonde”) chanté par Philine.
Ainsi donc, dans une fête de village, le vieillard Lothario chante la perte de sa fille Sperata il y a bien longtemps (sperata=”espérée”) tandis que le cruel Jarno chef de troupe de comédiens itinérants, veut faire faire à Mignon le pas de l’œuf, elle refuse, et au moment où Jarno va la frapper, un riche étudiant, Wilhelm Meister, s’interpose et la rachète à Jarno. La comédienne Philine s’intéresse de près à Wilhelm, tandis que son collègue le comédien Laërte voudrait bien de son côté la séduire . Invités à jouer au château, tout le monde va s’y retrouver au second acte, Philine, Laërte, Wilhelm et à sa suite Mignon, déguisée en page.
Au deuxième acte l’intrigue se noue, Mignon est jalouse de Philine, Philine séduit Wilhelm, et Mignon se pare des habits de Philine, dans lesquels elle resplendit. Mais elle est très malheureuse de ce que Wilhelm semble ne pas l’aimer. Lothario arrivé sur ces entrefaites met le feu au château, Mignon risque d’y perdre la vie et Wilhelm la sauve.
Au troisième acte, Wilhelm se rend compte qu’il aime Mignon, mais celle-ci en entendant la voix de Philine s’écroule, folle de jalousie. Survient alors Lothario en habit de riche noble. Il a retrouvé la mémoire, et se trouve être le comte Cypriani, le vrai propriétaire du château. Il met dans les mains de Mignon un coffret contenant un livre d’heures que Mignon récite sans le lire. Il reconnaît alors en elle sa fille Sperata. D’émotion, Mignon s’écroule dans les bras de Wilhelm (l’histoire est alors ambiguë: Mignon meurt dans la première version de l’opéra comique, dans la deuxième version, plus conforme aux usages, elle ne meurt pas, et chez Goethe, cela reste ambigu).
Quel germaniste ne connaît pas le poème “Mignon” de Goethe, ici mis en musique: “Kennst du das Land wo die Zitronen blühn/Im dunkeln Laub di Goldorangen glühn…“. Je l’ai appris en classe de cinquième, par cœur, mon premier poème allemand! Et Goethe est beaucoup plus émouvant que Thomas…
La mise en scène de Jean-Louis Benoît, adaptée à l’espace réduit de la scène de l’Opéra Comique, semble se perdre dans l’énorme espace du plateau de Genève, et les chanteurs avec, d’autant que la direction d’acteurs est bien pauvre et que les gestes et les mouvements ne sont pas, pour le moins abondants ni inventifs. Ainsi le plateau semble-t-il vide, et la mise en scène bien conventionnelle, sans idées, avec une disposition traditionnelle, chœur et chanteurs chantant souvent face au public dans des attitudes convenues. A l’ennui de l’œuvre se rajoute l’ennui du spectacle, qui aurait pu parier sur une prise de distance par rapport à une histoire faite pour la bourgeoisie du second empire. Il manque à Mignon son Lavelli (car les librettistes sont ceux du Faust de Gounod…).
La musique réussit-elle à provoquer le réveil nécessaire du public? L’ouverture serait  conduite de manière efficace par Frédéric Chaslin, si les cuivres approximatifs ne gâchaient pas la partie finale;  dans l’ensemble cependant l’orchestre (et notamment le hautbois, la flûte et la clarinette) s’en sort avec les honneurs et le chef mène l’ensemble avec un certain rythme et une grande attention envers le plateau. Les deux chanteuses sont au rendez-vous,

Diana Damrau ©GTG/Yunus Durukan

avec une Diana Damrau pleine d’humour et de légèreté, avec une voix pyrotechnique, des aigus somptueux, une dynamique remarquable, parfaite Philine.

Sophie Koch ©GTG/Yunus Durukan

Sophie Koch est plus “sérieuse”, un style même un tantinet “serioso” (presque trop sérieux), le chant est stylé, les aigus pleins, le registre central et les graves vraiment magnifiques, mais il manque quelque chose du côté de l’imagination, du rêve, de la caractérisation de ce personnage un peu “sur son nuage”. Ce chant est peut être trop “terrien”, insuffisamment incarné.

Nicolas Courjal , Sophie Koch ©GTG/Yunus Durukan

Le Lothario de Nicolas Courjal à la voix sombre, bien posée, au style raffiné, est une jolie surprise, voilà un chanteur qui mérite d’être suivi et mieux connu. De même que les jeunes de l’opéra studio de Genève, la ravissante Carine Séchaye, et Emilio Pons, un Laërte mutin et vif, qui sont tous deux convaincants. Frédéric Gonçalvès en Jarno n’appelle point de reproche.

Paolo Fanale ©GTG/Yunus Durukan

Le seul chanteur discutable de la distribution est le jeune Paolo Fanale, qui remplace le ténor initialement prévu pour cette production. Il chante sans vraiment maîtriser le style français, et surtout sans comprendre la langue, avec un style rossinien qui n’a rien à voir avec Thomas: Wilhelm n’est pas Almaviva. Il en résulte des attitudes convenues, un chant dans le masque difficile à supporter quelquefois, une émission par trop nasale et un regard jamais adressé à sa partenaire, mais toujours perdu vers les hauteurs du théâtre. Pourtant, çà et là, de jolis sons, des moments poétiques, qui montrent que dans d’autres circonstances, on aurait là une voix intéressante et à suivre. Ce n’est pas un chanteur à mépriser, loin de là, il est simplement mal distribué dans ce rôle.
Au total, on est heureux d’avoir vu Mignon, il faut connaître ce répertoire, un peu suranné, et l’exhumer  est une bonne chose; encore faut-il mettre tous les atouts de son côté et surtout les atouts scéniques: avec une mise en scène inventive, sans doute l’impression eût-elle été différente et l’ennui se serait-il un peu dissipé.

DEUTSCHE OPER AM RHEIN à DÜSSELDORF: TOSCA de Giacomo PUCCINI (Dir.mus:Alexander JOEL, Ms en scène: Dietrich W.HILSDORF avec Raffaella ANGELETTI) le 17 mai 2012

J’étais à Düsseldorf pour raisons familiales, et Raffaella Angeletti y chantait Tosca. C’était l’occasion de l’entendre et de continuer d’explorer les théâtres allemands de répertoire. Bien m’en a pris, car le moment est très délicat pour le Deutsche Oper am Rhein. En effet, la structure de ce théâtre, depuis 1955, est particulière: c’est une “Theatergemeinschaft” (Communauté théâtrale) entre le Theater Duisburg et l’Opernhaus de Düsseldorf sous le nom de “Deutsche Oper am Rhein”. Or la ville de Duisburg est dans une situation budgétaire catastrophique et elle doit diminuer drastiquement ses subventions (en Allemagne, ce sont surtout les villes qui subventionnent les théâtres) et met en péril le mariage des deux villes , après 57 ans. C’est en Rhénanie du Nord/Westphalie un coup de tonnerre qui remet en cause toute l’organisation du spectacle. Pétitions, articles de presse, et ce soir, intervention sur scène avant le lever de rideau du Scarpia de la soirée Boris Statsenko, chanteur russe depuis 10 ans en troupe à Düsseldorf, qui dit qu’en Russie, il ne viendrait à l’idée de personne de fermer un théâtre et que cette organisation est un modèle. Applaudissements nourris de la salle.
Le théâtre, détruit pendant la guerre, a été reconstruit dans les années 1950, avec un style élégant qui en fait un bâtiment classé, la salle a une capacité de plus de 1300 spectateurs (un orchestre et deux balcons) et la scène une ouverture d’environ 12m. C’est un bel outil, et l’ensemble du personnel compte 870 personnes environ. Voilà pour un théâtre pour deux villes de 600000 et 450000 habitants, au cœur d’une région de 17 millions d’habitants: les théâtres alentour sont entre autres, Cologne, Essen, Gelsenkirchen, Dortmund, Wuppertal, toutes des structures importantes qui présentent de grandes similitudes avec Düsseldorf. Incomparable avec la situation en France…
La production de Tosca remonte à 2002, elle a été cette année l’objet d’un Wiederaufnahme, soit d’une reprise retravaillée.
C’est Dietrich Hilsdorf, un metteur en scène considéré comme un provocateur, à qui l’on doit un cycle Mozart à Gelsenkirchen, un cycle Verdi à Essen, un cycle Haendel à Bonn qui a signé la production, dans des décors de Johannes Leiacker, qui a fait les décors du Tristan und Isolde de Christof Loy à Londres, et qui vient de signer à Paris ceux de Cavalleria Rusticana et I Pagliacci .
Peu de choses à dire de la production, qui m’est apparue peu claire et pas toujours cohérente. Sans doute dès le deuxième acte est-elle construite autour d’un rêve de Tosca, qui rêverait un Mario vivant alors qu’il est mort, d’un Scarpia mort alors qu’il est vivant, et d’un espace onirique qui reprend au troisième acte tous les décors des actes précédents. Si le premier acte se déroule conformément au livret, au deuxième,  autour de la table de Scarpia on trouve Angelotti, plus ou moins déguisé en femme, et couvert d’un châle noir, Mario, attablé lui aussi, qui est à table torturé par les sbires de Scarpia, et un Scarpia à la tête plus ou moins diabolique. Un travail d’une lecture scénique difficile et sans grand intérêt: même si le metteur en scène dans le programme souligne son amour pour l’original de Sardou, on ne voit pas clairement dans la mise en scène où ni comment cet intérêt se manifeste. Seule jolie idée, Tosca à la fin du deuxième acte abandonne perruque et costume et se retrouve en simple robe noire et avec ses cheveux au vent, femme “normale” et “naturelle”. Et cela fonctionne admirablement: la Tosca défaite de ses atours est bien plus émouvante.
Du point de vue musical, l’impression est inégale, mais loin d’être négative. Le jeune chef Alexander Joel, directeur musical du Staatstheater Braunschweig, qui fait une carrière dans la plupart des théâtres allemands est visiblement rompu à la direction d’opéra et accompagne les chanteurs avec vigueur et attention et précision. Si l’orchestre m’est apparu un peu fort quelquefois, l’ensemble demeure très honorable, et fait bien apparaître le discours puccinien et les détails de la partition. On verra Alexander Joel au pupitre de l’OSR à Genève l’an prochain dans Madama Butterfly.

Gustavo Porta (avec une autre Tosca...)

Le ténor sud-américain Gustavo Porta n’a pas un timbre désagréable, il a la puissance et les aigus. Mais il a quelques problèmes de justesse, et un manque d’homogénéité dans la manière de monter à l’aigu, reprise de souffle, changement de couleur vocale, comme si la montée à l’aigu lui demandait de prendre des marques ou de s’arrêter. C’est surtout très notable pendant le premier acte. Les deuxième et troisième actes sont de ce point de vue meilleurs, mais les problèmes de justesse demeurent.
Le baryton russe Boris Statsenko est en quelque sorte le “régional de l’étape” puisqu’il appartient à la troupe du Deutsche Oper am Rhein depuis une grosse dizaine d’années. Comme c’est souvent le cas, entre le public et les chanteurs (ou acteurs) locaux, une relation affective se tisse et le système favorise cette relation privilégiée. Il en est ainsi de Boris Statsenko, visiblement populaire, qui va recevoir l’ovation la plus forte pour une prestation pourtant discutable. Le chant laisse souvent la place, notamment dans les graves et dans le registre central, à une sorte de “parlando”, la voix ne se révélant qu’à l’aigu, encore puissant: il en résulte une sorte de style expressionniste, avec des exagérations, sans véritablement dominer le style puccinien. Dans les dialogues on a une sorte de “sprechgesang”, de chant parlé. L’air du premier acte passe parce que les aigus sont là, mais ce n’est certes pas un art du beau chant, même si le personnage est campé. Le deuxième acte est plutôt difficile. Mais il a plu au public car il sait capter l’applaudissement.
Raffaella Angeletti avait fait faire une annonce préalable, la veille, un mal de gorge avait fait disparaître la voix au point qu’on avait envisagé le remplacement. Elle est très tendue, ménage ses aigus au premier acte, mais les choses ne se passent pas mal. En bonne technicienne, elle recherche les moyens de se ménager tout en interprétant: beaucoup de notes filées, beaucoup de technique, et quelques très beaux aigus quand même. Une prestation intense, un très beau “Vissi d’arte”, très philologique, fidèle au soupir près à la partition. Et un personnage à la fois fragile et émouvant, mais aussi passionné. Elle n’était pas au mieux, mais je doute que le public l’ait vraiment remarqué. Après sa Turandot de Gênes, après l’avoir vue aussi dans Butterfly, et après cette Tosca, on peut dire qu’on a là une chanteuse qui est à l’aise dans Puccini, qui suit scrupuleusement et stylistiquement les exigences de la partition, sans jamais faillir, avec une belle technique et une puissance marquée pour un gabarit aussi menu: une chanteuse de grande sécurité, qui est une belle assurance pour un théâtre.
Au total, une représentation de répertoire honorable, avec un bon chef et une Tosca sans failles, malgré la fatigue,  un Mario et un Scarpia pas vraiment impeccables, mais suffisamment professionnels pour assurer une soirée satisfaisante, avec une salle pleine à craquer.

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ AIMER ERNANI, de Giuseppe VERDI et faire le point.

Ernani. Voilà un opéra relativement rare sur les scènes, encore que le MET l’ait programmé cette année avec Angela Meade. Très rare à Paris en tous cas, alors que le livret est calqué sur la pièce de Victor Hugo. Je n’ai pas souvenir d’un Ernani à l’Opéra de Paris, en tous cas pas dans les 50 dernières années. J’en ai vu qu’un seul, à la Scala, dirigé par Riccardo Muti dans la distribution A (Domingo Freni Bruson Ghiaurov) et la distribution B (Millo, Surjan, Bartolini, Salvadori) dirigée elle par Edoardo Müller, dans la mise en scène contestée de Luca Ronconi.
Créé à la Fenice de Venise en 1844, il eut un succès immédiat et fut très vite repris dans les opéras du monde. Classé dans les opéras de jeunesse, de deux ans postérieur à Nabucco, il en a les difficultés vocales, notamment pour le rôle d’Elvira, qui est un rôle exigeant agilité et puissance, et dont on n’a pas vraiment de titulaires aujourd’hui. A la Scala, c’est le seul rôle pour lequel Freni fut critiquée (mais elle fut aussi critiquée pour son Aïda avec Karajan à Salzbourg) et à entendre le disque et surtout au souvenir de la représentation, il semble qu’elle s’en sorte avec les honneurs. Je me suis donc fait une écoute confrontée entre trois enregistrements très différents :
Maggio Musicale Fiorentino de 1957 (Dimitri Mitropoulos, avec Anita Cerquetti, Mario del Monaco, Ettore Bastianini, Boris Christof

– Scala 1982 (Riccardo Muti, Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolai Ghiaurov)
-MET 1962 (Thomas Schippers, Leontyne Price, Carlo Bergonzi, Cornell MacNeil, Giorgio Tozzi)

Je n’ai pas écouté les enregistrement alternatifs, même si je connais bien celui de RCA, peut-être mieux chanté encore par Leontyne Price, car elle y a un meilleur phrasé (enregistré à Rome, elle a peut-être bénéficié de répétiteurs locaux )

La version ci-dessous est sensiblement équivalente à l’autre version du MET, mais outre que je préfère Bergonzi à Corelli, baryton (Mario Sereni) et basse (Cesare Siepi) diffèrent

ErnaniCorelli

 

(NB)J’aimerais attirer l’attention sur la collection du MET, éditée chez Sony, qui présente quelques unes des grandes représentations dans les années 50-60, dans des distributions fabuleuses, même si les chefs sont quelquefois moins connus (Ex. une Walkyrie avec Nilsson, Rysanek, Ludwig, Vickers, Stewart) et à des prix très raisonnables.

Mais revenons à Ernani.
On remarque que dans les trois cas, les distributions sont d’un très haut niveau. Ce type d’opéra ne peut justement passer que dans ces conditions-là. Une remarque à ce propos, un DVD du MET affiche Pavarotti avec l’Elvira de Leona Mitchell. Leona Mitchell est une belle chanteuse, avec un registre central puissant,  mais qui ne peut rivaliser dans Elvira avec les autres têtes d’affiche dont il est question ici.

 

MI0001036564L’enregistrement de 1957 a un avantage certain, c’est qu’il affiche Dimitri Mitropoulos, un de ces chefs rigoureux, imaginatif, novateur, remarquables d’honnêteté et de modestie, et surtout excellent chef d’opéra dans Mozart, dans Verdi, et excellent chef symphonique par exemple dans Mahler (il est mort en répétant à la Scala la 3ème symphonie de Mahler). Il fut présent au MET dans les années 1950, en permanence: Rudolf Bing lui rend un hommage vibrant dans son livre “5000 nuits à l’Opéra”. Ce fut une chance pour le théâtre d’avoir sous la main un chef de cette envergure qui faisait l’ordinaire du théâtre et garantissait un extraordinaire niveau musical. Il sait à la fois alléger, donner une extraordinaire dynamique, accompagner, il a un sens dramatique aigu, souvent électrisant, suit à merveille les chanteurs; et et il dirige une équipe de rêve de l’époque, Mario del Monaco, aux moyens insolents, (ah! son aigu final de l’air initial “Mercè diletti amici”) mais toujours pour mon goût en équilibre instable pour la justesse, Bastianini d’une solidité à toute épreuve, et Christoff qui comme d’habitude, n’arrive pas à me convaincre autant qu’un Ghiaurov (avec Muti) ou même que Giorgio Tozzi (avec Schippers). Anita Cerquetti qui chante un peu à l’ancienne,  mais dans l’aria “Ernani Ernani involami” elle fait toutes les notes et même plus, avec cadences et c’est sublime, même si la cabalette “M’è dolce il voto ingenuo” semble la gêner un peu (ralentissement du tempo).
716sAAcunMLL’enregistrement de 1962 a un avantage, qui s’appelle Leontyne Price, au faîte de sa puissance et de ses moyens et un autre nommé Carlo Bergonzi c’est à dire ce qu’il y a à peu près de mieux dans Verdi. Quant à Thomas Schippers, emporté par un cancer du poumon à 47 ans en 1977, c”est un chef à qui l’on doit de grands enregistrements (Carmen avec Regina Resnik,  Ernani avec Leontyne Price chez RCA etc…) qui a collaboré avec Leonard Bernstein et qui fut très lié à Gian Carlo Menotti dont il a créé plusieurs œuvres. Sa présence au MET dans les années soixante nous vaut entre autres cet Ernani et des Meistersinger (toujours chez Sony). Il a 29 ans lorsqu’il monte sur le podium pour diriger Ernani, il le fait de manière énergique,  impose un tempo rapide, un halètement typiquement verdien et cela électrise le public. Quant à Carlo Bergonzi, il est fait pour Verdi: il a la largeur vocale, la solidité, les aigus, l’homogénéité. Malgré les coupures, traditionnelles au MET, malgré l’absence de reprises, cet enregistrement a la vigueur de la scène, avec une Leontyne Price extraordinaire de facilité, elle a le volume, les aigus déconcertants,  la dynamique, le contrôle sur la voix, la technique: la chanteuse née pour Verdi, et douée d’un timbre exceptionnel, même si en matière de phrasé il y a mieux : sur scène au MET, Leontyne Price est souvent difficilement compréhensible (comme je l’ai écrit plus haut, dans son Ernani chez RCA, fait en Italie, c’est meilleur de ce point de vue)

81LgY6ryTmLEnfin, l’enregistrement de Muti est bien évidemment meilleur du point de vue du son. Il est repris des représentations de la Scala de décembre 1982. C’était la deuxième apparition de Muti au pupitre de la Scala (sa première fut “Le nozze di Figaro”, dans la production de Strehler adaptée à la Scala, celle qu’on voit aujourd’hui à Bastille) et la première dans Verdi, brevet nécessaire pour accéder au poste de directeur musical (qu’il prendra en 1986). A l’époque, Muti était auréolé de ses Verdi électriques, explosifs, prodigieux de vitalité réalisés à Florence: les temps changèrent à la Scala, quand, au lieu de diriger Verdi , il se mit à le penser. Et ce fut d’un ennui mortel.  Mais cet Ernani avait bien le parfum des Verdi florentins,  même si ce fut un demi-succès notamment à cause de l’échec total de la mise en scène de Luca Ronconi, qui eut des conséquences sur la dynamique et les mouvements des chanteurs.

Mais musicalement, quel chef d’oeuvre! Pourquoi? D’abord parce que Muti, qui était alors réputé pour être d’une rigueur extrême sur les dérives de la tradition, refusant par exemple dans Trovatore l’Ut final de “Di quella pira”, propose une version qu’on peut dire presque définitive. Dans Ernani, pas d’ornementations, une grande rigueur mais un rythme explosif dès le départ (Choeur “Evviva beviam beviam”), comme souvent chez lui à cette époque (voir sa Traviata avec Scotto et Kraus) . Freni dans Elvira se place sans doute en retrait par rapport à Cerquetti, pour les ornementations, et à Price, dont elle n’a pas la puissance ni le volume. Mais elle a le sens dramatique, l’énergie, et le style, et surtout, elle est le personnage. Elvira, c’est un condensé de toutes les difficultés, volume d’Aida, agilités d’Odabella (Attila), lyrisme d’Amelia (Boccanegra). A l’époque, Freni chantait Elisabetta de Don Carlo, Aida à Salzbourg, elle chantait encore évidemment Amelia du Simon Boccanegra. Elle avait le volume, la rondeur vocale, le dramatisme dans la couleur. Au disque, elle apparaît  une Elvira très séduisante, très lyrique. Je ne suis peut-être pas objectif , mais je le revendique: je ne critiquerai jamais  Mirella Freni qui m’a tant et tant donné sur scène mais en l’occurrence je pense être juste. Les autres protagonistes, Renato Bruson, à la voix de velours, impeccable de style et Nicolaï Ghiaurov, toujours impressionnant et prodigieux de présence dans un rôle pas si difficile pour une basse, sont à mon avis supérieurs à leurs prédécesseurs; quant à Domingo, s’il n’a plus tout à fait les aigus, il a la chaleur, le timbre, la rondeur, l’engagement, l’humanité. Dans l’ensemble, à cause de Muti, et à cause de l’homogénéité du cast, cet enregistrement, qui a pour moi le parfum du souvenir (et ça compte), reste le plus complet et le meilleur du marché.
Certes, les autres ne sont pas négligeables, loin de là, et ils sont aussi accessibles à un prix très compétitif . Alors, vous ne voulez pas acquérir Muti, offrez-vous d’un coup Mitropoulos et Schippers (un des trois). Mais surtout, surtout, écoutez Ernani, un des plus beaux opéras de Verdi, trop peu connu en France, et qui mériterait une grande production (avec…Harteros par exemple).
Les enregistrements réalisés depuis Muti ne présentent pas d’intérêt, sauf le DVD du MET avec Luciano Pavarotti (aux aigus difficiles) qui bénéficie du Verdi massif, symphonique, énergique de James Levine, l’Elvira très correcte de Leona Mitchell (mais qui à mon avis n’arrive pas à égaler les autres), Sherill Milnes, toujours froid, n’a pas l’élégance stylistique d’un Bruson, et a perdu les aigus, un peu opaques, un Raimondi qui chante Silva comme Scarpia, et donc est bien loin de la profondeur de Ghiaurov.
Mais surtout évitez Bonynge Pavarotti Sutherland, complètement hors jeu.[wpsr_facebook]

Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)
Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)

 

 

 

 

IN MEMORIAM DIETRICH FISCHER DIESKAU

Ce n’était pas un chanteur, mais un diseur, tellement la qualité de la diction d’un texte primait sur toute autre chose quand il chantait du Lied. Il fait partie de cette race d’artistes qui possédait la musique jusqu’au bout de la voix, mais qui avait la conscience aiguë de la nécessité, dans la mélodie mais aussi à l’opéra, de prononcer un texte avec clarté, de le dire, de le projeter, de le mâcher: ce n’est pas un hasard s’il avait chanté Sachs, qui à chaque acte des Meistersinger donne à Walther une leçon de chant et qui doit chanter de très longs monologues. On le lui reprochait parfois : ce souci perfectionniste au dernier degré du texte le faisait taxer de maniériste, le faisait accuser d’artifice, comme si l’art pouvait être autre chose que suprême élaboration.
Dietrich Fischer Dieskau était si considérable que même le journal Le Monde affiche la nouvelle de sa disparition, à 86 ans, en première page. Pour comprendre l’incroyable gloire de l’artiste (que nous nommions “DFD” par affection entre nous, d’autres l’appelaient “Fi-Di”) je me réfère à la couverture du programme de ce mois de mai de Carnegie Hall, sur les 125 ans de la salle, qui affiche une photo de ceux qui furent les gloires de la maison pris ensemble en train de chanter en chœur : il y a Isaac Stern, Yehudi Menuhin, Svjatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Mstislav Rostropovitch, Leonard Bernstein…et Dietrich Fischer Dieskau.  C’est-à-dire les Dieux de la musique.
Il chantait assez souvent à Paris, et c’était pour nous l’absolue référence, naturellement dans Schubert, mais chaque concert était une leçon : j’avais des amis qui le suivaient partout.
Mon plus grand souvenir : Lear de Aribert Reimann, écrit pour lui, créé à l’opéra de Munich en 1978 et que je vis en 1980 (avec sa femme, autre monstre sacré, Julia Varady). Les mots ne suffisent pas à décrire cette composition hallucinante et le souvenir de cette silhouette isolée, hiératique, sur le plateau dépouillé conçu par Ponnelle. Regardez-le dans la scène finale sur YouTube !
Encore un monstre sacré qui s’en va, mais qui reste toujours présent, depuis qu’il s’était retiré des scènes en 1992, parce que chaque chanteur de Lied depuis Fischer Dieskau est jugé à cette aune-là : la question est toujours « sera-t-il le nouveau DFD ? », on l’a posée pour Thomas Quasthoff, pour Matthias Goerne, on commence à se la poser pour Christian Gerhaher…Le chant évolue, et sans doute Fischer Dieskau a-t-il scellé une période nouvelle, une manière nouvelle de lire les textes et de lier le dire et le chanter : il a enseigné, il a dirigé, il a écrit. Il était un de ces artistes toujours présents en nous, avec une modestie médiatique que seules les légendes vivantes peuvent garder.
…Et il est parti le jour du 101ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler.[wpsr_facebook]

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 13 mai 2012

C.A. vient saluer seul, à fureur de rappels, le 13 mai (comme le 11 d’ailleurs)

Peu de chose à rajouter au compte rendu du concert du vendredi, il fut aussi beau, aussi émouvant, avec le parfum mélancolique du départ en sus. Certes, au petit jeu des différences, qui est le péché mignon des mélomanes, on peut noter que l’Ouverture de Genoveva fut incontestablement “meilleure” (si ce mot a un sens à de tels sommets). Disons qu’elle fut encore plus fluide, avec un écho des instruments entre eux encore plus réussi, et une dynamique encore plus nette. On peut aussi noter que les Altenberg Lieder, déjà extraordinaires vendredi (encore ce soir, cette merveilleuse introduction au premier Lied), mais cette fois peut-être encore plus de perfection dans l’interprétation de Anne-Sofie von Otter, dont on entendait encore mieux la voix, qui suit les mouvements de  l’orchestre avec une précision redoutable, qui maîtrise totalement ce style et qui fait de sa voix à la fois un strict instrument de l’orchestre, tout en étant une présence éminemment humaine et donc éminemment émouvante. Cette double postulation rend la prestation tout à fait exceptionnelle.
Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé: le troisième mouvement de Schumann est totalement bouleversant, et lorsque vous avez la chance immense d’être dans le Block H ou K (Ce soir c’était K, un peu plus haut, mais toujours face à l’orchestre) alors vous suivez Abbado, la main gauche, le visage, les expressions, les extases, les plaisirs et l’émotion musicale visible se transmet à vous, comment ne pourrait-il pas en être de même pour les musiciens, qui suivent les inflexions à donner seulement à regarder le visage, les signes minuscules, les regards d’Abbado d’un instrument à l’autre, ralentissant l’un, imposant à l’autre d’alléger, souriant au troisième. Ce fut comme vendredi, non pas beau, non pas bon, ce fut grand, parce que l’osmose chef-orchestre était totale, parce les berlinois était en état de grâce, et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps.
A l’année prochaine! 18,19 et 21 mai 2013, avec Mendelssohn-Symphonie Écossaise, et…Berlioz-Symphonie fantastique !

Saluts d’Abbado et Isabelle Faust, vus du Block H (Vendredi 11)

 

STAATSOPER BERLIN am SCHILLER THEATER: MADAMA BUTTERFLY de Giacomo PUCCINI (Dir.mus: Andris NELSONS avec HUI HE) le 13 mai 2012

Madama Butterfly ©Monika Ritterhaus (Cio Cio San: Miriam Gauci)

Riccardo Muti, lorsqu’il était encore à la Scala avait coutume d’ironiser sur le système germanique de « répertoire », en vantant la qualité infiniment supérieure du système dit « stagione » (en cours à Londres, Paris, ou Milan qui garantit l’excellence des productions, qu’elles soient des nouvelles productions ou des reprises (répétées, avec un cast spécifique et donc une garantie de qualité). Je m’inscris en faux.  Seul le système de répertoire est capable de garantir au public l’accessibilité à tout le répertoire (d’opéra, ou même de théâtre), aux artistes  l’emploi: au lieu de leur payer les intermittences par le chômage, au moins, ils sont salariés, ils chantent ou ils jouent : certes les salaires du système de répertoire sont plus bas que les cachets du système stagione, mais au moins les artistes sont employés à plein temps. Le répertoire signifie un système de spectacle vivant fort, des subventions publiques (locales, régionales ou nationales) importantes, mais en matière d’éducation du public et de culture du spectacle, ce système est le seul véritablement capable d’irriguer un territoire. Je ne cache pas les difficultés afférentes au système, j’ai bien constaté la salle clairsemée de Leipzig, les difficultés financières des entreprises de spectacle, mais en même temps, je ne puis que constater que la Staatsoper de Berlin, pour cette Butterfly, affichait des prix n’excédant pas 65 euros, et qu’à 20 Euros, on avait encore une place de parterre (Pour mémoire, j’ai payé 16,70 Euros mon billet de Leipzig, au balcon, avec vision parfaite). Quand on voit les prix de la Scala pour des spectacles aussi nuls que la dernière Aida ou la dernière Tosca, ou la politique tarifaire hypocrite de notre Opéra national (qui la plupart du temps n’affiche jamais de spectacles vraiment nuls, mais souvent moyens), on se dit que du côté de Berlin, il y a encore un sens du spectacle public.
Parce que cette Butterfly de  répertoire, dans une production il faut bien le dire affligeante de Eike Gramms, qui remonte à 1991 (une japoniaiserie), affichait pour trois représentations rien moins qu’Andris Nelsons et Hui He, remplaçant Kristina Opolais (à la ville Madame Nelsons).  On me rétorquera  «  Oui, Nelsons, mais sans répétitions, parce que c’est du répertoire ». Nelsons ce soir 15 mai est en concert à la Philharmonie avec l’orchestre du lieu, la Staatkapelle Berlin, il a donc au moins un peu travaillé avec l’orchestre. Peu importe d’ailleurs parce que cette représentation a été vraiment une réussite, avec de longs rappels, grâce à une Butterfly magnifique, et grâce à un orchestre à la hauteur. On ne parlera pas de la mise en scène, sans aucun intérêt, et d’ailleurs, après vingt ans, c’est une mise en place dans un décor à l’étroit sur la plateau assez chiche du Schiller Theater.

Le Schiller Theater, siège actuel des saisons de la Staatsoper Berlin

Le Schiller Theater est un théâtre, mais pas une salle d’opéra. Il a été il y a quelques années menacé de fermeture ; ce fut une levée de boucliers. Ce théâtre est assez monumental, à vision frontale; il a été construit en 1907, reconstruit  en   1937-38, dans une architecture de Paul Baumgarten rappelant la Neue Sachlichkeit des années 20, mais aussi le style monumental nazi, il a été détruit par un bombardement, puis de nouveau reconstruit en 1950-1951, par Olf Grosse et Heinz Völker qui reprirent des éléments de l’ancien théâtre, et avec une salle de 1067 spectateurs, comme siège du théâtre d’Etat de Berlin.
Cette salle revêtue de bois a un rapport  scène-salle extraordinaire de proximité, mais une acoustique très sèche, absolument pas faite pour la musique.  Pendant trois ans au minimum (La Staatsoper Unter den Linden est au milieu d’un vaste chantier de reconstruction et réaménagement du Palais impérial et de ses alentours, et la salle doit être rehaussée et la scène modernisée) il en sera ainsi. Les berlinois s’en contentent, et ceux qui viendront voir le Ring coproduit par Berlin et la Scala aux prix raisonnables de Berlin et pas aux prix exagérés de Milan, s’en rendront compte : un Ring avec des chanteurs si proches, ce sera une expérience intéressante.

J’avais entendu Hui Hé à Milan, dans Tosca il y a quelques années. Voix puissante, mais sans expression pour mon goût. Je l’ai réécoutée dans Butterfly, et elle m’a vraiment touché et convaincu. D’abord, la voix a du grave, et surtout un registre central prodigieux, développé, massif, qui convient à Butterfly, les aigus sont là, surtout aux deuxième et troisième acte, accompagnés de raffinements, de notes filées, et surtout une expressivité souvent bouleversante. Au premier acte, l’ensemble m’est apparu un peu froid, à l’orchestre (très précis, très clair, mettant bien en valeur l’orchestration de Puccini, mais insuffisamment engagé, comme avec une distance) comme sur le plateau. Mais le deuxième et le troisième acte étaient plus engagés, l’osmose orchestre/plateau plus évidente. Et aussi bien dans l’air « Un bel dì vedremo » que surtout dans le duo avec Sharpless, l’émotion a gagné : d’ailleurs on ne s’y trompait pas, le public un peu bavard du dimanche après-midi s’est tu, saisi par l’émotion. Le troisième acte de Hui Hé a été bouleversant de bout en bout.  Et, il faut le dire, tirait les larmes.
L’orchestre de Andris Nelsons était lui aussi présent, accompagnant avec attention le plateau, avec un son très analytique, mais jamais froid, avec juste ce qu’il fallait de pathos pour créer les conditions de l’émotion et surtout un soutien exemplaire des chanteurs, réussissant à ne jamais les couvrir. Tous les chanteurs semblaient plus présents, plus engagés. D’abord le Pinkerton de Pavel Černoch, dont le physique correspond à la perfection à l’officier américain, mais aussi avec la froideur, la distance,  l’indifférence voulues pendant le premier acte. Son chant est juste, contrôlé, sans aucune scorie, mais glacial. Son regard est dur, bref, on lit déjà dans le personnage la suite et l’abandon. Quelle différence au troisième acte, où il est vraiment engagé, impliqué et où la voix « sort » vraiment ! Belle composition.
Le Sharpless de Alfredo Daza prend peu à peu corps, avec sa gaucherie, sa simplicité, son impuissance et sa lâcheté aussi, et aussi un style de chant qui correspond à ce qu’il veut donner du personnage : rien de démonstratif, mais plutôt discursif, comme une conversation. Quant à la Suzuki de Katharina Kammerloher, elle est juste, et émouvante, et remporte un vrai succès. Notons aussi le Goro de Paul O’Neill, le reste de la compagnie n’appelant pas de remarques particulières.
Voilà : c’était une représentation dite « de répertoire », dans un théâtre à l’acoustique discutable, un dimanche après-midi, et il y a longtemps que je n’avais pas été aussi ému par une Butterfly. Grâce à une extraordinaire chanteuse, grâce à un équilibre et un élan que le chef Andris Nelsons a su créer en soutenant un plateau de plus en plus engagé. Ce dimanche les larmes étaient au rendez-vous.

Schiller Theater, 13 mai 2012

OPERNHAUS LEIPZIG 2011-2012: AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL/Berthold BRECHT (Ms en scène: Kerstin POLENSKE, Dir.mus: William LACEY avec Stefan VINKE) le 12 mai 2012

Après Flotow et la campagne, Kurt Weill et Leipzig. Je n’avais pas vu Leipzig depuis vingt ans. A l’époque, une ville grise, toute bouleversée par des travaux multiples, des maisons à l’abandon, pas restaurées, pas ravalées. Aujourd’hui, une ville verte, aux larges allées, aux maisons superbes, un centre ville complètement réaménagé. Vaut le voyage comme disent les guides. Au centre, à deux pas de l’immense gare, la Augustusplatz avec d’un côté l’Opéra, de l’autre l’auditorium très moderne du Gewandhaus.
L’Opéra est un grand bâtiment construit par l’architecte Kunz Nierade entre 1956 et 1960, exemple de classicisme socialiste, la plus ambitieuse construction théâtrale de l’Allemagne de l’Est: vastes salles, vastes foyers, escaliers monumentaux, or, lumières, bois, une vraie belle salle à vision frontale d’environ 1800 places, une large scène de 16m d’ouverture, une grande fosse pour l’orchestre du Gewandhaus qui officie à l’opéra. Un magnifique théâtre pour un lieu d’histoire musicale très riche !
Mais ce soir, quelle tristesse, 300 personnes au plus, une salle clairsemée pour cette quatrième représentation de la nouvelle production de “Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny” qui devait être dirigée par le GMD Ulf Schirmer, mais qui est remplacé par son assistant William Lacey. Il est vrai que ce soir la concurrence du football est rude (finale de la coupe), mais il est vrai aussi que l’Opéra de Leipzig est en graves difficultés financières, alors que c’est l’un des fleurons de la culture musicale germanique, aussi bien par les compositeurs qui y ont été chez eux depuis sa création en 1693 que par des chefs comme Arthur Nikisch ou Gustav Mahler y furent attachés. C’est donc une grande maison qui emploie 700 personnes et qui vaut d’être défendue, et vantée.
Quelle tristesse, car la production, l’orchestre, la troupe sont de très haute tenue. Programmée au moment où le gros de l’orchestre est en tournée, Mahagonny est joué par un effectif réduit d’une trentaine de musiciens, au son chaud, rond, à la présence forte, et sans une scorie. L’opéra est conçu un peu comme une revue, avec des scènes séparées par des interventions d’un acteur/commentateur, une de ces fresques épiques qui nécessitent choeurs, espace, et voix puissantes.
L’histoire est celle d’une ville, née à l’initiative de trois malfrats, qui vont en faire une ville de plaisir pour les chercheurs d’or qui viennent y dépenser leur argent: prostitution, corruption, meurtres, tout y est permis: Brecht et Weill en font une sorte de métaphore du capitalisme. Œuvre interdite évidemment sous le nazisme.
Dans cette ville, rien n’est défendu et le motto en est “Du darfst”, (tu peux tout te permettre), motto inventé par un personnage bien léger qui brûle son argent, Jim Mahoney, et qui lorsqu’il se retrouve sans le sou, est condamné à la chaise électrique par les trois malfrats, dont la maquerelle Leocadia Begbick. La chanson emblème de l’oeuvre, “Alabama Song”, a été reprise en 1968 par les Doors et reste l’une des chansons les plus connues au monde. La figure du couple est représentée par Jim et la prostituée Jenny, aux rapports ambigus, où amour et argent s’entrecroisent et s’entremêlent.
La mise en scène de Kerstin Polenske, metteur en scène et chorégraphe, qui compose une mise en scène épurée, avec de beaux mouvements, notamment du chœur et des ensembles, qui se distribue autour de deux structures métalliques, un escalier au fond et un pont au milieu, quelques vidéos, quelques meubles, des couleurs vives et criardes (rouge, jaune/vert fluo): au départ on craint la monotonie, et en fait on ne voit pas le temps passer, c’est très fluide, très clair, très bien construit et joué.
On l’a dit l’orchestre est très bien mené, le son est très rond, le rythme très bien scandé, comme une vraie revue berlinoise, et la troupe de chanteurs de très bon niveau, à commencer par l’extraordinaire Mahoney de Stefan Vinke, qu’on a vu dans de nombreux rôles wagnériens, qui impose sa voix forte, ductile, et son jeu dynamique: il est très émouvant; la Jenny de la jeune canadienne d’origine grecque Soula Paradissis est une vraie trouvaille, voix pleine, forte chaude, bien posée, jeu dynamique, elle remporte un immense succès. Karin Lovelius est Leocadia, un rôle souvent confié à des gloires en fin de carrière (Gwyneth Jones le fut à Salzbourg), et elle campe le personnage avec force. Même si on est toujours un peu dubitatif quant à la place dramaturgique de cette femme tiroir-caisse.  Tous les autres membres de la troupe sont sans reproche. Une soirée de grand intérêt, qui montre le niveau des représentations dans cette maison, et qui fait regretter l’assistance clairsemée.
Au total une journée passionnante, chaleureuse, qui montre la richesse de l’offre germanique un samedi de mai, et qui ne donne qu’une envie, c’est de revenir.

EN PASSANT PAR BAD LAUCHSTÄDT, MARTHA de FLOTOW AU GOETHETHEATER (Troupe de l’OPERNHAUS HALLE) le 12 mai 2012

Il faisait beau ce samedi sur la route qui mène à Leipzig. Un temps pour “wandern”, pour se promener en errant un peu sur les routes du Sachsen-Anhalt, et l’idée est venue, avant d’atteindre Leipzig, de faire un crochet vers Bad Lauchstädt, charmante petite station thermale, très fameuse au XVIIIème et XIXème, si fameuse que Goethe y passait ses étés et y fit construire en 1802 un petit théâtre de campagne, tout en bois, pour des saisons d’été. Ce théâtre existe toujours, ainsi que les saisons qui débutent en avril. L’endroit est charmant, bucolique à souhait, alors que la région alentour est remplie de raffineries (Leuna) d’usines (Merseburg) et qu’elle semble le terrain chéri de ceux qui cultivent tous les moyens de produire de l’énergie: champs d’éoliennes géantes, parcs immenses de plaques solaires, centrales nucléaires. Pourtant, tout près de ces paysages agressifs, au fond d’un vallon vert gît Bad Lauchstädt, ce petit paradis bien heureusement oublié de la modernité industrielle. L’ami qui m’accompagne et moi décidons d’aller faire un petit pèlerinage dans ce lieu découvert pour ma part il y a vingt ans.
En arrivant, nous entendons distinctement de la musique et nous découvrons que c’est cet après midi (il est 15h environ) la Première de Martha de Friedrich von Flotow, dans une production de l’Opéra de Halle (la ville de Haendel). Nous décidons de rester, attendant l’entracte pour jeter un coup d’œil dans la salle. Peu après, une dame vient nous voir, nous demande si nous sommes en retard, nous lui expliquons notre petit détour, notre surprise de voir le théâtre en fonction, et, sans autre forme de procès, avec une douce gentillesse, elle nous propose de nous placer en salle après l’entracte pour que nous puissions voir la seconde partie du spectacle. Ravis, nous attendons autour d’un “Café Kuchen”, café et gâteau au pavot.
L’entracte arrive, et nous visitons la salle, une petite salle en bois avec un balcon,

qui contient environ 200 places, avec une petite scène et la place d’un orchestre réduit. “Martha” exige que l’orchestre déborde sur le balcon et sur les côtés.

L’endroit est charmant, paisible, souriant. Un petit paradis qui vient de s’offrir à nous.
Nous assistons donc à la seconde partie de Martha, merveilleusement placés par la dame qui appartient à la direction artistique de ce théâtre qui programme des opéras (Rossini, Mozart, Haendel, Flotow) des pièces de théâtre (Jakob Lenz), des lectures, des conférences (Peter Schreier). L’ensemble de la troupe et l’orchestre sont de l’Opernhaus Halle, qui se transfère pour l’occasion aux champs, Halle n’étant distante que de 35 km environ (et Leipzig d’une soixantaine). Quand on pense aux dizaines de petits théâtres de ce type en Italie (Vénétie, Emilie Romagne) qui sont de véritables bijoux, et qui sont fermés faute de politique culturelle digne de ce nom…
Tout de suite, ce qui frappe dans cette représentation, c’est  son niveau de qualité: un orchestre vraiment au point, très dynamique, très précis dirigé par un jeune chef, Kevin John Eduseï, premier prix du Concours de direction d’orchestre Dimitri Mitropoulos, qui a aussi participé aux classes de direction de Pierre Boulez à Lucerne.

Le son est clair, peu réverbérant, la salle est à peu près pleine.  La mise en scène, de Michael McCaffery, est discrète, dans ce petit espace, et joue sur les lumières, la vidéo, les jeux d’ombre et l’espace des balcons du théâtre, drapeaux anglais, projection de salle de théâtre, couleurs, et couleur locale, tout cela se déroule de manière fluide et sympathique. L’opéra comique est mondialement célèbre, et a été joué sur toutes les scènes du monde jusqu’à la seconde guerre mondiale, les grands mères amoureuses de l’opéra connaissaient toutes le grand air de Martha. Aujourd’hui, à part dans l’aire germanique, il a disparu des programmes des théâtres.
L’histoire est une sorte de marivaudage, deux jeunes filles, fatiguées de la vie de cour, décident de s’échapper et de se faire passer pour des servantes. Elles vont au marché de Richmond, sorte de marché de l’emploi, et sont “achetées” par deux jeunes paysans riches, Lyonel et Plumkett. On s’aperçoit vite qu’elles ne savent pas faire la servante, mais Lyonel tombe sincèrement amoureux d’Harriet (Martha), et Plumkett de sa confidente Nancy.
Harriet/Martha est bien légère et s’amuse de cet amour. Puis on découvre que Lyonel est le fils d’un noble banni, puis innocenté, et qu’il a sa place à la cour. Après quelques péripéties où Harriet/Martha joue un peu méchamment avec son soupirant, tout est bien qui finit bien: Harriet et Nancy tombent dans les bras de leurs amoureux. Le rôle de Martha exige un soprano bien aigu (Anneliese Rothenberger le chanta souvent) avec des notes très haut perchées que la jeune Marie Friedericke Schröder n’arrive pas toujours à négocier, mais le timbre est joli, la technique globalement maîtrisée, suraigus mis à part, le contrôle sur la voix et les notes filées bien assises. Nancy, mezzo soprano, est chantée par la  jolie Sandra Maxheimer, qui domine très bien sa partie, le ténor australien Michael Smallwood, qui chante beaucoup de répertoire baroque, et qui appartient à l’Opéra de Halle, a un chant engagé, un joli timbre, une voix très bien posée, avec quelques problèmes dans les passages, mais très propre dans l’ensemble. Très jolie prestation du baryton basse islandais Ásgeir Páll Ágústsson en Plumkett au timbre agréable et à l’engagement scénique marqué, une couleur rossinienne! L’ensemble de la troupe, et le chœur s’en sortent avec tous les honneurs. J’eus volontiers assisté à l’ensemble, mais ma première Martha fut donc une moitié d’opéra. Merci donc à cette dame de nous avoir permis de passer un aussi bon moment, très vivant, avec une participation du public très forte, un enthousiasme marqué, un vrai plaisir d’être là. Un enchantement. C’est cela aussi la musique en Allemagne.