IN MEMORIAM SEIJI OZAWA (1935-2024)

© Shintaro Shiratori

Un des rares avantages  de la maturité (pour ne pas dire de la vieillesse) dans les moments où la disparition d’un artiste qui a accompagné bonne part de votre vie, est d’abord de se plonger dans ses souvenirs mais surtout à ce que  diffusait l’artiste en question à l’époque où on le découvrait et ce qui motivait la curiosité à l’entendre.
La deuxième observation concerne et ce qu’était le monde de l’opéra à l’époque et dans ce monde Seiji Ozawa.
Quel jeune mélomane d’aujourd’hui en allant à l’Opéra de Paris, peut bénéficier en fosse de chefs de l’envergure d’Ozawa ?

Le jeune mélomane que j’étais, et tous ceux de ma génération qui avaient la chance de vivre à Paris, ont notamment découvert Seiji Ozawa en fosse de Garnier : de 1977 à 1987, 8 apparitions. Dans La Damnation de Faust (1977, version de concert), L’Enfant et les sortilèges/Œdipus Rex (1979, Lavelli), Turandot (1981, Wallman), Fidelio (1982, Walsh), Tosca (1982, Auvray) soit deux fois dans la même saison, Falstaff (1982, Georges Wilson), Saint François d’Assise, création mondiale (1983, Sequi), Elektra (1987, Schneidman).
Pour être juste, Ozawa est apparu aussi plus tard en fosse à Paris, cette fois alternativement à Bastille et Garnier, dans Tosca (1995, Schroeter), Dialogues des Carmélites (1999, Zambello), La Damnation de Faust (2001, Lepage), L’heure Espagnole/Gianni Schicchi (2004, Pelly), Tannhäuser (2007, Carsen).
Ainsi nous pûmes entendre entre 1973 et 1987 à l’Opéra de Paris dans des représentations ordinaires et non exceptionnelles, outre Seiji Ozawa, Georg Solti, Josef Krips, Karl Böhm, Georges Prêtre, Claudio Abbado, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Mstislav Rostropovitch, Christoph von Dohnanyi, Ghennadi Rojdestvensky, Horst Stein, Pierre Boulez, ou encore Marek Janowski, Silvio Varviso, Charles Mackerras, Michel Plasson, Peter Maag, Jesus Lopez-Cobos… qui peut dire mieux?
Les très grands chefs dirigeaient à l’opéra, à PAris ou ailleurs, en invités et pas comme directeur musical. Aujourd’hui ce n’est guère plus le cas, sauf à Vienne peut-être et cette année à la Scala qui affiche outre Chailly Thielemann et Petrenko.
Quand verra-t-on à Paris dans la fosse un Gatti, un Rattle, un Thielemann ? Aujourd’hui, les chefs d’envergure n’apparaissent plus en fosse qu’exceptionnellement (Rattle à Berlin) ou comme Directeur musicaux (Chailly à Milan, Gatti à Florence, Pappano à Londres, Nézet-Séguin au MET), les temps ont changé, et pas vraiment en bien.
Alors oui, Seiji Ozawa est essentiellement lié à mes vingt premières années de mélomane, et surtout à l’opéra, car outre à l’opéra de Paris, c’est à la Scala où je l’ai entendu le plus souvent, dans Eugène Onéguine (1986, Prod. Konchalovski), un plus surprenant Oberon de Weber (1989, Prod. Ronconi) , La Dame de Pique (1990, Prod. Konchalovski) et La Damnation de Faust (1995, Prod.Ronconi) .
C’est aussi à la Scala, à la tête de la Filarmonica della Scala que je l’ai entendu au concert le plus souvent dans des programmes divers et toujours passionnants comme ce programme fabuleux Stravinsky/Sibelius avec un Sacre du printemps tourneboulant et un concerto pour violon de Sibelius avec Viktoria Mullova, une musique que j’ai découverte à cette occasion et qui se concluait par Circus Polka de Stravinsky, ou cet autre programme Ravel (Daphnis et Chloé, Ma mère L’Oye)/Debussy (La Mer, Rhapsodie pour saxophone et orchestre, que j’entendais là encore pour la première fois), où son approche de La Mer, hallucinante de couleurs, et de vitalité, m’avait littéralement cloué au sein d’un « Festival Debussy » qui mettait fin à l’ère Abbado.

Obéron de Weber à la Scala © Lucaronconi.it

C’est lui qui a dirigé le rarissime Oberon de Weber début 1989, un répertoire où on ne l’attendait pas forcément qu’il avait déjà dirigé en 1986 au Festival d’Edimbourg et à Francfort. Avec Elisabeth Connell et Philip Langridge, dans une mise en scène de Luca Ronconi où il étonna bien des spectateurs par un rendu diaphane, léger, poétique, laissant les voix se déployer dans une œuvre difficile avec des dialogues nombreux d’où émanait une incroyable sensibilité, et en même temps une grande simplicité, sans affèterie, d’une pureté sonore fascinante.

On parle beaucoup de son rapport à musique française, mais j’étais très impressionné de son Tchaïkovski, qui m’a poursuivi au point que le dernier opéra où je le vis diriger fut La Dame de Pique en 2009 à Vienne, dans la mise en scène de Vera Nemirova, et une distribution moyenne, mais où sa direction était d’une intensité inouïe, étincelante et urgente, comme celle de la Scala de 1989, mais avec une distribution de rêve (Mirella Freni, Vladimir Atlantov, Maureen Forrester).

Eugène Onéguine à la Scala ©Teatro alla Scala

Une anecdote : j’étais à la Scala le mardi 17 juin 1986, première d’Eugène Onéguine, mise en scène Andrei Konchalovski, avec Mirella Freni, Benjamin Luxon, Neil Shicoff et Nicolai Ghiaurov. Tout le ban et l’arrière ban des loggionisti , les zadistes du poulailler et des places debout (dont j’étais un habitué au quotidien) étaient là pour entendre dans Tatiana Mirella Freni, chérie du public (qui allait être quelques années plus tard Lisa de Dame de Pique). L’entracte s’éternisait, à un point totalement inhabituel (près d’une heure), puis peu à peu les musiciens s’installèrent, discutant et tête basse.
Que s’était-il passé ?
C’était la coupe du monde de Foot 1986, France-Italie, la France venait de battre l’Italie 2-0, et tout l’orchestre avait, Ozawa permettant, regardé la fin du match avant de reprendre le spectacle. La tristesse des musiciens n’empêcha pas cet Onéguine d’être l’un des plus grands jamais entendus, avec celui de Jansons bien plus tard, avec un orchestre immergé dans la musique doué d’une énergie et une rage incroyables, sans doute pour noyer son chagrin.

1993 En répétition dans la Basilique de Saint-Denis (93), France. © Ouzounoff Stéphan / SAIF Images

On a beaucoup parlé de ses cheveux, mais je me souviens qu’Ozawa tranchait beaucoup par ses tenues (ça m’étonnait beaucoup, dans ma vision conformiste du rituel musical) avec les chefs de sa génération, même en fosse, – aujourd’hui c’est banal, mais pas à l’époque- et surtout toujours souriant, il irradiait la bienveillance. D’une énergie incroyable, faisant sonner l’orchestre (ah, Œdipus Rex !!) ou exaltant toutes les couleurs d’une partition (ah ! la même soirée, L’Enfant et les sortilèges) il exhalait sensibilité, gentillesse et humanité. On sentait que les musiciens se sentaient bien avec lui.
En parcourant ma vie de mélomane, je me suis aperçu en pensant à lui que j’avais entendu nombre de ses concerts et nombre d’opéras qu’il dirigea, que c’était toujours merveilleux, parce qu’il savait aussi créer une ambiance, mais paradoxalement, j’en ai peu parlé, alors que jamais il ne m’a déçu en concert.
J’ai relu par curiosité ce que dans Le Monde Jacques Longchamp (qui est à peu près le dernier vrai critique musical de ce journal) avait écrit sur la soirée L’Enfant et les sortilèges/Oedipus Rex. Après avoir par le menu décrit la mise en scène de Lavelli et les voix, il enterre avec panache la direction d’Ozawa d’une petite phrase après un très long article « avec l’orchestre de l’Opéra, aussi noir et brutal qu’il était chatoyant et félin chez Ravel, sous la direction superbe d’Ozawa. »

Alors je suis allé relire sa critique de Saint François d’Assise, plus longue encore, où tout est passé au crible – c’est une création mondiale (1983). Le jugement est positif, évidemment mais encore assez lapidaire en toute fin : « Saluons enfin la direction prodigieuse de Seiji Ozawa, qui a maîtrisé, assoupli, galvanisé ce gigantesque orchestre, pour nous offrir une vision lumineuse et pleine de paix, sans doute insurpassable, de cet ouvrage colossal. » Pas plus hier qu’aujourd’hui on ne passait beaucoup de temps sur le chef dans les critiques…
Ozawa était certes célèbre, fêté, mais pas vraiment médiatique à l’instar d’un Karajan par exemple, ou un Bernstein évidemment. Il était assez modeste, et peut-être cette modestie faisait qu’on oubliait quelquefois qu’il était grand, voire immense. Certains chefs sont devenus des mythes après 80 ans, Günter Wand, Herbert Blomstedt par exemple. Ce n’est pas le cas d’Ozawa, toujours très célèbre, mais pas forcément célébré. À Paris on était allé voir Turandot pour Caballé, Tosca pour Gwyneth Jones, Fidelio pour Vickers et Behrens, a-t-on oublié qu’en fosse il y avait Ozawa ?

Deux forts moments très différents l’ont inscrit dans mon panthéon personnel :

  • La création de Saint François d’Assise, de Messiaen qui n’a pas forcément été le triomphe absolu que l’œuvre a connu après Sellars-Salonen à Salzbourg, qui est sans doute (merci Mortier) ce qui a lancé vraiment la carrière de cet opéra neuf ans plus tard. La longueur de l’œuvre , son absence de forte dramaturgie, et surtout la mise en scène médiocre de Sandro Sequi avaient beaucoup refroidi les enthousiasmes. Le prêche aux oiseaux dans cette mise en scène statique et sans idées devenait presque un supplice. J’ai fermé les yeux, et je me suis concentré sur la musique, et là, un abîme nouveau s’est ouvert, grâce à l’orchestre de l’opéra, grâce à Ozawa qui faisait de ce tableau vivant le dernier chef d’œuvre de l’impressionnisme, délicat, violent, contrasté, coloré, infiniment varié : il m’a fait vraiment rentrer dans cette musique, l’a fait respirer, lui a donné de l’espace du rêve, a montré comment elle réussissait à transfigurer le réel…
  • Second souvenir, très différent. En visite chez une amie à Boston l’été 1982, je découvre qu’il va y avoir Fidelio au Festival de Tanglewood, le Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Boston, dirigé par Seiji Ozawa, avec Hildegard Behrens, à qui je voue un culte et qui m’a toujours bouleversé, et une gloire du chant américain en fin de carrière, le ténor James McCracken mais aussi Paul Plishka et Franz Ferdinand Nentwig alors très connus. J’ai loué une voiture et parcouru les 220 km de Boston à Lenox pour me retrouver dans ce lieu que seuls alors les américains pouvaient imaginer, au milieu des forêts, ce centre de musique au milieu duquel trône le « shed », le kiosque (Koussetvitski Music Shed), un immense hall couvert, mais ouvert sur les côtés, sans cloisons mais avec un toit, un immense kiosque effectivement, comme posé sur l’herbe, où 5000 personnes peuvent tenir, et assis ou couchés sur le gazon sur des chaises longues, on écoutait les concerts.
    C’est ainsi que arrivé assez à l’avance en ce soir d’août 1982, j’ai assisté à ce Fidelio où Ozawa et Behrens furent fêtés comme jamais, après une représentation généreuse, incroyable d’émotion, mais aussi de grandeur où Ozawa était détendu, souriant, visiblement heureux au cœur d’un public essentiellement composé de jeunes, merveilleux festival où grâce à lui ce soir-là, il faisait très bon vivre (même si un peu frisquet)..
    Voilà, cet heureux temps n’est plus et Seiji Ozawa a rejoint le groupe des anges musiciens du paradis.
Seiji Ozawa en 2015 récipiendaire du Kennedy Center Honors (Photo du State Department des États-Unis/domaine public)

 

IN MEMORIAM CHRISTA LUDWIG (1928-2021)

Dans “Der Rosenkavalier” à l’Opéra de Paris en 1976

Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.

Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)

Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura,  Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:

https://www.youtube.com/watch?v=cslSuMe0f78

Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.

Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm

Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.

Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi

Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970 où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.

Dans “Der Rosenkavalier” (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)

À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.

Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)

Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.

Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.

IN MEMORIAM MIRELLA FRENI (1935-2020)

Dans les années 70

J’avais appris que Mirella Freni n’allait pas bien ces derniers temps, mais les choses qu’on craint, on les étouffe en soi. Mirella ne chantait plus depuis une quinzaine d’années, mais on la savait là, je l’avais d’ailleurs croisée quelquefois, lors de spectacles ou de concerts à Modène et Reggio Emilia. Entre fans dans la queue à la Scala, on l’appelait Mirella tant elle était un personnage proche, simple, cordial, comme savent l’être les habitants de cette terre émilienne dont elle avait l’accent.
Encore une artiste qui a accompagné toute ma vie d’amateur d’opéra, d’une manière très particulière parce que Mirella, on ne l’écoutait pas comme n’importe quelle chanteuse, même les plus grandes : Mirella, on l’adorait comme artiste et on avait systématiquement, automatiquement de l’affection pour elle. Elle avait une place particulière dans mon, dans notre cœur qu’aucune autre chanteuse n’a eue.
Je l’ai entendue en continu de 1975 à 1995 à peu près. Et c’était à chaque fois d’abord une joie immense, et ensuite toujours la stupéfaction après ses performances, car je ne l’ai jamais entendue rater une soirée. Un joyau qui jusqu’au bout a gardé sa pureté et sa jeunesse première, et un incroyable contrôle vocal: on avait l’impression que la voix ne bougeait pas, homogène sur tout le spectre, et large, puissante, chaleureuse . Je crois l’avoir écrit récemment, elle chantait Mimi à 65 ans et elle était Mimi, sans aucun doute, on y croyait parce qu’elle avait cet air timide, modeste, sacrifié, et qu’elle avait dans la voix le drame (ah ! ses troisièmes actes de Bohème…).

Pavarotti et Freni: Rodolfo et Mimi pour l’éternité

Elle fut évidemment la Mimi irremplaçable du XXe siècle avec son Rodolfo, Luciano Pavarotti, son ami d’enfance qui lui aussi a grandi dans la ville de Modena. Marguerite (Faust), Amelia (Boccanegra), Mimi, Elvira (Ernani) Aida, Desdemona, Elisabetta, Adriana Lecouvreur, Tatiana (Onéguine), Fedora furent a priori les rôles où je l’entendis. Je me souviens avoir dit d’elle très tôt « incroyable le son qui sort de ce petit corps », incroyable en effet le volume, la technique, la présence, incroyable la pureté aussi ! Et pourtant, ce « petit » corps ne l’était pas autant qu’on le croyait, quand on l’approchait, elle avait un physique solide de bonne paysanne émilienne, avec ces belles joues rubicondes, ce sourire, cette disponibilité et surtout cette simplicité qui ne l’a jamais quittée.
Il n’y a pas de secret dans cette longévité d’une carrière commencée dans les années 60, tant elle est linéaire. Elle fut très vite la Mimi de Karajan, mais aussi sa Susanna des Nozze di Figaro (qu’elle chanta aussi à Paris avec Solti dans l’édition inaugurale de Versailles et de réouverture du Palais Garnier dans la mise en scène de Giorgio Strehler). Elle fut à Paris grâce à Rolf Liebermann, une inoubliable Marguerite dans la célèbre production de Jorge Lavelli du Faust de Gounod, elle fut Mimi face à Domingo dans une des reprises de la belle production de La Bohème (Giancarlo Menotti), elle fut surtout Amelia sous la direction de Claudio Abbado aux côtés de Ghiaurov et Cappuccilli dans Simon Boccanegra en 1978 et enfin en décembre 1993 et janvier 1994 à la Bastille, elle fut une inoubliable Adriana Lecouvreur.
Déjà son seul parcours parisien nous dit quelque chose de la manière dont elle mena sa carrière : elle fut toujours réputée pour sa prudence, évitant de chanter trop souvent, et n’abordant que des rôles dans lesquels elle se sentait sûre, ou avec un chef en qui elle avait confiance ou abordant des rôles au disque qu’elle ne chanta jamais à la scène (Leonora de la fabuleuse Forza del Destino dirigée par Riccardo Muti ou Tosca qu’elle enregistra tard avec Sinopoli).
Elle abandonna très vite Traviata qu’elle chanta en début de carrière avec Karajan, qui la propulsa au premier plan, un de ses chefs de prédilection et dont on disait qu’avec lui elle pouvait tout chanter. Elle chanta avec lui outre Mimi et Traviata, Micaela (aux côtés de Vickers et Bumbry) Susanna, Zerlina, Desdemona, Elisabetta et Aida.
Je me souviens que nombre de critiques furent dubitatifs quand on apprit qu’elle chanterait Aida à Salzbourg en 1979 aux côtés de Horne, Carreras, Raimondi, Ghiaurov, Cappuccilli. Pour avoir été dans la salle (une chance inouïe) je peux affirmer que je n’ai jamais entendu pareil troisième acte sur une scène. Et un technicien me confia « c’est comme ça tous les soirs ».

Avec son mari NicolaI Ghiaurov


Elle chanta Mimi jusqu’à la fin de sa carrière, et je l’entendis aux côtés de Pavarotti et d’autres sous la direction de Kleiber à Munich et à la Scala (et sous celle de Patanè à Paris). Elle chanta Desdemona avec Karajan à Salzbourg, puis avec Carlos Kleiber à la Scala où j’entendis les quatre représentations qu’il dirigea pour le centenaire de l’œuvre en 1987 (36h de queue…) et Elisabetta de Don Carlo avec Karajan puis Abbado. Je l’entendis aussi en 1982 dans Elvira d’Ernani sous la direction de Muti (avec Ghiaurov, Bruson, Domingo) où elle était excellente mais pas aussi fabuleuse que dans d’autres rôles. J’eus la chance d’entendre son Elisabetta en 1989 à Vienne avec Abbado en fosse, aux côtés de Raimondi, Baltsa, Lima, Bruson dans une terne production de Pizzi. La voix gardait la même intensité, la même largeur, le même contrôle – c’était phénoménal. Voyant la fin de carrière approcher, elle aborda des rôles différents, essentiellement Tatiana d’Eugène Onéguine, en 1986 à la Scala avec le Gremine de Ghiaurov et sous la direction de Seiji Ozawa où la scène de la lettre était d’une intensité incroyable, je la réentendis d’ailleurs toujours avec Ghiaurov, chez elle à Modena bien plus tard. Elle aborda Adriana Lecouvreur, toujours à la Scala où elle était adorée en 1989 sous la direction de Gianandrea Gavazzeni, aux côtés de Peter Dvorsky (c’est aussi à ses côtés que nous l’entendîmes pour neuf représentations délirantes en 1993/1994 à l’Opéra Bastille). Enfin je l’entendis aussi dans Fedora de Giordano à la Scala, un rôle typique de fin de carrière, en avril 1993 aux côtés du Loris de Placido Domingo sous la direction de Gianandrea Gavazzeni.
Elle a toujours gardé outre sa voix, sa spontanéité et son naturel, mais elle discutait beaucoup aussi. Je crois être pour quelque chose dans sa présence à Paris dans l’Adriana Lecouvreur. À l’époque, c’était Jean-Marie Blanchard qui était ce qu’on appelait alors Administrateur Général et c’était une création à l’Opéra de Paris venu au vérisme tard, comme on le sait. Ayant entendu Mirella à la Scala, je persuadai Jean-Marie Blanchard de l’engager et il me chargea de la contacter à Milan, elle était très soucieuse du chef et nous discutâmes longtemps au téléphone car elle tenait absolument à un chef précis (qui d’ailleurs ne dirigea pas). Les représentations (je n’en manquai aucune) ne furent pas triomphales, mais littéralement délirantes. Rarement on vit le public de Bastille aussi déchaîné, au point que Yannick Heurtault, le chef contrôleur, l’homme de la boite à sel, presque éternel, bien connu et très respecté des lyricomanes de Garnier puis de Bastille que je connaissais depuis ma période étudiante, me dit avec un franc sourire devant le déchainement de la salle quand elle apparaissait pour saluer, faisant allusion aux polémiques de l’époque sur l’acoustique de Bastille, « aujourd’hui y’a pas de problème d’acoustique, hein !? ». Ces représentations furent ses dernières à Paris…

Terminons par une autre anecdote personnelle, qui est l’un de mes souvenirs les plus forts : nous étions venus à Vienne avec deux autres amis pour écouter le Don Carlo, c’était un voyage d’Abbadiani itineranti (même si le club n’existait pas encore…) prévu de longue date, le 13 octobre 1989, et trois ou quatre jours auparavant Claudio Abbado venait d’être appelé à la tête des Berliner Philharmoniker, à la surprise générale, nouvelle enthousiasmante pour nous. Nous le contactâmes donc dès notre arrivée pour pouvoir aller le féliciter et il nous invita à partager le dessert du repas d’après Don Carlo dans un restaurant italien près de la Cathédrale (Stephansdom). Nous nous exécutâmes avec une joie non dissimulée, comme le lecteur pourra bien imaginer. Autour de la table, Agnès Baltsa, Luis Lima, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov (qui ne chantait pas), Ion Marin son assistant et son épouse. Ambiance chaleureuse, tranquille, amusante même avec une Baltsa très boute en train, longue discussion avec Claudio, puis arriva le dessert, un énorme gâteau avec au centre une couronne de Roi ou de Tsar offerte à Abbado…

Claudio Abbado couronne Nicolai Ghiaurov tandis que Mirella (de dos) prend la photo


Claudio prit la couronne et en couronna Ghiaurov, en lui disant « Lo Tsar sei tu ! » (le Tsar c’est toi) et Mirella fit le tour de la table pour immortaliser la scène par une photo, je le fis aussi et quelques années après je lui présentai la photo (où l’on voit Abbado couronner et Mirella de dos photographiant) elle en fut très émue, et appela Ghiaurov – ils ne se quittaient jamais – pour qu’il signe aussi la photo. Mirella avait une belle écriture ronde avec de belles et grandes lettres bien dessinées. Ceux qui ont des autographes d’elle le savent.
Elle n’est plus. Il nous reste plein de souvenirs et de disques, mais c’est le vide dans le cœur.

Nicolai Ghiaurov et Mirella Freni à la fin du repas du 13 octobre 1989, à Vienne, après une représentation de Don Carlo

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ AIMER ERNANI, de Giuseppe VERDI et faire le point.

Ernani. Voilà un opéra relativement rare sur les scènes, encore que le MET l’ait programmé cette année avec Angela Meade. Très rare à Paris en tous cas, alors que le livret est calqué sur la pièce de Victor Hugo. Je n’ai pas souvenir d’un Ernani à l’Opéra de Paris, en tous cas pas dans les 50 dernières années. J’en ai vu qu’un seul, à la Scala, dirigé par Riccardo Muti dans la distribution A (Domingo Freni Bruson Ghiaurov) et la distribution B (Millo, Surjan, Bartolini, Salvadori) dirigée elle par Edoardo Müller, dans la mise en scène contestée de Luca Ronconi.
Créé à la Fenice de Venise en 1844, il eut un succès immédiat et fut très vite repris dans les opéras du monde. Classé dans les opéras de jeunesse, de deux ans postérieur à Nabucco, il en a les difficultés vocales, notamment pour le rôle d’Elvira, qui est un rôle exigeant agilité et puissance, et dont on n’a pas vraiment de titulaires aujourd’hui. A la Scala, c’est le seul rôle pour lequel Freni fut critiquée (mais elle fut aussi critiquée pour son Aïda avec Karajan à Salzbourg) et à entendre le disque et surtout au souvenir de la représentation, il semble qu’elle s’en sorte avec les honneurs. Je me suis donc fait une écoute confrontée entre trois enregistrements très différents :
Maggio Musicale Fiorentino de 1957 (Dimitri Mitropoulos, avec Anita Cerquetti, Mario del Monaco, Ettore Bastianini, Boris Christof

– Scala 1982 (Riccardo Muti, Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolai Ghiaurov)
-MET 1962 (Thomas Schippers, Leontyne Price, Carlo Bergonzi, Cornell MacNeil, Giorgio Tozzi)

Je n’ai pas écouté les enregistrement alternatifs, même si je connais bien celui de RCA, peut-être mieux chanté encore par Leontyne Price, car elle y a un meilleur phrasé (enregistré à Rome, elle a peut-être bénéficié de répétiteurs locaux )

La version ci-dessous est sensiblement équivalente à l’autre version du MET, mais outre que je préfère Bergonzi à Corelli, baryton (Mario Sereni) et basse (Cesare Siepi) diffèrent

ErnaniCorelli

 

(NB)J’aimerais attirer l’attention sur la collection du MET, éditée chez Sony, qui présente quelques unes des grandes représentations dans les années 50-60, dans des distributions fabuleuses, même si les chefs sont quelquefois moins connus (Ex. une Walkyrie avec Nilsson, Rysanek, Ludwig, Vickers, Stewart) et à des prix très raisonnables.

Mais revenons à Ernani.
On remarque que dans les trois cas, les distributions sont d’un très haut niveau. Ce type d’opéra ne peut justement passer que dans ces conditions-là. Une remarque à ce propos, un DVD du MET affiche Pavarotti avec l’Elvira de Leona Mitchell. Leona Mitchell est une belle chanteuse, avec un registre central puissant,  mais qui ne peut rivaliser dans Elvira avec les autres têtes d’affiche dont il est question ici.

 

MI0001036564L’enregistrement de 1957 a un avantage certain, c’est qu’il affiche Dimitri Mitropoulos, un de ces chefs rigoureux, imaginatif, novateur, remarquables d’honnêteté et de modestie, et surtout excellent chef d’opéra dans Mozart, dans Verdi, et excellent chef symphonique par exemple dans Mahler (il est mort en répétant à la Scala la 3ème symphonie de Mahler). Il fut présent au MET dans les années 1950, en permanence: Rudolf Bing lui rend un hommage vibrant dans son livre “5000 nuits à l’Opéra”. Ce fut une chance pour le théâtre d’avoir sous la main un chef de cette envergure qui faisait l’ordinaire du théâtre et garantissait un extraordinaire niveau musical. Il sait à la fois alléger, donner une extraordinaire dynamique, accompagner, il a un sens dramatique aigu, souvent électrisant, suit à merveille les chanteurs; et et il dirige une équipe de rêve de l’époque, Mario del Monaco, aux moyens insolents, (ah! son aigu final de l’air initial “Mercè diletti amici”) mais toujours pour mon goût en équilibre instable pour la justesse, Bastianini d’une solidité à toute épreuve, et Christoff qui comme d’habitude, n’arrive pas à me convaincre autant qu’un Ghiaurov (avec Muti) ou même que Giorgio Tozzi (avec Schippers). Anita Cerquetti qui chante un peu à l’ancienne,  mais dans l’aria “Ernani Ernani involami” elle fait toutes les notes et même plus, avec cadences et c’est sublime, même si la cabalette “M’è dolce il voto ingenuo” semble la gêner un peu (ralentissement du tempo).
716sAAcunMLL’enregistrement de 1962 a un avantage, qui s’appelle Leontyne Price, au faîte de sa puissance et de ses moyens et un autre nommé Carlo Bergonzi c’est à dire ce qu’il y a à peu près de mieux dans Verdi. Quant à Thomas Schippers, emporté par un cancer du poumon à 47 ans en 1977, c”est un chef à qui l’on doit de grands enregistrements (Carmen avec Regina Resnik,  Ernani avec Leontyne Price chez RCA etc…) qui a collaboré avec Leonard Bernstein et qui fut très lié à Gian Carlo Menotti dont il a créé plusieurs œuvres. Sa présence au MET dans les années soixante nous vaut entre autres cet Ernani et des Meistersinger (toujours chez Sony). Il a 29 ans lorsqu’il monte sur le podium pour diriger Ernani, il le fait de manière énergique,  impose un tempo rapide, un halètement typiquement verdien et cela électrise le public. Quant à Carlo Bergonzi, il est fait pour Verdi: il a la largeur vocale, la solidité, les aigus, l’homogénéité. Malgré les coupures, traditionnelles au MET, malgré l’absence de reprises, cet enregistrement a la vigueur de la scène, avec une Leontyne Price extraordinaire de facilité, elle a le volume, les aigus déconcertants,  la dynamique, le contrôle sur la voix, la technique: la chanteuse née pour Verdi, et douée d’un timbre exceptionnel, même si en matière de phrasé il y a mieux : sur scène au MET, Leontyne Price est souvent difficilement compréhensible (comme je l’ai écrit plus haut, dans son Ernani chez RCA, fait en Italie, c’est meilleur de ce point de vue)

81LgY6ryTmLEnfin, l’enregistrement de Muti est bien évidemment meilleur du point de vue du son. Il est repris des représentations de la Scala de décembre 1982. C’était la deuxième apparition de Muti au pupitre de la Scala (sa première fut “Le nozze di Figaro”, dans la production de Strehler adaptée à la Scala, celle qu’on voit aujourd’hui à Bastille) et la première dans Verdi, brevet nécessaire pour accéder au poste de directeur musical (qu’il prendra en 1986). A l’époque, Muti était auréolé de ses Verdi électriques, explosifs, prodigieux de vitalité réalisés à Florence: les temps changèrent à la Scala, quand, au lieu de diriger Verdi , il se mit à le penser. Et ce fut d’un ennui mortel.  Mais cet Ernani avait bien le parfum des Verdi florentins,  même si ce fut un demi-succès notamment à cause de l’échec total de la mise en scène de Luca Ronconi, qui eut des conséquences sur la dynamique et les mouvements des chanteurs.

Mais musicalement, quel chef d’oeuvre! Pourquoi? D’abord parce que Muti, qui était alors réputé pour être d’une rigueur extrême sur les dérives de la tradition, refusant par exemple dans Trovatore l’Ut final de “Di quella pira”, propose une version qu’on peut dire presque définitive. Dans Ernani, pas d’ornementations, une grande rigueur mais un rythme explosif dès le départ (Choeur “Evviva beviam beviam”), comme souvent chez lui à cette époque (voir sa Traviata avec Scotto et Kraus) . Freni dans Elvira se place sans doute en retrait par rapport à Cerquetti, pour les ornementations, et à Price, dont elle n’a pas la puissance ni le volume. Mais elle a le sens dramatique, l’énergie, et le style, et surtout, elle est le personnage. Elvira, c’est un condensé de toutes les difficultés, volume d’Aida, agilités d’Odabella (Attila), lyrisme d’Amelia (Boccanegra). A l’époque, Freni chantait Elisabetta de Don Carlo, Aida à Salzbourg, elle chantait encore évidemment Amelia du Simon Boccanegra. Elle avait le volume, la rondeur vocale, le dramatisme dans la couleur. Au disque, elle apparaît  une Elvira très séduisante, très lyrique. Je ne suis peut-être pas objectif , mais je le revendique: je ne critiquerai jamais  Mirella Freni qui m’a tant et tant donné sur scène mais en l’occurrence je pense être juste. Les autres protagonistes, Renato Bruson, à la voix de velours, impeccable de style et Nicolaï Ghiaurov, toujours impressionnant et prodigieux de présence dans un rôle pas si difficile pour une basse, sont à mon avis supérieurs à leurs prédécesseurs; quant à Domingo, s’il n’a plus tout à fait les aigus, il a la chaleur, le timbre, la rondeur, l’engagement, l’humanité. Dans l’ensemble, à cause de Muti, et à cause de l’homogénéité du cast, cet enregistrement, qui a pour moi le parfum du souvenir (et ça compte), reste le plus complet et le meilleur du marché.
Certes, les autres ne sont pas négligeables, loin de là, et ils sont aussi accessibles à un prix très compétitif . Alors, vous ne voulez pas acquérir Muti, offrez-vous d’un coup Mitropoulos et Schippers (un des trois). Mais surtout, surtout, écoutez Ernani, un des plus beaux opéras de Verdi, trop peu connu en France, et qui mériterait une grande production (avec…Harteros par exemple).
Les enregistrements réalisés depuis Muti ne présentent pas d’intérêt, sauf le DVD du MET avec Luciano Pavarotti (aux aigus difficiles) qui bénéficie du Verdi massif, symphonique, énergique de James Levine, l’Elvira très correcte de Leona Mitchell (mais qui à mon avis n’arrive pas à égaler les autres), Sherill Milnes, toujours froid, n’a pas l’élégance stylistique d’un Bruson, et a perdu les aigus, un peu opaques, un Raimondi qui chante Silva comme Scarpia, et donc est bien loin de la profondeur de Ghiaurov.
Mais surtout évitez Bonynge Pavarotti Sutherland, complètement hors jeu.[wpsr_facebook]

Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)
Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)

 

 

 

 

LA FORZA DEL DESTINO en DVD, l’une, au SAN CARLO de NAPLES (1958) avec TEBALDI et CORELLI, l’autre, à la SCALA de MILAN (1978), avec CABALLÉ et CARRERAS

Pendant mon court séjour italien, des amis m’ont fait voir deux Forza del Destino éditées par la marque italienne Hardy Classic (http://www.hardyclassic.it/main.asp) qui propose des retransmissions de la RAI des soixante dernières années. L’une, du San Carlo de Naples au temps de sa splendeur, en 1958, avec, excusez du peu, Renata Tebaldi, Franco Corelli, Boris Christoff, Ettore  Bastianini,   et dirigée par le très professionnel  Francesco Molinari Pradelli, l’autre tout aussi alléchante, vingt ans après, venue de la Scala en 1978, année du Bicentenaire, avec Montserrat Caballé, José Carreras, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, dirigée par l’excellent et trop sous-estimé Giuseppe Patanè, qui la dirigea  aussi à Paris dans ces mêmes années.Avant d’aborder la question du chant, disons d’emblée qu’en comparant les deux spectacles,   il apparaît clair qu’il y a une plus grande distance entre 1958 et 1978 qu’entre 1978 et nous. Autrement dit, on voit encore sur nos scènes des spectacles du type de celui de la Scala (mise en scène Lamberto Puggelli, qui produit encore aujourd’hui de beaux spectacles, dans des décors du peintre Renato Guttuso) , on voit en effet encore ce type de jeu,  ce type de style, mais évidemment certes plus ce type de voix, les vraies de vrai…
En revanche, on ne voit plus sur aucune scène une représentation comme celle de
Naples avec un style de jeu et même de chant qui sans doute passeraient fort mal
aujourd’hui.
On pourra toujours vilipender les metteurs en scène, il reste que l’entrée de la mise en scène à l’opéra (et le passage de Callas, de Visconti, de Wieland Wagner) a changé non seulement le cadre de la représentation, mais aussi la manière de jouer et surtout de dire le texte.

Le premier acte de Tebaldi, avec ses gestes stéréotypés, ses minauderies, fait vraiment sourire, quant à Corelli, il ne fait rien , mais évidemment, quand il ouvre la bouche, c’est autre chose qui passe…

Mais, passée la surprise, j’ai été d’abord remué par le souvenir de Renata Tebaldi, qui venait souvent à la Scala et que le public saluait d’un amical “ciao Renata”, on voyait en effet dans les années 80  souvent des spectatrices telles que Leyla Gencer, Giulietta Simionato, Magda Olivero, Renata  Tebaldi, les souveraines mythiques de l’opéra “d’avant” et quand le spectacle du jour était piteux, imaginez les regards et les regrets dont elles étaient accompagnées et entourées… Alors, voir Tebaldi apparaître sur l’écran, en noir et blanc, jeune, au faîte de la gloire,pensez ce que le fan d’opéra peut éprouver…
Evidemment comment ne pas rester cloué par cette voix d’une insigne beauté. Cette technique,  cette homogénéité, jouant des mezze voci avec un naturel confondant, se riant des aigus, d’une incroyable facilité. Pour Tebaldi aussi bien d’ailleurs que pour Corelli  on n’a pas affaire a des voix techniques, construites, sous verre, à la Fleming, ou des voix
de qualité conduites sans goût ni engagement comme celle de  la Urmana, on a là des voix simplement naturelles, qui se répandent, se développent, dans une impression
de désarmante aisance. Aucun effet, aucun effort d’interprétation,  il suffit que la voix sorte et c’est tout. Je reste époustouflé par la diction  parfaite du texte, d’une cristalline clarté. Et Verdi ainsi prend tout son sens. Seule déception, le Padre, Guardiano de Boris Christoff vraiment loin de ce qu’on pourrait attendre, qui ne semble pas concerné , et si loin de ce que fait Ghiaurov vingt ans après. Déception aussi la direction de Francesco Molinari Pradelli, moins dynamique, un peu rigide, un peu froide, routinière.

Car vingt ans après, c’est un autre cast, un autre style,  mais aussi une autre vie, un autre engagement, une autre vibration.
D’abord, il y a Patanè, trop tôt disparu (crise cardiaque), méprisé par une partie du public, à l’époque. Je le vis un soir à la Scala sauter par dessus la rambarde pour se précipiter sur un spectateur qui huait,  l’homme avait le sang chaud…Les musiciens l’appréciaient parce qu’il leur donnait une grande sécurité, en vrai professionnel. Sa Forza est vive, palpitante,  rythmée, et Patanè est toujours très attentif aux chanteurs, il n’y a jamais de scories.
Le chant de Montserrat Caballé est exemplaire, la voix est puissante, d’une extraordinaire beauté, d’une rare étendue (quels graves, jamais poitrinés!), et elle possède, on le sait, un art unique des notes filées qu’on n’a jamais retrouvé depuis. Mezze voci, notes filées, tout cela est évidemment attendu, mais avec un art de l’interprétation et de l’à propos au-delà de toute éloge, et un sens de la diction exemplaire même si, bon, on passera sur le “maledizione” final perdu dans les aigus. Ce n’est pas une actrice hors pair, mais la voix est sans cesse dans la couleur, dans la variation, dans l’interprétation. C’est tout simplement exceptionnel sur un tout autre registre que Tebaldi, et dans un tout autre style.

Si Corelli est un modèle de chant de ténor, l’art du ténor y est à son sommet, avec une voix insolente jamais prise en défaut, José Carreras, tout jeune encore, a peut-être moins d’épaisseur, mais il a l’éclat, la jeunesse et la pureté du timbre, et lui aussi, un art de l’interprétation vocale, une capacité à colorer chaque moment, et à être souvent bouleversant: son air “O tu che in seno agli angeli” du troisième acte est tout simplement anthologique. Anthologique aussi le padre Guardiano de Ghiaurov, la voix est profonde, étendue, avec des aigus impressionnants jamais égalés depuis, une vraie basse verdienne qui, dans le duo avec Leonora au IIème acte, est simplement stupéfiant. A écouter, réécouter, et apprendre ce que veut dire chanter Verdi.

Enfin, immense, inégalé, prodigieux: les superlatifs manquent pour qualifier la performance de Piero Cappuccilli en Carlo. Il a tout, la diction, l’expression, un sens dramatique inné, des aigus incroyables (pour l’anniversaire de Karl Böhm à Salzbourg, en 1979, où il était Amonasro avec Karajan, il chanta “O sole mio” dans le ton!).  A Paris, dans Carlo, je me souviens de l’indescriptible triomphe. Il faut là aussi écouter et réécouter “Urna fatale del mio destino” suivi de “E’ salvo o gioia” pour prendre la mesure de la distance entre ce chant habité et dominateur, et la pâle prestation  de Vladimir Stoyanov récemment à la Bastille. Enfin, ces immenses artistes sont entourés de seconds rôles bien plus que respectables, à commencer par l’excellent Sesto Bruscantini, rossinien bien connu, en Melitone et de Maria Luisa Nave, qui faisait les doublures ( !) à la Scala en ces années-là, en Preziosilla de haute volée.
La mise en scène est à peu près inexistante (mais Auvray à Paris…) mais les décors de Guttuso donnent une couleur très méditerranéenne à l’ensemble, et font finalement tout le visuel du spectacle. Au total, des moments simplement impossibles à retrouver aujourd’hui avec les chanteurs du jour, et malheureusement pour nous spectateurs de 2011 (et heureusement pour ceux qui les ont entendus jadis)  c’est dans ces moments qu’est Verdi, et pas ailleurs.