LA SCALA APRÈS LISSNER: LES DÉBATS COMMENCENT…

C’était à prévoir, l’annonce du départ de Stéphane Lissner de la Scala a commencé à produire de l’agitation dans le Landerneau milanais. Articles de presse, polémiques dans les blogs lyriques, on jette quelques noms en pâture, et quelques uns jettent Lissner avec l’eau du bain.

Stéphane Lissner

Ils reprochent par exemple à Lissner d’avoir les dernières années plus pensé à sa carrière qu’à sa programmation. C’est un peu court, d’autant que Stéphane Lissner est arrivé à la Scala à carrière faite: c’était un pari vu l’état du théâtre à l’époque (grève, orchestre et choeur ayant voté pour le retrait de Riccardo Muti et de Carlo Fontana etc…), mais Lissner était déjà un personnage assis, reconnu et on parlait (déjà) de lui pour succéder à Gérard Mortier à l’Opéra de Paris….il succèdera en fait au successeur de Mortier, justement parce qu’il occupait la Scala. Je l’ai souvent écrit, Lissner est un manager d’une grande intelligence qui a un très gros réseaux d’artistes, au premier rang desquels Barenboim: il les a mobilisés, et cela a fonctionné.
Lissner a eu plusieurs mérites:
– redonner confiance aux masses artistiques du théâtre, très secouées par les dernières années Muti. Le théâtre sortait de 18 ans d’un règne qui a eu des mérites musicaux, certes, mais peu de mérites scéniques: peu de spectacles ont émergé de cette époque et les dernières années furent d’une médiocrité totale et plutôt routinière. Bref, et public et masses artistiques n’en pouvaient plus. C’est d’ailleurs amusant de lire que Carlo Fontana lui-même, le prédecesseur de Lissner, fait la leçon pour l’après Lissner!
– appeler des chefs  variés, et beaucoup de jeunes: Daniel Harding, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati, Daniele Rustioni, Andrea Battistoni, Gianandrea Noseda pour les jeunes, John Eliot Gardiner, Daniele Gatti, Riccardo Chailly (qui avaient peu dirigé à la Scala), Fabio Luisi. Il a fait aussi revenir Zubin Mehta et bien sûr Daniel Barenboim.
– proposer des mises en scène plus actuelles en appelant des metteurs en scènes affichés partout sauf en Italie après une période (celle de Muti) où les spectacles étaient la plupart affligeants de conformisme: la tradition au pire sens du terme. Il a ainsi fait revenir Chéreau (Tristan und Isolde), mais aussi affiché Robert Carsen, Richard Jones, La Fura dels Baus, Claus Guth, Peter Mussbach, Peter Stein, Federico Tiezzi: tout n’a pas été une réussite, mais tout de même, on a vu à la Scala enfin des spectacles d’aujourd’hui, de valence européenne.
– enfin, grâce à Barenboim, il a reconstruit un répertoire wagnérien, et surtout proposé un Ring, dans une production bien distribuée, et bien dirigée  (malgré les critiques, souvent injustifiées) de l’un des metteurs en scène les plus recherchés aujourd’hui, Guy Cassiers, après le Ring (scéniquement) catastrophique de Riccardo Muti dans les années 90.
Quoi qu’on dise, c’est un vrai bilan.
Mais voilà, je le répète toujours, la Scala est le plus grand théâtre de province du monde: c’est le lieu où l’on retrouve souvent les mêmes têtes, c’est un public dont la majorité est dans un rayon de 2km autour du théâtre, c’est un public plutôt conservateur, et très peu cultivé en matière de spectacle vivant: que de découvertes en ces dernières années d’œuvres peu ou pas entendues à Milan, de metteurs en scènes inconnus, de chefs jamais venus. C’est que le paysage musical et théâtral de l’Italie est dévasté. Le berlusconisme est passé par là, bien sûr, qui se moquait éperdument de mener une politique pour le spectacle vivant, mais le gouvernement Monti avec ses restrictions budgétaires n’est pas beaucoup mieux. Les grandes troupes que l’ Europe s’arrache (Romeo Castellucci/Pippo Delbono) ont eu du mal à s’imposer en Italie, et il y a peu de metteurs en scène italiens exportables ou exportés qui ne soient pas octogénaires (Pier Luigi Pizzi, Franco Zeffirelli, Luca Ronconi), le seul jeune metteur en scène récent qu’on commence à s’arracher partout, c’est Damiano Michieletto, c’est quand même peu.
En appelant Barenboim comme directeur musical, il consacrait la Scala comme théâtre international tourné vers l’Europe du nord, car Barenboim est tout sauf un spécialiste de répertoire italien, et c’est là que le bât blesse. Car il y a un gros manque dans le bilan Lissner, c’est qu’il n’a pas vraiment réussi à faire de la Scala un fer de lance en matière de chant italien, ce qu’elle a toujours été traditionnellement (mais Muti et Fontana n’y ont pas réussi non plus!) : on a plus de chance d’y voir un beau Janacek ou un beau Britten qu’un grand Verdi. Et à ce que je sais le Rigoletto qui clôt cette saison, dirigé par Gustavo Dudamel dans la mise en scène plan plan de Gilbert Deflo a eu une première très houleuse il y a quelques jours.
Lissner a sans doute considéré que la priorité était ailleurs, outre qu’il n’y a pas suffisamment de chanteurs spécialistes du répertoire italien et surtout verdien pour pouvoir construire une saison italienne digne. D’autant que la presse conservatrice tire sur lui à boulets rouges (mais ne nous affolons pas, elle tirait aussi très violemment et souvent stupidement sur Paolo Grassi et Claudio Abbado) ou les “puristes” comme ceux du blog Il corriere della Grisi, font savoir bruyamment leur désaccord en huant régulièrement et ont une tendance fâcheuse à la critique universelle sans vraiment démontrer un sens de la nuance;  mais leurs remarques ne sont pas fausses, et leurs analyses sont bien ciblées et malheureusement souvent justifiées. Mais leur attitude agressive fait qu’il se diffuse aujourd’hui (comme au temps de Carlo Fontana d’ailleurs) l’idée que le public du Loggione (le poulailler) est un public inéduqué, hueur, au comportement sauvage, alors que s’il y a un public compétent à la Scala, il est aux première et seconde galeries. Et ce public, il faut le reconnaître, est tout de même frustré de l’absence d’une vraie politique en matière de répertoire et de chant italiens. Il est de bon ton à l’opéra, qui a toujours été un lieu de batailles, de jouer le consensus mou et d’accepter de bon gré la médiocrité: vu le prix des places on ne va pas mégoter! Le public du “Loggione” de la Scala est encore un public  qui n’accepte ni consensus mou, ni qu’on lui fasse prendre des vessies pour des lanternes, et c’est heureux. L’équilibre reste à trouver entre une programmation de théâtre international européen et théâtre emblématique du chant italien (débat qui n’est pas nouveau, déjà aux temps d’Abbado!): on ne compte plus les échecs de Lissner à ce niveau (Aida, Don Carlo par exemple) et les reprises finies dans les huées (comme Tosca l’an dernier). Le successeur devra sûrement mettre en place une vraie politique dynamique pour chercher et former des chanteurs qui sortent  le chant italien et notamment verdien de sa médiocrité actuelle. La Scala ne peut se reposer sur le marché russe ou slave pour défendre son répertoire. Et les grandes distributions de chant italien en Europe sont pour la plupart non italiennes (voir les Don Carlo avec Harteros, Kaufmann sur les scènes l’an prochain, voir le répertoire italien à Salzbourg). Il y a par exemple fort à parier que La Traviata qui ouvrira avec Diana Damrau la saison 2013-2014 finira dans le brouhaha. Je me demande comment les responsables de la Scala peuvent faire une telle erreur. Prenons date!

Carlo Fontana

Le départ de Lissner met en évidente difficulté ceux (la mairie de Milan, l’Etat, la Région, les partis…) qui vont devoir choisir un successeur. Jusqu’à Carlo Fontana, c’était l’apanage du parti socialiste, qui fourguait ses cadres. Lissner, venu d’ailleurs et premier manager étranger à la Scala (et l’un des premiers étrangers en Italie à diriger une grande institution) a changé la donne politique: aujourd’hui, on peut faire appel à un étranger, mais il faudrait alors un étranger qui connaisse bien la problématique spécifique de ce théâtre et qui accepte de s’y soumettre, car je ne vois personne actuellement qui ait, en Italie, les reins assez solides, et une connaissance suffisamment approfondie du marché international pour lui succéder. La médiocrité est telle (même à Rome, même à Florence, – Florence a souvent été l’antichambre de la Scala) que la tâche va être difficile.

Sergio Escobar

Parmi les noms qui circulent, il y a celui de Sergio Escobar, directeur du Piccolo Teatro, qui est milanais (un atout dans un monde aussi clochemerlesque), parce qu’il fut le directeur administratif de la Scala aux temps de Carlo-Maria Badini, un ex-socialiste, intelligent, mais sans aucun sens de l’artistique (on le voit dans la misère programmatique du Piccolo).

Le seul, qui pour moi pourrait au moins préparer une programmation digne, qui a une vision, une connaissance musicale approfondie, une connaissance du

Cesare Mazzonis

marché européen, un réseau et une grande intelligence, c’est Cesare Mazzonis, qui fut directeur artistique aux temps de Carlo Maria Badini (années 80!) , actuellement conseiller à l’orchestre de la RAI de Turin;  il a dépassé l’âge de la retraite, mais il pourrait être “conseiller spécial” auprès d’un surintendant lige. Et bien entendu je ne parle pas de l’autre question, très italienne, Surintendant/Directeur artistique, qui  multiplie le problème par deux car il n’y pas plus sur le marché italien de surintendants que de directeurs artistiques qui tiennent la route.
Stéphane Lissner avait exigé de cumuler les deux, alla francese.
Ainsi, en partant pour Paris avant le terme de son contrat en 2017 (il avait annoncé qu’il n’irait pas au-delà de 2015), il révèle un problème de succession qui est tout simplement l’indice de la grande misère des politiques culturelles publiques en Italie alors que la culture dans ce pays est un élément identitaire fort, et que l’opéra est l’art national: il ne faut jamais oublier que le symbole de la reconstruction du pays après la deuxième guerre mondiale fut la reconstruction de la Scala en peu de temps après les bombardements dont elle fut victime, et le concert de réouverture donné par Arturo Toscanini en 1946. La Scala est un théâtre étroitement lié à l’identité italienne. Les spectacles de Lissner ont été souvent une réussite qui risque d’être effacée par l’échec lourd sur le répertoire italien.  Bonne chance au successeur:  la Scala aujourd’hui est un vrai cadeau empoisonné.

OPÉRA DE LYON 2012-2013 : MACBETH de Giuseppe VERDI le 13 octobre 2012 (Dir.mus : Kazushi ONO, Ms en scène Ivo VAN HOVE)

Scène finale / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

J’ai trouvé l’une des clefs de la représentation, en écoutant la radio hier, rentrant après cette première de Macbeth de Giuseppe Verdi: la barbarie, disait la voix, c’est par exemple aujourd’hui Goldman Sachs. C’est bien ce que nous dit la mise en scène de Ivo van Hove qui considère le monde de la finance comme le vrai pouvoir du jour. Ainsi s’opère la transposition du monde gris, brumeux et sauvage du Moyen âge écossais au monde gris et tout aussi sauvage du Vatican de la finance, Wall Street. La sauvagerie en costume-cravate, la barbarie du pouvoir au sein de La Banque, les constructions mafieuses, les complots, la soif éternelle du pouvoir utilisant les leviers du jour. Voilà la réponse à la question : que nous dit Macbeth aujourd’hui ?

La radio (décidément !) ce matin m’a donné la seconde clef du spectacle, une clef encore plus universelle que tous les lecteurs de littérature connaissent ;  elle était exprimée par Michel Bouquet (invité de Rebecca Manzoni sur France Inter): la grande pièce de théâtre (on pourrait dire la grande littérature) s’en sort toujours quel que soit le contexte historique, elle a toujours quelque chose à dire, on la retourne, et elle donne sa réponse. Ainsi parlait Michel Bouquet au sujet du « Roi se meurt », ainsi pourrait-on parler du Macbeth de Shakespeare, et du Macbeth de Verdi. Plaquez la pièce à la réalité du jour, pressez-la, et elle donne son jus, toujours recommencé et toujours frais.
Ainsi le décor de Jan Versweyveld est-il unique, un espace tragique délimité par de vastes espaces gris sur lesquels se projettent des images  de Tal Yarden (comme à Amsterdam dans Der Schatzgräber), toujours en négatif et noir et blanc, donnant l’impression du rêve, de l’irréel, de la représentation mentale, et derrière des bureaux qui courent tout autour, des écrans qui projettent tantôt des graphiques, des chiffres comme dans les salles de marchés, tantôt les images mentales des personnages non sans humour (chat noir, crapaud, selon les recettes des sorcières ou des extraits de dessins animés –dont « Ma sorcière bien aimée »- mettant en scène les sorcières).

Les sorcières/ ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

Le rideau se lève sur une salle de marché où les sorcières sont des traders ou des conseillères (en communication bien sûr). Image frappante, traversée par une femme de ménage qui va être le témoin muet et permanent du drame, dont le rôle va s’éclairer à la fin surprenante. Dans cette première scène, elle nettoie les déchets laissés par les traders-sorcières, qui pendant leur sabbat, puisent dans les ordures (essentiellement du papier hygiénique) et les jettent au sol. Dans ce monde dont l’enfer est figuré en projection par l’Empire State Building, tous nos tics high teck sont sarcastiquement montrés: le roi Duncan est mort et tous les employés pianotent sur leurs mobiles pour tweeter la nouvelle, la lettre de Macbeth  est lue par la Lady sur son Ipad, déjà utilisé dans « le Misanthrope » de la Schaubühne (cf compte rendu), du même Ivo van Hove, vu aux ateliers Berthier ce printemps (cf autre compte rendu).
La grande différence entre Shakespeare et Verdi, c’est que Verdi isole le couple en éliminant de nombreux personnages, et surtout, le montre bousculé, apeuré, féroce parce qu’effrayé devant le crime initial commis. Ainsi l’espace conçu très vaste (tout le plateau) montre-t-il très souvent le couple seul , traversé par ses doutes, se jetant à corps perdu dans le meurtre , et en même temps quelque part émouvant :

Acte IV / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

le merveilleux quatrième acte où pendant la scène du somnambulisme lady Macbeth en combinaison noire, pieds nus, tour à tour évite puis cherche Macbeth (qui a abandonné le costume cravate, signe de la caste, de la bande pourrait-on dire) en chemise défaite.
Dans le monologue de Macbeth qui suit,

Monologue de Macbeth(Acte IV) / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

c’est Macbeth qui tue « tendrement » la Lady, scène magnifique, d’une terrible justesse.
De même la scène du banquet et du brindisi, devenue une réception du personnel de la banque, où le spectre apparaît en projection sur les écrans, en autant d’images mentales de Macbeth démultipliées, et où à la fin, certains membres du personnel, déstabilisés, dont Macduff, rangent leurs affaires (dont les ordinateurs, ou les sacro-saints mugs) dans des = cartons et quittent le navire comme les rats. Images réelles ou images mentales, c’est bien le doute qui se glisse lorsque les crimes commis sont montrés comme en filigrane sur les cloisons géantes, meurtre de Duncan, initial, geste originel, isolé, meurtre de Banco, plus mafieux, exécuté dans un parking par des tueurs à gage (casque de moto etc…).
A ce monde de la barbarie en cravate, se construit et s’oppose le monde de ceux qui disent non, en habits « casual », qui sont en fait ces indignés de Wall Street (le mouvement OWS : Occupy Wall Street) qui ont tant interrogé les chroniqueurs, et qui vont porter la fin optimiste de la pièce. Car ne l’oublions pas, Macbeth se termine par une note d’espoir extraordinaire  et un hymne de victoire et d’espoir « L’aurora che spuntò / Vi darà pace e gloria ! » (l’aurore qui vient de pointer vous donnera paix et gloire).
À la barbarie du monde de la finance répond l’espoir venu de la rue, du « peuple », symbolisé par cette femme de ménage que j’évoquais, qui assiste à tout le drame, et qui court ouvrir les portes au peuple de la rue qui va envahir la salle des marchés, témoin muet, inexistant pour tous les protagonistes (ils évoquent leurs crimes devant elle, tant elle est invisible, tant elle ne compte pour rien) et elle écoute, enregistre, intériorise, pour finalement courir vers ce peuple qui assiège le lieu du pouvoir, vers les siens : elle envahit au milieu de siens, le saint des saints bancaire.

"Figli, o fgli miei" Dmytro Popov/ ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

Ce peuple, il doit émouvoir et c’est la vidéo qui donne l’émotion comme dans un storytelling : la scène du chœur « patria oppressa » et le magnifique monologue de Macduff prennent leur sens dans la vidéo réalisée « en direct », avec des gros plans sur les visages tendus (un peu comme au début de la Flûte enchantée de Bergman, toutes proportions gardées), sur le chanteur, magnifique , dont le chant prend une valeur sensible extraordinaire quand il est démultiplié par la vidéo. Et c’est ce peuple opprimé qui se libère et envahit « la banque » au total pacifiquement.  Ainsi tout se termine-t-il par une image d’espoir, une sorte d’arbre de Birnam joyeux  qui s’élève comme un ballon, pendant que Macbeth, qui n’est pas mort, semble écrasé par ce qui arrive, hagard, couvert d’une couverture, à qui Macduff vient porter à boire : alors ce qu’on vient de voir pendant 2h50 n’était-il qu’un rêve ? Les traders écrasés sont-ils laissés là sans plus aucun instrument de pouvoir ? Comment se reconstruira l’avenir ? Autant de questions sans réponses.  Cette fin optimiste, voire naïve n’est-elle pas qu’un faux semblant ? Voilà les questions qui restent sans réponses à la fin de ce travail étonnant, qui a laissé perplexe bon nombre de spectateurs : quand l’équipe de Ivo van Hove vient saluer, pas d’explosion, applaudissements intenses, mais seulement polis, et quelques buhs.

A cette réalisation étonnante et si juste, si fluide, si bien conduite (mouvements du chœur, direction d’acteurs d’une incroyable précision), correspond une réalisation musicale de haut niveau, homogène, emmenée par l’orchestre si bien préparé de Kazushi Ono. Une interprétation sans vraie touche de lyrisme, avec moins de raffinement que d’autres sans doute mais à la précision chirurgicale (au sens où l’on qualifie de « chirurgicales » les frappes des bombardements) et froide, rendue encore plus sensible par l’acoustique si sèche de l’Opéra de Lyon. Kazushi Ono propose un Verdi peu « italien », qui ne se laisse pas entraîner par les rythmes, les palpitations, les intermittences du cœur, une lecture plus « objective » (si ce mot a un sens en matière de direction musicale) que sensible (dans la même œuvre, à la Scala, il avait été mal accueilli), une lecture, si je peux me permettre, passée au moule de Chostakovitch, où Ono excelle. Cela va évidemment très bien et sonne très juste au regard de la vision du metteur en scène:  on est là en pleine cohérence. Le chœur est magnifiquement emmené par son chef Alan Woodbridge.
La distribution provient de manière étrange presque exclusivement de l’est et des anciens territoires soviétiques, réservoirs presque inépuisables de voix, et de grandes voix : Evez Abdulla (Azerbaïdjan), Iano Tamar (Georgie), Dmytro Popov (Ukraine), Victor Antipenko (Russie), Ruslan Rosyev (Turkmenistan);  seul Riccardo Zanellato qui prête sa belle voix de basse puissante à Banco (mais sans le timbre envoûtant et si émouvant de Christian Van Horn à Genève) marque la présence italienne dans les rôles principaux de la distribution.
Iano Tamar est Lady Macbeth, elle est scéniquement superbe dans sa robe verte, tache de couleur au milieu de ce monde gris, de ce vert qui est aussi celui des chiffres projetés par millions sur les écrans;  actrice remarquable, sensible, aux gestes tour à tour brutaux et tendres, sachant exprimer envie et amour, certitudes et doutes, sa présence est stupéfiante : il est d’autant plus regrettable que la voix, puissante néanmoins, ne suive pas. Lady Macbeth n’a pas besoin d’une « belle » voix charnue, mais d’une voix pleine qui soit expressive, mobile (mezzo-soprano qui soit aussi colorature), agile, qui sache avec aisance monter au suraigu, mais aussi tomber dans les graves, qui sache donner de la couleur. La voix de Iano Tamar est grande, il y a incontestablement des moments magnifiques, sentis, mais dans les moments clés, qui réclament de l’agilité et de la souplesse, il y a problème : sons fixes, suraigus tirés, montée à l’aigu difficile, même si le chant est contrôlé, peu ou pas d’agilité, et le fameux contre ré-bémol final de la scène de somnambulisme bien loin du “fil di voce” demandé par Verdi. La voix ne convient pas vraiment au rôle, et c’est regrettable car le personnage est stupéfiant, d’un bout à l’autre.
A cette Lady Macbeth, grande, sculpturale, correspond un Macbeth plus petit, au physique d’un Ceaucescu jeune, qui marque déjà les rapports au sein du couple. La voix de Evez Abdulla est vraiment bien posée, bien contrôlée, avec un savant travail sur les mezze-voci, sur la « morbidezza », sur la diction d’une grande clarté, également : elle démontre souplesse et douceur, avec un très beau timbre clair, et une belle projection malgré un volume relativement limité. La personnalité scénique est moins affirmée que celle de sa partenaire, au moins dans la première partie mais on doit reconnaître que ses troisième et quatrième actes sont vraiment magnifiques. Une belle voix de baryton qui mérite une belle carrière internationale, on sent un Posa possible derrière ce Macbeth, car il en a l’incommensurable douceur. Un Macbeth qui n’a pas la force sauvage d’un Cappuccilli, mais qui a une puissance d’émotion qui amènerait le public à lui pardonner. Remarquable.
On l’a dit, Riccardo Zanellato a une belle voix de basse, puissante, profonde, émouvante, et une belle personnalité scénique : son air « Come dal ciel precipita » est un des grands moments de la soirée. Mais le plus beau moment de chant, il est donné par le Macduff de Dmytro Popov, jeune ténor inconnu d’une trentaine d’années, qui dans « O figli, o figli miei » montre à la fois une voix large, puissante, très contrôlée, à l’aigu sûr, au timbre magnifique, à la diction parfaite. On entend derrière à l’évidence un Hermann de la Dame de Pique, mais aussi Don José (qu’il va faire à Sydney) ou le Prince de Rusalka. Retenez ce nom : si le marché ne ruine pas cette voix extraordinaire, il pourrait faire une très grande carrière et être un des ténors qu’on s’arrache.
Belle (et brève) prestation du Malcolm de Viktor Antipenko, à la voix forte, bien contrôlée, jeune chanteur qui a à peine terminé sa formation aux USA (Philadelphie, New York) et des deux rôles secondaires,  la Dame (Kathleen Wilkinson, dont la voix dans les ensembles surnage sans difficultés) et le médecin (le jeune Ruslan Rozyev, frais émoulu de l’Opéra Centre Galina Vichnevskaia, fabrique très efficace de chanteurs).
Au total, une fois de plus un spectacle passionnant, musicalement de niveau très homogène et d’une grande intensité,  scéniquement original, qui montre que lorsque la transposition fait sens et se trouve réalisée avec justesse et intelligence, elle contribue à éclairer la lecture des grands chefs d’œuvre de notre patrimoine. Une fois de plus l’Opéra de Lyon contribue au renouvellement du genre, en maintenant une pleine exigence artistique, sans concession, et une fois de plus,  Ivo van Hove se montre un des grands d’aujourd’hui dans une mise en scène d’une acuité exemplaire, encore plus ciblée que dans Der Schatzgräber, d’Amsterdam il y a quelques semaines. Il ne vous reste plus qu’à aller voir ce spectacle qui ouvre avec honneur la saison 2012-2013 de Lyon.

Duo final / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

ANNEXE:
Extrait du dossier de presse que tout spectateur reçoit avec le programme de salle et que vous pouvez trouver sur le site de l’Opéra de Lyon: http://www.opera-lyon.com

Macbeth, notre contemporain

Macbeth, selon Ivo van Hove, est une réflexion sur le pouvoir. Macbeth veut être roi, et lady Macbeth veut être reine. « J’ai pensé, dit-il, à ce qu’était le pouvoir aujourd’hui. Il est clair qu’il n’est plus entre les mains des politiques. En Europe, le monde de la finance et des affaires domine le politique. Si Verdi avait écrit l’opéra aujourd’hui, je suis sûr qu’il l’aurait situé dans le monde de la finance, un monde dont le seul objectif est d’accroître ses bénéfices. » Sur cette base, les sorcières – qui seront, aussi bien des sorciers – deviennent des conseillers en communication, forts en storytelling, dispensateurs d’« éléments de langage », si influents que Macbeth se soumet à leurs prophéties auto-réalisatrices. « Macbeth pourrait dire non ! Mais il accepte parce qu’il veut ce qu’ils disent. Les conseils ne deviennent vérité que parce que Macbeth veut les reconnaitre comme tels. »

Un film américain récent, Margin Call, de J .C. Chandor, qui décrit la lutte pour le pouvoir de tradersnew-yorkais durant la crise de 2008 a inspiré Ivo van Hove et son scénographe, Jan Versweyveld. Dans ce contexte, le château royal n’est plus une demeure gothique perdue dans les brumes d’Ecosse, mais un gratte-ciel de cinquante étages au cœur d’une cité financière. De si haut, le reste du monde paraît absent. On baigne dans les nuages, dans le tonnerre et les éclairs. Seule, la silhouette d’un aigle vient frôler les vitres et rappeler la place que la pièce et l’opéra accordent aux éléments : « Dans les monologues, comme dans les arias, il y a des comparaisons avec les animaux et la nature. C’est le monde subjectif de Macbeth, une nature à l’état brut, qui apparaitra sous forme de vidéos, comme si on était dans la tête de Macbeth. » Et il y aura aussi des vidéos tournées en direct, notamment pendant le banquet du couronnement, filmé comme un événement mondain. La nature, la dimension fantastique, certes. Mais que reste-t-il des rebelles anglo-écossais de Malcolm et Macduff et de l’avancée de la forêt de Birnam ? Avec une logique imparable, Ivo van Hove les fait revivre à travers le mouvement Occupy Wall Street (OWS) – homologue des « indignés » européens. « C’est le mouvement le plus intéressant de ces dernières années. Ils ne manifestent pas pour demander plus de travail, ils disent : il faut s’arrêter et réfléchir. Avant leur éviction par la police, ils sont restés sous leurs tentes à New York, en débats, en chansons, comme une nouvelle communauté. Ce mouvement est comme la forêt de Birnam pour moi. Je veux le voir investir le gratte-ciel, portant ses tentes comme les branches des arbres. Les OWS militent pour la recherche d’un nouveau futur. Ils sont porteurs d’une espérance. C’est exactement ce qu’il y a dans le Macbeth de Verdi, la naissance d’un espoir. »

/Jean-Louis Perrier

[wpsr_facebook]

 

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ AIMER ERNANI, de Giuseppe VERDI et faire le point.

Ernani. Voilà un opéra relativement rare sur les scènes, encore que le MET l’ait programmé cette année avec Angela Meade. Très rare à Paris en tous cas, alors que le livret est calqué sur la pièce de Victor Hugo. Je n’ai pas souvenir d’un Ernani à l’Opéra de Paris, en tous cas pas dans les 50 dernières années. J’en ai vu qu’un seul, à la Scala, dirigé par Riccardo Muti dans la distribution A (Domingo Freni Bruson Ghiaurov) et la distribution B (Millo, Surjan, Bartolini, Salvadori) dirigée elle par Edoardo Müller, dans la mise en scène contestée de Luca Ronconi.
Créé à la Fenice de Venise en 1844, il eut un succès immédiat et fut très vite repris dans les opéras du monde. Classé dans les opéras de jeunesse, de deux ans postérieur à Nabucco, il en a les difficultés vocales, notamment pour le rôle d’Elvira, qui est un rôle exigeant agilité et puissance, et dont on n’a pas vraiment de titulaires aujourd’hui. A la Scala, c’est le seul rôle pour lequel Freni fut critiquée (mais elle fut aussi critiquée pour son Aïda avec Karajan à Salzbourg) et à entendre le disque et surtout au souvenir de la représentation, il semble qu’elle s’en sorte avec les honneurs. Je me suis donc fait une écoute confrontée entre trois enregistrements très différents :
Maggio Musicale Fiorentino de 1957 (Dimitri Mitropoulos, avec Anita Cerquetti, Mario del Monaco, Ettore Bastianini, Boris Christof

– Scala 1982 (Riccardo Muti, Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolai Ghiaurov)
-MET 1962 (Thomas Schippers, Leontyne Price, Carlo Bergonzi, Cornell MacNeil, Giorgio Tozzi)

Je n’ai pas écouté les enregistrement alternatifs, même si je connais bien celui de RCA, peut-être mieux chanté encore par Leontyne Price, car elle y a un meilleur phrasé (enregistré à Rome, elle a peut-être bénéficié de répétiteurs locaux )

La version ci-dessous est sensiblement équivalente à l’autre version du MET, mais outre que je préfère Bergonzi à Corelli, baryton (Mario Sereni) et basse (Cesare Siepi) diffèrent

ErnaniCorelli

 

(NB)J’aimerais attirer l’attention sur la collection du MET, éditée chez Sony, qui présente quelques unes des grandes représentations dans les années 50-60, dans des distributions fabuleuses, même si les chefs sont quelquefois moins connus (Ex. une Walkyrie avec Nilsson, Rysanek, Ludwig, Vickers, Stewart) et à des prix très raisonnables.

Mais revenons à Ernani.
On remarque que dans les trois cas, les distributions sont d’un très haut niveau. Ce type d’opéra ne peut justement passer que dans ces conditions-là. Une remarque à ce propos, un DVD du MET affiche Pavarotti avec l’Elvira de Leona Mitchell. Leona Mitchell est une belle chanteuse, avec un registre central puissant,  mais qui ne peut rivaliser dans Elvira avec les autres têtes d’affiche dont il est question ici.

 

MI0001036564L’enregistrement de 1957 a un avantage certain, c’est qu’il affiche Dimitri Mitropoulos, un de ces chefs rigoureux, imaginatif, novateur, remarquables d’honnêteté et de modestie, et surtout excellent chef d’opéra dans Mozart, dans Verdi, et excellent chef symphonique par exemple dans Mahler (il est mort en répétant à la Scala la 3ème symphonie de Mahler). Il fut présent au MET dans les années 1950, en permanence: Rudolf Bing lui rend un hommage vibrant dans son livre “5000 nuits à l’Opéra”. Ce fut une chance pour le théâtre d’avoir sous la main un chef de cette envergure qui faisait l’ordinaire du théâtre et garantissait un extraordinaire niveau musical. Il sait à la fois alléger, donner une extraordinaire dynamique, accompagner, il a un sens dramatique aigu, souvent électrisant, suit à merveille les chanteurs; et et il dirige une équipe de rêve de l’époque, Mario del Monaco, aux moyens insolents, (ah! son aigu final de l’air initial “Mercè diletti amici”) mais toujours pour mon goût en équilibre instable pour la justesse, Bastianini d’une solidité à toute épreuve, et Christoff qui comme d’habitude, n’arrive pas à me convaincre autant qu’un Ghiaurov (avec Muti) ou même que Giorgio Tozzi (avec Schippers). Anita Cerquetti qui chante un peu à l’ancienne,  mais dans l’aria “Ernani Ernani involami” elle fait toutes les notes et même plus, avec cadences et c’est sublime, même si la cabalette “M’è dolce il voto ingenuo” semble la gêner un peu (ralentissement du tempo).
716sAAcunMLL’enregistrement de 1962 a un avantage, qui s’appelle Leontyne Price, au faîte de sa puissance et de ses moyens et un autre nommé Carlo Bergonzi c’est à dire ce qu’il y a à peu près de mieux dans Verdi. Quant à Thomas Schippers, emporté par un cancer du poumon à 47 ans en 1977, c”est un chef à qui l’on doit de grands enregistrements (Carmen avec Regina Resnik,  Ernani avec Leontyne Price chez RCA etc…) qui a collaboré avec Leonard Bernstein et qui fut très lié à Gian Carlo Menotti dont il a créé plusieurs œuvres. Sa présence au MET dans les années soixante nous vaut entre autres cet Ernani et des Meistersinger (toujours chez Sony). Il a 29 ans lorsqu’il monte sur le podium pour diriger Ernani, il le fait de manière énergique,  impose un tempo rapide, un halètement typiquement verdien et cela électrise le public. Quant à Carlo Bergonzi, il est fait pour Verdi: il a la largeur vocale, la solidité, les aigus, l’homogénéité. Malgré les coupures, traditionnelles au MET, malgré l’absence de reprises, cet enregistrement a la vigueur de la scène, avec une Leontyne Price extraordinaire de facilité, elle a le volume, les aigus déconcertants,  la dynamique, le contrôle sur la voix, la technique: la chanteuse née pour Verdi, et douée d’un timbre exceptionnel, même si en matière de phrasé il y a mieux : sur scène au MET, Leontyne Price est souvent difficilement compréhensible (comme je l’ai écrit plus haut, dans son Ernani chez RCA, fait en Italie, c’est meilleur de ce point de vue)

81LgY6ryTmLEnfin, l’enregistrement de Muti est bien évidemment meilleur du point de vue du son. Il est repris des représentations de la Scala de décembre 1982. C’était la deuxième apparition de Muti au pupitre de la Scala (sa première fut “Le nozze di Figaro”, dans la production de Strehler adaptée à la Scala, celle qu’on voit aujourd’hui à Bastille) et la première dans Verdi, brevet nécessaire pour accéder au poste de directeur musical (qu’il prendra en 1986). A l’époque, Muti était auréolé de ses Verdi électriques, explosifs, prodigieux de vitalité réalisés à Florence: les temps changèrent à la Scala, quand, au lieu de diriger Verdi , il se mit à le penser. Et ce fut d’un ennui mortel.  Mais cet Ernani avait bien le parfum des Verdi florentins,  même si ce fut un demi-succès notamment à cause de l’échec total de la mise en scène de Luca Ronconi, qui eut des conséquences sur la dynamique et les mouvements des chanteurs.

Mais musicalement, quel chef d’oeuvre! Pourquoi? D’abord parce que Muti, qui était alors réputé pour être d’une rigueur extrême sur les dérives de la tradition, refusant par exemple dans Trovatore l’Ut final de “Di quella pira”, propose une version qu’on peut dire presque définitive. Dans Ernani, pas d’ornementations, une grande rigueur mais un rythme explosif dès le départ (Choeur “Evviva beviam beviam”), comme souvent chez lui à cette époque (voir sa Traviata avec Scotto et Kraus) . Freni dans Elvira se place sans doute en retrait par rapport à Cerquetti, pour les ornementations, et à Price, dont elle n’a pas la puissance ni le volume. Mais elle a le sens dramatique, l’énergie, et le style, et surtout, elle est le personnage. Elvira, c’est un condensé de toutes les difficultés, volume d’Aida, agilités d’Odabella (Attila), lyrisme d’Amelia (Boccanegra). A l’époque, Freni chantait Elisabetta de Don Carlo, Aida à Salzbourg, elle chantait encore évidemment Amelia du Simon Boccanegra. Elle avait le volume, la rondeur vocale, le dramatisme dans la couleur. Au disque, elle apparaît  une Elvira très séduisante, très lyrique. Je ne suis peut-être pas objectif , mais je le revendique: je ne critiquerai jamais  Mirella Freni qui m’a tant et tant donné sur scène mais en l’occurrence je pense être juste. Les autres protagonistes, Renato Bruson, à la voix de velours, impeccable de style et Nicolaï Ghiaurov, toujours impressionnant et prodigieux de présence dans un rôle pas si difficile pour une basse, sont à mon avis supérieurs à leurs prédécesseurs; quant à Domingo, s’il n’a plus tout à fait les aigus, il a la chaleur, le timbre, la rondeur, l’engagement, l’humanité. Dans l’ensemble, à cause de Muti, et à cause de l’homogénéité du cast, cet enregistrement, qui a pour moi le parfum du souvenir (et ça compte), reste le plus complet et le meilleur du marché.
Certes, les autres ne sont pas négligeables, loin de là, et ils sont aussi accessibles à un prix très compétitif . Alors, vous ne voulez pas acquérir Muti, offrez-vous d’un coup Mitropoulos et Schippers (un des trois). Mais surtout, surtout, écoutez Ernani, un des plus beaux opéras de Verdi, trop peu connu en France, et qui mériterait une grande production (avec…Harteros par exemple).
Les enregistrements réalisés depuis Muti ne présentent pas d’intérêt, sauf le DVD du MET avec Luciano Pavarotti (aux aigus difficiles) qui bénéficie du Verdi massif, symphonique, énergique de James Levine, l’Elvira très correcte de Leona Mitchell (mais qui à mon avis n’arrive pas à égaler les autres), Sherill Milnes, toujours froid, n’a pas l’élégance stylistique d’un Bruson, et a perdu les aigus, un peu opaques, un Raimondi qui chante Silva comme Scarpia, et donc est bien loin de la profondeur de Ghiaurov.
Mais surtout évitez Bonynge Pavarotti Sutherland, complètement hors jeu.[wpsr_facebook]

Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)
Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)

 

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: AIDA, de Giuseppe VERDI le 10 mars 2012 (Ms en scène:Franco ZEFFIRELLI, dir.mus: Omer MEIR WELLBER)

Aida est un opéra populaire entre tous essentiellement à cause de la scène de triomphe du deuxième acte, qui à elle seule motive l’exceptionnelle carrière aux arènes de Vérone, ou aux termes de Caracalla, mais aussi à Bercy et dans les grands stades du monde. Ainsi, on rassemble des centaines de figurants, de la couleur, des beaux costumes et l’affaire est pliée. Or Aida est pour le reste un opéra intimiste, comprenant de nombreuses scènes où évoluent deux ou trois personnages. Cela explique que le même Zeffirelli il y a quelques années ait pu mettre en scène Aida au (très) petit théâtre de Bussetto, d’une capacité de 300 places environ et que la création eut lieu au Caire, à l’Opéra dont la capacité est aujourd’hui de 1200 places (reconstruite après un incendie), mais la salle originelle était de capacité inférieure. Rien ne pouvait laissé supposer le destin hollywoodien de cette œuvre.
Un opéra difficile à monter car il faut des chanteurs très solides. Radamès est un rôle lourd pour un ténor, qui exige vaillance et lyrisme, et qui à peine en scène doit chanter son grand air (“celeste Aida”) “à froid” dans les cinq premières minutes de l’opéra. Aida exige à la fois une grande voix lyrique (un lirico spinto) et un très grand contrôle vocal, notamment à la fin où tout doit être chanté piano, voir pianissimo: tout le rôle est d’ailleurs presque concentré aux troisième et quatrième acte. Amneris est un grand mezzo verdien dans la tradition des Azucena, ou des Eboli qui doit tenir face à l’orchestre de manière soutenue au quatrième acte. Amonasro est un rôle bref (quelques répliques au deuxième acte, et tout le reste au troisième, mais qui exige une très grande voix de baryton, très vaillante. Musicalement, le plus beau moment est sans doute la scène du Nil (troisième acte) et tout le quatrième acte, notamment la grande scène d’Amneris au premier tableau, et aussi bien sûr le duo final. Autant dire que si votre Aida ne sait pas chanter piano ni émettre des notes filées, ce n’est pas une Aida.C’est bien là la contradiction d’une œuvre qu’on représente devant des milliers de personnes, et qui exige de l’héroïne un chant souvent murmuré. Les grandes Aida sont celles qui ont su conjuguer vaillance et poésie, dramatisme et lyrisme, volume et contrôle: elles ont nom Leontyne Price ouMartina Arroyo, mais aussi Maria Chiara, qui fut vraiment très grande aux côtés de Pavarotti à la Scala en 1985, ou, chère à mon coeur, Mirella Freni, dont on a dit qu’elle s’était fourvoyée, mais qui fut, aux côtés de José Carreras et de Marilyn Horne en 1979 à Salzbourg la plus poétique, la plus intense, la plus émouvante des Aida. Il est vrai qu’un chef était derrière ces choix qui apparurent discutables à l’époque, il s’appelait Herbert von Karajan. J’étais dans la salle pour mon premier spectacle à Salzbourg, et ce fut miraculeux.

A la Scala, quatre productions d’Aida depuis 1963, dont deux de Zeffirelli, celle de 1963, dirigée par Gianandrea Gavazzeni avec les magnifiques décors et costumes de Lila de Nobili inspirés d’estampes du XIXème siècle, celle de 2006, dirigée par Riccardo Chailly, où Zeffirelli a fait aussi les décors. Entre temps, en 1972, une nouvelle production dirigée par Claudio Abbado de Giorgio de Lullo, dans des décors de Pier Luigi Pizzi, et celle de 1985, dirigée par Lorin Maazel, mise en scène de Luca Ronconi dans des décors monumentaux de Mauro Pagano. La Scala reprend cette année, en hommage à Zeffirelli (89 ans) sa production de 1963, qui nous renvoie à une Egypte mythique, à une esthétique très XIXème siècle égyptomaniaque, et qui est d’une incontestable beauté. La production de Zeffirelli 2006 fut un grand ratage, avec ses kilos de dorures, ses foules impossibles à bouger, sa surcharge propre à écœurer sans impressionner. L’esthétique Zeffirelli a bien marqué le monde de l’Opéra, puisque Bohème et Aida ont inscrit son nom aux frontispices des opéras: sa Bohème est encore bien vivante depuis près de 50 ans dans plusieurs théâtres (MET, Vienne, Scala).

Acte 1 Scène 1, les esquisses

La production présente est à mon avis d’une grande beauté, certes, dans une mise en scène à qui aujourd’hui sans doute on donnerait une distance ironique ou sarcastique qu’on ne trouve pas ici, mais les toiles peintes, les perspectives, la monumentalité frappe encore. C’est une bonne idée que de la reproposer, et l’opération est réussie, on est à la Scala pour voir une production muséale, un témoin d’une certaine manière de faire et voir l’opéra. Pourquoi pas ? Ce n’est pas par là où le bât blesse, loin de là, et moi qui suis plutôt amateur de mises en scènes un peu moins sages, ait beaucoup apprécié ce grand moment de “mémoire” lyrique.

Quand on voit les distributions affichées par la Scala depuis 1963 dans Aida (1963, Cossotto-Amnéris, Leontyne Price/Leyla Gencer-Aida, Carlo Bergonzi-Radamès, Nicolai Ghiaurov-Ramfis et Aldo Protti-Amonasro, et les noms qui se sont succédés sur cette scène dans cette œuvre en 49 ans, Martina Arroyo, Jessie Norman, Maria Chiara, Gilda Cruz-Romo, Montserrat Caballé, Ghena Dimitrova, Violeta Urmana, Fiorenza Cossotto (Amneris pendant au moins 20 ans), Grace Bumbry, Viorica Cortez, Gabriella Tucci, Placido Domingo, Luciano Pavarotti, Gianfranco Cecchele, Carlo Cossutta, Piero Cappuccilli, Giampiero Mastromei et j’en oublie, on est étourdi, et on se demande quelle mouche a pu piquer le spécialiste des voix de la Scala de réunir cette année un cast aussi discutable, au moins pour les deux protagonistes. Il était possible de sauver l’entreprise, même en prenant des chanteurs de niveau moyen, mais au moins qui sachent articuler l’italien ou chanter piano.
Beaucoup de spectateurs ont hué le chef, le jeune israélien Omer Meir Wellber, et je pense qu’ils ont été très injustes: sa direction est contrastée, précise, fait bien sonner l’orchestre et notamment des phrases musicales moins connues (très  beau prélude), douée d’un vrai sens dramatique et d’un vrai sens du spectaculaire. Mais il faut être deux pour faire fonctionner l’affaire: quand le chef tire à hue et qu’obstinément, parce qu’ils sont simplement incapables de suivre ce que veut le chef, les chanteurs tirent à dia, on dit que le chef n’accompagne pas les chanteurs. Quand le duo final qui doit être en permanence chanté piano, est chanté forte par le ténor et miaulé forte par la soprano, cela ne peut aller. La meilleure preuve: quand Luciana d’Intino (Amnéris), une authentique chanteuse verdienne, attaque sa grande scène, au 4ème acte, non seulement elle chante, mais elle sait articuler, respirer, et suivre le chef avec grande attention, il en résulte le seul vrai  moment de théâtre de la représentation, en dépit d’une voix un peu abîmée, dédoublée (une voix pour le registre grave, une voix pour le centre et les aigus) mais une voix d’une présence malgré tout impressionnante.
Ainsi, merci à Luciana d’Intino d’avoir en l’occurrence montré ce qu’est le chant italien, et ce qu’est chanter Verdi.
Merci aussi à Giacomo Prestia, un Ramfis de qualité, avec une belle voix de basse. J’avais entendu ce chanteur dans Philippe II à Barcelone, et il m’avait alors beaucoup plu; l’impression est ici confirmée, mais on ne fait pas Aida avec le seul Ramfis, ni le seul Amonasro, fût-il interprété avec vaillance et avec une voix forte et imposante par Ambrogio Maestri, l’un de nos meilleurs Falstaff (il en a le physique). Son Amonasro est impressionnant, même si on dénote çà et là quelques problèmes de justesse; mais quelle présence, quel engagement!
Alors que le jeune Jorge de Leon était affiché pour toutes les représentations, il a souvent été substitué par Stuart Neill, le Don Carlo d’il y a quelques années dans cette même salle (Gatti, Braunschweig) qu’il vaut mieux oublier. Stuart Neill ne fait pas de faute de chant particulière, mais la voix est toujours ouatée, jamais claire, ouverte, et les aigus en rétrécissent le volume et sont toujours chantés en arrière. Incapacité à chanter piano, aucune lumière solaire, mais aucune ombre non plus, parce qu’il n’y que linéarité et monotonie dans cette manière de chanter, avec des moments inaudibles dès qu’on descend dans le grave ou le murmure. Aucune séduction, un jeu fruste, une présence inexistante sur le plateau. C’est un de ces chanteurs qui conduit une représentation sans trop d’encombres jusqu’à la fin mais sans jamais rien d’intéressant. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un chanteur à la Scala.
Venons en enfin au plus problématique, l’Aida d’Oksana Dyka. L’ayant vue plusieurs fois affichée (l’an dernier dans Cavalleria Rusticana, cette année, outre Aida, elle sera Tosca),  je me suis dit qu’elle devait avoir quelque intérêt, d’autant qu’elle chante dans des grands théâtres internationaux (Hambourg, Los Angeles…). Las, je ne peux comprendre ce qui pousse les programmateurs à afficher une telle chanteuse dans ce répertoire. D’abord, on ne comprend strictement rien à ce qu’elle chante: c’est une bouillie, sans articulation, sans veiller aux paroles, sans scander le texte. Il en résulte une absence totale d’implication, gestes convenus, texte passé au robot Moulinex. On pourrait alors se rattraper sur la qualité vocale. Aucune homogénéité, une voix quelquefois stridente, qui crie plus qu’elle ne chante et qui miaule dans les parties les plus lyriques. Une incapacité structurelle à chanter piano. Son entrée au dernier acte, du fond de la tombe, se fait à pleine voix, à voix si pleine qu’on sursaute, un contresens total pendant que l’orchestre veille à diminuer les volumes pour rendre cette atmosphère si particulière, qui mime la vie qui s’éteint, du final d’Aida. J’avoue ne pouvoir comprendre un tel choix…errare humanum est, perseverare diabolicum. J’ai en 2006 critiqué l’Aida de Violeta Urmana, et ceux qui me lisent savent que je ne suis pas vraiment un laudateur de cette voix, mais au moins, madame Urmana sait chanter,  sait moduler, et la voix est de qualité. Alors Mille Urmana contre une Dyka. Madame Dyka a su ruiner les “concertati”, les ensembles où elle est incapable de s’adapter aux autres, où l’on entend de vilains sons, des cris inadéquats.
Quelques “buh!” ont accueilli son salut final. Je n’aime pas huer, mais je comprends ces réactions:  avec le ténor, les deux ont réussi à rendre cette représentation pénible, alors qu’un simple chant moyen aurait pu satisfaire.
J’ai plusieurs fois écrit la misère actuelle du chant italien, et l’absence de vraie politique de la Scala sur le répertoire italien et notamment verdien. Dans le cas qui nous occupe, c’est vraiment la Scala qui est responsable: on aurait pu trouver une Aida italienne qui aurait sauvé le niveau de la représentation, une Raffaella Angeletti par exemple,  chanteuse intelligente, bonne technicienne, plutôt faite pour Puccini, mais qui a chanté Aida avec Mehta à Tel Aviv et qui au moins, sans une voix d’exceptionnelle qualité, sait vraiment chanter et sait s’imposer en scène avec efficacité.
Ainsi l’hommage à Zeffirelli justifié vu son rôle éminent durant les cinquante dernières années en Italie (il a aujourd’hui 89 ans), dans le bel écrin de cette production mémorielle, a tourné court, par la faute d’une distribution sans marque vraiment stimulante où seul triomphe une Amnéris de grande tradition, qui sait  chanter, simplement, et le ballet chorégraphié par Vladimir Vassiliev, légende de la danse.

J’aime passionnément la Scala, j’aime passionnément le chant verdien, j’en suis d’autant plus colère, j’en suis d’autant plus déçu. Ce théâtre devrait peaufiner ses distributions verdiennes, car c’est son fonds de commerce:  il a fait simplement le calcul qu’une Aida spectaculaire allait attirer les foules, bons chanteurs ou non, et que cela suffirait bien puisque la salle serait pleine. Choix touristique et non artistique. Détestable.

[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
______________________________________________________________

22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le “lacrimosa”, puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le “concertato” qui suit la mort de Posa (dit le “lacrimosa”): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et “Tu che le vanità..” fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (“Mi sento morir” au moment où Elisabetta accepte par un “si” timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le “lacrimosa” est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son “Ella giammai m’amo’ ” est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale”, elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper

 

LA FORZA DEL DESTINO en DVD, l’une, au SAN CARLO de NAPLES (1958) avec TEBALDI et CORELLI, l’autre, à la SCALA de MILAN (1978), avec CABALLÉ et CARRERAS

Pendant mon court séjour italien, des amis m’ont fait voir deux Forza del Destino éditées par la marque italienne Hardy Classic (http://www.hardyclassic.it/main.asp) qui propose des retransmissions de la RAI des soixante dernières années. L’une, du San Carlo de Naples au temps de sa splendeur, en 1958, avec, excusez du peu, Renata Tebaldi, Franco Corelli, Boris Christoff, Ettore  Bastianini,   et dirigée par le très professionnel  Francesco Molinari Pradelli, l’autre tout aussi alléchante, vingt ans après, venue de la Scala en 1978, année du Bicentenaire, avec Montserrat Caballé, José Carreras, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, dirigée par l’excellent et trop sous-estimé Giuseppe Patanè, qui la dirigea  aussi à Paris dans ces mêmes années.Avant d’aborder la question du chant, disons d’emblée qu’en comparant les deux spectacles,   il apparaît clair qu’il y a une plus grande distance entre 1958 et 1978 qu’entre 1978 et nous. Autrement dit, on voit encore sur nos scènes des spectacles du type de celui de la Scala (mise en scène Lamberto Puggelli, qui produit encore aujourd’hui de beaux spectacles, dans des décors du peintre Renato Guttuso) , on voit en effet encore ce type de jeu,  ce type de style, mais évidemment certes plus ce type de voix, les vraies de vrai…
En revanche, on ne voit plus sur aucune scène une représentation comme celle de
Naples avec un style de jeu et même de chant qui sans doute passeraient fort mal
aujourd’hui.
On pourra toujours vilipender les metteurs en scène, il reste que l’entrée de la mise en scène à l’opéra (et le passage de Callas, de Visconti, de Wieland Wagner) a changé non seulement le cadre de la représentation, mais aussi la manière de jouer et surtout de dire le texte.

Le premier acte de Tebaldi, avec ses gestes stéréotypés, ses minauderies, fait vraiment sourire, quant à Corelli, il ne fait rien , mais évidemment, quand il ouvre la bouche, c’est autre chose qui passe…

Mais, passée la surprise, j’ai été d’abord remué par le souvenir de Renata Tebaldi, qui venait souvent à la Scala et que le public saluait d’un amical “ciao Renata”, on voyait en effet dans les années 80  souvent des spectatrices telles que Leyla Gencer, Giulietta Simionato, Magda Olivero, Renata  Tebaldi, les souveraines mythiques de l’opéra “d’avant” et quand le spectacle du jour était piteux, imaginez les regards et les regrets dont elles étaient accompagnées et entourées… Alors, voir Tebaldi apparaître sur l’écran, en noir et blanc, jeune, au faîte de la gloire,pensez ce que le fan d’opéra peut éprouver…
Evidemment comment ne pas rester cloué par cette voix d’une insigne beauté. Cette technique,  cette homogénéité, jouant des mezze voci avec un naturel confondant, se riant des aigus, d’une incroyable facilité. Pour Tebaldi aussi bien d’ailleurs que pour Corelli  on n’a pas affaire a des voix techniques, construites, sous verre, à la Fleming, ou des voix
de qualité conduites sans goût ni engagement comme celle de  la Urmana, on a là des voix simplement naturelles, qui se répandent, se développent, dans une impression
de désarmante aisance. Aucun effet, aucun effort d’interprétation,  il suffit que la voix sorte et c’est tout. Je reste époustouflé par la diction  parfaite du texte, d’une cristalline clarté. Et Verdi ainsi prend tout son sens. Seule déception, le Padre, Guardiano de Boris Christoff vraiment loin de ce qu’on pourrait attendre, qui ne semble pas concerné , et si loin de ce que fait Ghiaurov vingt ans après. Déception aussi la direction de Francesco Molinari Pradelli, moins dynamique, un peu rigide, un peu froide, routinière.

Car vingt ans après, c’est un autre cast, un autre style,  mais aussi une autre vie, un autre engagement, une autre vibration.
D’abord, il y a Patanè, trop tôt disparu (crise cardiaque), méprisé par une partie du public, à l’époque. Je le vis un soir à la Scala sauter par dessus la rambarde pour se précipiter sur un spectateur qui huait,  l’homme avait le sang chaud…Les musiciens l’appréciaient parce qu’il leur donnait une grande sécurité, en vrai professionnel. Sa Forza est vive, palpitante,  rythmée, et Patanè est toujours très attentif aux chanteurs, il n’y a jamais de scories.
Le chant de Montserrat Caballé est exemplaire, la voix est puissante, d’une extraordinaire beauté, d’une rare étendue (quels graves, jamais poitrinés!), et elle possède, on le sait, un art unique des notes filées qu’on n’a jamais retrouvé depuis. Mezze voci, notes filées, tout cela est évidemment attendu, mais avec un art de l’interprétation et de l’à propos au-delà de toute éloge, et un sens de la diction exemplaire même si, bon, on passera sur le “maledizione” final perdu dans les aigus. Ce n’est pas une actrice hors pair, mais la voix est sans cesse dans la couleur, dans la variation, dans l’interprétation. C’est tout simplement exceptionnel sur un tout autre registre que Tebaldi, et dans un tout autre style.

Si Corelli est un modèle de chant de ténor, l’art du ténor y est à son sommet, avec une voix insolente jamais prise en défaut, José Carreras, tout jeune encore, a peut-être moins d’épaisseur, mais il a l’éclat, la jeunesse et la pureté du timbre, et lui aussi, un art de l’interprétation vocale, une capacité à colorer chaque moment, et à être souvent bouleversant: son air “O tu che in seno agli angeli” du troisième acte est tout simplement anthologique. Anthologique aussi le padre Guardiano de Ghiaurov, la voix est profonde, étendue, avec des aigus impressionnants jamais égalés depuis, une vraie basse verdienne qui, dans le duo avec Leonora au IIème acte, est simplement stupéfiant. A écouter, réécouter, et apprendre ce que veut dire chanter Verdi.

Enfin, immense, inégalé, prodigieux: les superlatifs manquent pour qualifier la performance de Piero Cappuccilli en Carlo. Il a tout, la diction, l’expression, un sens dramatique inné, des aigus incroyables (pour l’anniversaire de Karl Böhm à Salzbourg, en 1979, où il était Amonasro avec Karajan, il chanta “O sole mio” dans le ton!).  A Paris, dans Carlo, je me souviens de l’indescriptible triomphe. Il faut là aussi écouter et réécouter “Urna fatale del mio destino” suivi de “E’ salvo o gioia” pour prendre la mesure de la distance entre ce chant habité et dominateur, et la pâle prestation  de Vladimir Stoyanov récemment à la Bastille. Enfin, ces immenses artistes sont entourés de seconds rôles bien plus que respectables, à commencer par l’excellent Sesto Bruscantini, rossinien bien connu, en Melitone et de Maria Luisa Nave, qui faisait les doublures ( !) à la Scala en ces années-là, en Preziosilla de haute volée.
La mise en scène est à peu près inexistante (mais Auvray à Paris…) mais les décors de Guttuso donnent une couleur très méditerranéenne à l’ensemble, et font finalement tout le visuel du spectacle. Au total, des moments simplement impossibles à retrouver aujourd’hui avec les chanteurs du jour, et malheureusement pour nous spectateurs de 2011 (et heureusement pour ceux qui les ont entendus jadis)  c’est dans ces moments qu’est Verdi, et pas ailleurs.

OPERA DE PARIS 2011-2012: LA FORZA DEL DESTINO DE GIUSEPPE VERDI, le 20 novembre 2012 (Ms en scène: Jean-Claude AUVRAY, dir.mus: Philippe JORDAN)

30 ans déjà que La Forza del destino a disparu des saisons parisiennes. En parcourant le programme de salle en ce dimanche on se rappelle que Placido Domingo, Carlo Cossutta, Fiorenza Cossotto, Martina Arroyo, Raina Kabaivanska, Martti Talvela, Kurt Moll, Nicolai Ghiaurov,  Gabriel Bacquier, Fernando Corena, Anna Tomowa Sintow ont agrémenté nos soirées, et que les chefs,  à part Giuseppe Patanè, n’étaient pas des personnalités notables, (Julius Rudel, Gianfranco Rivoli). La mise en scène de John Dexter, qui avait si bien réussi avec I Vespri Siciliani était décevante et plate. Un spectacle qui a passionné pour les voix, on se souvient de manière émue des duos Domingo/Arroyo, ou de l’incroyable (il n’y a pas d’autre mot) Carlo de Piero Cappuccilli.
L’œuvrereste ingrate, avec des moments de musique sublime, et d’autres moins heureux, et un constant mélange des genres, des passages incessants d’un lieu à l’autre (ce qui a poussé Jean-Claude Auvray  à choisir ici la fluidité des toiles peintes, et ce n’est pas si mal) et lorsqu’on met en face la réussite du Trouvère, d’un bout à l’autre chef d’oeuvre absolu, on sent dans la Forza del Destino quelque hésitation et quelque faiblesse. On aimerait cependant que les théâtres osent la version originale de Saint Petersbourg avec ce spectaculaire final où Alvaro lance une bordée d’insultes avant de se suicider. Ici on a choisi de faire la version de la Scala, façon Mahler/Mitropoulos, c’est à dire avec le prologue d’abord, puis l’ouverture (Sinfonia) qui précède la scène de la taverne.
J’attendais donc avec une certaine anxiété ce spectacle car je ne cesse d’affirmer que l’époque n’est pas très favorable à Verdi et j’avais lu les critiques plutôt mitigées (c’est le moins qu’on puisse dire) de la presse parisienne. Si la production n’est pas de celles qu’on retiendra (elle rejoindra celle de Dexter, avec laquelle elle a certaines parentés – le plateau vide par exemple- dans les oubliettes de l’histoire), musicalement, le résultat est inégal, mais on passe quand même un bon, et quelquefois beau moment.
Jean-Claude Auvray, comme l’a fait remarqué Christian Merlin dans Le Figaro passait pour novateur il y a trente ans. Cet heureux temps n’est plus: voilà la mise en scène typique destinée à durer 10, 20, 30 ans comme ces mises en scène de l’Opéra de Vienne jouées 277 fois depuis la Première. Au fait était-ce la 3ème ou la 277ème fois? Car la production auraitpu aussi bien naître en 1967, en 1975 ou en 1982, tant elle est passe partout. Elle permettra à toutes les distribution futures de se glisser à peu de frais (de répétitions) dans les pantoufles de la mise en scène. Je ne vois pas d’autre idée que celle de placer l’action au moment du Risorgimento. Pour le reste, c’est pain béni pour les chanteurs non acteurs, à commencer par Violeta Urmana. Malgré tout, cette non mise en scène n’est pas mal faite: éclairages réussis de Laurent Castaingt, costumes chatoyants et plutôt agréables à la vue de Maria-Chiara Donato, jolis décors en toiles peintes d’Alain Chambon. Les foules sont bien dirigées, avec des mouvements spectaculaires face au public. En bref, une vraie mise en scène d’opéra pour l’oeil, et mais pas pour le cerveau: il peut reposer en paix! Pas de Regietheater à l’horizon!  pas de Theater non plus! et pas vraiment de Regie!

Musicalement, on est à un autre niveau, et c’est  même ce qui sauve l’affaire. D’abord cette fois-ci (au contraire de Faust et de Tannhäuser) le chœur est parfaitement en place sans décalages avec l’orchestre, avec une énergie et une puissance de très bon aloi. On est heureux de le retrouver.
La distribution est plus inégale. J’ai eu la chance aujourd’hui d’assister à la première représentation chantée par Marcelo Alvarez, puisqu’il a dû annuler les deux premières. Force est de constater que la prestation décevante du mois dernier à la Scala dans Rosenkavalier (Ein Sänger) est oubliée. La voix, sans être énorme, est jolie, bien timbrée, puissante quand il faut (un tantinet limite quand même) et surtout Alvarez sait l’alléger, il sait en jouer, il sait moduler, il sait chanter piano et s’il n’est pas un acteur de génie, il sait donner les inflexions justes à sa voix et être émouvant. Un vrai Alvaro, bien meilleur que le regretté Licitra, à la voix puissante mais mal domptée, que j’avais vu à Vienne dirigé par Mehta il y a quelques années. Face à ce bel Alvaro, Violeta Urmana fait problème. Signalons d’abord à Marie-Aude Roux dans sa critique (le Monde du 16 novembre) qu’elle inverse l’ordre des choses: Urmana a commencé mezzo et s’est mise à aborder les rôles de soprano ensuite et non l’inverse. Je continue a penser qu’elle eût fait sans doute une mezzo exceptionnelle et qu’elle est un soprano sans vrai caractère; la voix est de qualité, mais elle reste lourde, sans vraie ductilité, alors Verdi en demande, sans réussir à alléger, à moduler et avec un aigu quelquefois crié, hurlé, aigre, peu agréable. Son début du “Pace pace” est à mon avis raté, et si la note finale est réussie, quelques aigus sont bien désagréables. Quand je pense qu’elle va aborder Brünnhilde (il est vrai en concert) de Siegfried, timeo danaos et dona ferentes… Il en résulte une certaine platitude dans son interprétation, une certaine froideur de cette voix sans vrai engagement, mais aussi çà et là de beaux moments, comme les toutes dernières mesures ou “Vergine degli angeli”.  J’avais vu à Vienne Nina Stemme qui n’est pas vraiment faite pour ce répertoire, et qui avait une tout autre dimension et aussi et surtout des réserves vocales que madame Urmana n’a point. Et pourtant elle est affichée dans Leonora un peu partout…
Face à ce couple, le choix de Vladimir Stoyanov pour Carlo est à mon avis la seule vraie erreur de casting. La voix n’est pas séduisante, pas vraiment homogène, la technique approximative, le volume manque, ce qui est catastrophique pour “Urna fatale del mio destino” et surtout “E’ salvo, oh gioia”. Évidemment on pense aux grands anciens, mais aussi aux barytons capables aujourd’hui de chanter ce rôle qui exige non seulement éclat et volume, mais aussi élégance et technique, et on ne manque pas  de barytons (Mariusz Kwiecien?) aujourd’hui.
La Preziosilla de Nadia Krasteva n’a pas toujours une grande justesse, ni un vrai style, ni des aigus triomphants,  (on se souvient d’Hanna Schwartz, qui était abonnée au rôle à Paris, et bien sûr de la Cossotto, qui en faisait des tonnes, mais avec un style de chant et un volume et des aigus!), il reste que le personnage existe et le ran-tan-plan reste un vrai morceau de bravoure.
Le Fra Melitone de Nicola Alaimo confirme ce qu’on savait de ce jeune baryton, une voix maîtrisée, du style, une grande homogénéité, des aigus: je l’avais entendu remplaçant Carlos Alvarez dans Iago à Salzbourg et il m’avait vraiment plu. C’est confirmé, voilà un futur grand baryton italien: de plus son personnage n’est pas exagéré, certes moins truculent que celui de Bacquier, inoubliable dans le rôle, mais très naturel et très vrai. En tous cas voilà du chant!
Quant à Kwanchoul Youn, son entrée en scène marque un basculement musical: enfin on est devant un chanteur stylé, devant une voix bien posée, même si les graves sont moins impressionnants que chez certains de ses illustres prédécesseurs (Kurt Moll…Nicolai Ghiaurov) on reste séduit par la grandeur du personnage et son humanité, et la qualité vocale de la prestation, c’est un Guardiano indiscutable et c’est lui qui, avec Alaimo et Alvarez, remporte le plus grand succès.

On le voit, une distribution inégale, mais dans l’ensemble de bonne tenue, ne boudons pas…



Mais une fois de plus, c’est Philippe Jordan qui surprend son monde dans un répertoire où, c’est le moins qu’on puisse dire, il n’était pas attendu (on a échappé à Oren…!). L’orchestre est parfaitement au point, d’une clarté cristalline et la direction est d’une grand raffinement. Cette approche de Verdi, plus esthétisante, avec moins de tripes, mais plus d’élégance, séduit indiscutablement. Elle est bien plus intéressante que ce qu’avait tenté de faire Muti avec Le Trouvère à la Scala (“Verdi, c’est comme Mozart”), il en était résulté un ennui mortel que jamais on n’éprouve ici. Certains reprocheront quelquefois un manque de dramatisme , mais je dois dire que je ne l’ai pas vraiment noté. Ce que je peux affirmer en revanche, parce que j’ai vu de nombreuses soirées de la précédente production, entre 1975 et 1981,  c’est qu’on a là indiscutablement la meilleure direction musicale de Forza del Destino qu’on ait eu à l’Opéra et bien meilleure que celle de Zubin Mehta à Vienne (il était ce soir là dans une soirée “routine”).
Au total, je trouve que la presse a été un peu injuste avec une production qui musicalement tient globalement la route (avec quelques doutes sur Urmana et Stoyanov…) et qu’on ne passe pas un moment désagréable; certes, la mise en scène va encore alimenter la polémique sur les choix esthétiques de Nicolas Joel, mais je dois reconnaître que je m’attendais à bien pire, vu ce que j’avais lu, et qu’en revanche j’ai passé un vrai moment musical verdien, avec les émotions inévitables et la redécouverte de cette évidence: quand Verdi s’y met, c’est quand même quelque chose!

FESTIVAL D’AIX 2011: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 9 Juillet dir.mus: Louis LANGREE, ms en scène: Jean-François SIVADIER, avec Natalie DESSAY


© Pascal Victor / ArtcomArt

Une Traviata attire toujours les foules.
Dans l’offre très diversifiée du Festival d’Aix 2011, la production proposée (Mise en scène Jean-François Sivadier, avec Natalie Dessay, et le London Symphony Orchestra dirigé par Louis Langrée) a de quoi remplir les salles. De fait, une longue file de candidats aux places de dernière minute, serpente sur la place de l’Archevêché.
Mais cette Traviata ne sera pas le spectacle de l’année : malgré deux confirmations, d’une part que Natalie Dessay est une très grande artiste, d’autre part que Jean-François Sivadier un metteur en scène aux qualités éminentes.
La carrière de Natalie Dessay a explosé dans les rôles de soprano léger colorature, Olympia dans les Contes d’Hoffmann, La Reine de la nuit furent ses chevaux de bataille, Sophie (Le Chevalier à la Rose) qu’elle interpréta à Vienne sous la direction de Carlos Kleiber, Blondchen de l’Enlèvement au Sérail ou Lakmé, mais aussi Fiakermilli de Arabella ou Zerbinetta de Ariadne auf Naxos de Strauss, furent de très grands moments de sa carrière également. Elle y déployait des qualités à peu près uniques de précision et d’intelligence, mais aussi une voix très pure, qui semblait destinée à atteindre des notes aiguës inaccessibles. Mais Natalie Dessay  n’entendait pas construire toute une carrière sur des rôles qui la plupart du temps d’offrent pas de grandes possibilités dramatiques et l’intérêt qu’elle a toujours montré pour le travail théâtral  en scène plaidait pour un élargissement de son répertoire.   Evidemment les grands rôles de Bel canto romantique l’ont très tôt intéressée : mais là aussi, certains restent inaccessibles à cette voix tout de même assez petite, même si elle est capable d’acrobaties stratosphériques. On l’a entendue dans Sonnambula, dans Lucia (d’abord dans sa version française, puis dans sa version italienne) où elle continue de remporter de très grands succès. On l’a entendue aussi, plus surprenant, dans Musetta, où elle fut éblouissante scéniquement, devant se battre avec l’orchestre puccinien, et dans Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas où elle fut bouleversante et plus récemment dans Manon de Massenet ou Mélisande. Elle s’est attaquée récemment à Traviata, dans le cadre du festival de Santa Fé en 2009.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Inutile de souligner à quelle artiste nous avons affaire, elle se prête au jeu de l’intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, tour à tour star de salons un peu glauques, chanteuse de Music Hall, femme fragile dans la veste trop grande d’Alfredo, puis petit corps malingre dans un troisième acte tout à fait extraordinaire. Face à une interprétation d’une telle vérité, qu’importe que la voix ne soit pas tout à fait celle qu’on attend habituellement, que les notes soient souvent prise en dessous et qu’il y ait des moments vraiment très tendus, la couleur donnée est telle, la souffrance et la fatalité sont tellement présentes dans chaque note qu’on s’en moque.

© Pascal Victor / ArtcomArt

Charles Castronovo, qui est son Alfredo, a un timbre chaud et une belle couleur de ténor. Je l’ai déjà entendu dans Mireille, et dans Alfredo à Berlin avec Anja Harteros, autre Violetta d’exception. Il était alors visiblement plus à l’aise, car là aussi, quelques aigus sont tendus, voire carrément ratés, mais l’artiste a le physique du rôle s’il n’en a pas le relief. A côté de Dessay, il reste bien pâle.
Ludovic Tézier  campe un Germont plutôt  jeune il fait vaguement penser à Verdi. La rencontre avec Natalie Dessay et le long duo du deuxième acte est vraiment, au niveau de la mise en scène et du travail sur le rapport des deux personnages, un très grand moment. Son chant est comme toujours très contrôlé, très dominé (trop ?) avec une couleur vraiment adaptée au chant italien, mais on aimerait que la voix sorte un peu plus : elle est souvent « ingoiata » comme disent des italiens : elle reste en arrière gorge et il manque un peu de cet éclat qu’on aime chez les barytons de Verdi, encore que le rôle de Germont ne soit évidemment pas comparable à d’autres rôles de barytons verdiens (Luna ou Iago par exemple). On a revu avec plaisir Adelina Scarabelli dans Annina qui fit de somptueuses Despina de Cosi fan tutte sur les grandes scènes d’Europe dans les années 80. Le reste de la distribution est honorable, mais pas homogène. Bonne prestation du chœur « Estonian Philharmonic Chamber Choir » (direction Mikk Üleoja) qui est désopilant lorsqu’il chante le fameux air des gitanes, et qui se prête à cette interprétation plutôt «chambriste ».


En répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La déception pour ma part vient de l’orchestre, non que le LSO soit à critiquer, tout est évidemment en place, et c’est une chance d’avoir dans la fosse cette phalange de très grande tradition, même si cette tradition est plus symphonique que lyrique (encore que  le LSO  fut l’étourdissant orchestre de la Carmen d’Abbado, en scène comme au disque) mais la direction de Louis Langrée reste désespérément terne. D’abord, l’orchestre reste trop discret : on m’entend quelquefois à peine. Il y a certes fort à parier que le son est retenu pour permettre aux voix, et notamment à celle de Natalie Dessay, de s’épanouir sans risque d’être couvertes, mais tout de même, on ne sent ni rythme, ni palpitation, ni vibration à l’unisson de ce qui se passe en scène. L’univers verdien semble étranger à Langrée, alors que sa direction de Don Giovanni l’an dernier était vraiment convaincante et a laissé un grand souvenir. Cette année, c’est un raté pour mon goût et c’est dommage.
C’est d’autant plus dommage que la mise en scène de Jean-François Sivadier est d’une grande intelligence, avec des trouvailles captivantes, dans un dispositif scénique unique (une arrière scène, des coulisses, où un rideau tour à tour ouvert ou fermé sépare les êtres des apparences : l’entrée de Violetta, sorte de meneuse de revue qui étire ses membres avant l’entrée en scène est vraiment une idée tout à fait remarquable, tout comme l’isolement de Violetta ou des deux amants dans le cercle lumineux d’une poursuite comme dans un récital de chanteurs de variété. Jouant sur le monde du théâtre, de la danse (avec des allusions à l’univers de Pina Bausch), mais aussi à l’opéra (les mouvements du chœur des gitanes, renvoient à ceux des chœurs de Carmen), et Dessay porte en scène le destin de toutes les héroïnes broyées (Violetta, Mimi…) . L’idée de représenter le monde de Violetta comme celui d’un monde déjanté, où les hommes cherchent la chair fraîche, (la vision des hommes regardant la salle avant le début, comme cherchant les futures proies, est assez forte). Tout le deuxième acte est porté par l’intense dialogue Germont/Violetta, où Dessay fait merveille en enfant cherchant un père, perdue dans la veste blanche d’Alfredo, qui est une sorte de fil « rouge ? » témoignage de la présence de cet amour jusqu’au bout. Quant au troisième acte, il est encore marqué par la performance de la chanteuse, perdue dans ce vaste espace, debout devant le proscenium, sorte de mort d’Isolde avant la lettre. Sublime.

Ce spectacle ne satisfait donc pas tout à fait les attentes, mais est loin d’être un travail négligeable. Sans doute Natalie Dessay a-t-elle raison de ne pas chanter trop souvent Violetta, – Verdi n’est pas pour elle- sans doute aussi son partenaire n’était-il pas à la hauteur (à moins qu’on ait voulu souligner une différence d’âge et de maturité entre les deux, c’est réussi dans ce cas) sans doute enfin l’orchestre et surtout son chef n’étaient pas au rendez-vous. Mais enfin on a été souvent ému, quelquefois bouleversé, et le public debout a hurlé sa joie.

© Pascal Victor / ArtcomArt

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: OTELLO de Giuseppe VERDI (mise en scène Andrei SERBAN, Dir.mus. Marco ARMILIATO, avec Renée FLEMING) le 14 juin 2011

Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban

L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques  trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la  culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus.  La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux  et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.

L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a  perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.

Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire “sans âme” et la mise en scène n’est pas  des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très “justes”,  mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée,  elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré  comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta ,  avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?

Acte III(2005)

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2010-2011: LES VÊPRES SICILIENNES de Giuseppe VERDI (Dir.mus: Yves ABEL Ms en scène: Christof LOY) le 16 mai 2011

photo-vepres-014b.1305669115.jpg
GTG/Monika Rittershaus

Excellente idée que de monter la version originale française (1855) des Vêpres Siciliennes. A ma connaissance, cette production, coproduite avec l’Opéra d’Amsterdam est la première depuis longtemps. Plus discutable à mon avis le choix de Christof Loy pour la mise en scène. Non pas qu’il signât un travail médiocre, bien au contraire: l’approche est réfléchie, assez cohérente (il s’agit de montrer les violences des conquérants, l’horreur d’une occupation militaire, et les humiliations des peuples soumis). On savait – et ce fut reproché à Verdi-, que pour l’exposition universelle de 1855 à Paris, le sujet n’était pas très francophile et ne présentait pas les français sous leur meilleur jour, mais là, ce sont carrément des bêtes sauvages: viols, humiliations, tortures à la Abou Graïb

photo-vepres-003b.1305668508.jpgGTG/Monika Rittershaus

(les femmes rampant dans du verre pilé), jusqu’à Montfort qui égorge une femme récalcitrante avant de s’attendrir sur son fils retrouvé.
Le livret qui reste faible (une première partie qui traîne en longueur, un ballet central passable et souvent coupé, une seconde partie qui concentre les moments les plus lyriques de la partition) est torturé par Loy, qui place l’ouverture après le premier acte (les raisons données dans le programme apparaissent faibles, visant à empêcher de faire de l’ouverture un “pezzo chiuso” symphonique, mais un morceau déjà inséré dans un déroulement dramatique), qui impose de longs silences, et qui rend certains moments confus: Montfort est tué par injection létale, mais réapparaît (fantôme? fantasme?) au cinquième acte, le visage légèrement blanchi. La construction viserait à un premier acte prologue, à trois actes de l’opéra qui se concluent par le mariage de Hélène et Henri et un épilogue vécu ou rêvé/vécu, ou totalement rêvé qui projette les protagonistes dans une vie future  (un enfant, un ménage tranquille) impossible à vivre dans la réalité. Le décor est noir, les lumières ont la crudité des néons, les costumes sont grosso modo des costumes d’aujourd’hui, sauf que la cour de Montfort est en costumes Louis XIV, et que d’ailleurs lui-même troque, lors de la grande scène avec son fils Henri, le smoking contre l’hermine du Roi Soleil. Tout cela répond à un vrai parti pris, on peut tout expliquer et tout justifier de ces choix et Loy a bien décortiqué le livret: le seul problème est de savoir si cela en valait la peine ou si l’oeuvre le justifie.

photo-vepres-013b.1305668630.jpgGTG/Monika Rittershaus

A mon avis, cette représentation d’un opéra dans une version rarissime que le public découvre pouvait faire l’objet d’un travail réel sur le Grand Opéra, en en respectant les règles (choix de Klaus Michael Gruber a Bologne il y a 25 ans), soit par une mise en scène plus lisible – ce n’est pas le cas –  soit par une véritable réadaptation (un peu ce qu’a fait Peter Kontwistchny à Vienne et Barcelone sur Don Carlos). Loy torture le livret pour lui faire dire ce qu’il veut, en noircissant à l’excès les caractères; or, chez Verdi, les personnages ne sont jamais tout à fait  noirs (sauf Iago peut-être). Montfort, passant de l’excès de monstruosité à l’excès d’amour paternel le réduisant à un pantin est le seul personnage un tant soit peu fouillé dans cette vision en noir et blanc. Le résultat, de nombreux départs à l’entracte!

Et le ballet ?

photo-vepres-005b.1305668555.jpgLe ballet

GTG/Monika Rittershaus

La version française impose le ballet (ici “les quatre saisons”, que le chorégraphe appelle “les saisons” ), et Kontwitschny pour Don Carlos comme ici Loy et son chorégraphe Thomas Wilhelm utilisent le ballet pour dire tout ce qui n’est pas dit, les rêves des personnages principaux, rêve de vie petite bourgeoise et familiale chez Eboli pour Don Carlos, rêve d’une vie normale et d’une enfance heureuse pour Henri et Hélène dans un décor de maison à la Christoph Marthaler, un peu “cheap”, meubles simples, objets surannés, papier peint horrible . Ce décor se retrouve au cinquième acte et ne se désintègre qu’au moment du massacre: il correspondrait donc à un décor de rêve très petit bourgeois et réducteur (la vision d’Henri avec sa poussette!) de ces protagonistes héroïques et romantiques. Au total, ce travail, bien qu’il soit vraiment approfondi, va à l’opposé de ce qu’il se propose de faire: au lieu de revaloriser un livret faiblard, il l’enfonce complètement et contribue à l’échec de la représentation. Il eût peut-être mieux valu ne proposer qu’une illustration un peu luxueuse, pour cette fois, cela aurait suffi, car les Vêpres Siciliennes, opéra que j’aime, très lié à ma jeunesse parisienne, ne valent peut-être pas un tel déploiement dramaturgique qui tombe à vide et finit par sonner ceux…
Et pour l’accompagner, il eût en tous cas fallu un versant musical fort, qui emportât le public tel un ouragan. On en est loin: si le choeur, très sollicité est comme d’habitude à Genève vraiment magnifique,  la direction musicale d’Yves Abel, très sage, trop sage, propose une lecture au total assez plate, sans pathos, sans élan, appliquée. C’est dommage pour ce chef souvent talentueux. Le résultat est un peu monotone, et l’absence de relief conduit à l’ennui. Quant aux chanteurs ils sont  inégaux: Hélène

photo-vepres-001b.1305668605.jpgGTG/Monika Rittershaus

(Malin Byström, à l’orée d’une carrière qui promet) a les aigus, le volume, les agilités (à la limite), mais pas de graves, et pas beaucoup de vaillance, un peu trop “chic” et froide. Là où il faudrait une pasionaria, on a droit une jeune femme élégante et un peu renfermée. Balint Szabo en Procida est très correct, mais la voix est un peu claire pour le rôle, malgré des graves intéressants,  avec un registre central très pâle et des aigus courts. Magnifique en revanche, le meilleur de tous, prodigieux de volume, de style, de phrasé, le seul “en phase” avec le style requis, le Montfort de Tassis Christoyannis, encore un baryton qui s’ajoute à la liste déjà longue des excellents barytons à découvrir aujourd’hui.
Reste Henri. on sait qu’Henri n’est pas à donner à un ténor qui chante l’Arrigo de la version italienne: il faut ici un ténor de style français, un Werther, un Hoffmann ou un Faust, plutôt qu’un Manrico. Alagna ferait merveille car il peut chanter les deux avec le style adapté. Gedda fut extraordinaire et c’était la voix voulue. Il faut du style, du raffinement, une voix très étendue, ductile, passer de la voix de tête à la voix de poitrine,  un phrasé et une diction modèles. Le Henri du brésilien Fernando Portaria  à part quelques “mezze voci”  bien contrôlées a un timbre très banal et surtout une totale absence de style, doublée d’un français très problématique, alors que de ce point de vue, tous les autres sont très au point. Il a donc des défauts délétères pour ce type de rôle. Authentique erreur de casting: on aurait pu choisir un ténor du profil d’Alexei Kudrya, vu sur cette scène dans I Puritani, il eût sans doute complètement changé la couleur musicale du rôle et contribué à une meilleure réussite d’ensemble. Mais rares sans doute sont les ténors qui acceptent d’investir du temps et d’apprendre en français un rôle pareil, difficile et risqué, qu’ils ne chanteront pas ensuite sur toutes les scènes du monde…

Au total une vraie déception: une erreur de point de vue sur la mise en scène, qui brouille la musique et qui la perd, parce qu’elle n’est pas dans ce spectacle suffisamment  haletante, parce qu’elle palpite insuffisamment, parce qu’elle manque de passion et de dynamisme, et qu’elle ne réussit pas à animer un exercice intellectuel qui reste un inutile exercice de style sans âme.
Christof Loy devrait faire le Ring à Genève, c’est un metteur en scène apprécié du directeur du Grand Théâtre Tobias Richter…attendons.

Attendons, mais  constatons: Genève, dans la cartographie de l’opéra en Suisse, est le théâtre de couleur latine, autre système (stagione), autres types d’approches scéniques, plus variées, plus ouvertes: Tobias Richter germanise à l’excès ses  choix scéniques alors que Bâle ou Zürich sont là pour cela. En abandonnant ce qui fait la personnalité de Genève, que Jean-Marie Blanchard ou Hugues Gall ont si bien contribué à maintenir, et à quel niveau, il risque de faire plonger le Grand Théâtre dans une aimable médiocrité que les choix assez discutables de distribution ne réussissent pas toujours à relever.

photo-vepres-007b.1305668590.jpg

GTG/Monika Rittershaus