Jamais Rigoletto n’avait été jusque là produit par le Festival d’Aix-en-Provence. C’est désormais chose faite, en cette année de bicentenaire Verdi. Ainsi, sur les cinq productions au programme: un opéra allemand (Elektra), un Mozart(Don Giovanni), un opéra italien (Rigoletto), un opéra baroque (Elena) et une création de Vasco Mendonça (né en 1977) The house taken over. Des voies très différentes qui soulignent la diversité de l’offre et le refus d’être inscrit dans une catégorie (Mozart? Baroque? etc…). L’an prochain, Il turco in Italia de Rossini (Marc Minkowski/Christopher Alden), Ariodante de Haendel (Andrea Marcon/Richard Jones et Die Zauberflöte de Mozart (Pablo Heras-Casado/Simon Mc Burney), ainsi qu’un travail sur Winterreise (William Kentridge) avec Matthias Goerne et de Katie Mitchell sur les Cantates de Bach. Un programme au format un peu différent de celui de cette année, mais stimulant, notamment par la venue de Simon McBurney (les metteurs en scènes d’école anglo-saxonne ont d’ailleurs la part belle l’an prochain).
Ainsi donc ce Rigoletto a été proposé dans une mise en scène de Robert Carsen, avec le LSO en fosse et la direction de Gianandrea Noseda, le dynamique directeur musical du Regio de Turin, avec George Gagnidze (Rigoletto) Irina Lungu (Gilda) et Arturo Chacon-Cruz (le duc).
Disons d’emblée que Robert Carsen ne s’est pas beaucoup fatigué: la seule question qu’il semble se poser est celle de l’espace scénique. Comment rendre les différents lieux de l’action en évitant les changements de décor, toujours délicats au théâtre de l’Archevêché sans coulisses importants. Un fois la question résolue (un espace unique qui est une piste de cirque), peu de trouvailles, peu d’idées, peu de moments forts, sinon quelques jolies images (notamment l’image finale avec l’acrobate au dessus du corps sans vie de Gilda). Le cirque est le cadre de l’action, mais c’est un cadre un peu vide qui ne rajoute pas grand chose à ce qu’on connaît de l’histoire, sinon une vision cruelles des rapports entre les êtres, qui existe déjà dans la vision de la cour de Mantoue de la version originale, cette manière d’adapter le livret est l’occasion d’images assez jolies, comme Carsen sait en faire, et notamment l’image de clown triste de Rigoletto, cohérente avec celle du bouffon qui par force fait rire à en crever. Cela donne l’occasion aussi, pour faire frémir/ravir le spectateur, de montrer les fesses du ténor (décidément, c’est un filon, depuis La Traviata genevoise de David McVicar – le fessu était alors Leonardo Capalbo), qui nu, s’en va (des)honorer Gilda. Si l’on excepte un décor impressionnant et ingénieux, sur la piste duquel se déroule l’action, ou l’image de la roulotte de Gilda, sorte de maison de poupée (d’ailleurs Gilda au départ est un peu une petite fille, avec sa petite robe et ses chaussettes blanches), il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent. A cette image de cirque se surajoute une image violente des rapports sociaux et vaguement mafieuse de ces hommes qui entourent le duc, et sur les cris desquels s’ouvre l’opéra, des cris si violents que l’on n’entend plus rien de la musique . Tout cela n’est pas vraiment mauvais, mais n’ajoute rien à l’histoire, sinon les acrobates et les gymnastes, qui distraient l’oeil tout en ne le gênant pas.
AZutres moments marquants ou jolis, les séances de domptage” de fauves qui sont des femmes ou Gilda chantant “Caro nome” en se balançant sur un trapèze, le duc grimpant dans sa chambre au troisième acte qui est un filet suspendu dans lequel il dort, la manière dont Rigoletto quitte ses oripeaux de clown pour redevenir un homme ordinaire dont le look fait un peu penser au Raimu de la la femme du boulanger.
Le bilan est maigre: Robert Carsen est devenu un industriel de la mise en scène, entre ses créations et ses reprises, il court le monde des théâtres. Quelque fois, cela marche (Falstaff par exemple cette année à la Scala ou Tannhäuser à Paris il y a quelques années), et c’est alors remarquable parce que Carsen est un vrai metteur en scène et il lui arrive de le montrer, sinon, on a droit à une gentille médiocrité qui ne dérange personne et qui “fait” moderne à moindre frais (Don Giovanni à la Scala), de préférence dans le style “théâtre dans le théâtre”, comme ses Contes d’Hoffmann à Paris ou ce Rigoletto de type “cirque dans le théâtre”. Avec ce Rigoletto, nous sommes dans la gentille médiocrité, le temps passe agréablement sous les étoiles de la douce nuit aixoise.
Du point de vue musical, les choses vont plus loin: l’orchestre, le London Symphony Orchestra, entendu la veille dans Don Giovanni est assez méconnaissable: d’abord on l’entend et clairement, et on entend les différents niveaux et les différents pupitres, ce qui n’était pas vraiment le cas la veille, ensuite il répond avec précision aux sollicitations là où la veille on avait l’impression que les gestes du chef prêchaient dans un désert. Enfin Gianandrea Noseda, sans donner vraiment dans la subtilité et le raffinement, donne à cette oeuvre énergie et rythme, par exemple le final de l’acte II, “si vendetta, tremenda vendetta” mené tambour battant avec une jolie scansion dramatique. Noseda réussit à donner de la couleur et de la pulsion vitale à sa lecture, c’est pour moi une vraie lecture verdienne: suffisamment rare pour qu’on le signale, même si la “concertazione” pouvait être encore approfondie.
Du côté des chanteurs, un très bon point pour Irina Lungu. Cette jeune soprano russe (qui alternait déjà avec Dessay dans Traviata à Aix) a beaucoup d’atouts: une voix très éduquée, une technique très sûre, avec une très bonne tenue de souffle, des aigus éclatants, un sens marqué de l’émotion, une capacité à colorer et qui plus est, elle est très jolie en scène. Elle triomphe avec justice, c’est une Gilda non seulement crédible, mais aussi vibrante, juvénile, et qui communique bien avec le public.
À côté de cette Gilda de grande facture, les deux autres rôles principaux paraissent un peu pâles, à commencer par le Duc d’Arturo Chacon-Cruz, clone physique de Rolando Villazon dont il n’assurément pas la voix. Je l’avais entendu à Lyon dans Werther où il n’était pas si mal. Ici, le début (“questa o quella”) est hésitant, toutes les parties graves ou centrales bougent un peu, tandis que l’aigu est assuré; les autres airs sont bien en place (naturellement La Donna è mobile!). C’est bien d’ailleurs à l’aigu qu’il est le plus sûr et qu’en bon ténor, il soigne: sa jeunesse, son allant, son engagement font qu’il a bonne prise sur le public, mais le timbre n’est pas très séduisant ni particulièrement solaire (comme on dit), il reste qu’il est un duc crédible pour une salle de volume moyen comme le théâtre de l’Archevêché. Un Duc correct, mais pas mémorable.
George Gagnidzé me pose un autre problème. Je l’ai entendu à la Scala dans ce rôle et la voix semblait perdue dans la salle. Ici, dans un espace plus réduit, elle passe évidemment mieux, même si dans les ensembles elle ne surnage pas . L’artiste a de la technique, une diction claire, une technique assurée. La qualité de la voix cependant n’est pas exceptionnelle. Le volume laisse à désirer, les aigus sont ménagés, il faut attendre le troisième acte pour en entendre de vrais aigus sortir bien appuyés et bien étayés, c’est une voix qui manque d’éclat. Certes, cela peut convenir à un Rigoletto plus intériorisé que celui d’un Nucci par exemple mais Nucci a tout ce que Gagnidzé n’a pas, les accents, la couleur, l’engagement. Gagnidzé est un Rigoletto bien sage, bien calibré, sans grande inventivité et pour tout dire un peu pâle. Il est vrai qu’il tourne dans de nombreux théâtres dans ce rôle (l’autre Rigoletto à la mode est Zeljko Lucic): il “chante” sans “être”, mais cela semble être une mode pour Verdi aujourd’hui que d’avoir des chanteurs sans tripes. La prépondérance des chanteurs à technique sur les chanteurs à tripes dans Verdi aujourd’hui est totalement délétère. On n’a pas à choisir entre la tripe et la technique: chanter Verdi justement, c’est mettre sa technique au service de la tripe et c’est bien cela qui est singulièrement difficile et de moins en moins trouvable. On préfère les voix autoroutières, qui vous portent sans encombre à la fin de la représentation, en ligne droite et sans aspérités. Gagnidzé est sans aspérité et laisse donc sur sa faim.
Parmi les rôles moins importants, on remarque le Sparafucile de Gábor Bretz, voix caverneuse à souhait, et jeune, il obtient un joli succès, le Monterone de Wojtek Smilek (qui remplace Arutjun Kotchinian, malade), voix de basse sonore bien timbrée et Michèle Lagrange, qu’on retrouve avec plaisir dans le rôle de Giovanna. Pour José Maria Lo Monaco, qui chante Maddalena, j’ai plus de réserves. La voix n’a pas de projection ni un grand volume, malgré la qualité intrinsèque du timbre et même si elle est habile à jouer: elle fut une Carmen scéniquement intéressante à Lyon (mise en scène d’Olivier Py). Je ne sais si elle ne serait pas plus idoine à un autre répertoire (baroque par exemple, là par où elle a commencé) que le répertoire de la seconde moitié du XIXème qui demande à la voix de dominer un orchestre plus gros. Elle n’est pas faite pour ça à mon avis.
Au total, une représentation qui se laisse voir, un moment musical agréable sans être exceptionnel, on passe le temps sans vraiment s’ennuyer, mais sans vraiment jamais rentrer dans le propos. Dur dur pour Verdi quand même, qui exige une adhésion de coeur, d’âme et de tripes.
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