Dans le compte rendu sur « La clemenza di Tito » aixoise, j’évoquais la manière dont Mozart était écouté et interprété depuis le passage des baroqueux. On pourrait à propos de la très belle création de « Thanks to my eyes » d’Oscar Bianchi, dire sans doute la même chose: dans l’écrin intime du théâtre du Jeu de Paume, avec un orchestre d’une douzaine de musiciens, chacun jouant d’un instrument différent dont certains très rares (Tubax, flûte à bec Paetzold…), on sent toute la filiation et l’influence du son baroque sur la musique d’aujourd’hui, notamment le madrigalisme. On sait combien des compositeurs comme Gesualdo intéressent les compositeurs contemporains, à commencer par Boulez. On sait aussi la fortune des petites formes d’opéra (les formes « pocket opéra » se multiplient). Le choix de la collaboration avec Joël Pommerat et celui de son texte « Grâce à mes yeux » de 2003, qui évoque l’histoire d’une famille dont le père,
qui fut « le plus grand acteur comique du monde » cherche à transmettre son art au fils, sans vraiment y parvenir tandis que ce fils, dès ses premières apparitions scéniques, provoque une indicible émotion chez les jeunes femmes qui lui écrivent des lettres enflammées portées par un messager muet. Texte sur la transmission, sur les relations familiales, sur les relations au monde extérieur dans une ambiance confinée, il convient parfaitement à une traduction en opéra de chambre. L’univers textuel de Pommerat est en effet inséparable de son univers scénique puisque sa manière de créer rend indissociable l’élaboration du texte et celle de la représentation, qui se nourrissent l’une l’autre. Ainsi pouvait-on voir, dans cette première expérience lyrique de Pommerat, comment un univers sonore pouvait investir un univers littéraire et visuel à la couleur si particulière.
Dans le petit théâtre, la magie de la « boite noire » d’où émergent musique, texte et représentation agit immédiatement sur le spectateur. Le son émerge du silence comme la lumière de l’obscurité, un son qui semble au départ informe et brut, un peu à la manière du prélude de l’Or du Rhin. La succession de petites scènes (22), surgissant du noir, proposant à chaque fois un univers et une lumière particulières, des formes musicales spécifiques, soutient l’attention et crée des effets de surprise. Comme souvent avec Pommerat, on n’imagine pas le destin de cet opéra sans la mise en scène qui l’accompagne et qui l’a créé. C’est comme dirait Wagner une sorte d’œuvre d’art totale, où texte, musique et espace visuel sont inséparables, comme fixés, dans une couleur qui rappelle le Pierrot Lunaire (dont un des poèmes est cité d’ailleurs).
L’univers musical est fait à la fois de sons bruts, de sons à la combinatoire élaborée qui se transforment en musique, où les instruments graves dominent et où les vents et les bois, prédominants, donnent une couleur spatialisée particulière. Des moments où semble régner un silence à peine troublé par un filet sonore, d’autres moments où la musique devient dramatique. Frank Ollu dirige l’ensemble avec sa précision coutumière, et suit les chanteurs dont les voix contrastées conviennent également à merveille à l’ensemble: un rôle muet (le messager) qui est scéniquement très présent, un rôle parlé qui s’intègre totalement à l’ambiance musicale. Et quatre voix très marquées, une basse, Bryan Bannatine-Scott, qui chante le père, au timbre chaud, et vaguement solennel, un contre ténor (qui est aussi baryton), qui chante le fils, dont la voix très différenciée montre la couleur de l’enfant, qui est aussi un adulte: le rôle est confié à l’excellent Hagen Matzeit, d’une grande présence, et à la voix très ductile, et les deux sopranos, la brune et « nocturne » Keren Motseri, correcte, et surtout la blonde « diurne » Fflur Wyn, dont la technique vocale et le contrôle permettent des moments vraiment étourdissants: une vraie découverte, et une voix qui semble faite pour la musique d’aujourd’hui exigeant souvent riche des prestations vocales de haut vol.
En tous cas, en bon milanais, Oscar Bianchi sait mettre en valeur les voix, et sait surtout jouer du sentiment de proximité avec les spectateurs, car le texte est très clair, très compréhensible et « lisible », même en anglais.
Le choix de l’anglais, qui est un choix à la fois musical et un choix de distanciation, une manière aussi pour Pommerat de s’éloigner de son texte original, ne choque pas, au contraire, il contribue pour nous, français, à renvoyer cet univers vers un ailleurs. Tout à fait réussi.
La mise en scène de Pommerat, refuse l’expressionnisme et la grandiloquence. Le texte peut sembler – c’est ce que certains de mes amis ont ressenti- vieilli, par sa volonté de s’exprimer en phrases simples, courtes, presque des aphorismes, qui rappellent des grandes références plus anciennes (voir le texte de Pelléas par exemple), la volonté de scansion en scène brèves , qui sont presque autant de fragments, rappelle aussi d’autres constructions (Wozzeck), comme une irrémédiable marche vers la découverte de soi. Au centre du dispositif quelques objets apparaissent et disparaissent, un banc, un costume de scène, écarlate et plein de paillettes, un lit de mort sur lequel repose la mère.
Un travail sur l’essentiel, dans un espace qui reste plus sculpté par la lumière que par l’objet qui rend le théâtre ou réel ou fantasmatique, un espace où l’imaginaire et la réalité s’entrecroisent sans jamais ni se heurter, ni se contredire, ni se cloisonner. Une parabole, celle de la découverte de soi, des mensonges ou des illusions du monde, des devoirs et des secrets familiaux, du regard sur soi des autres. On sort de ce spectacle à la fois fasciné, comme d’un rêve étrange et brumeux qui dure bien après la fin des applaudissements (nourris) et qui montre que l’expérience voulue par les auteurs a été réussie.
Ce beau spectacle, qui a ouvert de manière heureuse un Festival très varié et contrasté cette année, on va pouvoir le revoir en région parisienne, à La Monnaie de Bruxelles, au Festival Musica de Strasbourg. Il ne faut pas hésiter à réserver vos places, vous ne le regretterez pas.