BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER les 28 JUILLET 2014 et 11 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans l’économie d’une entreprise aussi complexe qu’un Ring, chaque moment est une étape, et cette longue histoire nécessite une construction claire et qui réponde en continu au concept exprimé par la mise en scène. Dans le choix de Frank Castorf, deux éléments clés :
–       d’une part le théâtre épique au sens brechtien du terme,
–       d’autre la claire séparation du prologue et de l’histoire, dont Die Walküre constitue le premier jour, ou premier moment.

Nous avons vu que le prologue avait mis en place les conditions du récit : un enjeu médiocre d’une humanité médiocre, mais dépendante du consumérisme, sexe, jeux, et pétrole : c’est dans une station Texaco que l’histoire du Rheingold se passe. Mais l’espace est presque un espace mental, issu des bandes dessinées ou des comics, inscrit dans un lieu qui tient sa richesse du pétrole, mais en dehors de toute référence historique marquée.

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Avec Die Walküre, l’histoire commence, et elle est au contraire inscrite dans le temps : le récit va être historié, et surtout situé dans l’espace : il prend naissance en Azerbaïdjan, à Bakou, avec les premiers puits de pétrole. Dans un monde qui s’apprête à accueillir le Dieu pétrole, le décor va prendre peu à peu forme et s’élaborer en fonction de l’importance grandissante de l’Or noir : puits et ferme (bottes de foin, cage à dindons) à l’acte I, puits de pétrole primitif à l’acte II, et puits de pétrole-Walhalla et Cathédrale au III. Une histoire à la fois éclatée, dilatée en espace et en temps, d’acte en acte. On avance dans le temps et l’espace se structure. Le troisième acte est déjà celui de l’extraction industrielle du pétrole, et la malheureuse histoire de la Walkyrie se déroule dans un Walhalla qui ressemble bien par certains côtés au Nibelheim de l’Or du Rhin. Un lieu d’exploitation et d’esclavage.

Il faut aussi sans cesse garder en tête les intentions de mise en scène, en s’appuyant sur l’histoire de Frank Castorf, venu de l’ex DDR, profondément lié à Berlin, à son histoire faite de déchirures et d’enjeux idéologiques. Ces questions irriguent son théâtre et donc ce Ring. Si le fil conducteur est l’Or noir, dont Castorf affirme qu’il s’est substitué à l’Or jaune comme source de toute la ruine du monde, de son absence de morale et de l’évacuation progressive de tout sentiment,  il souligne que les idéologies quelles qu’elles soient s’y sont subordonnées : au bout du compte, il n’y a plus de béquille pour porter le monde, il n’y plus qu’un immense néant. Crépuscule des Dieux ? non, Crépuscule de l’humanité.
Ce vaste propos, propose un sens délétère au Ring, où derrière la belle histoire mythologique, derrière les rédemptions par l’amour, se cache la ruine universelle.

Dans le parcours proposé, cette Walküre semble plus traditionnelle et donc mieux acceptée par le public que Siegfried, par exemple, auquel je viens d’assister. Walküre est encore d’une certaine manière le temps des illusions et des possibles, le temps où l’ivresse musicale wagnérienne enveloppe l’espoir né des deux jumeaux Siegmund et Sieglinde. Nul n’est besoin de distance, il faut au contraire épouser l’histoire pour mieux ensuite s’en éloigner. Il faut commencer par raconter simplement une histoire avant d’en décortiquer les données où d’en indiquer les dangers. Le couple Siegmund/Sieglinde est immédiat, dans sa rencontre, dans ses décisions, dans son amour explosif, et il a été programmé ainsi par Wotan. Le couple Siegfried/Brünnhilde est un couple encore plus programmé, éduqué pour se rencontrer et manipulé, mais cet amour est déjà perverti, traversé par les aventures du monde pétrolo-dépendant.

La ferme où vit Sieglinde est à peine touchée par le pétrole, le décor monumental et génial (on ne le dira jamais assez: le décor est toujours fascinant) d’Alexander Denić, représente une ferme, avec une tour (le derrick, reproduisant des photos de l’époque), une terrasse, et au pied de cet ensemble, des bottes de foin et deux dindons, auxquels Sieglinde donne à manger, deux dindons en cage prémonitoires, sorte de couple déjà prisonnier, des victimes en attente de solution finale : dans cette cage bientôt débarrassée de ses deux bêtes, viendront se réfugier un anarchiste (au troisième acte), mais on y jettera aussi tous les oripeaux idéologiques ou mythologiques : Wotan y dépose sa lance, Siegmund Notung etc.. Réceptacle de toutes les illusions du monde, réceptacle des dindons, oui, mais des dindons de la farce.
Comme dans l’Or du Rhin, extérieur et intérieur se mêlent à travers l’habile utilisation de la vidéo, Hunding endormi dort mal et semble avoir un sommeil agité de rêves. Sieglinde cachée derrière un drap prépare le philtre somnifère avec un air entendu digne d’un film du muet, tout le combat entre Hunding et Siegmund au deuxième acte se déroule en ombre ou dans l’intérieur de la ferme-derrick, on voit en final  alternativement, en phase avec la musique les deux visages de Hunding et Siegmund, les yeux fixes, résultat de leur combat.
Siegmund d’ailleurs meurt lentement, et ne cesse de tendre les bras vers ce père qu’il vient de reconnaître et d’apercevoir, mais c’est Brünnhilde qui le prend dans ses bras, contrairement à la tradition initiée par Chéreau. Dans le monde voulu par Carstorf, même fugitivement, Wotan n’a aucun sentiment.
L’univers dans lequel l’histoire est insérée se colore progressivement de notations géographiques et idéologiques. L’Univers de Castorf est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’histoire de la Walkyrie traverse les époques, du premier derrick à son exploitation plus mécanisée, voire plus industrielle et sa conséquence sur les masses, exploitées, puis révolutionnaires. Comme dans Rheingold où l’histoire était inscrite dans le Texas profond, champ pétrolifère bien identifié, nous sommes en Azerbaïdjan, russifié, avec ses inscriptions en russe, en azeri (une langue voisine du turc) qui nous envahissent progressivement. Au spectateur de se sentir à la fois concerné, mais aussi étranger, dans un monde qu’il ne déchiffre pas, dans une langue qu’il ne comprend pas (du moins les non russophones…). Au deuxième acte, le monde des graffitis idéologiques est né le monde n’a plus la « pureté » ou l’ignorance primitive du premier acte. À la paille et aux dindons laissent la place le monde d’un Lumpenproletariat exploité par Wotan, de la manière dont habituellement on voit Alberich exploiter ses Nibelungen dans Rheingold. Castorf propose cette image non dans Rheingold, mais dans Walküre, sussurant que derrière le mot Walhalla se cache pouvoir et donc exploitation (et productivisme stalinien) et que Wotan et Alberich sont deux faces d’un même Janus bifrons.

Mais déjà, à l’orée même de l’exploitation du pétrole, naissent dans le même temps ses dérivés les plus destructrices. Pendant le récit de Wotan au deuxième acte, Brünnhilde distraite prépare les produits de mort, les produits explosifs, elle écoute d’une oreille légère le monologue de son père, et va recueillir dans de petites bouteilles qu’on insère ensuite dans une caisse, un suc issu d’une sorte d’alambic, le TNT…
Quant aux Dieux, ils n’ont pas de racine, ils sont partout et ils sont nulle part, et donc ils empruntent les usages  là où ils sont: Fricka arrive en scène au deuxième acte vêtue en princesse russe, comme on pourrait en voir dans un opéra de Glinka ou de Borodine. Elle arrive non en char tiré par des béliers, mais portée par un esclave qu’elle fouette, autre manière de montrer que Nibelheim est au Walhalla et que les Dieux sont comme les autres et comme ceux qu’ils combattent. Et Castorf, jamais avare de sarcasme et d’ironie, fait se retirer l’esclave un peu titubant et se frottant  le dos maladroitement, pour marquer la souffrance d’avoir porté la déesse. Rires dans la salle.
Ainsi donc alternent une vision traditionnelle de Die Walküre, on y trouve Notung (même si dédoublée au premier acte, plantée sur la terrasse et plantée sur un tronc dans le hangar où Siegmund vient l’arracher), on trouve les amants affolés et traqués, une Sieglinde apeurée (extraordinaire Anja Kampe), et en même temps Brünnhilde préparant des caisses de TNT,  et une explosion prémonitoire à l’écran, pour l’utiliser : le temps est bien marqué, il s’agit de 1942, le sabordage des champs pétrolifères de Bakou pour empêcher les allemands de les occuper et les exploiter lors de l’offensive allemande appelée Opération Edelweiss.
Le combat de Hunding et Siegmund a lieu dans ces circonstances, sans doute métaphoriques d’un combat plus planétaire, au total sans vainqueurs ni vaincus, écartelé entre l’extérieur et l’intérieur, écran et théâtre, réel projeté et réel figuré/représenté. Et le combat se voit sur l’écran, comme par regard interposé. Sieglinde, dehors, lance un hurlement animal, d’un volume phénoménal et déchirant, comme le hurlement des éternelles victimes. C’est ce qu’on retient de ce combat, hors les corps qu’on voit étendus et les visages figés, hors le geste de Siegmund, tentative vers Wotan le père qu’il rencontre pour la première fois, hors l’explosion des puits de pétrole.

La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le troisième acte commence par une Chevauchée marquée idéologiquement : le drapeau anarchiste risque de flotter sur ces puits, on se souvient aussi que les Tchétchènes et autres populations locales excédées par le totalitarisme stalinien ont profiter de l’arrivée allemande pour chercher à se libérer, fortement soutenus par les allemands : bref, les Walkyries ont pour mission là où elles sont, et elles sont partout, de  pourchasser ceux qui nuisent à la belle organisation pétrolifère et wotanienne, et tous ces révoltés s’écroulent près du but et meurent. Piétinant ces corps les Walkyries arrivent, vêtues des costumes de toute la société soviétique, dans le temps et dans l’espace, belles dames bourgeoises ou aristocratiques de la fin de l’ère tsariste, babouchkas, femmes de la Russie profonde (on dirait Marfa de la Khovantchina), musulmanes des états d’Asie centrale, princesses traditionnelles. Venues de tout le territoire et de toutes les époques, elles sont toutes vêtues comme des représentantes de la haute société et elles arrivent pour se réunir, quitter leurs oripeaux nécessaires pour tomber dans le monde, pour prendre des habits de Walkyries dignes de dames de revues de Music hall, casques argentés un peu punky, tenues de « maîtresses » de boite SM : le sérieux et la mort côtoient les paillettes, rien n’a de valeur, il n’y a plus d’échelle. Brünnhilde arrive avec Sieglinde en épais manteau de fourrure et en casque argenté punky, seule Sieglinde garde sa vague tenue de paysanne azeri.
Il faut noter aussi au passage les beaux costumes de Adriana Braga Peretski, costumes voyageurs eux aussi, variés, très inspirés pour certains de costumes de music hall, avec paillettes, lamé, des costumes d’apparence, mais jamais de substance, nous sommes à l’évidence au spectacle du monde, the show is going on.
Un autre élément à la fois intéressant et dérangeant,  les mêmes personnages apparaissent comme des figures différentes y compris d’un acte à l’autre. Il y a par exemple une plasticité de Wotan qui se présente sous des apparences diverses, dans l’Or du Rhin mauvais garçon, et le voilà dans le deuxième acte de Die Walküre, affublé d’une barbe de patriarche, à la russe.

Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Il est dans ce deuxième acte celui qui est la mémoire et qui rappelle les épisodes précédents, il est le chroniqueur, un peu le Pimen (de Boris Godunov) de la situation, il ressemble même avec sa grosse barbe à un Léon Tolstoï qui raconterait Guerre sans Paix chez les Dieux. Pendant que Brünnhilde à qui il devrait s’adresser prépare ses fioles de TNT, son discours devient un monologue intérieur, une méditation totalement fascinante, telle qu’elle est dite par Wolfgang Koch, avec un sens de la parole, un sens de la couleur hallucinants, et accompagnée à l’orchestre comme probablement jamais depuis Boulez je n’ai entendu dans ce deuxième acte un orchestre. Une méditation intérieure, fusionnelle entre parole et orchestre, l’orchestre dit ce que le chanteur dit, dans une osmose qui fait rentrer le spectateur en soi, qui crée y compris en lui la posture méditative. Un sommet.

Léon Tolstoï, portrait par Repin
Léon Tolstoï, portrait par Repin

Il est frappant de voir quel statut patriarcal Castorf lui donne ici, d’autant que dans l’acte suivant Wotan perd sa barbe (mais garde ses deux yeux et en perdra un, on verra pourquoi, dans Siegfried) et redevient une figure non de la mémoire, mais du futur immédiat, le jeune chef exigeant. Ces variations sont évidemment la conséquence de ce travail où temps et espace se mélangent et s’épousent, se contredisent et en tous cas voyagent sans cesse : Wotan est un Wanderer du temps et de l’espace et prend, tout comme les dieux de la mythologie, les apparences nécessaires exigées par les situations : tout est mouvant dans cet univers en fusion.
Le dialogue Brünnhilde Wotan du 3ème acte, est complètement différent par l’ambiance et par le propos de celui du second acte.  Les attitudes changent : Wotan plus jeune, plus vif, plus projeté vers le futur, Brünnhilde qui n’a pas ici l’attitude vaguement soumise et tendre qu’on connaît souvent dans ce duo. Cela bouge, cela discute ferme, cela s’oppose, et cela vit, d’une manière incroyable grâce à une diction de conversation qu’on a déjà entendue dans Rheingold.
Quant au final, il garde quelque chose d’une vision traditionnelle, c’est le tonneau cuve du premier plan qui s’enflamme (Il y a beaucoup de pétrole par ici…), tandis que Brünnhilde, vue à travers la vidéo  s’endort à l’intérieur du décor, qui tient du puits de pétrole, du château fort et surtout de la cathédrale merveilleusement éclairée (il faudrait de longues descriptions des sublimes éclairages de Rainer Casper) avec son immense clocher dominé par une étoile rouge (nous sommes en plein stalinisme).Elle s’endort les yeux ouverts, fixés dans l’attente, comme pour l’éternité, dernière image sublime qui montre aussi que Castorf sait provoquer les émotions.
La réussite de cette Walkyrie qui a triomphé de manière indescriptible auprès du public, doit rendre grâce à une distribution très équilibrée, voire quelquefois d’un niveau exceptionnel.

Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwanchoul Youn en Hunding est comme d’habitude remarquable de diction, et d’équilibre,   il campe un personnage glacial, violent avec son épouse, distancié, avec une voix bien posée, magnifiquement projetée.

Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Johan Botha est tout simplement merveilleux, merveilleux de style, de tendresse, de velouté vocal, une voix qu’il sait rendre puissante avec des sons incroyablement tenus (les Wälse du premier acte et surtout le Wälsungen Blut de la conclusion). On sait qu’il n’est pas un acteur de référence, mais Castorf tient compte dans ses mouvements et son jeu des capacités du chanteur, et il fait un Siegmund à la fois passionné, mais en même temps plutôt introverti, qui correspond bien à la couleur sombre et retenue imposée par Petrenko. Passion rentrée plus qu’exprimée, vagues intérieures et réprimées, une passion traversée (déjà) par l’angoisse.
Anja Kampe est vibrante. En petite difficulté dans le premier acte où la voix semble retenue et sortir sans éclat, elle explose au deuxième et au troisième acte. J’ai rappelé son cri final du deuxième acte déchirant, violent, mais en même temps performance inouïe, il faut aussi saluer l’extrarodinaire personnage campé et chanté au troisième acte, avec de merveilleux O hehrste Wunder ! Herrlichste Maid ! bouleversants.
Catherine Forster en Brünnhilde en revanche est un personnage intéressant, mais la voix a de sérieuses difficultés avec les hojotoho initiaux du deuxième acte, qui se résument à des cris stridents, pas toujours en mesure, si bien qu’elle en fait sauter un. Cette voix est étrange, fragile dans les graves peu soutenus et dans le medium où elle s’aide d’un vibrato peu agréable, mais dès qu’elle atteint le haut medium, l’aigu devient large, expansé, solide, charnu, comme si elle n’avait travaillé que l’homogénéité de l’aigu sans s’occuper du reste ; il en résulte des moments très inférieurs au niveau à mon avis requis, et d’autres d’une grande beauté…
La Fricka de Claudia Mahnke est un joli personnage de princesse russe un peu exigeante, la voix et correcte, mais ce n’est pas une Fricka de référence, on est loin d’une Elisabeth Kulman, entendue à Lucerne et qui cassait la baraque.

Les Walkyries sont plutôt bien distribuées, l’ensemble vocal (à part quelques stridences) bien homogènes, surtout chez les mezzo (Alexandra Petersamer, Okka von der Dammerau) et saluons aussi la mise en scène (complexe) sur plusieurs niveaux qui rend le son magnifiquement distribué dans l’espace.
Reste Wolfgang Koch, Wotan étonnant.
Étonnant parce que jamais en représentation vocale : il a choisi de travailler un discours au ton plutôt égal, très travaillé dans le détail. Les aigus y sont, mais attaqués avec subtilité, presque noyés dans le discours, c’est souvent comme du Sprechgesang, avec une incroyable variété de couleurs. C’est un Wotan qui impressionne par l’intelligence et la subtilité, un Wotan au chant presque mozartien (comme je l’ai rappelé dans Rheingold), avec une technique et un contrôle supérieurs, et un timbre chaleureux. Sans s’imposer par le volume (on est à l’opposé d’un Terfel), il s’impose par le discours, par le texte, par le dire. C’est tout à fait exceptionnel.
Exceptionnel, c’est un qualificatif encore inférieur à l’effet produit par la direction de Kirill Petrenko. Je le répète, depuis Boulez, et malgré les Barenboim, les Levine et autre Thielemann, qui furent (ou sont) les chéris du lieu, on n’a pas entendu depuis plusieurs dizaine d’années une lecture de cette hauteur, de cette intelligence, de cette parfaite adéquation au discours scénique. Un orchestre sans effets, sinon l’appui permanent au texte, comme un discours textuel qu’il porterait lui même (le deuxième acte, anthologique d’intelligence et de grandeur), une direction qui est tout sauf démonstrative, qui ne cherche pas à démontrer, qui ne cherche aucun effet de manche ou de baguette, et qui ne cesse de démontrer, qui ne cesse de montrer le discours wagnérien, avec un sens du détail, avec une lisibilité, une clarté uniques. Petrenko, c’est la chance de cette édition du festival, car c’est la profondeur, c’est l’invention, c’est la méditation, c’est aussi la passion, mais jamais explosive, toujours rentrée, toujours avec cette petite réserve qui nous prépare à la noirceur du futur. C’est un Wagner différent de tout ce qu’on entend actuellement, en ce sens, nous avons entendu dans la fosse une Walküre unique. Cristal et métal, fleuve, air, braise, sonore et mate. Le miracle.
On l’aura compris, il serait imbécile de vouer aux gémonies une telle entreprise. C’est la grandeur de Bayreuth d’oser Castorf, mais sans Petrenko, tout ce qui fait la singularité de ces moments disparaîtrait sans doute. Après ces Ring, il va rejoindre Munich son port d’attache. Compréhensible. Il faudra donc s’armer d’une probable longue, très longue patience pour le voir revenir dans cette fosse. C’est pourquoi il ne faudra à aucun prix rater le Ring 2015, son dernier. Mais avant de parler du futur, restons dans le miracle quotidien que constitue la musique de ce Ring, et dans la stimulation quotidienne que constitue le travail fascinant et intriguant de Castorf.

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WALKÜRE II  LE 11 AOÛT 2014 :

Beaucoup d’émotion, et une admiration de plus en plus forte si c’est possible pour le travail à l’orchestre de Kyrill Petrenko.

Juste quelques remarques sur cette seconde Walkyrie, qui a fonctionné sur le public comme la première. On ne peut que confirmer l’habileté de Wolfgang Koch à incarner Wotan au deuxième acte, son monologue face à Brünnhilde, devenu monologue intérieur dans la mise en scène (il reste souvent seul en scène pendant que Brünnhilde va préparer ses bombes), accompagné par un orchestre époustouflant, reste pour moi le sommet de la soirée.
L’orchestre me paraît plus libéré que lors de la première audition, presque plus lyrique. Toujours aussi fluide, toujours aussi présent dans sa modestie même, toujours aussi précis : on entend le moindre des sons, Petrenko accompagne plus qu’il ne dirige et le sentiment de globalité du spectacle n’en est que plus fort. Cette fois-ci, et plusieurs fois, le cœur a battu très fort et les yeux se sont mouillés.

Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une réserve cependant, et de taille : Anja Kampe en Sieglinde a eu un énorme succès, un triomphe indescriptible comparable seulement à celui de Petrenko qui fait hurler et taper des pieds toute la salle en délire, comme la veille dans Rheingold.
Pourtant, je suis très réservé sur sa Sieglinde. Le personnage est formidable en scène, elle vibre et fait vibrer, mais la voix reste quand même notoirement insuffisante pour le rôle. Cela a provoqué des discussions d’entracte, car beaucoup ont adoré sans réserves. Son premier acte pourtant est truffé, je dis bien truffé de problèmes à l’aigu. La voix manque de largeur pour le rôle, le souffle qui accompagne les aigus dans les passages est court, elle doit systématiquement s’y reprendre à deux fois, pousser d’abord, ouvrir après, avec un fort vibrato et certains aigus sont savonnés ou ne sortent pas, d’autant que le tempo installé par le chef en accord avec la mise en scène est plutôt lent et la met en difficulté. Cela va mieux aux deuxième et troisième acte, qui sont plus dramatiques et donc passent mieux en scène, mais la largeur des aigus reste problématique. Nous sommes quelques uns à l’avoir ressenti, et certains mêmes plus violemment que moi : comme dans sa Senta à la Scala, comme dans sa Leonore (Fidelio) avec Abbado, on entend les problèmes d’homogénéité vocale d’une voix forcée. Si cela continuait ainsi, je ne sens pas une longue carrière encore, malgré les évidentes qualités d’engagement de l’artiste.

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Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est “un parmi d ‘autres” identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON DE MUNICH

Le Nationaltheater de Munich
Le Nationaltheater de Munich

L’Opéra de Munich est un de mes lieux favoris, et c’est évidemment avec curiosité que j’attends la publication du programme de la saison, d’autant qu’avec un orchestre remarquable et un directeur musical qui s’installe comme l’un des grands chefs d’opéra de ce temps, il y a de quoi stimuler la curiosité, et nourrir conséquemment Air France, Lufthansa, la DB et la SNCF.
J’ai un peu tardé, et vous avez sans doute déjà consulté le site de la Bayerische Staatsoper; mais je vais essayer de commenter ce qui s’annonce à Munich pour 2014-2015.
Je le répète souvent, il vaut peut-être mieux économiser sur les sorties lyriques parisiennes et se préparer quelques week-ends munichois. La saison 2014-2015 est riche et variée (des dizaines de titres), et il y a donc du choix, même si le système de répertoire ne garantit pas chaque soir le paradis.
Munich, c’est d’abord le théâtre de tradition pour Wagner et Strauss, on se concentrera d’abord sur l’offre afférente…

Kirill Petrenko, néo-GMD qui construit à la fois son répertoire et sa réputation exerce évidemment une forte attraction: les parisiens lui ont fait un triomphe pour le récent Rosenkavalier (18 mars dernier) au TCE.
En 2013-2014, il a dirigé Puccini, Strauss, Tchaïkovski, Mozart, Moussorgski et bientôt Zimmermann. En 2014-2015, il dirigera une nouvelle production de Lulu de Berg (ms en scène: Dmitri Tcherniakov) et de Lucia di Lammermoor  (ms en scène: Barbara Wysocka) et les reprises du Ring des Nibelungen si réussi de Andreas Kriegenburg, de Die Frau ohne Schatten (K.Warlikowski), de Die Soldaten (A.Kriegenburg). Peu d’œuvres, mais des représentations du Ring qui s’étendent de février à avril. Pris à Bayreuth par le Ring, il ne dirigera pas non plus pendant le Festival 2015 du mois de juillet, pas plus qu’il ne dirige en 2014.
Si vous allez à Munich pour le Festival de juillet, choisissez des spectacles qu’il ne dirige pas pendant la saison : par exemple, sa direction musicale (notamment pour Frau ohne Schatten) est telle qu’il vaut mieux se réserver pour aller voir la production pendant la saison, d’autant que les prix sont moindres en général.

Si l’on se concentre d’abord sur les nouvelles productions dirigées par Kirill Petrenko :
En janvier-février :
Lucia di Lammermoor :

8 représentations du 26 janvier au 11 février, reprise en juillet pour 2 soirées, mais avec le routinier Stefano Ranzani la baguette…
Kirill Petrenko dirigera Diana Damrau, pour qui c’est une prise de rôle sur scène (elle l’a déjà fait pour la radio), Fabio Maria Capitanucci sera l’horrible Enrico, Pavol Breslik (le Tamino parisien) le gentil Arturo, et l’excellent Georg Zeppenfeld sera Raimondo Bidebent. La mise en scène est confiée à Barbara Wysoka, artiste polonaise, ex-actrice, qui a encore peu travaillé à l’opéra, mais qui témoigne de la vitalité actuelle de la scène polonaise.

Lulu : Le chef d’œuvre de Berg est confié à Dmitri Tcherniakov, dont on espère qu’il va tirer une vision originale et stimulante. 5 représentations seulement, du 25 mai au 10 juin 2015. C’est Marlis Petersen qui sera Lulu, et Daniela Sindram la Geschwitz, des dames plutôt jeunes alors qu’on a l’habitude de voir une Geschwitz plus mûre. La distribution est de bon niveau (Matthias Klink en Alwa, Hartmut Welker en Schigolch), mais on attendra beaucoup du Dr Schön de Bo Skhovus, un rôle qui devrait lui aller comme un gant. Evidemment, à ne pas manquer.

Les reprises dirigées par Kirill Petrenko :
Fin octobre 2014, Die Soldaten, de Zimmermann dont la première a lieu en mai prochain dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg, auteur du magnifique Ring munichois : 3 représentations du 31 octobre au 4 novembre, dans la distribution de la première, avec notamment Barbara Hannigan, Hanna Schwartz et Michael Nagy . A ne pas manquer si on a raté les représentations de mai, et même sans doute si on y était.

En décembre, faites vous le cadeau de Noël d’aller voir et entendre Die Frau ohne Schatten (20, 23, 27 décembre 2014) dans la mise en scène de K.Warlikowski et surtout pour la direction musicale époustouflante de Petrenko avec une distribution modifiée : Robert Dean Smith en Empereur et non Johan Botha, ça c’est plutôt bien, mais pas mieux, Ricarda Merbeth en impératrice et non Adrianne Pieczonka, ça c’est moins bien…et toujours Deborah Polaski en nourrice, et le couple teinturier et femme du teinturier Wolfgang Koch et Elena Pankratova.

Enfin, las but not least, du 20 février au 2 avril, une série de représentations des quatre journées du Ring, pas vraiment regroupées pour favoriser le voyage, il faudra sans doute soit prendre une semaine du 22 mars au 29 mars pour s’engouffrer dans la totale, soit y aller deux fois en fractionnant (par exemple 27/28 février et 26 et 29 mars) : quatre Rheingold, quatre Walküre, trois Siegfried et quatre Götterdämmerung. Même si Nina Stemme ne sera pas la Brünnhilde du Crépuscule (regrets éternels…), on est devant une de ces distributions qui vont bien faire chauffer la salle : songez, Rheingold, Elisabeth Kulman en Fricka (elle est extraordinaire), Thomas J.Mayer en Wotan et Tomasz Konieczny en Alberich,, Walküre Thomas J.Mayer en Wotan, Anja Kampe en Sieglinde, Evelyn Herlitzius en Brünnhilde, Elisabeth Kulman en Fricka et Stuart Skelton (bon chanteur) en Siegmund, avec le Hunding de Gunther Groissböck ; Siegfried, Stephen Gould (Siegfried), Catherine Naglestad (Brünnhilde), Andreas Conrad (Mime), Thomas J.Mayer en Wotan, Christof Fischesser en Fafner et Tomasz Konieczny en Alberich ;  Götterdämmerung, Petra Lang (Brünnhilde)…on aurait préféré Nina mais enfin…avec Stephen Gould en Siegfried, Alejandro Marco-Burmeister en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune (elle m’avait déçu à Lucerne) et toujours Tomasz Konieczny en Alberich.
Avec un chef pareil, une distribution pareille, une mise en scène pareille, peut-on éluder le voyage de Munich ?

 

Mais à Munich, il n’y a pas que Kirill Petrenko et certaines autres nouvelles productions vont intéresser ou faire courir le monde lyrique à commencer par cette Affaire Makropoulos (Vēc Makropoulos) de Janáček dirigée par le jeune chef tchèque Tomáš Hanus et mis en scène par Árpád Schilling. Árpád Schilling, qui est hongrois, est inconnu du grand public en France, mais il est tenu comme l’un des metteurs en scènes les plus intéressants de ces dernières années, bien que le Rigoletto qu’il a justement produit à Munich n’ait pas fait l’unanimité. C’est Nadja Mickael, habituée de Munich qui sera Emilia Marty, face à l’Albert de Pavel Černoch et le Jarolslav Prus de John Lundgren. Le livret de l’opéra devrait sans doute inspirer un metteur en scène novateur comme Schilling. (5 représentations en octobre – jusqu’au 1er novembre et une reprise en juillet 2015).
La production qui fera courir les foules, c’est en novembre sans nul doute Manon Lescaut de Puccini, dirigée par Alain Altinoglu, dont la gloire internationale s’élargit en même temps que son répertoire, avec une prise de rôle pour Anna Netrebko et pour Jonas Kaufmann, qui chante décidément tous les grands Puccini (Mario, Rodolfo, Dick Johnson, et maintenant Des Grieux). Mais l’excitation ne s’arrêtera pas là, pour parfaire l’événement, Nikolaus Bachler a confié à Hans Neuenfels la mise en scène, qui en fera sans doute de quoi faire hurler les petits et grands bourgeois venus pour Anna et Jonas. Rappelons qu’Hans Neuenfels, qui est une des gloire du théâtre en Allemagne depuis des dizaines d’années (il a près de 70 ans), n’a pas eu l’heur d’être encore invité en France…
7 représentations en novembre-décembre 2014 du 15 novembre au 7 décembre et deux représentations les 28 et 31 juillet 2015.

Deux nouvelles productions éclaireront le Festival 2015 :

Pelléas et Mélisande
de Debussy, pour 4 représentations (du 28 juin au 7 juillet) dans l’espace wagnérien du Prinzregententheater, dirigé par Constantinos Carydis et mis en scène par Christiane Pohle, avec la Mélisande du moment, Elena Tsallagova, un nouveau Pelléas Elliot Madore, et le Golaud de l’excellent Markus Eiche l’Arkel d’Alistair Miles.

Arabella fera sans doute courir, pour Anja Harteros notamment et une solide distribution : Kurt Rydl en Graf Waldner, Doris Soffle en AdelaIde, la très fraiche Hanna Elisabeth Müller en Zdenka, le Matteo désormais habituel de Joseph Kaiser, et le Mandryka de Thomas J.Mayer. L’orchestre sera dirigé par Philippe Jordan, bien connu des français, et la mise en scène à Andreas Dresen dans des décors de Matthias Fischer-Dieskau. Trois fils de leur père : Philippe Jordan fils d’Armin, Andreas Dresen fils d’Adolf Dresen (Wozzeck d’Abbado à Vienne) et Matthias Fischer-Dieskau fils de Dietrich…

Les titres des reprises de répertoire, excepté celles dirigées par Kirill Petrenko que nous avons déjà signalées sont nombreux, et chaque titre affiche une distribution au moins correcte, je signale au passage ce qui est digne de voyage :

–       Bellini : Norma en juin 2015 : Sondra Radvanovski et Ekaterina Gubanova

–       Bizet : Carmen en décembre 2014

–       Donizetti : L’Elisir d’amore, pas mal distribué (Siurina, Perez, Maestri , Brownlee etc…) décembre 2014/janvier 2015 et avril 2015.

–       Donizetti : Roberto Devereux, pour les inconditionnels d’Edita Gruberova, dirigé par Friedrich Haider avec outre la grande Edita, Sonia Ganassi, Alexey Dolgoj, Franco Vassallo (mise en scène Christof Loy) en avril et juillet 2015.

–       Humperdinck : Hänsel und Gretel, mise en scène de Richard Jones, en novembre (3 rep.) et en janvier (3 rep.) avec une distribution presque entièrement confiée à la troupe et les excellentes Tara Erraught et Angela Brower en Haensel et Hanna-Elisabeth Müller en Gretel, mais aussi les non moins excellents Sebastian Holecek et Markus Eiche, et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke.

–       Monteverdi : L’Orfeo pour trois représentations en juillet 2015 (production de David Bösch) dirigé par Christopher Moulds et surtout avec Christian Gerhaher en Orfeo, ce qui ne peut se manquer

–       Mozart : La Clemenza di Tito en octobre 2014 dans la récente production de Jan Bosse, dirigée par Oksana Lyniv (si je ne me trompe, c’est l’assistante de Kirill Petrenko) avec Kristine Opolais, et un nouveau Titus, Daniel Behle.

–       Mozart : Cosi’ fan tutte, pour 3 représentations en février 2014 avec au pupitre Jeremy Rhorer avec Sonya Yoncheva en Fiordiligi dans une mise en scène archéologique de Dieter Dorn.

–       Mozart : Don Giovanni, mise en scène Stephan Kimmig, direction Constantinos Carydis, dans une belle distribution : Christopher Maltman (Don Giovanni) et Alex Esposito (Leporello), Véronique Gens (Elvira) et Erin Wall(Anna) et Ain Anger (Il Commendatore) pour trois représentations début janvier 2015.

–       Mozart : Die Entführung aus dem Serail (production Martin Duncan) dirigé en septembre-octobre 2014 par Constantin Trinks et en mars par Ivor Bolton, pas mal distribué non plus avec la très fraiche Lisette Oropesa  et Brenda Rae en Konstanze, Javier Camerana et Daniel Behle en Belmonte, et en Osmin, Albert Pesendorfer et Peter Rose.

–       Mozart : Le nozze di Figaro en décembre 2014 pour 4 représentations dirigées par Ivor Bolton et très bien distribuées (vieille production Dieter Dorn) avec Véronique Gens (La comtesse), Gerard Finley (Le comte), Georg Zeppenfeld (Bartolo), Anita Hartig (Susanna), Luca Pisaroni (Figaro) et Angela Brower (Cherubino)…une des meilleures distributions possibles aujourd’hui.

–       Mozart : Die Zauberflöte en décembre 2014 (Direction Dan Ettinger) et juin 2015 (Direction Asher Fisch) avec en alternance en Sarastro Günther Groissböck et René Pape, en Tamino Charles Castronovo et Matthew Polenzani, en Pamina Hanna-Elisabeth Müller et Genia Kühmeier, en reine de la Nuit Ana Durlovski et Mandy Fredrich et en Papageno Christian Gerhaher et Michael Nagy. Voilà là-aussi deux distribution enviables.
Ainsi, l’opéra de Munich a programmé en 2014-2015 tous les grands Mozart, Idomeneo excepté, et dans des distributions globalement très satisfaisantes.

–       Offenbach, Les contes d’Hoffmann, dans la production de Richard Jones, dirigé comme cette année par Constantin Trinks pour trois représentations fin mars-début avril. Dans la distribution, on notera le retour de Rolando Villazon dans Hoffmann, l’Antonia de Genia Kühmeier, l’Olympia de Jane Archibald et les qautre rôles de méchant pour l’excellent Christian van Horn, que l’on ne voit pas suffisamment sur les scènes européennes. Encore cette fois Nikolaus Bachler et son responsable de programmation Pål Moe (une légende des programmateurs) ne se moquent pas du public.

–       Puccini, La Bohème, dans la vieille production d’Otto Schenk (celle que je vis avec Freni, Pavarotti, Kleiber) pour trois représentations en janvier dirigées par Dan Ettinger, avec Anita Hartig en Mimi.

–       Puccini, Madama Butterfly, (prodcution de Wolf Busse) pour trois représentations en février 2015 dirigées par le pâle et routinier Stefano Ranzani (ex membre de l’orchestre de la Scala), avec Kristine Opolais, Joseph Calleja en Pinkerton et Markus Eiche en Sharpless.

–       Puccini, Tosca, dans la production Bondy vue à la Scala et au MET, mais créée à Munich, pour trois représentations en septembre 2014, dirigées par Asher Fisch, mais dans une distribution enviable : Anja Harteros qui revient à Tosca (qu’elle a enregistrée avec Mehta), Marcello Giordani en Mario et Thomas Hampson en Scarpia…

–       Rossini, La Cenerentola, dans la légendaire production de Jean-Pierre Ponnelle pour 3 représentations en mars 2015 dirigées par Antonello Allemandi, avec Isabel Leonard, Vito Priante, Javier Camerana et l’Alidoro d’Ildebrando D’Arcangelo. Une jolie distribution dans ce cas aussi.

–       Rossini, Guillaume Tell, dans la production qui sera créée au festival 2014 de Antù Romero Nunes, dirigée par Dan Ettinger pour trois représentations en janvier 2015 dans sa version française. Michael Volle sera Guillaume, Mathilde Krassimira Stoyanova, et le redoutable rôle d’Arnold Yosep Kang.

–       Rossini, Il Turco in Italia, dans une très bonne distribution dirigée par Paolo Arrivabeni : Alex Esposito, Olga Peretyatko, Antonino Siragusa. 3 représentations fin novembre début décembre dans la production de Christof Loy.

–       R.Strauss, Elektra, qui revient dans la production d’Herbert Wernicke, dirigée par Asher Fisch, dans une notable distribution : Irene Theorin (en juillet Evelyn Herlitzius), Waltraud Meier, Ricarda Merbeth (comme à Paris, mais avec Piczonka comme à Aix en juillet) pour 3 soirs en mai 2015 et 2 soirs en juillet. Et l’Orest de Günther Groissböck.

–       R.Strauss, outre Frau ohne Schatten qu’on a vue plus haut, retour de Die schweigsame Frau sur la scène munichoise. Aucune chance de voir une production à Paris, alors vaut un voyage pour écouter cette œuvre peu donner de Strauss et pourtant passionnante. Cinq représentations en septembre-octobre 2014, deux en juillet 2015, dans la mise en scène échevelée de Barry Kosky, avec Franz Hawlata dans Sir Morosus et l’Henry Morosus de Daniel Behle (en automne) et Toby Spence (en juillet).

–       Tchaïkovski, Eugène Onéguine, pour quatre représentations en mai 2015 et trois en juillet dirigées par Dan Ettinger, dans la production Walikowski dont on a parlé dans ce blog, avec Kristine Opolais comme cette année, mais deux nouveaux  (et remarquables) Onéguine en alternance : Michael Nagy en mai et Mariusz Kwiecien en juillet, et le Lenski d’Alexey Dolgov.

–       Verdi, Falstaff dirigé par Asher Fisch pour quatre représentations en février 2015 dans la production de Eike Gramss avec Ambrogio Maestri en Falstaff, Simon Keenlyside en Ford, et Véronique Gens en Alice Ford. Notable cast.

–       Verdi, La Forza del Destino, pour trois soirs début mai dirigé par Asher Fisch, dans la production créée cette année de Martin Kušej, avec au rendez-vous le trio gagnant Anja Harteros, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier et un Melitone sûrement truculent, Ambrogio Maestri. Il faut faire le voyage…

–       Verdi, Don Carlo, pour trois représentations en juillet dans la production de Jürgen Rose, dirigées par Asher Fisch, avec René Pape, Anja Harteros, Anna Smirnova, Simon Keenlyside, et Ramon Vargas à la place de Jonas Kaufmann…Pas mal quand même.

–       Verdi, Nabucco, pour trois représentations en novembre dirigées par Paolo Carignani dans la production de Yannis Kokkos, avec Ambrogio Maestri dans Nabucco, mais le reste de la distribution est moyen à médiocre : Paoletta Marrocu dans Abigaille est en revanche inquiétante…

–       Verdi, Rigoletto pour trois représentations en novembre très alimentaires, dans la prodcution d’Árpád Schilling et dirigées par Stefano Ranzani et le trio Calleja, Vassalo, Siurina…sans intérêt

–       Verdi, Simon Boccanegra, pour trois représentations en octobre 2014, dans l’intéressante production de Dmitri Tcherniakov et avec la direction musicale de Bertrand de Billy, ce qui nous garantit au moins un niveau correct. Du côté chanteurs, c’est plus diversifié: Platanias, Farnocchia, Belosselskij.

–       Verdi, La Traviata, pour quatre représentations en mai dirigées par Oksana Lyniv, dans la production de Günter Krämer (l’évocation seule de ce nom…) dans une distribution un peu passe-partout : Ermonela Jaho, certes, et entourée de Pavol Breslik et Alexei Markov.

–       Verdi, Il Trovatore, dans la mise en scène d’Olivier Py pour quatre représentations dirigées par Paolo Carignani fin janvier début février 2015, avec Anja Harteros, Anna Smirnova, Vitalij Bilyy et, à la place de Kaufmann, Yonhoon Lee.
-Wagner, outre le Ring, sont programmées pour le Festival 2015 deux représentations intéressantes de Tristan und Isolde, dirigées par Philippe Jordan, avec Waltraud Meier et Peter Seiffert, René Pape (Marke) et Elisabeth Kulman (Brangäne) et Alan Held en Kurwenal. Certes, la production de Peter Konwitschny affiche son âge, mais ce sont des soirées à noter vu une distribution tout de même notable.

 

Signalons en outre une saison de concerts aux programmes bien calibrés, dont le premier les  29 et 30 septembre, sera dirigé par Petrenko, dédié à Mahler affiche les Rückert Lieder (avec Olga Borodina) et la Symphonie n°6 Tragique. Petrenko en dirihe trois, les deux autres étant confiés à Gianandrea Noseda et à Zubin Mehta.
Je signale pour finir un concert de chambre au Cuvillies-Theater le 10 juillet 2015 qui devrait intéresser : Le Journal d’un Disparu de Janáček, avec Pavol Breslik (et Amir Katz au piano).

J’ai tenu cette année à afficher à la fois les nouvelles productions et toutes les représentations de répertoire, pour que le lecteur puisse vérifier un niveau moyen qui place Munich assez haut dans la hiérarchie des maisons d’opéra. Comparez l’ordinaire de certaines autres maisons et vous comprendrez que les munichois ont de quoi être satisfaits, au moins pour les distributions. Pour les chefs, cela reste encore globalement gris, quelques étoiles exceptées…[wpsr_facebook]

 

DE NEDERLANDSE OPERA 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON D’AMSTERDAM

Plus proche que New York, à portée de TGV (même si le Thalys pratique des prix exorbitants) qui permet l’aller-retour dans la journée, Amsterdam reste un théâtre toujours attirant. Il est rare d’y voir des spectacles médiocres: mise en scène soignées, distributions bien équilibrées et bien construites, direction musicale de grande qualité. En allant à Amsterdam, on a toujours la garantie de voir au moins un spectacle qui tient la route, même si ce n’est pas forcément le spectacle de l’année. N’ayant pas d’orchestre maison, on peut y entendre la plupart des formations néerlandaises. La saison prochain sera fortement marquée par Wagner: deux cycles complets du Ring (fin janvier-mi février) et des représentations séparées de Siegfried (septembre) et Götterdämmerung (Novembre) avec le Nederlands Philharmonisch Orkest . Pas de nouvelle production, il s’agit de la production jolie mais sage de Pierre Audi dans des décors de Georges Tsypin, pas de nouveau chef, c’est Hartmut Haenchen qui a toujours porté ce Ring qui le portera à nouveau. je sais qu’il n’est pas toujours apprécié et je trouve cela injuste. Quant à la distribution,  pour le rôle de Siegfried elle varie entre septembre-novembre (Stephen Gould) et janvier-février (Stig Andersen). On préfèrera Gould; on y écoutera avec attention la Sieglinde de Catherine Naglestad face à la Brünnhilde de Bayreuth, Catherine Foster, quant à Wotan, ce sera Thomas Johannes Mayer. Une distribution intéressante, solide, composée de chanteurs de référence dans le monde wagnérien.

Les saisons d’Amsterdam sont toujours très équilibrées et s’appuient sur tous les répertoires, du baroque au contemporain. On y verra donc en octobre Armide de Glück, avec le Nederlands Kamerorkest, et ce sera sans doute un événement, puisque c’est l’échevelé Barrie Kosky, directeur de la Komishe Oper de Berlin qui en signera la mise en scène, la direction étant confié à un spécialiste de ce répertoire, Ivor Bolton. En décembre, Marc Albrecht, directeur musical de l’Opéra d’Amsterdam, y dirigera le Residentie Orkest (L’Orchestre de la Résidence de La Haye) dans  Le joueur de Prokofiev assez rare sur nos scènes (le livret n’est pas facile il est vrai) dans une mise en scène d’Andrea Breth avec  Nadja Michael. Le répertoire italien sera représenté par Lucia di Lammermoor (mars-avril), avec le pâle Carlo Rizzi dirigeant le Nederlands Kamerorkest avec Marina Rebeka dans une mise en scène de Monique Wagemakers et surtout par le Falstaff de fin de saison (juin 2014) , dans la mise en scène de Robert Carsen (Covent Garden, Scala, MET) avec Daniele Gatti au pupitre du Koninklijk Concertgebouworkest, deux motifs pour y courir, avec une distribution solide (Ambrogio Maestri, Daniela Barcellona, Fiorenza Cedolins, Christian van Horn) qui devrait valoir le voyage.
Arabella
de Strauss, prévue en avril et mai, affiche une distribution honnête dominée par Annette Dasch dans Arabella, avec Charlotte Margiono, Agneta Eichenholz et James Rutherford dans Mandryka, dirigée par Marc Albrecht dont c’est le répertoire avec le Nederlands Philharmonisch Orkest dans une production de Christof Loy que je n’apprécie pas toujours.
En revanche le Faust programmé en mai 2014 semble bien attirant par le cast affiché: Michele Fabiano dans Faust, Mikhail Petrenko dans Mephisto et la jeune Sonya Yoncheva dans Marguerite. J’ai déjà dit l’impression excellente faite par  cette jeune chanteuse à Monte Carlo dans Traviata, il sera fort intéressant de l’entendre dans Marguerite. Elle y sera entourée de l’excellente Marianne Crebassa (Siebel) et de l’inusable Doris Lamprecht dans Marthe. De plus Marc Minkowski dirigera le très bon Rotterdam Philharmonisch Orkest. Beaucoup d’arguments militent donc pour le voyage, d’autant que la mise en scène est assurée par Alex Ollé et la Fura dels Baus.
Pas de saison à Amsterdam sans une création (en général en collaboration avec le Holland Festival), ce sera cette fois Laïka, du nom de la chienne qui pour la première fois fut envoyée dans l’espace avant Gagarine. le livret de P.F.Thomèse est une pièce ironique et satyrique sur la volonté d’un présentateur vedette de la TV de fuir le monde pour tourner éternellement dans l’espace, attiré par Gagarine et Laïka dans leur voyage éternel. On peut même vivre sans TV. L’orchestre Asko|Schönberg et le choeur VOCAALLAB seront dirigés par Etienne Siebens dans une mise en scène de Aernout Mik, célèbre plasticien néerlandais.
On pourra donc sans crainte passer quelques week ends ou même seulement quelques dimanches à Amsterdam; pour ma part j’en vois cinq possibles: Siegfried et Götterdämmerung en septembre et novembre, Armide en Octobre, Faust en mai et Falstaff en juin, et les plus curieux pourront y ajouter Le Joueur en décembre. L’abondance de l’offre et la bonne qualité moyenne plaident pour Amsterdam.
D’ailleurs dès cette année prenez y vos marques en allant voir Die Meistersinger von Nürnberg (juin 2013, mise en scène David Alden) avec Thomas Johannes Mayer, Adrian Eröd, Roberto Sacca et Ana Maria Martinez (Direction Marc Albrecht) et surtout Death in Venice de Britten dans la production de l’ENO (Deborah Warner) avec l’excellent John Graham Hall  et sous la direction d’Edward Gardner à la tête du Rotterdam Philharmonic Orchestra.
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BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, GÖTTERDÄMMERUNG le 27 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Nous voici au terme du voyage. C’est toujours avec un peu de mélancolie qu’on aborde Götterdämmerung, le plus long des quatre, mais aussi le plus rapide, au sens où si cela fonctionne, les scènes s’enchaînent et on arrive à la fin sans voir le temps passer, dans l’attente de l’embrasement final. C’est aussi l’opéra qui signe souvent la réussite de l’ensemble, voyage de Siegfried sur le Rhin, marche funèbre de Siegfried, air final de Brünnhilde et embrasement du Walhalla sont autant de moments qui marquent une production.
Par exemple, le Crépuscule de Lepage au MET est un ratage, tout comme celui de Krämer à Bastille, celui de Braunschweig d’Aix et Salzbourg , malgré un ensemble assez plat, était suffisamment élégant pour sauver le souvenir qu’on gardait de la production. On attendait avec une curiosité mêlée d’anxiété ce qu’Andreas Kriegenburg a envisagé pour conclure le cycle.

De nouveau la surprise est totale. Le point de vue change. On passe cette fois après les images assez dépouillées du mythe dans Siegfried  (sauf la scène étourdissante de la forge) dans le monde contemporain dans ce qu’il a de plus vulgaire, centres commerciaux, univers de métal et de verre, alors que l’univers jusque là était marqué plutôt par le bois, personnages pourris d’argent et d’amoralité. Certains d’ailleurs reprochent à cette mise en scène de ne pas proposer de ligne esthétique cohérente, de modifier les angles d’attaque. Je crois au contraire que la vision de Kriegenburg est d’une terrible logique. Ce qui perd Siegfried, c’est qu’il passe du mythe à l’humanité d’aujourd’hui. Une humanité de toute manière condamnée, comme nous le souligne la scène des Nornes, dans le contexte du tsunami et de Fukushima.

Acte I_1: les Nornes ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Dans une salle d’attente, des personnages assis sur leurs valises sont passés au compteur Geiger et on mesure leur radioactivité: les Nornes passent entre eux, et tissent le fil du destin en les entourant, jusqu’à ce que, prisonniers de ces fils qui s’entremêlent, ils les brisent sans le vouloir. L’humanité marque elle-même la fin de son monde…
La scène se vide et laisse paraître un espace nu délimité par des panneaux de bois, et Brünnhilde, tandis que retentit la musique, peint sur les bras de son héros des sortes de tatouages guerriers: le monde des héros est celui du mythe et de la guerre. Il n’y a que les deux personnages dans cet espace limité et plus réduit que dans les autres journées, une sorte d’espace de l’intime, mais aussi du total isolement.

Le voyage de Siegfried sur le Rhin ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

On passe au fameux voyage de Siegfried sur le Rhin, sorte d’image d’album un peu enfantine, où Siegfried navigue dans une barque très schématique et un peu instable dans un Rhin formé comme dans Rheingold, d’humains, recroquevillés, avec leur veste sur la tête, de manière que les doublures des vestes fassent, en remuant,  à la fois reflet et scintillement. Mais avant la fin de l’intermède musical, tout le monde se lève, remet sa veste à l’endroit et circule comme une foule compacte en costume, dans le nouvel espace qui s’ouvre, de métal et de verre, centre commercial (on voit Hermès, la Bottega Veneta etc…), ou banque où sont projetés des “Gewinn” (Gain!) comme principe de fonctionnement de ce monde, dominé au centre par la sculpture d’une sorte de main sanglante et

Vision des travées ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

entourée de travées où circulent des employés. Les employés se pressent et bousculent Siegfried qui ne comprend rien, essaie d’interpeller quelqu’un, mais est bousculé, marginalisé dans un monde qu’il va visiter et qui n’est pas le sien. Siegfried tombe dans le Monde qu’il ne comprend pas: son destin est inscrit dans cette première image.

Car dans ce monde, pas de chevalerie, de chevaux, d’armures: les armures sont sous vitrine, le cheval également (près de la vitrine Hermès), pas de place pour l’épée: la guerre est ailleurs, et “l’argent fait tout”. Ainsi les Gibichungen sont immédiatement ramenés à leur médiocrité: Günther (l’excellent Iain Paterson) passe son temps à lutiner les femmes de ménage, leur demande des gâteries (toute allusion…), va jusqu’à lancer une balle de golf entre les jambes ouvertes d’une de ces femmes, et devient presque un personnage dérisoire de comédie , tout comme

©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Gutrune (Anna Gabler) qui se balance sur un cheval à bascule en forme d’Euro (allusion au monument à l’Euro devant la Banque centrale européenne à Francfort), le tout dans un espace de verre et de métal, immense hall comme on en voit tant dans les lieux de consommation effrénée.

Seul Hagen, un imposant Hans-Peter König, reste à distance. En ce sens, même si c’est plus appuyé qu’ailleurs, on avait déjà ce type de regard très distancié sur des Gibichungen plus ou moins pourris par l’argent et le pouvoir aussi bien chez Tankred Dorst que chez Jürgen Flimm, les deux à Bayreuth. Ce n’est pas une vision neuve, mais c’est le traitement théâtral, les gestes, les expressions, qui sont d’une incroyable précision, et d’une attention rare au texte. Siegfried tombe dans un tel contexte comme un chien dans un jeu de quilles: il faut le voir refuser les signes de classe que sont les cigares, ou les cocktails, il faut voir à l’inverse Günther lors de l’échange des sangs, là où Siegfried se taillade le bras joyeusement avec Nothung,  se piquer le doigt très timidement et boire le tout d’un air dégoûté: le monde d’aujourd’hui n’est pas un monde de héros, tout courage a été abdiqué, il ne reste que” le luxe et même la mollesse”. Gutrune d’ailleurs est une belle femme-objet un peu vaine et un peu vide, qui sauf à se dandiner sur son Euro, joue à la séductrice, se donne à voir et à toucher dans une longue robe rouge à la traîne excessivement longue dont elle fait un voile lors du serment du sang et de la “Bruderschaft”, image d’une Madone du désir assez réussie. Et lorsque Siegfried boit la boisson de l’oubli, après avoir refusé, dans un  moment désopilant, un cocktail compliqué qu’il n’arrive pas à boire tant le verre contient d’objets (parasol en papier etc…), le piège se referme: il épouse ce monde pourri en regardant  Gutrune et il en épouse les codes: on a toutes les peines du monde à lui trouver un costume trois pièces à sa taille !
La scène suivante nous fait revenir au rocher, et à Brünnhilde, isolée, inquiète, triste. Waltraute sa soeur (une magnifique Michaela Schuster), hésite à lui rendre visite. Elle esquisse une entrée latérale, mais s’y refuse, et puis elle s’y résout bravement, elle a perdu de la superbe des Walkyries, est affligée de tics (elle se secoue nerveusement la poussière) et difficilement entre en contact avec sa sœur après le salut chaleureux de Brünnhilde; laquelle est bien loin des préoccupations des Dieux: au début du récit, elle s’allonge négligemment sur le banc du fond, et écoute la sœur d’une oreille qui paraît distraite. Ce n’est que lorsqu’elle comprend ce qu’on vient lui demander (l’anneau) qu’elle se raidit, tandis que l’autre finit par se détendre et pour se mettre à l’aise et enlève ses bottines fatiguées: chassée par Brünnhilde, elle partira tristement, les bottines à la main, presque déchue: une scène magnifiquement réglée, pleine de détails qui font sens.
Siegfried entre alors, vêtu du costume trois pièces bleu et du Tarnhelm. Contradiction dans les signes, l’un le costume, renvoie au monde auquel il s’est malgré lui soumis, et l’autre à celui dont il vient, le monde des mythes et des hauts faits. Pas étonnant que le Tarnhelm lui pèse, tombe, et qu’il ait apparemment des hésitations et des difficultés à faire violence à Brünnhilde: dans l’ici-bas la violence est la force des faibles. Le signe le plus terrible, il retire sa ceinture pour en faire le lien avec lequel il va traîner Brünnhilde et il arrache l’anneau pour en faire un ornement, là où Brünnhilde en fait un symbole. Siegfried en buvant le philtre de l’oubli devient un banal monstre.
A ce moment de l’opéra, on comprend les enjeux du Crépuscule montrés par la mise en scène. Alors que dès le début l’humanité est condamnée, le monde des Gibichungen, des Günther et des Gutrune est le monde du consumérisme, du culte de l’or et de la futilité, de l’oisiveté des nouveaux riches (on pense aux oligarques russes) un monde aussi où il n’y plus de hauts faits, un monde de la lâcheté et de  perversion des valeurs: notre monde, perdu d’avance. Paradoxalement, le seul qui partage avec Brünnhilde le savoir de l’histoire et des mythes, c’est Hagen: c’est lui qui continue le combat mythique contre les Dieux,  en utilisant le monde minable qu’il a sous la main et en s’appuyant sur lui. Cette mise en scène, qui épargne étrangement Hagen, toujours un peu extérieur, qui regarde les pantins évoluer et qui les manœuvre construit une vision terrible du monde contemporain. Le Crépuscule des Dieux est aussi celui des hommes.
Les personnages sont alors en place pour une autre histoire, non une belle histoire mythologique, mais celle d’un mariage médiatique et arrangé entre Gutrune et Siegfried, qui va mal tourner: tout le deuxième acte est construit sur ce socle.

Acte 2_1:Alberich et Hagen ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Ainsi, la scène initiale entre Hagen (qui vient de s’offrir deux prostituées qui sont écroulées sur le sofa) et Alberich est d’une extraordinaire finesse: Alberich (superbe Tomasz Konieczny) entre en scène derrière le bar rempli d’alcools et de cigares. Il  va chercher systématiquement à siffler un peu d’alcool  ou voler des cigares, qu’il met dans sa poche, ou manger nerveusement des cacahuètes, il va regarder avec envie ces filles que son fils s’est offert, bref il a le regard de l’envieux, et les comportements vaguement infantiles de celui à qui ces “biens”-là sont refusés. Ce qui structure Alberich, c’est d’abord l’envie, envie du pouvoir et d’or: il a maudit l’amour et il n’en a point le bénéfice. Son intrusion dans la monde des Gibichung, construit sur le pouvoir de l’or, sur l’amour de l’€ qui en est la valeur suprême, et sur l’asservissement des hommes au consommable, est  ce qu’il a voulu et qu’il ne peut vivre que par procuration.
Du vieux monde qui structurait Rheingold,  il est le seul qui reste et Brünnhilde est encore (en l’absence de Siegfried) la seule qui malgré elle porte les valeurs des Dieux en déshérence et  l’amour, valeur perdue d’une humanité en perdition.

La disposition du choeur ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Extraordinaire ironie: lorsque Hagen appelle ses compagnons avec leurs armes, ils arborent tous virilement leur  mobile, arme suprême de cette société du jour. L’arme du jour, c’est le mobile:  et quand Hagen aura besoin de sa lance, il la trouvera…dans la vitrine où trône l’armure, autant dire au Musée!
Lorsque Brünnhilde, traînée par Hagen avec la ceinture de Siegfried, entre en scène et se rend compte de la “trahison” de Siegfried, elle se révolte, sous les yeux de tous.

Acte 2_2: Brünnhilde au fond, Siegfried et Gutrune un peu troublée en premier plan ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Dans cette société du spectacle, tous vont user (et abuser) du mobile pour photographier les protagonistes comme si on était dans un loft quelconque ou dans un reality show dont la scène est un immense symbole de l’Euro, dont les protagonistes se servent comme table, comme estrade, comme tribune. Autre destruction du mythe, réduit à historiette pour tabloïds, passé au rouleau compresseur de la société contemporaine: la belle aventure du Ring devenue une histoire à la Rupert Murdoch.
Le réglage de l’acte n’est pas profondément différent de ce qu’on vit sur d’autres scènes, sinon la présence du chœur, distribué dans tout l’espace, en largeur et en hauteur en une impressionnante image: les protagonistes sont entourés, presque étouffés dans leurs gestes par cette foule avide de scoops, et lorsqu’ils se retrouvent seuls en scène, les personnages retrouvent leur rôle de toujours, même s’il faut aller chercher une lance dans une vitrine pour être conforme au livret!

Final de l’acte II – ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Et l’image finale de Siegfried et Gutrune en robe de mariée à longue traîne d’une quelconque princesse Diana debout sur l’estrade-Euro en est d’autant plus dérisoire et terrible: Siegfried dans sa bulle continue de s’enfoncer dans l’erreur, voire l’errance. On célèbre un mariage dans la plus pure tradition des mariages princiers médiatisés, pour l’image, pour la galerie, pour le fun!
Et le troisième acte va s’ouvrir sur le lendemain de fête: Kriegenburg va jouer sur l’idée du jour d ‘après une fête déjà bien perturbée. La scène des filles du Rhin rappelle vaguement la vision première du Rhin. Les filles du Rhin errent parmi les corps endormis qui cuvent. Ces corps renvoient à la fois à la fête du mariage mais aussi à l’image du Rhin du Rheingold: ces mêmes corps qui dans Rheingold copulaient joyeusement, sont ici repus, presque immobiles (quelques gestes épars), Kriegenburg joue sur les deux tableaux, système d’écho et illustration directe du propos. Les filles du Rhin circulent entre les corps endormis (comme le Rhin sans or), tandis que Siegfried écroulé au fond de la scène s’éveille et s’ébroue, puis elles se placent en hauteur sur les passerelles qui n’ont cessé de monter et descendre des cintres pendant le deuxième acte selon les besoins de la mise en scène, pour mettre en valeur les personnages; toute la scène joue sur l’occupation très subtile de l’espace et sur le jeu du chat et de la souris entre Siegfried et les filles du Rhin, l’ignorance contre le savoir et Siegfried passe outre la menace des filles (comme Fafner passait outre la menace d’Alberich et Wotan: c’est le même schéma). La scène suivante, celle de la mort de Siegfried est en quelque sorte le réveil des fêtards, on boit le café réparateur dans des gobelets de carton (merci Starbucks), et lorsque Siegfried retrouve la mémoire et évoque Brünnhilde, Hagen va récupérer la lance dans sa vitrine pour tuer Siegfried dans le dos: Siegfried au centre du dispositif, soutenu par le groupe et perdant son sang (un médecin arrive avec des compresses), chante les dernières mesures et commence alors la marche funèbre. Une marche funèbre là aussi terriblement pervertie par la société du spectacle et des réseaux sociaux.  Tandis que le cadavre part sur son catafalque (image traditionnelle) Le groupe qui le soutenait se disloque, pour téléphoner ou tweeter la nouvelle au reste du monde (image pervertie) ce qui, au son de cette musique sublime, fait à la fois froid dans  dos et serrer le cœur.
La longue scène finale est construite à la fois sur une vision traditionnelle de Brünnhilde, seule au centre de la scène, et sur celle, moins traditionnelle, de Gutrune qui reste jusqu’au bout sur scène. Cette vision des deux femmes en parallèle est l’une des plus fortes de l’ensemble du Ring. Günther est égorgé par Hagen (la lance est remisée en vitrine), le corps de Siegfried ramené par le fond, le cheval blanc dans sa vitrine (un Grane en plâtre) est écarté pour laisser passer le cortège – Kriegenburg joue toujours discrètement sur le rapport mythe-actualité. Et Gutrune découvrant le cadavre du héros se précipite et commence à le recouvrir de la traîne de sa robe de mariée. Image extraordinaire où elle s’empare de Siegfried et de sa mémoire jusqu’à l’arrivée de Brünnhilde qui l’en chasse. Alors commence une vision très neuve de cette fin. Pendant que Brünnhilde chante près de Siegfried , Gutrune n’a plus rien à faire qu’à s’occuper du cadavre de son frère, qu’elle recouvre à son tour de sa robe, qu’elle essaie péniblement de traîner et l’on voit à la fois au centre le couple héroïque et à gauche le couple des minables, avec Gutrune qui d’une certaine manière mime Brünnhilde sans y parvenir: incapable de s’emparer de la mort du frère pour en faire une grande chose. Vision neuve car habituellement Gutrune disparaît de la scène, alors qu’ici elle va tenir l’espace scénique jusqu’à y rester seule.

Brünnhilde et à gauche Gutrune ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Car Brünnhilde joue le rôle traditionnel qu’on attend d’elle, allumer le bûcher, rendre l’anneau aux filles du Rhin et occuper l’espace sonore, quand elle partage l’espace scénique avec une Gutrune dans le drame quand Brünnhilde est dans la tragédie. Embrasement avec une belle image du bûcher avec un vrai feu au fond où brûlent des meubles, où l’affolement des employés des bureaux crée une pluie de papiers, de télex qui tombent des cintres, puis vision du Rhin avec les filles du Rhin sur l’une des passerelles admirant l’or retrouvé . Sur le plateau Brünnhilde se précipite dans les flammes, Hagen aussi: on le voit rien que de l’habituel et du traditionnel, le livret est suivi à la lettre, mais  reste sur scène, seule au milieu, se tordant de douleur, Gutrune qui a tout perdu, mari, frère, rêves. On est très surpris de cette mise en valeur d’un personnage dont on comprend subitement qu’elle était aimante, elle aussi et qu’elle est une victime.
Et l’image finale, sur le dernier accord: le groupe de figurants en blanc du début de Rheingold arrive, entoure Gutrune, l’aspire, l’intègre au centre d’un groupe compact et solidaire: l’humanité de demain, prête à recommencer l’aventure cyclique débutée dans Rheingold. Silence.
J’ai essayé de “raconter” à mon tour autant que faire se peut cette mise en scène complexe qui après avoir regardé le mythe dans Siegfried est tombée dans l’histoire dans le Götterdämmerung, crépuscule des dieux qui perdent leur pouvoir, crépuscule d’un monde qui adorait des leurres. Alors évidemment on comprend à la fois un décor surchargé d’objets après les scènes (relativement) vides des épisodes précédents, le métal contre le bois, l’actualité et les news contre le mythe. Une mise en scène détaillée, foisonnante, surprenante, qui n’a rien de décousu comme certains la voient, mais au contraire d’une cohérence extraordinaire, qui raconte le mythe de l’anneau comme il doit être, celle du cycle de la naissance de l’humain et de sa mort, dite et écrite par l’humain lui-même.
Du côté musical, il n’y aurait rien à raconter d’autre qu’un sommet presque inaccessible aujourd’hui, sinon au disque. Kent Nagano a gagné ses galons de wagnérien. Une direction, on l’a déjà dit, attentive à la scène jusqu’au détail, qui accompagne et les mouvements et les rythmes, mais aussi le récit et ce qui en est dit. On passe d’un murmure à une explosion. Son deuxième acte notamment est prodigieux d’intelligence, du mystère initial de l’apparition d’Alberich jusqu’à l’explosion finale, très sonore jusqu’à l’insupportable dans les dernières mesures du mariage médiatisé: un son d’un volume excessif, comme peuvent l’être les trompettes superficielles de la renommée. Tout cela est pesé, calculé: de même la construction des contrastes dans la marche funèbre, ou le sublime final qui nous tient en tension de manière inouïe. Une direction somptueuse, avec un orchestre en état de grâce, et le magnifique chœur de l’opéra, dirigé par Sören Eckhoff, masse énorme et sonore, d’autant plus sonore qu’inoffensive! Une musique tellement  en phase avec la scène qu’elle rappelle l’osmose de Boulez et de Chéreau.

Quant aux solistes, on ne sait qui citer en premier, des magnifiques filles du Rhin (on l’avait déjà noté en Rheingold) aux Nornes impressionnantes, une Waltraute (Michaela Schuster) exceptionnelle de diction, de jeu, de volume, de couleur, un Iain Paterson toujours efficace en Günther, un rôle qu’il promène de scène en scène, mais faisant preuve ici de qualités d’acteur notables dans son personnage de minable obsédé sexuel. Anna Gabler est vraiment un personnage magnifique en Gutrune, même si la voix manque un peu d’assise et de volume: mais quelle présence, quelle actrice! Un Tomasz Konieczny égal à lui même dans Alberich, timbre jeune, voix sonore, volume, bien que la partie soit moins exposée que dans Siegfried, et bien sûr l’incroyable volume de Hans-Peter König, prodigieux, (gêné par la mise en scène, il avait un peu déçu  à Paris) digne successeur des grandes voix de basse du passé qu’il égale qui fait une composition extraordinaire d’un Hagen distancié, froid calculateur et non le Hagen noir qu’on rencontre quelquefois.
Le Siegfried de Stephen Gould est vaillant, la voix s’est assombrie, et s’est aussi élargie: elle s’est construite pour Siegfried, mais avec quelque difficulté dans le suraigu, notamment aux deuxième acte et troisième acte où quelques sons restent engorgés. Il reste une interprétation très forte, qui montre une belle présence au troisième acte, et un vrai personnage .

Nina Stemme

Reste la Brünnhilde de Nina Stemme: les dernières représentations où je l’avais entendue étaient un tantinet décevantes (je me souviens il y a deux ans une Isolde dans ce même théâtre). Ici, elle est prodigieuse, elle a l’intelligence, l’intensité, la puissance, la largeur, les aigus: telle qu’on en rêve au disque, telle on l’a entendue. C’était la perfection, et le cœur battait au final du Crépuscule, tant on aurait eu envie que ce moment s’éternise: une flaque d’éternité, comme aurait dit Rimbaud.
Ce fut sans nul doute mon plus beau Ring depuis longtemps (dont le sommet est à mon avis l’époustouflant Siegfried) depuis une bonne vingtaine d’années, à peu près parfait musicalement, convaincant scéniquement par sa nouveauté, par la manière très originale de proposer l’histoire et de raconter le récit, qui n’est pas un retour à avant, mais au contraire un regard lucide et moderne sur ce que peut nous dire aujourd’hui cette histoire merveilleuse. Comme je vous l’ai écrit déjà, si vous voulez investir dans un Ring,   essayez  à toute force d’aller à Munich en juillet (du 13 au 18 juillet, réservation à partir du 1er février). Là est le Ring.
Munich, deuxième scène du Wagnérisme, pourrait bien en être devenue la première.[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, DIE WALKÜRE le 24 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Le prologue. ©Bayerische Staatsoper

NB: les photos sont celle de la saison précédente, avec des artistes quelquefois différents

Ce soir, un début très traditionnel, avec arrivée du chef, applaudissements, mais aussitôt après le rideau se lève sur une scène de guerre où Siegmund, au milieu se bat contre des adversaires en nombre, qui le désarment, mais il réussit à fuir et à arriver dans la maison de Hunding, qui descend des cintres: un vaste espace dominé au centre par un immense frêne, entouré de “servantes” qui semblent des sortes de vestales tenant chacune une torche électrique, et qui vont accompagner toute la scène. Le frêne, avec son tronc large percée de la fameuse épée, soutient le plafond comme s’il soutenait le ciel ou le monde, et sont pendus à ses branches des cadavres en décomposition, et à ses pieds deux cadavres en attente d’un nettoyage qui  a lieu en fond de scène (un peu comme la vision de la chevauchée des Walkyries de Krämer à Paris).
On est dans un tout autre univers que celui de Rheingold, on tombe dans l’histoire, et donc dans la guerre, dans la mort, dans une obscurité mystérieuse et lourde,

Acte I maison de Hunding ©Bayerische Staatsoper

et cette maison de Hunding, c’est une sorte de Walhalla terrestre: on y accueille les soldats morts, on nettoie les cadavres, on les pend aussi à ce frêne maudit où naguère Wotan planta son épée que personne ne put retirer, comme s’il s’agissait d’un rite apotropaïque dont les femmes qui portent des torches seraient les prêtresses ou les servantes. Comme au Walhalla, on y mange un festin royal sur une table somptueuse recouverte de tapis et remplie de mets et de fruits délicieux. La table royale de Louis XIV…Enfin, dans ce Walhalla qui n’a rien d’un paradis, un couple mal assorti, Hunding/Sieglinde, marqué par des relations d’une violence visible où la femme est méprisée voire niée (Hunding s’essuie les mains sur la robe de Sieglinde par exemple), marqué aussi par l’impossibilité qu’ont Siegmund et Sieglinde de se toucher ou de s’approcher, séparés par un large espace, par les servantes: ils se regardent et se parlent de loin. Mais ils boivent la même eau dans le même verre transmis de main en main par les servantes, sorte de Tristan et Isolde buvant le philtre.
Dans ce monde empreint de violence dont les femmes  gèrent les suites de la guerre (elles s’occupent des cadavres), l’amour fait irruption. L’Or du Rhin a réglé une fois pour toute la question de l’amour, et Wotan  va gérer des guerres qui vont alimenter son Walhalla en héros morts.

Acte I ©Bayerische Staatsoper

Bref dès le début de La Walkyrie on tombe dans la guerre, mais l’irruption de l’amour dans ce monde de sang va créer le contraste qui va construire le récit.
Andreas Kriegenburg ne reprend pas (ou moins) le fil scénique inauguré dans Rheingold. Il entre résolument dans l’histoire, et l’espace se remplit de tous les objets nécessaires au récit. Alors bien entendu, il faut accepter cette rupture, que le spectateur va prendre un certain temps à comprendre et accepter.  Après un Rheingold novateur et surprenant, une Walküre qui au départ paraît bien banale, puisque c’est le livret qui est scrupuleusement suivi, apparemment sans idées nouvelles, et donc dans une sorte d’habitude, même si tout n’est pas vraiment clair au départ. D’où mon “moui” initial à la mise en scène.
Il reste que les images sont réussies, les éclairages de Stefan Bolliger vraiment splendides, et que peu à peu on rentre dans cette logique qui finit par fasciner. On passe alors du “moui” au “oui”, d’autant que le travail musical est tellement réussi, et tellement lié à ce qui se passe sur le plateau, qu’il emporte la conviction.
Une des clés du travail scénique, outre le contraste guerre/amour qu’on rencontre dans le couple Sieglinde/Siegmund face à Hunding, Wotan/Brünnhilde, voire d’une certaine manière Wotan/Fricka, c’est que si l’opéra est la “défaite des femmes” (rappelons-nous l’essai fameux de Catherine Clément), Die Walküre est plutôt celle des hommes. Toute l’action est conduite à l’initiative des femmes: Sieglinde découvre et nomme Siegmund, Fricka impose à Wotan de défendre Hunding, Brünnhilde désobéit à Wotan pour le convaincre ensuite de la condamner de la manière qu’elle va décider, elle. Quant aux hommes, ils meurent ou bien sont vaincus puis convaincus (Wotan).

Chevauchée: le ballet “acapella” ©Bayerische Staatsoper

Cette domination féminine on la constate dans le premier acte, où le plateau est envahi de femmes, ou bien sûr dans le dernier acte, dans la scène finale où les servantes portent le bûcher et se blottissent aux pieds de Brünnhilde endormie, enserrées elles-aussi dans les flammes, et surtout dans cette chevauchée initiée par un ballet  sans orchestre, où les “servantes” au milieu de corps empalés  frappent martialement du pied, seul bruit admis, et entament une longue chorégraphie rythmée mimant la chevauchée qui a pour résultat de pousser le public à la guerre: cela a commencé par un “ça suffit” compris par la partie francophone de la salle, puis par un “basta” compris par les italophones et non, et puis par des cris divers, des mouvements violents qui chauffent la salle à blanc pour entendre ensuite une chevauchée guerrière et sauvage à souhait. Il faut applaudir à l’ironie du metteur en scène et à sa manière de préparer la salle à la scène de la chevauchée, que tout le monde attend, et qui elle-même est si ironique (comme Coppola en avait bien compris le sens dans “Apocalypse Now”!), une sorte d’apologie de la sauvagerie dans un acte qui finit par une sorte d’apothéose d’amour. Ce que le public attend dans La Walkyrie, c’est un chœur de femmes sauvages ! Et la chorégraphie retarde le moment tant désiré…

La Chevauchée ©Bayerische Staatsoper

Kriegenburg travaille avec une précision d’horloger les mouvements, les relations entre les personnages, la relation à l’espace, par un jeu avec le mur du fond, qui se rapproche jusqu’à réduire l’espace à quelques mètres, ou qui s’éloigne tant que les personnages en disparaissent presque du champ visuel lorsque dans les dialogues, ils refusent d’admettre le discours de l’autre (Wotan face à Fricka, ou face à Brünnhilde au troisième acte). Cette variation de l’espace on la note aussi lors de l’annonce de la mort, sur un plateau surélevé, couvert de cadavres, où les protagonistes doivent composer avec un sol jonché, dans la nuit glaciale et mystérieuse.
Il manie aussi l’ironie avec force, on l’a vu dans la chevauchée, mais aussi à l’ouverture du second acte, où la musique du prélude est accompagnée d’un “pas de deux” entre Brünnhilde et Wotan qui font les mêmes gestes ensemble avec leurs lances et leurs deux épées, mais bientôt les serviteurs retirent à Wotan lance et épée pour lui offrir un stylo et lui faire signer des papiers: le Wotan nouveau, celui de Walhalla, n’est plus le dieu guerrier qui guerroie en direct, mais le gestionnaire du pouvoir, il fait la guerre par procuration, envoyant ses enfants (Siegmund) ou ses héros au charnier,

Acte II ©Bayerische Staatsoper

du haut de son lointain bureau, perdu en fond de scène avec sa lance accrochée au mur et sous une fresque représentant une nature torturée.
Ce pouvoir-là, on le lit aussi par le ballet des valets, porteurs de verre qu’on boit ou qu’on casse selon les humeurs (et l’on est souvent de mauvaise humeur dans cet acte II), ou transformés en fauteuils sur lesquels on s’assoit, des fauteuils où les serviteurs montrent leur dos  qui sert de coussin et reposent leur tête comme sur un billot. Ils mesurent le temps, ces serviteurs qui illustrent le pouvoir: car ils disparaissent peu à peu, au rythme des renonciations de Wotan.
Même type de jeu entre Brünnhilde et Wotan, qui se cherchent, qui se touchent (Acte II) , ou qui se tournent autour, s’éloignent, disparaissent, se cherchent pour se retrouver au troisième (joli jeu dans la première scène où Wotan jette une à une les Walkyries pour découvrir enfin au milieu de la scène une Brünnhilde isolée et sans protection). Au fur et à mesure qu’on rentre dans ce travail, on en trouve les qualités et le prix: loin de la banalité, c’est bien la subtilité des rapports, la violence des situations qui est marquée: un exemple, Wotan désespéré à l’acte II se retrouve au fond de la scène assis à son bureau, avec une foule quémandeuse allant vers lui, d’un geste sec, il la fait s’écouler: il est encore malgré sa défaite devant Fricka celui qui a droit de vie et de mort, et préfigure l’envoi de Hunding ad patres (geh! geh!).

Annonce de la mort ©Bayerische Staatsoper

Enfin, soulignons la complexité de la scène de la mort de Siegmund. Siegmund tombe en fond de scène, loin du public, Sieglinde se précipite pour se blottir contre le cadavre encore chaud. Wotan est “ailleurs”, et ne voit pas la fuite de Brünnhilde et Sieglinde, il passe en proscenium, le long de ces cadavres qui jonchent le sol, scène de guerre typique, puis retourne en arrière scène auprès de Siegmund, et s’agenouille, se prosterne. Rideau.
Ce travail très précis, intelligent, esthétiquement très soigné trouve en écho une véritable vision musicale en cohérence. Tout le monde a noté l’extraordinaire lenteur du rythme de la première partie de l’acte I, une lenteur qui pèse, qui ritualise totalement ce qui se passe en scène, le jeu des servantes, celui des femmes qui nettoient les corps, l’éclatement du couple apeuré Siegmund (côté jardin) et Sieglinde (côté cour), la violence rentrée  de Hunding, sa relation tendue à Sieglinde, son objet plus que son épouse, qui à la fois justifie la peur initiale, mais aussi agit comme déclencheur. Tout cela contraint les chanteurs à dire plutôt que chanter le texte, et cela crée une tension qui confine presque à l’agacement (quand cela va-t-il éclater?). Cette pesanteur, c’est bien le travail de Nagano qui le crée, et qui va ensuite exploser et se délivrer au moment du retour de Sieglinde et du duo d’amour. Alors, la musique devient source d’énergie, de force, elle se dynamise, dans une clarté inouïe: cette tension musicale, quelquefois glaciale, quelquefois lyrique, ne quittera plus le plateau. On ne peut qu’admirer aussi le jeu musical du duo Fricka/Wotan, où jamais l’orchestre ne couvre les voix (Nagano est très attentif à ce qu’on entende les chanteurs et le texte). Son approche n’a pas convaincu certains, et on a entendu quelques huées: injustifiées et profondément injustes: Kent Nagano montre dans sa manière de conduire la musique à la fois intelligence et adaptabilité, et surtout conscience de l’inévitable homogénéité qui doit se créer entre plateau et fosse.
A cet orchestre qui ce soir était profondément en phase avec le plateau, correspond un plateau qui peut être difficilement égalé aujourd’hui: Simon O’Neill, désormais un des Siegmund du “Ring-Tour” mondial, a cette voix claire, et suave, qui tranche avec la noirceur de Hunding: cette opposition construit le premier acte. Une voix bien posée, soucieuse de la diction comme souvent chez les chanteurs de l’école anglo-saxonne (il est néo-zélandais), puissante; il n’a pas en scène le charme fascinant d’un Kaufmann, ni même d’un Vogt, mais il tient la route comme on dit, même s’il va au-delà de ses forces (son second “Wälse” a été tenu au-delà du raisonnable et a bien fatigué les mesures qui suivirent) et qu’à la fin du second acte, très tendu, la voix perd un peu de son éclat, mais aucune faute de chant.
Hunding, c’est Hans-Peter König, magnifique comme toujours:  c’est la basse wagnérienne du moment, il n’y a rien à dire ni surtout à redire: c’est parfait, c’est exactement la voix du rôle, la couleur du rôle, et surtout le profil voulu par la mise en scène. Dans celle de Lepage, où Hunding est plus placide et presque tendre avec Sieglinde, il chantait autrement: force de l’adaptation et de l’intelligence du propos.
Wotan, c’est ce soir Tomasz Konieczny (il sera Alberich dans Siegfried et Götterdämmerung), un baryton encore jeune, à la voix claire, puissante, très colorée, au timbre vraiment magnifique. Je l’avais vu à Budapest en 2006 et j’avais noté cette voix en pensant “tiens, un futur Wotan”. Il faudra courir l’entendre lorsqu’il passera près de chez vous. Pour moi, Bryn Terfel reste en ce moment la référence, mais Konieczny n’en est pas si loin. Il a cette intelligence du texte (malgré de petits problèmes de prononciation) qui fait que chaque parole est colorée différemment, que chaque mot pèse. Et de plus, il tient la distance, son troisième acte est vraiment bluffant, très émouvant, très engagé. Il obtient un triomphe mérité.
Du côté des dames, le groupe des Walkyries est très correct: on a toujours des craintes car c’est toujours difficile à distribuer et on vire souvent des Walkyries à des furies hurlantes ou pire, aux chèvres bêlantes. Rien de tout cela ici.
Petra Lang en Sieglinde, c’est plutôt surprenant à ce stade de sa carrière où elle aborde Brünnhilde. Et on pouvait craindre d’une artiste qui n’est pas toujours contrôlée ni rigoureuse. Eh bien non! elle a chanté tout le premier acte et notamment la partie très lente du début avec une rigueur, un contrôle du son et une diction du texte exemplaires,  évidemment, la puissance de la voix libérée ne peut ensuite que provoquer l’admiration: c’est une voix, énorme, et quand elle chante comme ce soir, c’est magnifique. le duo final avec Brünnhilde est prodigieux. Et on entend évidemment la Brünnhilde du Crépuscule derrière cette Sieglinde là. Elle fut ce soir extraordinaire.

Wotan/Fricka ©Bayerische Staatsoper

Extraordinaire aussi Elisabeth Kulman dans Fricka. Autant hier dans Rheingold je l’avais trouvée pâle est sans caractère (était-ce alors voulu?), autant ce soir elle fut tout simplement la meilleure Fricka entendue depuis longtemps, elle a la puissance, les aigus, la couleur, l’engagement, la violence, l’ironie et surtout la présence fascinante. Une immense prestation qui laisse augurer d’une belle carrière, car la voix est intrinsèquement et belle, et ronde, et claire.
Enfin, Evelyn Herlitzius était Brünnhilde, avec ses qualités immense et ses défauts, des sons parfois rauques, incontrôlés, des aigus trop forcés quelquefois qui provoquent des accidents (dans le duo final avec Sieglinde, elle a perdu trois secondes le son: rien ne sortait plus de la gorge): la voix d’Herlitzius n’est pas si grande, c’est une voix moins naturellement forte que construite par la technique et par l’intelligence. D’où un surdimensionnement, très lisible quand on compare à Petra Lang aussi à l’aise dans les hauteurs que l’autre est tendue. Mais voilà, j’aime Herlitzius parce qu’en scène, elle a toujours quelque chose à dire, à exprimer. Elle a une présence irradiante. Son dernier acte et sa scène finale avec Wotan c’est du pur sublime, le texte est tantôt hurlé, tantôt murmuré, mâché avec une intelligence inouïe et une force émotive peu commune. Ah! combien de frissons m’ont traversé entre ce Wotan bouleversant et cette Brünnhilde prodigieuse de vérité, de finesse, de justesse. Dans ces cas-là, on passe sur les petits défauts, les frissons d’émotion s’en accommodent. Tout est au rendez-vous, le jeu, le chant, le texte: et on lit la pleine compréhension des enjeux de la mise en scène.
Oui ce soir tout a concouru à la réussite de la soirée, un cast exceptionnel et équilibré, une direction musicale d’une intelligence exemplaire qui s’adapte à chaque moment et à caque mouvement scénique, une mise en scène au total pas si simple, qui apparaît une lecture un peu banale du livret et qui finit par se révéler avoir plusieurs entrées, plusieurs points de vue, et qui est vraiment un parfait exemple d’analyse fine, tout en proposant une vraie vision. Oui, l’aventure continue mais c’est déjà hélas la moitié du chemin.
Ce Ring sera reproposé en juillet lors du Festival, pensez-y…sacrifiez celui de Paris, et avec l’économie faite, allez à Munich!
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Scène finale ©Bayerische Staatsoper

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, DAS RHEINGOLD le 23 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Le Rhin vu par Andreas Kriegenburg © Wilfried Hösl

On a beau avoir derrière soi nombre de Ring(s), depuis mon premier à Bayreuth en 1977, c’est toujours le cœur ému et serré qu’on entend l’accord de mi bémol majeur qui ouvre le Rheingold. C’est toujours le début d’une aventure, l’entrée d’une sorte de galerie qui vous aspire pour vous enlever du monde, et vous conduire de plus en plus vite: on a l’impression que le Ring nous aspire à toute vitesse vers le Crépuscule, et l’on finit par compter avec regrets le temps qui reste: je me souviens, c’était systématique avec Chéreau, je commençais à angoisser, oui angoisser, au moment où je savais que je ne verrais plus le fameux rocher des Walkyries, l’un des plus beaux décors jamais construits, avec les magiques éclairages qui l’accompagnaient.
Pour moi, un Ring est une aventure, toujours recommencée et jamais vraiment la même. Lorsque cette aventure se passe dans la seconde Mecque wagnérienne, le Bayerische Staatsoper de Munich, dans le théâtre même de la création de Rheingold, alors évidemment, la machine psychique, mythique, émotionnelle du mélomane wagnérien commence à faire mouvoir ses engrenages intérieurs qui font battre le cœur encore plus vite, qui font revenir aux origines de ses propres passions musicales (cela tombe bien, c’est Rheingold, l’opéra des origines), et qui du même coup efface toutes les références personnelles du passé pour vivre pleinement celles qui s’offrent ce soir à nous.
Et cela tombe vraiment à point nommé: ce que veut nous faire vivre le metteur en scène Andreas Kriegenburg (1) c’est le récit, le simple récit du mythe, de ce mythe toujours recommencé du début et de la fin des dieux. L’impression qui immédiatement s’instille c’est que cette histoire est infinie, et qu’on ne va pas suivre un récit linéaire, mais un récit cyclique.
Ce qui nous frappe en ce début de Rheingold, c’est que ce que nous voyons pourrait être une vision “post-crépusculaire”: les dieux sont morts, et les hommes sont là, vivant dans une sorte d’innocence première. Au moment où le public s’installe, sur la scène, une centaine de figurants vêtus de blanc, installés pour un immense pique-nique, bavardant, flirtant, riant, buvant et mangeant dans une ambiance qui ne serait pas sans rappeler un immense “déjeuner sur l’herbe”, une sorte de Ur-Welt d’avant la chute incroyablement apaisant, faire d’un Eros discret mais aussi de “Philia”(2). D’autant que dans cette foule, on aperçoit au fond une fille du Rhin devisant agréablement avec Wotan et un géant, ou Alberich en grande conversation avec Froh. Avant le théâtre, il n’y a qu’une humanité oisive et pacifiée. Le théâtre naît lorsque la crise explose: les personnages sont en place, depuis l’aube du monde, et il vont jouer l’éternel recommencement du monde où à la paix voulue fait place le désir, l’envie, la soif de pouvoir et d’or: que je jour disparaisse ou que le jour renaisse, la paix reste étouffée par les soifs des hommes ou des dieux, qui mènent à l’abîme et à l’explosion finale: telle est l’histoire cyclique, très simple, qui se met en place dès que ces hommes en blanc se lèvent, se dénudent presque complètement, et se peignent en bleu, de ce bleu profond à la Yves Klein qui sera celui du Rhin. Ce qui était étalement oisif de la paix devient immédiatement théâtre, et vision.

Les filles du Rhin © Wilfried Hösl

Car les filles du Rhin nagent dans un Rhin fait de corps enlacés, qui remuent érotiquement au son du prélude, en une chorégraphie (de Zenta Haerter) très claire et très organisée produisant une image qui renvoie au Venusberg de Tannhäuser (ce serait plutôt ici un “Venusfluß”), un Venusberg où Eros et même Agapè voire Philia seraient unis. Car l’enjeu est bien celui là: pour garder l’or, dans le Rhin, il faut aimer, et l’or lui même n’est qu’un corps doré, une sorte de statue dorée endormie portée par d’autres corps. Ainsi, ce Rhin qui est un fleuve de corps enlacés est bien ce qui fait la vie, une vie d’amour, qui va justifier que celui qui va s’emparer de cet or inondé d’amour ne peut que renoncer à l’amour. Cette logique apparaît avec une évidence cristalline, l’évidence de l’eau pure du Rhin, source de vie. On pense du même coup que le retour de l’Or aux filles du Rhin, à la fin du Crépuscule, va recréer ce lieu de la première fraîcheur et de l’innocence première, et du même coup engendrer d’autres histoires de désir et de pouvoir. Le Ring est bien un cycle, justement par qu’il est “Ring”.
Cette première scène, totalement neuve, d’une intelligence et d’une simplicité surprenantes, va donner sa couleur à tout ce prologue. Andreas Kriegenburg, qui est plus un homme de théâtre qu’un homme d’opéra, qui il y a trois ans ne s’intéressait pas à Wagner et qui en pensait ce que pensent toux ceux qui ne l’aiment pas, a été séduit par le récit, et va entreprendre de raconter ce récit que, dit-il, les hommes se racontent pour l’éternité. c’est le récit d’un monde qui ne cesse de se raconter, le Mythos pur, la parole mythique dans sa traduction la plus simple.

D’où des choix totalement à rebours de ce qu’on a vu récemment: on est à rebours d’un Ring qui serait envahi de technologie, Cassiers à Berlin et Milan serait plutôt sur la ligne de Kriegenburg, mais il a choisi la technologie la plus acrobatique pour dire cette histoire, ce qui brouille un peu les pistes, Lepage à New York encore plus, mais on sait qu’il s’est vite essoufflé à raconter une histoire de bande dessinée en utilisant de manière systématique une structure qu’il tord dans tous les sens, mais au bout de 16 heures, on en a assez et on a tout vu. Kriegenburg va aussi a rebours du Regietheater traditionnel où toute histoire en raconte une autre (histoire du capitalisme, histoire du pouvoir, histoire du désir) où le Walhalla peut être Germania (chez le triste Krämer à Paris) où la transposition est un principe irréductible.

Le réveil de Wotan (Scène 1) © Wilfried Hösl

Au contraire de tout cela Kriegenburg  va créer avec son décorateur Harald B.Thor une série de solutions et d’images faites d’élément premiers: décor conçu comme une immense boite de bois, quelques cubes, et des effets presque exclusivement créés par des corps, des êtres, une humanité qui va être le Rhin, ou la structure même des géants, ou le socle cendré sur lequel évolue Erda, ou le Walhalla lui même lorsqu’il n’est pas réduit à un coup de pinceau blanc, ou l’arc en ciel final, figuré par des plaques dorées sur lesquelles courent lumières et brouillard portées par ces “servants”, avec un efficace travail sur la lumière de Stefan Bolliger.
Les Dieux, tous en cheveux blonds platinés ou blancs, en costume d’aujourd’hui, smoking et chemise ouverte pour Wotan, robe noire très seyante et hauts talons pour Fricka, légèrement plus “fun” mais pas trop pour Fricka, les géants en bleu de travail (ça c’est plus commun), et costume négligé pour Alberich, tandis que les filles du Rhin sont en robe claire “vert d’eau” (il fallait au moins ça!)quant à Loge, il arbore un costume rouge de Monsieur Loyal avec canne à pommeau qui le fait ressembler à un vieux Dandy un peu fatigué avec de longs cheveux blancs à la Liszt: aucun “costume” qui identifierait monstres ou dieux, ou sirènes. Mais le spectateur identifie facilement qui est qui, car le travail de Kriegenburg porte sur la clarté et la simplicité: tout est d’une grande fluidité.
Deux exemples de cette simplicité, dans la scène du retour de Nibelheim, les Dieux vieillis par l’absence de Freia, rentrent en scène incapables de faire un pas et avec chacun deux servants leur mettant les jambes l’une devant l’autre, ou bien, dans la scène précédente, dite de “Nibelheim”, pour rendre Alberich invisible, ce sont des figurants pointant des lampes de mineur très puissantes sur le public qui rendent aveugle le public et du même coup Alberich invisible aux yeux de tous. Le Dragon est un serpent en flammes, éclairé par les lampes de mineur ou la grenouille finale est une jeune danseuses toute menue. Solutions simples, claires, lisibles,

Scène de Nibelheim © Wilfried Hösl

Cette scène d’ailleurs, obtenues en soulevant le plateau qui devient ainsi une pente glissante, laissant au fond voir un filet de lumière où passent les ouvriers portant inlassablement l’or, tableau inspiré des mines africaines d’or ou de diamant et des conditions de travail épouvantables qui y règnent,  les ouvriers meurent, et chaque cadavre tombe dans un trou dont s’échappe une haute flamme à chaque chute, un univers d’esclavage proche de conditions concentrationnaires.

Un Géant © Wilfried Hösl

De même les géants apparaissent sur de grands cubes formés d’amoncèlement de cadavres, chaque pouvoir se construisant sur la mort de l’humain.
Si l’ensemble du livret est scrupuleusement suivi et illustré, quelques idées de lecture sont assez riches, comme le meurtre de Fasolt, rendu possible parce que Loge, alimentant la malédiction de l’or et donc orientant le destin,  donne un poignard à Fafner pour lui faciliter la tâche, ainsi aussi de la relation de Fasolt à Freia, qui est rendue plus subtile dans la mise en scène parce qu’elle est réciproque: Freia est visiblement séduite, et il y a de la tendresse dans la réunion des deux personnages. Ainsi donc lors de la montée au Walhalla, quand tous les dieux sont réunis seule Freia est isolée sur la droite, plus hésitante, voire résistante, quand les filles du Rhin chantent à trois, telles trois grâces perdues, et que le Rhin (toujours représenté par les figurants) n’exprime plus que des timides mouvements.

Scène finale © Wilfried Hösl

Ainsi donc ce qui caractérise ce travail c’est d’abord l’inventivité, née aussi d’une volontaire simplicité, qui n’est jamais simple illustration plate, mais toujours l’occasion de créer une imagerie qui fasse sens. Et cette volonté de faire sens donne à l’ensemble une grande finesse et une grande subtilité (c’est l’évidence de la scène des filles du Rhin) par des images qui illustrent, signifient, et aussi annoncent quelque chose de l’histoire qui est raconté.
A ce remarquable travail correspond un travail musical de haute volée de Kent Nagano. Je sais bien que ce chef n’est pas trop aimé en France, malgré le beau travail qu’il fit jadis à Lyon, et qu’on l’estime souvent froid, mécanique, sans âme. Beaucoup le considèrent à l’opposé d’un univers wagnérien fait de puissance, de lyrisme, du sublime.
De fait son approche dès le prélude surprend, car le son est très clair, les groupes très bien identifiés, comme dans une sorte de Lego musical fait de briques qui ne se lient pas vraiment ensemble. On est surpris par cette relative absence de legato, mais en même temps, on sent une cohérence avec l’univers très “geométrique” de l’espace. Pourtant, dès la fin du prologue et la scène du Rhin, cette construction sert de manière tellement évidente la lisibilité du projet scénique, qu’elle construit et devient l’armature même de la Gesamtkunstwerk, et alors, on trouve même dans ce travail du lyrisme, un attendrissement et de l’âme. Il n’est pas étonnant qu’il obtienne un fulgurant triomphe au baisser de rideau, car , avec l’orchestre extraordinaire de la Bayerische Staatsoper, rompu à ce répertoire, d’une précision et d’une netteté qui devraient être un modèle (les cuivres! – avec quelques problèmes au tout début cependant-les bois!), il est l’artisan de la réussite de la soirée.
Venons en au point moins rutilant de la soirée, une distribution dans l’ensemble assez pâle, qui révèle des chanteurs de haut niveau, mais qui crée aussi de la déception.
Un point cependant positif pour tous, la diction du texte, exemplaire. Le texte est entendu, reconnu, coloré d’une manière tout à fait exceptionnelle et c’est quand même chez Wagner le point crucial. Même lorsqu’il n’est pas chanté de manière exceptionnelle, le fait qu’il soit dit et entendu est (presque) suffisant. Dans l’ensemble, les chanteurs ne sont pas exceptionnels, même s’ils sont tous dans l’ensemble solides. C’est le cas des deux géants, Thorsten Grümbel et Steven Humes, qui ont des voix claires, Fasolt est presque tendre (mais le rôle le veut…), très bien posées, mais qui ne sont pas ces voix profondes à la Salminen qu’on attend généralement. C’est le cas des deux dieux Froh et Donner (Sergey Shorokhodov et Levente Molnár) au style élégant et particulièrement ce dernier dans l’appel final (Heda, heda hedo), c’est aussi le cas d’Elisabeth Kulman, un modèle de diction du texte, mais qui n’a pas la présence vocale d’une Sophie Koch (qui sera Fricka à Munich cet été) ou même d’une “vétéran” comme Doris Soffel, il lui manque une autorité et une présence qu’elle n’a pas vraiment et une vie intérieure, c’est une Fricka un peu distante et froide, malgré le joli jeu du début de la scène 2 avec les chaussures de Wotan.
En revanche les filles du Rhin, Evi Nakamura (Woglinde) et notamment Angela Brower (Wellgunde) et Okka von der Damerau (Floßhilde) magnifiques, composent un trio modèle, d’une extraordinaire musicalité et d’une sensualité naïve rarement aussi bien mise en valeur.

Erda et Wotan © Wilfried Hösl

La Erda de Catherine Wyn-Rogers bénéficie de l’incroyable écrin que lui offre la mise en scène, arrivée dressée sur un socle de corps cendrée, elle frappe immédiatement, et son chant, bien timbré, au grave somptueux, accompagné par un orchestre que j’ai trouvé étonnant dans cette scène, mystérieux, profond, prenant, prend un écho qu’on n’imaginait pas. Enfin, la contrition de Wotan, Dieu du jour, et ex amant de la nuit, et la manière dont il va se lover à ses pieds, est une image d’une infinie tendresse. Vraiment une réussite, dont on ne sait si c’est l’art de Kriegenburg ou l’art de Wyn Rogers qui la provoque.
Grosse déception la Freia de Aga Mikolaj, plus pâle, qui souffre peut-être de son personnage de blonde platinée un peu stupide, la voix est techniquement posée, mais n’a pas la réserve d’aigu qui fait que dans toute Freia on entend une future Sieglinde en écho. Son chant manque d’engagement, de présence: pas d’âme, pas de vibration, le chant d’une poupée. Dommage pour ce qui devrait être la voix la plus passionnée du plateau.
Grande réussite en revanche pour les deux Nibelung: l’Alberich bien connu, vibrant et assez juvénile de Johannes Martin Kränzle, au chant d’une humanité déchirante, le chant d’un oiseau blessé et qui fait mal, se montre capable de donner tant de couleurs dont celle de l’émotion:  la scène du Rhin, où il est déshabillé par les corps-Rhin, est scéniquement et vocalement impressionnante (plus par le style et la couleur d’ailleurs que par le volume)  et celle où Wotan et Loge lui volent l’anneau, est saisissante: tenu prisonnier par la lance de Wotan qui court le long se ses deux bras, sous les manches de son veston, il prend un aspect presque christique. Grand moment.
Ulrich Reß, un chanteur “maison” est aussi un Mime exemplaire, aux accents à la Vogt, avec une voix fortement nasalisée et au volume conséquent. Bel exemple de chant de caractère parfaitement maîtrisé.
Egils Silins, baryton basse letton,  est un Wotan parmi les plus solides du moment, mais pas forcément des plus spectaculaires. le timbre est assez clair, charnu, la couleur est agréable. Les aigus ne sont pas parmi les plus marquants, mais l’ensemble du personnage est bien dessiné. Ce n’est pas un des Wotan qui vous marquent une génération, mais c’est quand même un artiste qui accompagne avec honneur la représentation et très demandé par les théâtre en ces temps où les Ring poussent comme les champignons après l’orage.

Loge et Wotan © Wilfried Hösl

Enfin, Stefan Margita dans Loge, qui n’a pas du tout la mobilité scénique qu’on a pu voir chez Gerhard Siegel par exemple, mais qui a une ductilité dans la diction qui époustoufle, une diction qui donne au texte les mille couleurs dansantes d’un flamme. Rarement j’ai entendu un texte plus intelligemment et plus justement dit, projeté, mâché. Il a un peu perdu dans les aigus par rapport à Jenufa  (il y chantait un magnifique Laca) que j’entendis dans ce théâtre il y a quelques années, mais il reste un tel artiste et propose un personnage d’une telle élégance qu’on peut dire “Chapeau bas”.

En conclusion, ce Rheingold est vraiment une réussite, même avec quelques voix un peu en deçà de ce qu’on pourrait espérer de Munich, grâce à une mise en scène surprenante, très neuve, très fidèle en même temps à l’histoire et au récit et à une direction pleinement en phase et particulièrement précise et claire.
Il reste à gagner le pari de la durée. Il reste environ 14h de spectacle et il faut que les fruits passent la promesse des fleurs. Ce soir, les fleurs étaient si nombreuses que l’aventure dont je parlais au début n’est pas sans risque. En tous cas, cette soirée a donné une couleur qui évidemment excite la curiosité et l’envie du spectateur. Il a soif de voir les promesses de l’Or se réaliser. [wpsr_facebook]

(1) Andreas Kriegenburg, né à Magdeburg en 1963, est l’un des metteurs en scène les plus en vue en Allemagne aujourd’hui. Il a commencé comme menuisier au Théâtre de Magdeburg, il a été metteur en scène résident au Thalia Theater de Hambourg, il est aujourd’hui depuis 2009 résident au Deutsche Theater de Berlin (auprès de l’intendant Ulrich Khuon). Son expérience à l’opéra (outre ce Ring) se limite à une belle édition de Wozzeck au Bayerische Staatsoper.
(2) Juste pour préciser rapidement et schématiquement: Eros, c’est l’amour physique, Agapè, l’amour spirituel, et Philia l’amitié. Le monde de Kriegenburg avant la chute à mon avis donne à voir un monde syncrétique qui unirait toutes les formes d’amour.

 

Les figurants


DER RING DES NIBELUNGEN AU MET 2011-2012: EN GUISE DE BILAN

MET, 28 avril 2012, 10h30

Au terme de ce voyage outre Atlantique, je voudrais un peu tirer les bilans de ce Ring, vu dans son intégralité du 26 avril au 3 mai, mais vu aussi en salle de cinéma, et aussi partiellement l’an dernier, puisque j’ai vu La Walkyrie (cette fois avec Jonas Kaufmann, mais sans Levine, ni Luisi) . Cette idée m’est venue en lisant un article bilan extrait d’un blog frère du site de The New Yorker, qui soulignait l’accueil particulièrement frais de cette production, les critiques négatives, l’attitude de Peter Gelb, le charismatique manager du MET. Beaucoup en soulignent les aspects traditionnels, les insuffisances, et affichent préférences marquées pour la production précédente de Schenk. Ce qui est en jeu aussi, c’est la manière dont la production a été ” vendue” par Peter Gelb et son sens de la pub. Tout cela a généré une grosse attente, et une grosse déception.
Le pari de Robert Lepage a été de proposer une production exclusivement fondée sur des effets visuels, pour une œuvre qui certes en réclame, mais qui contient aussi de nombreuses scènes dialoguées où les effets sont forcément limités. Quand l’œuvre appelle du spectacle (Or du Rhin, Walkyrie acte III, Siegfried Actes II et III, Götterdämmerung scène I,1 ) cela fonctionne, mais l’œil du spectateur s’habitue vite aux effets et la surprise joue de moins en moins: de fait c’est le Götterdämmerung qui apparaît le plus faible, le moins imaginatif, le plus ennuyeux. En jouant l’image, Lepage joue aussi l’imagerie, une sorte d’imagerie d’un style très proche de la bande dessinée qui fonctionne quelquefois (Le Dragon) mais qui tombe à plat aussi. Enfin, Lepage semble oublier qu’il y a des personnages qui interagissent, qui projettent aussi sur le spectateur une image. Les seuls personnages vraiment intéressants pour qui Lepage ait prévu un vrai statut semblent Wotan et peut-être Alberich, la face solaire et la face sombre: mais ils ne tiennent apparemment que parce qu’ils sont incarnés, par des artistes extraordinaires comme Bryn Terfel et Eric Owens. Je serais spectateur l’an prochain, je me méfierais des changements de distribution…Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent, ou presque, s’ils sont bons, cela fonctionne (Mime: Gerhard Siegel) sinon ils font ce qu’ils font toujours sur la scène dans le Ring (Katarina Dalayman). Les costumes (sauf Wotan) sont sans intérêt, et quelquefois les scènes sont ridicules (le cortège de mariage final de l’acte II du Crépuscule, qui pourrait être sorti d’un Crépuscule des années 20. Enfin, et c’est pour moi symptomatique, la différence projection en HD sur écran et vision scénique n’est pas si grande, tellement l’espace scénique est écrasé par la machinerie.
Bien sûr, il y a une volonté idéologique de ne pas tenter quelque chose du côté du Regietheater, mais de se cantonner au théâtre didascalique, d’illustration précise. Mais alors, il faut le faire bien, il faut organiser des mouvements intelligents, faire en sorte que quelque chose se passe entre les gens, faire circuler les émotions et la sensibilité. Je n’oublierai pas les tableaux frappants,  les filles du Rhin, la descente au Nibelheim, la montée au Walhalla, la Chevauchée des Walkyries, l’arrivée du Brünnhilde sur son cheval ailé, les adieux de Wotan, le Dragon,  l’entrée de Wotan au troisième acte de Siegfried. Mais ce ne sont que des tableaux. Le  reste est plutôt plat et notamment le final de Götterdämmerung à mon avis totalement raté. Robert Lepage a qui l’on doit tant de rêves scéniques, tant de poésie sur les plateaux (Rappelez vous son Rossignol, ou sa Damnation de Faust), s’est laissé prendre au piège de la machinerie. Et c’est dommage, même si cela ne mérite pas toujours les invectives de la presse américaine.
D’un point de vue musical, c’est un peu différent.
Fabio Luisi a été très apprécié par le public, un public habitué depuis une génération au  Ring de James Levine (offert une vingtaine de fois en une trentaine d’années), seul chef ayant été à la baguette pour un Ring au MET depuis la fin des années 70. Alors certes, le son un peu moins massif de Luisi, sa direction souvent raffinée, plus claire, laissant entendre bien des phrases cachées, suivant les chanteurs avec une redoutable précision, frappe un public habitué à son son plus massif, plus symphonique, plus grandiose et plus lourd.
J’ai apprécié les qualités de Luisi, très attentif aux voix comme un chef italien qui se respecte. Mais je n’ai pas lu de ligne précise sinon une préparation bien faite; c’est une direction qui reste un peu anonyme, sans l’ivresse sonore d’un Karajan, sans la précision, le cristal  et la dynamique d’un Boulez, sans le symphonisme et le dramatisme d’un Barenboim. C’est “bien”, c’est très propre, et très contrasté: quelquefois franchement ennuyeux (Walkyrie acte I, Crépuscule actes I et II), quelquefois aussi extraordinaire, voire éblouissant (Walkyrie acte III, Tout Siegfried et notamment l’acte III). Et donc Fabio Luisi n’a pas démérité, très loin de là. Il a toute sa place au pupitre d’un Ring.
C’est du point de vue de la distribution que viennent les meilleures surprises et les motifs de satisfaction. Reconnaissons que Peter Gelb n’a pas eu de chance: un chef renonce pour raisons de santé, un Siegfried annule pour raisons de santé, et les annulations ou les remplacements: Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Eric Owens…Il faut les ressources de la grande maison pour trouver des substituts.
Et pourtant malgré ces accidents , que de trouvailles vraiment exceptionnelles, à commencer par Stephanie Blythe, mezzo extraordinaire, dont la Fricka  réussit à captiver totalement malgré un physique un  peu trop développé. Citons aussi le jeune Siegfried de Jay Hunter Morris, qu’on va voir arriver bientôt sur nos scènes, j’en fais le pari, il a la jeunesse et la jovialité du personnage, la voix tient vaillamment la distance, à quelques savonnages près. Wendy Bryn Harmer, jeune soprano dont la Freia laisse deviner une future Sieglinde, voix un peu métallique mais puissante, et bien posée. Eric Owens, une basse de caractère, exceptionnel, qui compose un Alberich extraordinaire d’humanité blessée, et de puissance bridée et frustrée. Rien que pour eux, pour découvrir ces extraordinaires recrues du chant wagnérien, le voyage se justifie. Et puis il y a ceux que l’on connaît déjà et qui offrent des prestations phénoménales: qui pensait que Gerhard Siegel (Le Loge d’Aix) que j’estimais déjà auparavant, avait une voix aussi puissante aux couleurs aussi variées? quelle palette! une composition mémorable en Mime qui le rapproche de Zednik. Hans-Peter König exceptionnel aussi bien dans Fafner, dans Hunding, dans Hagen, réussit à chanter sans noirceur, en diffusant à chacun des personnages (Hunding et Hagen) une humanité qui surprend et étreint. Iain Paterson, qui réussit chacun des rôles qu’il interprète, avec sa technique remarquable et un chant varié et coloré: un interprète né. Et puis le dernier, mais pas évidemment le moindre: Bryn Terfel ne compose pas Wotan, il est Wotan, un Wotan à la voix claire, lumineuse, un Wotan à la fois sarcastique et d’une ironie mordante qui pèse chaque mot, chaque inflexion, doué d’une diction exceptionnelle, d’une voix qui se projette sans effort et qui prend mille couleurs, inutile de comprendre le texte (parfaitement clair d’ailleurs) pour comprendre ce Wotan là. Inoubliable, grandiose, à garder dans l’antre aux souvenirs dorés.
Alors on oubliera le remplaçant valeureux (et malheureux) de Jonas Kaufmann, Franz van Aken, au souffle trop court pour Siegmund, mais aux qualités de timbre et de diction intéressantes, la Waltraute anonyme de Karen Cargill. Et surtout la contre-performance de Katarina Dalayman, Urlanda Furiosa du moment, avec un chant parsemé de cris stridents, inélégants, sans aucune homogénéité.
On le voit, en 17h de musique, il y a eu des moments de jouissance absolue et même de larmes quand musique, chant, et images se fondent: Adieux de Wotan dans Walküre et entrée de Wotan au 3ème acte de Siegfried sont des moments que personne ne peut oublier: du miel pour l’âme. J’y ajouterai le Siegmund de Jonas Kaufmann entendu l’an prochain, urgent, bouleversant, au chant éblouissant.
Pour ce miel, oui,  cela valait la peine : depuis mon retour ces images se superposent, et je suis heureux.

BAYREUTH 2013, LE RING : INTERVIEW DE FRANK CASTORF DANS “WELT ON LINE” le 17 février 2012.

Frank Castorf - Photo Amin Akhtar

TRADUCTION de l’interview:

Je ne résiste pas: l’interview de Frank Castorf dont j’ai parlé dans mon avis sur Bayreuth 2013 nous en dit un peu sur le futur “Ring”, j’ai essayé de la traduire au mieux, pour que nous puissions nous préparer, et peut-être mieux connaître le metteur en scène qui a enflammé (et écœuré) une partie du public de l’Odéon en janvier dans « La Dame aux Camélias » et qui va sans doute faire couler beaucoup d’encre et de salive avant, pendant et après le Ring du bicentenaire au Festival de Bayreuth. C’est une belle interview, qui j’espère va vous intéresser et vous indiquer comment le “Ring” sera lu, entre globalisation, est-ouest, histoire de l’Allemagne et du Monde.

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Auteurs: Volker Blech, Stefan Kirschner | lien vers l’article en langue originale: WELT ON LINE : 17/02/2012

“Bayreuth est pour moi une transgression”

Frank Castorf met en scène le « Ring » du  Jubilé comme une parabole sur le bruit du pétrole et la mondialisation.
Une discussion sur les plateaux tournants et les clauses du contrat en petits caractères.

Le metteur en scène Frank Castorf, intendant de la Volksbühne de Berlin a été récemment à Belgrade, où il a rencontré Aleksandar Denic. Le Serbe réalise les décors pour du Ring de Castorf à Bayreuth en 2013, Le Festival fête le 200ème Anniversaire de la naissance et le 130ème anniversaire de la mort du compositeur Richard Wagner.
Ce vendredi, cependant, c’est une première à Berlin: il a mis en scène la nouvelle de Kleist “La Marquise d’O …”.
  Mais Castorf est déjà bien occupé par le “Ring”.

Welt on Line: Monsieur Castorf, vos spectacles sont rarement courts, combien de temps va durer la soirée?

Frank Castorf: Je l’ai dans mon contrat: On ne peut pas descendre en dessous de 17 heures.

Welt on Line: Mais…pour la Marquise d’O de Kleist?

Frank Castorf: Non évidemment, je parle du Ring de Bayreuth! Il a d’abord été question de réflexions, de modification dans le livret ou la partition, mais le chef Kirill Petrenko veut diriger l’original, ainsi que les soeurs Wagner. Alors j’ai dit “Ok!”, c’est bien que personne ne me demande de pratiquer des coupures. Et le Kleist à la Volksbühne dure trois heures!

Welt on Line: Vous mettez en scène le texte de Kleist pour la première fois?

Frank Castorf: Oui, j’ai découvert Kleist par hasard, sur mon parcours  dans le XIXème et  la fin du XVIIIème. Kleist a pour moi une modernité extraordinaire.

Welt on Line: Les drames de Kleist ne vous irritent pas?

Frank Castorf: En préparant la mise en scène de la “Marquise d’O”, j’ai découvert des anecdotes sur Kleist qui sont un trésor unique. Cet art de pointer des choses est grandiose: de courtes notes de journal sur la Charité (*NdT:  l’hôpital “historique” de Berlin) et en quatre lignes il en vient au fait. Kleist est un humoriste qui découvre toujours la purulence qui va faire percer le bubon. Un homme qui cherche toujours l’opposition.

Welt on Line: Et cet humour aigu et provocateur, la société berlinoise l’a perdu?

Frank Castorf: On doit l’avoir soi-même!  Nous vivons dans un grand consensus (NdT: nous dirions sans doute en France, “la pensée unique”) et vivons très bien avec. Qui dit aujourd’hui, vraiment ce qu’il pense?

 

Frank Castorf: Ils le peuvent, oui, parce qu’on ne peut les congédier. Ce sont les seuls qui soient libres parce qu’ils sont indépendants des indices d’écoute.

Welt on Line: Mais vous en êtes le meilleur contre-exemple, vous qui êtes au mieux avec le Maire de Berlin Klaus Wowereit, et son secrétaire d’Etat André Schmitz.

Frank Castorf: Mais je suis un dinosaure…et vous connaissez bien leur destin.

Welt on Line: Monsieur Schmitz est aussi enthousiaste à l’idée que vous allez mettre en scène le “Ring” de l’année du Jubilé à Bayreuth. D’autres considèrent votre style de travail comme de la pure provocation. Pourquoi prendre le risque de Bayreuth?

Frank Castorf: Bayreuth pour moi est une transgression. Le conservatisme y est beaucoup plus prononcé. Vous pensez, de l’opéra! et à Bayreuth! et le “Ring”, cette “œuvre d’art totale”! Si l’offre était venue de Vienne ou d’ailleurs, je ne l’aurais pas acceptée. Ou alors seulement si j’avais pu toucher à la partition ou au livret. Mais à Bayreuth, c’était impossible pour des raisons évidentes.

Welt on Line: On à peine à croire que vous ayez accepté les règles…

Frank Castorf: J’ai beaucoup hésité. Mais maintenant c’est dans le contrat, hélas! C’est un risque parce que je n’ai plus la possibilité de combiner le matériel de Wagner avec quelque chose d’autre. mais j’ai obtenu des choses dans les négociations. Il y aura une scène tournante, je pourrai travailler avec le film. Les gens d’opéra sont toujours un peu sceptiques. Les amateurs d’opéra conservateurs aussi. Il y a à Bayreuth un public qui n’est pas seulement sur le tapis rouge pour des raisons artistiques. Comme la chancelière, ou Thomas Gottschalk, le Grand-chancelier de “l’entertainment”. Je trouve ça bien ainsi! Ici à Berlin on est toujours entre soi, et ça finit par être ennuyeux!

Welt on Line: Le “Ring” célèbre en 17h la chute d’une race de Dieux. Quelle histoire racontez-vous?

Frank Castorf: Pour moi c’est un voyage vers l’Or de notre temps, vers le Pétrole. Et Siegfried est l’histoire de quelqu’un qui s’est mis en tête d’ apprendre la peur. On peut simplement raconter cela comme dans les contes de fées.  Cela rappelle aussi le grand classique d’Orson Welles, Citizen Kane. Dans Apocalypse Now, les Hélicoptères volent au  son de la “Chevauchée des Walkyries”. Cette manière d’interpréter a hanté nos têtes. Foin de l’illustration. Entrons au cœur de l’opposition logique!

Welt on Line: Votre “Ring” se déroule dans le présent?

Frank Castorf: Avec l’ère du pétrole commence l’industrialisation du monde. En 1890 il y a eu un boom en Azerbaïdjan. Les vieilles tours de forage de Bakou ressemblaient à des cathédrales de bois.Il y a deux extrêmes, aux antipodes, la Russie et le Texas, où le boom pétrolier a suivi dans les années 50. Mais dans la mise en scène on va s’éloigner du concept historiciste. Amérique et Russie  sont pour moi le XXème siècle. Au milieu, il y a quelque chose, et c’est nous. Mon décorateur Aleksandar Denic a construit quelque chose de magnifique: L’Alexanderplatz de Berlin comme socialisme postmoderne. Sur un plateau tournant seront réunis Est et Ouest, c’est notre voyage. Il commence n’importe quand après la deuxième guerre mondiale.

Welt on Line: Vous avez une attention politique plus aiguë à une Première à Bayreuth qu’à la Volskbühne. Comment voulez-vous en user?

Frank Castorf: Ça, on va voir. J’aime le plaisir des détours et je ne sais pas vraiment aujourd’hui où va me conduire la musique. Il y a l’Alexanderplatz, mais quand la scène tourne, on se retrouve à Wall Street. Je veux cette ambivalence sans conclusions univoques. Les conclusions univoques sont rarement exactes. Mais c’est vrai:  tous les systèmes que nous avions  se sont donnés comme Walhalla, et dans le même temps se sont dissoutes toutes les valeurs morales.
Welt on Line: Alors vous faites un “Ring” sur la globalisation?

Frank Castorf: Je ne peux dire si la globalisation est bonne ou mauvaise. Mais je remarque qu’avec l’effondrement du système de valeurs (NdT: le socialisme est-allemand) auquel je me suis frotté auparavant, beaucoup de choses ont empiré. Le mur Est/Ouest a aussi empêché beaucoup de choses, les grandes guerres. L’arrivée de l’Islamisme militant n’aurait pas été pensable. Mais on ne peut penser l’histoire comme souhait. Elle se passe et c’est tout.

Welt on Line: Kleist  comme Wagner, est-ce votre retour sur le fait allemand?

Frank Castorf: Je suis bien sûr aussi un vieux maître-éducateur teutonique. Je trouve que nous avons derrière nous une longue tradition qui explique pourquoi nous sommes devenus ainsi. C’est parfois terrible, c’est parfois aussi – comme dans le cas Wagner-quelque chose de tout à fait particulier. Ce qui m’intéresse, c’est le matériel qui nous est resté du XIXème, Grabbe, Hölderlin, Lenz. Chez Kleist, ce qui me fait plaisir, c’est de provoquer le rire par les contestations. Mon style n’est peut-être pas à la mode, mais cela va changer. En ce moment, à Berlin, je suis tombé dans une faille de la machine du temps.

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