THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: ARIADNE AUF NAXOS, de Richard STRAUSS, par la BAYERISCHE STAATSOPER le 12 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: KIRILL PETRENKO)

Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)

L’ÎLE HEUREUSE

J’ai toujours un peu de réserves sur les opéras donnés en version de concert, sans doute à cause de mon vieux fonds wagnérien, convaincu que l’opéra est Gesamtkunstwerk, et notamment pour un opéra construit en abîme, dont le sujet est le théâtre dans le théâtre, où l’ironie, y compris dans l’acte et pas seulement dans le prologue, est si importante pour limiter ou contrôler l’émotion. La musique de Strauss est inévitablement « second degré » et la version de concert ne favorise pas un point de vue de ce type.

Mais qu’importe puisque le public venu ce soir voulait entendre Jonas Kaufmann dans Bacchus, et je suppose que bon nombre de spectateurs qui ne connaissaient pas l’œuvre (pas si fréquente à Paris) ont été surpris de la surface tout relative du rôle, un Deus ex machina, qui chante moins de 15 minutes, y compris les interventions capricieuses du ténor dans le prologue. Ce n’est pas vraiment un personnage passionnant.
Comme toujours chez Strauss, les rôles intéressants, ce sont les femmes : le compositeur dans la première partie, et Zerbinette, dont Grossmächtige Prinzessin est l’un des airs les plus longs du répertoire, et Ariadne, son pendant tragique, dont l’être profond est la lamentation (le nombre de lamentos d’Ariane du répertoire est assez important) et dont le destin est d’être abandonnée :
« Ariane ma sœur de quel amour blessée
vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée », ces deux vers de Phèdre de Racine  suffisent pour l’éternité à la qualifier.
Le débat initié au prologue reproduit des oppositions très XVIIIème entre opéra et opéra comique, en une sorte d’illustration souriante de la Querelle des Bouffons. Des débats qui seront un peu repris dans Capriccio

Par ailleurs, aux hurlements du compositeur au premier acte correspondent des lamentations au second degré, des lamentations de théâtre, (par une Primadonna dont on a aussi essuyé les caprices au prologue) et les rires des masques. Une palette de caractères en quelque sorte typiques de la scène, le comique, le tragique: un vrai tableau de Watteau. Est-ce un exercice de style avec ses clins d’œil et ses excès ? La présence de la troupe des comiques est intéressante à ce titre, chargée de porter un point de vue différent, de casser l’émotion, si jamais émotion il doit y avoir ( du Brecht avant Brecht en quelque sorte) et le discours de Zerbinette est à peu près le seul discours raisonnable parmi tous les personnages. Elle n’est d’ailleurs  pas sans rappeler la Despina de Così fan tutte.
Toutes questions que seul un metteur en scène peut régler. Mais il n’y en avait pas.

C’est donc avec d’autant plus de circonspection qu’il faut considérer une représentation concertante d’une œuvre aussi polysémique. Je pense d’ailleurs que dans la mesure où l’œuvre doit être donnée en version scénique à Munich pour une série de représentations il n’eût pas été absurde d’importer éventuellement les costumes et de proposer une semi-scénique avec orchestre en fosse. Mais peut-être la soirée eût-elle coûté plus cher. Je me souviens d’un troisième acte de Parsifal à Garnier (Berliner Philharmoniker, Karajan) où Karajan avait imposé l’orchestre dans la fosse et les protagonistes et le chœur en toge noire sur la scène.

Ce ne fut pas le cas ce soir, même si les chanteurs « jouaient » un peu et n’avaient pas la partition en main.
Le premier constat, c’est une fois de plus la cohérence du système de troupe, avec une troupe de la Bayerische Staatsoper parmi les meilleures d’Allemagne, une troupe adaptable, avec de vraies voix solistes : Eri Nakamura a fait une merveilleuse Liù à Toulouse en juin dernier, Okka von der Dammerau est un mezzo solide qui assume des rôles importants à Munich, Markus Eiche, lui aussi dans la troupe, est l’un des barytons les plus intéressants d’Allemagne et compose ici un très bon maître de musique. Quant à Brenda Rae, triomphatrice de la soirée, elle est un des piliers de la troupe de Francfort.

Les dames de la troupe
Najade (Eri Nakamura), Echo (AnnaVirovslansky), Dryade (Okka von der Damerau)

Les trois dames, Najade (Eri Nakamura), Dryade (Okka von der Dammerau) et Echo (Anna Virovlansky) – Strauss s’est évidemment souvenu des filles du Rhin- donnent une belle preuve de cohésion vocale, même si Anna Virovlansky est un tantinet acide, il reste que leur trio constitue un des moments de réelle suspension. C’est à peine plus contrasté du côté des messieurs, avec les habituels solides chanteurs de la troupe de Munich Tareq Yazmi, Dean Power, Kevin Conners, et avec une bonne note pour l’Arlecchino d’Eliott Madore. Signalons aussi l’excellent jeune acteur Johannes Klama, dans le rôle du majordome plus jeune que d’habitude, avec un ton pointu et agaçant de tête à claque.

Alice Coote chantait le compositeur. C’est peut-être le rôle le plus « vivant », le plus émouvant de l’opéra, c’est un rôle difficile qui est central dans le prologue, mais qui disparaît de l’acte suivant, avec des aigus et une tension redoutables dans la dernière partie, pour lequel on pense qu’il suffit d’avoir un bon Octavian (du Rosenkavalier) pour remplir les conditions nécessaires pour un bon compositeur, même si de grands Octavian furent de grands compositeurs (Sena Jurinac par exemple, Agnes Baltsa ou Tatiana Troyanos).
Quand je vis Ariadne of Naxos pour la première fois, c’était à Salzbourg, le 28 août 1979, avec Karl Böhm le jour de ses 85 ans, et Hildegard Behrens, James King, et Trudeliese Schmidt en Komponist, c’était vraiment alors le Komponist de référence , mais pas forcément l’Octavian.
Alice Coote n’arrive pas à rentrer dans le personnage qui doit être juvénile, mais pas forcément hystérique, et donc montrer qu’il est tendu à l’extrême (et on le comprend vu la situation) sans forcément faire rire ou agacer : Alice Coote s’agite et elle chante avec des aigus difficiles, à la limite du cri et ainsi n’arrive ni à être le compositeur, ni à émouvoir (alors que c’est peut-être le personnage le plus directement émouvant de l’œuvre), c’est un peu décevant pour une artiste habituellement sensible et plutôt intéressante.

Amber Wagner
Amber Wagner

Amber Wagner remplaçait Anja Harteros dans le rôle de la Primadonna/Ariane : un défi pour une jeune artiste inconnue en Europe appelée un mois avant à remplacer l’une des Divas les plus réclamées de la scène lyrique qui de plus devait aborder le rôle pour la première fois, et donc particulièrement attendue. Amber Wagner a été visiblement solidement formée aux USA, où elle chante régulièrement des rôles wagnériens (Sieglinde notamment) et de grands rôles verdiens. La voix est large, assise, avec un grave profond et sonore (elle a chanté Brangäne), une de ces voix entre le grand mezzo et le soprano dramatique avec un registre central plutôt riche en harmoniques. La seule difficulté provient de certains aigus du rôle où elle passe de manière peu heureuse en voix de tête.
La voix est en effet d’une nature complètement différente du lirico spinto de Anja Harteros, elle est plus sombre, plus épaisse, moins raffinée, mais d’un point de vue technique, il y a peu à reprocher.
J’ai un peu plus d’hésitations sur la question de l’interprétation, un peu neutre, sur celle de la couleur, qui reste souvent monochrome. Une Ariane très honorable, mais je ne pense pas qu’elle ait intérêt à s’en emparer définitivement. Comme son nom l’indique, c’est une voix plutôt de couleur wagnérienne (elle chante pourtant Trovatore et je serais curieux d’entendre son D’amor sull’ali rosee… ) qui n’a en rien un timbre straussien (peut-être la teinturière ?).

Brenda Rae
Brenda Rae

Brenda Rae en revanche a une qualité que ses collègues n’ont pas, elle a un sens du mot, et une vraie ironie dans la voix, et la prestation est d’autant plus exceptionnelle qu’elle a tous les aigus, elle se paie de luxe d’avoir encore de la réserve lors du final de son air, qu’elle a bien préparé en se ménageant pendant le prologue. Elle a le jeu, la fraîcheur, la couleur et la technique. Depuis Gruberova, je n’avais pas entendu de Zerbinette aussi convaincante, car elle a aussi, comme Gruberova, une voix relativement charnue et n’est pas un rossignol. Ainsi les trois rôles féminins principaux étaient ce soir anglo-saxons, deux américaines (Amber Wagner et Brenda Rae) et une britannique (Alice Coote) : on constate une fois de plus la sûreté du chant anglo-saxon, assurance pour un théâtre d’une représentation au minimum  très correcte. Certes, c’est une sécurité souvent autoroutière pour mon goût mais c’est quand même en Grande Bretagne et aux Etats Unis qu’on acquiert la meilleure technique vocale et ce depuis plusieurs décennies.

Jonas Kaufmann
Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann était Bacchus. Un rôle tendu vocalement, qui doit impressionner parce qu’il assume la scène finale, mais un rôle sans grand intérêt (sauf pour l’héroïne désespérée). La voix dès le prologue sonne autre, charnelle, large. Pendant la scène finale en revanche, il ne m’a pas semblé être dans la meilleure des formes. Il était très bien, mais n’a pas écrasé la distribution : il a montré ses qualités éminentes de technicien, avec les notes filées que seul il sait faire, et il a raté ses toutes dernières notes, perdues dans le kaleïdoscope sonore offert par Kirill Petrenko.

Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)

Car encore une fois, c’est Petrenko qui prend à revers dans un Strauss d’une incroyable clarté, au point qu’on a l’impression d’une mosaïque de sons et qu’on entend ce qu’on n’entend jamais. C’en serait presque dérangeant car tout est là et on finit par se perdre dans ce labyrinthe orchestral tant on essaie de tout suivre. Petrenko propose un travail voisin de ce qu’il propose dans Rheingold ou dans Lulu, (qui ont en commun avec Ariane être des morceaux de théâtre et de conversation) à savoir un suivi des mots d’une finesse prodigieuse , un suivi des rythmes de la parole,  avec une précision qui laisse rêveur. Que sera-ce dans Meistersinger, où la parole compte presque plus que la musique souvent ?
Il a à sa disposition un orchestre de 38 musiciens, dont le son surprend dès la première mesure, brutale et immédiatement enchaînée par contraste en un son singulier de musique de chambre, voulu par Strauss, avec une fluidité fascinante, et d’une légèreté sereine. Il réussit en revanche dans le final à transformer le grêle orchestre en une énorme fabrique de sons qui semble sonner comme l’ orchestre de la Femme sans ombre. Un orchestre sans reproches, il est vrai qu’il est chez lui dans Richard Strauss. Certes, le lyrisme apparaît presque en filigrane, et jamais en premier plan, mais il y a des phrases aux bois, quelques murmures des cuivres qui surprennent et bouleversent, un mélange de légèreté diaphane et de construction monumentale, qui par ces contrastes savants produit une authentique émotion (comme le violoncelle accompagnant certains moments Zerbinetta dans son air! ou les harpes pendant le final) . Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il demande presque de colorer certaines passages note à note avec d’imperceptibles modulations : quand on entre dans ce tunnel là, on s’y perd.
Il est fascinant de constater comme chaque chanteur est comme pris en charge et accompagné : jamais un décalage, jamais une faute de rythme (sauf, bizarrement Kaufmann à la fin). Etonnant !
Je pense aussi à l’accompagnement de la première scène, par touches à la fois brutales et ironiques. Un travail pointilliste dans l’approfondissement de la partition, qui ne sonne jamais froid, jamais « analytique », mais très théâtral, soumis au texte, avec quelquefois de lointains échos wagnériens très présents et en même temps en arrière plan. L’accompagnement du monologue d’Ariane à l’orchestre à ce titre est un chef d’œuvre : on l’impression de redécouvrir Strauss.
Un miracle de construction, de ciselure, de clarté. Une Ariane cristalline qui peut surprendre ou ne pas plaire à ceux qui préfèrent un son plus compact et un grain un peu plus rond. Mais il a joué la carte de la musique de salon, celle qu’on peut lire à l’audition, pour se laisser aller au final à un embrasement à peine distancié, comme il sied à une représentation dans la représentation. Alors oui, il ne joue ni le lyrisme, ni l’émotion, ce qui serait facilité, il joue la transparence dans une œuvre qui n’est que reflets et reflets de reflets, face à la mise en abime de la scène il joue la mise en abime de l’orchestre. C’est un petit défi contre les habitudes.
Ainsi donc la soirée que le « Tout Paris » attendait comme on lit çà et là ne fut pas vocalement une soirée d’exception, mais fut une soirée d’iles heureuses : Brenda Rae, les trois dames, et, allez, aussi Kaufmann parce que même en moindre forme il reste fascinant par sa manière d’être au chant, et ces îles étaient posées sur une mer orchestrale aux reflets multiples, aux incroyables profondeurs, aux surprises, aux pièges même, ici froide, ici brûlante, ici apaisée, ici brutale : un monde infiniment petit dans ses moindres détails presque atomisés, comme il sied à cet opéra chambriste, et pourtant un monde qui en même temps nous aspirait dans une sorte d’infinitude sonore : les deux infinis en une soirée. [wpsr_facebook]

Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann
Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce spectacle a fait l’objet d’un compte rendu en 2013, puisque c’était le seul que j’avais pu voir, sans les autres journées du Ring. Voir le compte rendu.

Götterdämmerung est toujours un moment un peu nostalgique dans un Ring à Bayreuth : c’est en général la fin du séjour tant attendu et on n’aime pas voir le temps avancer jusqu’à l’appel des fanfares au second entracte, le plus beau, celui où l’on reste jusqu’au troisième appel. C’est aussi le moment où l’on se demande comment le Walhalla va s’embraser, quelles idées la mise en scène va installer définitivement, quel concept final elle va asseoir. C’est enfin le moment de se séparer des amis, de prendre congé du lieu, de penser déjà à la prochaine fois. Nostalgie quand tu nous tiens
Moins de surprise pour moi puisque j’avais eu la chance d’avoir un billet pour Götterdämmerung l’an dernier, mais le fait d’avoir vu les deux autres journées et le prologue a permis de tisser des liens, de comprendre certains moments de mise en scène, de mieux entrer dans la logique de ce spectacle que l’an dernier.
Le décor d’Alexander Denić, dont on ne se lassera pas de répéter que c’est sans doute l’un des plus beaux décors de théâtre jamais réalisés, présente quatre faces sur la tournette, une façade gigantesque empaquetée à la Christo (tout le monde pense au Reichtstag…mais…), devant la façade, la roulotte désormais bien connue depuis l’or du Rhin, où Brünnhilde attend Siegfried, puis un escalier monumental coincé entre deux grands murs de brique d’usines,

Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes
Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes

avec sur le côté droit un immense néon (imitant une publicité des autoroutes est-allemandes) à la gloire de Buna, une firme allemande historique, spécialisée dans les produits dérivés du pétrole, et notamment le caoutchouc synthétique, inventé  en 1927 par IG Farben et développé à grande échelle par les nazis, pour remplacer le caoutchouc naturel . La firme s’est installée à Schkopau au nord de Merseburg et donc s’est retrouvée dans l’Allemagne de l’Est, en Sachsen-Anhalt.
Mais il n’y a pas de hasard, Buna fut aussi une usine que l’on voulut installer à Auschwitz-Morowitz, le plus gros complexe pétrochimique jamais construit, et qui ne fut jamais terminé, malgré les milliers de déportés qui participèrent à sa construction et qui y moururent. Ainsi Castorf installe-t-il le pétrole, cette fois par ses dérivés, comme une gloire allemande (inventé sous la république de Weimar), gloire du nazisme, et gloire de la DDR qui chante Plaste und Elaste, mots utilisés à l’Est pour les produits fabriqués. Le pétrole n’a pas d’odeur, ni d’idéologie : il passe des mains des nazis à celui des communistes pour le même usage. Ainsi donc ce néon agressif aux couleurs allemandes, glorifie-t-il une marque qui s’installa à Auschwitz : manière glaçante pour Carstorf de synthétiser l’histoire allemande et de rappeler le rôle de l’industrie (et notamment d’IG Farben) dans le nazisme.

Face berlinoise (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Face berlinoise  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

 

La face adossée au mur (de Berlin ?) représente deux espaces populaires, un magasin de fruits et légumes, où Siegfried mourra, et un kiosque à Döner Kebab « Döner Box » vaguement tenu par les Gibichungen. Enfin dernière face (la tranche qui est à l’opposé du grand escalier dont il était question plus haut), une vitrine avec une grille abritant un autel vaudou, où vont évoluer les Nornes, couvert de grigris et avec un écran de télévision, et qui deviendra refuge pour SDF en déshérence, que Siegfried maltraitera avec méchanceté au moment de sa rencontre avec les filles du Rhin. Au dessus de la vitrine, un escalier qui fait penser aux fire escapes new yorkais.
Des espaces difficiles, réduits, où vont se dérouler tous les épisodes de Götterdämmerung, le plus hétéroclite des livrets du Ring, que Pierre Boulez dans un de ses articles compare à une « ferblanterie ».
« J’ai parlé de « ferblanterie » à propos de la dramaturgie de l’Anneau, c’est vrai et je ne renie pas ce propos. Le livret du Crépuscule, par exemple, est un mélodrame mettant en jeu des ressorts aussi voyants que ceux de Verdi ; complots, trahisons, serments etc.. »(1)
Effectivement, le deuxième acte  est un concentré d’opéra du XIXème : et beaucoup de metteurs en scène ne se sont pas trompés en isolant la nature de ces passages, exemples de basses tractations du monde des hommes, Jürgen Flimm à Bayreuth faisant du palais des Gibichungen un monde de bureaux et d’administration  Kriegenburg à Munich un grand centre commercial vulgaire : bref des lieux sans grandeur. Chéreau en revanche gardait une distance poétique, utilisant la radieuse Gwyneth Jones, tache blanche au milieu de tous ces hommes en noir, dans un paysage nocturne au bord du Rhin merveilleusement évocateur de Richard Peduzzi.

Les Gibichungen  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)
Les Gibichungen © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

Ici, on peut considérer que les relations interpersonnelles de ces Gibichungen vendeurs de Kebab ne sont ni plus ni moins cohérentes que celles affichées par Kriegenburg : Götterdämmerung, c’est en quelque sorte la chute dans le monde, la trahison, la petitesse, auxquelles le héros ne résiste pas, et ici d’autant moins qu’il n’est pas un héros.
Les Nornes (encore magnifique Okka von der Dammerau) arrivent couvertes de sacs à ordures en plastique, comme émergeant d’une décharge publique, elles ôtent leurs « couverture » et apparaissent elles aussi en lamé, chacune avec une des couleur du drapeau allemand, rouge, jaune, noir, (les costumes ont changé depuis l’an dernier, ils étaient plus simples et de couleurs différentes) chacune avec une coiffe particulière, une a des serpents, je n’ai pas repéré les autres, elles ritualisent leur intervention selon le rite vaudou, coq à sacrifier, sang dans lequel on trempe la main, murs lacérés de traces sanguinolentes bougies (cierges ?).

Nornes (et Vaudou)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nornes (et Vaudou) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

C’est l’intrusion du monde primitif, de la croyance première, comme si on allait s’y raccrocher en l’absence (déjà) des dieux, et en l’absence d’espoir terrestre, une croyance-superstition au milieu de laquelle trône un poste de télévision est une vision encore une fois à la fois distanciée et cruelle de notre monde. À la fin de la scène, lorsque le fil se rompt (ici une corde faite avec des sacs plastiques noués entre eux), d’une certaine manière rien ne change, sinon que tout est déjà écrit et que les Nornes n’ont qu’à laisser la place. Il y a donc tout dans ce décor, tout pour illustrer une humanité ordinaire. Il n’y pas  de Crépuscule : le soleil est déjà loin.

Duo d'amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le duo d’amour initial après le départ des Nornes est un moment d’ennui : on est loin de la lumière habituelle. Brünnhilde adossée à la roulotte, Siegfried assis de l’autre côté appuyé sur Notung et songeur; chacun ronge son frein, personne ne se touche, vies parallèles. L’esprit qui présidait au duo final de Siegfried continue de porter ici l’histoire des deux amants. Siegfried par dérision va chercher une poupée figurant un bébé qu’il berce…ou est-ce un vrai bébé (de théâtre?)? Quoi qu’il en soit, comment s’en échapper?
Le voyage de Siegfried sur le Rhin est l’un des moments sans doute les moins lisibles de ce travail, mais l’un des plus terribles. Siegfried ne part pas, il s’endort et rêve en frottant des allumettes. Motif très habituel dans ce Ring que les briquets ou les allumettes, qu’on allume pour faire sauter quelque chose que finalement on ne fait pas sauter (cf Rheingold, mais aussi scène finale de ce Götterdämmerung). Mais cela me rappelle – réminiscence ? erreur ? allusion de Castorf ? –  La petite marchande d’allumettes, d’Andersen, réinterprété dans une œuvre de 1997 d’Helmut Lachenmann, qui utilisait, outre le texte d’Andersen un texte de Gudrun Ensslin, l’une des membres fondatrices de la Rote Armee Fraktion (un thème insistant dans Siegfried), qui est morte suicidée ( ?) en prison en 1977. Lachenmann fait de la petite marchande d’allumettes morte de froid un symbole de l’inhumanité du monde et un motif de révolte.
Frottant en dormant ses allumettes, Siegfried, dont on a vu précédemment les méthodes violentes et l’éducation, me paraît ici confirmer et ses tendances terroristes, et sa marginalité dans le monde, et son inadaptation.
Et les Gibichungen ? Hagen est finalement, avec sa crête punky, le personnage le plus traditionnel, le plus à part, le plus habituel, Gunther en blouson de cuir, qui gère probablement la Döner Box, est un petit patron sans envergure, et Gutrune, magnifiquement interprétée, mais non magnifiquement chantée (hélas) par Allison Oakes, est une greluche plus amoureuse de son Isetta toute neuve préservée elle-aussi sous une bâche en plastique noir (comme Brünnhilde endormie ou comme Siegfried mort) que de son Siegfried, un Siegfried qui boit son philtre préparé par Hagen d’une manière si fugace qu’on pourrait ne pas l’avoir vu : il est en train de boire cannette sur cannette…une goutte de plus ou de moins, et Castorf recommencera au troisième acte à perdre ainsi le spectateur : manière de dire que Siegfried n’a point besoin de philtre pour avoir oublié Brünnhilde. Cela Boulez l’avait déjà exprimé il y a quelques années : le philtre ne fait que souligner le changement d’identité de Siegfried et la perte de toutes ses valeurs.

Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Très belle scène que celle  avec Waltraute, sur des chaises pliantes devant la roulotte rappelant les trois compères du Nibelheim dans Rheingold, un moment de tension porté par Claudia Mahnke, meilleure Waltraute que Fricka, vêtue de lamé, elle aussi (décidément, ces revues berlinoises…). Un moment de vraie violence aussi grâce à Brünnhilde, plutôt à l’aise dans la scène. Et pour tout dire, un moment plus conforme aux habitudes du spectateur.

Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La scène très complexe de l’arrivée de Siegfried sur le rocher de Brünnhilde est réglée plutôt simplement. Scène complexe parce qu’elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses ; et Castorf n’y répond pas vraiment non plus. Brünnhilde reconnaît elle Siegfried mal dissimulé ? Siegfried viole-t-il Brünnhilde ? Pourquoi prend-il l’anneau ? Autant de questions auxquelles les mises en scènes ne réussissent pas à répondre, pas plus celle-ci que d’autres.
Siegfried apparaît en Gunther, blouson de cuir noir pantalon noir, lunettes noires pendant que Gunther, en vidéo, sur un immense écran, semble suivre la scène, figure fantomatique inquiétante qui manie les yeux et la bouche d’une petite poupée, comme dans un rite vaudou. Vaincue Brünnhilde part, seule Siegfried, après avoir cédé l’anneau, comme ayant décidé d’aller vers son destin, résignée.
Le deuxième acte est particulièrement bien réglé : Castorf réussit à faire tenir tout le chœur dans un petit espace, sur plusieurs niveaux, en jouant avec les vidéos pour multiplier les effets.
La scène d’Alberich avec Hagen se termine par l’éloignement d’Alberich, montant l’escalier du  fire escape, y croisant une femme avec une valise pleine d’étiquettes, billets d’avion à la main, il la touche, la frotte, lui fait une gâterie du genre de celle que fit Erda à Wotan, mais en version féminine évidemment. Wotan/Alberich décidément conduisent le même combat et sont deux faces d’un même monde. Et la femme repart, avec son billet, probablement au Texas, retour aux origines…

Le chœur des compagnons de Hagen (exceptionnel musicalement, une puissance, une clarté, une violence, phénoménales…inoubliable ) est organisé comme une sorte de fête de quartier, où selon le texte l’on va sacrifier à Donner justement devant la Döner Box (ça c’est le clin d’œil à la Castorf) et où tous agitent des drapeaux des quatre puissances occupantes (on est à Berlin), cherchant à manger et se précipitant contre le comptoir pour manger du döner, avec un barman (Seibert l’Untermensch) trempant ses doigts dans une seau de mayonnaise, y jetant du ketchup, découpant des tranches de Döner, en bref, on se croirait presque revenu dans Rheingold. Une ambiance pas très bon enfant, plutôt violente, plutôt tendue, où les cris et la fureur de Brünnhilde (en robe lamé or…encore du lamé) devient presque au milieu de cette agitation, une bagarre intestine, habituelle dans ces bas fonds; les serments, les haines, la violence exprimée par cet acte semblent intégrées dans un climat et non pas créer ce climat : c’est très fort, parce que cela relativise le mythe et réhabilite un quotidien détestable. Une fin de deuxième acte où l’Untermensch (Seibert, toujours lui), vêtu d’un voile de mariée (comme à la fin du premier acte de Siegfried)  pousse une poussette dans l’escalier, qui roule et tombe laissant choir sa cargaison de patates, claire allusion au cuirassé Potemkine. Cette image est à lier au rêve de Brünnhilde d’avoir une famille et des enfants, et qui s’écroule parce qu’elle vient de trahir Siegfried et le condamner à mort. Le voile de mariée, la poussette qui choit et se renverse, laissant tomber toute sa cargaison de patates, c’est la vision dérisoire du beau rêve d’une harmonie détruite, un rêve impossible dans le monde de Brünnhilde et Siegfried vu par Castorf.

Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Magnifique début de troisième acte avec des filles du Rhin dans leur Mercedes décapotable volée dans Rheingold, que Siegfried surprend, et lutine, de manière insistante, un peu vulgaire comme de juste, dans un quartier où l’on trouve un cadavre, l’Untermensch barman et Döner man, tout couvert de sang, comme s’il avait été lui même sacrifié dans une cérémonie vaudou. Sans autre forme de procès il est vite mis dans le coffre de la voiture et Siegfried le découvrant ne sera pas plus étonné que ça, il y prend une valise, la jette, il en sort de la poudre d’or, trafic, nostalgie de l’or perdu ou alors du vulgaire sable: il n’y a plus d’or . Les filles du Rhin sont vagabondes, passées du Texas à cet espace urbain berlinois (?) elles repartent, mais vont errer dans le décor, d’espace en espace attendant la fin.
Ce troisième acte se déroule sur un rythme plutôt ralenti, et volontairement…On peut faire confiance à Castorf pour calculer ses effets, chaque scène est articulée, décomposée, sans aucune accélération des rythmes, sans crescendo. Même la mort de Siegfried est presque banalisée : on se bat au milieu es caisses de légumes, et Hagen abat Siegfried avec une batte de base ball, comme Wotan avait abattu Siegmund. Petits meurtres de bas étage, avec les outils qu’on peut.

Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Siegfried gît au milieu des caisses, à moitié dissimulé, on le voit à peine, et la fameuse marche funèbre, ce chœur antique à l’orchestre dirait Boulez, ce bilan somptueux d’un parcours  se heurte à cette vision d’un corps sans vie chez un marchand de légumes. Sublime vision, déchirante et terrible. Tel est le Crépuscule.
Les Gibichungen règlent leurs comptes au pied du néon « Buna » (voir plus haut) où les meubles cheap de DDR dissimulés sous des bâches de plastique noir au deuxième acte (motif décidément récurrent) laissent place aux barils de pétrole (Agip) : pendant qu’on s’entretue les affaires continuent. Gunther assassiné par Hagen (avec sa batte) et Gutrune perdue au milieu de ce massacre voit arriver le cadavre de Siegfried…dans une bâche en plastique ; c’est alors qu’apparaît Brünnhilde, descendant le grand escalier dans sa robe lamé or (eh oui, encore le motif de la revue) et qui va chanter tout son monologue sans rien faire, dans un vide absolu, errant d’un décor à l’autre, et devant le New York Stock Exchange, le Walhalla du jour, débarrassé de son emballage à la Christo : on se croyait au Reichstag, on est à Wall Street …(Wall Street…Walhalla…assonance bienvenue et Wall Street, rue du mur, traduction bienvenue dans un espace pour moitié berlinois, de l’autre côté du mur justement).
Beaucoup de choses se superposent, et prennent (ou non) sens. Ce qui est patent, c’est que Castorf refuse l’événement  que tout le monde attend: cette fin apocalyptique du Götterdämmerung va être refusée, au spectateur et aux acteurs. D’abord, Brünnhilde tarde à rendre l’anneau aux filles du Rhin et le fait avec la discrétion avec laquelle Siegfried a bu le philtre, le spectateur n’en peut plus d’attendre, et Castorf rallonge à plaisir. Ensuite, dans la malle de la Mercedes des filles du Rhin, qui errent désormais lentement entre Wall Street et la roulotte, qui montent dans le bâtiment, accrochent un tableau (l’art à Wall Street, l’art comme valeur marchande), Brünnhilde pique deux bidons d’essence et les verse autour de Wall Street…enfin ça va bouger et ça va brûler…et les filles du Rhin sur le balcon du bâtiment, agitent, comme Loge dans Rheingold, des briquets. Mais non, elles renoncent…ce n’est là aussi qu’un motif, qu’une velléité.
Et Brünnhilde disparaît, non dans un bûcher, mais dans le fond du décor, qui ne cesse de tourner. Seul brûle un baril de pétrole, où les filles du Rhin ont enfin jeté l’anneau, sous les yeux fascinés et fixes de Hagen pétrifié, tout le monde regarde ce petit feu brûler d’une manière passive, pendant qu’une vidéo laisse voir derrière la corps de Hagen étendu, repu, satisfait, dans une barque s’éloignant du rivage, un Rhin-Styx qui emporterait le mort s’éloignant dans la brume. Rideau.
Tout nous est donc refusé dans cette fin longue, sans grand mouvement, volontairement ennuyeuse là où pendant tout le Ring l’invention a fusé. Ici, rien que des actes manqués, manquants, distraits, longuets. Castorf est haïssable: il nous frustre de nos flammes et de notre Walhalla qui va s’écrouler…
Mais dans le monde de Castorf, les Walhalla-Wall Street ne s’écroulent pas, c’est nous qui passons et trépassons.
On reste interdit, insatisfait et c’est bien ce que veut la mise en scène. Kriegenburg faisait à Munich une fin optimiste ou plutôt rassurante et solidaire, Chéreau affichait un groupe d’hommes regardant le public comme pour dire, à notre tour de construire le monde. Castorf nous dit : pas de futur, pas d’optimisme, tout reste tel que, le monde comme il va, le monde de l’oppression, des Buna, des Minol, des Auschwitz continue, et même la Rote Armee Fraktion a disparu : cette histoire longue et sublime n’a servi à rien, a tourné dans le vide ; much ado about nothing…

Face à ce désert culturel, humain et conceptuel, où le monde va flotter dans une mort lente comme Hagen, seule la musique tient.
C’est bien la leçon de cette entreprise. À la fin de tout, il y a encore la musique, et dans Götterdämmerung, cette musique alterne moments de violence extrême et d’excès et moments de violence virile (Acte II), moments contenus de recueillement mais aussi d’exaltation (Acte I) , moments sublimes d’élévation (acte III). Petrenko travaille d’abord dans la fluidité, avec un son qui reste toujours dans des limites, qui jamais ne déborde : en cohérence avec le travail de mise en scène, il n’y a rien de trop (μηδὲν ἄγαν) une sorte d’équilibre subtil et qui pourtant, dans sa retenue même, crée une indicible émotion : c’est le cas du chant des Nornes, qui rarement a sonné ainsi à l’orchestre, c’est le cas du récit de Waltraute, c’est le cas aussi de la terrible dernière scène de l’acte I, d’une violence contenue, mais réelle, mais tendue. Les moments qui sont menés à un tempo plus rapide (acte II par exemple) semblent néanmoins, grâce au croisement du rythme musical et du rythme scénique, ralentis : le discours orchestral est tellement clair et limpide qu’on s’attarde sans cesse sur tel ou tel détail, telle ou telle phrase cachée, dans ce travail de miniature dont justement Boulez parle. Entendant Petrenko, on se rappelle les phrases de Boulez sur le travail de miniature (où en fait il rappelle que c’est Nietzsche qui le premier le signale). On a l’habitude de la grosse machine wagnérienne, et c’est le petit détail, les minuscules reflets et tesselles de la composition qui surprennent. Petrenko est un mosaïste : il construit une mosaïque, petit caillou par petit caillou, tesselle après tesselle et le gigantesque tableau d’ensemble apparaît, né  de chaque briquette, de chaque caillou. Évidemment, des moments comme la marche funèbre ou la mort de Siegfried, ou même la première partie du monologue final de Brünnhilde, qui se termine par Ruhe sont impressionnants de sensibilité, de délicatesse, oui, délicatesse des détails dans la marche funèbre. Même le final n’est jamais démonstratif : jamais Petrenko n’est pris en défaut d’ego directorial surdimensionné. Et pourtant cela sonne, et pourtant cela prend, parce que cela surprend, parce qu’on est toujours séduit par l’intelligence, parce qu’on a l’impression que nous est livrée la simple partition, derrière laquelle tout un orchestre (qu’on aurait aimé voir saluer à la fin sur scène) s’est rangé. Un Ring en parfait ordre de marche.
Ah si l’on pouvait dire de même pour le plateau! Comme  Siegfried, ce Götterdämmerung est vocalement bien pauvre, bien moyen et pour tout dire assez plat. À chacun il manque quelque chose, un petit quelque chose par ci (Hagen, Alberich, Brünnhilde), un gros quelque chose par là (Gutrune, Siegfried).
Seuls, Alejandro Marco-Burmeister et Claudia Mahnke (qui chante ici et Waltraute et une Norne) s’en sortent avec les honneurs.
Alejandro Marco-Burmeister a un très beau timbre, sonore, chaleureux, il sait colorer, il sait dire le texte, il a la puissance et les aigus, c’est une très bonne prestation dans un rôle ingrat.
Claudia Mahnke manquait de tenue dans Fricka , sa Fricka un peu fade, désordonnée et sans couleur ne m’avait pas convaincu. Il en va autrement dans Waltraute, où elle projette bien une voix au contraire très présente, très assurée, avec un soin particulier apporté à la couleur et bien sûr à la diction. Un vrai personnage, une vraie voix, une vraie présence.
Gutrune (Allison Oakes) a des problèmes de projection, de rythme, de couleur. Elle est une merveilleuse actrice, mais du point de vue de la présence vocale, de la puissance et de la justesse, c’est raté. Ce n’est pas une Gutrune intéressante, c’est même mauvais.
Lance Ryan ne devrait plus chanter au moins le Siegfried du Götterdämmerung. Il s’en sort dans Siegfried, surtout aux deux premiers actes, mais dans Götterdämmerung, dès les premiers mots, c’est désastreux. La voix est engorgée, nasalisée à l’extrême, le timbre est très désagréable, à la limite du supportable. Il n’a pas de problème d’expansion à l’aigu, s’il résout ses problèmes de passage, il a le volume, il tient les notes, il sait aussi jouer de la voix par des modulations, mais le son qu’il émet est trop souvent vilain. C’est un acteur sensationnel, il sait bouger, il saute, court, grimpe, il est le personnage voulu par Castorf, odieux, méchant, sans tendresse ni amour. On pourrait dire qu’une aussi vilaine voix va bien au personnage, mais ce serait malhonnête. Cela ne va pas. Il a été hélas hué par quelques spectateurs, je trouve indigne de huer surtout après qu’il eut fourni un effort pareil, mais des raisons de limiter ses applaudissements, il y en avait.
Le Hagen de Attila Jun est bien en place, diction, phrasé, émission : tout cela ne pose guère de problème, mais c’est une voix sans vraie présence parce qu’il lui manque ce doigt de volume et surtout de profondeur qui fait la différence entre des bons Hagen (ce qu’il est) et des grands Hagen (à Bayreuth dans les 40 dernières années  Philip Kang, Karl Ridderbusch, Hans Peter König par exemple).
J’ai déjà écrit que Oleg Bryjak en Alberich avait une voix un peu claire, mais surtout manquait de relief, c’est un Alberich pâle, qui a bien travaillé son personnage scénique, mais sans dans la voix cet écho terrible et sauvage qu’on aimerait entendre. C’est plutôt plat, sans être indigne. Le résultat c’est que la scène avec Hagen (Schläfst du Hagen mein Sohn ?) reste un peu en retrait et ne fait pas partie des grands moments vocaux et spectaculaires, alors que c’est une scène essentielle, et scénique et musicale.
Des Nornes et des filles du Rhin, très honorables, on retiendra surtout les mezzos dont celle que je cite à chaque fois, Okka von der Dammerau, une voix homogène, bien projetée, au phrasé exemplaire Quand va –t-on enfin lui proposer un vrai rôle : une Fricka par exemple ? Les sopranos restent quant à eux un peu trop pâles ou stridents.

Enfin Catherine Foster a été très honorable dans la Brünnhilde de Götterdämmerung. Les aigus sont larges, sûrs, le phrasé exemplaire, j’ai déjà écrit les faiblesses du grave et quelquefois du centre, le vibrato dans les passages ; il reste que c’était plutôt mieux que l’an dernier. Il reste aussi qu’elle n’est pas une Brünnhilde pour la mémoire et les souvenirs impérissables : ne pensons ni à Gwyneth Jones, ni à Hildegard Behrens, ni à Nina Stemme. C’est une Brünnhilde solide de scène allemande de répertoire, elle fait le job comme on dit, avec conscience, elle entre bien dans la mise en scène aussi et donc les moments où elle chante ont été de beaux moments. De grands moments ? non pas vraiment, car son chant n’est pas incarné, n’est pas habité, elle ne fait pas un avec le rôle, ni torche vivante, ni prêtresse dédiée, ni femme détruite qui rugit ses derniers sons, c’est une Brünnhilde appliquée, qui mérite nos remerciements.

Et voilà. Ce Ring est terminé. Pour sûr – et je ne suis pas le seul à l’écrire – l’un des Ring les plus intéressants au moins depuis Kupfer-Barenboim et donc depuis à peu près un quart de siècle, la direction musicale en est prodigieuse d’intelligence, le regard est neuf, attentif, précis, la mosaïque sonore est aussi impressionnante qu’une fresque, et aussi détaillée que la plus délicate des orfèvreries ; de l’horlogerie de précision pour la plus merveilleuse des horloges. En revanche une distribution pâle qui ne répond à la hauteur ni de la direction ni de la mise en scène.
La mise en scène est une proposition qu’on peut ou non accepter, qu’on peut ou non discuter. J’attends moi-même de revoir certaines scènes pour mieux asseoir mon opinion ou dissiper quelques doutes. Mais c’est du vrai théâtre, c’est là aussi une vraie mécanique de précision, avec une équipe hors pair (décors, costumes, lumières). Un travail de virtuose que tout spectateur honnête et pas aveuglé par ses certitudes, ne peut que reconnaître. Ce travail restera sans doute dans les annales du Festival comme une proposition radicale, mais mise en œuvre de manière théâtralement indiscutable. Un chef d’œuvre ? peut-être pas. Une œuvre ? sûrement.

(1) Pierre Boulez, Regards sur autrui, Points de repère II, le texte et sa réalité, p.169, Paris, Christian Bourgois éditeur.

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Wall Street/Walhalla (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wall Street/Walhalla  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est “un parmi d ‘autres” identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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