OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2019-2020

L’Opéra de Lyon (Arch. jean Nouvel)

Plus on avance dans la lecture des saisons de l’Opéra de Lyon, et plus on mesure l’évolution d’une programmation qui aujourd’hui affirme sa singularité, dans les choix des metteurs en scène et des œuvres, dans les choix culturels, tout en affirmant la présence répétée de compagnons de route; en ce sens, Serge Dorny est bien l’héritier de Gérard Mortier, avec qui il a travaillé au tout début de sa carrière. Plus  on considère d’ailleurs les programmes des opéras en Europe, et plus on ressent l’absence de Mortier, de sa vivacité intellectuelle, de son sens dialectique redoutable, de sa soif de culture sous toutes ses formes, de sa manière de considérer le monde, et de voir comment le traduire sur une scène d’opéra.

Dorny quittant Lyon à la fin de la saison 2020-2021, le processus de recrutement de son successeur est lancé, moins médiatisé que celui du successeur de Lissner à Paris, mais peut-être plus difficile. Le travail à Paris est plus ou moins calibré: du répertoire, des nouvelles productions, le ballet et sa crise endémique depuis le départ de Brigitte Lefèvre et deux théâtres à gérer avec les soucis inhérents, sans compter le regard d’une presse toujours à l’affût de la faute de l’abbé Lissner, comme elle le fut de celle de l’abbé Mortier. Il faut un profil artistique certes, mais bien plus en ce moment un gestionnaire capable d’être aussi visionnaire, denrée rare. Mais même avec un médiocre, l’histoire a prouvé que la machine continuait de tourner, car ce type d’institution a une force d’inertie qui la fait survivre même à une direction problématique.

C’est peut-être plus difficile à Lyon parce que la structure est plus fragile et dépend étroitement (au niveau du lyrique) de la programmation appuyée sur huit grosses productions presque toutes nouvelles. Certes, le théâtre est aujourd’hui un théâtre européen prestigieux, ce qu’il n’était plus en 2003 à l’arrivée de Dorny : il traversait une crise de succession depuis la fin de l’ère Erlo-Brossmann, qui, ne l’oublions pas, fut elle aussi brillante et solide et qui a construit l’identité de cette maison. N’oublions surtout pas les directeurs musicaux de leur période, qui ont eu nom John Eliot Gardiner et Kent Nagano et des productions enviables.
Après l’ère Dorny, ne souhaitons pas de crise de succession similaire. Mais il est vrai qu’autant reconstruire un théâtre dure plusieurs années, autant le mettre à terre ne peut durer que quelques mois.
Ce sera difficile pour le successeur qui devra ou bien proposer des saisons radicalement différentes, ou bien suivre le chemin ouvert par Dorny avec des inflexions, d’autres choix et d’autres esthétiques, mais toujours profondément enracinées dans la modernité, dans le style de La Monnaie de Bruxelles qui a toujours gardé quelque chose de la couleur donnée initialement par Mortier.
L’Opéra de Lyon est en France un fer de lance, qui accumule les réussites, il ne faudrait pas que cela s’émousse. Et pour l’instant, je ne vois pas vraiment qui en France pourrait continuer le travail initié à Lyon par Dorny.
La machine lyonnaise est une machine construite pour un rythme de stagione, un titre par mois à peu près, qui a atteint un rythme de croisière . Elle a trouvé aussi un équilibre musical, avec des chefs aussi différents que Kazushi Ono et aujourd’hui Daniele Rustioni, qui ont consolidé la qualité de l’orchestre, et Stefano Montanari, qui a emporté l’adhésion dans le répertoire XVIIIe sans parler du chœur, souvent splendide, investi, et très engagé aussi dans le travail scénique ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.
Enfin, du point de vue scénique, cette maison a une singularité qui marque la différence avec les autres scènes françaises et bien des scènes européennes : Lyon a fait découvrir à la France des metteurs en scène en vue ailleurs, mais ignorés chez nous, comme David Bösch, ou Axel Ranisch la saison prochaine, des artistes à l’univers très singulier comme David Marton, des cinéastes qui se sont lancés dans l’opéra comme Christophe Honoré, et la saison prochaine Olivier Assayas. Bref, Dorny a affirmé l’opéra comme un art de notre temps (dans la lignée de Mortier) mais il a aussi offert à Lyon une visibilité internationale que cette salle n’avait jamais eue, montrant un taux de remplissage enviable avec un répertoire à mille lieux de la complaisance, sans oublier aussi une ouverture aux jeunes, soutenu en cela par la Région Auvergne Rhône-Alpes et les Ministères de l’Éducation nationale (rectorats de Lyon et de Grenoble) et de la Culture (DRAC Rhône-Alpes) .
Un séminaire fort riche sur Lessons in Love and Violence de George Benjamin (présenté à l’Opéra partir du 14 mai dans la mise en scène de Katie Mitchell) destiné à des formateurs de l’Éducation Nationale et des responsables de structures culturelles vient de s’y dérouler avec un énorme succès, par ailleurs quelques collèges isolés ont des classes à horaire aménagées expérimentales « Opéra » pour ne citer que deux opérations parmi d’autres : l’action de l’Opéra de Lyon ne se limite pas à la ville de Lyon et commence à vraiment rayonner.  Tous les spectateurs de Lyon savent que pour n’importe quel spectacle, il y a dans la salle des jeunes, qui d’ailleurs dès les beaux jours, envahissent le péristyle comme terrain d’entraînement de Hip Hop.

La saison 2019-2020 ne déroge pas à la tradition, avec un dosage subtil de titres traditionnels (Rigoletto, Le Nozze di Figaro, Tosca, Guillaume Tell), d’opéra en concert (Ernani) de titres rares (Irrelohe de Schreker), une création (Shirine de Thierry Escaich ) et deux reprises :  un titre plus bref (L’Enfant et les sortilèges), et un succès pour les fêtes (Le Roi Carotte, d’Offenbach).
Hors de la salle de l’opéra de Lyon, l’opéra se déplace au Théâtre de la Croix Rousse, ou au théâtre de la Renaissance à Oullins pour des formes diverses, destinées à un public plus jeune, ou plus large, plus divers en tous cas

  • The pajama game, comédie musicale de Broadway de 1954 (à Oullins et à la Croix Rousse)
  • I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky (de John Adams) (Croix Rousse)
  • Gretel et Hänsel (Engelbert Humperdinck & Sergio Menozzi)(Oullins)

Enfin, hors salle, comme troisième œuvre (avec Rigoletto et Irrelohe) du Festival 2020 dont le thème sera « La Nuit sera rouge et noire », au théâtre du point du jour, La Lune de Carl Orff.
On le voit, l’offre est variée, alternant grands standards, création, titres inconnus, et formes diverses pour toucher tous les publics.

Octobre

Guillaume Tell (7 repr. Du 5 au 17 octobre)
Le chef d’œuvre de Rossini, la référence du « Grand Opéra » romantique dans sa version originale en français (créé à l’Opéra de Paris en 1829). Daniele Rustioni au pupitre, évidemment, et dans une mise en scène d’un des jeunes metteurs en scène les plus intelligents et imaginatifs d’Allemagne, Tobias Kratzer (qui mettra en scène cette année Tannhäuser au festival de Bayreuth). Avec évidemment John Osborn inévitable dans le rôle d’Arnold, Nicola Alaimo, le grand baryton italien dans Tell, un rôle un peu hors de l’habitude pour lui, Jane Archibald dans Mathilde et Enlelejda Shkosa dans Hedwige.
Grande œuvre, grande distribution, grand metteur en scène, à ne manquer sous aucun prétexte.

Novembre

Ernani (6 novembre)
En version de concert (qu’on verra aussi au TCE à Paris le 8 novembre), un opéra du jeune Verdi dans le sillon tracé par Attila en 2017 et Nabucco en 2018), peu connu en France inspiré de Victor Hugo, avec l’Ernani du moment sur toutes les scènes du monde : Francesco Meli ; Il sera entouré du Carlo de Amartuvshin Enkhbat, qui a triomphé dans Nabucco en 2018, du Silva de Roberto Tagliavini et de l’Elvira de Carmen Giannatasio (seul élément de la distribution qui suscite dans ce rôle terrible un petit doute de ma part). Orchestre et chœur dirigés par Daniele Rustioni.

L’Enfant et les sortilèges (7 représentations du 14 au 19 novembre)
Reprise de la production très visuelle de Grégoire Pont et James Bonas qui avait eu tant de succès en 2016. Une manière d’ouvrir le théâtre aussi à un autre public qui entre à l’opéra pour un spectacle d’une heure.  La production a déjà triomphé et revient précédée d’une flatteuse réputation, avec une qualité musicale garantie, puisque l’orchestre sera dirigé par Titus Engel, un jeune chef suisse vivant à Berlin qui aura ouvert un mois auparavant la très attendue nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève. Le chœur sera dirigé par Karine Locatelli cheffe valeureuse de la Maîtrise, et les solistes seront ceux du Studio de l’Opéra de Lyon.

Décembre :

The Pajama Game (11 représentations : du 12 au 14 décembre au Théâtre de la Renaissance à Oullins, du 18 au 29 décembre au Théâtre de la Croix Rousse).
Une comédie musicale de Broadway à Lyon, pour les fêtes, en parallèle avec Le Roi Carotte à l’Opéra. La première en 1954 à Broadway fut triomphale : Le livret,  signé Georges Abbott et Richard Bissell, la mise en scène Jérôme Robbins, la chorégraphie Bob Fosse. Rien de moins !
Évidemment, la Croix-Rousse n’est pas Broadway,  et l’œuvre présentée le sera avec une orchestration allégée dirigée par Gérard Lecointe et une mise en scène qui convienne à l’espace de la Croix Rousse, signée Jean Lacornerie et Raphaeël Cottin. Et plein de jeunes sur scène.

Le Roi Carotte (9 représentations du 13 décembre au 1er janvier)
Reprise de la production de Laurent Pelly dont le nom est à Lyon indissolublement lié à Offenbach, manière aussi de fêter doublement l’anniversaire de ses deux-cents ans après le Barbe-Bleue qui  fermera la saison 2018-2019.
C’est le jeune Adrien Perruchon qui dirigera, un talentueux jeune chef qui commence à émerger, on y retrouvera Yann Beuron, Christophe Mortagne, Chloé Briot, Julie Boulianne. À voir évidemment : on ne rate pas un Offenbach pareil, dont le destin fut si difficile.

Janvier

Tosca (9 représentations du 20 janvier au 5 février)
Présentation à Lyon de la production coproduite avec Aix en Provence 2019, signée Christophe Honoré, qui revient à l’Opéra après son superbe Don Carlos de 2018. Dirigée par Daniele Rustioni, elle sera interprétée par les mêmes chanteurs qu’à Aix, sauf le ténor (ce n’est peut-être pas un mal), soit Angel Blue (Tosca) et Massimo Giordano, une belle voix italienne brillante qui était Ismaele dans le Nabucco de Novembre 2018,  dans Mario, ainsi qu’Alexey Markov l’un des meilleurs barytons actuels, pour Scarpia. À noter la présence une des Tosca mythiques des années 90, Catherine Malfitano, une des très grandes de la fin du siècle dernier dans le rôle de la Prima donna, double de Tosca.
Un must comme on dit, parce que Tosca manque à Lyon depuis 1979, parce que la production est excitante, avec Rustioni et Honoré aux manettes, et aussi pour Malfitano, une de ces immenses qui dès qu’elle était en scène, aimantait tous les regards.

Février

I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky de John Adams ( 9 représentations du 13 au 25 février) au Théâtre de la Croix Rousse.
La préparation du Festival (deux grosses productions à répéter dans l’Opéra) nécessite en février que la programmation s’externalise. C’est une excellente initiative que de proposer une forme plus légère, très peu connue en France hors des spécialistes, créée à l’Université de Berkeley en 1995, d’un des grands compositeurs de la fin du XXème siècle, John Adams (l’auteur de Nixon in China, de la Mort de Klinghoffer, de Docteur Atomic, très lié à Peter Sellars). La mise en scène en sera confiée à Macha Makeieff, une garantie, l’ensemble instrumental à Philippe Forget, et le chant aux chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon. Inutile de souligner qu’il faudra aller voir ce spectacle qui permettra de découvrir un John Adams peut-être moins connu.

Mars

Festival 2020 : La Nuit sera rouge et noire
(du 13 mars au 2 avril)
Un titre pastichant le mot laissé par Gérard de Nerval le soir de son suicide « La nuit sera noire et blanche »:  sang et mort, inquiétude, drame, amours névrotiques, assassinats. Trois œuvres dont deux inconnues en France (Irrelohe, et La lune) et la troisième un grand standard de l’opéra, Rigoletto. On est donc dans le contraste savamment calculé.

Rigoletto (9 représentations du 13 mars au 2 avril)
Cette nouvelle production en coproduction avec Munich (qui a au répertoire un Rigoletto qu’il est temps de changer) est confiée pour la mise en scène à Axel Ranisch à qui l’on doit récemment une très belle production de Orlando Paladino au Festival de Munich de 2018. Cinéaste, metteur en scène de théâtre, acteur, Axel Ranisch, né en 1983, est l’un des artistes émergents sur la scène de l’opéra, et bien qu’encore jeune, il a derrière lui une longue liste de productions et films.
Rigoletto, ce sera Roberto Frontali, qui a triomphé à Rome en décembre dernier dans le rôle, Gilda sera Nina Minasyan et un Duc de Mantoue à découvrir, Mykhailo Malafii un jeune ukrainien à la voix étonnante.
La direction sera aussi confiée à un jeune chef italien qui concentre l’attention actuellement, Michele Spotti, que les lyonnais auront découvert dans Barbe-Bleue d’Offenbach en juin 2019. Beau retour d’un titre qui manque à Lyon depuis 1976.

Irrelohe (6 représentations du 14 au 28 mars)
Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Stephan Rügamer, déjà vu à Lyon dans Le Cercle de craie (Zemlinsky) et Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak…

La Lune (7 représentations du 15 au 22 mars) au Théâtre du Point du Jour (Lyon 5ème)
L’œuvre, signée Carl Orff (le compositeur des Carmina Burana) a été créée en 1939, à la veille de la guerre, par Clemens Krauss à Munich. Elle s’inspire d’un conte de Grimm, et raconte d’une certaine manière, la naissance de la Lune, qui éclaire la nuit. Elle a l’avantage d’être exécutable aussi par une petite formation (deux pianos, orgue et percussion) et a été confiée au duo-Grégoire Pont et James Bonas qui ont proposé L’Enfant et les sortilèges en 2018, repris dans la saison 2019 à cause du grand succès. Ce sera sans doute encore un enchantement visuel.

Avril

Gretel et Hansel (6 représentations au Théâtre de la Renaissance à Oullins)
L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical.

Mai

Shirine (6 représentations du 2 au 12 mai)
Opéra de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro.

Juin

Le nozze di Figaro (8 représentations du 6 au 20 juin 2019),
L’œuvre de Mozart clôt la saison 2018-19, comme Don Giovanni avait clôt 2017-18, et les deux sont confiées à Stefano Montanari, l’un des chefs les plus réclamés aujourd’hui notamment en Italie dans le répertoire mozartien et rossinien, à qui Dorny a donné une de ses premières chances il y a quelques années. Venu du baroque, Montanari se caractérise par une énergie peu commune, un travail sur la pulsation à l’opéra qui aboutit à des résultats souvent triomphaux, tant l’œuvre retrouve une incroyable vie. Il fait partie comme d’autres des compagnons de route que Dorny a su fidéliser.
Pour ce Mozart, Serge Dorny fait de nouveau appel à un cinéaste pour sa première mise en scène d’opéra, Olivier Assayas qui est aussi scénariste, et dont l’univers pourrait très bien convenir à cette folle journée. Dans la distribution, on trouve les noms de Nikolay Borchev (le Comte), le très bon Dandini de la Cenerentola lyonnaise signée Herheim, Mandy Fredrich (la comtesse), un des sopranos importants en Allemagne aujourd’hui pour les rôles de lyrique (Marguerite de Faust, Agathe de Freischütz), Figaro sera Alexander Miminoshvili, dont Wanderersite écrivait à propos de son Erimante dans l’Erismena d’Aix en Provence en 2017 « belle basse barytonnante aux graves profonds, au chant souple et au timbre chaleureux doué d’une jolie expressivité en colorant bien les paroles » .

 À ce riche programme s’ajoutent des concerts dirigés par Daniele Rustioni ou Stefano Montanari, des récitals (Ian Bostridge, Maria Joao Pires), des concerts de musique de chambre dans le cadre lumineux du Grand studio de ballet dont les programmes font écho à celui de la saison.

Enfin l’Opéra de Lyon partira en tournée, à Aix en juillet 2019 pour Tosca, à la Ruhrtirennale de Bochum en août 2019 où sera proposé Didon et Enée Remembered (David Marton, Festival 2019) et en octobre 2019 à l’opéra de Mascate (Oman) pour l’Enfant et les Sortilèges dans la production reprise en novembre 2019 à Lyon de Grégoire Pont et James Bonas.

Vous en conviendrez, tout cela vaut bien quelques allers et retours en TGV, pour découvrir des nouvelles œuvres, des metteurs en scène inconnus et aussi, ne l’oublions pas des chanteurs souvent jeunes mais très valeureux, découverts par le conseiller vocal de l’Opéra de Lyon, Robert Körner.
Il y a plein de raisons de se retrouver à Lyon et pas seulement au Festival. Je suis déjà impatient pour ma part de découvrir le Guillaume Tell signé Rustioni-Kratzer.
Mais je n’ai qu’un seul regret, c’est que certaines productions qui ont marqué le public n’aient pas fait l’objet de captations, faute de financements. Je pense par exemple à l’Elektra de Berghaus et à la Damnation de Faust de David Marton, mais on pourrait en citer d’autres, comme l’Enchanteresse

5-7 AVRIL 2019: LE CERCLE RICHARD WAGNER DE LYON PRÉSENTE DEUX ŒUVRES DE RICHARD WAGNER EN CRÉATION FRANÇAISE

Première page de l’Ouverture du Roi Enzio d’Ernst Raupach, par Richard Wagner qui sera jouée à Lyon le 6 avril

 

Il est rare que ce blog promeuve une manifestation spéciale, il est tout aussi rare que deux œuvres  de Richard Wagner soit créées en France. c’est le cas ce week-end à Lyon et notre curiosité est éveillée par cet « Or du Rhône », titre de la manifestation, du vendredi 5 au dimanche 7 avril.

Le Cercle Richard Wagner – Lyon présidé par Pascal Bouteldja (http://cercle.wagner.lyon.free.fr/) organise un concert qui fera entendre au public deux œuvres inédites en France de Richard Wagner. Si le but des Cercles Richard Wagner est d’étudier et d’approfondir l’œuvre artistique du compositeur, il est aussi de la promouvoir ; mais il est rare qu’une association Wagner puisse être, à notre époque, à l’origine de la création française d’une partition inconnue de Richard Wagner. Cela va être le cas le samedi 6 avril prochain à la Bourse du travail de Lyon. Grâce à notre partenariat avec le Conservatoire à rayonnement régional de Lyon, un orchestre symphonique réunissant les musiciens des Conservatoires de Lyon et de Clermont-Ferrand, sous la direction de ses deux directeurs Alain Jacquon (CRR de Lyon) et de Patrice Couineau (CRR de Clermont-Ferrand) fera entendre au public une « première » musicale wagnérienne française, deux œuvres inédites en France de Richard Wagner :
Tout d’abord, les esquisses sous forme de deux numéros arrangées et orchestrées de L’Heureuse famille des Ours (Männerlist grösser als Frauenlist oder Die glückliche Bärenfamilie), opéra-comique inachevé datant de 1837: N°2 : Introduction (Chœur, Julius, Leontine) “Wie prächtig, zierlich un reich” (Que de splendeurs, que de merveilles et de richesses) et N°3 : Duo (Leontine et Julius) : “Von Viel Geschmack und Schönheitssinn” (Que de beautés et que de goût)]
Ensuite l’Ouverture en mi mineur pour la tragédie historique d’Ernst Raupach, Le Roi Enzio, jouée avant chaque représentation de la tragédie.
Si l’ouverture du Roi Enzio a été enregistrée, les esquisses orchestrées par le compositeur anglais James Francis Brown de l’Heureuse famille des Ours ne l’ont jamais été. Elles n’ont été exécutées qu’une seule et unique fois à Londres en 2011. C’est dire le caractère exceptionnel de ce concert avec un inédit de Wagner, joué pour la première fois en France.

Pour plus de précisions cliquer sur le lien ci-dessous:

 

 

 

 

LA SAISON 2019-2020 DE L’OPÉRA DE PARIS

Une saison terne, sans imagination, qui parie sur un Ring aux prix exorbitants et à la distribution assez ordinaire, à quelques rares exceptions.

L’Opéra de Paris nouveau est arrivé ! Une saison déjà auscultée, décortiquée, analysée… Cette année, débute le deuxième Ring de la maison en une décennie, de quoi faire oublier qu’on n’en avait pas eu depuis plus de cinquante ans (enfin si, un demi… en 1976). Il y eu le Ring Joel (Krämer) il y aura le Ring Lissner (Bieito). Trois Ring ont écumé la carrière de Stéphane Lissner : un à Aix (Braunschweig à oublier), un à la Scala (Cassiers, qui vit sa dernière saison à Berlin en septembre prochain) et maintenant un à Bastille (Bieito) dont on sent bien qu’il a déjà une odeur de soufre. Les pâles effarouché(e)s ont déjà eu la peur de leur vie dans une Carmen de vingt ans d’âge et en l’occurrence très sage. Nous n’osons imaginer les ambulances à la sortie de la salle.
Trêve de plaisanterie : au moins nous aurons un travail intelligent, une qualité que personne ne peut dénier à Calixto Bieito. Quant à Philippe Jordan il aura donc dirigé deux productions différentes du Ring à Paris, quel luxe !

Je me demande toujours si dans une maison comme Paris un directeur musical est  indispensable dans les conditions d’une salle qui doit beaucoup programmer. La présence d’un directeur musical plombe souvent l’appel à d’autres chefs de renom sur des grandes œuvres du répertoire ou pour les nouvelles productions.
Paris n’a pas toujours eu de directeur musical, même si se sont succédé pour des durées très diverses Solti, Zagrosek, Chung, Conlon puis Jordan. Ni Liebermann, ni Mortier n’étaient convaincus de sa nécessité, pas plus que Dominique Meyer à Vienne après la démission de Franz Welser-Möst.
Deux options : ou vous avez un directeur musical qui fait à lui seul événement comme Kirill Petrenko à Munich ou Daniel Barenboim à la Staatsoper de Berlin, ou vous appelez un chef encore jeune qui va profiter pour élargir et construire son répertoire, c’est le cas de Philippe Jordan qui va partir vers Vienne avec dans sa besace un répertoire important constitué à Paris allant de Wagner à Strauss et de Verdi à Borodine.

Pour le reste wait and see.

Au-delà du Ring quelques observations générales, au moment où à Paris se choisit le futur directeur général, avec les inévitables bruits qui circulent et qui excitent le landerneau lyrique dont il a été suffisamment question dans ce blog pour ne pas y revenir.Cette saison n’est pas musicalement si excitante, (un Ring ne fait pas le printemps) et pauvre en idées même si chaque production est assez bien distribuée. Nous allons essayer de comprendre pourquoi.

Un Ring pour un théâtre est un gros investissement en mobilisation des équipes, des espaces, des forces techniques, et il est naturel qu’il soit divisé en deux saisons, il est naturel aussi qu’en terme de nouvelles productions, les choses ne soient pas aussi chatoyantes à côté.
Ce Ring sera présenté en deux parties, Rheingold en Avril 2020, Walküre en mai, Siegfried en octobre et Götterdämmerung en novembre avec deux cycles fin novembre et début décembre 2020.
Musicalement, nous connaissons l’approche de Philippe Jordan et donc l’attente est moindre. En revanche, la distribution nous semble un peu irrégulière. C’est bien d’afficher Jonas Kaufmann en Siegmund (il attirera les foules) avec la Sieglinde d’Eva Maria Westbroek (on retrouvera ainsi le couple du MET de la production Lepage, quelques années après) et Andreas Schager en Siegfried qui désormais le chantera partout (et notamment à Bayreuth), il y a un Alberich moins connu, mais qui est un très bon chanteur, Jochen Schmeckenbecher, l’excellent Gerhard Siegel en Mime et le Loge des premières années de Castorf à Bayreuth, Norbert Ernst. J’ai plus de doutes sur le Wotan de Iain Paterson, non que ce chanteur au chant élégant ne soit pas valeureux, mais pour l’avoir entendu à Bayreuth dans Rheingold, je ne suis pas convaincu qu’il soit un Wotan pour les trois opéras. Et je nourris encore plus de doute sur Martina Serafin en Brünnhilde de Walküre et Siegfried. Elle ne m’a jamais convaincu dans aucun rôle, je n’en donc attends rien non plus dans Brünnhilde. Ricarda Merbeth sera la Brünnhilde du Götterdämmerung, là on aura au moins du solide.

À part le Ring, la saison nous propose quelques nouvelles productions :

Et d’abord un OVNI, une opération qui montre les hésitations d’une programmation qui n’ose plus grand chose. On sait que Paris n’a pas à son répertoire les grandes œuvres du bel canto romantique, si peu de Donizetti (qu’attend cette direction ou une autre pour programmer au moins La Favorite, créé pour ce théâtre en 1840 ?) et quelques rares Bellini.
–  C’est ainsi que Il Pirata est présenté en version de concert pour deux malheureuses soirées en décembre. Une opération qui permet d’afficher Riccardo Frizza au pupitre et surtout Sondra Radvanovsky en Imogene, Michael Spyres en Gualtiero et Ludovic Tézier en Ernesto. Une distribution qui aurait tenu ses dix représentations à Garnier et qui au moins aurait montré que cette programmation avait un sou d’originalité, une qualité qu’elle est loin d’afficher cette saison, plutôt terne et peu imaginative. Mais c’est un opéra sans coûts de production avec un simple coût de plateau: demander un tarif maximum de 160€, c’est tout bénéfice pour la maison…

Pour le reste, les nouvelles productions sont :

  • La Traviata (septembre-octobre 2019, Garnier) pour 13 représentations: que serait un théâtre d’opéra sans La Traviata ? La production de Benoît Jacquot, sage et donc apte à n’effrayer personne, et surtout à remplir le tiroir-caisse a tenu quatre saisons, reprise quasiment chaque année à l’exception de la saison 2016/2017. Elle aurait pu durer quelques saisons de plus, mais en 2018/2019, c’est Simon Stone, l’un des très grands de la mise en scène d’aujourd’hui, qui va officier. Alors évidemment la curiosité est plutôt excitée.
    Du côté musical, un chef, Michele Mariotti, une référence aujourd’hui dans Verdi (en alternance pour les trois dernières représentations avec Carlo Montanaro) et donc pas de souci.
    Du côté de la distribution, une alternance entre deux cast, le couple Pretty Yende/Benjamin Bernheim qui a l’air de prendre de l’espace dans la programmation parisienne et le couple Nino Machaidze/Atalla Ayan.
    C’est déjà l’occasion de confirmer l’intérêt réel pour Benjamin Bernheim qu’on a peu vu à Paris, et du brésilien Atalla Ayan qui alternaient déjà dans La Bohème de Guth en 2017/2018. Quant à Pretty Yende, on ne la présente plus et Nino Machaidze, un peu plus avant dans la carrière que sa collègue, est un soprano apprécié.
    Tout est en place pour attirer le public, remplir les caisses, faire parler la presse. C’est ce qu’on appelle une opération sans risque, pour une œuvre qui va retourner à Garnier, le lieu idéal pour Traviata, tant par la jauge de la salle que par son architecture et son style. Mortier l’avait bien compirs en programma à Garnier la merveilleuse Traviata de Marthaler (avec Christine Schäfer et Jonas Kaufmann, ça vous dit quelque chose?)
  • Les Indes galantes de Rameau (septembre -octobre 2019 pour 13 représentations). C’est le 350ème anniversaire de L’Opéra et cette nouvelle production alternera avec La Traviata en septembre et octobre 2019. Les Indes Galantes est une œuvre emblématique de l’Opéra de Paris, à cause de la production mythique de Maurice Lehmann en 1956 qui fit courir le public et qui resta un marqueur de notre théâtre national de ces années-là. Stéphane Lissner met donc les petits plats dans les grands et il n’est évidemment pas question de proposer une mise en scène qui ne puisse pas concurrencer la légendaire production précédente. Il a donc fait appel à Clément Cogitore, dont on peut résumer l’art ainsi (extrait de son site) : « mêlant films, vidéos, installations et photographies son travail questionne les modalités de cohabitation des hommes avec leurs images. Il y est le plus souvent question de rituels, de mémoire collective, de figuration du sacré ainsi que d’une certaine idée de la perméabilité des mondes. »
    A priori cela devrait convenir à cette œuvre un peu folle, qui réunira la fine fleur du chant français, de Sabine Devieilhe à Julie Fuchs, de Florian Sempey à Stanislas de Barbeyrac, sans oublier Jodie Devos, Alexandre Duhamel et Mathias Vidal. Le tout dirigé par Leonardo Garcia Alarcón à la tête de sa Cappella Mediterranea. On peut cependant être surpris que l’Orchestre de l’Opéra ne soit pas associé à l’opération, mais il sera pris sans doute par les répétitions de Traviata, et mobilisé sur le répertoire.
    On peut être encore plus surpris que Rameau soit affiché…à Bastille. Certes, Bastille convient pour une opération qu’on attend spectaculaire, et qui technologiquement est peut-être une salle plus adaptée que Garnier…mais Rameau est-il fait pour cet immense vaisseau ?
  • Le Prince Igor (Borodine)(fin novembre- décembre 2019 pour 10 représentations) : production choisie pour les fêtes et c’est une fête que d’accueillir pour la première fois à l’Opéra, Barrie Kosky, l’un des très grands de la mise en scène d’opéra et qui accomplit un travail exemplaire à la Komische Oper de Berlin. L’œuvre est distribuée correctement avec notamment la Kontchakovna de Anita Rachvelishvili, qui fit tant de bruit à New York dans ce rôle, Pavel Černoch dans Vladimir. C’est Evguenyi Nikitin qui sera Igor, je me demande la voix n’est pas trop légère pour un rôle marqué fortement par Ildar Abdrazakov aujourd’hui.
    Une opération satisfaisante, encore qu’on puisse se demander pour une œuvre qui sans doute sera peu reprise, si l’on n’aurait pas pu réserver Kosky pour un autre titre, et proposer à Paris la magnifique production de Dmitry Tcherniakov (un nom qui doit faire frémir depuis les derniers Troyens) qu’on a vue à New York et Amsterdam, et qui avait même convaincu le public du MET, connu pour son conservatisme à côté duquel celui de Paris semblerait ouvert. Cela aurait coûté sans doute moins cher.
  • Manon (Massenet) (Mars-avril 2020 pour 13 représentations) : depuis 1974, c’est la cinquième production de l’opéra de Massenet. Signe particulier, on l’a vue à Garnier, puis à l’Opéra-Comique, puis à Bastille. Voilà une œuvre qui s’adapte à tous les théâtres, même si c’est à l’Opéra-Comique qu’elle a été créée en 1884. Autre signe particulier, la dernière production, signée Coline Serreau, que même Nicolas Joel n’a pas osé reprendre (vous vous souvenez ? les patins à roulettes dans Saint Sulpice…) a duré une seule saison et 10 représentations. Dépense inutile.
    D’abord il n’est pas dit que Bastille convienne à Manon, ensuite Massenet n’a donc écrit que Manon et Werther ? Stéphane Lissner ne pouvait-il pas afficher Don Quichotte, qu’on n’a pas vu depuis 17 ans? Manque d’imagination, ou envie encore une fois de remplir le théâtre? Il n’est pas sûr que Manon y réussisse, même si comme pour Traviata, on y affiche Pretty Yende et Benjamin Bernheim, en alternance avec Sofia Fomina et Stephen Costello. Au pupitre, Dan Ettinger.

Pour le reste, des reprises qu’on va essayer de classer, bien distribuées, avec des choix de chefs quelquefois discutables.
Quelles reprises pour 2018-2019 ?

Les opéras contemporains :

Pour faire bonne mesure et afficher la volonté de maintenir le répertoire contemporain, et de reprendre des œuvres qui bien souvent ne remplissent pas, la saison affiche

  • Lear de Reimann (novembre-décembre 2019, 6 représentations), dans la réalisation de Calixto Bieito (pas très inspirée), on profite visiblement de la présence du metteur en scène espagnol sur le Ring pour reprendre son spectacle, qui affichera Bo Skovhus dans Lear et la plupart des chanteurs de la première en 2016, à part Ricarda Merbeth, remplacée par Evelyn Herlitzius, ce qui n’est pas si mal. Comme en 2016, c’est Fabio Luisi qui assure la direction musicale. Plutôt une bonne affiche.
    Yvonne, princesse de Bourgogne (février-mars, 6 représentations), de Philippe Boesmans, créé à Paris en 2009 sous l’ère Mortier. C’est une reprise bienvenue dans la mesure où l’on reproche suffisamment aux théâtres de ne jamais reprendre les créations pour saluer celle-ci, avec une distribution complètement refondue (Naouri, Uria-Monzon, Behr, Dennefeld) et la présence de Susanna Mälkki au pupitre qui succède ainsi à Sylvain Cambreling. Susanna Mälkki est une référence en musique contemporaine, mais cette cheffe de grande qualité que d’aucuns voient succéder à Philippe Jordan pourrait aussi se voir offrir d’autres titres du répertoire, le succès de sa récente Rusalka l’a montré car c’est là qu’on l’attendra le jour où… 

Les reprises

  • Les Puritains de Bellini (septembre-octobre 2019, 9 représentations, Bastille), la production assez fade de Laurent Pelly, dirigée par Riccardo Frizza un spécialiste de ce répertoire, qui n’est pas le seul italien à diriger le bel canto, il faudrait peut-être s’en souvenir. Dans une distribution satisfaisante autour d’Elsa Dreisig réunissant Javier Camarena en alternance avec Francesco Demuro et Alexander Tsymbaliuk. Une série pour remplir l’agenda. Remarquons cependant que le bel canto aurait mieux sa place à Garnier.
  • Don Carlo de Verdi (traduction italienne en cinq actes, octobre-novembre 2019, 10 représentations, Bastille). Le retour de la production Warlikowski dans la traduction italienne en cinq actes de 1872 pour Naples (et pas celle de Modène de 1886). C’est-à-dire grosso modo la traduction de la version originale. Opération qui affiche un très bon chef, Fabio Luisi et une distribution dominée par le Filippo II de René Pape. Roberto Alagna en Don Carlo (il fut magnifique au Châtelet en 1996 dans la version française, qu’en sera-t-il 23 ans après ?) avec Alexandra Kurzak en Elisabeth, selon le bon principe du « tu en veux un, tu auras les deux ! » appliqué plus tard dans l’année par le couple Netrebko/Eyvasov, pratiques d’un autre âge où les stars imposent leurs conditions (on se souvient que Liebermann n’avait pas affiché la Sutherland parce qu’elle imposait son mari Bonynge comme chef, mais autres temps autres mœurs), le couple alternera avec le Don Carlo de Michael Fabiano et l’Elisabeth de Nicole Car, Etienne Dupuis sera Posa et on attendra surtout l’Eboli d’Anita Rashvelishvili. Honnêtement, l’opération vaut pour Luisi, Pape et Rashvelishvili.
    Quant au choix de la version italienne, elle aurait du sens si on affichait en regard de la version française celle de Milan en quatre actes en 1884, qui marquent vraiment leurs différences, où à la rigueur celle de Modène. Mais cela supposerait une nouvelle dramaturgie ou une autre mise en scène comme la solution adoptée par Vienne qui a la version française (F.Konwitschny) et en face la traduction italienne en quatre actes (D.Abbado). Il aurait été plus sensé de reprogrammer la version originale qu’on a quand même très peu vue à Paris avec une autre équipe de chanteurs.
  • Don Giovanni de Mozart (mars-avril 2020, 12 représentations, Garnier).La production de 2019 d’Ivo van Hove, qu’on verra au printemps et qui se substitue cette année à la production Haneke qui aurait pu vivre encore un peu, sera présentée avec une distribution assez modifiée : si Mikhail Timoshenko restera Masetto, Philippe Sly Leporello, Stanislas de Barbeyrac Ottavio, et Jacquelyn Wagner Anna,  le Don Giovanni sera l’excellent Luca Pisaroni au lieu d’Etienne Dupuis, et Elvira sera Stéphanie d’Oustrac au lieu de Nicole Car, Zerline Zuzana Markova au lieu d’Elsa Dreisig. Philippe Jordan reste aux commandes. Notons le repassage de Don Giovanni à Garnier après les années Haneke à Bastille.
  • L’Après-midi d’un faune (Debussy) / L’enfant et les sortilèges(Ravel)(Janvier 2020, 7 représentations, Garnier) reprise 1998 (Gall).
    Debussy et Ravel face à face, danse et opéra face à face, sous la baguette estonienne de Vello Pähn, avec non le ballet de l’opéra qui danse sans doute trop, mais la Compagnie Rosas de la chorégraphie d’Anna Teresa de Keersmaker, déjà invitée en mars 2019. Quant à L’enfant et les sortilèges, la production sera confié à l’Académie de l’Opéra de Paris dans la production de 1998, reprise de l’époque Gall, de Richard Jones et Anthony Mc Donald. Je lis mal le rapport scénique et visuel entre les deux spectacles. Mais sans doute y-en-a-t-il un puisque c’est ainsi programmé…
  • Adriana Lecouvreur de Cilea (avril-mai 2020, 7 représentations, Bastille). Qui se souvient que la production Boutté d’Adriana Lecouvreur en 1992-1993 fut l’un des premiers authentiques triomphes de Bastille ? Cette production, à l’initiative de Jean-Marie Blanchard, éphémère « Administrateur général » comme on disait alors, dont plusieurs spectacles ont duré et perduré des années (on reverra même cette année la Butterfly de Robert Wilson, une autre production Blanchard) fut l’entrée au répertoire de cette œuvre peu donnée à l’époque en France
    La cause de ce succès? La dernière apparition de Mirella Freni à l’Opéra de Paris qui chaque soir faisait littéralement crouler la salle sous les hurlements.
    La production modeste de Boutté (qui était malade) a fait place à une autre, signée David McVicar, à l’initiative de Nicolas Joel, qui date de 2015, et qui affichait alors Angela Gheorghiu et Marcelo Alvarez sous la direction de Daniel Oren.
    Cette année Stéphane Lissner la reprend et c’est le valeureux Giacomo Sagripanti (qu’on n’a jamais entendu dans ce répertoire) qui dirigera l’autre couple glamour de l’opéra des fans, Anna Netrebko (avec en alternance sur deux dates Elena Stikhina) avec son époux Yusif Eyvazov, qui passait par la Bastille par le plus grand des hasards. La Princesse de Bouillon sera Ekaterina Sementchuk, ce qui nous promet un beau duo avec la Netrebko. Guettez le jeune serbe Sava Vemić une basse profonde incroyable qu’on va voir plusieurs fois dans la saison, et qui chantera le Prince de Bouillon.
  • Boris Godounov de Moussorgski (mai-juin 2020, 12 représentations, Bastille). La production vedette d’Ivo van Hove discutée, mais qui a remporté un vrai succès revient pour un nombre respectable de représentations et un cast pas mal renouvelé : c’est Michael Schønwandt qui succède à Vladimir Jurowski au pupitre. Un chef respectable mais qui n’a ni l’aura ni l’inventivité de Jurowski. Pourquoi ce choix ?
    C’est René Pape qui incarnera le Tsar, et c’est presque une prise de rôle (deuxième production où il le chante à ma connaissance); on trouve aussi des chanteurs intéressants comme Lauri Vasar (Chtchelkalov), Andreas Conrad (Chouiski), Dmitry Belosselsky (Pimen) et Elena Zaremba dans la nourrice. De la saison dernière on retrouve cependant Evdokia Malevskaya dans Fiodor, Ruzan Mantashyan en Xenia, l’innocent si émouvant de Vasily Efimov, le Varlaam d’Evguenyi Nikitin et le Grigori de Dimitry Golovnin.
  • Cosi fan tutte de Mozart (juin-juillet 2020, 9 représentations, Garnier) (3ème reprise 2017-2018)
    Ce Cosi est repris pour la troisième fois depuis sa création en 2017, succédant à quatre autres productions dont celle de Patrice Chéreau vue à Aix et reprise deux saisons à Paris. Cosi entra au répertoire du Palais Garnier en 1974 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, pas une de ses meilleures mais dirigée par Josef Krips quelques semaines avant sa disparition. Elle aurait pu durer des années supplémentaires, mais Bernard Lefort eut la grande sagesse de replier Cosi à Favart (Garnier trop vaste paraît-il) dans une production de Jean-Claude Auvray qui dura une seule saison.
    Hugues Gall proposa en 1996 une production d’Ezio Toffolutti qui a eu le seul mérite d’exister et de durer…jusqu’à 2014, vu que Joel ne reprit pas la production Chéreau que Mortier avait coproduit avec Aix. Il est vrai que la production Chéreau n’était pas l’une de ses plus marquantes non plus, mais c’était Chéreau quand même et pas Toffolutti.
    Alors Lissner décida qu’il fallait une nouvelle production, et il a confié cette chorégraphie des couples à Anna Teresa de Keersmaker qui s’y est collée. Un travail d’un intérêt discutable, mais repris presque chaque saison tout de même depuis…
    C’est Antonello Manacorda, un chef qui dirige souvent en Allemagne et qui fut le premier violon du LFO d’Abbado à Lucerne, qui en assumera la direction musicale dans une distribution sage et sans grand éclat, Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) Stéphanie Lauricella (Dorabella) Stephen Costello (Ferrando) Philippe Sly (Guglielmo), Paulo Szot (Don Alfonso) et Ginger Costa-Jackson (Despina).
    Une reprise alimentaire au moment du rush touristique estival, qui permettra d’écouter Mozart en visitant Garnier.

Les opérations tiroir-caisse :

Pour faire face aux dépenses des nouvelles productions, et pour remplir un théâtre comme Bastille de plus en plus difficile à remplir, il est nécessaire d’afficher un certain nombre de productions au remplissage plus prometteur que d’autres.

  • Madame Butterfly de Puccini (de septembre à novembre 2019 pour 15 représentations, Bastille). C’est je crois la 10e reprise d’une production Blanchard de 1993. Une durée respectable pour une production de Robert Wilson qui colle au Japon comme un costume sur mesure. 15 représentations, cela veut dire qu’on attend du cash. Direction de Giacomo Sagripanti, habitué de Paris, mais pas dans ce répertoire avec une distribution honnête, sans être éblouissante. Ana Maria Martinez, un soprano très correct en alternance avec Dinara Alleva, jeune trentenaire originaire de Bakou. Les Suzuki seraient presque plus intéressantes, avec Marie-Nicole Lemieux et Eve-Maud Hubeaux en alternance, et signalons Laurent Naouri en Sharpless, Quant aux ténors, on affiche dans Pinkerton Giorgio Berrugi e Dmytro Popov .
    Une distribution de grande série qui sent son industrie.
  • Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach (janvier-février 2020, 8 représentations, Bastille)(8ème reprise depuis 2000). Là aussi, cela sent son industrie : on aurait pu trouver un chef moins routinier que Mark Elder (une seule représentation donnée à Pierre Vallet), certes respectable mais sans plus, pour une reprise qui affiche quand même Michael Fabiano et Laurent Naouri et trois créatures très diverses, Jodie Devos (Olympia), Véronique Gens (Giulietta) et Aylin Perez (Antonia). Sans grand intérêt quand même.
  • Le Barbier de Séville, de Rossini (janvier-février 2020, 12 représentations, Bastille) (4ème reprise depuis 2014). Depuis 1981, cinq productions se sont succédé, Maurice Benichou au Théâtre des Champs Elysées, Jean-Marie Simon à Favart, puis Dario Fo à l’ouverture de Bastille (1992). Enfin Coline Serreau vint en 2002 et remplit les saisons même sous Mortier ! Dernière série en 2012.
    Et en 2014, Nicolas Joel fit venir de Genève la production de Damiano Michieletto qui fait encore les beaux soirs de Bastille. Direction musicale de Carlo Montanaro avec un cast non dépourvu d’intérêt : une Rosina version soprano avec la remarquable Lisette Oropesa qui a « conquis » Paris dans Les Huguenots : à ses côtés l’Almaviva de Xabier Anduaga qui est le ténor « qui monte qui monte » dans ce répertoire et les Figaro de Florian Sempey et Andrzej Filończyk, Carlo Lepore en Bartolo et Krzysztof Bączyk en Basilio. À voir pour Oropesa et Anduaga notamment.
  • Rigoletto, de Verdi (juin-juillet 2020, 14 représentations, Bastille). Encore une production tiroir-caisse, même dans celle si discutée de Guth (pas autant que La Bohème cosmonautique cependant). Appeler Claus Guth pour du répertoire c’est peut-être gâcher d’autres occasions de l’appeler pour des œuvres moins labourées. On pourrait comprendre Claus Guth mettant en scène Bohème ou Rigoletto dans un Festival de type Aix ou Glyndebourne, mais pour Bastille et l’usage qu’on va en faire, c’est pour le moins discutable. L’intérêt de cette reprise, c’est au pupitre l’une des grandes cheffes actuelles pour le répertoire italien, Speranza Scappucci, moins pour la distribution qui propose le Rigoletto désormais autoroutier de Željko Lučić, la Gilda d’Elsa Dreisig (que Bastille distribue beaucoup cette année et c’est plutôt positif) et le Duc de Frédéric Antoun. À voir essentiellement pour Scappucci quand même.
  • La Bohème de Puccini (juin-juillet 2020, 15 représentations, Bastille), même observations que précédemment sur la production de Claus Guth. La direction en est confiée au jeune Lorenzo Viotti, très en vue actuellement, avec un cast à tiroirs, trois Mimi (Ermonela Jaho, Elena Stikhina, Marina Costa-Jackson), deux Musetta plutôt stimulantes (Julie Fuchs et Elena Tsallagova, trois Rodolfo de qualité, Francesco Demuro, Vittorio Grigolo et Benjamin Bernheim qu’on voit décidément souvent cette saison.

Le ballet

  • Je ne traite jamais du ballet, ayant peu de compétence en la matière, mais on sait les difficultés que traverse la compagnie depuis quelques années. On sait aussi que cette compagnie représente une tradition qui remonte au XVIIe. On s’attendrait donc à ce qu’elle danse d’abord dans le répertoire classique qui est son ADN. Or Raymonda et Giselle sont les deux seuls ballets du répertoire classique affichés. Si je comprends que le Ballet de l’Opéra doive afficher du répertoire contemporain, ou des chorégraphes classiques du XXe comme Balanchine ou d’autres, je ne comprends pas cette pauvreté, cette indigence même en ballets classiques. À la différence d’autres pays, le France est riche de chorégraphes et de compagnies de danse contemporaine qui font référence. N’y aurait-il pas sens en contrepoint à faire danser le ballet de l’Opéra en cohérence avec sa tradition classique? S’étonnera-t-on alors que Bolshoï, Mariinsky, Royal Ballet et d’autres affichent leur santé insolente face à la grisaille parisienne. Le prochain directeur devra régler des comptes que Lissner n’a pas su ou voulu régler.

Quelques chiffres :

Sur 2019-2020

Nouvelles productions : 6 (les deux dernières du Ring sont sur 2020-2021)
Version de concert : 1
Reprises : 14

Les chefs:

Présence de Philippe Jordan : 4 productions sur 20 (21 avec Il Pirata)
Répertoire italien : Fabio Luisi (1), Giacomo Sagripanti (2), Michele Mariotti (1), Speranza Scapucci (1), Lorenzo Viotti (1) Riccardo Frizza (2) Carlo Montanaro (2)

Répertoire contemporain: Fabio Luisi (1), Susanna Mälkki (1)

Répertoire russe : Michael Schønwandt(1), Philippe Jordan (1)

Mozart:  Philippe Jordan (1), Antonello Manacorda (1)
Répertoire germanique : Philippe Jordan(2)
Répertoire français : Dan Ettinger (1), Leonardo Garcia Alarcón (1), Vello Pähn (2) Mark Elder (1)
Le seul chef français invité, Pierre Vallet, l’est pour une seule représentation des Contes d’Hoffmann, et fait carrière essentiellement à l’étranger…La direction de l’Opéra aurait pu faire un effort, il y a aujourd’hui en France des chefs qui sont dignes de l’opéra de Paris. C’est vraiment inexplicable et un peu ridicule.

Les prix :

Ils partent de 5€ montent à l’orchestre jusqu’à 210€ pour les nouvelles productions, tarifs pratiqués dans les grandes salles internationales, confiantes dans un public qui paie sans barguigner. J’avoue que j’hésiterais à mettre 180€ dans un Rigoletto ou une Bohème de répertoire, avec des chefs intéressants mais pas un seul chef qui de toute la saison ne sorte de l’ordinaire du répertoire d’opéra passepartout (à part Jordan, Luisi et Mariotti) . Mettre encore 145€ pour des Contes d’Hoffmann vus et revus, pour une Butterfly vieille d’une trentaine d’années ou presque, et donc largement amortie, c’est simplement contribuer à assainir les comptes de la maison pour laquelle le contribuable paie déjà beaucoup.
Quant au Ring, les tarifs partent de 40€ et montent à 280€ par opéra, ou 1000€ pour les quatre. Vu la distribution réunie et le chef déjà entendu dans cette œuvre le rapport qualité-prix n’y est pas.
À Munich, les prix en saison du Ring (il est vrai de répertoire) de la saison dernière montaient au maximum à 163€ et en Festival à 243€ avec une distribution étincelante (Nina Stemme et non Martina Serafin, et là aussi Jonas Kaufmann en Festival) et surtout, excusez du peu, un chef du nom de Kirill Petrenko. Quitte à investir…
Le plus grand scandale est la variation impressionnante des plus bas prix. Passer le plus bas prix de 5€ à 25 € pour le Ring, c’est augmenter de 500% si je ne m’abuse. Alors que les prix les plus hauts n’augmentent que de 33%. Qui frappe-t-on le plus? Qu’un établissement public soit aussi discriminatoire socialement est un pur scandale.

Je crois que Bastille a été construit sur un concept d’opéra populaire : une expression antiphrastique aujourd’hui ; on n’en veut simplement pas. Le public vache à lait à qui cette année on offre une qualité moyenne en-deçà des années précédentes, paie le prix fort et c’est bien là l’essentiel.

 

IN MEMORIAM THEO ADAM (1926-2019)

J’ai eu d’assez nombreuses fois l’occasion d’entendre Theo Adam en scène, essentiellement à Paris et comme Wotan, son rôle fétiche, mais aussi dans d’autres rôles wagnériens, notamment, la dernière fois où je l’entendis, dans le Roi Marke de Tristan und Isolde en janvier 1991, cette fois à l’Opéra de Vienne (avec Behrens dans Isolde et…Waldemar Kmentt dans le berger).
À Paris nous avons eu la chance de le voir assez souvent distribué, dans Amfortas lors de l’édition de 1975-1976 de Parsifal , où la distribution alternait James King et Jon Vickers dans le rôle-titre, Nadine Denize, Eva Randova, Joséphine Veasey et Gisela Schöter dans Kundry, Kurt Moll et Hans Sotin dans Gurnemanz…
Il fut aussi le Sprecher de la Zauberflöte parisienne, édition 1976-1977 dirigée par Karl Böhm (qui y fut souffrant et remplacé par son assistant pour quelques représentations) où la Pamina de Kiri Te Kanawa alternait avec celle d’Edith Mathis, et aux côtés du Sarastro de Martti Talvela (en alternance avec Kurt Moll et John Macurdy)…
Mais je me souviens surtout de ma première fois : mon premier Wagner sur scène fut Die Walküre production de la Staatsoper de Berlin-Est (à l’époque), en tournée au TCE début avril 1973. Il y était Wotan, aux côtés de la Brünnhilde de Ludmila Dvořáková, alors l’un des sopranos dramatiques les plus réclamés, et en troupe à Berlin-Est. Theo Adam était à cette époque considéré comme le successeur de Hans Hotter, autre Wotan de référence. Il impressionnait par la voix puissante, profonde, riche d’harmoniques, au timbre pur. Ce n’était pas forcément un acteur exceptionnel, comme souvent les chanteurs de cette génération, mais la présence vocale était impressionnante et l’expressivité notable, et surtout, privilège des grands, la diction était d’une telle clarté qu’on entendait chaque mot, avec le poids et la couleur voulus.

Je ne l’ai pas entendu dans Hans Sachs, mais j’écoute souvent l’enregistrement des Meistersinger von Nürnberg de Bayreuth 1968 avec Karl Böhm au pupitre et l’Eva de Gwyneth Jones, c’est l’un de mes préférés.

Ce fut un grand artiste qui a éclairé mes premiers pas wagnériens et lyriques, j’ai toujours une reconnaissance toute personnelle et particulière envers ces chanteurs qui m’ont ouvert l’oreille et surtout le cœur. Ce fut comme d’autres un artiste « officiel » de la République démocratique allemande avec parmi ses privilèges celui de chanter à l’ouest et notamment à Bayreuth à peu près à volonté. Je ne sais si on le lui pardonnerait aujourd’hui, où « il coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer » comme dit Jean-Jacques Rousseau, mais il aurait été criminel qu’une telle voix ne puisse s’exporter.
Une des figures essentielles du chant wagnérien de la fin du XXème siècle s’en est allée, qui va rejoindre mon panthéon personnel des mythes lyriques que j’ai eu la chance d’entendre. Ces artistes sont toujours vivants en moi et c’est l’essentiel.

QUELQUES QUESTIONS SUR LA SITUATION ACTUELLE DE LA SCALA DE MILAN

 

Pour qui suit depuis des années les « Prime » de la Scala, dès mi-novembre commence dans la presse un refrain qui annonce le « Phénix des hôtes de ces bois », puis la « Prima » passée, on glose sur le triomphe, sur les excellences présentes dans la salle le 7 décembre, sur l’extrême qualité de la production, selon un rite entonné par les chroniques (et pas les critiques) des médias locaux tel un marronnier annuel…
Et en ce 7 décembre 2018,  Attila qu’on va élever au rang de légende, pour l’oublier un mois après ne fait pas exception.
Deux remarques complémentaires cependant : pour une fois la salle était à peu près pleine lorsque j’ai vu le spectacle le 14 décembre et de fait, cette production est sans doute la meilleure inauguration depuis l’arrivée de Riccardo Chailly comme directeur musical. Remarque plus amère : la salle était pleine, mais au moins à l’orchestre (la « platea ») elle était remplie d’un public assez étonnant, d’un enthousiasme très mesuré, très touristique et riche de smartphones pianotés durant le spectacle malgré les recommandations des maschere (les ouvreurs/ouvreuses) parcourant la salle en criant « éteignez les téléphones ! » ; malgré cela, pendant la représentation, une dame devant moi se leva -oui- pour prendre une photo et partir après l’entracte…
Ce public bizarre ne prend même pas la peine de remercier les artistes aux saluts et fuit par grappes. Le public de la Scala fut longtemps l’un des plus compétents d’Europe, il est devenu en une dizaine d’années celui du Disneyland des foires commerciales, du tourisme obligé, qui vient par obligation de curiosité, et qui une fois celle-ci satisfaite, s’en va à la découverte d’autres curiosités. Voilà la conséquence d’une politique de communication qui fait de la Scala non un théâtre de référence ou un lieu de culture mais une « marque », mais une curiosité parmi d’autres. On a le théâtre qu’on mérite.
C’est un grand amoureux de la Scala qui écrit, pour qui ce théâtre reste un lieu aimé, un lieu bouleversant qu’il a fréquenté au quotidien (notamment au loggione, au poulailler, dans les places debout) pendant des années. Un lieu où il a vu sans doute quelques-unes des plus belles représentations de sa carrière de fan de lyrique.
Mais d’une certaine manière, ni Lissner, ni Pereira n’ont vraiment saisi ou voulu saisir la nature de ce théâtre, très spécifique, voire contradictoire qui ne tient pas forcément à la qualité des spectacles : car Stéphane Lissner (avec Daniel Barenboim) a produit souvent de très bons spectacles, mais essentiellement dans des sphères qui n’appartiennent pas au répertoire maison, que Pereira dit vouloir retrouver avec des résultats plus ou moins contrastés. Il fait appel aux stars (Netrebko…) pour attirer le public qui déserte, et propose des productions plutôt sages pour ce théâtre qui n’aime pas les mises en scènes trop « modernes » : un exemple, La Traviata de Tcherniakov qui fut un très grand spectacle intelligent et émouvant est remplacée cette saison par la vieille production de Liliana Cavani, sans autres qualités qu’illustratives, pour ne pas effaroucher le public habitudinaire et peu éduqué au théâtre d’aujourd’hui, qui a abhorré la production Tcherniakov.  Enfin, Pereira se contente d’appliquer des recettes réussies à Zürich, voire à Salzbourg, et elles ne prennent pas à Milan. En réalité, il n’y a pas vraiment de ligne artistique.
La question du répertoire italien est en effet lancinante à la Scala, on l’a dit, mais elle est difficile pour tout manager d’opéra. C’est en effet un répertoire difficile à chanter, et qui triomphe ailleurs peut recueillir des huées à la Scala. D’ordinaire, les chanteurs appelés sont en carrière, et il est rare de voir arriver à la Scala de jeunes chanteurs, à moins d’être exceptionnels. Par ailleurs, un des reproches qu’on faisait à la Scala dans des temps pas si anciens était de ne pas engager suffisamment d’italiens. Dans les académies italiennes (à commencer par celles de la Scala) étudient aujourd’hui une foule de jeunes chanteurs slaves, asiatiques, hispaniques, et les italiens ne sont pas forcément la majorité. Mais c’est une question secondaire aujourd’hui.
Une des raisons pour lesquelles les distributions ne correspondent pas forcément à ce qu’on pourrait rêver pour ce théâtre est que traditionnellement les saisons se décident assez tard, hormis le spectacle d’inauguration, et les chanteurs pressentis ne sont pas toujours libres ;  il faut bien reconnaître que les distributions réunies sont loin de correspondre à ce qu’on attend d’une telle institution.
Pereira a en plus une politique de chefs qui se limite à son réseau, né à Zürich, de bons chefs certes (Myung-Whun Chung, Franz Welser Möst, Adam Fischer, Christoph von Dohnanyi, Ottavio Dantone etc…) mais qui manque aujourd’hui singulièrement d’imagination et d’ouverture. Qu’on appelle Nello Santi qui a été toujours un bon chef de répertoire et une référence à Zurich pour Rigoletto peut moins se justifier aujourd’hui de même l’appel à Adam Fischer, excellent chef au demeurant, pour Ernani en 2018 ou cette saison pour un programme Salieri/Puccini peut sembler étonnant puisqu’il existe une palanquée de chefs italiens plus jeunes qui ont bien des succès sur des scènes étrangères et qu’on ne voit pas à la Scala et une autre palanquée qu’on n’y a jamais vue.
Par ailleurs, le directeur musical, Riccardo Chailly, une référence,  limite ses apparitions et ne réussit pas à imprimer sa marque. On ne retrouvera Chailly cette année à l’opéra que pour une autre production, Manon Lescaut , soit 2 sur 15.
Abbado à la fin de son mandat ne faisait guère plus d’opéra, mais restait très présent lors de la « stagione sinfonica » disparue l’automne au profit de productions supplémentaires d’opéra et distribuée le long de la saison où Chailly ne fait là encore que deux apparitions, à quoi s’ajoute une apparition dans la cadre de la « Stagione della Filarmonica della Scala ». Soit un total de 5 apparitions sur 27 programmes, lyriques ou symphoniques (sans compter les tournées).
Enfin, comme le souligne un de mes amis dans son langage, « il n’y a aucun spectacle merveilleux. Programme bof, mises en scène bof, casts parfois pas mal, chefs pas top, prix délirants…tout pour une expérience bof ».
Je ne peux malheureusement qu’y souscrire, la qualité intrinsèque de la production scaligère actuellement ne fait jamais rêver, la palette de prix excessifs se réfère à l’image que la Scala a d’elle-même (« le plus grand théâtre lyrique du monde ») mais ni à une offre dont la qualité n’est pas plus que « moyenne supérieure », ni à la situation réelle de cette institution sur l’actuel marché lyrique mondial. Pour voir des spectacles d’exception, on va ailleurs. Depuis quand n’a-t-on pas vu un spectacle d’exception à la Scala, notamment en répertoire italien ? Les références du jour sont ailleurs.
La Scala a aussi souffert d’une nouvelle organisation ouverte avec Lissner qui a exigé d’être à la fois « Sovrintendente » et « Directeur artistique », fonctions bien distincte depuis fort longtemps en Italie, où chaque salle était dirigée par un triumvirat Surintendant/Directeur artistique/Directeur musical. Il semble que l’organisation actuelle qui concentre tout sur le surintendant ne réussisse pas à imposer une ligne artistique, tant sur le plan scénique que musical. Il en résulte une ligne tributaire des goûts du moment plus que d’une vision, en laissant les choix du quotidien à des techniciens.

La Scala de 1970 au début des années 2000, a produit une douzaine de spectacles annuels, dont la moitié du répertoire italien et pour l’autre moitié du reste : une création, un ou deux opéras allemands, un opéra français ou russe, un titre très rare. Et le théâtre affichait un remplissage très honorable.

C’est que le bassin réel de public de la Scala est limité : un public milanais, dont l’essentiel est dans un rayon de 3km autour du théâtre. La Scala est un théâtre international, mais d’abord celui d’une cité : c’est « le plus grand théâtre lyrique de province du monde ». La multiplication du nombre de représentations ne fait pas augmenter le nombre de spectateurs, mais a plutôt pour effet de le diluer et de le diminuer pour chaque représentation. Un public qui a ses habitudes, ses rites, installés depuis des lustres. Par ailleurs, la Scala n’a jamais rien fait pour aller chercher du public, pour avoir ce qu’on appelle « une politique des publics » : la Scala, en grande dame, laisse venir à elle les admirateurs, sans aller en chercher de nouveaux. Cette politique ressemble à celle du festival de Bayreuth sous Wolfgang Wagner ; aucune politique « marketing » n’était nécessaire puisque le public de toute manière venait.
Cette politique altière convient si chaque production ou presque fait événement, mais actuellement hélas, la Scala a quelque chose d’un vieux palace qui fut glorieux et la politique Pereira touche désormais à sa fin. Tout le monde attend une future équipe, dont la nomination reste un point d’interrogation dans une Italie toujours traversée de clans politiques et aux débats d’autant plus âpres dans le contexte actuel.

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2018-2019: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 28 NOVEMBRE 2018 (Dir.mus, Fabio LUISI; Ms: Calixto BIEITO

La carcasse de navire

Le cas Boccanegra

Une chose est claire : il n’y a pas de production de Simon Boccanegra aujourd’hui qui ne soit mise en relation avec la production légendaire de Giorgio Strehler (1971)  qui a fait le tour du monde, de Paris à Tokyo en passant par Washington et Moscou, et qui a fini à Vienne (apportée par Abbado) où deux imbéciles devant l’éternel , Eberhard Waechter (qui pourtant chanta Simon à Munich dirigé par Abbado avec Janowitz en Amelia en 1971, mais pas dans la production Strehler) et Ioan Holänder, ont décidé de la détruire après le départ du chef italien vers Berlin: comme tous les imbéciles, ils devaient en avoir peur, puisqu’ils ont même refusé de la revendre au Teatro Carlo Felice de Gênes qui voulait légitimement l’acheter.
Avec une vidéo de la RAI (qui intègre une introduction flamboyante de Strehler), qui circule encore aujourd’hui, ce spectacle peut être vu de tous les amateurs d’opéra. Il y a aussi une vidéo de l’Opéra de Paris, dont je possède miraculeusement une copie, qui a croupi dans les caves, puisque de sombres questions de droits ont empêché les vidéos de l’ère Liebermann d’être plus tard exploitées. C’est ainsi que la Lulu de Chéreau a disparu des radars et bien d’autres retransmissions. La vidéo de Paris est peut-être encore musicalement supérieure à celle de Milan, malgré les rapports exécrables qu’Abbado a entretenus avec l’orchestre de l’Opéra.
Mon lien à Simon Boccanegra est si personnel qu’un « post » sur le blog était inévitable, tant je sens le besoin, après  avoir vu la production parisienne, très digne, de bon niveau, de faire le point sur cette œuvre, sur les mises en scènes de Verdi, et évidemment sur la production de Calixto Bieito et Fabio Luisi.

De la difficulté à mettre Verdi en scène

On serait bien en peine de citer de nombreuses productions « historiques » d’opéras de Verdi, il y a la fameuse Traviata de Visconti-Callas, il y a ce Simon Boccanegra de Strehler, puis quatre ans après son Macbeth, toutes à la Scala. Il y a peut-être l’Otello de Zeffirelli, encore à la Scala et ses différentes Aida, moins réussies, et le Don Carlo de Ronconi, copieusement hué, toujours à la Scala qui était alors un théâtre de référence. Mais connaît-on un Trovatore qui ait laissé quelque trace dans la mémoire, ou une Forza del Destino, voire un Ballo in maschera ou un Rigoletto (peut-être le travail de Jonathan Miller à l’ENO  qui inventa la transposition en quartier mafieux) ? Quelques productions de Traviata restent aujourd’hui digne d’intérêt comme celle de Willie Decker à Salzbourg et ailleurs et sûrement Marthaler à Paris  mais au total, c’est bien peu.

Verdi a une place tellement particulière dans le paysage lyrique que toute mise en scène un peu « décalée » ou « originale », notamment de l’horribilis Regietheater qui a produit dans les années 80 des Aida, des Nabucco qui provoquèrent de mémorables scandales en Allemagne, signés notamment par Hans Neuenfels, crée souvent le scandale chez un public pour qui compte bien plus la musique et le chant que la mise en scène.
C’est clair, quand un Verdi est merveilleusement chanté, on évacue la mise en scène (voir l’Otello de Karajan…) : on ne compte plus les productions médiocres qui ont servi d’écrin poussiéreux à des diamants musicaux et vocaux.
La question tient sans doute à ce que la mise en scène « moderne » s’intéresse plus aux drames dont le livret est continu, c’est à dire aux livrets écrits après Wagner. Verdi et notamment la première moitié de sa production reste tributaire des formes classiques, récitatif, air, cabalette et la dramaturgie doit passer par les fourches caudines de livrets souvent improbables, sauf lorsqu’ils prennent leurs source chez Hugo ou Shakespeare : ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes mises en scène de Verdi travaillent sur les titres notamment issus de Shakespeare (encore plus que Hugo : Ernani mis en scène en 1982 par Luca Ronconi à la Scala fut un échec ). Mise en scène et Verdi ne vont ensemble qu’avec difficulté, même si certaines productions comme le Macbeth de Barrie Kosky à Zurich sont des références d’aujourd’hui.

Aucune des productions verdiennes actuelles de l’Opéra de Paris (mais c’est le cas ailleurs aussi) ne tient la rampe ou ne mérite même la mémoire, et pour moi qui pleure souvent l’ère Liebermann, ni la Forza del Destino d’alors, ni Trovatore qui devait être de Visconti et qui fut de Tito Capobianco ne laissèrent de traces durables. Seuls survivent dans la mémoire I Vespri Siciliani (John Dexter, un spectacle dans les décors de Josef Svoboda très post-Appia, magnifique et fascinant) si adapté par anticipation esthétique à l’Opéra-Bastille qui ne le verra jamais, et ce Simon Boccanegra, venu de la Scala, qui triompha deux saisons de suite, malgré l’absence d’Abbado (remplacé par Nello Santi) la seconde saison…

Au commencement était Strehler 

Cette longue introduction pour replacer la mise en scène de Calixto Bieito dans la double perspective des mises en scène verdiennes, et de l’histoire de Simon Boccanegra en particulier.
On doit à Giorgio Strehler quatre mises en scène verdiennes, La Traviata (1947) Simon Boccanegra (1971), Macbeth (1975), Falstaff (1980).

Acte I (Strehler Frigerio)

En 1971, Simon Boccanegra n’était pas considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Verdi, c’est justement cette production qui va projeter au premier plan une œuvre considérée comme secondaire, au livret alambiqué avec son prologue qui se déroule vingt-cinq ans auparavant, par sa longueur un acte à lui tout seul.
C’est donc depuis Strehler-Abbado que tous les théâtres en ont proposé des productions, toutes à peu près transparentes, y compris celles dirigées par Abbado après Strehler, à savoir Peter Stein à Salzbourg (c’est la production actuelle de l’Opéra de Vienne, qui remplaça celle de Strehler détruite par la paire d’imbéciles citée plus haut), et ce qu’il faut appeler hélas une mise en scène, à Ferrara, signée d’un certain Carl Philip von Maldeghem (2001).
Strehler avait conçu un travail qui rendait compte à la fois des aspects politiques du drame et de la solitude de ces grandes âmes (car  par-delà leurs haines, tous ces personnages sont des âmes nobles, Paolo mis à part). Il a conçu un prologue nocturne, pour exalter dans le reste de l’opéra la lumière mordorée du soleil, qui se couche au soir de la vie de Simon.
Strehler fait respirer l’espace en évoquant sans cesse la mer, qu’on ne voit d’ailleurs qu’à travers des voiles (à l’acte I pour l’air d’Amelia « Come in quest’ora bruna/Sorridon gli astri e il mare! » et au final où le corsaire Boccanegra retourne vers la mer) ou à travers le récit des personnages et notamment d’Amelia, élevée en bord de mer, vivant en bord de mer, enlevée par les sbires de Paolo en bord de mer qui chante la mer dès le début de l’acte I et qui ainsi se montre digne fille de son père.
La mise en scène de Strehler donnait un espace, une respiration où la mer sans cesse évoquée était singulièrement ressentie. Il avait su aussi rendre par l’alternance nuit /jour en opposant prologue nocturne et actes et avait inscrit le drame dans une histoire, politique, temporelle (les héros vieillissent : le duo final des deux vieillards était un moment d’émotion incroyable) et individuelle. Il avait su allier destins individuels et isolés et histoire politique, avec les plébéiens un peu populistes contre les patriciens conservateurs, avec la corruption et les manœuvres qui mènent au pouvoir et les sbires qui réclament leur dû après avoir fait élire leur chef : en bref, la loi de tout pouvoir, qui n’est pouvoir que parce qu’il a su gérer sa part d’ombre. Au milieu de cette lecture politique très moderne, qui n’a rien d’étonnant (depuis la République Romaine et la montée des populares contre le patriciat, au Moyen âge sous Cola di Rienzo toujours à Rome, et bien sûr aujourd’hui, le jeu est le même), il y a une histoire d’amour entre une fille et son père, une histoire d’amour entre deux jeunes gens nobles, une histoire d’amour/haine entre deux vieillards que rien n’oppose en fait humainement. D’ailleurs comme une figure christique, Simon le politique ne cesse de demander au peuple et à son assemblée la paix et l’amour.
Dans la production de Strehler (et mettons à part les aspects musicaux inaccessibles aujourd’hui à aucun chef ni aucun chanteur), il y avait la totalité d’une histoire racontée dans son milieu historique d’origine (Strehler ne transpose jamais, sauf dans son Falstaff dont le cadre est la plaine du Pô), qui mêle politique et rêves individuels, dans un décor sublime d’Ezio Frigerio, qui a marqué les esprits (Ah ! ce lent lever de rideau du premier acte avec cette voile qui se découvre) et des éclairages non moins sublimes. Rien n’était laissé au hasard et rien n’était laissé de côté. La légende musicale a fait le reste.

Et aujourd’hui Bieito

Commencer l’analyse de ce spectacle par Strehler, référence universelle de tout metteur en scène qui s’attaque à Simon Boccanegra, est inévitable et il serait bien surprenant que Calixto Bieito, artiste d’une implacable rigueur ne s’en inspirât point.
Mais s’inspirer ne veut pas dire imiter, car imiter la production de Strehler serait une entreprise inutile sinon ridicule : s’inspirer, c’est se positionner « par rapport à ». C’est la démarche de Bieito qui, à l’instar de Johan Simons en 2006 (et même de Nicolas Brieger en 1994, dont la production de l’ère Blanchard a été suffisamment solide pour survivre jusqu’en 2002 sous Gall), privilégie un axe : pour Simons c’était le politique, et pour Bieito c’est le destin individuel des êtres.
Alors, Bieito va mot à mot s’inscrire volontairement à l’opposé de Strehler. Et c’est cette lecture antithétique qui a désarçonné une partie des spectateurs : à la lumière de la mer et du ciel, à la respiration de l’œuvre, Bieito privilégie le noir artificiel coupé de la glace des néons (car l’obscurité de Strehler n’est pas artificielle, c’est celle de la nuit, éclairée à la torche et au rythme de la musique – Strehler était aussi musicien). À l’espace et à la respiration strehleriennes, Bieito propose un espace unique et clos, un espace tragique vite étouffant conçu par Susanne Gschwender. En renonçant à l’histoire politique avec ses assemblées et ses complots, en faisant du chœur plus une utilité (qu’on ne voit même pas toujours) qu’une présence (sinon musicale), en renonçant aux êtres inscrits dans l’histoire, il montre des individus solitaires, surgissant de l’obscurité, seuls, enfermés sur eux-mêmes, distribués dans l’ombre du vaste plateau de Bastille, jamais vraiment hors champ, et rarement dans le champ, se touchant assez rarement, comme enfermés dans leur bulle. Et il renonce à la trame, refusant les armes (épées etc..), refusant les objets, refusant toute anecdote.

Scène du conseil (Final Acte I) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Francesco Demuro (Gabriele Adorno)

Quant à la mer, elle est présente de manière écrasante et sombre, sous la forme de l’étrave et du bulbe d’un navire en cale sèche, avec ses entrailles dans lesquelles Simon Boccanegra se perd, solitaire, quand il n’est pas sur le plateau : un univers qui évoque le maritime mais un maritime à l’arrêt, en réparation, pourquoi pas à l’abandon comme ces carcasses qui vont mourir en Inde pour être dépecées. Univers mental, concentration (que d’aucuns appellent stupidement ennui : comment s’ennuyer avec cette musique ?), et si tout cela n’était qu’un rêve ? Et dans ces entrailles de navire, avec ses piliers métalliques enchevêtrés, comment ne pas penser non plus au fameux Pont Morandi, dont l’architecture rappelait un peu et volontairement l’architecture navale…
La première image, sans la musique, dans un silence pesant, dans l’ombre, est justement l’ombre de Simon s’allongeant au proscenium, comme il s’allongera à l’acte I (avec sa fille) ou à l’acte III (au moment où il boit le poison). Simon, allongé, comme écrasé, comme plongeant dans un sommeil narcoleptique pour échapper à la crise et au monde devient ici une figure, comme un refrain.
Le traitement même du personnage par Bieito accentue cette singularité : il en fait un être ailleurs, à la fois concerné et distancié. Ses changements de costume aussi montrent une évolution psychologique, au départ personnage « ordinaire » comme l’est le peuple qui l’entoure : certains ont noté la laideur des costumes : qu’est-ce que le beau et le laid au théâtre ? Qui peut qualifier la laideur ? Le laid est sublimé par l’art…
Au théâtre c’est le fonctionnel qui doit dominer : or Bieito fait de Simon furtivement le porte-parole des gens ordinaires et habille Amelia-Maria comme eux, parce qu’elle est issue de ce monde-là, parce qu’elle n’est pas une aristocrate, parce qu’elle est la fille de sa classe et de son père. Les costumes (de Ingo Krügler) sont d’ailleurs le seul signe « idéologique » de cette production, et c’est sur eux que certains se sont fixés…signe idéologique de ce qu’est le genre « opéra ».

Suivons les évolutions du costume de Simon : il est d’abord en parka de cuir, corsaire si l’on veut, plus ou moins comme les autres, et mal coiffé.
En devenant Doge, ostensiblement il se recoiffe, se change à vue, endosse cravate et costume, et lunettes, qui lui donnent un air sérieux et classent son homme avec des attributs du politique selon les lieux communs (souvenons-nous de l’ironie suscitée par les cravates mal nouées de François Hollande, signe d’un ordinaire peu conforme à l’image que les médias voulaient de la fonction, mais pourtant signe d’une normalité revendiquée).
Mais cela dure peu: dès qu’il découvre en Amelia sa fille, il se « défroque », enlève cravate et veste, et se retrouve en chemise col ouvert et bretelles : il est nu, en quelque sorte, il est non plus le politique, mais l’individu.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Retrouver sa fille, c’est du même coup faire coller politique et individu (il porte sans cesse la veste de cuir de sa fille) et œuvrer à la réconciliation des deux classes dont elle est le fruit, c’est porter un discours d’amour et de paix, un discours direct et non plus le discours xyloglottique  auquel nous sommes habitués. Bieito lie l’aventure du père désormais comblé à celle du politique (d’où aussi le discours sur Venise, très lisible pour le public de la création, en plein Risorgimento) et fait du destin de Boccanegra un destin individuel presque indépendant des vicissitudes politiques : christique là encore, il meurt pour l’amour, la paix et la réconciliation qu’Adorno portera, incarnation du καλὸς κἀγαθός (litt. Le beau et le bon) de l’idéologie  grecque, incarnation du bon gouvernement.

Maria Agresta (Amelia/Maria) et Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le jeu des costumes est une sorte de fil rouge de cette mise en scène : Simon porte la veste de sa fille, qui a servi de couverture lorsqu’il s’est allongé, il la porte à la main, comme le signe de sa présence désormais à ses côtés. Même Fiesco, pourtant toujours sanglé dans son costume trois pièces se débarrasse de sa veste et la jette, puis la ramasse selon les scènes.

Un travail minimaliste, concentré, abstrait

Signes minimalistes ? Sûrement, mais rien n’est plus individuel que le costume et la manière dont on le porte. Pietro sanglé dans son cuir ne sera jamais qu’un apparatchik, et Paolo un peu débraillé et vaguement vulgaire (au contraire d’ailleurs du chant impeccable porté par Nicola Alaimo) ne suscite pas, à vue, l’adhésion ; il porte un seau, où certains ont vu une ventoline, mais qui pourrait être aussi l’attribut de son âme (on en fait des choses dans un seau…), en tous cas un signe que le personnage est marginal, qu’il n’est pas comme les autres, une sorte de stigmatisé, percé par les frustrations. Inutile alors de le faire grimaçant avec des yeux hallucinés dans une composition à la Strehler (Felice Schiavi en fit le rôle d’une vie). Le Paolo de Bieito est digne dans son indignité.
Enfin, et à l’opposé de Strehler, les personnages ne vieillissent pas entre le prologue et les trois actes, ce qui peut désorienter le spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre : Bieito construit un continuum d’un moment à l’autre parce que si le temps a passé les hommes et leurs haines n’ont pas changé, et le monde est le même, avec ce Simon encore perdu dans sa tristesse structurelle, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.
Tout cela montre la rigueur avec laquelle Bieito a conduit sa mise en scène. Alors, les réflexions sur la beauté ou la laideur sont à la fois vaines et impropres dans un discours scénique où ce n’est pas l’histoire ou la trame qui comptent, mais les relations entre les êtres ou leur terrible vacuité.
Dans ce travail en effet, peu de gens se touchent, chacun arrive sur scène, lentement, d’abord ombre, puis silhouette et enfin personnage d’un lieu imprécis, comme remontant à la surface où défilent en vidéo (de Sarah Derendinger) les visages des personnages en plan si rapproché qu’ils semblent tous se ressembler et être interchangeables. Seuls Fiesco et Simon se touchent déjà au prologue et notamment dans un moment sublime de l’acte III où Fiesco essuie le visage de Simon agonisant, dans un geste fraternel et protecteur, et aussi naturellement la fille et le père, Amelia et Simon. Pour le reste, pas de gestes intempestifs qui seraient trop sentimentaux ou pathétiques, ce qui a fait dire – et je m’inscris en faux- qu’il n’y avait pas de direction d’acteurs. Bieito impose aux chanteurs une fixité, une abstraction qui pèse sur l’ensemble mais qui répond à ce que veut faire de ce drame le metteur en scène, un espace mental, un système aux planètes autonomes et sans soleil qui répond à la noirceur de cette histoire. Un Nadir livide en quelque sorte…
Au long du spectacle traverse la scène sans cesse la silhouette fantomatique de Maria, la fille de Fiesco que Boccanegra a (des)honorée, un cadavre malingre qu’il embrasse au moment où il est élu doge, comme si le pouvoir lui portait en même temps l’absence, le vide et que l’amour de sa vie devenait spectre, imposant aussi son corps nu humé par les rats aux spectateurs, un corps qu’on suppose en décomposition prochaine, comme le bateau gigantesque qui tourne sur scène. Simon Boccanegra ou le drame de la décomposition d’un être qui n’est plus lui-même au pouvoir et ne se retrouve qu’avec sa fille.
D’où ce sentiment de détachement, cette absence de pathétique et de vibration, ces émotions données au compte-gouttes qui n’en sont que plus fortes, et cette vision détachée du réel et presque abstraite qui domine l’ensemble de la production. De manière contradictoire d’ailleurs on entend les regrets de ceux qui voient encore (après vingt ans) en Bieito le provocateur qui fit tant parler lors de son Ballo in maschera mais on voit aussi les regards scandalisés devant le corps nu sur lequel des rats circulent à l’entracte…
Il n’y a aucun doute pour moi, nous nous trouvons devant une des mises en scène récentes les plus accomplies du chef d’œuvre de Verdi. Ceux qui ont vu Strehler sans doute gardent vif le souvenir de cette absolue réussite, mais courir après les fantômes et les souvenirs n’empêche en rien de s’intéresser au présent . Il y eût un jour l’absolu et nous sommes dans le relatif ;  une chose est claire cependant, la production de Calixto Bieito, toute discutable qu’elle soit, a le courage de changer totalement de point de vue sur l’œuvre et de présenter une vision très cohérente de cet opéra si particulier, qui allie l’histoire, la politique et l’introspection.
Bieito choisit l’introspection, radicalement, faisant du personnage de Simon le centre d’un système où les autres peuvent apparaître comme des ombres, apparaissant ou disparaissant au gré des montées d’images du personnage principal, perdu dans son monde qui n’a plus de lien avec le réel. Bieito ne nous montre pas une histoire, d’autres l’ont fait et bien mieux, il nous montre des êtres perdus dans leur rêve, leurs haines, leurs fragilités qui errent dans une sorte de no man’s land aux frontières imprécises et ce faisant, il approfondit notre écoute de la musique.

Un parti pris musical aussi sombre que la scène

Justement, c’est une des musiques les plus sublimes écrites par Verdi, que Claudio Abbado pour l’éternité a fixée, dans une interprétation où il allie l’intériorité et la méditation, mais aussi la vibration et le théâtre, fouillant dans la partition jusqu’à donner l’impression d’une musique qui pleure (scène finale entre Fiesco et Simon). Cette musique était un cœur battant à différents rythmes, alliant l’épique et l’intime (acte I), palpitant quelquefois (l’accompagnement des airs d’Adorno). Simon Boccanegra est tellement intimement lié à Abbado qu’il est difficile d’avoir un jugement distancié sur une interprétation dont toutes les fibres vibrent à l’unisson et qui épuise tous les spectateurs sous l’émotion.
Bien entendu, Fabio Luisi va dans une toute autre direction, très cohérente elle aussi, et surtout très en phase avec le spectacle. Comme toujours chez ce chef à la technique rodée par des années au service du répertoire le plus large (il doit être un des chefs qui a dirigé le plus de titres de tous les répertoires), la précision et la sûreté de son geste aboutissent à une interprétation techniquement sans failles, aussi bien dans le dosage des sons que dans la limpidité, et l’orchestre de l’Opéra le suit résolument, affichant un son charnu et délicat, tout en ombres et lumières. Conformément au rythme scénique, ralenti, qui affiche silences longs et ambiances ombrées, le rythme orchestral est plutôt lent, sans moments nerveux, y compris là où ce serait plus nécessaire (par exemple,  l’accompagnement d’orchestre de l’air d’Adorno de l’acte II « O inferno! Amelia qui ! … » demeure un peu éteint pour mon goût et pour un air de colère et d’ardeur), à d’autres moments j’ai eu la même impression d’un orchestre très (voire trop) contrôlé sans ce fameux halètement verdien. Mais Simon Boccanegra n’est pas Trovatore, et la mise en scène n’incite pas à l’explosion, mais bien plutôt à la concentration, comme une sorte de Requiem plus noir encore que celui qu’a écrit Verdi lui-même.
En ce sens Fabio Luisi est cohérent, et il veille aussi à contrôler un plateau certes remarquable, mais qui a besoin d’être soutenu par l’orchestre, et qui dans le vaste vaisseau (c’est le cas de le dire) de Bastille, risque toujours d’être un peu couvert par la musique. Luisi se montre donc plutôt retenu, mais sans vraie tension et pour mon goût quelquefois un tantinet mou. Mais de tels choix complètent parfaitement l’ambiance scénique très particulière voulue par Bieito, même si j’ai trop dans la tête un certain chef pour être pleinement objectif.
Le chœur dirigé par le remarquable José Luis Basso n’a pas évidemment la mobilité qu’il pourrait avoir dans les grandes scènes du conseil, ou même au prologue. Calixto Bieito le veut de face, au proscenium, sous l’immense carène de navire, presque comme un oratorio écrasant et les scènes de foules ne sont volontairement pas réglées :  Bieito fait presque du « semi-scénique », comme si les personnages surgis de nulle part rentraient dans le moule musical et s’y lovaient sans « agir »…
Ainsi le chœur au proscenium, entourant Boccanegra à terre sur le cadavre de sa fille au prologue, l’étouffant presque (là où chez Strehler le chœur formait une ronde infernale autour d’un Boccanegra porté par la foule et couvert de sa cape) ou celui du conseil, qui devient le peuple tandis que les conseillers s’opposent entre les coursives du navire, comme si prévalait le son et la musique du peuple sur celle des politiques. La mise en scène du chœur dit beaucoup sur le parti pris de Bieito.

Un plateau vocal de haut niveau et convaincant

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)Soyons immédiatement clairs en ce qui concerne le plateau vocal réuni à Paris : dans mon oreille j’ai en permanence les autres entendus une douzaine de fois entre 1978 et 1982 et à Vienne ensuite, ce qui pourrait être une distribution B (Bruson, Raimondi, Ricciarelli…)  C’est ainsi et on pourra m’en faire reproche, que je considère Freni, Ghiaurov, Cappuccilli insurpassables dans leurs rôles. Ce n’est aucunement faire insulte au plateau réuni à Paris, sans doute ce qu’on peut faire de mieux aujourd’hui que de le reconnaître. Qui en effet pourrait refuser la palme du jour à Ludovic Tézier ? J’ai écrit suffisamment souvent que son timbre me rappelait Cappuccilli pour ne pas me dédire aujourd’hui, alors qu’il reprend scéniquement ce qui fut pour Cappuccilli le rôle d’une vie. Rien à reprocher à ce chant, techniquement parfait, contrôlé, avec une belle émission, une projection sans faille et une belle diction. Tézier est aujourd’hui sans doute le baryton le plus accompli pour Verdi.
Il reste qu’il n’a pas encore le rôle totalement dans le corps et dans la tête pour l’incarner totalement : un rôle pareil cela se rode. Il part de très haut et sans doute très vite sera-t-il  le Boccanegra de l’époque, c’est déjà aujourd’hui le meilleur de ceux que nous entendons habituellement sur les scènes dans ce rôle. La volonté de Bieito d’en faire un Boccanegra un peu absent, presque désincarné, presque désabusé et constamment ailleurs convient très bien à ce chant et cette une prise de rôle scénique. Et nous ne pouvons que saluer une performance magnifique que nous attendons dans quelques temps encore plus incarnée, encore plus dominée. Mais déjà c’est une très grande performance.
Maria Agresta a l’avantage d’une voix fraiche, jeune et techniquement très au point : elle se sort du final du premier acte (au conseil) avec tous les honneurs parce que toutes les notes sont faites, y compris les « scalette » redoutables. Elle n’aborde pas le rôle pour la première fois : elle l’a chanté avec Riccardo Muti à Rome il y a quatre ans. On entend dans sa manière de chanter qu’elle a beaucoup écouté Mirella Freni. Son Amelia est émouvante, mais le timbre est un peu clair, et ne possède pas dans la voix la couleur tragique qui frappe toujours chez son illustre devancière. Enfin, au moins ce mercredi, la voix accusait de menues irrégularités dans la ligne de chant, pas toujours homogène, avec quelques échos un peu métalliques ou acerbes. Il reste que cette Amelia-là reste aujourd’hui sans doute l’une des plus justes sur le marché lyrique.

Mika Kares (Fiesco) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) Acte III

Mika Kares continue la tradition des grandes basses finlandaises et j’avoue avoir été touché par son Fiesco, magnifié par la mise en scène de Bieito et l’attention que le metteur en scène a portée à son personnage. La voix est puissante et profonde (les graves de « il lacerato spirito » passent sans problème et ne sont pas détimbrés), elle s’élargit avec sûreté à l’aigu et les accents, la couleur me sont apparus très en place et particulièrement sentis. Ce n’est pas une voix tout d’une pièce qui ne ferait que du beau son. Il faut attendre le duo final avec Boccanegra pour atteindre au sublime : c’est sans doute le plus beau moment de la mise en scène mais c’est aussi le moment où le chant est le plus ressenti et le plus incarné, par les deux interprètes d’ailleurs. Les accents de Fiesco étaient d’une justesse et d’une intensité très rarement atteintes par les basses habituées à ce rôle. Allez, osons-le, il était « ghiaurovien ».
La vraie surprise vient peut-être du Paolo de Nicola Alaimo, un rôle noir auquel il ne nous a pas vraiment habitués et qui est peut-être un Paolo définitif : justesse des accents, contrôle vocal, magnifique émission, travail sur la couleur ; il réussit même – un comble pour un tel rôle – à émouvoir à chaque fois qu’il chante, tant le personnage voulu par Bieito a l’ambiguïté de certains méchants. C’est une très grande composition, très différente de celle du méchant halluciné de Felice Schiavi chez Strehler et qui personnellement m’a totalement convaincu. Nicola Alaimo est simplement grandiose.
D’une certaine manière, Francesco Demuro est aussi une surprise dans Adorno qui reste un rôle secondaire dans l’économie de l’œuvre. J’ai dans l’œil et l’oreille l’entrée au premier acte de Roberto Alagna courant autour du plateau, solaire en Adorno juvénile dans la production de Stein en 2000 à Salzbourg avec Abbado: il y fut extraordinaire. J’ai aussi dans l’oreille la perfection formelle de Veriano Lucchetti, impeccable de style et d’expressivité.
Demuro lui-aussi réussit à imposer le personnage, dont il n’a pas tout à fait la voix mais qu’il arrive à imposer par la technique, la clarté de la diction, le contrôle. On sent qu’il approche des limites de sa voix, mais cette tension convient parfaitement à la situation, et au total, il est très convaincant. J’irais même jusqu’à dire que c’est dans Adorno qu’il m’a le plus convaincu, bien plus que dans son Fenton que je trouve un peu fade et dont il est le grand titulaire actuellement.

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)

Enfin Mikhail Timoshenko dans Pietro (vu comme un parfait apparatchik à qui est confié le sale boulot d’égorger en scène Paolo) montre un joli timbre de baryton basse, très employé à Paris, et qui ne devrait pas tarder à aborder des rôles plus importants.

On le voit, au terme de cette longue analyse, il n’y a pas grand-chose à reprocher à une production que j’estime être aujourd’hui non seulement la plus belle production verdienne de l’Opéra de Paris, mais aussi la meilleure production qu’on puisse avoir de Simon Boccanegra aujourd’hui, bien supérieure à celles honteusement médiocres de Berlin ou de la Scala, d’une grande tenue musicale (avec mes réserves sur le rythme et la tension) et vocale avec l’une des distributions les plus convaincantes qu’on puisse voir aujourd’hui. Je dis bien, aujourd’hui. Pour le reste, je retourne à mes souvenirs.

Dispositif scénique, étrave et bulbe…

 

« PARIGI O CARA !  » : LA COURSE À L’ÉCHALOTE DE LA NOMINATION…

En mai dernier, je publiais une réflexion sur « l’après Stéphane Lissner » à l’Opéra de Paris. Depuis, la situation évolue à peine : les bruits nous ont appris que Stéphane Lissner ne se succèderait pas à lui-même, sans doute à cause d’inimitiés solides en haut lieu. Et, lancés par qui y trouve intérêt, des noms circulent dans la presse de futurs directeurs qui ont à peine pris leurs marques dans leur théâtre actuel, que ce soit Ghristi à Toulouse (depuis 2017), Mantei depuis 2015 à l’Opéra Comique, mais qui a rouvert en 2017 et en est à sa deuxième saison, quant à Sophie de Lint, dont je viens de lire le nom cité, elle ouvre à peine sa première saison à Amsterdam. Leur bilan est pour le moins réduit.
On a dit aussi qu’il fallait des femmes (d’où sans doute Sophie de Lint…) mais ont circulé les noms de Barbara Hannigan pour la direction musicale (on croit rêver), voire de Susanna Mälkki (là c’est quand même plus sérieux). Ce qui transparaît dans la presse, ce ne sont rien d’autre que des noms, mais pas une analyse un peu fine de la situation. L
a réalité, c’est qu’il n’y a pas grand monde dans le monde lyrique aujourd’hui qui puisse sérieusement prétendre à cette maison, l’une des plus grosses, sinon la plus grosse du monde, même si elle n’est pas la plus emblématique.

Les questions posées

La question n’est pas le nom qui va venir,  la question n’est même pas non plus la politique artistique.
C’est paradoxal, mais c’est ainsi, une politique artistique est plus essentielle dans un théâtre moins important parce que c’est par elle qu’il va se faire remarquer (on peut citer Bâle, Karlsruhe, l’Opéra-Comique de Berlin, Lyon, Nuremberg ou d’autres) que dans un théâtre de capitale. En effet, Paris, Londres ou New York ont par nécessité des politiques voisines. Seule  la Scala qui perd son public à vue d’œil, court après son identité, et sa politique, erratique depuis l’arrivée de Pereira, balançant entre œuvres emblématiques italiennes et grands titres de répertoire étranger vide la salle.

Un grand théâtre-capitale se doit d’être éclectique à tous niveaux :

  • Il se doit de servir le grand répertoire international, globalement les grands Mozart, Verdi Puccini, Wagner et Strauss.
  • Si possible, il se doit de servir le répertoire maison, pour l’Opéra de Paris, son répertoire historique (ce qui n’est pas encore tout à fait le cas).
  • Il doit afficher une troupe de ballet en état de marche (c’est le cas de Londres, de la Scala aussi), mais le ballet de l’Opéra est en crise, de notoriété publique, crise de fonctionnement, de répertoire, de management (depuis le départ de Brigitte Lefèvre).
  • Il ne doit pas afficher de ligne artistique trop marquée : il en faut pour tous les goûts entre les mises en scène dites « modernes » et celles qui sont plus « traditionnelles », entre les titres populaires et standards et les titres moins racoleurs, mais il ne peut sans risque faire systématiquement appel à des metteurs en scène décoiffants, ni sans risques non plus proposer des mises en scène vieillies dès leur création (cf bonne part des productions de l’ère Nicolas Joel).
  • Enfin le public de fans, qui écume twitter, n’est pas celui qui remplit la salle. C’est attirer régulièrement le public occasionnel et maintenir un public d’abonnés qui est l’enjeu.

À ces considérations générales s’ajoutent des considérations purement parisiennes :
Depuis Rolf Liebermann, c’est à dire depuis que je vais à l’Opéra, j’entends dire que l’Opéra est un gouffre financier : les fautifs, tantôt l’administrateur général (Rolf Liebermann en fut accusé maintes fois par ses adversaires), tantôt les syndicats, dont les exigences sont toujours plus grandes : à lire certains articles, on pourrait penser que travailler à l’Opéra de Paris est une sinécure à nulle autre pareille, le paradis du travailleur, sur le dos des contribuables bien sûr qui paient ces largesses et dont bien peu au total n’accèdent à l’Opéra. En bref, l’Opéra serait la « danseuse » inévitable de l’État, sinon le jardin privé du Prince.
Car l’Opéra de Paris, fondé en 1669 par Louis XIV comme Académie Royale de Musique est depuis sa création liée au Prince : Louis XIV bien sûr, et Napoléon 1er adoraient le genre.
Plus près de nous depuis 1974, de tous les présidents qui se sont succédé, seul Giscard y allait assez régulièrement, hors devoirs de la charge. Mais cela ne veut pas dire que les autres ne s’y soient pas intéressé: Mitterrand qui n’allait pas à l’Opéra a fait construire Bastille, l’un de ses « grands travaux », puis y a placé un proche, Pierre Bergé, qui a vidé Barenboim, et placé René Gonzalès, puis Jean-Marie Blanchard, éphémères administrateurs généraux. Gonzalès, grand homme de théâtre, dont l’Opéra n’était pas la spécialité, a ouvert la maison dans des conditions difficiles, et Blanchard, bref administrateur général, a à son actif quelques productions bien durables (Tosca de Schroeter, Carmen de José Luis Gomez), ou des triomphes mémorables comme Adriana Lecouvreur avec Freni pour sa dernière apparition à Paris ; puis sous Mitterrand et en cohabitation (Balladur aux manettes et Toubon à la Culture) , c’est Hugues Gall, un des deux « enfants » nés de l’ère Liebermann qui a passé dans cette maison une petite dizaine d’années, le temps d’en construire le répertoire, c’est à dire des productions qui puissent faire l’objet de reprises et durer, ce qui n’était pas une mince affaire ni la tradition de la maison. À la fin de l’ère Gall, d’une grande stabilité, la gauche a nommé Gérard Mortier, l’autre « enfant » de Liebermann, mais Mortier homme de gauche a régné sous la droite de Chirac, laquelle a appelé ensuite Nicolas Joel aux manettes, avec le succès (!)  que l’on sait, puis arriva Lissner, plutôt opportuniste en politique : il fut l’instrument de la Mairie de Paris (Chirac) quand il était au Châtelet, il revint à Paris nommé par la gauche, en 2012, et aux manettes en 2014 après une dizaine d’années discutées (injustement à mon avis) à la Scala.
De tous ces présidents, aucun n’allait à l’Opéra, mais tous y ont touché de près ou de loin. On ne doit donc pas s’étonner d’entendre dans cette affaire citer l’Élysée, d’autant que le directeur actuel de la communication, Sylvain Fort, est un vrai spécialiste de l’opéra et fondateur du site Forumopéra. Pourquoi se priver de ses compétences?
Mais quand ça bloque, ça bloque: on ne trouve visiblement personne qui ait le profil pour succéder à Lissner, d’où la vanité de cette course à l’échalote et de ces noms (dont certains assez baroques) qui circulent d’autant mieux que la vraie case est vide.
Essayons alors de considérer cette future nomination sous le prisme des enjeux.

Les enjeux

Dans mon précédent article, je pensais possible de renommer Lissner pour un dernier mandat, ou de faire appel à défaut à Dominique Meyer, à cause des immenses avantages de sa candidature (expérience, connaissance de la maison, liens avec le corps de ballet), même si, né en 1955, il ne pourrait tout au plus que faire un mandat. Je maintiens cet avis.
J’ai bien un autre candidat possible en tête, qui a lui aussi les qualités artistiques et la connaissance de la maison voulue…mais je le garde in pectore, car je ne sais même pas s’il serait candidat.
Le nom de toute manière importe peu. Comme disent les italiens Onore/Onere (qui a l’honneur a aussi la charge) et donc au-delà de l’honneur, il faut regarder un peu plus profondément  les charges et les tâches prioritaires.

Quitte à surprendre, je ne pense pas qu’à ce niveau l’enjeu soit l’artistique : d’abord parce que l’artistique n’entre que pour 20% des frais de la maison, qui est énorme, sans doute la plus grosse maison du monde et que l’essentiel est ailleurs, vers les frais fixes, qui ne diminueront pas. D’ailleurs, sous le rapport artistique, Lissner a plutôt réussi, en dehors des inévitables échecs ou choix erronés qui ont cristallisé les oppositions.
Sur l’artistique, au moins du point de vue du lyrique, la plupart des candidats savent faire, ils ont l’expérience : c’est une question de dosage et de goût. La question n’est pas la programmation :  quel que soit le candidat, il faudra remplir les 2700 places de Bastille et les 2000 places de Garnier, et les recettes de remplissage ne sont pas nombreuses : des titres alléchants qui puissent compenser quelques titres moins populaires obligatoires et les inévitables créations, quelques stars, quelques scandales (toujours utiles pour le buzz), et des chefs corrects à très corrects ainsi qu’un directeur musical respecté. C’est le job de tout directeur d’opéra, à Paris, Rome, Stuttgart ou ailleurs.

Mais Paris a des particularités :
L’enjeu est d’abord de tenir la maison, d’avoir un poids suffisant face aux défis qu’elle pose assez clairs à identifier :

  • Sous n’importe quel manager, cette maison coûtera cher, même avec des conventions collectives révisées. L’idée de faire des économies à l’Opéra est un leurre, il faudrait une fois pour toutes arrêter cette polémique idiote. L’antienne du coût exorbitant est l’argument répété de toutes les campagnes contre les managers de l’Opéra de Paris, comme si on pouvait y faire des économies; la répétition de l’argument depuis des dizaines d’années marque sa vanité. La vraie question , c’est que la dépense puisse se justifier aux yeux de la collectivité nationale, c’est à dire qu’elle puisse bénéficier à l’ensemble des contribuables en termes d’accessibilité, de diffusion, d’éducation. Quand l’Opéra était le jardin du Prince, il bénéficiait tout au plus à sa cour et à ceux qui détenaient le pouvoir économique, d’où d’ailleurs les formes alternatives qu’on a inventé pour le public plus populaire comme la foire ou l’Opéra-Comique. L’Opéra est aujourd’hui un jardin national, à défaut d’être un jardin ouvrier…
    Mais l’opéra est aussi un art complexe, qui nécessite une foule de métiers, et donc cher. Il faut peut-être contenir les dépenses, mais cela ne suffit pas, et augmenter les sources de recette ne suffit pas, même en les diversifiant entre billetterie, sponsors, produits dérivés ainsi que produits TV et cinéma en streaming encore timides à Paris, alors que les maisons européennes rivalisent en retransmissions en streaming – voir Munich et Berlin-, directs radio ou TV….
  • Il reste aussi à avoir une politique tarifaire lisible, ce qui n’est plus le cas depuis des années, qui puisse diversifier l’accessibilité. Du côté de la billetterie, l’augmentation des prix, en une période ou la question du pouvoir d’achat est si sensible a fait long feu et aussi bien Paris que d’autres théâtres (la Scala notamment) en font les frais. Je pense qu’il faut revoir profondément le système de billetterie.
  • En plus de ces questions de gestion, il semble aussi qu’il faille donner au manager de cette maison géante aux personnels très qualifiés et très spécialisés, un regard plus sensible à la question des ressources humaines qui ne semble pas être très centrale, du moins à ce qui peut en filtrer. Car les personnels eux-mêmes, à l’ « esprit maison » très développé, restent discrets à ce propos.
  • Il faut revoir la question de « l’Académie », dont le concept qui a si bien réussi à Aix n’a pas eu les résultats escomptés à Paris, alors que le « Studio » avait précédemment assez bien marché…et du même coup aussi poser la question d’une troupe éventuelle, pas seulement d’ailleurs composée de jeunes..
  • Enfin il faut régler la question du ballet, une institution de très haut niveau et de tradition séculaire qui semble artistiquement piétiner, très (trop) endogène et très marquée par les hiérarchies très enracinées du corps du ballet. Millepied s’y est heurté et a été vaincu : pourtant l’appeler n’était pas une mauvaise idée. Aurélie Dupont ne semble pas vraiment y réussir pour d’autres raisons, et la question du répertoire et surtout de la défense du répertoire classique se pose dans une maison dont il est l’armature  sur laquelle s’est construite sa réputation et sa maîtrise technique: combien de grands ballets classiques dans la programmation actuelle ? trois ? quatre ? Même pas: le seul Lac des Cygnes marque le répertoire de grande tradition cette saison C’est à pleurer…

Les origines du projet Bastille

Pour comprendre les questions qui se posent, il faudrait revenir sur l’excellent rapport Gall de 1994, qui pose les défis au plan technique et au plan du nombre de représentations (plus de 550 entre Garnier et Bastille) et il faut aussi revenir aux origines du projet : un théâtre « populaire » pour l’Opéra-Bastille, fondé sur le répertoire.C’est Michael Dittmann, venu du système allemand, collaborateur de Rolf Liebermann à Paris et attaché ensuite à la mission de préfiguration de Bastille (direction Jean-Pierre Angrémy) qui a pensé le système par référence au système de répertoire à l’allemande fondé sur l’existence d’une troupe de base avec quelques artistes invités. Toute l’architecture technique du théâtre est fondée sur la nécessité d’une alternance serrée. C’est pour le système de répertoire que l’Opéra-Bastille a été construit, et pas pour le système stagione:  il y a deux scènes prévues à l’origine à Bastille (grande salle et salle modulable) et une scène de répétitions avec fosse d’orchestre (côté jardin de la scène de Bastille) jamais utilisée je crois. Il faut donc utiliser à fond l’outil de production.
Avec une école de chant française assez fournie et de qualité aujourd’hui, il ne serait pas absurde d’y penser une troupe : certains jeunes chanteurs français pour se faire les dents ont été (Julie Fuchs à Zurich) ou sont en troupe (Elsa Benoit à Munich), alors pourquoi pas à Paris ?

Garnier dévolu au ballet était l’idée d’origine, et Garnier est aussi devenu par sa moindre capacité (2000 places quand même, soit la Scala, Covent Garden,  la Deutsche Oper de Berlin,  Vienne, ou Munich),  le théâtre lyrique pour les œuvres baroques ou de plus petit format à cause de l’absence de la « salle modulable » qui était a priori dédiée à ce répertoire et au contemporain, espace laissé en friche à l’intérieur de Bastille dont Lissner a annoncé la reprise des travaux pour une ouverture au début des années 2020).

En fait Garnier (c’est déjà le cas d’ailleurs) pourrait être dédié à la danse et à ces opéras peu ou moins représentés ne nécessitant pas de reprises fréquentes : un système stagione « spécial Garnier » en quelque sorte. Il serait d’ailleurs stupide de fermer Garnier au lyrique pour toutes sortes de raisons, historiques, artistiques, touristiques…
En l’occurrence, et on s’en rend bien compte, l’Opéra de Paris est un outil monstrueux: à l’horizon 2022, trois scènes à entretenir, trois salles, 2700 (Bastille), 2000 (Garnier) et 1000 (Salle modulable, si elle est vraiment construite), cela veut dire à mon avis la nécessité d’une troupe pour Bastille, la nécessité d’un ballet à la programmation séduisante et diversifiée, distribuée sur Bastille pour les « grands standards », et sur Garnier pour le reste, et la salle modulable pour les formes plus petites et l’expérimental, le théâtre musical etc…Mais avec deux conditions sine qua non : que le public vienne, à des prix raisonnables et que se mette en place une recherche fine de diversification des publics.
Le succès de la Philharmonie en est la preuve : le public vient si une politique tarifaire intelligente est appliquée et si la programmation montre son ouverture la plus large.
Les candidats à notre première scène nationale auront sans doute à cœur de résoudre tous ces problèmes, qui ne manqueront pas de provoquer négociations et discussions ponctuées des inévitables grèves.
Enfin, last but not least, la question du directeur musical.
Philippe Jordan a été la très bonne idée de Nicolas Joel : il a choisi un chef qui est arrivé  avec un nom déjà internationalement connu avec un profil de répertoire allemand, devenu un chef très aimé à Paris au répertoire suffisamment large pour devenir maintenant le directeur musical de Vienne à partir de 2020. Y-a-t-il aujourd’hui un chef de ce type, quadra si possible, pour lui succéder ? Ou bien faut-il un nom encore plus assis, comme par exemple Antonio Pappano, même si l’on vient d’apprendre qu’il est prolongé jusqu’en 2023 à Londres. (Il pourrait enchaîner avec Paris ensuite car on sait qu’il cherchait à partir du ROH) , lui dont le répertoire est très large, pour frapper encore un plus grand coup ? Ou bien faut-il vraiment un directeur musical ? Autant de questions qui n’ont cessé de se poser depuis des dizaines d’années, sans jamais de réponse définitive et qui dépendent des réseaux du directeur général choisi..

Une politique artistique plus cohérente

Même si face aux défis d’organisation que pose le futur, la politique artistique est moins prioritaire dans une maison qui a dans son répertoire un grand nombre d’œuvres depuis son ouverture en 1990 et qui peut vivre sur son acquis, en limitant les nouvelles productions au strict nécessaire, il reste naturel de l’évoquer.

Lissner a laissé Jordan en place, car en intuitif qu’il est, il a compris qu’il n’aurait pas mieux que ce « right man on the right place ». Il a ramené des stars sur la scène parisienne, et c’est évidemment nécessaire, il a aussi proposé des productions toujours alléchantes sur le papier, pas toujours cependant au vu du résultat, enfin poussé par la tendance du jour, il a continué d’opérer le retour d’un répertoire maison initié par son prédécesseur, voire par Mortier (Werther, Louise) mais de ces titres revenus (de Mireille au Roi Arthus, de Faust aux Huguenots, des Troyens à Benvenuto Cellini) combien de productions convaincantes, et surtout combien de reprises?
Il y a eu aussi de mauvaises idées : une Bohème par Claus Guth qui , indépendamment de la qualité intrinsèque de la production, n’est pas tenable pour un tel standard dont la plupart des productions durent au bas mot une vingtaine d’années, un Don Carlos scéniquement problématique, des Huguenots fades, mais moins ratés que Don Carlos, une Damnation de Faust justement damnée et d’autres.

Et malgré tout, il continue cependant de manquer à cette maison des pans notables de répertoire : le répertoire français maison (les autres Meyerbeer, d’autres Gounod, d’autres Massenet par exemple qui seraient idéaux à Garnier), le répertoire vériste, très grand absent, le grand répertoire romantique (bel canto), peu de Bellini, peu de Donizetti, et peu de Rossini (non seulement les opéras écrits pour Paris, mais aussi les « opéras serias »), sans parler de grands classiques du XXème comme Die Soldaten, voire des Zemlinsky (seul Der Zwerg est au répertoire) ou des Schreker. Rendons grâce à Nicolas Joel d’avoir proposé Die tote Stadt de Korngold et Mathis der Maler de Hindemith et à Mortier d’avoir monté son Cardillac. Mais combien de reprises depuis ? Et que dire de Dialogues des Carmélites, ou Saint François d’Assise, absents de la scène de l’Opéra depuis 2004… ?
Pris entre le système stagione (répétitions et séries de représentations longues) et le système de répertoire (répétitions brèves limitées à une mise en place) et sans troupe, l’Opéra ne peut afficher certains titres pour trois représentations, comme le fait Munich, s’assurant ainsi d’un remplissage satisfaisant. Et donc il s’abstient de reprendre des titres dont il connaît à l’avance le taux de remplissage critique sur six ou sept représentations.
Il y a là toute une ligne de programmation à revoir, car en l’état, il y a de quoi proposer de nombreux titres, mais repenser les nouvelles productions non en fonction des envies ou du buzz, mais en fonction du sens. Prenons l’exemple des Troyens : certes c’est excitant de proposer Tcherniakov comme metteur en scène, et ça fera parler, mais une reprise des Troyens de Wernicke (en 2006, sous l’ère Mortier, reprise de Salzbourg) qui sans être une production définitive, avait une vraie légitimité, pouvait être envisagée. Et on pouvait par ailleurs appeler Tcherniakov pour Die Gezeichneten par exemple, qui attendent une création parisienne…
Mais la question du répertoire n’a de sens que si les productions sont reprises: la garantie de leur reprise, je le répète, consiste, pour Bastille au moins, en un système de troupe. L’art de Liebermann, à l’intérieur d’un système stagione d’ailleurs, consistait en des reprises régulières des productions avec des distributions renouvelées, alléchantes, quelquefois supérieures à la Première. Bastille qui a un fond de productions infiniment supérieur ne s’y essaie pas vraiment.

Je soutiens donc que dans la situation actuelle, qui n’est quand même pas si tragique (même si les questions du ballet et de RH se posent sérieusement), il vaudrait mieux quelqu’un qui n’ait plus rien à perdre à la tête de cette maison, pour travailler sur ce qui fait un peu mal et ne se voit pas, quitte à laisser un peu de côté ce qui se voit, tout en garantissant une production artistique de bon niveau, ce qui n’est pas si difficile au vu des productions existantes de la maison et du marché du chant lyrique actuel.
La tendance d’aujourd’hui est de penser que le présent est éternel, et que le buzz d’une production remplace une politique: on évite de penser long terme, on évite de penser traces. Or la direction d’un opéra consiste à la fois à créer à l’intérieur de la maison un « esprit » derrière une programmation (voir Kosky à la Komische Oper de Berlin), à mettre en place des organisations satisfaisantes pour tous, mais aussi  à considérer la maison dans sa perspective historique, dans son patrimoine matériel et immatériel.
Qu’importe le nom du futur directeur général : il suffit qu’il ait la mémoire longue et sache valoriser tous les patrimoines de cette maison, y compris le patrimoine immense et la mémoire que constituent tous ses personnels, une richesse qui compense très largement les coûts supposés de leur travail . Jamais on ne pensera juste en pensant « économie » à l’opéra (les deux termes sont antagonistes), à condition néanmoins que la dépense conduise quelquefois au sublime.

 

IN MEMORIAM MONTSERRAT CABALLÉ

En ce jour où le monde apprend la disparition à 85 ans (elle avait le même âge que Claudio Abbado) de Montserrat Caballé, « la Superba » dont on dit qu’elle est la dernière des Divas légendaires, il peut être singulier de rappeler que l’immense chanteuse fut particulièrement clivante. Elle était adulée ou détestée, à un point tel que de célèbres critiques d’opéra (comme Sergio Segalini) ne cessèrent de la conspuer, voire des directeurs d’opéra, comme le placide et élégant Jean-Pierre Brossmann, ou Rolf Liebermann qui ne l’invita plus jamais à Paris quand elle lui refusa I Vespri Siciliani.
Elle chanta à Paris Norma en 1972, puis il fallut attendre Turandot (production de Wallmann aux costumes de Jacques Dupont (1968) reprise par Bernard Lefort en 1981 pour la revoir à Garnier.

Semiramide

Ce fut la saison suivante la légendaire Semiramide d’Aix dans la production toute blanche de Pier Luigi Pizzi, coproduite avec Paris (Bernard Lefort oblige) pour la voir au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, Ramey) puisque Garnier était en travaux. À Paris, elle chanta ensuite la Primadonna d’Ariane à Naxos à l’Opéra-Comique en 1986, et ce fut tout.
Je l’avais vue en 1974 pour la première fois dans Norma à Orange. Elle fut ma première Norma, face à Vickers. La première impression, et ce fut durable, au-delà de la voix et du physique, fut celle qu’on éprouve devant un monument. Monumentale, oui, c’est l’adjectif qui me vient quand je cherche à rassembler mes souvenirs. Monumentale, c’est à dire, vue dans ce théâtre antique bourré à craquer, au loin, sculpturale, immense, presque déjà mythique. Elle m’a laissé cette image pour toujours, celle d’une silhouette impressionnante, d’où s’échappaient des effluves vocales sussurées et pourtant si claires. Je l’ai vue ensuite dans des rôles très divers, Turandot, Semiramide, Salomé, Madame Cortese du Viaggio a Reims avec Abbado à Vienne, et pour la dernière fois en Duchesse de Crackentorp de La Fille du régiment en 2007 où son apparition (très brève) déchainait les hourras de la salle. Je me souviens justement, attendant Dessay à la sortie des artistes, de l’avoir vue fuir emmitouflée dans une fourrure épaisse, couverte d’une toque, à peine reconnaissable (il faisait encore froid en ce mois d’avril) mais immédiatement identifiable à cause de son regard si vif.
Dans des rôles aussi divers, se superposait à chaque fois la lointaine prêtresse d’Orange qui m’a pour toujours imposé une sorte de respect presque religieux : la Diva portait alors bien son nom.

Salomé (Montserrat Caballé) Costumes de Gianni Versace, prod. Bob Wilson © Lelli et Masotti

Le souvenir le plus fort de Caballé fut pour moi un soir de Scala, une première de Salomé où la titulaire (Carmen Reppel) était souffrante et où la traditionnelle annonce se termina en explosion quand on donna pour Salomé le nom de la remplaçante, Montserrat Caballé.
Car on l’oublie aussi souvent, Caballé avait une voix suffisamment étendue de spinto pour avoir chanté aussi des rôles germaniques, non seulement Salomé, mais aussi Sieglinde, et même Isolde en fin de carrière: elle a débuté d’ailleurs en troupe à Bâle, à Saarbrücken puis au Theater Bremen jusqu’à 1962 . Elle chantait aussi bien le Bel Canto pur que Verdi (Un ballo in maschera, la Forza del Destino..) ou Puccini (Bohème, Tosca, Turandot) : l’étendue de la voix faisait que rien ne lui était vraiment interdit.

Monumentale la Caballé l’était sur scène, où il lui suffisait d’être, comme un Da Sein du chant. Car tout était dans la voix, dans cette voix d’une étendue incroyable du grave intense et à l’aigu séraphique, c’était une magicienne du son plus que du mot. Il suffisait d’entendre cette pureté sonore pour tomber sous le charme. Nous sommes sans doute à l’opposé d’une Callas qui était corps et âme, là où Caballé était son, un son unique qui faisait délirer mais qui risquait aussi de faire frémir les soirs de méforme. En 1982, lors d’une série d’Anna Bolena à la Scala dans la vieille production de Visconti où Callas avait triomphé, la première fut annulée pour indisposition. À la seconde, elle n’y arriva pas, et le public le lui fit payer cruellement, par de ces huées de toute une salle que jamais je n’oublierai, tant elles furent terribles, déchainées et humiliantes. Elle y fut remplacée définitivement par la jeune débutante Cecilia Gasdia.
Mais justement un soir de janvier 1987, première de la Salomé dont il était question plus haut, elle prit crânement sa revanche, d’autant plus que la production de Bob Wilson (dirigée par Kent Nagano, avec entre autres Bernd Weikl et Helga Dernesch) ne demandait rien au chanteur sinon chanter, debout au proscenium pendant que l’œuvre était mimée en arrière scène, une sorte de représentation (presque) concertante qui ne pouvait que convenir à la Diva.
Et ce fut incroyable, simplement incroyable : cette Dame déjà mûre (elle avait 54 ans) réussissait à avoir ce fil de voix juvénile et frais qui la rendait stupéfiante…le triomphe de Salomé effaça Bolena.

Les très grands triomphes, elle les obtint entre 1965 et 1985, avec des hauts (une mémorable Elena des Vespri Siciliani au MET avec Gedda, le Bel Canto avec Horne) et des bas (la Bolena de la Scala).

Madame Cortese

Dans Semiramide avec Horne à Paris elle restait un monument intouchable, mais c’est Horne cependant qui remuait les âmes.
Elle fut Madame Cortese avec Abbado dans une reprise viennoise du stupéfiant Viaggio a Reims de Ronconi, vu à Pesaro et à la Scala (avec Ricciarelli dans Cortese) et elle termina sa carrière par des récitals ou des concerts un peu partout, quelquefois avec sa fille : des « show Caballé » ouverts par le fameux concert avec Freddy Mercury. Mais ce n’est pas ce qu’on retiendra.
Je reste profondément marqué par ce monument au son impossible qu’elle fut, réussissant des filati à se damner, avec une ligne de chant sans accrocs et une puissance inédite qui laissaient le public interdit, mais qui ne fut jamais un roc vocal à la Nilsson : la voix si délicate gardait ses fragilités et quelquefois ses failles. Comme les grandes Divas, elle fut adulée, adorée parce que souvent chavirante, comme les grandes Divas, elle fut contestée, critiquée, conspuée, et, plus rare, elle suscita même de la haine. Il ne faut pas croire à l’unanimisme médiatique d’aujourd’hui, de la part de ceux qui ne l’entendirent qu’au disque.
Elle restera cependant pour moi ce profil lointain dans la douce nuit provençale d’Orange, qui me secoua pour la vie.

 

Norma

OSTERFESTSPIELE SALZBURG (FESTIVAL DE PÂQUES): AVIS DE GRAND FRAIS DANS LES PROCHAINES ANNÉES

Beethoven « Symphonie n°9 » Karajan B.P.O. (1977 Tokyo Fumonkan)

Un festival né pour les épiphanies d’un dieu nommé Karajan

Dans l’univers des grands festivals européens, le Festival de Pâques de Salzbourg occupe une place très particulière due aux conditions de sa naissance, en 1967, à l’initiative d’Herbert von Karajan. Cette particularité est son lien indéfectible et quasi religieux à son créateur de 1967 à 1989. Le Festival de Pâques de Salzbourg était le lieu régulier des épiphanies du Dieu vivant qu’était Karajan à l’époque (les spectateurs plus jeunes ne peuvent imaginer ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical de ces années-là et le culte dont il était l’objet). C’était aussi le Festival le plus exclusif qui soit, fondé sur l’adhésion à la « Förderung », sorte de ticket d’entrée qui garantissait le droit au Saint des saints. Sans la « Förderung » (droit au mécénat), point de salut pour le spectateur. Le festival vivait exclusivement de ses « sponsors », et jouait chaque année à guichets fermés, malgré des prix stratosphériques. En comparaison le festival d’été (pourtant dirigé par Karajan), c’était Carrefour par rapport à Fauchon.
Le deuxième argument d’exclusivité était l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’outil de Karajan, forgé à son image, l’orchestre chavirant, reconnaissable entre tous, capable de produire les sons les plus éthérés, les plus infimes, les plus charnus, les plus somptueux, qui jouait alors en salle exactement comme au disque.
Et en 1989, Karajan mourut.
Comme les institutions exclusivement appuyées sur le fondateur (cf le Lucerne Festival Orchestra aujourd’hui après la mort d’Abbado), l’Osterfestspiele Salzburg dut se réveiller d’un long rêve qui faisait croire que Dieu était éternel. Et pendant quelques années ce fut le brouillard où Sir Georg Solti, à l’époque considéré comme le second après Dieu (quand on pense comme Solti est aujourd’hui un peu oublié, on croit rêver) fut l’espace de deux saisons (1992-1993) le directeur artistique, puis, l’arrivée d’Abbado aux rênes des Berlinois stabilisa la situation en 1994. Abbado avait été élu en 1989, avait pris ses fonctions en 1991 et avait un peu assis sa direction avant d’arriver à Salzbourg .

Après la mort de Dieu

Claudio Abbado © Cordula Groth

Et ainsi, même avec un Abbado, à l’époque moins adulé qu’aujourd’hui, et même contesté par les veufs et veuves Karajan, le Festival de Pâques de Salzbourg rentra dans une sorte de normalité. Il ne retrouva jamais son aura karajanesque, malgré le prestige et le charisme du chef italien, et malgré un bon nombre de mécènes notamment italiens (La Grappa Nonnino par exemple).
Ce qui ne changea pas, ce fut l’ordonnancement entre les week-ends des Rameaux et de Pâques :

  • Un opéra
  • Un concert choral
  • Deux concerts symphoniques, dont un dirigé par un autre chef.

Ce qui changea en revanche, ce fut non le répertoire symphonique, classique et référentiel, mais plutôt le répertoire d’opéra, plus ouvert et l’appel à des metteurs en scène plus « modernes », Herbert Wernicke, Peter Stein, Klaus Michael Grüber par exemple, qui restaient la fine fleur de la mise en scène, avec des spectacles qui marquèrent comme le sublime Boris Godounov de Herbert Wernicke ou le Wozzeck de Peter Stein. Abbado encouragea aussi l’ouverture à d’autres formes, plus petites, comme les concerts « Kontrapunkte » où les berlinois se fragmentaient en autant de formations de chambre et une ambiance incontestablement un peu plus détendue.
Au départ d’Abbado, Sir Simon Rattle, nouveau directeur artistique et musical, ne changea pas grand-chose, sinon qu’il proposa des décennies après le Ring fondateur de Karajan, un nouveau Ring en coproduction avec Aix-en-Provence (MeS : Stéphane Braunschweig) qui ne resta pas trop dans les mémoires, notamment celles de la mise en scène.
Mais les évolutions, les changements de public, la disparition des chefs divo-charismatiques ont changé de loin en loin le modèle économique d’un festival né comme la propriété quasi-privée du chef fondateur et du public qui le suivait.
Peu à peu, il a fallu aller chercher le public, qui n’était plus captif, et ce n’était pas chose facile.
Abbado avait réussi à stabiliser un public fidèle et voué au chef italien, son départ provoqua une crise : Sir Simon Rattle n’était pas encore divinisé et les concerts perdaient leur caractère exclusif. Les choix des opéras et les distributions, pas toujours heureuses, firent aussi le reste. A part le Ring assez médiocre, de cette période, on garde le souvenir d’un beau Cosi fan Tutte, production de K.E et U. Herrmann avec Cecilia Bartoli.
Crise économique, crise d’identité, le festival de Pâques de Salzbourg avait perdu son caractère exclusif sans rien gagner de neuf ou de stimulant, il restait un rendez-vous mondain sans plus être un rendez-vous artistique qui valait le détour (c’est exactement ce qui frappe le Lucerne Festival Orchestra aujourd’hui : destins parallèles et pour les mêmes raisons).
La question économique ne tient pas aux concerts, mais aux opéras, qui coûtent cher et qui ne sont affichés que pour deux représentations : il faut donc trouver des coproducteurs.
Sous Karajan systématiquement et sous Abbado partiellement, le co-producteur naturel était à Salzbourg le Festival d’été, Festival consanguin dont la coproduction ne nécessitait aucun frais ni de transports ni d’adaptation : même lieu, même salle. Quant au metteur en scène, c’était Karajan soi-même la plupart du temps : dans cette communion musicale il était et le pain et le vin.
Déjà les choses devenaient plus âpres sous Abbado, avec Gérard Mortier, au goût arrêté, et pas forcément ami avec un Abbado qui s’en méfiait beaucoup, mais bon an mal an on s’en est sorti. Mais déjà Otello (production Paolo Olmi) fut coproduit avec Turin, Simon Boccanegra avec Vienne (où l’on peut encore voir la production de Peter Stein), Elektra (production Lev Dodine) avec Florence ; le festival de Pâques dut chercher des coproducteurs à l’extérieur de Salzbourg  et cela se développa (ou pas) à l’époque de Sir Simon Rattle.
Une production d’opéra sans co-producteur à Sazlbourg (comme à Baden-Baden d’ailleurs) suppose que le Festival assume seul les frais, et donc souvent une production aux moyens limités est un spectacle un peu plus cheap.
Actuellement, sous le règne de Christian Thielemann, la solution est assez simple avec les coproductions avec la Semperoper de Dresde, dont le directeur musical est Christian Thielemann : ça aide.

Les crises

Peter Alward ©Franz Neumayr

On aura compris que ce Festival dont les Intendants passent sans qu’on connaisse leur nom dépend en réalité du chef d’orchestre qui en est le directeur artistique; qui connaît dans le grand public Michael Dewitte (avec Abbado et Rattle), Peter Alward (avec Rattle et Thielemann), Peter Ruzicka (avec Thielemann). Pourtant, un scandale financier avec des malversations touchant l’intendant en titre en 2009-2010 éclata qui incite à changer la « gouvernance » de l’institution. Désormais, et c’est important à savoir, la Fondation Herbert von Karajan Osterfestspiele Salzburg (25 %), la ville de Salzbourg (20 %), le Land de Salzbourg (20 %), Salzburger Land Tourismus GmbH (l’office de tourisme) (20 %), Verein der Förderer der Osterfestspiele in Salzburg (l’association des mécènes) (15 %) se partagent la gouvernance du Festival et veillent à sa santé financières et aux retombées…

Toutes ces secousses firent que d’autres sirènes se profilèrent.
A Baden-Baden, il y avait plus d’argent, et après de multiples discussions, la décision tomba : les Berlinois, aux racines du festival de Pâques émigrèrent en Baden-Württemberg, au festival de Baden-Baden, dans son Festspielhaus à l’acoustique douteuse d’un hall de foire du luxe : les Berliner estimaient que les retombées financières étaient insuffisantes pour eux. Cette histoire de gros sous, où le Festival de Baden-Baden en la personne de son intendant Andreas Mölich Zebhauser faisait des offres plus alléchantes, aboutit au départ des Berliner pour Baden-Baden après le Festival 2012, et à l’arrivée de la prestigieuse Staatskapelle Dresden et de son chef Christian Thielemann en 2013. Ainsi donc ce Festival né pour dieu (Karajan) et ses prophètes (les Berliner) avait déjà perdu Dieu, et une vingtaine d’année après, perdait aussi ses prophètes en place depuis 1967. Il devenait un festival parmi d’autres, à un moment où les festivals de Pâques allaient en se multipliant: Salzbourg, Baden-Baden, Lucerne, Berlin, Aix-en-Provence…

L’ère Thielemann

L’arrivée de Thielemann, ex-assistant de Karajan, constitua un peu une filiation par la bande, mais rompit avec les habitudes, avec la crainte que le public du festival ne passe à l’ennemi, à Baden-Baden. Mais les deux institutions ne se ressemblent pas et Baden-Baden, le seul Festival où les places chères partent avant les places les plus abordables, n’a ni la même ambiance, ni le même public : il n’y a pas de grosse fuite des spectateurs. Et le comportement des Berlinois froissa ce public habitudinaire et ritualisé: le passage à Pâques à Salzbourg était en effet une sorte de rite.
Mais d’un côté comme de l’autre aucune des deux entités désormais rivales ne réussit à imposer sur le plan médiatique et artistique une image forte, d’un côté comme de l’autre les productions, certes de grande qualité musicales, ne sont  vraiment convaincantes comme devraient l’être des productions de tels Festivals, avec leur côté exclusif. Et puis, le public capable de payer plus de 400 € une place d’orchestre n’est pas extensible à l’infini.
Bref, ni Salzbourg, ni Baden-Baden ne peuvent aujourd’hui se vanter de résultats mirobolants. Et après cinq ans, on commence à évaluer les résultats de ces changements.

Peter Ruzicka © OFS/Christian Schneider

Or, entre 2020 et 2021 se pose dans de multiples institutions la question de la succession : Munich va changer de mains et passer de Bachler-Petrenko à Dorny-Vl.Jurowski, Vienne change de mains et écarte Dominique Meyer pour Bogdan Roscic. Paris change de mains sans qu’on sache encore dans quelles mains il va tomber, la Scala aussi devrait changer d’intendant en 2020 et à cette grande valse s’ajoute le Festival de Pâques de Salzbourg qui voit le départ de son intendant actuel Peter Ruzicka à qui l’on doit l’ajout annuel d’un opéra contemporain de chambre, une initiative très heureuse.  Quant à Christian Thielemann, on ne sait s’il prolongera son contrat avec Dresde.

 

 

Dresden et après…

Le festival de Pâques de Salzbourg est donc à la croisée des chemins (ce n’est pas moi qui l’écrit c’est le journal salzbourgeois Salzburger Nachrichten), car si le petit monde musical bruisse de la succession de Ruzicka à Salzbourg, c’est que se profile l’arrivée de l’autrichien Nikolaus Bachler, actuel intendant à Munich. Sa personnalité, son passé aussi bien à Munich qu’à Vienne en font une personnalité forte du monde musical germanique. Et avec lui à Pâques, et Hinterhäuser à Salzbourg-Eté le management redeviendrait tout autrichien.
Mais si l’on s’intéresse autant à cette succession, (qui s’est ému de l’arrivé de Alward, ou de Ruzicka par le passé ?) c’est que derrière Bachler, à Salzbourg-Pâques, il faut un chef : c’est en effet le chef (et l’orchestre qu’il représente) qui fait le Festival de Pâques, lui seul compte et c’est la gloire musicale de Christian Thielemann qui a maintenu le public à Salzbourg. Or tout le monde sait que l’arrivée de Bachler, c’est avoir par derrière la possibilité de l’île Petrenko, néo directeur musical et artistique des Berliner en 2019. Comme de son côté Mölich-Zebhauser part en 2019 de Baden-Baden remplacé par Benedikt Stampa, l’intendant très apprécié du Konzerthaus de Dortmund, les cartes peuvent être rebattues.
Il est évident qu’en appelant Bachler, le conseil de surveillance du festival de Pâques de Salzbourg espère dans un futur proche un éventuel retour à Salzbourg des Berliner, dont  bien des membres n’étaient pas favorables au transfert, ce qui serait une relance médiatique en grand style, parce que dans les valises arriverait Kirill Petrenko, pour un nouveau tandem Bachler-Petrenko. Kirill Petrenko a sans nul doute le charisme musical suffisant pour drainer de nouveau à Salzbourg  les mécènes et les trompettes de la renommée qui vont avec.
Mais ni Thielemann, ni la Staatskapelle Dresden, ni Baden-Baden (qui ne laissera pas filer la poule aux œufs d’or aussi facilement) n’ont dit leurs derniers mots. Mais un couple Bachler – Thielemann suscite de nombreux doutes. On connaît de plus la manière dont Bachler a poussé Nagano dehors à Munich pour imposer Petrenko. Bachler, est-ce la naganisation programmée de Thielemann ?
Ce qui se profile est donc un combat qui doit impliquer les financiers, les mécènes, les politiques, avec un jeu subtil sur les échéances des contrats des uns et des autres: si Bachler, comme tout le monde le dit, est le successeur de Ruzicka au Festival de Pâques de Salzbourg, un avis de grand frais à tous les niveaux se profile.

Nikolaus Bachler et Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: PARSIFAL, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2018 (Dir.mus: Semyon BYCHKOV; Ms en sc. Uwe Eric LAUFENBERG)

La nouveauté de cette production de Parsifal résidait en la direction musicale de Semyon Bychkov qui faisait ainsi ses débuts sur la colline verte. La distribution demeure presque inchangée, et nous avons déjà largement donné une idée de la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg en la décrivant par le menu naguère :

2017 : http://wanderersite.com/2017/07/kundry-nettoie-frigo/
2016 : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2016/08/08/bayreuther-festspiele-2016-parsifal-de-richard-wagner-les-2-et-6-aout-2016-dir-mus-hartmut-haenchen-ms-en-scene-uwe-eric-laufenberg/

Il semblerait donc inutile d’y revenir, mais Je voudrais aborder quelques points dérangeants, voire paradoxaux dans la « philosophie » qu’elle propage .
Rappelons que le projet initial prévoyait l’appel au plasticien Jonathan Meese, mais le projet était paraît-il onéreux (et probablement trop dérangeant) et on a appelé Uwe Erik Laufenberg à la rescousse, un metteur en scène qui sous des habits « modernistes » ne dérange en fait jamais grand monde.
Rappelons aussi qu’en 2016, Bayreuth avait laissé filtrer des bruits alarmistes pour faire buzz et la peur d’un attentat avait saisi la colline verte, dans une ambiance assez angoissante pour que les tensions internes en arrivent au départ d’Andris Nelsons qui devait diriger. Ainsi d’un projet Meese/Nelsons on en est arrivé à un projet Laufenberg/Haenchen  et aujourd’hui Laufenberg/Bychkov.

Une vision dialectique :

En essayant de tirer toutes les logiques possibles de cette mise en scène, on ne peut que constater sa pauvreté conceptuelle, réduite à une sorte de bande dessinée, tout en affichant une propagande perverse pour un pacifisme à sens unique, christianoïde, voire américanoïde. Et face à la complexité du monde, et notamment du monde où Laufenberg a imaginé son travail je trouve cette approche à tout le moins légère, voire expéditive. Le spectacle répond à un schéma dialectique thèse/antithèse/synthèse, dont la synthèse en réalité est politiquement orientée, loin d’un message plus idéaliste, comme la scène finale  le laisserait penser.
La question posée par ce travail n’est pas strictement théâtrale, car Laufenberg est un professionnel reconnu et les choses sont techniquement bien faites. Elle est idéologique et dans ce sens, cette mise en scène est faussement syncrétique (à la fin toutes les religions renoncent à leurs oripeaux) et très idéologiquement dirigée.
Aussi bien Christoph Schlingensief que Stefan Herheim avaient envisagé un humanisme rassembleur, en s’appuyant sur des concepts différents, philosophiques et esthétiques pour le premier, historiques pour le second. Le chœur de Schlingensief (une production née avant les développements du terrorisme islamiste) rassemblait déjà une globalité humaine faite de catholiques de juifs et de musulmans, mais aussi transtemporelle, réunissant Napoléon et Louis XIV, et d’autres personnages historiques…Quant à Herheim, il faisait de Parsifal le pacificateur d’une Allemagne déchirée, en faisant de Klingsor une sorte de portevoix de la peste brune.
En bref l’idée de faire un Parsifal pacificateur n’est pas neuve, elle est même si enracinée que les nazis estimaient ce héros suffisamment dangereux pour interdire dès le début de la guerre les représentations de Parsifal à Bayreuth, dans le théâtre pour lequel il avait été créé.
L’idée d’un Parsifal qui casse le rituel et renouvelle le sens du rite final n’est pas neuve non plus : Götz Friedrich en 1982 déjà faisait de Parsifal le rassembleur d’un peuple jusque-là exclu en faisant éclater le décor ; on voit où Laufenberg a puisé son « inspiration ».

En décidant d’inscrire sa mise en scène dans une actualité brûlante, la situant aux confins de la Syrie et de l’Irak, dans une communauté religieuse qui accueille des réfugiés, il rapproche immédiatement le spectateur d’images qu’il connaît. Ainsi des réfugiés pendant l’ouverture, dans un décor d’église orientale (de Gisbert Jäkel), traversé de temps à autres par des soldats en armes. La communauté chrétienne, charitable et au service des peuples en besoin est sous surveillance.
Je passerai sur les allusions à Tibérine, et sur la relation de ce petit lieu perdu d’Irak avec l’univers, par la traduction vidéo (de Gérard Naziri) de « Zum Raum wird hier die Zeit »  en style Google Earth qui n’est pas la pire des idées, même si un peu caricaturale dans sa représentation.
La manière anecdotique qui nous invite à entrer dans ce monde est déjà plus discutable : voilà des chevaliers qui partagent le pain arabe (sorte de large pitta) et boivent l’eau dans des bouteilles plastique, signe qu’on est aujourd’hui « hic et nunc », sans changer rien de l’histoire. Mais aussi la manutention du crucifix un peu cryptique au départ et plus claire quand on voit ce qu’on fait du corps d’Amfortas, ou encore la vision d’Amfortas dans son bain plus ou moins lustral (la purification par l’eau semble être un leitmotiv dans ce spectacle, du premier au dernier acte) sont des éléments qui apparemment veulent clarifier et qui n’apportent rien de tangible à la lecture.

Un rituel du Graal moins chrétien que sectaire, voire païen

La cérémonie du Graal fait d’Amfortas celui qui souffre les souffrances du Christ, c’est-à-dire qu’elle mime la crucifixion pour recueillir le sang du Christ, qui est l’histoire même de la Sainte lance et du Graal, cette coupe qui recueillit le sang du Christ en croix après qu’il eut été frappé par la lance. Lance et Graal sont donc cause et effet, et vont ensemble. L’absence de lance laisse seul le sang en scène. Et de ce point de vue, la mise en scène a été un peu modifiée depuis la première série : les chevaliers prenaient le sang à un robinet qui coulait abondamment, Amfortas substitut christique étant littéralement saigné après des scarifications imposées qui l’épuisaient. Aujourd’hui,Amfortas est toujours saigné, mais le robinet ne coule plus, la chose est mimée, et le sens est resté : la cérémonie du Graal est sanglante, non dépourvue de barbarie telle un sacrifice humain.

Amfortas est une double victime : à la fois de lui-même et de son désir, qu’il expie, et de son père Titurel (qu’on voit en scène, comme chez Tcherniakov) qui veut sa ration de sang pour survivre, comme s’il y avait quelque chose de vampirisant chez ce père abusif.
Schlingensief, encore lui, avait fait de ce rituel une cérémonie vaudou, aussi sanglante. En est-on si loin ? Ce rituel semble en effet profondément païen, comme est païenne l’adoration de la lance et comme est d’origine païenne tout culte des idoles et des reliques. La valeur chrétienne de ce premier acte, avec la manutention du crucifix et le déroulement du sacrifice sanglant, me semble douteuse, et plus proche d’une dérive sectaire. C’est peut-être voulu, car on peut toujours invoquer la distanciation, il reste que la présence au sommet du décor d’un personnage de « Bon Pasteur » avec bâton de berger, qui rassemble et qui guide, montre aussi qu’on cible une imagerie chrétienne, même s’il s’agit alors d’un christianisme dévié. Quelque chose ne va pas au royaume du Graal, mais la mise en scène laisse l’ambiguïté. Vivement que Parsifal arrive pour remettre tout cela d’équerre.
Dans ce premier acte donc, la mise en scène dit des choses sans jamais affirmer, aller jusqu’au bout et parsème le récit de points anecdotiques, quelquefois non dépourvus de drôlerie involontaire, comme le maniement d’un rideau de fond, tantôt rideau, tantôt bâche de plastique ou bien, dans ce lointain coin désert, l’apparition du cygne sorti des réserves de Bayreuth qui doit en avoir des pelletées, avec en parallèle le cadavre du petit Elan, qui lui  ne fait pas rire du tout, qui n’est qu’un « être-là » sans rapport à l’histoire puisqu’il n’en est rien fait…mais à force de vouloir montrer une histoire actuelle, on instrumentalise la tragédie, et c’est médiocre.

Un Islam de clichés, putassier et dangereux

Le deuxième acte est bien plus discutable encore.
Klingsor se trouve être un converti récent à l’Islam (il cherche la direction de La Mecque avec des hésitations visibles), dans un espace qui reprend celui de l’église du premier acte, mais tapissé de céramiques à la manière des harems. C’est cohérent avec le livret qui dit que Klingsor fonde un royaume qui est le négatif du royaume du Graal.
C’est donc bien de l’antagonisme Christianisme/Islam qu’il va s’agir d’autant que Klingsor officie d’un antre  tapissé de croix de toutes sortes, qui sont autant de trophées, dont la diversité montre en réalité que le symbole de la croix devient un objet presque personnalisé, et évidemment au final dégagé de toute valence religieuse, allant de l’esthétique au sexuel.

Le signe est clair : face au royaume « chrétien » du Graal, dont on a constaté le « christianisme » un peu discutable, Klingsor a construit un royaume antithétique musulman, tout aussi discutable. Nous assistons à une lutte « chrétiens vs. Musulmans », où les convertis (Klingsor en l’espèce) sont les pires de tous, voire une lutte « faux chrétiens » contre « faux musulmans ». Ce choix est si grossièrement manichéen qu’on pourrait croire à de l’ironie, à une volonté de détruire le message voulu par Wagner en en montrant les limites, voire les ridicules. On pourrait croire aussi en une critique du regard du monde « occidental » (ou américano-bushien) sur le monde islamique, vu comme la force du mal et donc à une charge faisant de Klingsor une sorte de caricature dans un monde islamique réduit à nos fantasmes mais cet exercice de distanciation reste si ambigu qu’on n’arrive pas à  en voir les tenants et les aboutissants : un spectateur voit ce qui lui est donné, et ce qu’il voit est une grossière opposition.
D’ailleurs, dans l’interview délivrée dans le programme de salle, il n’y a aucune allusion à ce deuxième acte, pourtant essentiel…
Parsifal arrive dans ce royaume en soldat noir (Chevalier noir ?). Il se fait déshabiller par une armée de femmes en Nikab (costumes de Jessica Karge). Le Nikab qu’elles jettent bientôt laisse voir sous le voile les habits de l’hétaïre (genre cabaret à danse du ventre d’Istanbul). Ces femmes désirantes mettent à nu le héros et  le poussent dans l’eau. Au premier acte, le bain d’Amfortas, au deuxième, celui de Parsifal, au troisième (on va le voir bientôt) la douche : que d’eau que d’eau…L’eau a-t-elle une fonction lustrale ou est-elle ici seulement destinée à préparer le héros à sa rencontre érotique : pourquoi le bain de Parsifal ? Grave question non inscrite dans le livret mais qui fait sourire le spectateur amusé des contorsions pour que la nudité du héros n’apparaisse pas tout en se laissant voir.
L’originalité de la scène de « séduction » qui suit (un repas galant avec table dressée) est la présence d’Amfortas, tunique blanche, visiblement amoureux de Kundry. Si Parsifal la refuse, Amfortas quant à lui la possède : la mise en parallèle Amfortas et Parsifal, un Amfortas qui désire, qui possède, et qui probablement aime, et un Parsifal saisi par le même aiguillon qui en sent la blessure et s’écarte, n’est pas clairement réalisée. Voilà une volonté démonstrative de la mise en scène qui nous montre d’une manière maladroite sans une once de sensualité  ce qu’Amfortas a fait (la copulation avec Kundry est relativement ridicule aussi, sans apparente volonté de l’être) et que Parsifal ne fait pas. La scène de séduction entre Parsifal et Kundry, autour d’une table dressée, fait penser à ces films où le repas n’est que prélude à un dessert plus doux, – on est là aussi dans le cliché.  Plus de séduction ni d’érotisme dans la seconde partie où Kundry décline un très pascalien « art de persuader » qui échoue. Parsifal rhabillé rapidement en soldat, récupère la lance, en fait une croix (mais alors, ce n’est plus la lance précieusement conservée intacte par les chevaliers du Graal…), laisse le royaume de Klingsor vidé de son sens, et brandissant la croix. Il s’en va étrangement suivi de deux soldats à la recherche du royaume du Graal…il était donc en service commandé?
Autrement dit, Parsifal devient le chevalier sauveur, en Irak, portant la croix rédemptrice ayant terrassé le vilain Islam : pax americana…
La croix triomphe des méchants, musulmans en l’occurrence. C’est un message simpliste, donnant l’idée du soldat protecteur, le bien contre le mal, du Georges Bush dans le texte…

Et c’est bien cette idée sous-jacente qui est détestable, le mal qu’est Klingsor épouse l’islam comme « couverture » certes, parce qu’il épouse l’idée commune aujourd’hui que l’Islam, c’est le mal – avec la confusion non-dite Islamisme/islam qui arrange tant de monde. De l’autre côté, Parsifal le soldat, c’est le bien. Simpliste, stupide et dangereux.

Laufenberg propose d’inscrire Parsifal dans une histoire d’aujourd’hui, ou plutôt dans les obsessions du monde d’aujourd’hui, s’appuyant sur le point de vue à la fois occidental et chrétien, sans aucune espèce de distance.
C’est bien ce mélange de concepts, d’éléments anecdotiques, soi-disant accrochés à l’actualité qui fait problème parce qu’en réalité ce travail  n’épouse que les clichés les plus communs, voire les plus dangereux (L’islam en soi n’est le mal que pour les imbéciles) sans même afficher une vision a minima idéologique.
Dans pareil contexte, en se référant à ce que dit Castorf dans son Ring, on aurait pu ramener les enjeux à ce qu’ils sont pour les USA et faire du Graal un baril de pétrole qu’on adore, bien plus proche de la vérité de ce conflit qu’une opposition stérile Christianisme/Islam.

Retour au paganisme?  Retour à l’humanisme? Ou retour à un Christianisme universel, « catholique » au sens propre?

Le troisième acte pose et dit des choses tout aussi discutables.
L’enchantement du vendredi saint devient une sorte de vision d’un paradis clairement païen (le royaume du Graal à la sauce néoplatonicienne de la Renaissance, avec une allusion au Printemps Botticellien) avec une nature envahissante d’une manière si caricaturale qu’elle en devient là aussi un signe de déréliction. Au moins, ce paganisme très proche de la vision riante d’un printemps à la mode de la Renaissance italienne réadaptée est inoffensif et moins violent que le sectarisme du premier acte. Ce pourrait être une conclusion originale de troisième acte…

Conformément au livret, Parsifal apparaît en chevalier muni d’une armure grossière qu’on croirait en carton, on peut passer  sur la Kundry servante âgée qui nettoie le frigo dont on a parlé en d’autres temps pour s’attacher non à la douche de ces corps nus et innocents en arrière scène (encore un cliché…et encore de l’eau, que l’on retrouve aussi inondant le masque mortuaire de Wagner dans la scène vidéo de la Verwandklungsmusik) mais à la scène finale, où tout décor disparaît,  pour laisser place à une assemblée qui jette tous ses oripeaux religieux – juifs, musulmans, chrétiens même combat – en un « embrassons-nous Folleville » général tandis que le « bon pasteur » qui surveille tout ça a lui-aussi jeté aux orties son bâton de berger.
Le simplisme de cette scène laisse penser au simplisme de la vision américaine du Proche Orient en 2003 ou 2004 : le monde est si simple… alors que c’est le résultat d’une logique née au deuxième acte où Parsifal muni de sa lance-croix a laissé le royaume de Klingsor suivi de deux soldats, comme s’il était mandaté pour la mission de pacification en suscitant le refus des religions dans une vision unifiée, sans Dieu mais pleine de cette nouvelle humanité que déjà Götz Friedrich en 1982 avait affichée : sauf que Götz Friedrich tenait un discours moins anecdotique.
Une autre possibilité est aussi la création d’une nouvelle religion dont Parsifal serait le prophète, porteurs d’idéaux de « l’occupant ». Et dans ce cas-là, on n’est pas loin de jouer « notre agent en Irak » ou « miracle à la CIA ». Il reste que Parsifal est revenu avec la lance-croix, une croixqu’il brandit devant Amfortas: le christianisme reste présent. Tout le monde jette les objets de culte, mais c’est bien la croix qui est revenue en vainqueur sans (trop) le dire. Cette fois, on est dans la manœuvre démocrate-chrétienne à l’italienne, il ne manque plus que l’évocation du fantôme de Giulio Andreotti. Ce final qui semble dire une chose en en disant une autre n’est que ce qu’on appelle aujourd’hui un « fake ». Comme toute cette mise en scène.

Avec Bychkov, un équilibre musical est trouvé

Du côté musical, la direction de Semyon Bychkov semble elle-aussi synthétiser deux tendances, celle très objective de Hartmut Haenchen, assez éloignée par son hiératisme de la scène touffue et anecdotique à laquelle nous avons droit, et une tendance plus pathétique, plus appuyée comme celle de Marek Janowski, qui remplaça un soir Haenchen l’an dernier.
Elle représente un équilibre assez élégant très en place, avec un tempo quelquefois rapide, et une belle science des équilibres de la fosse. Cette direction est fluide, pas vraiment dramatique, soulignant plutôt la poésie du discours et accompagnant sans verser dans le sublime, ni dans le profane, et reste toujours très attentive aux chanteurs. On pourrait souhaiter une approche plus singulière, plus marquée, mais Bychkov a veillé plutôt à la continuité d’un discours, dans une fosse qui par sa nature étouffe les excès. Il en résulte une incontestable réussite, sans doute pour moi la plus satisfaisante direction musicale de la saison, sans fadeur, avec ses reliefs et ses moments d’exception (la scène finale particulièrement réussie) qui a valu au chef un véritable triomphe. La production a trouvé son chef.
Le chœur du festival (dir.Eberhard Friedrich) était là dans une grande forme, plus marquée que dans les autres opéras (notamment Lohengrin), les deux scènes du Graal (et notamment la seconde) furent des moments d’exception et le chœur des filles fleurs était particulièrement intense.
La distribution sans grands changements par rapport aux années précédentes proposait la nouveauté du Gurnemanz de Günther Groissböck. C’est un Gurnemanz au phrasé impeccable qui sculpte les mots et qui donne beaucoup d’expressivité à son récit du premier acte. Il apparaît plutôt jeune et vif, ce qui tranche avec les figures qui habitent normalement le rôle,  mais le timbre plutôt mat n’a pas la profondeur dont on a l’habitude. Peut-être sommes-nous trop déterminés par les grands Gurnemanz du passé, au volume très marqué et avec des graves abyssaux, du genre Kurt Moll. Il reste que Groissböck est un très grand bonhomme.
Tobias Kehrer en Titurel a au contraire la voix plutôt courte, et un peu claire, qui ne convient pas à ce rôle d’outre-tombe. C’est une petite déception devant un chanteur qui à Salzbourg s’était particulièrement signalé, même dans le rôle très secondaire du Polizeikommissar.
Derek Welton est un bon Klingsor, qui ne donne jamais dans la caricature, même si la mise en scène l’y inviterait, joli phrasé, timbre chaleureux. Je le dis souvent, un bon Klingsor est rare (jadis Franz Mazura, aujourd’hui Wolfgang Koch depuis le Parsifal définitif de Munich) et Derek Welton est un de ceux qui réussit le mieux à incarner le personnage. Ce rôle est maltraité parce qu’il est court et que les théâtres ne trouvent pas toujours intérêt à soigner sa distribution.
L’Amfortas de Thomas Johannes Mayer, qui succède à Ryan McKinny impose dans le personnage une maturité et une présence sans doute plus fortes, avec une voix toujours un peu voilée qui convient bien à l’homme souffrant et subissant qu’il est. McKinny était un Amfortas athlétique, une figuration christique qui laissait penser à certains Christ de Michel Ange (Santa Maria della Minerva à Rome). Mayer est aussi un corps imposant mais un peu plus mur. On devrait toujours aligner Amfortas et Gurnemanz (c’est d’ailleurs le cas dans cette mise en scène, reconnaissons-le), qui sont des compagnons, alors qu’on a tendance à faire de Gurnemanz une sorte de patriarche à la Pimen. Mayer n’est pas toujours régulier dans ses prestations, mais ce soir, il a pleinement convaincu, avec lui aussi un sens du cisèlement des mots et une expressivité vraiment étudiée, en grand artiste très raffiné ce qui n’était pas le cas de Mc Kinny.
La Kundry d’Elena Pankratova n’a ni problème de volume, ni problème de voix et elle s’impose. Scéniquement et physiquement, elle n’a rien d’une Kundry « traditionnelle » et mystérieuse, elle laisse l’érotisme du côté de ses filles fleurs et se réserve la séduction par les mots, l’art de persuader dont il était question plus haut, mais sans vrai raffinement ni véritable art. Ce chant puissant reste assez monochrome et le jeu répond à la mise en scène (le jeu du double avec Amfortas) sans vraiment acquérir de singularité. Comme on dit « elle fait le job », sans que la mise en scène n’invente quelque chose pour faire coller son physique et son personnage. Il n’y a pas beaucoup de profondeur dans cette Kundry qui n’a pas le caractère attendu du personnage. Les décibels à eux seuls ne font pas le printemps…
Le Parsifal d’Andreas Schager laisse toujours lui-aussi un goût d’inachevé. La voix est somptueuse, imposante, le timbre éclatant, lumineux, et de ce point de vue il est le personnage jeune qui convient à la mise en scène. Mais « derrière les yeux » porte-t-il quelque chose de plus abouti, de plus profond, de plus senti.
Pas vraiment. Il traverse l’œuvre sans qu’on ait une vision réelle du personnage, sans même qu’on aperçoive une consistance. C’est une question de couleur, et d’interprétation. Schager a besoin d’un grand metteur en scène qui puisse le diriger et le cadrer : il a réussi avec Tcherniakov à Berlin aussi bien dans Tristan que dans Parsifal à incarner un personnage et à convaincre. Ici, il reste en dehors, et sa voix magnifique ne suffit pas. Si Parsifal n’est pas un rôle trop difficile vocalement, il est au contraire plus difficile à incarner. Comment rendre le « roman d’apprentissage » qu’est Parsifal, comment marquer son évolution, comment aussi montrer la voix sans jamais cesser de la contrôler. Rares sont les très grands Parsifal qui ont réussi à montrer toutes les couleurs du personnage. Schager le fut de manière fugace avec Tcherniakov, mais pas ici.

 

La genèse de ce Parsifal aux changements de chef et de metteur en scène n’a pas toujours favorisé un aboutissement aussi bien musical que scénique. La mise en scène anecdotique et toujours à la limite du ridicule, toujours ambiguë, ne colle pas vraiment à la direction toute en fluidité et élégance de Bychkov, et les chanteurs ne sont pas vraiment dirigés avec la précision et les détails voulus. C’est une occasion perdue. Pour une telle œuvre et dans un tel lieu, c’est problématique.