LA SAISON 2022-2023 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Introduction
Un peu comme celle de Bogdan Roščić à Vienne, l’arrivée d’Aviel Cahn à Genève a été bousculée par le Covid et c’est seulement pendant la saison 2021-2022 qui se termine qu’on a pu observer l’articulation de son projet pour Genève, et la saison prochaine confirment ces intuitions.
La construction d’une saison est une alchimie, et on doit donc se garder de conclure hâtivement car si c’est sa quatrième saison effective, ce sera sa deuxième complète.
On doit se garder de conclure, encore plus dans un théâtre de système Stagione au nombre de productions limitées où chaque choix pèse plus lourd. Enfin, même si Aviel Cahn a été appelé un peu pour « casser la baraque », il ne pouvait simplement transposer sur les rives du Léman ce qu’il avait réalisé en Flandres.
Les conséquences de la pandémie sont lourdes pour toutes les salles : tous constatent dans la plupart des opéras la difficulté à retrouver les publics d’avant-pandémie ; d’autres habitudes ont été prises, d’autres peurs sont nées, la reprise est fragile, à Genève comme ailleurs et la couleur des saisons, pour la plupart prudentes, s’en ressent.

 

Le Grand Théâtre dans le paysage lyrique européen

La place de Genève est un peu singulière, son théâtre a été voulu par ses habitants sur le modèle du Palais Garnier, avec une capacité un peu surdimensionnée aujourd’hui (1500 places) mais  avec la garantie aujourd’hui d’un public notamment alimenté par les institutions internationales nombreuses sises sur les bords du Léman et un bassin d’habitants à cheval sur la Suisse et sur la France (la Haute Savoie), même si le public français, certes présent, est moins nombreux qu’on ne le pense.

En tant que théâtre d’une ville internationale, il est comparable à La Monnaie de Bruxelles, avec une jauge en spectateurs supérieure (Bruxelles a une jauge de 1150 spectateurs), mais un bassin d’habitants inférieur. Le nombre de productions lyriques est comparable, même si le nombre de représentations par production est supérieur à Bruxelles (salle plus petite, plus de spectateurs potentiels). Du point de vue de la couleur des productions, Bruxelles cherche à rester depuis le temps de Gerard Mortier (années 1980 quand même…) un fer de lance de l’innovation scénique, ce que n’est pas Genève à l’histoire différente.
En termes de comparaison, il peut être aussi mis sur le même plan qu’un Théâtre comme le Teatro Real de Madrid à la jauge légèrement supérieure,  mais au nombre de productions comparables, avec comme Bruxelles, un nombre de représentations supérieur (la population madrilène est nettement plus importante que Genève). En termes productifs, Madrid cherche à rester à l’équilibre entre tradition et innovation, le public espagnol reste assez conservateur et très attaché au répertoire traditionnel notamment italien. Il reste qu’au Teatro Real est passé aussi Gerard Mortier, et que son passage a laissé quelques traces.
Genève est donc un Théâtre en équilibre fragile, qui n‘a pas vraiment de «couleur productive », quelque part entre tradition et modernité depuis
des années, bien avant la pandémie. C’était déjà vrai vers 2008 du temps de Jean-Marie Blanchard qui mena une politique de grande qualité, et assez équilibrée. Le remplissage du Grand Théâtre (1500 places) ne posait guère problème, pas plus que lors des premières années de Tobias Richter qui quant à lui mena une politique peu lisible, plus proche de la tradition des théâtres de répertoire à l’allemande (un comble dans le temple suisse de la stagione !). Pas forcément passionnante. Mais quand la salle est pleine ou à peu près, c’est forcément que ça va bien, et on ne se pose pas de questions…
Les travaux de rénovation qui durèrent quelques années motivèrent un repli dans le théâtre des Nations « éphémère », dont la capacité était de 1000 places.  Pas de problème de remplissage non plus, mais perte d’un tiers de spectateurs potentiels…
Lorsque le Grand Théâtre a rouvert, il a rouvert ses 1500 places et déjà le remplissage s’est fragilisé. Les dernières années nous ont appris que le public captif ça n’existe pas. De plus, pendant les périodes d’ouverture en temps de pandémie avec ses contrôles de pass, de masque etc… bien des spectateurs ont été découragés ou simplement craintifs. Et comme le public genevois n’est pas de toute première jeunesse, il est évidemment sensible aux questions sanitaires : toutes ces raisons cumulées expliquent largement des difficultés actuelles de reconquérir un public qui met du temps à revenir Place de Neuve.

1500 places, c’est aussi la jauge la plus importante de tous les théâtres de Suisse : Zurich en a moins de 1200, Bâle autour de 1000, mais aussi plus que de la plupart des théâtres européens. Les théâtres de très grandes capitales ont autour de 2000 places, les théâtres qui servent un bassin comparable à Genève ont autour de 1000 places. Lyon, qui sert un bassin de population plus important, a par exemple 1100 places.
Enfin, la crise du genre lyrique fait son œuvre, et si l’on pouvait remplir 1500 places à Genève, il y a quelques années, ce n’est plus aussi facile aujourd’hui. Même une salle comme Vienne, traditionnellement remplie à 99% a des difficultés. Et ne parlons pas du MET de New York…
À Genève en plus, il y a la question des tarifs, de l’écart entre les places les moins chères et les plus chères, dans une zone frontalière très mixte où tout le public n’est pas payé en Francs suisses, un Franc suisse dont le taux égale ou dépasse l’Euro .

Comme on le voit, ce sont des questions qui ne tiennent pas à la présence de tel titre, de tels chanteurs, de telles ou telles mise en scène, mais qui tiennent au contexte géographique, sociologique, historique et aussi politique : la question du théâtre est toujours plus politique qu’artistique, c’est d’abord le théâtre de la Cité.
On le voit chez la voisine lyonnaise dont l’Opéra a été une référence culturelle internationale avec un public largement plus diversifié que Genève (et à la billetterie plus de 50% moins chère) mais que la municipalité actuelle (écologiste) ne semble pas vraiment porter dans son cœur tandis que la Région de bord politique opposé, retire aussi de l’argent de manière importante pour des questions de petits jeux internes aux politiques locales. L’Opéra est bien loin.

Dans toute cette complexité, la programmation d’Aviel Cahn – au-delà de l’appréciation sur tel ou tel spectacle, fait honneur au mandat qui lui a été confié : il y a des productions qui n’ont pas bien fonctionné, mais la qualité offerte reste très largement défendable. Elle reste toutefois exploratoire pour l’instant. On commence à peine à voir des lignes de force se dessiner.
Cette programmation est plus disruptive que celle de son prédécesseur, et a sans doute suscité la circonspection, au-delà de la qualité des productions qui n’est pas en cause, d’autant que le contexte du territoire genevois n’est pas celui des Flandres, où Cahn a dirigé l’Opera-Ballet Vlaanderen.

La Flandre, depuis des années, a produit des metteurs en scène et des chorégraphes qui ont illuminé la scène flamande et européenne, et donné un prestige international inédit. À cela, il faut le répéter, le passage de Gerard Mortier à Bruxelles dans les années 1980 n’est pas étranger, bien évidemment, qui a su réveiller la créativité locale. Et la Flandre reste encore aujourd’hui pratiquement quatre décennies plus tard, un territoire de création. Une programmation telle que celle d’Aviel Cahn à Gand-Anvers atteignait un public plutôt accoutumé (ou quelquefois résigné) à ce type de productions.
Le contexte genevois n’est pas comparable, avec un public vieillissant d’un côté, où la présence d’institutions internationales donne aussi à un certain public une couleur un peu mondaine que j’appellerai « internationale-locale » rien à voir avec Gand ou Anvers.
D’ailleurs, aussi bien sous Hugues Gall que Renée Auphan, la politique visait à garantir un niveau musical globalement international et des productions disons consensuelles. Jean-Marie Blanchard a essayé de mener une politique plus avancée sur les productions, en équilibrant l’offre, tout en continuant à défendre un niveau musical qui a longtemps été la marque continue de ce théâtre. Tobias Richter n’a pas réussi à marquer fortement la mémoire artistique, malgré ses dix ans de mandat.

Enfin, Le territoire genevois n’est pas un territoire de création théâtrale, chorégraphique ou lyrique comme l’ont été les Flandres depuis les années 1990.
L’atout de Genève, c’est non pas une histoire théâtrale, mais un passé musical fort, un Grand Théâtre construit à l’imitation de Paris (on voit les ambitions), et une vie musicale riche et variée, avec plusieurs orchestres et un conservatoire de grand prestige international. Cette ville a de telles institutions musicales qu’on se demande comment un projet comme « La Cité de la musique » qui reflète une certaine identité culturelle a pu capoter.
Aviel Cahn a été appelé pour casser un train-train, pour insuffler quelque chose de neuf, et il a trouvé le Covid. La saison qui vient recase du même coup des productions prévues, qui ont quelquefois été répétées sans voir le jour. Ce qui bouscule aussi les profils de saison prévus plusieurs années à l’avance.

Il faut aussi réaffirmer qu’une saison n’est jamais une succession de triomphes où l’on affiche complet, chaque saison a des échecs quelquefois cuisants.  Mais surtout changer les habitudes du public, c’est long, cela dure plusieurs années, quelquefois plusieurs mandats. Genève doit à la fois modifier la couleur de son public, faire évoluer l’offre et garantir encore et toujours le niveau musical du théâtre qui est son ADN. Au total ça fait beaucoup dans la corbeille, cela veut dire tester, risquer, réussir (comme la récente Jenůfa) ou moins réussir, mais cela signifie aussi ne jamais faire de concessions à la qualité. Ce n’est pas une Tosca nouvelle qui fera venir le public régulièrement et remplir le théâtre, ce sera au mieux, une illusion sur un titre : c’est une qualité régulière, et un équilibre continu entre tous les critères qui doit être l’exigence.
C’est la qualité qui paie, et fait venir durablement le public, pas la multiplication des Puccini et Verdi. Et à Genève, la qualité est au rendez-vous.

La saison 2022-2023

Introduction
La saison dernière la thématique choisie était « Faites l’amour », cette année c’est « Mondes en migrations », on semble passer du rose au gris. Mais l’idée de la migration doit être reprise au sens large, migration des peuples, migration intérieure, migration symbolique etc… mais aussi voyages, errances et tous les récits qui les glorifient : Ulysse, le peuple juif, Parsifal, les migrations récentes en sont des exemples.
La thématique est élargie au ballet, où l’événement de l’année est la venue de Sidi Larbi Cherkaoui comme directeur du ballet de Genève, lui aussi un transplanté, belge d’origine marocaine, installé en Flandres qui arrive à Genève.

Le ballet
N’étant pas spécialiste du ballet, je m’abstiendrai de commenter la programmation du nouveau directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui, avec qui Aviel Cahn a travaillé en Flandres. Mais je noterai plusieurs éléments :

  • En s’installant à Genève, Sidi Larbi Cherkaoui qui est l’un des grands chorégraphes belges et une référence internationale, proche d’Aviel Cahn va contribuer à donner une couleur et une cohérence à l’ensemble de la programmation de la maison
  • De plus, Sidi Larbi Cherkaoui est aussi un metteur en scène d’opéra (on lui doit par exemple une production de grand relief des Indes Galantes à Munich, bien supérieure à celle de Clément Cogitore à Paris et de Lydia Steier à Genève. Il devrait faire aussi de l’opéra à Genève, ce qui est aussi un gage d’originalité du Grand Théâtre que d’avoir dans ses murs un chorégraphe qui soit aussi metteur en scène lyrique.
  • Enfin il a visiblement voulu la saison prochaine signer une saison de ballet qui ait des liens avec la thématique du voyage, mais résolument contemporaine et personnelle, en travaillant notamment avec son complice le chorégraphe Damien Jalet, pour affirmer d’emblée un style . Il sera toujours temps de modifier et d’infléchir les choses les saisons suivantes

Cette manière de tisser le lyrique et le ballet et de ne pas en faire des mondes simplement parallèles et autonomes, c’est aussi un élément d’enrichissement de la programmation. C’est pour moi un signe fort non seulement de la saison, non seulement pour le ballet, mais pour l’ensemble de cette maison que d’accueillir un des grands chorégraphes européens, qui puisse travailler en pleine « intercompréhension » avec Aviel Cahn. Ainsi Genève ne s’affiche pas seulement une machine à produire, mais d’abord comme une machine à créer.

 

Les productions lyriques :

Aviel Cahn propose des séries, des lignes de force, ce qui est aussi un moyen de conquérir d’autres publics, et d’enrichir la compétence des spectateurs. Dans des saisons de stagione, où ce qui est produit l’année X ne sera plus repris, ou ne se reverra pas avant au minimum plusieurs années, il faut créer d’autres habitudes. Les lignes de force, les compositeurs, les artistes qu’on retrouve, les équipes réinvitées, c’est un moyen de poser des pierres miliaires, comme des bornes d’orientation, c’est le cas par exemple de la présence répétée au programme de Janáček. De même faire appel pour certaines productions aux mêmes équipes, c’est aussi créer des repères au public, « le rassurer » en quelque sorte, et contribuer aux équilibres de la saison, à condition que les équipes soient évidemment indiscutables…

2021-2022 a affiché Prokofiev, Monteverdi, Donizetti, Bizet, R.Strauss, Eötvös, Janáček, Puccini.
2022-2023 affiche Halévy, Janáček, Monteverdi, Wagner, Donizetti, Jost, Chostakovitch, Verdi.
Il est certain qu’en huit ou neuf productions on ne peut couvrir l’intégralité du répertoire, y compris sur plusieurs saisons : dans les « musts » on passe de Strauss-Puccini la saison dernière à Verdi-Wagner cette saison et cette bande des quatre ne peut mobiliser chaque année la moitié des productions. Donizetti est aussi un pilier du répertoire, mais il y a des manières différentes d’affirmer une couleur : une année séparent La Juive (1835) de Maria Stuarda (1834), et donc le répertoire romantique occupe environ un quart des choix, et si on ajoute Parsifal et Nabucco le XIXe occupe la moitié des titres, le reste se divisant entre baroque (2), XXe siècle (2) et contemporain (1). La ligne de programmation reste donc une ligne de répertoire traditionnel.
On notera enfin une palette de choix assez subtile entre titres inconnus, titres attendus, créations dans une saison assez classique, convenant a priori au public genevois, et une grande prudence en ce qui concerne le nombre de représentations (environ 6 représentations par production) : le bassin genevois n’est pas extensible.
La saison 2022-2023 apparaît donc diversifiée, avec des distributions solides des artistes qui sont très connus mais très peu de stars (cette année Herlitzius, la saison prochaine Aušriné Stundyte), il serait peut-être pertinent d’afficher un peu plus de grandes références vocales, même s’il faut les retenir bien à l’avance et pas seulement dans des récitals. L’opéra, c’est aussi ce plaisir-là, et pas seulement une plongée dans le sérieux du monde…
N’oublions pas les effets de souvenir : on se rappelle les stars passées à Genève, notamment sous Gall, comme si elles passaient chaque soir alors que sous Gall il fallait aussi jouer sur des équilibres.  Quant aux chefs, ils sont globalement de bon niveau – que je les apprécie ou non- et la nouvelle génération de chefs est suffisamment riche pour permettre à Genève d’être une sorte de rampe de lancement pour des figures nouvelles, à condition qu’on les repère. Cette fonction exploratoire dont je parlais plus haut s’applique aussi au choix des chefs, ce qui est peut-être le plus délicat.

Septembre 2022
Jacques Fromental Halévy
La Juive
(6 repr. du 15 au 28 sept )(Dir :Marc Minkowski /MeS : David Alden)
Avec Ruzan Mantashyan, John Osborn, Ioan Hotea, Elena Tsallagova, Dmitry Ulyanov
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande
Retour de La Juive, pas représentée au Grand Théâtre depuis 1927. Un des musts du XIXe et du début du XXe siècle dans tous les opéras francophones, indirectement célébrée par Proust (Rachel quand du Seigneur). Un retour que Paris a accueilli une fois en 2007, que Lyon a accueilli en 2016. Un Grand-Opéra légendaire, une histoire de tolérance et d’humanité, un énorme succès jusqu’aux années 1920 et une disparition à partir des années 1930, au moment de la montée du nazisme. Hasard ?
John Osborn qui fut un Leopold exceptionnel, chante cette fois Eleazar, et c’est un événement que cette prise de rôle. Ruzan Mantashyan entendue à Genève l’an dernier dans Guerre et Paix sera Rachel et Leopold est confié à Ioan Hotea, un jeune ténor roumain très prometteur, vainqueur du concours Operalia, à l’impeccable phrasé et aux aigus assurés (et nécessaires dans ce rôle). La vibrante Elena Tsallagova sera La princesse Eudoxie, tandis que Dmitry Ulyanov, grande basse devant l’éternel, sera le Cardinal de Brogni. Très belle distribution.
Mise en scène sans doute efficace sinon inventive de David Alden, spécialisé dans ce type de répertoire et surtout pas de risque d’écheveler ni de heurter le public en ce début de saison.
Marc Minkowski dirige ce Grand-Opéra, qui s’en est aussi fait une spécialité (rappelons ses Huguenots), j’aimerais un chef plus raffiné pour une musique qui est plus élégante qu’on ne le croit souvent. Mais on ne peut pas tout avoir. Et Minkowski est un nom qui peut attirer du public.
Ce devrait être de toute manière un beau début de saison et l’occasion de découvrir une œuvre injustement négligée depuis presque un siècle, qui grâce au livret de Scribe, dit des choses fortes sur notre humanité.

L’éclair
(18 septembre 2022 ) Dir : Guillaume Tourniaire.
Avec Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha, Julien Dran
Orchestre de Chambre de Genève

En prolongement de La Juive, Le GTG propose cet opéra-comique de Halévy, créé la même année (1835) en version de concert. L’idée est séduisante pour faire mieux connaître le compositeur, qui reste pour beaucoup un inconnu, à travers une œuvre qui eut son succès au XIXe.
L’histoire est celle d’un anglais et d’un américain amoureux de deux sœurs, mais l’un des deux hommes devient momentanément aveugle suite à la foudre (« l’éclair »), ce qui complique les choses.
L’Orchestre de Chambre de Genève entame une collaboration avec le Grand Théâtre qu’on espère voir se développer et Guillaume Tourniaire est un chef de très bonne facture.

 

Octobre-novembre 2022
Leoš Janáček
Katia Kabanova
(6 repr. du 21 oct. au 1er nov. 2022)(Dir : Tomáš Netopil /MeS : Tatjana Gürbaca)
Avec Corinne Winters, Aleš Briscein, Elena Zhidkova, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Après la Jenůfa triomphale, et à peine six mois plus tard (toujours en 2022), Aviel Cahn repasse le plat Janáček avec de nouveau une mise en scène de Tatjana Gürbaca et Corinne Winters en héroïne. Quand on aime on ne compte pas. Mais on remarque d’autres noms excellents dans la distribution à commencer par la remarquable Elena Zhidkova qui sera Kabanicha, la belle-mère, et une brochette de remarquables chanteurs, Aleš Briscein, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness. Direction de Tomáš Netopil à prévoir correcte parce que c’est un bon chef, mais sans doute pas aussi imaginatif que Tomáš Hanus qui est l’un des artisans essentiels du triomphe de Jenůfa. Espérons que le succès de Jenůfa attire la curiosité du public pour ce troisième Janáček de l’ère Aviel Cahn  et que le spectacle ait le même accueil.

Novembre 2022
Claudio Monteverdi et contemporains
Combattimento – Les amours impossibles
( 2 repr. les 6 et 7 nov. 2022.)(Dir : Christina Pluhar/Chorégraphie : Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustinjen)
Avec Rolando Villazon, Céline Scheen, Giuseppina Bridelli, Valer Sabadus, Krystian Adam…

Aviel Cahn propose à l’instar des années précédentes avec les tournées du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer (Orfeo et Incoronazione di Poppea) au succès modéré. Cette fois, il appelle Rolando Villazon, le ténor bien connu qui s’est reconverti dans la répertoire baroque, et qui travaille avec la cheffe Christina Pluhar. Un « spectacle musical » et chorégraphique complété par des vidéos avec des chanteurs de très bon niveau, au-delà de Villazon… Mais soyons clairs, c’est un moyen d’afficher un titre supplémentaire à peu de frais, avec en plus une ex-star du firmament lyrique qui excitera la curiosité… Coup de dés sans grand risque.

Gaetano Donizetti
Maria Stuarda
(6 repr. du 17 au 29 déc. 2022 )(Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Gianluca Buratto, Simone del Savio
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Aviel Cahn a installé à Genève, nous l’avons dit, des sortes de séries, des rendez-vous avec des artistes qui reviennent, manière éventuelle de fidéliser le public. Après Anna Bolena, Maria Stuarda avec la même équipe. Je n’ai pas aimé le travail de Mariame Clément dans Anna Bolena, j’ai eu quelques doutes sur le cast, et j’ai applaudi à la direction de Stefano Montanari, une véritable chance pour le GTG dans ce répertoire qui vient d’éblouir Munich dans une reprise d’Agrippina de Haendel, et nul doute qu’il animera l’entreprise (c’est à dire en sera l’âme). On retrouve Elsa Dreisig (qui reviendra, auréolée de ses triomphes berlinois dans Fiordiligi et de sa Salomé très attendue d’Aix) qui sera non Maria Stuarda mais Elisabetta (c’est la surprise du chef) tandis que Stéphanie d’Oustrac sera la reine d’Êcosse. Wait and see. Les rôles masculins seront tenus par de solides chanteurs.
C’est à la fois excitant, et en même temps je crains la déception… c’est la glorieuse incertitude de l’opéra.

Janvier-février 2023
Richard Wagner
Parsifal

(6 repr. du 25 janv. au 5 févr. )(Dir : Jonathan Nott/MeS :  Michael Thalheimer)
Avec Daniel Johansson, Christopher Maltman, Tareq Nazmi, Tanja Ariane Baumgartner, Martin Gantner
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

On se souvient que ce Parsifal a été victime du Covid, récupéré partiellement en forme de concert. Le voilà de nouveau programmé, pour le plus grand bonheur des nombreux wagnériens de Genève. L’histoire du Grand Théâtre est jalonnée de succès wagnériens notables. Certes, toutes les saisons ne peuvent afficher Wagner, mais c’est la première production wagnérienne d’Aviel Cahn et à ce titre, elle mérite une grande attention.
Si la direction est assurée par Jonathan Nott, le directeur musical de l’OSR, la mise en scène est confiée à un artiste très connu en Allemagne, mais pratiquement inconnu en aire francophone : Michael Thalheimer.  Il ne faut pas attendre une lecture qui bousculera le public genevois, mais Thalheimer est un metteur en scène de théâtre solide, où il est plus connu qu’à l’opéra (j’avais vu de lui Les Troyens , une production très épurée à Hambourg). C’est une sorte d’ascète de la scène : Parsifal devrait lui convenir.
Je ne suis pas convaincu par le choix de confier Parsifal à Daniel Johansson, chanteur très honnête, mais qui n’a jamais transfiguré les rôles où je l’ai entendu. Bien plus excitant la prise de rôle en Amfortas de Christopher Maltman, un des barytons les plus intéressants du jour, et un acteur exceptionnel dans les rôles de personnages torturés. Kundry sera Tanja Ariane Baumgartner, qu’on a vue en Clytemnestre cette saison, et qui est une véritable actrice (on va attendre avec avidité son deuxième acte). Intéressant aussi le choix de confier Gurnemanz à Tareq Nazmi, une des basses les plus intéressantes du jour, qu’on a bien connu quand il était en troupe à Munich et qui commence à être invité dans des rôles de plus en plus importants. Enfin, Martin Gantner sera Klingsor, ce très bon baryton (il est un Beckmesser remarquable) devrait trouver une voix intéressante d’interprétation du personnage. Au total, c’est un Parsifal très solide par des choix de distribution originaux, sans être capable sur le papier de faire courir les foules wagnériennes d’Europe. Mais ce n’est sans doute pas le but…

Février-mars 2023
Claudio Monteverdi
Il ritorno di Ulisse in patria

( 6 repr. du 27 févr. au 7 mars )(Dir : Fabio Biondi/MeS : FC Bergman)
Avec Marc Padmore, Sara Mingardo, Jorge Navarro Colorado, Elena Zilio etc…
L’Europa Galante

On s’intéresse beaucoup en ce moment et dans pas mal de maisons à Monteverdi et notamment à Ulisse, le troisième opéra après L’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea. Dans la vaste salle du Grand Théâtre, c’est peut-être une gageure, mais on y a vu de grandes réussites baroques.
Pour ma part, j’estime que c’est un des projets les plus convaincants, sinon le plus convaincant de la saison, aussi bien musicalement que scéniquement.  Appeler FC Bergman, le groupe flamand anarchiste et poétique, c’est à la fois audacieux et stimulant pour une œuvre difficile, dramaturgiquement moins stimulante que Poppea par exemple. Douce folie poétique sur scène, et en fosse l’un des meilleurs orchestres baroques de la baroquie européenne, et l’un des premiers ensembles italiens à s’imposer à sa fondation au moment même où c’est le Nord de l’Europe et la France qui tenaient le haut du pavé. Le sicilien Fabio Biondi, le fondateur, sera en fosse : c’est un vrai cadeau pour les genevois que cet orchestre et cette équipe de mise en scène. La distribution ne sera pas en reste : avec de grandes vedettes du chant baroque comme Mark Padmore (irremplaçable interprète des Passions de Bach) et Sara Mingardo, qui reste l’une des références de ce répertoire. Et remarquons dans la distribution Elena Zilio (Ericlea, la nourrice de Pénélope) gloire du chant italien des années 1980, qui ne fut jamais dans les grands rôles, mais irremplaçable là où elle était distribuée. Voilà une production où l’on reconnaît une vraie patte, et voilà ce qu’on aimerait voir plus souvent à Genève.

Mars-avril 2023
Christian Jost
Le voyage vers l’espoir

( 5 repr. du 28 mars au 4 avril)(Dir: Gabriel Feltz/MeS : Kornél Mundruczó)
Avec Kartal Karagedik, Rihab Chaieb, Ivan Thirion, Denzil Dehaene
Orchestre de la Suisse Romande

Encore une victime du Covid, cette production était prévue dès la première saison d’Aviel Cahn, et elle a été passée par profits et pertes à cause de la fermeture des théâtres. Bien heureusement, comme Parsifal, cette production réapparaît deux ans après. Elle traite d’un problème hélas d’une tragique actualité, la migration, à travers une famille kurde qui quitte son pays pour gagner la Suisse, un supposé paradis. L’œuvre est fondée sur le film de Xavier Koller, prix au festival de Locarno 1990, et Oscar du meilleur film étranger en 1991.
Le compositeur Christian Jost, compositeur de 9 opéras, dont un Hamlet pour la Komische Oper Berlin et un Egmont pour le Theater an der Wien. Le dixième est donc cet opéra, fondé sur l’histoire du film de Koller.
La mise en scène est confiée à Kornél Mundruczó, lui-même cinéaste, pour sa troisième mise en scène à Genève après ses deux belles productions que sont L’Affaire Makropoulos en 2020 et Sleepless en 2022. Mundruczò commence à essaimer les scènes européennes, comme Hambourg, Munich, Berlin.
C’est l’excellent chef Gabriel Feltz, GMD de Dortmund, qui dirigera, et c’est un nouveau profil pour Genève, un de ces chefs qui dirigent partout en Allemagne, mais peu à l’étranger plutôt attiré à l’opéra par le XXe siècle et le contemporain. Dans la distribution, notons Kartal Karagedic, que j’avais beaucoup apprécié en Chorèbe dans Les Troyens à Hambourg, où il est membre de la troupe.
Ce sont des ingrédients qui devraient garantir une production intéressante.

Mai 2023
Dmitry Chostakovitch
Lady Macbeth de Mzensk

(5 repr. du 30 avril au 9 mai )(Dir : Alejo Pérez/MeS : Calixto Bieito)
Avec Aušriné Stundyte, Dmitry Ulyanov, John Daszak, Ladislav Elgr, Kai Rüütel etc…
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une fois de plus Aviel Cahn propose des rendez-vous répétés avec des séries, comme nous l’avons déjà souligné, puisque la série russe est marquée par le couple Alejo Pérez, excellent chef qui a convaincu dans Guerre et Paix, et la production déjà ancienne (2014) de Calixto Bieito, venue du OperaBallet Vlaanderen qui avait saisi le public par son univers apocalyptique fait de violence et de sexe. Accueil triomphal à l’époque.
Dans le rôle-titre, la Katerina du moment, qui l’interprète sur toutes les scènes, Aušriné Stundyte, fabuleuse dans les mains de Calixto Bieito. Aucune hésitation, c’est une production phénoménale qui fit date. La revoir à Genève est une chance.

Juin 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco

( 8 repr. du 11 au 29 juin )(Dir: Antonino Fogliani/MeS: Christiane Jatahy)
Avec Simone Alaimo, Saioa Hernandez, Riccardo Zanellato, Davide Giusti, Ena Pangrac
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une prise de rôle est un événement et quand il s’agit de Nicola Alaimo, l’un des plus grands barytons italiens, spécialiste de Rossini et de Bel Canto, qui aborde Nabucco, il faut se précipiter. Saioa Hernandez sera sans nul doute une Abigaille solide. Zanellato n’était pas en grande forme ces derniers mois, espérons qu’il se sera repris car c’est une grande basse. Et Antonino Fogliani est l’un des chefs italiens à suivre en ce moment.
Reste la mise en scène.
Elle est confiée – et c’est une excellente idée – à la brésilienne vivant en France Christiane Jatahy, l’une des artistes les plus intéressantes du théâtre aujourd’hui, qui use avec intelligence et finesse de la vidéo, et qui après un Fidelio à Rio de Janeiro, aborde de nouveau un opéra monumental s’il en est, l’un des musts de Verdi. Si la production est réussie, sa carrière sera sans doute lancée à l’opéra.
Alaimo et Jatahy, deux motifs puissants pour faire de ce Nabucco la deuxième nouvelle production totalement stimulante de la saison.

Au total, aucun des titres, aucune des productions n’est dénuée d’intérêt, soit par la rareté, soit par les choix artistiques, chacune se justifie.
Mais pour ma part, trois me rendent impatient : Il ritorno di Ulisse in patria, Lady Macbeth de Mzensk et Nabucco.

Concert du Nouvel An
Marina Viotti, Stanislas de Barbeyrac
Marc Leroy
Orchestre de chambre de Genève

Deuxième concert avec l’Orchestre de chambre de Genève dirigé par Marc Leroy pour le Nouvel An avec deux des voix les plus intéressante du panorama aujourd’hui, Marina Viotti, mezzo de plus en plus réclamée et particulièrement musicale, figlia d’arte puisque fille du chef suisse Marcello Viotti et sœur de Lorenzo Viotti. Mais si elle a un nom effectivement connu, elle s’est fait un très solide prénom.
Et puis le ténor français mozartien (et bientôt beethovénien) Stanislas de Barbeyrac, une des voix françaises les plus en vue, et les plus intéressantes.
Joli cadeau pour le Nouvel An

Récitals

Diana Damrau (24 septembre)
Bryn Terfel
(26 novembre)
Nina Stemme
(4 février)
Simon Keenlyside
(4 mars)
Anne Sofie von Otter
(16 juin) 

C’est courageux dans la période actuelle de programmer une série de récitals, un art qui peine à survivre hors du monde germanophone, même si tous les chanteurs invités sont des stars. L’art du récital est très spécifique : on a vu certains s’écrouler en récital alors qu’ils dominaient les scènes. Bien sûr, il faudra aller écouter Bryn Terfel, l’un des phares de l’opéra des vingt dernières années, les stars Damrau et Stemme, et d’authentiques spécialistes de la mélodie, Anne Sofie von Otter et Simon Keenlyside (qui se souvient de son Pelléas magique à Genève ?) savent installer un univers et une chaleur dans une salle quand ils abordent la mélodie.
Un choix équilibré, qui justifie qu’on aille à chaque concert, mais on aimerait aussi voir l’une de ces stars dans une production d’opéra… Genève le vaut bien.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2019-2020: GUILLAUME TELL de GIOACHINO ROSSINI le 5 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS Tobias KRATZER)

Un petit essai sur la production de Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

L’œuvre est longue, lourde à monter, difficile à distribuer. Raisons suffisantes pour que Guillaume Tell soit rare sur les scènes. Lyon a relevé le défi et a vaincu toutes catégories en proposant une production sans faiblesse aucune, orchestre et chœur exceptionnels, distribution sans failles, mise en scène d’une rare intelligence qui pourrait bien devenir référentielle. Quatre heures qui passent en un éclair.
Un tel triomphe, mérité, marque le niveau auquel l’Opéra de Lyon est arrivé, qui en fait sans doute la scène française la plus inventive actuellement. 

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Prérequis

Tobias Kratzer déclarait dans l’interview qu’il a accordée à Wanderersite, que Guillaume Tell était en quelque sorte le « Chant du cygne » de Rossini. Étrange chant du cygne d’un musicien de 37 ans qui va encore en vivre 39…On a beaucoup glosé sur le long silence qui va suivre, mais sans doute y entrent divers motifs dont le « dilettantisme » du maître, qui est arrivé à une telle gloire qu’il n’a plus besoin de travailler. On s’imagine sans doute mal ce que représentait Rossini en Europe à cette période, célèbre partout, représenté partout dans des proportions inouïes. Un coup d’œil sur les saisons de la Scala de Milan à cette époque montre que certaines sont consacrées intégralement à Rossini…Et cela ne s’arrête pas en 1829 ou 1830, cela continue au moins jusqu’aux années 1840 et au-delà. Une telle gloire est sans doute unique dans l’histoire moderne de l’opéra.

Sans doute aussi Rossini avait-il conscience qu’après Guillaume Tell, il ne pouvait que se répéter ou décevoir, et de fait, les années qui suivent sont essentiellement consacrées à des reprises en version italienne. Ainsi Guglielmo Tell est-il créé à Lucca (Teatro del Giglio) en 1831, et au San Carlo de Naples en 1833 (dans une seconde version). Il a donné à Guillaume Tell une forme définitive, déjà longuement préparée par d’autres œuvres dont Le Siège de Corinthe et surtout Moïse et Pharaon. Une grande forme déterminée aussi par les possibilités offertes par l’Opéra de Paris, la plus grande scène du monde alors, avec des forces musicales incomparables et des possibilités techniques de production uniques. On pouvait donc sans crainte insérer un ballet (le ballet de l’Opéra étant alors la référence mondiale) et des chœurs nombreux. Paris garantissait le spectacle total.
Il abandonne enfin définitivement le style bouffe qui a fait sa gloire, mais aussi l’opera seria héritier du XVIIIe: en bref, il invente un genre.
C’est de là que provient le tradition française du Grand-Opéra historique qui va faire la fortune de Paris pendant les vingt années suivantes, un genre auquel outre Meyerbeer son grand représentant (Robert le Diable date de 1830) et Halévy (La Juive), vont toucher Donizetti , Wagner, et aussi Berlioz et d’autres.
Drame historique, le Grand-Opéra affiche aussi une prétention politique (Scribe le libéral humaniste va en être le grand librettiste) qui est chez Rossini également importante, puisque les librettistes Étienne de Jouy et Hippolyte Bis puisent leur sujet dans un drame de Schiller créé en 1804, cri de la liberté contre l’oppression. Qu’un tel sujet séduise Rossini pour Paris est intéressant à l’époque de la monarchie conservatrice de Charles X qui tombera justement en 1830…

Le moment de la création est aussi période de transformation des grands genres, Stendhal écrit Racine et Shakespeare entre 1823 et 1825, au moment où il fait paraître sa Vie de Rossini (1824) et Hugo écrit sa Préface de Cromwell en 1827. Le romantisme s’affirme contre un certain classicisme, du moins celui complètement rassis qu’on voit sur les scènes, envahies de tragédies médiocres (qui feront d’ailleurs les délices des librettistes d’opéra) : il y a dans Guillaume Tell des grands thèmes romantiques , comme l’aspiration à la liberté, les amours impossibles, et la relation à la nature et aux grands éléments : on y trouve la forêt, qui abrite les amours contrariées de Mathilde et Arnold, la nature sauvage et les éléments en furie (la tempête, appelée ouragan) et les eaux en furie des lacs ou des cascades que Luca Ronconi avait tellement valorisées dans sa mise en scène à la Scala (décembre 1988). Tous les ingrédients du drame romantique y sont : le Grand Opéra est né.

Guillaume Tell comme archétype

Image initiale idyllique au lever de rideau

Aussi Tobias Kratzer souligne-t-il que pour lui, Guillaume Tell est en quelque sorte, archétypal, une sorte de livre de modèles qui justifie une mise en scène épurée, voire austère et elle-même archétypale ou parabolique. Épurée, certes, allant à l’essentiel, certes, sans débordements et austère, presque sans son humour habituel. Mais épure ne signifie pas simplicité. Ce travail, comme toujours d’une très grande intelligence, est d’une réelle complexité.
Dès l’ouverture, la question est posée. Un podium rectangulaire, autour duquel sont rangés des sièges de spectateurs, au fond, une photo d’un sommet enneigé emblématique, le Cervin, seule vision identifiable de la nature, et c’est aussi le seul décor de Rainer Sellmaier. Il n’y aura pas de vidéos, comme dans d’autres productions et rien qui ne puisse distraire l’œil de ce qui se déroulera sur le podium ou autour et des éclairages assez crus de Reinhard Traub, qui manquent peut-être de subtilité, mais peut-être aussi est-ce voulu. Tout est concentré sur l’espace de jeu, le regard n’est pas distrait. Seule, à mesure que se précise la menace et que les Habsbourg pressent et font avancer l’action, la photo du Cervin se couvrira d’un liquide noir jusqu’à disparaître complètement, comme si l’identité suisse disparaissait pour accéder à une abstraction totale.
Le rideau est donc ouvert, dès les premières notes et le solo de violoncelle initial, sur une violoncelliste qui joue (voir photo d’en tête), et d’un couple de danseurs. Danse et musique s’affichent donc dans ce moment de paix, qui précède l’éruption musicale qui écrase le calme initial pour une violence marquée sur scène par l’entrée progressive d’êtres en chapeau melon, en survêtement blanc, coques protectrices, et bottines, portant des battes de base-ball menaçantes et tournant d’abord autour du couple et de la soliste : la violence est entrée avec ces hommes dont la tenue (costumes également signés Rainer Sellmaier) est empruntée à Orange mécanique, le film culte de Stanley Kubrick (1971), tiré du roman d’Anthony Burgess, contre la tentative totalitaire de gouverner les consciences (une crainte bien vivace aujourd’hui à l’heure des populismes, de l’intelligence artificielle et des algorithmes) et utilisant la musique classique comme un stimulus et notamment la neuvième de Beethoven. 
Mais il y a aussi dans le film une utilisation de l’extrait le plus fameux de l’ouverture de Guillaume Tell, liée à de terribles scènes de sexe. La musique n’est pas ici une simple bande son, mais elle a un rôle actif dans l’action. Elle est presque performative. Kratzer va s’en souvenir. 
Ainsi donc ces hommes en blanc et melon détruisent le violoncelle et menacent physiquement danseurs et violoncelliste. Au climax de cette situation, le rideau rouge se ferme, « comme au théâtre », au moment où l’on entend la fameuse « cavalcade », à peu près le seul moment musical universellement célèbre de l’opéra, on peut même dire le seul extrait de Guillaume Tell connu du grand public. Un “Moment musical” en quelque sorte.

Dans cette épure, deux points paraissent déterminants :

  • D’une part un premier acte que Kratzer estime être presque inutile dramaturgiquement, presque un en soi séparé de la trame, un exposé d’une succession de chants, et de danses, de musique (presque de l’art pour l’art dit-il). On va constater qu’en réalité Tobias Kratzer construit toute la première partie (Acte I et II) comme une mise en place des éléments qui vont se déclencher/déchainer en deuxième partie, avec un acte I vu comme exposition des éléments bruts constitutifs du genre (chœur, ballet, contexte historique, diversité des voix, ténors, baryton, basse, soprano, mezzo et travesti (Jemmy) qu’on retrouvera peu ou prou dans les autres Grands-Opéras), avec le final dramatique qui noue la trame, et acte II où s’exposent clairement les données et les nœuds de l’intrigue: opposition Arnold/Tell, amour Arnold/Mathilde, supplice et mort de Melchtal
  • D’autre part, un rôle actif de la musique, vue comme moteur d’une Suisse heureuse en lien avec la nature (la gigantesque photo du Cervin enneigé indique une situation initiale intouchée, en écho au couple de danseurs et à la violoncelliste), mais vue aussi comme élément culturel et civilisateur face à la barbarie, et comme élément fédérateur de la cohésion du groupe: chanter devient un acte de cohésion sociale (Monsieur Blanquer avec son plan chorale serait heureux…), le concert retourne à son sens latin premier, combattre puisqu’en réalité jouer de la musique ensemble ce sera combattre, comme on le verra tout au long de la représentation.
Situation initiale: la famille Nicola Alaimo (Guillaume Tell) Enkelejda Shkosa (Hedwige) et Martin Falque (Jemmy)

Une première partie (Actes I et II) qui pose les fondamentaux

Ainsi, la première partie pose-t-elle les éléments théoriques et pratiques qui vont conditionner la représentation, parce qu’il ne s’agit pas d’une représentation qui serait tellement abstraite qu’elle en ignorerait la trame, bien au contraire. La trame existe dans tous ses éléments mais traités comme une sorte de parabole qui commence autour de la table du foyer de Tell et qui se fermera de la même manière, après tous les événements qui vont se succéder depuis le premier acte et qui sont presque chacun traités comme des signes : nous sommes devant une sémiologie du Grand-Opéra, d’une clarté rare, car tous les éléments doivent en être lisibles pour le public. 

Ainsi d’abord de la table de famille, Tell, Hedwige sa femme et Jemmy leur fils, autour de la soupe, avec les rites familiaux, comme la prière, mais aussi les banalités comme le refus de Jemmy de manger sa soupe qu’il remet malicieusement dans la soupière. 
Volontairement Kratzer a fait de Jemmy un tout jeune enfant, doublé pour le chant par la chanteuse Jennifer Courcier, un peu vue comme une grande sœur ou une bonne fée protectrice. Il se débarrasse ainsi de la fiction du travesti. Il lui faut afficher une vraie famille avec un vrai enfant, il lui faut le « tableau de famille » traditionnel même si Tell prépare en sous-main la résistance. La famille, ce sont les valeurs de la paix, du quotidien, d’une vie sans heurts et dans l’harmonie. Autour d’eux, spectateurs, le chœur assis autour du podium dans une sorte de communion symbolique, comme s’ils assistaient à une sorte de drame sacré qui joue leur histoire et leurs désirs.

Ces Suisses sont en noir, couleur des musiciens en concert, ainsi la photo de montagne est-elle en noir et blanc, ainsi l’ensemble du plateau est-il en noir et blanc. Car les méchants, les autrichiens, les Habsbourg sont-ils eux revêtus de survêtements blancs : l’opposition noir/blanc, Ying/Yang est-elle ici très claire, avec cette subtile différence que le noir est porté par les victimes, alors qu’en général le blanc est la couleur de la victime sacrificielle. Dans ce premier acte, même les mariés sont en noir. Tobias Kratzer pose ainsi une opposition primale/primaire/primitive déjà perçue dans la pantomime d’ouverture ou l’harmonie culture/nature est rompue par la violence, qui est le schéma qui sous-tend toute l’œuvre.
L’abstraction n’empêche pas non plus un traitement très attentif des personnages et une conduite du jeu d’acteur très précise qui concerne aussi bien les solistes que le chœur. Il faut ici souligner la performance exceptionnelle du chœur, qui, au-delà de la prestation musicale, magnifique, a une très grande présence/prestance dans le jeu, aussi bien collectif qu’individualisé. Par son engagement dans la mise en scène, il rappelle le chœur d’Amsterdam, traditionnellement très engagé.

Ainsi par exemple les réactions des individus après le refus de Ruodi le pêcheur de faire traverser Leuthold et le sauver (C’est Tell qui s’y collera) ou la manière dont le chœur en dodelinant de la tête suit la chorégraphie des trois couples qui dansent lors du ballet de mariage du premier acte (d’ailleurs présenté avec sa première partie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas alors que la seconde partie est bien connue), la manière d’ailleurs dont le ballet est chorégraphié (très beau travail de Demis Volpi, un des bons chorégraphes allemands actuels, qui fait aussi de la mise en scène, et qui va prendre le Ballet du Rhin à Düsseldorf/Duisbourg à partir de 2020) raconte aussi une histoire d’harmonie, de couples, de petits gestes.

Tout ce premier acte (qui n’est pas vraiment le plus resserré au niveau dramaturgique), souvent utilisé pour faire de l’illustration folklorique de la vie suisse entre lacs, montagnes, et fêtes villageoises, devient ici un exposé : les suisses, vivent sous la menace des Habsbourg ou du moins de Gesler, le féroce gouverneur de la région autour du canton d’Uri (les autres cantons qui vont former la confédération des trois cantons après la victoire sur les Habsbourg sont celui de Schwyz et d’Unterwald), mais affirment leur volonté farouche de vivre selon leurs coutumes : le premier acte est ainsi non exposé de paix folklorique, mais de résistance : danser, jouer de la musique et chanter, c’est aussi résister aux interdits de Gesler et du même coup se justifie la musique comme outil de résistance. D’ailleurs ce moment est ponctué d’une sorte de concours dont le jeune Jemmy fils de Tell, petit violoniste, est vainqueur : il aide aussi à distribuer les partitions, acte de guerre et de résistance lui-aussi. Jemmy au premier acte chante, distribue et joue la musique, il est pleinement en phase étroite avec son père.
Le premier acte s’achève sur le début de ce qui va déclencher les hostilités. Leuthold interrompt la fête, poursuivi par les Habsbourg parce qu’il a tué un soldat qui voulait violer sa fille, il porte une arme, un basson, autre signe de ce qui va être la révolte au final du deuxième acte. Tell, on l’a vu, le conduit en barque au péril de sa vie et laisse Melchtal s’opposer aux barbares… avec une baguette de chef d’orchestre avec laquelle il conduit le chœur des suisses. Melchtal est la référence vénérable, le chef non déclaré de la communauté. La baguette du chef, c’est évidemment l’outil de celui qui dirige, organise, et fait produire le son : Kratzer indique par la métaphore musicale également les hiérarchies et les rôles.
Ainsi Melchtal résiste-il à la violence qui envahit le plateau en opposant aux battes de base ball sa baguette de chef, batte contre baguette, ce pourrait être ridicule ou faire rire : c’est ici tout le contraire. Voilà qui donne le sens de la résistance suisse, et de toute résistance, tout le sens d’un choix. Face aux barbares dressés pour envahir, violenter, tuer, face au sbire Rodolphe (excellent Grégoire Mour), une mince baguette aux effets démultiplicateurs. A-t-on jamais montré ainsi la puissance de l’art, de la musique comme force de résistance, force de cohésion, force de combat : on pense au rôle des chants de résistance (Bella ciao, chant des partisans, mais aussi Πότε θα κάνει ξαστεριά (Pote tha kanei xasteria : quand fera-t-il clair ?) chant de résistance des paysans grecs contre l’occupant ottoman puis par les étudiants de Polytechnique d’Athènes contre la dictature des colonels en 1973. Cette manière d’utiliser la musique comme symbole de résistance est tout sauf anecdotique, peut-on oublier aussi que l’Ur-Grand opéra, comme l’appelle Kratzer, La Muette de Portici, créé à Paris en 1828, contient l’air « Amour sacré de la patrie » qui fut chant de ralliement des révolutionnaires belges, lors des représentations à Bruxelles en 1830, conduisant à là l’indépendance de la Belgique, sans parler évidemment du rôle de Verdi et notamment du chœur « Va pensiero » de Nabucco. C’est toute cette tradition qu’il y a aussi en arrière-plan de l’idée de Tobias Kratzer. 

Ceci posé, le deuxième acte entre vraiment dans la trame. Melchtal est sauvagement assassiné mort et les bandes Habsbourg l’ont tué en utilisant la baguette brisée, yeux crevés, corps transpercé : l’outil musical est devenu aux mains des ennemis une arme, et Kratzer n’évite pas d’insister sur cette violence visible et sadique, qui réapparaîtra plus tard, encore un signe. Le théâtre ici est dans sa pleine fonction didactique à la manière de Brecht. Le premier acte se clôt sur le chœur « si du ravage, si du pillage/ sur ce rivage pèse l’horreur »
Le deuxième acte s’ouvre bien vite sur un chœur de chasseurs « le cri du chamois mourant se mêle au bruit du torrent », sauf que Kratzer, conçoit la première scène de l’acte II comme la suite directe du final du I (presque pas de pause) et le cri du chamois est en réalité celui de Melchtal que les barbares achèvent sauvagement. La chasse est une chasse à l’homme et il n’y a « rien de plus enivrant », leur œuvre achevée et la nuit tombant, ils sortent bouffis du plaisir d’avoir tué, pendant qu’entre Mathilde, vêtue du survêtement blanc barbare. 
Cet acte va montrer le retournement d’Arnold, prêt à trahir par amour et à passer à l’ennemi, promis à un grand avenir auprès d’une princesse de sang impérial, mais qui à la vue du cadavre de son père, va rejoindre définitivement les rangs de ses compatriotes et renoncer à l’avenir radieux.

La dramaturgie rossinienne est d’une précision d’horloge, à part l’air d’entrée de Mathilde « Sombre forêt, désert triste et sauvage » dont le librettiste de Don Carlos, Camille du Locle se souviendra pour « Fontainebleau, forêt immense et solitaire », et qui est grand air du personnage, Rossini changera le statut de Mathilde dans les deux actes suivants et notamment au dernier et elle chantera en duo ou en trio et en personnage différent, une alliée qui va s’opposer à Gesler, mais un peu secondaire dans la trame héroïque qui suivra. L’entreprise de Mathilde est d’abord entreprise de séduction, il s’agit d’attendre Arnold et de le convaincre de la rejoindre chez les Habsbourg. Elle va donc utiliser les armes de l’adversaire en quelque sorte et revêtir une longue robe en lamé gris, comme une robe de récital de chant, et elle va chanter derrière une partition, elle chante avec les gestes typiques de la chanteuse d’opéra sous le miroir grossissant de la mise en scène, et c’est encore plus net dans le duo qui suit où Arnold prépare une rangée de chaises pour écouter la bien aimée chanter, puis monte pour chanter sa partie pendant que Mathilde s’assoit. Jeu souriant et ironique du metteur en scène qui montre d’une part que Mathilde utilise les arguments de son amant pour le séduire, la musique et le chant et qu’il s’y laisse prendre. Mais il y a chez Kratzer cette volonté de distance ironique qui montre qu’en fait Mathilde chante, certes, mais elle mime et elle joue à la chanteuse en représentation, c’est-à-dire l’opposé de la musique naturelle de l’acte I et des suisses. Il s’agit d’une manœuvre de la guerre amoureuse d’où elle sort vainqueur, puisque Arnold est prêt à tout quitter pour elle, mettant chapeau melon et tenant la canne de golf de Mathilde ou de Rodolphe . Elle peut alors quitter sa robe et revenir à l’habit barbare, d’autant plus que Tell et Walter approchent.

L’amour d’Arnold est posé, mais tout va très vite basculer quand Tell et Walter (qui mènent la préparation de l’attaque dont le signal sera un feu) arrivent après avoir épié le couple, et l’avoir entendu, Rossini pose la scène en deux moments, d’une part le refus de considérer Mathilde autrement que comme une ennemie née au sein de l’ennemi, affichant un refus radical de cette relation « mixte » au nom de la patrie. Arnold vexé et humilié veut partir. 

Deuxième moment, l’annonce de la mort de Melchtal et l’immédiat retournement d’Arnold.

Deuxième et dernière rencontre (Acte III) entre Arnold (John Osborn) et Mathilde (Jane Archibald)

L’intrigue secondaire Mathilde/Arnold, s’arrête là, grosso modo, et la deuxième tentative de Mathilde au troisième acte échouera, face à un Arnold armé qui se détourne (air de Mathilde: “Pour notre amour plus d’espérance”)
Le reste de l’acte est la mise en place de l’attaque, et la révolte des trois cantons. 
Il faut bien saisir ici la dramaturgie rossinienne qui suit en fait le personnage d’Arnold et son retournement, d’abord amoureux de Mathilde, il bascule dans la résistance, d’ailleurs sans doute plus pour venger le père que pour la patrie. Et donc on peut préparer la guerre puisque les trois chefs, Arnold, Tell et Walter sont au clair entre eux.

Moment central de l’œuvre, Kratzer en fait le moment le plus clair des enjeux et de son idée musicale. Les deux autres actes en effet sont beaucoup plus narratifs avec au troisième acte la fameuse scène de la pomme très attendue, et le dernier acte qui est le dénouement.
Il va procéder de manière allégorique.

Trois cantons, trois groupes se répondent et arrivent sur scène, munis de leurs armes : le premier groupe ce sont les cordes, le second les bois, le troisième les cuivres : ainsi l’allégorie est claire. Le tout forme orchestre, et donc concert, et donc armée, et donc combat, chaque canton avec sa spécificité comme les pupitres de l’orchestre, mais tous unis pour la même musique, avec cette discrète ironie qu’ici l’orchestre ne joue pas en scène, mais c’est le chœur qui chante en jouant l’orchestre, l’art de l’opéra étant métaphorique quelquefois, celui qui sur scène fait de la musique en groupe est le chœur, mais tout est solidaire et s’interpénètre. Mais les instruments de musique vont devenir des armes, avec les moyens du bord : le dos de violoncelle devient bouclier, on utilise du papier adhésif pour fabriquer l’arme symbole : flûte plus dos de violon unis à l’adhésif font une double hache, un symbole utilisé depuis l’âge du bronze et notamment symbole religieux de la Crète minoenne, mais aussi plus près de nous – et moins sympa- utilisé par Vichy (la fameuse « francisque »). C’est un symbole identitaire utilisé par d’anciens peuples francs, dont on retrouve aussi des traces dans le Tomahawk des indiens. En tous cas une arme « culturelle », identitaire, une sorte de « panache blanc » auquel se rallier, confirmant la révolte des suisses comme celle d’un peuple d’irréductibles défenseurs de leur culture et de leur mode de vie. Il y a là aussi un rapport très fort à l’aujourd’hui (il suffit de rappeler le nouveau commissaire européen chargé de la « Protection de notre mode de vie européen ») où l’on agite la question de l’identité.  En remuant ces questions en 1829, Rossini et ses librettistes illustrent la question des nations qui occupe fortement l’Europe ces années-là (on rappelait plus haut la révolution belge, mais on pourrait tout aussi bien parler des grecs et de la question philhellène).
On pourrait sourire à voir ces armes musicales, cette arbalète faite d’une clarinette et d’éclisses de violon: l’idée est en soi surprenante et séduisante. Mais il faut pour se défendre plus qu’affirmer la musique comme outil de résistance – ce que pensait le vieux Melchtal, et ce qui l’a tué. Il faut renoncer à ce qui fait sa vie, à ce qui fait son identité, il faut détruire pour reconstruire, et renoncer à la musique pour faire des armes à partir des instruments: la grandeur du sacrifice est le prix du salut. Et plus rien ne sera comme avant, même si on reproduit à la fin de l’opéra l’image rassurante et familiale du début.

La liberté, mais à quel prix

Cette deuxième partie musicalement plus tendue, avec la plupart des grands airs de l’œuvre, montre une succession de scènes qui offrent un tableau de ce qu’est la violence qui se déchaîne, qui évidemment n’est pas sans rappeler la violence nazie, voire les camps : ainsi de la manière dont les sbires de Gesler font rentrer sur le podium les femmes ou dont ils récupèrent les vêtements noirs des suisses en les forçant à se dénuder et ainsi de la manière dont ils leur jettent d’autres vêtements, folkloriques et médiévaux, ceux-là même qu’on pourrait voir dans un Guillaume Tell traditionnel, mais qui ici deviennent emblème de stigmatisation, de refus de voir autre chose dans ce peuple qu’une société occupée à chanter et danser, occupée à donner un spectacle sans profondeur, un peuple Heidi ou Milka, un peuple-image.

Gesler (Jean Teitgen) oppresse la dernière danseuse forcée de danser jusqu’à la chute


Ainsi du ballet contraint qu’on leur fait danser, qui finit dans la violence des sbires qui cassent les jambes des danseurs dans une scène qui est caricature volontaire, mais qui a une dramaturgie très tendue, un danseur tombe en hurlant et les autres continuent à danser mais plus maladroitement, la peur au ventre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une danseuse terrorisée (très beau réglage de Demis Volpi), là aussi un souvenir d’Orange mécanique. Le costume folklorique, c’est celui de la soumission, d’une suisse réduite à une image d’Epinal, à qui l’on va paradoxalement nier la puissance des idées, la puissance de la conscience

Le petit Jemmy prostré, Jane Archibald (Mathilde), Nicola Alaimo (Guillaume Tell)après la scène de la pomme…(ActeIII)

Et Guillaume Tell, provoqué par Gesler, non seulement s’agenouille devant lui, mais pour tirer à l’arbalète, met son habit d’archer conforme à la tradition et à l’image d’Épinal, double humiliation aussi pour les raisons expliquées ci-dessus. Une scène d’ailleurs efficacement réglée, qui s’appuie sur le souvenir d’Orange Mécanique (Gesler croquant la pomme) décidément la grande référence de tout ce travail, référence à l’aujourd’hui là encore, où renaissent tous les totalitarismes, mais en même temps référence culturelle moderne qui s’adapte parfaitement à l’œuvre de Rossini et à ce qu’il veut en faire. Le Grand-Opéra qui va se développer les années suivantes ne cesse d’évoquer ou de dénoncer les massacres et les intolérances, que ce soit La JuiveLes Huguenots, mais aussi Le Prophète, terriblement prémonitoire.
La scène centrale de l’œuvre qu’est la scène de la pomme est presque traitée par Rossini de manière elliptique, bien préparée par l’air de Tell « Sois immobile et vers la terre », mais ne s’arrête que très vite à la victoire, réglée ici par une pirouette de théâtre séduisante: le double vocal de Jemmy se précipite pour faire sauter la pomme de la tête de son double-enfant; c’est bien la bonne fée dont on parlait plus haut.
Le troisième acte s’achève sur l’intervention de Mathilde, imposant par son statut de princesse du sang à Gesler de relâcher l’enfant qu’elle prend sous sa protection et qu’elle va ramener à sa mère.

Le quatrième acte est plus fonctionnel : il s’agit de terminer, par la victoire des suisses (la réussite de Tell sauvant son enfant constituant l’acte I de la reconquête), par la libération de Tell emmené dans la tempête pour être noyé, et qui se libère lui-même, tout cela est attendu et passe de manière fluide et conforme au « tout est bien qui finit bien ».
Ce qui va intéresser Kratzer dans ce dernier acte, le plus court, c’est plutôt les comportements des personnages, qui se révèlent, d’abord Arnold, qui par son air le plus fameux « Asile héréditaire », chanté de manière anthologique, reconquiert son statut héroïque de vainqueur, ayant définitivement renoncé à son bonheur personnel, mais aussi ceux qu’on n’avait pas trop entendu, Hedwige l’épouse de Tell, Mathilde, qui cherche à se faire reconnaître de l’ « ennemi », et Jemmy, nouveauté introduite par la mise en scène. C’est sans doute dans cet acte que Kratzer tire toutes les leçons les plus réalistes du drame, et pas forcément en conformité avec la tradition.
Mathilde ramène Jemmy à sa mère, et se constitue en otage pour compenser la prise de Guillaume Tell ; Hedwige qui a la partie chantée sans doute la plus importante de l’acte, s’en étonne, admirative dans le livret, mais par un geste impérieux empêche la princesse de trop s’approcher de Jemmy. La méfiance n’est pas éteinte.

C’est alors que Rossini laisse la musique prendre le pas : la tempête sur le lac a une fonction dramatique précise et ménage un suspens, et une fonction musicale très traditionnelle, les tempêtes musicales sont une tradition remontant au baroque et Rossini en utilise dans ses œuvres les plus connues, pas forcément aussi fonctionnelles qu’ici. Ainsi le Grand-Opéra naissant utilise-t-il une forme centenaire, presque un rite musical de l’Opéra (pas seulement d’ailleurs, voir la Pastorale) dans sa conclusion, créant ainsi un lien de permanence avec les anciennes formes de l’opéra : ce sont les œuvres de Rossini qui d’ailleurs constituent les dernières formes de l’opéra du XVIIIe, et qui participent à la naissance des premières formes de l’opéra du XIXe (aux côtés d’un Cherubini, d’un Spontini ou d’un Weber) : Guillaume Tell en ce sens est un point d’orgue.

Mais c’est la manière dont personnage de Jemmy est traité qui est ici la plus originale. Dans le livret, Jemmy va brûler le toit de la maison familiale pour donner le signal du combat. Dans la mise en scène de Tobias Kratzer, Jemmy depuis l’épisode de la pomme est prostré, au premier plan, la tête dans les genoux, comme refusant de voir ce qui l’entoure et comme choqué que ce père héroïque et aimé ait accepté le risque de le sacrifier : Kratzer simplement souligne que pour l’enfant, l’épreuve est fondatrice, fondamentale et terrible à la fois.
Alors Jemmy va brûler le toit, mais symboliquement en fait, il ramasse les partitions qu’il distribuait avec ardeur au premier acte, les déchire et les met au feu, après avoir sacrifié naguère pour la guerre « juste » son propre petit violon auquel il tenait tant. Jemmy ne croit plus à la musique unificatrice, à l’harmonie … Il passe de l’autre côté et lors du final, pendant lequel Mathilde fuit, sentant qu’elle a tout perdu et qu’elle n’est plus à sa place, lorsque l’on dresse la table familiale du premier acte comme pour revenir aux valeurs initiales « famille et patrie » et que Tell, Hedwige et lui s’assoient, il la quitte brusquement, et va au proscenium se revêtir d’un chapeau melon, comme un Gesler en herbe. Tout ça pour ça; le coût de la liberté est élevé. Un monstre est naissant. Rideau.

Figures de l’oppression: les Suisses mis à nu

J’ai voulu entrer dans le détail de ce travail pour en montrer à la fois les manifestations et l’arrière-plan culturel et psychologique : Tobias Kratzer est d’abord particulièrement respectueux d’une musique qu’il sert et qui d’ailleurs, on va le voir, le lui rend bien. Il utilise la musique comme symbole, comme signe, comme emblème de la stylisation d’une histoire qu’il a voulue volontairement austère et totalement vidée de ses aspects anecdotiques. Au contraire, l’anecdote ici (les costumes traditionnels) devient symbole d’oppression et d’enfermement dans une image, dans un statut. Ce que vivent les suisses est exactement ce que vivent peuples ou groupes opprimés. Dans cette perspective, les oppresseurs aussi ne sont pas fléchés et les citations répétées à Orange Mécanique ne font que souligner la mécanique de l’oppression, la mécanique de la négation des existences, et surtout la négation pour soi et pour l’autre de toute humanité. 

L’inhumanité en action, voilà ce qui nous est montré, et ce sont là des problématiques actuelles. Il n’y a pas de hasard non plus si Orange Mécanique est un des films qui a gardé aujourd’hui une effrayante actualité. En utilisant cette parabole, Kratzer donne à Guillaume Tell un statut qui transcende les temps et lui donne une valeur universelle là où beaucoup de mises en scène l’enracinaient dans l’anecdotique suisse. C’est ce qu’il souligne dans l’interview dont il était question plus haut et à laquelle je renvoie le lecteur : Guillaume Tell est comme un « mode d’emploi » un livre de motifs abstraits dans lequel les compositeurs du futur vont puiser, il n’est que de voir par exemple combien certains moments de Nabucco de Verdi ont puisé dans le souvenir de Guillaume Tell. Rossini livre son œuvre à la postérité comme testament personnel et comme bible pour le genre. Et cela Kratzer le montre parfaitement, dans une forme retenue, hiératique, stylisée au point que certains s’y trompent et n’y voient qu’habillage élégant du livret, un joli paquet cadeau. Ils confondent, ces myopes, le paquet et le cadeau. Cette œuvre avait la grandeur, Kratzer lui confère un statut et ce n’est pas peu.

Interprétation musicale au sommet

Mais ce travail n’aurait pu s’épanouir sans une distribution et sans une musique – si centrale dans le spectacle- conduite de manière exemplaire, aussi anthologique que le spectacle. Ceux qui pensent comme souvent on le lit hélas, que la musique est magnifique mais que la mise en scène ne lui rend pas justice sont des myopes une fois encore. Ce spectacle ne fonctionne aussi bien que parce que les deux se construisent en écho et en adhésion réciproques.

 Le premier point à souligner est la colonne vertébrale du spectacle et de son rythme, à savoir la direction supérieurement inspirée de Daniele Rustioni. La musique de Rossini aura ses défauts maintes fois soulignés de dilettantisme, d’emprunts à d’autres œuvres, de rapidité d’exécution, elle reste toujours composée avec beaucoup de raffinement. Rossini reste un maître de l’orchestration, dosant subtilement ses moments, alternant lyrisme et drame : le premier acte qui est exposition de motifs musicaux successifs, chœurs, ensembles, ballets se termine en crescendo en un final d’un rare dynamisme, très dramatique qui tranche avec le reste de l’acte. Mais dramatique n’est jamais tonitruant. Rossini joue avec toute la palette orchestrale (ce soir si bien métaphorisée par la scène) exigeant une lecture toujours limpide, tant il donne de l’importance à certains instruments notamment les bois, souvent sollicités. Et Rustioni dans son approche travaille la dynamique et la tension, mais aussi cette clarté qui rend l’orchestre extrêmement lisible et fait entrevoir le travail de composition. Il y a chez Rossini une mise en scène du son fascinante, un jeu sur les rythmes ralentis, accélérations, sur les crescendos qui maintiennent intacte la tension. Il est passé des opera seria inspirés du XVIIIe et notamment de Gluck à un travail aux formes beaucoup plus libres, à une fluidité plus grande dans la narration, une fluidité renforcée ici par la mise en scène où la dynamique du récit n’est jamais interrompue (pas de changement de décor, action toujours continue). Rustioni saisit au vol l’occasion de produire un Guillaume Tell jamais spectaculaire ou m’as-tu vu (ce serait tellement facile ! Et c’est tellement fréquent), mais servant toujours le déroulé du drame, très attentif au dosage des volumes pour accompagner les voix et ne jamais les couvrir, laisser le plateau en premier plan, et le soutenir toujours et garder la dynamique et l’impulsion qui permettent de maintenir la tension, même quand l’intrigue se relâche un peu. Jamais zim boum mais pas forcément raffiné à l’extrême, Daniele Rustioni trouve les dosages idoines pour donner une couleur à l’ensemble et pour préserver le théâtre, essentiel dans une œuvre aussi longue sans jamais se propulser au premier plan. Il est le vrai garant de la cohésion d’ensemble veillant à préserver l’harmonie des rythmes et de la respiration entre plateau et fosse. C’est une très grande direction de Guillaume Tell, sans doute l’une des plus grandes et surtout des plus justes entendues ces dernières années dans cette œuvre. Daniele Rustioni est décidément un très grand chef qui révèle ici une vraie maturité. Il tient en main aussi un orchestre ductile, techniquement sûr à quelques menus cuivres près qui est l’égal aujourd’hui de grands orchestres de fosse de grandes salles internationales, y compris de notre première scène. L’orchestre donne là une preuve réelle de maîtrise, et une très grande confiance dans son chef. Ils respirent ensemble.

Même impression laissée par le chœur préparé et dirigé par Johannes Knecht, un phraé impeccable, une diction d’une grande clarté, un sens du rythme et de la respiration exemplaires mais surtout, il combine ces qualités avec un sens du jeu et surtout une joie de jouer qui rendent les grands moments choraux non des arrêts statiques comme souvent, mais des moments qui n’arrêtent pas la dynamique.  Vraiment magnifique dans une œuvre où la partie chorale est déterminante.

La distribution réunit parmi les plus grands titulaires des principaux rôles, sachant que l’œuvre n’est pas souvent programmée, même si ces dernières années, on a pu en voir une production en 2017 à Munich (Mise en scène d’Antu Romero Nunes ratée mais avec Gerald Finley(1) et à Pesaro (Production de Graham Vick un peu plus réussie, avec Nicola Alaimo, Juan Diego Flórez et Marina Rebeka). L’Opéra de Paris ne peut qu’afficher une production en… 2003, sans reprise. Mais notre première scène nationale, on le sait, n’aime pas trop son histoire et son répertoire, malgré les flons flons actuels autour de ses 350 ans. 
Ainsi la distribution frappe par son homogénéité, avec des rôles de complément très bien tenus, à commencer par Leuthold, confié à un artiste des chœurs, Antoine Saint-Espes tout comme le chasseur à Kwang Soun Kim. Grégoire Mour dont la voix claire s’est étoffée et projette bien, est un bon Rodolphe. Le pécheur Ruodi de Philippe Talbot est vraiment excellent, très contrôlé avec un beau phrasé et des aigus bien maîtrisés . L’air est difficile, et souvent confié, c’est dire, à la doublure d’Arnold. Le Walter Furst de Patrick Bolleire défend bien la partie avec sa voix de basse au timbre profond et sonore. Le Melchtal de Tomislav Lavoie est un peu plus anonyme, mais il a eu un petit accident qui l’a peut-être un peu déstabilisé . Le Gesler en caricature du mal est très bien tenu par Jean Teitgen, belle projection, beau travail sur la couleur pour un rôle qui exige un travail d’interprétation et ne supporte pas l’anonymat. Notons au passage le nombre de basses dans la distribution, Gesler, Furst, Melchtal , Leuthold, le chasseur : bonne indication sur la couleur voulue par Rossini trois ténors au timbre assez voisin, Arnold, Ruodi, Rodolphe, alors qu’il y un seul baryton, Guillaume Tell signe évident d’affirmation d’une singularité. Rossini sait composer ses voix (du côté des femmes un soprano lyrique, un soprano léger, un mezzo) et proposer une palette complète, ce qui sera aussi une loi du Grand-Opéra…

Jennifer Courcier, « doublure » sonore de Jemmy, habillée en jeune fille au seuil de l’adolescence et très fraiche en scène a une jolie voix très expressive, très claire, techniquement précise qui se fait bien entendre dans les ensembles. À suivre.

Magnifique Hedwige d’Enkelejda Shkosa, plutôt discrète dans la première partie, dont la voix puissante, très contrôlée, avec une belle diction française, domine les ensembles du quatrième acte et affiche un beau mezzo à la voix homogène et sûre. Voilà une artiste discrète, une vraie belcantiste, qui a toujours mérité l’attention et qui montre ici une belle présence, très engagée dans la mise en scène.
La Mathilde de Jane Archibald surprend très agréablement et s’affirme avec une voix large, bien assise, qui a gagné en corps (elle a débuté dans les colorature suraigus comme Zerbinette) et en puissance. Elle a gardé aussi de vraies qualités d’agilité et de contrôle à l’aigu, avec un beau legato et un chant clair, doté d’une belle autorité (« Sombre forêt » est une grande réussite, y compris théâtrale) avec un magnifique travail sur la couleur dans «pour notre amour plus d’espérance».

L’Arnold de John Osborn est proprement fantastique. Il sait ménager ses effets, s’économise pour préparer son troisième acte, le plus difficile avec ses aigus ravageurs qui peuvent aussi sonner désagréablement quelquefois comme un cri d’animal qu’on égorge, ici sont parfaitement maîtrisés, avec une ligne de chant dominée et un français impeccable, clair, magnifiquement phrasé : John Osborn, l’un des ténors les plus demandés – et justement –  dans ce répertoire donne ici une leçon de technique, mais aussi d’expression, de jeu sur les couleurs, de soin sur chaque syllabe et de suprême élégance. Il sait aussi travailler les aspects héroïques d’Arnold, parce que la voix a du corps, de la largeur. C’est tout ce qui fait la difficulté du rôle d’ailleurs et qui va donner naissance à des rôles comme Raoul des Huguenots. Fascinant.

Nicola Alaimo en Guillaume Tell donne aussi une autre leçon qui est leçon d’interprétation et de modestie. Voilà un chant complètement maîtrisé, quelquefois un peu tendu, mais le rôle est plus difficile qu’il n’y paraît quelquefois car souvent les récitatifs sont redoutables par leurs aigus par exemple. Le rapport scène salle convient à cette voix empreinte de douceur. Voilà un chant qui n’est jamais démonstratif ou surchanté, qui valorise le texte, dit en un français très clair, qui reste équilibré et semble d’une simplicité extraordinaire, d’un naturel si fascinant qu’on a l’impression d’une évidence. C’est un Tell profondément humain, qui occupe la scène par sa seule présence imposante, sans jamais surjouer non plus. Il est totalement le personnage avec un courage naturel qui n’incarne pas le chef au sens de pouvoir, mais d’autorité naturelle que donne la force d’âme. Une vision d’humanité modèle totalement incarnée. Rencontre exceptionnelle d’un artiste et d’un personnage.

Ballets réglés par Demis Volpi: une réussite

Il reste quelques jours (jusqu’au 17 octobre) pour vous précipiter à Lyon pour l’un des spectacles les plus réussis de ces dernières saisons, où musique et mise en scène sont solidaires et d’une égale qualité. Pour découvrir Guillaume Tell, comprendre le génie de Rossini, passer une soirée mémorable, c’est à l’Opéra de Lyon qu’il faut aller. Encore un coup de maître de Serge Dorny.

(1) À noter que la production munichoise est reprise avec une meilleure distribution enc en mai 2020 : Finley, Spyres, Jicia

Photos de scène: © Bernard Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2018-2019: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 28 NOVEMBRE 2018 (Dir.mus, Fabio LUISI; Ms: Calixto BIEITO

La carcasse de navire

Le cas Boccanegra

Une chose est claire : il n’y a pas de production de Simon Boccanegra aujourd’hui qui ne soit mise en relation avec la production légendaire de Giorgio Strehler (1971)  qui a fait le tour du monde, de Paris à Tokyo en passant par Washington et Moscou, et qui a fini à Vienne (apportée par Abbado) où deux imbéciles devant l’éternel , Eberhard Waechter (qui pourtant chanta Simon à Munich dirigé par Abbado avec Janowitz en Amelia en 1971, mais pas dans la production Strehler) et Ioan Holänder, ont décidé de la détruire après le départ du chef italien vers Berlin: comme tous les imbéciles, ils devaient en avoir peur, puisqu’ils ont même refusé de la revendre au Teatro Carlo Felice de Gênes qui voulait légitimement l’acheter.
Avec une vidéo de la RAI (qui intègre une introduction flamboyante de Strehler), qui circule encore aujourd’hui, ce spectacle peut être vu de tous les amateurs d’opéra. Il y a aussi une vidéo de l’Opéra de Paris, dont je possède miraculeusement une copie, qui a croupi dans les caves, puisque de sombres questions de droits ont empêché les vidéos de l’ère Liebermann d’être plus tard exploitées. C’est ainsi que la Lulu de Chéreau a disparu des radars et bien d’autres retransmissions. La vidéo de Paris est peut-être encore musicalement supérieure à celle de Milan, malgré les rapports exécrables qu’Abbado a entretenus avec l’orchestre de l’Opéra.
Mon lien à Simon Boccanegra est si personnel qu’un « post » sur le blog était inévitable, tant je sens le besoin, après  avoir vu la production parisienne, très digne, de bon niveau, de faire le point sur cette œuvre, sur les mises en scènes de Verdi, et évidemment sur la production de Calixto Bieito et Fabio Luisi.

De la difficulté à mettre Verdi en scène

On serait bien en peine de citer de nombreuses productions « historiques » d’opéras de Verdi, il y a la fameuse Traviata de Visconti-Callas, il y a ce Simon Boccanegra de Strehler, puis quatre ans après son Macbeth, toutes à la Scala. Il y a peut-être l’Otello de Zeffirelli, encore à la Scala et ses différentes Aida, moins réussies, et le Don Carlo de Ronconi, copieusement hué, toujours à la Scala qui était alors un théâtre de référence. Mais connaît-on un Trovatore qui ait laissé quelque trace dans la mémoire, ou une Forza del Destino, voire un Ballo in maschera ou un Rigoletto (peut-être le travail de Jonathan Miller à l’ENO  qui inventa la transposition en quartier mafieux) ? Quelques productions de Traviata restent aujourd’hui digne d’intérêt comme celle de Willie Decker à Salzbourg et ailleurs et sûrement Marthaler à Paris  mais au total, c’est bien peu.

Verdi a une place tellement particulière dans le paysage lyrique que toute mise en scène un peu « décalée » ou « originale », notamment de l’horribilis Regietheater qui a produit dans les années 80 des Aida, des Nabucco qui provoquèrent de mémorables scandales en Allemagne, signés notamment par Hans Neuenfels, crée souvent le scandale chez un public pour qui compte bien plus la musique et le chant que la mise en scène.
C’est clair, quand un Verdi est merveilleusement chanté, on évacue la mise en scène (voir l’Otello de Karajan…) : on ne compte plus les productions médiocres qui ont servi d’écrin poussiéreux à des diamants musicaux et vocaux.
La question tient sans doute à ce que la mise en scène « moderne » s’intéresse plus aux drames dont le livret est continu, c’est à dire aux livrets écrits après Wagner. Verdi et notamment la première moitié de sa production reste tributaire des formes classiques, récitatif, air, cabalette et la dramaturgie doit passer par les fourches caudines de livrets souvent improbables, sauf lorsqu’ils prennent leurs source chez Hugo ou Shakespeare : ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes mises en scène de Verdi travaillent sur les titres notamment issus de Shakespeare (encore plus que Hugo : Ernani mis en scène en 1982 par Luca Ronconi à la Scala fut un échec ). Mise en scène et Verdi ne vont ensemble qu’avec difficulté, même si certaines productions comme le Macbeth de Barrie Kosky à Zurich sont des références d’aujourd’hui.

Aucune des productions verdiennes actuelles de l’Opéra de Paris (mais c’est le cas ailleurs aussi) ne tient la rampe ou ne mérite même la mémoire, et pour moi qui pleure souvent l’ère Liebermann, ni la Forza del Destino d’alors, ni Trovatore qui devait être de Visconti et qui fut de Tito Capobianco ne laissèrent de traces durables. Seuls survivent dans la mémoire I Vespri Siciliani (John Dexter, un spectacle dans les décors de Josef Svoboda très post-Appia, magnifique et fascinant) si adapté par anticipation esthétique à l’Opéra-Bastille qui ne le verra jamais, et ce Simon Boccanegra, venu de la Scala, qui triompha deux saisons de suite, malgré l’absence d’Abbado (remplacé par Nello Santi) la seconde saison…

Au commencement était Strehler 

Cette longue introduction pour replacer la mise en scène de Calixto Bieito dans la double perspective des mises en scène verdiennes, et de l’histoire de Simon Boccanegra en particulier.
On doit à Giorgio Strehler quatre mises en scène verdiennes, La Traviata (1947) Simon Boccanegra (1971), Macbeth (1975), Falstaff (1980).

Acte I (Strehler Frigerio)

En 1971, Simon Boccanegra n’était pas considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Verdi, c’est justement cette production qui va projeter au premier plan une œuvre considérée comme secondaire, au livret alambiqué avec son prologue qui se déroule vingt-cinq ans auparavant, par sa longueur un acte à lui tout seul.
C’est donc depuis Strehler-Abbado que tous les théâtres en ont proposé des productions, toutes à peu près transparentes, y compris celles dirigées par Abbado après Strehler, à savoir Peter Stein à Salzbourg (c’est la production actuelle de l’Opéra de Vienne, qui remplaça celle de Strehler détruite par la paire d’imbéciles citée plus haut), et ce qu’il faut appeler hélas une mise en scène, à Ferrara, signée d’un certain Carl Philip von Maldeghem (2001).
Strehler avait conçu un travail qui rendait compte à la fois des aspects politiques du drame et de la solitude de ces grandes âmes (car  par-delà leurs haines, tous ces personnages sont des âmes nobles, Paolo mis à part). Il a conçu un prologue nocturne, pour exalter dans le reste de l’opéra la lumière mordorée du soleil, qui se couche au soir de la vie de Simon.
Strehler fait respirer l’espace en évoquant sans cesse la mer, qu’on ne voit d’ailleurs qu’à travers des voiles (à l’acte I pour l’air d’Amelia « Come in quest’ora bruna/Sorridon gli astri e il mare! » et au final où le corsaire Boccanegra retourne vers la mer) ou à travers le récit des personnages et notamment d’Amelia, élevée en bord de mer, vivant en bord de mer, enlevée par les sbires de Paolo en bord de mer qui chante la mer dès le début de l’acte I et qui ainsi se montre digne fille de son père.
La mise en scène de Strehler donnait un espace, une respiration où la mer sans cesse évoquée était singulièrement ressentie. Il avait su aussi rendre par l’alternance nuit /jour en opposant prologue nocturne et actes et avait inscrit le drame dans une histoire, politique, temporelle (les héros vieillissent : le duo final des deux vieillards était un moment d’émotion incroyable) et individuelle. Il avait su allier destins individuels et isolés et histoire politique, avec les plébéiens un peu populistes contre les patriciens conservateurs, avec la corruption et les manœuvres qui mènent au pouvoir et les sbires qui réclament leur dû après avoir fait élire leur chef : en bref, la loi de tout pouvoir, qui n’est pouvoir que parce qu’il a su gérer sa part d’ombre. Au milieu de cette lecture politique très moderne, qui n’a rien d’étonnant (depuis la République Romaine et la montée des populares contre le patriciat, au Moyen âge sous Cola di Rienzo toujours à Rome, et bien sûr aujourd’hui, le jeu est le même), il y a une histoire d’amour entre une fille et son père, une histoire d’amour entre deux jeunes gens nobles, une histoire d’amour/haine entre deux vieillards que rien n’oppose en fait humainement. D’ailleurs comme une figure christique, Simon le politique ne cesse de demander au peuple et à son assemblée la paix et l’amour.
Dans la production de Strehler (et mettons à part les aspects musicaux inaccessibles aujourd’hui à aucun chef ni aucun chanteur), il y avait la totalité d’une histoire racontée dans son milieu historique d’origine (Strehler ne transpose jamais, sauf dans son Falstaff dont le cadre est la plaine du Pô), qui mêle politique et rêves individuels, dans un décor sublime d’Ezio Frigerio, qui a marqué les esprits (Ah ! ce lent lever de rideau du premier acte avec cette voile qui se découvre) et des éclairages non moins sublimes. Rien n’était laissé au hasard et rien n’était laissé de côté. La légende musicale a fait le reste.

Et aujourd’hui Bieito

Commencer l’analyse de ce spectacle par Strehler, référence universelle de tout metteur en scène qui s’attaque à Simon Boccanegra, est inévitable et il serait bien surprenant que Calixto Bieito, artiste d’une implacable rigueur ne s’en inspirât point.
Mais s’inspirer ne veut pas dire imiter, car imiter la production de Strehler serait une entreprise inutile sinon ridicule : s’inspirer, c’est se positionner « par rapport à ». C’est la démarche de Bieito qui, à l’instar de Johan Simons en 2006 (et même de Nicolas Brieger en 1994, dont la production de l’ère Blanchard a été suffisamment solide pour survivre jusqu’en 2002 sous Gall), privilégie un axe : pour Simons c’était le politique, et pour Bieito c’est le destin individuel des êtres.
Alors, Bieito va mot à mot s’inscrire volontairement à l’opposé de Strehler. Et c’est cette lecture antithétique qui a désarçonné une partie des spectateurs : à la lumière de la mer et du ciel, à la respiration de l’œuvre, Bieito privilégie le noir artificiel coupé de la glace des néons (car l’obscurité de Strehler n’est pas artificielle, c’est celle de la nuit, éclairée à la torche et au rythme de la musique – Strehler était aussi musicien). À l’espace et à la respiration strehleriennes, Bieito propose un espace unique et clos, un espace tragique vite étouffant conçu par Susanne Gschwender. En renonçant à l’histoire politique avec ses assemblées et ses complots, en faisant du chœur plus une utilité (qu’on ne voit même pas toujours) qu’une présence (sinon musicale), en renonçant aux êtres inscrits dans l’histoire, il montre des individus solitaires, surgissant de l’obscurité, seuls, enfermés sur eux-mêmes, distribués dans l’ombre du vaste plateau de Bastille, jamais vraiment hors champ, et rarement dans le champ, se touchant assez rarement, comme enfermés dans leur bulle. Et il renonce à la trame, refusant les armes (épées etc..), refusant les objets, refusant toute anecdote.

Scène du conseil (Final Acte I) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Francesco Demuro (Gabriele Adorno)

Quant à la mer, elle est présente de manière écrasante et sombre, sous la forme de l’étrave et du bulbe d’un navire en cale sèche, avec ses entrailles dans lesquelles Simon Boccanegra se perd, solitaire, quand il n’est pas sur le plateau : un univers qui évoque le maritime mais un maritime à l’arrêt, en réparation, pourquoi pas à l’abandon comme ces carcasses qui vont mourir en Inde pour être dépecées. Univers mental, concentration (que d’aucuns appellent stupidement ennui : comment s’ennuyer avec cette musique ?), et si tout cela n’était qu’un rêve ? Et dans ces entrailles de navire, avec ses piliers métalliques enchevêtrés, comment ne pas penser non plus au fameux Pont Morandi, dont l’architecture rappelait un peu et volontairement l’architecture navale…
La première image, sans la musique, dans un silence pesant, dans l’ombre, est justement l’ombre de Simon s’allongeant au proscenium, comme il s’allongera à l’acte I (avec sa fille) ou à l’acte III (au moment où il boit le poison). Simon, allongé, comme écrasé, comme plongeant dans un sommeil narcoleptique pour échapper à la crise et au monde devient ici une figure, comme un refrain.
Le traitement même du personnage par Bieito accentue cette singularité : il en fait un être ailleurs, à la fois concerné et distancié. Ses changements de costume aussi montrent une évolution psychologique, au départ personnage « ordinaire » comme l’est le peuple qui l’entoure : certains ont noté la laideur des costumes : qu’est-ce que le beau et le laid au théâtre ? Qui peut qualifier la laideur ? Le laid est sublimé par l’art…
Au théâtre c’est le fonctionnel qui doit dominer : or Bieito fait de Simon furtivement le porte-parole des gens ordinaires et habille Amelia-Maria comme eux, parce qu’elle est issue de ce monde-là, parce qu’elle n’est pas une aristocrate, parce qu’elle est la fille de sa classe et de son père. Les costumes (de Ingo Krügler) sont d’ailleurs le seul signe « idéologique » de cette production, et c’est sur eux que certains se sont fixés…signe idéologique de ce qu’est le genre « opéra ».

Suivons les évolutions du costume de Simon : il est d’abord en parka de cuir, corsaire si l’on veut, plus ou moins comme les autres, et mal coiffé.
En devenant Doge, ostensiblement il se recoiffe, se change à vue, endosse cravate et costume, et lunettes, qui lui donnent un air sérieux et classent son homme avec des attributs du politique selon les lieux communs (souvenons-nous de l’ironie suscitée par les cravates mal nouées de François Hollande, signe d’un ordinaire peu conforme à l’image que les médias voulaient de la fonction, mais pourtant signe d’une normalité revendiquée).
Mais cela dure peu: dès qu’il découvre en Amelia sa fille, il se « défroque », enlève cravate et veste, et se retrouve en chemise col ouvert et bretelles : il est nu, en quelque sorte, il est non plus le politique, mais l’individu.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Retrouver sa fille, c’est du même coup faire coller politique et individu (il porte sans cesse la veste de cuir de sa fille) et œuvrer à la réconciliation des deux classes dont elle est le fruit, c’est porter un discours d’amour et de paix, un discours direct et non plus le discours xyloglottique  auquel nous sommes habitués. Bieito lie l’aventure du père désormais comblé à celle du politique (d’où aussi le discours sur Venise, très lisible pour le public de la création, en plein Risorgimento) et fait du destin de Boccanegra un destin individuel presque indépendant des vicissitudes politiques : christique là encore, il meurt pour l’amour, la paix et la réconciliation qu’Adorno portera, incarnation du καλὸς κἀγαθός (litt. Le beau et le bon) de l’idéologie  grecque, incarnation du bon gouvernement.

Maria Agresta (Amelia/Maria) et Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le jeu des costumes est une sorte de fil rouge de cette mise en scène : Simon porte la veste de sa fille, qui a servi de couverture lorsqu’il s’est allongé, il la porte à la main, comme le signe de sa présence désormais à ses côtés. Même Fiesco, pourtant toujours sanglé dans son costume trois pièces se débarrasse de sa veste et la jette, puis la ramasse selon les scènes.

Un travail minimaliste, concentré, abstrait

Signes minimalistes ? Sûrement, mais rien n’est plus individuel que le costume et la manière dont on le porte. Pietro sanglé dans son cuir ne sera jamais qu’un apparatchik, et Paolo un peu débraillé et vaguement vulgaire (au contraire d’ailleurs du chant impeccable porté par Nicola Alaimo) ne suscite pas, à vue, l’adhésion ; il porte un seau, où certains ont vu une ventoline, mais qui pourrait être aussi l’attribut de son âme (on en fait des choses dans un seau…), en tous cas un signe que le personnage est marginal, qu’il n’est pas comme les autres, une sorte de stigmatisé, percé par les frustrations. Inutile alors de le faire grimaçant avec des yeux hallucinés dans une composition à la Strehler (Felice Schiavi en fit le rôle d’une vie). Le Paolo de Bieito est digne dans son indignité.
Enfin, et à l’opposé de Strehler, les personnages ne vieillissent pas entre le prologue et les trois actes, ce qui peut désorienter le spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre : Bieito construit un continuum d’un moment à l’autre parce que si le temps a passé les hommes et leurs haines n’ont pas changé, et le monde est le même, avec ce Simon encore perdu dans sa tristesse structurelle, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.
Tout cela montre la rigueur avec laquelle Bieito a conduit sa mise en scène. Alors, les réflexions sur la beauté ou la laideur sont à la fois vaines et impropres dans un discours scénique où ce n’est pas l’histoire ou la trame qui comptent, mais les relations entre les êtres ou leur terrible vacuité.
Dans ce travail en effet, peu de gens se touchent, chacun arrive sur scène, lentement, d’abord ombre, puis silhouette et enfin personnage d’un lieu imprécis, comme remontant à la surface où défilent en vidéo (de Sarah Derendinger) les visages des personnages en plan si rapproché qu’ils semblent tous se ressembler et être interchangeables. Seuls Fiesco et Simon se touchent déjà au prologue et notamment dans un moment sublime de l’acte III où Fiesco essuie le visage de Simon agonisant, dans un geste fraternel et protecteur, et aussi naturellement la fille et le père, Amelia et Simon. Pour le reste, pas de gestes intempestifs qui seraient trop sentimentaux ou pathétiques, ce qui a fait dire – et je m’inscris en faux- qu’il n’y avait pas de direction d’acteurs. Bieito impose aux chanteurs une fixité, une abstraction qui pèse sur l’ensemble mais qui répond à ce que veut faire de ce drame le metteur en scène, un espace mental, un système aux planètes autonomes et sans soleil qui répond à la noirceur de cette histoire. Un Nadir livide en quelque sorte…
Au long du spectacle traverse la scène sans cesse la silhouette fantomatique de Maria, la fille de Fiesco que Boccanegra a (des)honorée, un cadavre malingre qu’il embrasse au moment où il est élu doge, comme si le pouvoir lui portait en même temps l’absence, le vide et que l’amour de sa vie devenait spectre, imposant aussi son corps nu humé par les rats aux spectateurs, un corps qu’on suppose en décomposition prochaine, comme le bateau gigantesque qui tourne sur scène. Simon Boccanegra ou le drame de la décomposition d’un être qui n’est plus lui-même au pouvoir et ne se retrouve qu’avec sa fille.
D’où ce sentiment de détachement, cette absence de pathétique et de vibration, ces émotions données au compte-gouttes qui n’en sont que plus fortes, et cette vision détachée du réel et presque abstraite qui domine l’ensemble de la production. De manière contradictoire d’ailleurs on entend les regrets de ceux qui voient encore (après vingt ans) en Bieito le provocateur qui fit tant parler lors de son Ballo in maschera mais on voit aussi les regards scandalisés devant le corps nu sur lequel des rats circulent à l’entracte…
Il n’y a aucun doute pour moi, nous nous trouvons devant une des mises en scène récentes les plus accomplies du chef d’œuvre de Verdi. Ceux qui ont vu Strehler sans doute gardent vif le souvenir de cette absolue réussite, mais courir après les fantômes et les souvenirs n’empêche en rien de s’intéresser au présent . Il y eût un jour l’absolu et nous sommes dans le relatif ;  une chose est claire cependant, la production de Calixto Bieito, toute discutable qu’elle soit, a le courage de changer totalement de point de vue sur l’œuvre et de présenter une vision très cohérente de cet opéra si particulier, qui allie l’histoire, la politique et l’introspection.
Bieito choisit l’introspection, radicalement, faisant du personnage de Simon le centre d’un système où les autres peuvent apparaître comme des ombres, apparaissant ou disparaissant au gré des montées d’images du personnage principal, perdu dans son monde qui n’a plus de lien avec le réel. Bieito ne nous montre pas une histoire, d’autres l’ont fait et bien mieux, il nous montre des êtres perdus dans leur rêve, leurs haines, leurs fragilités qui errent dans une sorte de no man’s land aux frontières imprécises et ce faisant, il approfondit notre écoute de la musique.

Un parti pris musical aussi sombre que la scène

Justement, c’est une des musiques les plus sublimes écrites par Verdi, que Claudio Abbado pour l’éternité a fixée, dans une interprétation où il allie l’intériorité et la méditation, mais aussi la vibration et le théâtre, fouillant dans la partition jusqu’à donner l’impression d’une musique qui pleure (scène finale entre Fiesco et Simon). Cette musique était un cœur battant à différents rythmes, alliant l’épique et l’intime (acte I), palpitant quelquefois (l’accompagnement des airs d’Adorno). Simon Boccanegra est tellement intimement lié à Abbado qu’il est difficile d’avoir un jugement distancié sur une interprétation dont toutes les fibres vibrent à l’unisson et qui épuise tous les spectateurs sous l’émotion.
Bien entendu, Fabio Luisi va dans une toute autre direction, très cohérente elle aussi, et surtout très en phase avec le spectacle. Comme toujours chez ce chef à la technique rodée par des années au service du répertoire le plus large (il doit être un des chefs qui a dirigé le plus de titres de tous les répertoires), la précision et la sûreté de son geste aboutissent à une interprétation techniquement sans failles, aussi bien dans le dosage des sons que dans la limpidité, et l’orchestre de l’Opéra le suit résolument, affichant un son charnu et délicat, tout en ombres et lumières. Conformément au rythme scénique, ralenti, qui affiche silences longs et ambiances ombrées, le rythme orchestral est plutôt lent, sans moments nerveux, y compris là où ce serait plus nécessaire (par exemple,  l’accompagnement d’orchestre de l’air d’Adorno de l’acte II « O inferno! Amelia qui ! … » demeure un peu éteint pour mon goût et pour un air de colère et d’ardeur), à d’autres moments j’ai eu la même impression d’un orchestre très (voire trop) contrôlé sans ce fameux halètement verdien. Mais Simon Boccanegra n’est pas Trovatore, et la mise en scène n’incite pas à l’explosion, mais bien plutôt à la concentration, comme une sorte de Requiem plus noir encore que celui qu’a écrit Verdi lui-même.
En ce sens Fabio Luisi est cohérent, et il veille aussi à contrôler un plateau certes remarquable, mais qui a besoin d’être soutenu par l’orchestre, et qui dans le vaste vaisseau (c’est le cas de le dire) de Bastille, risque toujours d’être un peu couvert par la musique. Luisi se montre donc plutôt retenu, mais sans vraie tension et pour mon goût quelquefois un tantinet mou. Mais de tels choix complètent parfaitement l’ambiance scénique très particulière voulue par Bieito, même si j’ai trop dans la tête un certain chef pour être pleinement objectif.
Le chœur dirigé par le remarquable José Luis Basso n’a pas évidemment la mobilité qu’il pourrait avoir dans les grandes scènes du conseil, ou même au prologue. Calixto Bieito le veut de face, au proscenium, sous l’immense carène de navire, presque comme un oratorio écrasant et les scènes de foules ne sont volontairement pas réglées :  Bieito fait presque du « semi-scénique », comme si les personnages surgis de nulle part rentraient dans le moule musical et s’y lovaient sans « agir »…
Ainsi le chœur au proscenium, entourant Boccanegra à terre sur le cadavre de sa fille au prologue, l’étouffant presque (là où chez Strehler le chœur formait une ronde infernale autour d’un Boccanegra porté par la foule et couvert de sa cape) ou celui du conseil, qui devient le peuple tandis que les conseillers s’opposent entre les coursives du navire, comme si prévalait le son et la musique du peuple sur celle des politiques. La mise en scène du chœur dit beaucoup sur le parti pris de Bieito.

Un plateau vocal de haut niveau et convaincant

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)Soyons immédiatement clairs en ce qui concerne le plateau vocal réuni à Paris : dans mon oreille j’ai en permanence les autres entendus une douzaine de fois entre 1978 et 1982 et à Vienne ensuite, ce qui pourrait être une distribution B (Bruson, Raimondi, Ricciarelli…)  C’est ainsi et on pourra m’en faire reproche, que je considère Freni, Ghiaurov, Cappuccilli insurpassables dans leurs rôles. Ce n’est aucunement faire insulte au plateau réuni à Paris, sans doute ce qu’on peut faire de mieux aujourd’hui que de le reconnaître. Qui en effet pourrait refuser la palme du jour à Ludovic Tézier ? J’ai écrit suffisamment souvent que son timbre me rappelait Cappuccilli pour ne pas me dédire aujourd’hui, alors qu’il reprend scéniquement ce qui fut pour Cappuccilli le rôle d’une vie. Rien à reprocher à ce chant, techniquement parfait, contrôlé, avec une belle émission, une projection sans faille et une belle diction. Tézier est aujourd’hui sans doute le baryton le plus accompli pour Verdi.
Il reste qu’il n’a pas encore le rôle totalement dans le corps et dans la tête pour l’incarner totalement : un rôle pareil cela se rode. Il part de très haut et sans doute très vite sera-t-il  le Boccanegra de l’époque, c’est déjà aujourd’hui le meilleur de ceux que nous entendons habituellement sur les scènes dans ce rôle. La volonté de Bieito d’en faire un Boccanegra un peu absent, presque désincarné, presque désabusé et constamment ailleurs convient très bien à ce chant et cette une prise de rôle scénique. Et nous ne pouvons que saluer une performance magnifique que nous attendons dans quelques temps encore plus incarnée, encore plus dominée. Mais déjà c’est une très grande performance.
Maria Agresta a l’avantage d’une voix fraiche, jeune et techniquement très au point : elle se sort du final du premier acte (au conseil) avec tous les honneurs parce que toutes les notes sont faites, y compris les « scalette » redoutables. Elle n’aborde pas le rôle pour la première fois : elle l’a chanté avec Riccardo Muti à Rome il y a quatre ans. On entend dans sa manière de chanter qu’elle a beaucoup écouté Mirella Freni. Son Amelia est émouvante, mais le timbre est un peu clair, et ne possède pas dans la voix la couleur tragique qui frappe toujours chez son illustre devancière. Enfin, au moins ce mercredi, la voix accusait de menues irrégularités dans la ligne de chant, pas toujours homogène, avec quelques échos un peu métalliques ou acerbes. Il reste que cette Amelia-là reste aujourd’hui sans doute l’une des plus justes sur le marché lyrique.

Mika Kares (Fiesco) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) Acte III

Mika Kares continue la tradition des grandes basses finlandaises et j’avoue avoir été touché par son Fiesco, magnifié par la mise en scène de Bieito et l’attention que le metteur en scène a portée à son personnage. La voix est puissante et profonde (les graves de « il lacerato spirito » passent sans problème et ne sont pas détimbrés), elle s’élargit avec sûreté à l’aigu et les accents, la couleur me sont apparus très en place et particulièrement sentis. Ce n’est pas une voix tout d’une pièce qui ne ferait que du beau son. Il faut attendre le duo final avec Boccanegra pour atteindre au sublime : c’est sans doute le plus beau moment de la mise en scène mais c’est aussi le moment où le chant est le plus ressenti et le plus incarné, par les deux interprètes d’ailleurs. Les accents de Fiesco étaient d’une justesse et d’une intensité très rarement atteintes par les basses habituées à ce rôle. Allez, osons-le, il était « ghiaurovien ».
La vraie surprise vient peut-être du Paolo de Nicola Alaimo, un rôle noir auquel il ne nous a pas vraiment habitués et qui est peut-être un Paolo définitif : justesse des accents, contrôle vocal, magnifique émission, travail sur la couleur ; il réussit même – un comble pour un tel rôle – à émouvoir à chaque fois qu’il chante, tant le personnage voulu par Bieito a l’ambiguïté de certains méchants. C’est une très grande composition, très différente de celle du méchant halluciné de Felice Schiavi chez Strehler et qui personnellement m’a totalement convaincu. Nicola Alaimo est simplement grandiose.
D’une certaine manière, Francesco Demuro est aussi une surprise dans Adorno qui reste un rôle secondaire dans l’économie de l’œuvre. J’ai dans l’œil et l’oreille l’entrée au premier acte de Roberto Alagna courant autour du plateau, solaire en Adorno juvénile dans la production de Stein en 2000 à Salzbourg avec Abbado: il y fut extraordinaire. J’ai aussi dans l’oreille la perfection formelle de Veriano Lucchetti, impeccable de style et d’expressivité.
Demuro lui-aussi réussit à imposer le personnage, dont il n’a pas tout à fait la voix mais qu’il arrive à imposer par la technique, la clarté de la diction, le contrôle. On sent qu’il approche des limites de sa voix, mais cette tension convient parfaitement à la situation, et au total, il est très convaincant. J’irais même jusqu’à dire que c’est dans Adorno qu’il m’a le plus convaincu, bien plus que dans son Fenton que je trouve un peu fade et dont il est le grand titulaire actuellement.

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)

Enfin Mikhail Timoshenko dans Pietro (vu comme un parfait apparatchik à qui est confié le sale boulot d’égorger en scène Paolo) montre un joli timbre de baryton basse, très employé à Paris, et qui ne devrait pas tarder à aborder des rôles plus importants.

On le voit, au terme de cette longue analyse, il n’y a pas grand-chose à reprocher à une production que j’estime être aujourd’hui non seulement la plus belle production verdienne de l’Opéra de Paris, mais aussi la meilleure production qu’on puisse avoir de Simon Boccanegra aujourd’hui, bien supérieure à celles honteusement médiocres de Berlin ou de la Scala, d’une grande tenue musicale (avec mes réserves sur le rythme et la tension) et vocale avec l’une des distributions les plus convaincantes qu’on puisse voir aujourd’hui. Je dis bien, aujourd’hui. Pour le reste, je retourne à mes souvenirs.

Dispositif scénique, étrave et bulbe…

 

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA CENA DELLE BEFFE d’Umberto GIORDANO le 7 MAI 2016 (Dir.mus: Carlo RIZZI; Ms en scène: Mario MARTONE)

Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala

Initiative louable que d’exhumer des œuvres oubliées du répertoire de la Scala, même si quelquefois on peut en discuter la valeur. C’est bien le cas de cette Cena delle beffe (littéralement le dîner des dupes) d’Umberto Giordano, créée par Arturo Toscanini en 1924, une sombre histoire issue d’une pièce de Sem Benelli qui se déroule sur fond de la Florence médiévale des clans et des familles ennemies. Sem Benelli est sans doute l’un des dramaturges les plus réclamés du début du siècle, et La Cena delle beffe (la pièce de théâtre) qui remonte à 1909 eut un succès international. Un film très célèbre en 1942 en a été tiré avec Amedeo Nazzari. J’ai pour ma part vu le spectacle culte de Carmelo Bene (l’acteur et homme de théâtre, un des phares de l’avant-garde des années 70 et 80) en 1989. Giordano après bien des difficultés a obtenu les droits et Sem Benelli a adapté le livret pour l’opéra, créé en 1924. C’est un théâtre vaguement d’Annunzien, sorte de tragédie moderne en vers, avec ses exagérations et sa rhétorique grandiloquente qu’on apprécie difficilement aujourd’hui. En effet, dans l’opéra, le livret est assez insupportable par ses excès. Mussolini – que Benelli ne détestait pas – lui reprochait de montrer du monde seulement les « chiottes ».

Le château de Zoagli construit par Sem Benelli
Le château de Zoagli construit par Sem Benelli

Comme D’Annunzio (et sans doute en référence au Vittoriale de Gardone Riveiera sur le lac de Garde), Benelli fit construire un château assez exubérant, dans le petit village de Zoagli près de Gênes, une pittoresque crique aimée de Nieztsche. À visiter si on passe à Gênes.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire cette Cena delle beffe  (c’est presque « le dîner de cons ») dont le ton, la trame, l’idée naît dans le remue ménage intellectuel des premières années du XXème siècle, où se mélangent aussi bien Debussy que D’Annunzio, Zandonaï et Dante, où le sang, la mort, l’héroïsme et l’amour dansent une danse macabre et polymorphe, en un style ébouriffé où se mêlent inextricablement classicisme et modernité, excès et tradition, érotisme, amoralité et loi de l’honneur médiévale. Tout et son contraire, dans une exubérance esthétique et littéraire qui pointe une crise morale profonde qu’en Allemagne on retrouve dans l’expressionisme. C’est la réponse latine aux préoccupations des sociétés de ce début du XXème siècle que la première guerre mondiale va ensevelir.

Quand Giordano compose La Cena delle beffe, les temps ont changé, marqués par les ruines de la guerre et les millions de morts, les empires ont laissé la place à des républiques hésitantes, les fascismes naissent – c’est le cas en Italie. Et peut-être l’opéra arrive-t-il un peu tard, quand Puccini compose Turandot, quand le temps musical est marqué par la seconde école de Vienne, et le Wozzeck de Berg. Pourtant cette musique que je trouve en soi assez vulgaire (mais pas autant que la direction musicale de Carlo Rizzi), garde des traces de ce premier XXème siècle, certaines scènes ont la couleur de Zandonaï (un compositeur trop méconnu, et pas vraiment vériste comme beaucoup le disent), d’autres (début de l’acte III) citent presque littéralement Debussy. Giordano n’est pas un inculte, et c’est un homme de son temps. Mais c’est une musique de l’excès, presque une version expressionniste à l’italienne, sans le talent des grands compositeurs du temps et qui arrive déjà trop tard. En 1924, Giordano a déjà écrit ses deux plus gros succès, les deux opéras qui ont survécu aux temps, André Chénier (1894) et Fedora (1898) ; qui se souvient en effet de Siberia (1903)  aujourd’hui (pourtant un succès à l’époque) ? Ou même de Madame Sans-Gêne (1915) ? La Cena delle Beffe est une œuvre tardive d’un compositeur consacré, qui peut expliquer un succès momentané, assez rapidement épuisé cependant. Il est singulier de voir que ses deux plus grands succès sont des opéras de jeunesse (il a 27 ans au moment d’André Chénier et 31 ans à la création de Fedora) mais que les œuvres de la maturité sont oubliées. Par ailleurs, Fedora comme André Chénier sont des opéras de chanteurs : qui aujourd’hui va entendre André Chénier pour André Chénier ? On y va pour les chanteurs : André Chénier pour ténor et baryton (moins pour la soprano, étrangement) : qui n’a pas entendu parler de Piero Cappuccilli dans le rôle de Gérard et dans son air « Nemico della patria » ?
Quant à Fedora, c’est un opéra très pratique pour les chanteurs et chanteuses en fin de carrière ou presque, il leur permet d’épouser un nouveau rôle où ils triompheront sans risque parce que les rôles exigent un solide registre central sans grands aigus: ainsi de Mirella Freni et Placido Domingo qui triomphèrent à la Scala dans Fedora et Loris, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, en 1993, le seul chef qui réussissait à rendre la musique de Giordano digne d’intérêt et élégante.

Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)
Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)

Pour cette reprise, le public n’a pas répondu : plusieurs soirées furent, à ce que je sais, bien désertes, et ce soir, la salle était pleine de jeunes à qui on avait donné sans doute des billets de faveur. La Scala a quelque problème de public, dont les raisons sont complexes ; mais il eût fallu un Gavazzeni pour permettre à cette renaissance de La Cena delle Beffe d’avoir quelque chance, mais il n’est plus, ou bien il fallait appeler un chef moins routinier que Carlo Rizzi, qui a accentué tous les défauts et les excès de cette musique très tendue, très criarde et presque sans lyrisme, qu’il a rendue encore plus criarde et dont il n’a réussi à faire ressortir que la vulgarité dans un déluge zimboumboumesque qui rendrait Daniel Oren une mer de la Tranquillité. Je sais bien que les grands chefs capables de faire sortir de cette musique quelque intention et quelque raffinement ne veulent à aucun prix la diriger, mais n’était-ce pas l’occasion de confier la fosse à un jeune chef valeureux qui eût pu sans risque oser quelque chose, puisque personne dans le public n’avait de références.
L’histoire est assez simple et pourrait être typique du vérisme : un homme se fait voler sa maîtresse et humilier publiquement ; il se venge en faisant en sorte que son rival tue son propre frère en croyant le tuer (et tue sa maîtresse par la même occasion : au supermarché du crime, tu prends deux en achetant un), ce pourrait être une histoire sicilienne à la Giovanni Verga et à la Mascagni. Sem Benelli en fait le drame médiéval d’un moyen âge florentin sombre et sanguinaire, dans la Florence de Laurent le Magnifique, ors et poisons, marbres et dagues, luttes de clans et de familles, comme on aime les évoquer depuis la lutte des Guelfes et des Gibelins (celle qui motive la haine entre Capulets et Montaigus à Vérone par exemple). Imaginez donc les soupiraux, des caves, des ruelles et des tavernes louches, des amours secrètes et brûlantes, et le triomphe du mal à chaque coin de venelle.
De ce drame, Sem Benelli fait une pièce flamboyante qui a marqué la culture italienne du XXème siècle aidée en cela par le cinéma, qui peut-être fonctionne mieux au théâtre qu’à l’opéra tant le livret semble à la fois suranné et insupportable de simplisme avec ses déclarations à l’emporte pièce du type « Je suis esclave du Mal » à côté desquelles le credo de Jago est aussi doux qu’un ave Maria.
De cette trame, et de ce contexte, Mario Martone (le metteur en scène du Macbeth du TCE la saison dernière) a fait une transposition qui ne manque pas de sens. Il a transféré ce monde de clans et de familles ennemies dans celui de la Mafia new yorkaise d’un Little Italy années 20 – l’époque de la composition de l’opéra. Cela se justifie pour deux raisons,

  • d’une part la culture sicilienne de la Mafia est le dernier avatar de la féodalité et du monde médiéval avec son système vassal-suzerain, avec ses familles claniques où les Petits sont protégés par les Grands (un avatar aussi des gentes romaines).
  • d’autre part les années 20 sont les années où la présence italienne émigrée aux USA est traversée par le phénomène mafieux qui naît des années de la Prohibition (1919-1933). En 1924, nous sommes en plein dans la période.

Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Un décor monumental de Margherita Palli, la décoratrice de Luca Ronconi que j’étais heureux de revoir sur une scène, très cinématographique par son réalisme et disposé sur plusieurs plans (qui n’est pas sans rappeler le fameux décor de Zeffirelli pour La Bohème),  qui sert de cadre à ce drame qui cultive les références cinématographiques (notamment à la fin une référence explicite au Parrain de Coppola) avec ses espaces vastes par exemple,  le restaurant « Louis » de « Il Tornaquinci » (Luciano di Pasquale, une basse bouffe familière des répertories rossiniens et donizettiens, assez banal ce soir) et les espaces plus étroits d’un hôtel qu’on suppose être de passe. Alors Martone joue sur les voitures qui déposent les uns et les autres au deuxième plans (référence aux « Incorruptibles »), sur les escaliers extérieurs typiques de New York, sur les briques rouges, sur les trois niveaux : cave, rez de chaussée et étages : la cave où l’on torture, le restaurant où l’on assassine et l’étage où l’on baise.
Même si par goût de la contradiction puisque dans ce blog j’applaudis aux transpositions du Regietheater, j’eus peut-être apprécié l’évocation d’un Moyen âge cinématographique : dans une œuvre aussi rare, la recréer dans son milieu originel eût pu être intéressant, il faut admettre néanmoins que le travail de Mario Martone est convaincant ainsi que son excellente direction d’acteurs, toute excès et caricature, qui semble sortie d’un film muet de l’époque, les femmes–objet bousculées et jetées, les regards apeurés, les gestes grandiloquents, les sourcils froncés, le mouvement des serveurs, la vie ordinaire d’un restaurant où se donnent rendez-vous les papes de la malavita, mais aussi des personnages affairés qui passent, qui traversent le plateau et qui disparaissent on ne sait où mais sûrement pas pour enfiler des perles.
Au total, c’est ans doute la mise en scène qui clarifie le mieux les situations et qui en même temps rend les personnages crédibles : je ne sais pas si j’eus souhaité voir Marco Berti en Haut-de-Chausses, mais en costume trois pièces, il passe peut-être mieux.

La distribution est composée de chanteurs qui sont parmi les plus réclamés du chant italien, avec Bruno De Simone (le docteur) familier, comme Luciano Di Pasquale, du répertoire rossinien et aussi d’un répertoire comique de la caricature, ce qui sert ici le jeu et qui n’est jamais pris en défaut (dans aucun rôle d’ailleurs). Marco Berti campe un vrai personnage en Giannetto, mais son chant est braillard, hélas. Il hurle sans cesse, avec un timbre nasal qui n’est jamais très agréable. C’est son style de chant, quels que soient les rôles, qui gâche un peu des qualités évidentes de diction, et une voix qui est un instrument à la puissance enviable. Le Gabriello de Leonardo Caimi joue lui aussi avec les excès, avec une expressivité exagérée (mais voulue car tout ici est caricature), mais c’est correctement fait sans être exceptionnel .

Kristin Lewis (Ginevra) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Kristin Lewis (Ginevra) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Kristin Lewis est une femme superbe, dont les formes marquent les hommes qui la désirent, mais pour la voix nous n’y sommes pas. Cette chanteuse est un mystère pour moi, car elle est engagée dans les grands rôles de lirico-spinto (Aida !) alors que ce qu’on entend est à peine un soprano lyrique, doué d’une certaine technique, mais avec une voix sans grande projection, petite, aux aigus serrés, et souvent en défaut d‘intonation : les problèmes de justesse et de volume font que si elle est théâtralement le personnage (superbe demi-mondaine) elle ne l’est pas vocalement. Le rôle conviendrait plus à une Eva Maria-Westbroek pour le volume et la couleur: c’est ce type de format qu’il faut pour Ginevra.
Les rôles moins importants (il y en a une tripotée, mais il n’y a pas de chœur) sont tous très bien tenus, parmi lesquelles ont notera Frano Lufi (Fazio) ou Jessica Nuccio, plutôt convaincante dans le rôle épisodique de Lisabetta, ainsi que la Cintia (la bonne) très expressive de la jeune Chiara Isotton, mais, last but not least, c’est Nicola Alaimo  qui est de tout le plateau le plus convaincant. C’est habituellement une belle basse bouffe, lui aussi fameux rossinien aujourd’hui, mais c’est aussi un très bon Fra Melitone, avec une voix puissante, bien projetée, qui joue sur l’expression, la couleur, et qui est très incarné : il a une présence marquée sur le plateau doublée d’un volume enviable. Très belle incarnation de Neri Chiaramantesi, c’est sans aucune hésitation des trois protagonistes le seul point totalement positif .
J’ai déjà dit ce que je pensais du travail de Carlo Rizzi dans cette œuvre. Certes, l’orchestre est tenu parce que Rizzi est apprécié pour sa « technicité » : pas de souci pour l’orchestre très au point, y compris pour le volume général de la musique qui ne couvre jamais le plateau. Mais pour le reste, une vulgarité de l’approche qui ne valorise pas les rares moments lyriques, uniforme et linéaire dans les choix. Aucune subtilité, aucun raffinement (si cette musique en a, Rizzi ne nous l’a pas fait toucher), comme si seuls étaient mis en relief les défauts de l’œuvre.

Il n’y a aucun doute, c’est toujours une bonne initiative que d’exhumer des œuvres oubliées et je ne regrette pas le voyage, mais je considère qu’une opération de cette sorte demande une attention particulière au chef et à la distribution ; pour cette dernière, on peut dire qu’à part Alaimo, elle est homogène, sans qu’aucun chanteur ne soit vraiment notable: il est vrai qu’à part les trois protagonistes, les interventions sont calibrées de manière que personne n’émerge.
Il en résulte une soirée contrastée : je ne sais si la Scala (reprenant l’opéra après 90 ans d’absence…) prévoit une autre reprise ou si cette renaissance est déjà un enterrement, mais en tous cas en sortant on n’a pas trop envie d’aller revoir La Cena delle Beffe de longtemps.[wpsr_facebook]

Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Marco Brescia& Rudy Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 16 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Robert CARSEN)

Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Falstaff scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

C’est la troisième fois que je vois cette production de Robert Carsen, très efficace, bien construite, et en même temps très passepartout. On passe un excellent moment, c’est bien fait, intelligent et juste : Shakespeare fait de Falstaff l’histoire d’une aristocratie en crise face à la bourgeoisie montante et la transposition dans les années 50  fonctionne parfaitement à un moment où les classes moyennes prennent de l’importance dans la société. La scène du restaurant – scène 2 de l’acte I et l’acte II dans la cuisine à l’américaine sont notamment les plus réussies
Je ne m’étendrai donc pas sur la mise en scène, dont on peut trouver dans ce blog deux comptes rendus (à la Scala avec Harding et à Amsterdam avec Gatti et le Concertgebouw).

Ce qui était ce soir intéressant, c’était de retrouver Daniele Gatti dans Falstaff et dans la même production, c’est à dire avec le même tempo scénique, mais avec un autre orchestre et dans la salle de la création. Et ces retrouvailles furent largement justifiées. Daniele Gatti est dans son élément, c’est à dire dans un Verdi toujours raffiné, très dynamique et particulièrement brillant. Quand il dirige Verdi, Daniele Gatti cherche toujours à en montrer les raffinements, à déceler les moments inattendus de la partition, à montrer les délicatesses et les trouvailles de la composition, là où souvent, et notamment dans les œuvres plus populaires, on en reste à une lecture rythmique et superficielle d’accompagnement des voix. Mais dans Falstaff, c’est différent. Impossible dans cette œuvre de donner dans le grossier ou le zim boum boum que d’aucuns affectionnent, car la composition même est liée à la continuité du texte de Boito, sans vrais airs (sauf pour les jeunes gens, Nanetta et Fenton qui ont ce privilège d’avoir un air à chanter), mais dans une sorte de dialogue fugué qui fait souvent penser, mais oui, au travail de Wagner sur Meistersinger von Nürnberg ; à ce titre, avoir écouté les deux œuvres à quelques jours de distance m’a ouvert des espaces inconnus jusque là, un travail sur la farce et le « Witz », dans les deux, une jeune fille courtisée par un barbon et par un charmant jeune homme dans les deux, dans les deux une célébration de la bourgeoisie à une époque où l’on bascule vers la Renaissance, et musicalement, dans les deux un héros baryton basse, dans les deux, un dialogue continu et fugué, dans les deux, une sorte de continuum musical très attentif au texte et aux mots, une comédie mise en musique plus qu’un opéra. En bref, on se retrouve dans un territoire où comme par miracle, les deux géants de l’opéra du XIXème, qu’on a plaisir à opposer, se retrouvent et dialoguent. Et Daniele Gatti qui a dirigé et Falstaff et Meistersinger et dont l’approche musicale est toujours profondément pensée et profondément culturelle, ne pouvait pas ignorer ces liens, tout en ayant en main le plus italien et le plus verdien des orchestres.

Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford) et Nicola Alaimo (Falstaff)© Marco Brescia & Rudy Amisano

Car si les qualités développées à Amsterdam, extrême raffinement, clarté, précision, dynamique et aussi discrétion de l’orchestre pour laisser les dialogues s’épanouir,  se retrouvaient à Milan, il y avait ici quelque chose de plus, qui est la « couleur » typiquement italienne. Gatti est sensible aux lieux et aux gens : il connaît depuis longtemps cette salle dont il a été spectateur puis acteur, il connaît aussi cet orchestre qu’il a dirigé dans Verdi ou dans Berg, dans Wagner ou Rossini. Il sait combien Falstaff fait partie des gènes de la maison et donc dirige un Falstaff qui tient compte et de l’histoire musicale de la maison et de la tradition italienne de jeu: les qualités énoncées plus haut sont là, mais en plus dynamique encore, avec des contrastes plus marqués, un brillant encore plus mis en valeur et surtout, ce qui m’a frappé c’est la science « rossinienne » des ensembles: le double quatuor (quatuor des femmes et quatuor des hommes) de la scène II (celle du restaurant dans cette mise en scène) est en soi acrobatique et doit être dirigé sur le fil du rasoir. C’est ici une merveille de précision horlogère, et dans la même veine on relève un soin d’une rare attention donné aux crescendos : on y reconnaît là les chefs qui ont longtemps dirigé Rossini (c’était la même chose pour Abbado) et qui en connaissent la mécanique : une petite faute de rythme et l’ensemble s’écroule. Et Verdi compositeur, même en 1893, se souvient parfaitement des règles instituées par le Cygne de Pesaro. Donc cette mécanique-là, typiquement italienne, était parfaitement huilée et donnait au rythme de l’ensemble une couleur unique, que seuls les italiens savent donner. Il y avait là  la verve, il y avait là les contrastes voulus entre des moments d’une ineffable douceur, et d’autres d’une plus grande rudesse, il y avait là une perfection technique et sonore, sans une seule scorie, qui faisait de cette direction-là un motif pour faire le déplacement et redécouvrir les facettes multicolores  du joyau que constitue cette partition, que Daniele Gatti a dirigé avec la précision artisanale du joailler.

Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Nicola Alaimo (Falstaff) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Et ce travail est d’autant plus cohérent que la distribution était elle aussi parfaitement équilibrée, et de ce point de vue convenait et à l’œuvre et à la direction imprimée par le chef. Dans Falstaff comme dans Meistersinger d’ailleurs, c’est la cohérence d’une équipe qui fait les réussites et non la présence de telle ou telle vedette. Dans un opéra sans grands airs, mais avec un rythme continu, des ensembles et des dialogues, il faut une distribution qui d’abord fonctionne ensemble, avant d’avoir quelques individualités marquées. Dans le cast scaligère, pas de vedettes, mais des éléments solidaires les uns aux autres, parfaitement intégrés . il était intéressant de voir le Falstaff de Nicola Alaimo, après avoir entendu et Bryn Terfel et Ambrogio Maestri, les deux titulaires de la « Chaire Falstaff » sur le marché. À promener un rôle de scène en scène, on en devient quelque part routinier, en ménageant ses effets, en sachant exactement où faire rire le public. Rien de cela chez Alaimo, mais d’abord une très jolie science du dire : les chanteurs habitués aux rôles bouffes doivent impérativement savoir dire un texte pour en souligner les accents et la couleur. Alaimo a chanté Rossini, et notamment Bartolo, mais aussi Dandini de Cenerentola et il chante dans Verdi Fra Melitone, un rôle tout en couleurs où le rythme est essentiel. C’est un chanteur intelligent, à la voix jeune, sans volonté démonstrative, mais ayant le souci de coller au personnage et au dialogue, son Falstaff est remarquable d’équilibre, mais aussi d’émotion et il se place sans effort aux côtés de ses deux collègues, avec des moyens différents et sans histrionisme aucun (ce qui dans Falstaff serait facile).

Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Ford (Massimiliano Cavalletti) et Falstaff (Nicola Alaimo) © Marco Brescia & Rudy Amisano

À ses côtés, l’excellent Ford de Massimiliano Cavalletti, un des très bons barytons de la péninsule, à la fois vocalement très précis et très clair, avec une voix chaude et magnifiquement posée et projetée, et qui sait à la fois donner dans le bouffe et dans le dramatique (au moment où il se voit trompé, il en est presque déchirant) avec une science du jeu et de la couleur qui colle parfaitement à la mise en scène. Le reste de la distribution masculine n’appelle pas de reproches, Carlo Bosi (Cajus, très drôle),  Patrizio Saudelli et Giovanni Battista Parodi (Bardolfo e Pistola) impeccables et très précis eux aussi, seul

Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Fenton 5Franceso Demuro) © Marco Brescia & Rudy Amisano

Francesco Demuro m’a un tantinet déçu. La voix est solide, bien placée, très claire, la diction impeccable, mais il m’est apparu un peu indifférent, moins engagé, un peu plus en retrait.

Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano
Eva Mei (Alice Ford), Eva Leibau(Nanetta), Marie-Nicole Lemieux (Quickly) Laura Polverelli (Meg Page) © Marco Brescia & Rudy Amisano

L’ensemble des femmes est prodigieux d’engagement et de clarté, une vraie mécanique de précision dans les ensembles du I et du II : on y retrouve avec plaisir Laura Polverelli en Meg Page, une chanteuse de qualité, dans Rossini ou dans Mozart, Eva Mei, toujours aussi contrôlée, ce qui va très bien avec le personnage d’Alice Ford, voulu par la mise en scène, une Alice bourgeoise et élégante, avec une jolie ligne de chant et une voix toujours aussi veloutée, très fraîche la Nanetta d’Eva Liebau, habituée aux rôles de sopranos légers (Barbarina, Yniold, Papagena), chant très contrôlé, jolis filati. Quant à la Miss Quickly de Marie Nicole Lemieux, elle est simplement aujourd’hui dans ce rôle la référence : il y a tout, la diction, la modulation vocale avec ces graves caverneux, la précision du détail dans chaque mot, le sens du rythme et l’aisance scénique, délurée, joyeuse. Marie-Nicole Lemieux porte en elle santé et joie communicatives qui lui donnent une présence scénique irremplaçable.
Au total, un grand Falstaff, emmené par un Daniele Gatti des grands jours, dans une production qui a fait ses preuves, avec une distribution sans faiblesse aucune. Heureux le public de la Scala présent, et étrange ces places vides un soir « fuori abbonamento » : la Scala a un vrai problème avec son public, de plus en plus touristique et indifférent. Ce lent déclin de l’intérêt du public est sensible depuis quelques années, auquel s’ajoutent des tarifs prohibitifs qui interdisent l’accès à un public plus large: l’administration devrait revoir sa politique tarifaire, qui en fait aujourd’hui l’un des théâtres les plus chers du monde, sans justification autre que le nom « Scala ».  Je ne sais si Alexander Pereira est le manager idoine pour une politique de reconquête et d’acculturation d’un public de plus en plus consommateur et plus intéressé (en Platea notamment) par son mobile et ses selfies que par le spectacle.
A Berlin, dans une salle de 900 places, des Meistersinger de légende, nouvelle production, avec un Barenboim phénoménal pour 84€ au premier rang d’orchestre. A la Scala une salle de 2000 places avec la même place pour un prix allant jusqu’à 250€ selon les titres et qu’on brade ensuite parce que la salle ne se remplit pas. Quelque chose ne va pas bien dans le royaume de l’Opéra milanais.[wpsr_facebook]

Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Image finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

SALZBURGER FESTSPIELE 2014 (PFINGSTEN): LA CENERENTOLA de Gioacchino ROSSINI le 5 JUIN 2014 (Dir.mus:Jean-Christophe SPINOSI; Ms en scène: Damiano MICHIELETTO) avec Cecilia BARTOLI

Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli
Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli

Cecilia Bartoli est à la fois directrice artistique, prolongée jusqu’en 2016 et vedette du Festival de Pentecôte de Salzbourg, traditionnellement dédié au répertoire baroque et construit en ce moment sur mesure pour la star italienne. Depuis deux ans, elle a proposé des pièces du grand répertoire (l’an dernier Norma, cette année Cenerentola) accompagnées par un orchestre d’instruments anciens, un « retour aux sources », dit-elle. C’était l’an dernier la formation baroque de l’Opéra de Zürich, l’Orchestra La Scintilla, c’est cette année l’Ensemble Matheus dirigé par son chef Jean-Christophe Spinosi.
La présence d’orchestres français dans la fosse salzbourgeoise n’est pas si fréquente, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Dispositif d'ensemble © Silvia Lelli
Dispositif d’ensemble © Silvia Lelli

La mise en scène a été confiée à Damiano Michieletto, qui commence à essaimer sur les grandes scènes internationales, et la distribution est évidemment dominée par Cecilia Bartoli en Angelina, un rôle qu’elle a beaucoup chanté et qu’elle a aussi enregistré, par le ténor mexicain Javier Camarena en Ramiro, et par le baryton Nicola Alaimo en Dandini.
Une production annonciatrice de succès, ce qui fut, et un succès même triomphal.
La présence d’un orchestre d’instruments anciens enrichit-il notre vision de l’œuvre? J’avoue avoir mes doutes à ce propos. L’an dernier, je n’ai pas été trop surpris par Norma ni même dérangé, par rapport à la version habituelle avec un orchestre traditionnel. Cette année, j’avoue que mon oreille habituée à d’autres sons et à un autre Rossini a été un peu perturbée : certes, Spinosi mène l’ensemble avec beaucoup d’énergie très démonstrative, mais je trouve que les rythmes (notamment dans l’ouverture) s’en ressentent, que la fluidité s’en ressent, et que le rééquilibrage cordes/vents au profit des vents donne un son très différent et pas forcément plus intéressant que dans la version traditionnelle. Est-ce dû à l’acoustique ? à la place où j’étais ? J’ai par exemple trouvé que la flûte solo avait un petit air d’acouphène très désagréable. Le son d’ailleurs était assez mat dans l’ensemble, et souvent l’orchestre se faisait trop discret au profit du plateau. J’avoue avoir été « formé » ou « formaté » à l’excellente interprétation que Lopez-Cobos en donna jadis à Paris (avec en alternance Teresa Berganza et Frederica von Stade, excusez du peu) puis avec Abbado dans la production Ponnelle, désormais légendaire, mais aussi par l’enregistrement de Chailly (avec Bartoli) dans une version un peu plus rèche que celle d’Abbado, qui reste pour moi dans Rossini la référence. J’ai trop entendu son Rossini léger, clair, rythmé, aux crescendos incroyables (ah, le final du 1er acte…quelle frustration !), pour être séduit par ce son mat, ce manque de clarté ou de lisibilité (pour mon goût), même si certains moments m’ont plu notamment dans le second acte et que j’ai trouvé le continuo magnifiquement réussi, de justesse, de rythme, de présence discrète (Felice Velanzoni au pianoforte, Claire Lise Demettre au violoncelle , Thierry Runarvot à la contrebasse)

Angelina acte I © Silvia Lelli
Angelina acte I © Silvia Lelli

Certes, dans une mise en scène certes très « fun », mais où les aspects dramatiques et sombres notamment au début ne manquent pas (ne pas oublier que Cenerentola est un melodramma giocoso), un son moins clair, moins lumineux pouvait se comprendre. Dans l’ouverture notamment, il y a de la part du chef un parti pris plus saccadé pour accompagner le plateau et correspondre point à point aux gestes et aux mouvements voulus par le metteur en scène, et une manière sympathique de s’engager dans le spectacle (notamment lorsqu’au début du second acte, Alidoro lui envoie une flèche qui le transperce : Spinosi s’en donne à cœur joie pour le plus grand bonheur du public), tout cela contribue évidemment à la bonne humeur générale.
Mais c’est la mise en scène qui soutient l’ensemble et non l’orchestre.
Il est évident aussi que cet orchestre plus sourd ne pouvait que convenir à la voix de Cecilia Bartoli, dans une salle à l’acoustique idéale pour elle. Mon sentiment est donc mitigé ; l’expérience reste seulement pour moi une expérience.
Le plateau était dans l’ensemble plutôt homogène et très équilibré : il faut pour Rossini un engagement vocal et musical exceptionnels, une technique très maîtrisée, notamment dans la diction, et les rythmes, et il faut que les chanteurs s’amusent, sans quoi le soufflé retombe. Le sextet Che sarà du second acte, où toute la distribution est enfermée par Alidoro dans un rouleau de plastique adhésif  est l’un des meilleurs moments où cette homogénéité est mise en valeur.

Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli
Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli

Le travail de Michieletto est tellement précis, tellement intelligent, tellement juste, que chacun est scéniquement à sa place. Les deux sœurs Clorinda (Lynette Tapia) et Tisbe (Hilary Summers) sont par exemple désopilantes, d’une incroyable justesse, d’un engagement scénique irréprochable, l’une Clorinda avec sa voix un peu nasale et l’autre Tisbé à la voix d’alto tellement profonde qu’on ne serait pas étonné que ce fut un homme déguisé, d’autant que, physiquement à l’opposé l’une de l’autre, elles composent une de ces paires impossibles qui ne peuvent qu’avoir effet sur le public. Mais voilà, quand elles jouent, c’est parfait, mais dès qu’elles chantent, c’est moins précis, moins en rythme, et quelquefois aux limites de la justesse (notamment Hilary Summers trop rauque, même si elle s’en sert avec brio). L’Alidoro de la jeune basse Ugo Guagliardo est très efficace scéniquement lui aussi, d’autant que dans la vision de Michieletto il est le personnage toujours présent en scène qui manipule toute l’action. Même si le timbre est pour mon goût un peu trop jeune pour le rôle, la voix a une belle couleur, et la prestation est très honorable.

Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli
Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli

Le Dandini de Nicola Alaimo est irrésistible de présence. On connaît ce baryton, neveu de Simone Alaimo, qu’on a vu à Paris dans Dandini et Melitone de La Forza del Destino. Belle technique, belle présence scénique, un vrai baryton de caractère à la voix plutôt puissante, avec un vrai contrôle sur la voix, qui dessine un personnage désopilant de Prince vulgaire et excessif.

Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli
Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli

Enzo Capuano en revanche est un peu décevant dans Magnifico : certes, lui aussi est scéniquement d’une rare justesse, dans son personnage de père méchant, voire violent, et pas vraiment la basse bouffe et presque inoffensive qu’on a l’habitude de voir. J’ai encore le souvenir de Paolo Montarsolo qui dans son monologue initial Miei ramponi femminini faisait crouler la salle. C’est la mise en scène qui impose un personnage plus négatif que le clown qu’était Montarsolo jadis, mais vocalement il ne réussit pas à s’imposer pour mon goût, même si scéniquement il est remarquable.

Javier Camarena est un Ramiro exceptionnel, dans la tradition des ténors latinos qui depuis Luigi Alva ont toujours été de grands rossiniens. La voix est ductile, puissante, et si le personnage reste un peu pâlichon (mais c’est aussi la couleur voulue par Rossini), la présence vocale est telle dans les airs qu’il remporte un immense triomphe, à l’égal de Bartoli. Un moment merveilleux de suavité musicale et de style, de très grand style même.
Reste Cecilia Bartoli, très familière du rôle, qu’elle reprend après avoir fréquenté d’autres répertoires ou un Rossini plus sérieux (Desdemona d’Otello par exemple). Les agilités de l’air final « Non piu’ mesta » sont étourdissantes, les cadences acrobatiques. On connaît cette Bartoli-là qui est un feu d’artifice irrésistible.

Enzo capuano (Magnifico) et Angelina (Cecilia Bartoli) © Silvia Lelli
Enzo capuano (Magnifico), Angelina (Cecilia Bartoli) et Ramiro (Javier Camarena) © Silvia Lelli

Mais dans la ligne de sa Norma de l’an dernier, c’est son sens dramatique aigu qui m’a frappé et c’est là ce qui m’a peut-être le plus ému : une Angelina quelquefois déchirante, discrète, modeste, d’une étonnante justesse en bref un vrai personnage à la fois émouvant, mais aussi énergique, qui ne s’en laisse pas compter. On reconnaît les très grands à leur capacité à vous étonner et à être là où on ne les attend pas : Cecilia Bartoli est de ceux-là.
Mais le plateau et l’orchestre n’auraient peut-être pas remporté l’immense triomphe qu’ils ont connu à Salzbourg sans le travail de Damiano Michieletto, qui donne sens à l’ensemble et qui porte complètement la soirée. C’est à mon avis lui la clef de voûte et qui va n’en doutez pas, faire courir le public cet été à Salzbourg. On connaît la technique de Michieletto : de la transposition naît la lumière. Il éclaire les livrets par une vision d’aujourd’hui (rappelons Un Ballo in maschera de la Scala vu comme une campagne électorale à l’américaine par exemple).
Ici toute l’action est transposée dans un bar-buffet à l’américaine (ce pourrait d’ailleurs être en Sicile ?) un peu cheap, tenu par un Magnifico qui a tout d’un émigré italien avec ses deux filles oisives et pestes, et Angelina qui fait tout le boulot : laver les sols, nettoyer les tables, servir les clients. La situation est donc respectée.

Au palais apparition d'Angelina © Silvia Lelli
Au palais apparition d’Angelina © Silvia Lelli

On passe ensuite au Palais, vu comme un bar de luxe, divans, lumières tamisées, jardin, fréquenté par l’aristocratie locale, structuré comme le bar de Magnifico mais en version luxe, avec l’apparition d’Angelina en star hollywoodienne qui m’a rappelé Audrey Hepburn. Ainsi les deux moments sont-ils d’une lumineuse clarté dramaturgique, d’une belle lisibilité et d’une grande logique.

Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli
Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli

Toute l’action est pilotée par Alidoro, sorte de magicien qui gère les lieux, les gens, les lumières, qui crée les situations, génie invisible ou visible selon les moments, et qui arrive dès l’ouverture comme descendu du ciel. C’est lui le deux ex machina, c’est lui le génie, le magicien d’Oz, sorte d’enfant grandi trop vite avec son petit costume blanc et son Bermuda. Une sorte de vision du bon génie qui créé les situations où les méchants se confirment et où la bonté d’Angelina éclate.
Alors, changements à vue, décor à transformations, changements de lumières très efficaces d’Alessandro Carletti et utilisation très réussie de la vidéo, qui contribue à éclairer l’intrigue, tout cela file avec une grande fluidité.  Avec évidemment des moments désopilants, qui provoquent applaudissements à vue, et une vraie joie du public.
Le rythme, la couleur, les contrastes, tout dépend de ce travail scénique d’une incroyable précision, d’une très grande tenue, et en même temps d’une justesse dans la transposition qui éclaire l’intrigue sans jamais casser l’histoire : Michieletto en bon italien a son Rossini dans le sang, mais il a su aussi en tirer des éléments moins souvent valorisés, comme la violence subie par Angelina, et la pointe tragique qu’on lit pendant le premier acte, une pointe de serio dans cette fête du giocoso. Un spectacle complet, une vision à la fois traditionnelle et renouvelée, une ambiance poétique par l’image finale où tous lavent les sols, pendant qu’Angelina, de blanc vêtue, chante son rondo, rythmée par les bulles de savon qui envahissent la scène, à la fois issues du nettoyage général et du rêve de la jeune fille. Monsieur Propre au pays des Fées. [wpsr_facebook]

Effets vidéo © Silvia Lelli
Effets vidéo © Silvia Lelli

 

OPERA DE PARIS 2011-2012: LA FORZA DEL DESTINO DE GIUSEPPE VERDI, le 20 novembre 2012 (Ms en scène: Jean-Claude AUVRAY, dir.mus: Philippe JORDAN)

30 ans déjà que La Forza del destino a disparu des saisons parisiennes. En parcourant le programme de salle en ce dimanche on se rappelle que Placido Domingo, Carlo Cossutta, Fiorenza Cossotto, Martina Arroyo, Raina Kabaivanska, Martti Talvela, Kurt Moll, Nicolai Ghiaurov,  Gabriel Bacquier, Fernando Corena, Anna Tomowa Sintow ont agrémenté nos soirées, et que les chefs,  à part Giuseppe Patanè, n’étaient pas des personnalités notables, (Julius Rudel, Gianfranco Rivoli). La mise en scène de John Dexter, qui avait si bien réussi avec I Vespri Siciliani était décevante et plate. Un spectacle qui a passionné pour les voix, on se souvient de manière émue des duos Domingo/Arroyo, ou de l’incroyable (il n’y a pas d’autre mot) Carlo de Piero Cappuccilli.
L’œuvrereste ingrate, avec des moments de musique sublime, et d’autres moins heureux, et un constant mélange des genres, des passages incessants d’un lieu à l’autre (ce qui a poussé Jean-Claude Auvray  à choisir ici la fluidité des toiles peintes, et ce n’est pas si mal) et lorsqu’on met en face la réussite du Trouvère, d’un bout à l’autre chef d’oeuvre absolu, on sent dans la Forza del Destino quelque hésitation et quelque faiblesse. On aimerait cependant que les théâtres osent la version originale de Saint Petersbourg avec ce spectaculaire final où Alvaro lance une bordée d’insultes avant de se suicider. Ici on a choisi de faire la version de la Scala, façon Mahler/Mitropoulos, c’est à dire avec le prologue d’abord, puis l’ouverture (Sinfonia) qui précède la scène de la taverne.
J’attendais donc avec une certaine anxiété ce spectacle car je ne cesse d’affirmer que l’époque n’est pas très favorable à Verdi et j’avais lu les critiques plutôt mitigées (c’est le moins qu’on puisse dire) de la presse parisienne. Si la production n’est pas de celles qu’on retiendra (elle rejoindra celle de Dexter, avec laquelle elle a certaines parentés – le plateau vide par exemple- dans les oubliettes de l’histoire), musicalement, le résultat est inégal, mais on passe quand même un bon, et quelquefois beau moment.
Jean-Claude Auvray, comme l’a fait remarqué Christian Merlin dans Le Figaro passait pour novateur il y a trente ans. Cet heureux temps n’est plus: voilà la mise en scène typique destinée à durer 10, 20, 30 ans comme ces mises en scène de l’Opéra de Vienne jouées 277 fois depuis la Première. Au fait était-ce la 3ème ou la 277ème fois? Car la production auraitpu aussi bien naître en 1967, en 1975 ou en 1982, tant elle est passe partout. Elle permettra à toutes les distribution futures de se glisser à peu de frais (de répétitions) dans les pantoufles de la mise en scène. Je ne vois pas d’autre idée que celle de placer l’action au moment du Risorgimento. Pour le reste, c’est pain béni pour les chanteurs non acteurs, à commencer par Violeta Urmana. Malgré tout, cette non mise en scène n’est pas mal faite: éclairages réussis de Laurent Castaingt, costumes chatoyants et plutôt agréables à la vue de Maria-Chiara Donato, jolis décors en toiles peintes d’Alain Chambon. Les foules sont bien dirigées, avec des mouvements spectaculaires face au public. En bref, une vraie mise en scène d’opéra pour l’oeil, et mais pas pour le cerveau: il peut reposer en paix! Pas de Regietheater à l’horizon!  pas de Theater non plus! et pas vraiment de Regie!

Musicalement, on est à un autre niveau, et c’est  même ce qui sauve l’affaire. D’abord cette fois-ci (au contraire de Faust et de Tannhäuser) le chœur est parfaitement en place sans décalages avec l’orchestre, avec une énergie et une puissance de très bon aloi. On est heureux de le retrouver.
La distribution est plus inégale. J’ai eu la chance aujourd’hui d’assister à la première représentation chantée par Marcelo Alvarez, puisqu’il a dû annuler les deux premières. Force est de constater que la prestation décevante du mois dernier à la Scala dans Rosenkavalier (Ein Sänger) est oubliée. La voix, sans être énorme, est jolie, bien timbrée, puissante quand il faut (un tantinet limite quand même) et surtout Alvarez sait l’alléger, il sait en jouer, il sait moduler, il sait chanter piano et s’il n’est pas un acteur de génie, il sait donner les inflexions justes à sa voix et être émouvant. Un vrai Alvaro, bien meilleur que le regretté Licitra, à la voix puissante mais mal domptée, que j’avais vu à Vienne dirigé par Mehta il y a quelques années. Face à ce bel Alvaro, Violeta Urmana fait problème. Signalons d’abord à Marie-Aude Roux dans sa critique (le Monde du 16 novembre) qu’elle inverse l’ordre des choses: Urmana a commencé mezzo et s’est mise à aborder les rôles de soprano ensuite et non l’inverse. Je continue a penser qu’elle eût fait sans doute une mezzo exceptionnelle et qu’elle est un soprano sans vrai caractère; la voix est de qualité, mais elle reste lourde, sans vraie ductilité, alors Verdi en demande, sans réussir à alléger, à moduler et avec un aigu quelquefois crié, hurlé, aigre, peu agréable. Son début du “Pace pace” est à mon avis raté, et si la note finale est réussie, quelques aigus sont bien désagréables. Quand je pense qu’elle va aborder Brünnhilde (il est vrai en concert) de Siegfried, timeo danaos et dona ferentes… Il en résulte une certaine platitude dans son interprétation, une certaine froideur de cette voix sans vrai engagement, mais aussi çà et là de beaux moments, comme les toutes dernières mesures ou “Vergine degli angeli”.  J’avais vu à Vienne Nina Stemme qui n’est pas vraiment faite pour ce répertoire, et qui avait une tout autre dimension et aussi et surtout des réserves vocales que madame Urmana n’a point. Et pourtant elle est affichée dans Leonora un peu partout…
Face à ce couple, le choix de Vladimir Stoyanov pour Carlo est à mon avis la seule vraie erreur de casting. La voix n’est pas séduisante, pas vraiment homogène, la technique approximative, le volume manque, ce qui est catastrophique pour “Urna fatale del mio destino” et surtout “E’ salvo, oh gioia”. Évidemment on pense aux grands anciens, mais aussi aux barytons capables aujourd’hui de chanter ce rôle qui exige non seulement éclat et volume, mais aussi élégance et technique, et on ne manque pas  de barytons (Mariusz Kwiecien?) aujourd’hui.
La Preziosilla de Nadia Krasteva n’a pas toujours une grande justesse, ni un vrai style, ni des aigus triomphants,  (on se souvient d’Hanna Schwartz, qui était abonnée au rôle à Paris, et bien sûr de la Cossotto, qui en faisait des tonnes, mais avec un style de chant et un volume et des aigus!), il reste que le personnage existe et le ran-tan-plan reste un vrai morceau de bravoure.
Le Fra Melitone de Nicola Alaimo confirme ce qu’on savait de ce jeune baryton, une voix maîtrisée, du style, une grande homogénéité, des aigus: je l’avais entendu remplaçant Carlos Alvarez dans Iago à Salzbourg et il m’avait vraiment plu. C’est confirmé, voilà un futur grand baryton italien: de plus son personnage n’est pas exagéré, certes moins truculent que celui de Bacquier, inoubliable dans le rôle, mais très naturel et très vrai. En tous cas voilà du chant!
Quant à Kwanchoul Youn, son entrée en scène marque un basculement musical: enfin on est devant un chanteur stylé, devant une voix bien posée, même si les graves sont moins impressionnants que chez certains de ses illustres prédécesseurs (Kurt Moll…Nicolai Ghiaurov) on reste séduit par la grandeur du personnage et son humanité, et la qualité vocale de la prestation, c’est un Guardiano indiscutable et c’est lui qui, avec Alaimo et Alvarez, remporte le plus grand succès.

On le voit, une distribution inégale, mais dans l’ensemble de bonne tenue, ne boudons pas…



Mais une fois de plus, c’est Philippe Jordan qui surprend son monde dans un répertoire où, c’est le moins qu’on puisse dire, il n’était pas attendu (on a échappé à Oren…!). L’orchestre est parfaitement au point, d’une clarté cristalline et la direction est d’une grand raffinement. Cette approche de Verdi, plus esthétisante, avec moins de tripes, mais plus d’élégance, séduit indiscutablement. Elle est bien plus intéressante que ce qu’avait tenté de faire Muti avec Le Trouvère à la Scala (“Verdi, c’est comme Mozart”), il en était résulté un ennui mortel que jamais on n’éprouve ici. Certains reprocheront quelquefois un manque de dramatisme , mais je dois dire que je ne l’ai pas vraiment noté. Ce que je peux affirmer en revanche, parce que j’ai vu de nombreuses soirées de la précédente production, entre 1975 et 1981,  c’est qu’on a là indiscutablement la meilleure direction musicale de Forza del Destino qu’on ait eu à l’Opéra et bien meilleure que celle de Zubin Mehta à Vienne (il était ce soir là dans une soirée “routine”).
Au total, je trouve que la presse a été un peu injuste avec une production qui musicalement tient globalement la route (avec quelques doutes sur Urmana et Stoyanov…) et qu’on ne passe pas un moment désagréable; certes, la mise en scène va encore alimenter la polémique sur les choix esthétiques de Nicolas Joel, mais je dois reconnaître que je m’attendais à bien pire, vu ce que j’avais lu, et qu’en revanche j’ai passé un vrai moment musical verdien, avec les émotions inévitables et la redécouverte de cette évidence: quand Verdi s’y met, c’est quand même quelque chose!