BAYREUTH 2013 / BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER RING DES NIBELUNGEN – QUELQUES MOTS SUR CE QU’ON ENTEND ET SUR CE QU’ON LIT

Walküre Acte I (puits de pétrole en Azerbaïdjan il y a un siècle) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

J’ai peu de chance de voir le Ring de Frank Castorf cette année. J’irai à Bayreuth, mais pour voir encore le Tannhäuser problématique de Sebastian Baumgarten, dirigé cette année par Axel Kober, et pour le Fliegende Holländer dirigé par Christian Thielemann. Entre les représentations j’aurai peut-être la chance d’attraper un Siegfried ou un Götterdämmerung, mais ne rêvons pas.
On a donc pu entendre  les retransmissions radio en direct sur BR (Bayerischer Rundfunk): à noter que France Musique a depuis longtemps renoncé à ces directs, qui étaient pourtant il y a quelques décennies une sorte de passage obligé. C’est ainsi, grâce au direct de Bayreuth sur France Musique que j’ai pu entendre le Tristan und Isolde de Carlos Kleiber de 1975. Les têtes pensantes de France Musique considèrent sans doute que le festival de Bayreuth, surtout en cette année de bicentenaire, ne vaut pas tripette, et que ce qu’ils programment à la place est tellement plus stimulant…Même si à un moment ou un autre France Musique retransmettra en différé, il est clair que le direct a quelque chose de plus urgent, et que l’on participe un peu plus à l’événement et pour qui s’occupe de musique, le Festival de Bayreuth est un événement.

Rheingold, les géants.© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

A entendre les retransmissions, les réactions du public, la direction musicale et les voix (avec la distance que procure la radio), et à lire les critiques de la presse allemande, on comprend que quelque part, les deux soeurs Wagner ont gagné la partie: la mise en scène n’est pas accueillie de manière pire que d’autres (Tannhäuser par Baumgarten, ou Parsifal par Schlingensief) les voix ont l’air de s’en sortir avec grand honneur, et la direction musicale, même en radio, apparaît comme extraordinaire.
Il me semble en effet qu’au-delà de ces manifestations de bicentenaire, après le demi-échec des Frühwerke (oeuvres de jeunesse) comme je l’ai expliqué dans un article précédent (voir l’article dans ce site), les médias et une partie du public attendaient un épouvantable scandale à cause de l’épouvantail Frank Castorf et une distribution sur le papier considérée comme moyenne: seule la direction musicale qui excitait la curiosité. Vu ainsi, on allait à l’échec; et un échec sur ce Ring, c’était une menace sur la gestion même du festival par les deux soeurs, en conflit larvé avec les tutelles (et notamment l’État de Bavière) et l’attente en embuscade d’éventuels successeurs, de la famille ou non, toujours prêts à relever le défi. La réforme de 1976 avait bien stipulé que si aucun membre de la famille Wagner ne se révélait apte à gérer le Festival, celui-ci serait confié à un professionnel par le conseil d’administration. On peut bien penser qu’il y a de potentiels candidats, dans la famille (bien généreuse en conflits internes et en exclus, à commencer par toute la descendance de Wieland Wagner) et hors famille. Wolfgang Wagner, vieux renard, avait essayé d’imposer sa fille Katharina en excluant son autre fille d ‘un premier lit Eva, qui pourtant est celle des deux qui a la plus grande expérience dans le monde de l’opéra, conseillère artistique de Stéphane Lissner au Châtelet, puis à Aix (où elle a préparé le Ring d’Aix et Salzbourg), puis au MET. Dans le partage des tâches qui semble s’être construit lorsque la solution bicéphale a été arrêtée, Eva apparaît responsable de l’artistique (et plutôt du chant), tandis que Katharina est chargée de la gestion au quotidien, de la communication et des productions: c’est à Katharina qu’on doit le retour en force du Regietheater sur la colline verte (Christoph Schlingensief, Christoph Marthaler, Sebastian Baumgarten, Jan Philipp Gloger, Stephan Herheim, Hans Neuenfels), bref un générique qui fait le bonheur des vieux wagnériens (au sens des vieux croyants de Khovantchina…). Katharina s’est frottée à la mise en scène un peu partout en Allemagne et a commencé à Bayreuth par une production des Meistersinger, très discutée, mais très courageuse et très intelligente où elle a crânement posé le problème de Bayreuth et du nazisme, et notamment du destin de cette oeuvre, la seule autorisée jusqu’à la fin par Hitler à Bayreuth.
Les deux soeurs, à peine enterré le patriarche, ont dû à la fois affronter les travailleurs saisonniers du Festival qui ont menacé sécession, puis le regard un peu distant des curateurs. Elles sont entrées en conflit avec la Société des Amis de Bayreuth, et ont suscité la naissance d’une société rivale (les choses se sont arrangées depuis) et entretiennent comme je l’ai rappelé des relations tendues avec l’Etat de Bavière, principal bailleur de fonds (depuis les origines….). Il est clair que tout ce qui entoure le Festival les attendait au tournant, comme on dit.

Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Je l’ai écrit par ailleurs, le Festival de Bayreuth étant un festival à public captif avec à peu près une demande 10 fois supérieure à l’offre, la question du marketing ne s’est jamais posée, et ce Festival peut se permettre d’être le dernier à ne pas utiliser internet pour la location, à avoir une communication minimale, avec un matériel au design discutable etc…etc…Encore que la manière dont au dernier moment les (magnifiques) photos de la production du Ring ont inondé internet et la presse internationale est un joli coup de pub !

Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Mais peu importe, l’important est que Bayreuth reste envers et contre tout, bon an mal an et au grand dam des détracteurs, une rampe de lancement d’artistes, une référence pour la travail scénique, cet atelier (Werkstatt) souhaité dès 1951 par Wieland et Wolfgang: rappelons quand même que Wieland devenu une référence historique de LA représentation wagnérienne a essuyé en son temps les mêmes insultes que les Chéreau et autres. Un atelier, cela veut dire un lieu de propositions, de travail continu, le lieu des points de vue. En ce sens il est clair que le Ring de cette année sera modifié l’an prochain par Castorf.

Rheingold Nibelheim © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Ce que je vais écrire sur ce Ring est donc par force sujet à caution, dans la mesure où je n’ai qu’entendu la musique et vu des photos de production que je vais reproduire ici, à partir de quoi on peut déjà se faire non une opinion mais une idée vague de ce qu’il en est.
L’audition de Rheingold, Walküre et Siegfried est d’abord stupéfiante de clarté. On sent qu’un soin tout particulier a été donné à la diction, ce qui veut dire à la fois attention du chef (on sait qu’il a assisté à toutes les répétitions scéniques depuis le 22 avril) et attention du metteur en scène au ton; d’ailleurs, les variations d’expression sont nombreuses et laissent deviner un chant particulièrement accentué, coloré, composé (au sens de composition scénique et textuelle) c’est évident à entendre Wolfgang Koch qui fait un Wotan apparemment remarquable, une sorte de belcantiste wagnérien, mais aussi Burckhard Ulrich (extraordinaire d’expressivité) et Martin Winkler (Alberich), ainsi que Günther Groissböck dans un magnifique Fasolt.

Johan Botha (Siegmund) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Johan Botha (Siegmund) chante toujours bien, mais sans particulière expressivité (même si je ne le voyais pas en scène, je le devinais…).

Walküre Acte III, presque traditionnel © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette présence du théâtre en bouche chez pratiquement tous les protagonistes, cette attention au texte est un atout majeur dans un Ring, car il met en scène d’emblée des personnages et non des chanteurs. Du côté des femmes, notamment Sieglinde et Brünnhilde, rien à redire apparemment: l’engagement d’Anja Kampe est évident (très intense au 2ème acte de Walkyrie)et Catherine Foster est impressionnante: cela confirme la bonne santé du chant wagnérien.  Anja Kampe est une bonne Sieglinde (à l’entendre en radio) mais elle n’est pas meilleure que d’autres (notamment Eva-Maria Westbroek ou même Waltraud Meier, toujours exceptionnelle en scène), Catherine Foster est vraiment une grande voix: son réveil dans Siegfried est remarquable, même si elle me semble abuser du vibrato. La voix est claire, limpide. Et dans le troisième acte de la Walkyrie elle est vraiment émouvante: elle démontre là être une grande artiste.
Kirill Petrenko est très surprenant: tout le monde a noté son énergie, son sens dramatique (les critiques italiennes à son Rheingold romain étaient unanimes) et les comptes rendus de sa direction à Bayreuth vont toutes dans ce sens. Mais ce qui m’a frappé en écoutant ce travail c’est d’abord, en accord avec la diction des chanteurs, l’extraordinaire clarté du rendu orchestral, il rend la partition translucide, et il épouse le texte d’une manière stupéfiante, donnant encore plus de couleur à la musique, accentuant les contrastes, accompagnant très doucement quelquefois, brutalement forte voire fortissimo ensuite. Le début du deuxième acte de Siegfried commence par un murmure noir de l’orchestre, qu’on entend à peine pour monter ensuite en crescendo dramatique d’une très grande tension. Le réveil de Brünnhilde dans Siegfried n’est que chatoiement de timbres, tout comme le final de Walküre. C’est une très grande direction, cela s’entend immédiatement, mais qui va bien plus loin que l’énergie, le dramatique, c’est une construction d’un relief inouï. Ah, oui on a envie de voler à Bayreuth!

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Évidemment, il est plus difficile de parler d’une mise en scène qu’on n’a pas vu, et je ne tenterai pas l’exégèse. Entre les déclarations de Frank Castorf et ce qu’en disent les critiques, et à la vue des photos, quelques remarques de base quand même dictées par l’expérience et par un regard attentif sur les traces photographiques, ou d’un mythe complètement démythifié: regardez la photo ci-dessous: qui peut deviner qu’il s’agit du duo d’amour de Siegfried ?

Siegfried Acte III, duo Siegfried Brünnhilde © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

D’abord, on sent chez les journalistes une surprise, la surprise qui serait la traduction d’un “tiens ce n’est pas si terrible que ça”…Frank Castorf est lui aussi un vieux renard du théâtre, il a choisi lui aussi de raconter une histoire, qui n’est pas celle du mythe allemand mais d’un mythe en négatif, en puisant dans l’univers du cinéma (certains on parlé d’atmosphère à la Tarantino) qu’il utilise d’ailleurs dans la mise en scène: il fait apparemment de Rheingold un film de série B, une sorte de mauvaise comédie et de mauvais acteurs, un film de gangsters. Que Wotan soit un gangster, qui nage dans l’abus de pouvoir comme les filles dans le Rhin, c’est évident. Il fait de cette histoire le parcours de l’Or noir, des premiers puits d’Azerbaïdjan (Walküre 1er acte), jusqu’à Wall Street (Götterdämmerung).

Décor de Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Rheingold se passe dans un motel de la route 66, avec sa station service. Apparemment c’est suffisamment bien fait et habile pour que le public soit au moins partagé (il paraît même que les huées étaient plutôt rares à Walküre). Faire de l’Or noir l’enjeu du pouvoir , c’est presque banal, vu l’importance de la question énergétique aujourd’hui, et les enjeux politiques qu’elle génère, ainsi que les guerres et la violence (voir les états d’Asie centrale, les guerres en Irak etc…). Que le Ring soit l’histoire dérisoire de notre monde, une histoire violente, assez sale, où l’amour est piétiné au nom du gain et du pouvoir et non pas le grandiose mythe des Dieux (qui chutent, ne l’oublions pas), c’est suffisamment banal pour que Castorf ne soit pas accusé de trahison: en ce sens, l’approche est bien voisine, à un autre niveau, de celle de Bieito dans son Boris de Munich. Là où Calixto Bieito montrait Poutine et Sarkozy, Frank Castorf montre Wotan en gangster de mauvais film, même sens de la lecture politique, même manière de nous dire “ces oeuvres nous parlent, hic et nunc” et peut-être nous déchirent-elles.

Siegfried Acte III, Erda/Wanderer © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Avoir vu les photos des décors d’Aleksandar Denić installés sur une tournette permet à la fois de constater qu’ils sont beaux (au moins les photos), impressionnants, et cohérents avec une esthétique de l’ironie et de la distance vaguement inspirés aussi par la bande dessinée. Les parisiens le connaissent d’ailleurs puisqu’il était l’auteur du beau décor de la Dame aux Camélias tellement honnie par une partie du public.
Enfin, un point indiscutable est l’importance de Frank Castorf dans le théâtre allemand. Il représente ces artistes produits par l’ex-Allemagne de l’Est qui véhiculent un théâtre militant, politique, qui réfléchit de manière chirurgicale au destin allemand, à la germanité (les parisiens ont vu il y a quelques années Meistersinger à Chaillot et plusieurs autres spectacles depuis 2000), mais aussi un homme de théâtre très rigoureux malgré une allure un peu distanciée et déjantée. C’est incontestablement un intellectuel représentant d’un théâtre dit “postdramatique” dans lequel il insère des textes de référence, des éléments biographiques tressés dans l’oeuvre (ce qui lui a été interdit par contrat à Bayreuth), une sorte de théâtre de l’intertextualité et un théâtre évidemment politique. Pour ma part j’ai vu de lui outre La Dame aux Camélias (voir le compte rendu dans ce blog), Meistersinger, que j’avais trouvé moins réussi, et surtout l’Idiot de Dostoïevski, pur chef d’oeuvre de théâtre, inoubliable. Et on peut donc lui faire confiance dans une lecture acérée du texte de Wagner, notamment lorsqu’il dit que le Ring est “fröhliches Anarchie” autant dire un “joyeux bordel”. Il a laissé des interviews, où il ironise sur la direction, sur les temps de répétition (9 jours pour Rheingold, c’est pure folie!) où il affirme qu’il ne veut pas faire un Ring de bicentenaire, il lui suffit de faire un Ring de l’année. Bref, il joue son vieux routier de la provocation, lui qui fut sous la DDR pratiquement chassé de tous les théâtres où il travaillait et où ses mises en scènes étaient interdites. Castorf est l’un des hommes de théâtre les plus importants de l’Europe d’aujourd’hui, et il est encore et toujours une sorte de Seigneur dans sa forteresse de l’Est, la Volksbühne de Berlin sur laquelle trône un fier  néon “OST”: c’est un homme avec lequel il est quelquefois difficile de travailler (j’ai discuté avec quelques uns de ses comédiens qui quelquefois en souffrent); Christoph Marthaler en sait quelque chose, lui qui a codirigé la Volksbühne pendant quelques années où il a produit parmi ses plus beaux spectacles (La Vie Parisienne, Légendes de la Forêt viennoise). Mais Castorf  reste une des grandes figures du théâtre de ce temps, l’une des plus importantes de l’Allemagne “post-Wende”, et en ce sens, l’appeler à Bayreuth est pleinement légitime et lui donner le Ring, cette incroyable histoire de pouvoir, est totalement juste. J’attends avec impatience l’occasion de voir ce spectacle et je vous engage demain à brancher votre internet à 15h57 sur le site de Bayerischer Rundfunk pour la conclusion,  Götterdämmerung.
Quelques remarques à propos de ce Götterdämmerung radiophonique: une direction musicale toujours aussi somptueuse, à la fois analytique, énergique, ironique, qui suit de près les chanteurs. Il faudrait évidemment voir la scène pour comprendre comment le chef travaille avec la mise en scène, élément essentiel à Bayreuth, mais d’emblée, c’est le Ring de Petrenko. Relative déception du côté des chanteurs, moins à l’aise semble-t-il, Attila Jun en Hagen ne me convainc pas, il manque de présence et surtout de noirceur. Catherine Foster a un peu de mal à la fin (les aigus semblent un peu tirés) mais fait de beaux premier et deuxième acte. Lance Ryan faisait encore il y a cinq ans de beaux Siegfried (aussi bien dans Siegfried que dans Götterdämmerung), le Siegfried de Götterdämmerung ne lui convient plus du tout, on est à la limite de la justesse, émission trop nasale, une manière de chanter quelquefois à la limite de l’acceptable. Je n’ai pas trop aimé la Gutrune de Allison Oakes, mais bien aimé en revanche la Waltraute très présente de Claudia Mahnke qui chantait aussi Fricka et l’Alberich de Martin Winkler, une très bonne prestation tout au long du Ring. Toutes ces observations à l’écoute de la radio, et donc évidemment sujettes à modification dès que j’entendrai et je verrai ce Ring, dans un mois ou dans un an….
Car on l’a tous compris, ce spectacle est discutable, encore irrégulier (sans doute les choses vont-elles se préciser), le public est partagé mais il y a des moments que tous disent exceptionnels et c’est paraît-il le plus convaincant des dernières années musicalement (et pour bien des critiques , et musicalement et scéniquement). Que demande peuple wagnérien?
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Les filles du Rhin © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 26 juillet 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Calixto BIEITO )

Partie I Tableau 1© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
Il y a des années que je n’ai entendu un Boris Godunov. Je crois bien depuis le fantastique Boris  dirigé par Abbado à Salzbourg (Mise en scène Herbert Wernicke) dans les deux éditions  (1994 et 1998) , ce qui ne nous rajeunit pas. On a plus vu récemment des Khovantchina on a  même vu  Salammbô. Mais de Boris, qui était pourtant le cheval de bataille que les théâtres représentaient assez régulièrement, moins de traces (une production de Kokkos à Vienne en 2007 sous la direction de Daniele Gatti). Personnellement, j’ai vu une production à Londres (version Rimski) en 1974, avec Nicolaï Ghiaurov, dirigée par Edward Downes, puis celle de la Scala avec Abbado, en 1979, dans la mise en scène de Iouri Lioubimov (version originale), puis celle de Paris (Joseph Losey, avec Ruggero Raimondi et dirigée par Rouslan Raytcheff dans la version Chostakovitch) où l’orchestre était sur scène sous une couronne géante (décor de Gilles Aillaud), puis celle de Tarkovsky à Vienne (Abbado) en 1991, une édition du Bolshoï en tournée à la Scala qu’il vaut mieux oublier en 1989, une production de Yannis Kokkos à Bologne, puis enfin les deux fois celle de Wernicke à Salzbourg (toujours Abbado). Depuis 1979 et Abbado, je n’ai entendu que la version originale de Mussorgski (version 1872, avec l’acte polonais), sauf celle de Paris (Chostakovitch) et je crois celle du Bolshoï en 1989. Des productions vues, trois me sont restées dans le coeur, pour des raisons différentes: celle de Losey, qui avait placé l’orchestre au fond, et qui faisait se dérouler l’opéra sur la fosse d’orchestre couverte de Garnier, donnant une proximité inconnue jusque là aux chanteurs, avec un Ruggero Raimondi époustouflant, celle de Iouri Lioubimov, qui rendit à mon avis à Boris Godunov son aspect presque rituel, dans une structure de décor qui imitait les icônes russes avec au centre une icône de la vierge, et tout autour des espaces pour les différentes scènes, comme ces icônes russes qui racontent des vies de saints ou les scènes de la bible, et celle de Herbert Wernicke, la plus impressionnante, qui replaçait l’histoire de Boris dans la longue lignée des tsars et des secrétaires généraux du parti de l’URSS, et donc remettait en perspective l’histoire de Boris avec celle du pouvoir en Russie, et celle des relations de ce pouvoir au peuple. La scène du couronnement, avec cette cloche géante au centre, et l’arrivée de Boris entouré des membres du “comité central” était inoubliable, ainsi que la scène finale avec l’innocent. Il en existe des vidéos, à voir séance tenante.
La production de la Bayerische Staatsoper de Calixto Bieito se place dans ce sillon-là, celui d’une analyse politique à l’éclairage de la vie politique d’aujourd’hui et des manifestations du pouvoir, face aux peuples trompés, vision noire, très noire de l’illusion démocratique. C’est sans nul doute l’une des grandes productions de ce temps, qui génère une tension et une amertume extraordinaires. Kent Nagano dirige la version originale de 1869, sans acte polonais, une version qui ressemble à une icône sonore. Je reviens à l’idée géniale de Lioubimov en 1979 qui construisait sur la scène cette icône géante racontant la vie de Boris, comme une sorte de passion avec ses stations, conduisant à l’issue fatale. Il y a un peu de cela dans cette version originale, où en quelques tableaux très concentrés, le parcours de Boris est présenté, elliptique, en quelques scènes, et de manière étonnante, plus concentré sur les contextes que sur Boris lui-même qui intervient trois fois, sur trois tableaux, le couronnement, l’exercice du pouvoir résumé en deux moments, une scène privée, leçon à son fils sur la politique suivie de la scène très politique avec Shuiski qui se conclut par son premier délire. Et enfin la mort. Tout le reste raconte et le peuple, et la montée en puissance du faux Dimitri. À peine le couronnement achevé, commence la genèse de la chute inexorable, puisque la scène suivante est celle de Pimen, qui raconte l’histoire de la Russie, et la naissance du “destin” de Grigori, devenu faux Dimitri (le fils du Tsar détrôné par Boris, qu’on soupçonne de l’avoir assassiné), puis un épisode du voyage de Dimitri, qui suit les deux moines Varlaam et Missail, et se retrouve dans une auberge à échapper aux recherches. Quelques scènes emblématiques de la chute de Boris, sur fond de peuple opprimé, qui se termine, non pas par le peuple et l’innocent comme la version de 1872, mais par la mort de Boris. La version de 1869, exécutée ici sans entracte, sonne comme une longue passion vers la mort avec d’un côté un peuple sans cesse instrumentalisé, un usurpateur Dimitri/Grigori dont la montée en puissance est téléguidée par les boyards et notamment Shuiski, et un Boris qui sombre peu à peu dans la folie. Cette concentration n’en fait pas une fresque, mais un regard chirurgical sur les mécanismes de pouvoir, sans concession, avec une instrumentation rèche, rude (le prologue!) qui évite le lyrisme, et des alliances instrumentales étranges, surprenantes qui ont conduit en son temps aux révisions de Rimsky-Korsakov, beaucoup plus lénifiantes. Or, la musique de Mussorgski est d’une étonnante modernité. Modernité par les choix de l’instrumentation, par les ruptures, par la couleur. Debussy avait toujours près de lui la partition de Boris. Cette modernité musicale, tellement révélée par les choix de Kent Nagano, qui ne laisse que peu de place au lyrisme, en fait, en cohérence avec la mise en scène, une sorte de messe noire terrible: tempos quelquefois accélérés, longs silences, clarté de l’orchestre et de l’instrumentation, sorte de neutralité glacée en évitant les accents qui pourraient tomber dans le pathos, analyse chirurgicale de la partition et prééminence du choeur (magnifique, dirigé par Sören Eckhoff), qui chante souvent sur le devant de la scène, écrasant l’orchestre par son volume (y compris l’énorme choeur d’enfants), une interprétation glaçante, accentuée par des effets sonores voulus par la mise en scène, comme le son des matraques sur des barrières métalliques qui couvre, ou alterne avec le son des cloches dans la scène du couronnement: le Te Deum de la violence.
Dès le départ, on comprend que le moment sera fort, scène noire, silence dans la fosse, et une rangée de policiers avec casques et matraques barrant la scène et masquant le peuple qui chante sa souffrance et son attente.
Partie I tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Un peuple bariolé qui va bientôt, à mesure que l’attente de l’élection du Tsar se fait plus pressante, après l’intervention lénifiante (et musicalement sublime de Chtchelkalov ), brandir des photos (comme les icônes ou les portraits funèbres des temps anciens) de nos hommes politiques tous souriants, enfin de tous ceux que Bieito estime être des faiseurs ou des démagogues : cela commence par Poutine, immédiatement suivi de Sarkozy. Puis tous apparaissent (sauf Merkel et Obama…le lecteur cherchera pourquoi), les Berlusconi, Monti, Rajoy, Orban, Cameron, Blair, Bush, Barroso, et même Hollande avec un sourire béat. Vision de tous ces portraits qui renvoient évidemment à la médiocrité du personnel politique, à la naïveté populaire, à l’extraordinaire tromperie sur la marchandise politique (et politicienne) que les peuples vivent en ce moment.

Partie I Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

A cet état politique en moisissure correspond parallèlement une violence qui s’exprime contre les populations, la police tabasse, violente, encadre. Et quand Boris apparaît, tant attendu, il est très haut, très loin, on le voit à peine, sur la terrasse de la grosse structure métallique sombre qui va accompagner tout l’opéra, tout à tour fond de scène, ou mur d’un Kremlin imaginaire, château fort dont l’intérieur s’ouvre pour les scène de palais avec Boris (les panneaux s’ouvrent comme autant de ponts-levis). Un Boris lointain, raide, immobile, une statue déjà sans âme. Vision formidable.
Calixto Bieito et sa décoratrice Rebecca Ringst construisent un univers noir, nocturne, avec des éclairages crus (Michael Bauer) coupant la brume ambiante, un univers de mort et de crime, nuit et brouillard.
Ce que voit Bieito dans cette histoire c’est non pas un pouvoir oppressant un peuple innocent, mais au contraire un pouvoir né d’une société violente et oppressante par elle-même: le peuple est violent (violence contre l’Innocent dans le premier tableau de la quatrième partie, lancement de cocktails Molotov), mais les individus le sont aussi entre eux.

Partie II Tableau 2 Scéne de l’auberge © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

L’aubergiste (Deuxième partie, deuxième tableau), qui dans cette mise en scène est une vendeuse ambulante de verroterie et de boissons, pour faire échapper Grigori Otrepiev tue froidement les policiers venus à sa recherche (Bieito résolvant ainsi d’ailleurs un problème dramaturgique réel), mais maltraite aussi sa petite fille. Bieito met de la violence partout: l’innocent est tué au pistolet (scène à la limite du supportable) par une jeune fille dont la main est tenue par Shuiski, et dans la scène finale, Shuiski, véritable âme du complot contre Boris, arrive accompagné de Grigori/Dimitri qui pendant que Boris meurt au premier plan, étrangle ou étouffe une à une les enfants (Bieito fait de Fjodor une jeune fille) et l’entourage de Boris (Xenia, la nourrice), accomplissant le crime duquel Boris a été accusé pour arriver au pouvoir et installant ainsi l’assassinat comme mode de succession, pendant que le choeur final chante “point de salut”.

Partie III Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Le monde privé qui entoure Boris (Troisième tableau) est un salon d’un luxe un peu ostentatoire et de style asiatique, sous une carte géante de l’ex URSS, qui montre combien l’Asie compte dans cet Empire, Fjodor, le Tsarévitch joue avec un gros globe terrestre comme avec un ballon, il prend déjà la posture (il est ici comme je l’ai signalé plus haut, vu comme une jeune fille: Bieito s’appuie sur la réalité de la voix pour lui faire correspondre la réalité du corps) , Xenia, perchée sur la terrasse,  jeune fille un peu vulgaire en tenue de samedi soir, pleure son fiancé de manière un peu excessive, scène de famille un peu pitoyable, tandis que l’espace politique est figuré par une table de réunion avec des chaises vides (dans laquelle se déroulera et la rencontre avec Shuiski, et  la mort du Tsar). Tout cela n’est ni marqué par l’émotion, ni par la sensibilité, on est dans la pure chirurgie. Alors certes, Calixto Bieito accentue le pessimisme du livret en lui faisant dire les possibles de l’histoire avec une thèse, née de la lecture du livret, qui est l’interaction entre le pouvoir et la société: un pouvoir sans légitimité ou acquis dans une démocratie biaisée procède d’une société sans repères et sans règles, et alimente le désastre social. Le peuple, tenu à l’écart du processus politique finit par être dépossédé et laissé à ses démons. D’où la violence qui circule, d’où le pessimisme terrible de la vision, d’où une lecture contemporaine d’un Boris qui n’est que le masque de nos politiques d’aujourd’hui, mais il n’y a même pas de place dans ce monde pour des indignados, qui pourraient signifier quelque lueur d’espoir, mais seulement pour des gestes violents et gratuits:

Partie IV, 1er tableau © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
les cocktails Molotov se brisent contre les murs, mais ces derniers restent debout et  s’imposent. Dans un monde aussi noir, dans une société en proie au besoin et aux doutes, il est facile à n’importe quel homme providentiel de prendre de l’ascendant. Grigori Otrepiev peut se faire passer pour le faux Dimitri, peut séduire les foules, peut être celui qu’on attend. Le monde est trop faible pour résister aux usurpateurs.  
Scène finale © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Voilà donc l’histoire que nous raconte Bieito, et celle que raconte Mussorgski, celle d’un monde sans loi, sinon celle du plus fort et du plus malin, celle d’un peuple sans repères, celle d’une société sans morale. Boris n’apparaît que peu dans l’opéra qui porte son nom, parce qu’il n’est qu’un instrument de l’histoire, d’une histoire représentée par Pimen, qui lui, la connaît. Son intervention finale montre en même temps qu’il sait l’utiliser. Il est l’un des multiples rouages de l’entreprise qui mine le pouvoir.
A cette vision cruelle et sans concession correspond une analyse musicale taillée au cordeau par Kent Nagano, je l’ai souligné plus haut, et servie par une distribution de très haut niveau. Il n’y a pas vraiment dans Boris Godunov de rôles dominants: Boris bien sûr mais comme je l’ai dit, il apparaît relativement peu, Pimen bien sûr dont le récit remplit tout le premier tableau de la deuxième partie, et Shuiski, dont Bieito a accentué le rôle ambigu, qui apparaît dans l’ombre là où les événements s’accélèrent, qui est le manipulateur “faiseur de rois”, au besoin criminel, garantissant évidemment le maintien des privilèges des boyards. À toutes ces figures, Bieito donne un rôle dans sa construction et la plupart sont des pantins aux mains de pouvoirs occultes (les boyards, ici), Boris, sans doute arrivé au pouvoir par manoeuvres politiques ( l’intervention de Chtchelkalov au premier acte, pour calmer la foule, et aussi les ardeurs de la police) et peut-être par l’assassinat (le tsarévitch Dimitri), Grigori, l’aventurier opportuniste peut-être instrument des catholiques (dans la version 1872 en tous cas), dans celle de 1869, c’est plus flou, Pimen, à la fois celui qui dit l’histoire, mais qui lui donne aussi un coup de pouce, Shuiski, le gardien des droits de sa caste. Tous personnages clairement identifiables dans tous jeux politiques, d’hier et d’aujourd’hui. Cette lecture très radicale ne change pas les données du Boris de toujours, elle les prolonge et les éclaire. Magnifique travail.
La distribution réunie est très équilibrée, particulièrement soignée.
En confiant le rôle de Shuiski à Gerhard Siegel, un ténor qui excelle dans les rôles de composition (Mime par exemple), le management munichois en fait (comme dans la mise en scène) un rôle central, sa voix forte, son habileté à colorer, à varier les expressions, à articuler et à “mâcher le texte” en fait un Shuiski tout à fait remarquable, c’est aussi un acteur notable, et sa présence, même muette occupe souvent l’espace.

Pimen, c’est Anatoli Kotscherga, vu la semaine précédente dans Don Giovanni à Aix où j’avais noté le manque d’éclat d’une voix désormais déclinante. Kotscherga est une très grande basse, il fut l’un des Boris d’Abbado, il a été Mazeppa sous la direction de Kirill Petrenko à Lyon.
Pimen et Gregori © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Il est un magnifique Pimen. Justement à cause des faiblesses et irrégularités de la voix. Tantôt des sons extraordinairement puissants, une profondeur insondable et un volume étonnant, et tantôt une voix blanche, sans éclat, sans couleur, le tout alternant en une phrase. Cela lui donne à la fois une vérité (Pimen est un vieillard) saisissante et une grande authenticité (c’est un artiste immense), ces faiblesses de la voix font qu’il ne semble pas chanter un rôle, mais être ce rôle, dans sa réalité: il semble même téléguider le jeune Grigori, comme si lui, le chroniqueur, faisait l’histoire. Une composition impressionnante, qui secoue et qui émeut.
J’ai beaucoup aimé le Chtchelkalov d’Ivan Golovatenko, timbre chaud, jolie couleur,  qui apaise les interventions  du choeur au début de l’opéra, et l’impressionnant Varlaam de Vladimir Matorin, à la fois puissant et très bien interprété, hors de la tradition, avec des accents très populaires et une diction très colorée alors qu’on sait qu’au Bolshoï il est un Boris (et donc une basse noble) de référence. Grand moment.
J’ai moins aimé le Grigori de Serghei Skorokhodov, qui scéniquement est très crédible dans son rôle d’ambitieux sans scrupules, mais qui vocalement ne m’a pas vraiment frappé, ni par la diction, ni par la projection, ni par la qualité du timbre.
Dans les rôles féminins, le Fjodor de Yulia Sokolik est particulièrement frais et juvénile (le rôle le veut), et fait habile pendant à la Xenia un peu déjantée d’Anna Virovlanski (l’Oiseau dans Siegfried, la Voce del cielo dans Don Carlo et Xenia: heurs et malheurs d’appartenir à une troupe), elle est incontestablement un personnage, mais pas si convaincante vocalement, tout comme Heike Grötzinger en nourrice. La plus convaincante est l’aubergiste de Margarita Nekrasova, présence scénique et vocale, puissance, jolie couleur: elle s’impose, incontestablement.

L’innocent (avec à droite Shuiski)© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Saluons enfin le très émouvant Innocent de Kevin Conners (qui excelle dans son personnage de souffre douleur, et dont l’assassinat est presque insoutenable), dont l’interprétation a convaincu le public: il remporte un éclatant succès, justifié.

Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Quant à Alexander Tsymbalyuk, il incarne un Boris à diverses facettes, très neutre au départ dans son discours initial au peuple, presque absent, voire indifférent, une voix très chaleureuse et très noble dans la troisième partie, avec de magnifiques harmoniques; une voix jeune, vive, dans la force de l’âge et pas vraiment un de ces Boris fatigués qu’on entend quelquefois. c’est évidemment dans les moments de crise (avec Shuiski) et dans la scène finale (qui sont l’essentiel de ses interventions) qu’il est le plus extraordinaire, à la fois noble, grandiose, et totalement animal, avec des sons proches du cri: j’ai rarement entendu un “Ja Tsar eščë”(je suis encore Tsar) aussi bouleversant.

Moert de Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

C’est vraiment une magnifique incarnation de Boris, aux couleurs variées, très “humaine”, très émouvante, et très jeune aussi. A ne pas manquer dès que possible dans ce répertoire.
Encore une fois, voilà une entreprise où musique et mise en scène se conjuguent, où le propos ne prend toute la force que dans l’interaction de la fosse, de la scène et de la troupe. Une grande soirée qui était projetée au dehors, sur la Max-Joseph Platz noire de monde et récupérable en streaming sur le site de la Bayerische Staatsoper. À la fin, les saluts furent raccourcis pour que l’ensemble de la distribution aille saluer la foule rassemblée dehors, avec explosion du public, et lâcher de ballons joyeux.

Les saluts à la foule de la troupe du Boris Godunov
Après un opéra aussi noir, c’était un peu bizarre de voir une joie pareille, mais la soirée prodigieuse le valait. La Bayerische Staatsoper est vraiment une très grande maison.
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Oper für alle/Opéra pour tous

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au “Ella giammai m’amò”, avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à “Tu che le vanità” du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit “lacrimosa”) qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, “di petto”, le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le “lacrimosa” qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais “ordinaire” dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution “sait” chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le “si” qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire “sensationnell”) peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans “O don fatale”, plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans “Ella giammai m’amò”, et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: “O Carlo ascolta” est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française “explosive” au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
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Acte 1(final) ©Bavarian State Opera

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 22 JUILLET 2013 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène Damiano MICHIELETTO)

Dispositif scénique ©Teatro alla Scala

J’ai écrit il y a quelques années sur ce blog un article intitulé l’impossible Ballo in Maschera et la difficulté de chanter Verdi : la représentation d’hier à la Scala en est l’illustration jusqu’à la caricature. Sur le papier, une proposition intéressante avec Sondra Radvanovsky (dont j’écrivais qu’elle est aujourd’hui l’une des seules sopranos verdiennes), Marcelo Alvarez, titulaire à peu près unique de Riccardo, et Zeljko Lucic, qui est en matière de baryton verdien ce qui se fait à peu près de mieux. Un jeune chef prometteur (il a eu l’Opera Award du jeune le plus prometteur) dans la fosse, et sur le plateau un metteur en scène italien qui explose depuis quelques années. Quoi de mieux pour motiver une petite virée rapide à Milan?
On ne peut reprocher à la Scala d’avoir sous-distribué son cast A (il y a en revanche dans le cast B Oksana Dyka, motif évident de fuite éperdue), ni d’avoir proposé une production ordinaire. Une production du Ballo in maschera est aujourd’hui une manière de défi et c’est tout le mérite de la Scala d’avoir pu le proposer.
Après la soirée d’hier qu’en reste-t-il?

Campagne électorale ©Teatro alla Scala

En premier lieu, la mise en scène. Damiano Michieletto est une nouvelle coqueluche de l’opéra: on a vu sa production salzbourgeoise de La Bohème l’an dernier, visions modernes, décalées, transpositions qui font sens. L’Italie semble avoir trouvé là une figure nouvelle correspondant à notre temps, subversif, mais pas trop, provocateur mais pas trop, juste ce qu’il faut au public de l’opéra pour jouer à se faire peur. Et de fait, sa mise en scène a déchaîné les passions, au point que la plupart des critiques n’accordent qu’une importance très relative à la musique. C’est pourtant là que le bât blesse surtout.

Marcelo Alvarez et Patrizia Ciofi ©Teatro alla Scala

L’idée qui domine ce Ballo in maschera est une analyse du personnage de Riccardo, au grand charisme, aimé des foules, et en même temps, vivant dans le privé un drame personnel parce qu’il aime la femme de son meilleur ami. Cette opposition sphère privée/publique, ce côté brillant de l’homme de cour, a renvoyé Michieletto au monde politique et notamment celui des campagnes électorales et à ce qu’elles imposent en termes d’image, et en termes de maquillage du privé. Ce monde de paillettes et d’apparence pourrait aussi être le miroir aux alouettes berlusconien vécu en Italie des années durant.
Alors, le début apparaît très divertissant, riche d’idées nécessaires à rendre crédible la transposition: Oscar le page devient la responsable de com plus ou moins amoureuse du chef, et qui le protège, Renato le responsable de la sécurité, le plus proche ami du boss et son épouse Amelia une sorte de caricature de l’épouse américaine, bien coiffée, tailleur, manteau de vison et sac à main. Il n’est pas sûr que Madame Radvanovky se sente à son aise dans cette vision, tant elle semble empruntée en scène.
Quant à Ulrica, c’est une prédicatrice d’église évangéliste, thaumaturge (elle fait du miracle – préparé?- à la pelle), tout de blanc vêtue, et la foule la presse. L’idée est amusante: là aussi, on ne peut que sourire à l’acrobatie théâtrale.
“L’orrido campo” où se rencontrent Amelia et Riccardo est un lieu de prostitution, sans doute derrière un stade. Riccardo arrive en voiture (mais à part l’idée gadget, rien n’en est fait) et Amelia se fait voler par une méchante prostituée sac à main et vison. Quand Amelia doit se dissimuler, elle est obligée de vêtir le ciré blanc de la prostituée, laissé à terre quand elle a pris le vison…
L’arrivée des conjurés, sur une musique assez ironique, n’est pas mise en valeur et l’on revient aux visions traditionnelles, élections à l’américaine ou pas.

Ld bal final ©Teatro alla Scala

Quant au bal final, c’est la fête de fin de campagne, et si les gens ne sont pas masqués, beaucoup portent l’effigie du candidat Riccardo  sous un néon géant “Riccardo incorrotta gloria”  slogan de la campagne qui s’éteint au moment de l’assassinat. Riccardo chante les dernières répliques debout à pleine voix pendant que son cadavre gît aux pieds d’Amelia. Marcelo Alvarez ne pouvait-il donc pas chanter allongé? fallait-il chanter cette mort à pleine voix?
Au-delà du divertissement procuré par cette transposition  bien faite, force est de constater qu’il n’en sort pas grand chose,  que bien des idées tiennent du gadget, et que les ressorts psychologiques ne sont pas plus fouillés que si l’on était à Boston au XVIIème siècle ou en Suède au XVIIIème. En fait, Michieletto ne tire pas grand chose de son idée centrale, néons, affiches, mannequins et tee shirts à l’effigie de Riccardo, et alors?
Et alors? tout cela fait un peu poudre aux yeux, tout cela fait un peu inutile, tout cela amuse la galerie (ou l’horrifie, l’accueil du public a été très violent à la première), mais il ne se passe rien, rien du tout, et surtout pas une quelconque émotion ni une quelconque idée qui sortent du tout venant habituel. Déception… Mais tout passe…
Du chef Daniele Rustioni on a dit grand bien (y compris dans ce blog): il est jeune, sérieux, très musicien, très travailleur. on va le voir l’an prochain dans Simon Boccanegra à Lyon. Et pourtant, fallait-il qu’il dirige Un ballo in maschera? Ou la Scala a pêché par excès de légèreté en le lui confiant, ou il a pêché lui-même par excès de présomption.
Sa direction est à l’évidence travaillée, mais il n’en sort rien. Il faut plus que révéler des notes et des phrases musicales, il faut plus qu’organiser la partition: ici, cela ne part jamais, jamais de dynamisme (c’est très lent), jamais de mise en dialogue de telle ou telle phrase, de tel ou tel pupitre qu’on invite à jouer plus fort, plus fin, plus subtil, aucune pulsion vitale, qu’une mise en place assez plate et sans âme, sans vie. Un travail qui distille l’ennui et qui finit par mettre un peu mal à l’aise tant on est loin de ce que Verdi exigerait: maturité insuffisante, manque de profondeur, “concertazione” inexistante . Alors le chef est hué à la fin, et les applaudissements en contraste sont bien grêles pour le chef et l’orchestre. Le public sent bien le décalage entre les exigences et le résultat, et l’échec musical de la représentation est pour une grande part dû à la fosse. Pour ma part je considère que c’est surtout la musique qui ne va pas: et c’est bien plus grave qu’une mise en scène à la mode qui fait hurler.
Du côté des chanteurs, Sondra Radvanovsky  est aujourd’hui l’une des voix qui peut chanter les grands Verdi. Un organe homogène (même avec des petits problèmes dans les notes basses, surtout au début de l’opéra) et un peu de temps pour se réchauffer la voix, mais une seconde partie très en place, avec des aigus superbes, et surtout des passages bien négociés, un appui sur le souffle sans reproches, y compris dans les mezze voci et les notes filées. On ne peut que souligner la qualité et la sûreté de la prestation et la belle ligne de chant. Enfin un vrai lirico spinto.

Alvarez dédoublé? ©Teatro alla Scala

Mercelo Alvarez chante Riccardo depuis longtemps, et l’on reconnaît l’agrément du timbre et de la couleur vocale. Mais son seul souci est de bien accrocher les aigus. Pas de ligne de chant, pas  d’homogénéité (les graves sont inexistants, le centre est inaudible) et au total pas de style, même si rien de ce qu’on entend n’est scandaleux.Il n’y a aucune intensité, aucun accent, un chant indifférent. Le personnage n’est pas dessiné, il n’est que joué et rien dans le chant n’est vraiment engagé. Une interprétation extérieure de qualité moyenne, on est loin de ce que je considère un grand standard verdien. Tel qu’il a été entendu ce soir, Marcelo Alvarez usurpe sa qualité de star du chant.
L’Ulrica de Marianne Cornetti , prédicatrice télévisuelle à l’américaine, est bien plus mezzo que contralto. Elle a des grands aigus volumineux et des graves inexistants, là où le rôle exige à la fois de beaux aigus, mais surtout de très beaux graves (le début Rè dell’abisso, affrettati). La voix manque donc de cette homogénéité qui devrait marquer Ulrica, mais on peine à en trouver sur le marché lyrique aujourd’hui. N’est pas Obratzova qui veut.

Zeljko Lucic et Marcelo Alvarez ©Teatro alla Scala

Zeljko Lucic ménage sa voix pour lancer ses différents airs, la prestation est correcte, sans être de celles qui vous chavirent ou même qui seulement vous procurent un peu de satisfaction. La voix reste toujours un peu opaque, sans éclat. Les aigus sortent mais toujours un peu forcés. L’artiste est sérieux, gagne son pain dans les grands barytons verdiens, mais tout comme Gagnidzé dans Rigoletto la veille, il ne peut à mon avis prétendre à incarner un style verdien, dans son intensité et son originalité. Quand il y avait des voix pour Verdi, il n’aurait probablement pas chanté Renato à la Scala. Mais quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. C’est aujourd’hui ce que la scène peut procurer de mieux, paraît-il. Acceptons-le.
Quant à l’Oscar de  Serena Gamberoni, qui succède à Patrizia Ciofi pour ces dernières représentations, c’est une très jolie voix, en place, à la technique assurée, qui s’entend bien dans les ensembles, et qui a bien éclairé la soirée. C’est le plus grand succès aux saluts, cette jeune artiste est à suivre, incontestablement.
Dernier rayon de soleil: un petit rôle, Silvano le marinaio chanté par Alessio Arduini. Il a peu à chanter, mais dans cette médiocrité d’ensemble, on reconnaît immédiatement là un très joli timbre, une voix de qualité. Le public ne s’est pas trompé, pour ce tout petit rôle, il a réservé une belle ovation. Alessio Arduini, un nom à suivre aussi.
On sort de ce spectacle non pas scandalisé, mais amer. Car mon dernier Ballo in maschera à la Scala en 1987 s’était très mal passé, bien plus mal que cette fois-ci, avec deux protagonistes sur trois en méforme (Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini catastrophique en Amelia) et un Riccardo (Luciano Pavarotti) qui n’en pouvait mais. Même avec un chef (et quel chef! Gianandrea Gavazzeni), la soirée s’était finie en bronca dans les sifflets et les huées. Rien de cela ici. Mais des applaudissements polis et l’envie de passer à autre chose.
La représentation se déroule dans une certaine indifférence résignée. Il ne s’est rien passé, on n’a rien ressenti et on ressort un peu triste qu’une fois de plus on soit passé à côté de la plaque. Voilà une représentation qui sur le papier devrait fonctionner. Même avec une mise en scène contestée; son postulat de départ est assez juste, voire séduisant: c’est la manière de ne pas la développer sinon dans le gadget qui me dérange.
Mais pour moi le point essentiel,  c’est surtout la musique qui s’impose mal et qui fait défaut.   Le papier est donc chose fragile. Et Verdi est encore très loin, très loin.
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final©Teatro alla Scala

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI le 21 JUILLET 2013 (Dir.Mus: Giandandrea NOSEDA, Ms en scène: Robert CARSEN)

Gilda perchéde sur son trapèze au moment du “Caro nome” ©Festival d’Aix

Jamais Rigoletto n’avait été jusque là produit par le Festival d’Aix-en-Provence. C’est désormais chose faite, en cette année de bicentenaire Verdi. Ainsi, sur les cinq productions au programme: un opéra allemand (Elektra), un Mozart(Don Giovanni), un opéra italien (Rigoletto), un opéra baroque (Elena) et une création de Vasco Mendonça (né en 1977) The house taken over. Des voies très différentes qui soulignent la diversité de l’offre et le refus d’être inscrit dans une catégorie (Mozart? Baroque? etc…). L’an prochain, Il turco in Italia de Rossini (Marc Minkowski/Christopher Alden), Ariodante de Haendel (Andrea Marcon/Richard Jones et Die Zauberflöte de Mozart (Pablo Heras-Casado/Simon Mc Burney), ainsi qu’un travail sur Winterreise (William Kentridge) avec Matthias Goerne et de Katie Mitchell sur les Cantates de Bach. Un programme au format un peu différent de celui de cette année, mais stimulant, notamment par la venue de Simon McBurney (les metteurs en scènes d’école anglo-saxonne ont d’ailleurs la part belle l’an prochain).
Ainsi donc ce Rigoletto a été proposé dans une mise en scène de Robert Carsen, avec le LSO en fosse et la direction de Gianandrea Noseda, le dynamique directeur musical du Regio de Turin, avec George Gagnidze (Rigoletto) Irina Lungu (Gilda) et Arturo Chacon-Cruz (le duc).

Rigoletto en clown triste ©Festival d’Aix

Disons d’emblée que Robert Carsen ne s’est pas beaucoup fatigué: la seule question qu’il semble se poser est celle de l’espace scénique. Comment rendre les différents lieux de l’action en évitant les changements de décor, toujours délicats au théâtre de l’Archevêché sans coulisses importants. Un fois la question résolue (un espace unique qui est une piste de cirque), peu de trouvailles, peu d’idées, peu de moments forts, sinon quelques jolies images (notamment l’image finale avec l’acrobate au dessus du corps sans vie de Gilda). Le cirque est le cadre de l’action, mais c’est un cadre un peu vide qui ne rajoute pas grand chose à ce qu’on connaît de l’histoire, sinon une vision cruelles des rapports entre les êtres, qui existe déjà dans la vision de la cour de Mantoue de la version originale, cette manière d’adapter le livret est l’occasion d’images assez jolies, comme Carsen sait en faire, et notamment l’image de clown triste de Rigoletto, cohérente avec celle du bouffon qui par force fait rire à en crever. Cela donne l’occasion aussi, pour faire frémir/ravir le spectateur, de montrer les fesses du ténor (décidément, c’est un filon, depuis La Traviata genevoise de David McVicar – le fessu était alors Leonardo Capalbo), qui nu, s’en va (des)honorer Gilda. Si l’on excepte un décor impressionnant et ingénieux, sur la piste duquel se déroule l’action, ou l’image de la roulotte de Gilda, sorte de maison de poupée (d’ailleurs Gilda au départ est un peu une petite fille, avec sa petite robe et ses chaussettes blanches), il n’y  a pas grand chose à se mettre sous la dent. A cette image de cirque se surajoute une image violente des rapports sociaux et vaguement mafieuse de ces hommes  qui entourent le duc, et sur les cris desquels s’ouvre l’opéra, des cris si violents que l’on n’entend plus rien de la musique . Tout cela n’est pas vraiment mauvais, mais n’ajoute rien à l’histoire, sinon les acrobates et les gymnastes, qui distraient l’oeil tout en ne le gênant pas.

“Domptage” de dames ©Festival d’Aix

AZutres moments marquants ou jolis, les séances de domptage” de fauves qui sont des femmes ou Gilda chantant “Caro nome” en se balançant sur un trapèze, le duc grimpant dans sa chambre au troisième acte qui est un filet suspendu dans lequel il dort, la manière dont Rigoletto quitte ses oripeaux de clown pour redevenir un homme ordinaire dont le look fait un peu penser au Raimu de la la femme du boulanger.

Le bilan est maigre: Robert Carsen est devenu un industriel de la mise en scène, entre ses créations et ses reprises, il court le monde des théâtres. Quelque fois, cela marche (Falstaff par exemple cette année à la Scala ou Tannhäuser à Paris il y a quelques années), et c’est alors remarquable parce que Carsen est un vrai metteur en scène et il lui arrive de le montrer, sinon, on a droit à une gentille médiocrité qui ne dérange personne et qui “fait” moderne à moindre frais (Don Giovanni à la Scala), de préférence dans le style “théâtre dans le théâtre”, comme ses Contes d’Hoffmann à Paris ou ce Rigoletto de type “cirque dans le théâtre”.  Avec ce Rigoletto, nous sommes dans la gentille médiocrité, le temps passe agréablement sous les étoiles de la douce nuit aixoise.
Du point de vue musical, les choses vont plus loin: l’orchestre, le London Symphony Orchestra,  entendu la veille dans Don Giovanni est assez méconnaissable: d’abord on l’entend et clairement, et on entend les différents niveaux et les différents pupitres, ce qui n’était pas vraiment le cas la veille, ensuite il répond avec précision aux sollicitations là où la veille on avait l’impression que les gestes du chef prêchaient dans un désert. Enfin Gianandrea Noseda, sans donner vraiment dans la subtilité et le raffinement, donne à cette oeuvre énergie et rythme,  par exemple le final de l’acte II, “si vendetta, tremenda vendetta” mené tambour battant avec une jolie scansion dramatique. Noseda réussit à donner de la couleur et de la pulsion vitale à sa lecture, c’est pour moi une vraie lecture verdienne: suffisamment rare pour qu’on le signale, même si  la “concertazione” pouvait être encore approfondie.

Irina Lungu (Gilda)et Arturo Chacon-Cruz (Le Duc) ©Festival d’Aix

Du côté des chanteurs, un très bon point pour Irina Lungu. Cette jeune soprano russe (qui alternait déjà avec Dessay dans Traviata à Aix) a beaucoup d’atouts: une voix très éduquée, une technique très sûre, avec une très bonne tenue de souffle, des aigus éclatants, un sens marqué de l’émotion, une capacité à colorer et qui plus est, elle est très jolie en scène. Elle triomphe avec justice, c’est une Gilda non seulement crédible, mais aussi vibrante, juvénile, et qui communique bien avec le public.

Le Duc (Arturo Chacon-Cruz) ©Festival d’Aix


À côté de cette Gilda de grande facture, les deux autres rôles principaux paraissent un peu pâles, à commencer par le Duc d’Arturo Chacon-Cruz, clone physique de Rolando Villazon dont il n’assurément pas la voix. Je l’avais entendu à Lyon dans Werther où il n’était pas si mal. Ici, le début (“questa o quella”) est hésitant, toutes les parties graves ou centrales bougent un peu, tandis que l’aigu est assuré; les autres airs sont bien en place (naturellement La Donna è mobile!). C’est bien d’ailleurs à l’aigu qu’il est le plus sûr et qu’en bon ténor, il soigne: sa jeunesse, son allant, son engagement font qu’il a bonne prise sur le public, mais le timbre n’est pas très séduisant ni particulièrement solaire (comme on dit), il reste qu’il est un duc crédible pour une salle de volume moyen comme le théâtre de l’Archevêché.  Un Duc correct, mais pas mémorable.

Rigoletto et le Duc ©Festival d’Aix

George Gagnidzé me pose un autre problème. Je l’ai entendu à la Scala dans ce rôle et la voix semblait perdue dans la salle. Ici, dans un espace plus réduit, elle passe évidemment mieux, même si dans les ensembles elle ne surnage pas . L’artiste a de la technique, une diction claire, une technique assurée. La qualité de la voix cependant n’est pas exceptionnelle. Le volume laisse à désirer, les aigus sont ménagés, il faut attendre le troisième acte pour en entendre de vrais aigus sortir bien appuyés et bien étayés, c’est une voix qui manque d’éclat. Certes, cela peut convenir à un Rigoletto plus intériorisé que celui d’un Nucci par exemple mais Nucci a tout ce que Gagnidzé n’a pas, les accents, la couleur, l’engagement. Gagnidzé est un Rigoletto bien sage, bien calibré, sans grande inventivité et pour tout dire un peu pâle. Il est vrai qu’il tourne dans de nombreux théâtres dans ce rôle (l’autre Rigoletto à la mode est Zeljko Lucic): il “chante” sans “être”, mais cela semble être une mode pour Verdi aujourd’hui que d’avoir des chanteurs sans tripes. La prépondérance des chanteurs à technique sur les chanteurs à tripes dans Verdi aujourd’hui est totalement délétère. On n’a pas à choisir entre la tripe et la technique: chanter Verdi justement, c’est mettre sa technique au service de la tripe et c’est bien cela qui est singulièrement difficile et de moins en moins trouvable. On préfère les voix autoroutières, qui vous portent sans encombre à la fin de la représentation, en ligne droite et sans aspérités. Gagnidzé est sans aspérité et laisse donc sur sa faim.

Spartafucile (Gábor Bretz) Maddalena (Jose Maria Lo Monaco) ©Festival d’Aix

Parmi les rôles moins importants, on remarque le Sparafucile de Gábor Bretz, voix caverneuse à souhait, et jeune, il obtient un joli succès, le Monterone de Wojtek Smilek (qui remplace Arutjun Kotchinian, malade), voix de basse sonore bien timbrée et Michèle Lagrange, qu’on retrouve avec plaisir dans le rôle de Giovanna. Pour José Maria Lo Monaco, qui chante Maddalena, j’ai plus de réserves. La voix n’a pas de projection ni un grand volume, malgré  la qualité intrinsèque du timbre et même si elle est habile à jouer: elle fut une Carmen scéniquement intéressante à Lyon (mise en scène d’Olivier Py). Je ne sais si elle ne serait pas plus idoine à un autre répertoire (baroque par exemple, là par où elle a commencé) que le répertoire de la seconde moitié du XIXème qui demande à la voix de dominer un orchestre plus gros. Elle n’est pas faite pour ça à mon avis.
Au total, une représentation qui se laisse voir, un moment musical agréable sans être exceptionnel, on passe le temps sans vraiment s’ennuyer, mais sans vraiment jamais rentrer dans le propos. Dur dur pour Verdi quand même, qui exige une adhésion de coeur, d’âme et de tripes.
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©Festival d’Aix

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 20 JUILLET 2013 (Dir.mus: marc MINKOWSKI, Ms en scène: Dimitri TCHERNIAKOV)

Saluts

On pourra se référer pour une analyse plus complète de la mise en scène, au compte rendu du Don Giovanni de 2010, à Aix en Provence.

L’intérêt d’une reprise, surtout dans un festival, est de faire une autre proposition musicale (nouveaux chanteurs, nouveau chef) dans le cadre d’une production retravaillée. C’est bien ce qui a présidé à cette reprise d’une production discutée il y a trois ans, et discutée encore cette année, signe qu’elle n’a rien perdu de son actualité ni de sa force subversive.
Malheureusement, il se peut aussi qu’une reprise ne produise pas les résultats escomptés. Et pourtant, Marc Minkowski et le London Symphony Orchestra sont apparemment des garanties de qualité, et la distribution, sans être de celles qui entrent dans la légende, n’était pas sur le papier au moins, inférieure à celle d’il y a trois ans, dont plusieurs protagonistes faisaient déjà partie. Et pourtant, quelle différence! et quelle déception!
La mise en scène de Tcherniakov produit toujours son effet sur le public. Effet délétère évidemment, les mêmes qui applaudissaient au génie de Chéreau (qui étaient les mêmes ou leurs clones qui il y a trente cinq ans hurlaient à la provocation contre le même Chéreau) ont hurlé contre Tcherniakov aujourd’hui. Le public de l’opéra est toujours aussi versatile. Et lorsqu’on touche aux masses de granit comme Don Giovanni, “il y a des limites à ne pas dépasser”. Tcherniakov signe là un travail radical, d’où sont évacués le mythe de Don Giovanni et son aspect surnaturel, car il en fait le film d’un drame familial, inspiré du “Dernier Tango à Paris” de Bertolucci (le sexe comme dernier rempart de la désespérance) de “Theorème” de Pasolini  (l’ange exterminateur qui pénètre une famille et en révèle les désirs cachés ou inavouables) ou “Les Damnés” de Visconti, tous traitent du délitement des âmes et des désirs de corps:  j’ai vu aussi cette année dans cet univers clos à décor unique un drame à la Tennessee Williams. Lecture du Don Giovanni à la lumière du XXème siècle, de l’art du XXème par excellence, le cinéma et aussi du théâtre américain. Alors évidemment les amateurs de commandeurs à la voix caverneuse et de Don Giovanni disparaissant dans les fumées sulfureuses de l’Enfer en sont pour leur frais: mince alors, ils n’auront pas reconnu leur Don Giovanni!

©Festival d’Aix

Oui, dans toute entreprise de ce type, il y a par force des moments plus discutables, moins convaincants. Bien sûr la séparation en séquences de ce qui devrait être un continuum perturbe, peut déranger: mais pris comme des stations d’une passion de Don Giovanni, ils reconquièrent une logique. On a parlé de pornographie: quelle bêtise crasse!  comme si le désir exprimé en scène était de la pornographie. j’invite ces pâles effarouché(e)s à se confronter à Calixto Bieito qu’en France on ne connaît pas encore (il officie ailleurs en Europe -Berlin, Zürich, Barcelone, Madrid, Bâle – depuis des années et des années).

© Festival d’Aix

Il y a dans ce travail des moments en creux, plus dans le second acte que dans le premier, mais il y a des scènes marquantes: extraordinaire scène des masques où les masques, au lieu de cacher, révèlent les personnages, final du premier acte, scènes entre Don Ottavio et Donna Anna, magnifique scène du cimetière, mimée et si distanciée (la peur devient un jeu sur une peur qu’on mime et qu’à aucun moment on n’éprouve), ou même le repas final devenu conseil de famille autour d’un Commandeur qui s’avère être un figurant qu’on paie pour faire le commandeur. Le tout dans des costumes d’une grande justesse d’Elena Zaytseva et Dimitri Tcherniakov (Une Donna Anna aux couleurs vives, flashy, là où elle est habillée le plus souvent en noir). Comme il y a trois ans, nous avons à faire là à une travail d’une précision millimétrée, d’une très grande intelligence, et à une véritable approche novatrice.

Ottavio et Anna ©Festival d’Aix

Mais, alors que nous sortions la veille d’une Elektra où la cohérence entre scène, fosse et plateau était l’une des marques de l’éclatante réussite du spectacle, ce qui frappe dans ce Don Giovanni, c’est justement l’absence de cohérence, et de dialogue entre les trois socles du spectacle. D’abord, l’impression d’une direction musicale en difficulté face à un orchestre qui ne répond pas. Là où Langrée avait face à lui il y a trois ans les Freiburger Barockorchester (chef non baroqueux face à un orchestre baroque) Minkowski, chef venu du baroque, dirige le London Symphony Orchestra qui n’a rien de baroque et qui semble imperméable à la gestuelle et aux indications du chef. D’où des décalages nombreux entre la scène et la fosse, un son mat sans relief, sans approfondissement. La partition ne semble pas fouillée, éclairée, clarifiée, et l’on ne sent aucune direction affirmée, ni propositions musicales originales. C’est plat, sans accents, cela avance, en terrain plat. Aucune correspondance entre les aspérités de la mise en scène et d’éventuelles aspérités musicales. Une impression de vacuité, l’impression que personne n’a rien tiré de la partition, et que l’orchestre en tant que phalange n’est pas concerné.
Du côté du plateau, une distribution pâle, d’où émerge comme il y a trois ans l’excellent Leporello mauvais garçon et parasite de Kyle Ketelsen qui domine la scène par son engagement, sa mobilité et la manière intelligente dont il s’empare du rôle. Mais à ce Leporello si juste correspond un Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement “forcé”. Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision.  Maria Bengtsson est une Anna juste au contraire, engagée, à la voix un peu froide, mais très musicale. Ses deux airs sont réussis, notamment “Non mi dir” au second acte. Délicieuse Zerline, très musicale elle-aussi de Joelle Harvey, sortie de l’académie européenne de musique. Pour le reste, une situation plus contrastée. Un Masetto indifférent de Kostas Smoriginas (meilleur que dans son Escamillo l’an dernier à Salzbourg, mais sans vrai caractère), une Elvira à oublier d’Alex Penda, succédant à Kristine Opolais: aucun lyrisme, aucune velouté, aucun legato, des sons vilains, pas de technique, une voix sans homogénéité, des cris. Pénible. Et un Commendatore d’Anatolyi Kotscherga qui par rapport à sa prestation d’il y a trois ans, a perdu la profondeur, les sonorités d’une voix qui n’a plus aucun éclat ni aucun relief: très décevant. Reste le cas de Paul Groves, dont le premier acte, malgré de menues scories montrait une voix bien posée, sonore, en place, et qui s’écroule au second acte (plus de justesse, plus de ligne, plus de tenue): est-ce la raison pour laquelle il ne chante pas l’air d’Ottavio du second acte, coupé lors de cette représentation? Comme on le voit, un plateau inégal servant une musique peu convaincante dans la fosse.

Meurtre du Commandeur © festival d’Aix

Voilà un bilan bien gris d’un spectacle qui tient par la mise en scène. Je ne crois pas, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là que la mise en scène empêche les chanteurs de chanter, je ne crois pas, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là, que la mise en scène empêche le développement de l’action par ses coupures incessantes, je crois simplement qu’il n’y a pas eu de rencontre, et que l’alchimie n’a pas pris. Pas de pierre philosophale pour ce Don Giovanni. Dommage, au pays de Cassandre et d’un Don Giovanni mythique, que je découvris à 11 ans, à la TV (Aix fut transmis à la TV pendant les années 60) avec un certain Gabriel Bacquier.
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En 2010 avec Bo Skhovus ©Festival d’Aix

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 19 JUILLET 2013 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN, Ms en scène: Patrice CHEREAU)

L’accueil délirant de la presse à cette production me faisait bien penser que l’on allait voir un travail exceptionnel. Et il en fut ainsi. Soyons clair, même si çà et là on peut faire une remarque ou l’autre, il s’agit d’une des plus grandes productions d’Elektra des vingt dernières années, qui allie un travail théâtral d’orfèvre et un travail musical souverain, qui va explorer d’autres possibles pour cette oeuvre, traditionnellement toute violence et tension, et qui cette fois fouille du côté de l’intimité et de l’intériorité, en laissant s’épanouir les coeurs et les âmes et en travaillant même la tendresse et le lyrisme, ce qui pour Elektra n’est pas vraiment habituel.
Un espace clos signé Richard Peduzzi, de hauts murs gris, une porte monumentale au fond, comme une sorte de nef d’église byzantine des portes latérales dont une lourde porte métallique coulissante à gauche, cadenassée, qu’on va ouvrir ou fermer pour Oreste et son vieux serviteur (Franz Mazura) ou plus tard pour Egisthe. Une cour intérieure un peu confinée dans laquelle vit Elektra, SDF dans les murs, et qui va apparaître dès les premières mesures, recroquevillée, dissimulée sous un auvent, objet des sarcasmes des servantes. Elle ne quittera plus la scène jusqu’à la conclusion. Dans le groupe de servantes, Chéreau a voulu des femmes de couleur, et il a voulu aussi que la cinquième servante soit une servante âgée, comme une vieille nourrice (l’extraordinaire et émouvante Roberta Alexander).
Cela commence dans le silence, dans le silence des balais qui époussettent en rythme, de l’eau dont on parsème la cour (le groupe est chargé depuis l’assassinat d’Agamemnon de nettoyer le sang), un long silence qui finit par peser, comme une sorte d’évocation d’un rite quotidien qui va être bientôt interrompu par l’irruption des premiers accords, très violents, rupture qui ouvre sur la crise tragique ultime, le dernier jour d’une histoire qui va se dérouler en 1h40 sous nos yeux. Dans les mises en scène habituelles et oserais-je dire, ordinaires d‘Elektra, le groupe des servantes et serviteurs n’apparaît que de manière parcellaire, lorsque la crise avance, scène initiale, arrivée de Clytemnestre, arrivée d’Oreste, meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, scène finale. On laisse les protagonistes entre eux régler leurs problèmes. Et ainsi la plupart des scènes laissent deux personnages dialoguer. Chez Chéreau, il y a une présence muette presque systématique, comme un choeur qui observe la tragédie avancer vers son dénouement, servantes restées dans un coin dans la scène entre Elektra et Clytemnestre, présence fréquente du vieux serviteur (Donald Mc Intyre, émouvant). Il y a d’ailleurs une volonté de valoriser les deux vieux compères du Ring de Bayreuth, Donald Mc Intyre, son Wotan, et Franz Mazura, son Günther qui sera plus tard son Dr.Schön de Lulu. La silhouette de Mazura, accompagnant Oreste comme son ombre dès son rentrée en scène, leur présence sur le banc au fond, observant Elektra en silence et surtout l’idée de faire tuer Egisthe non par Oreste, à qui seule est réservée Clytemnestre,  mais par le vieux serviteur, en un geste qui rappelle que Mazura fut Jack l’éventreur dans cette Lulu mythique qui éclaira le monde de l’opéra pour 9 représentations à Paris et deux à Milan. Mazura, 88 ou 89 ans, un mythe vivant.
Ce n’est pas l’un des moindres caractères de ce spectacle que de mêler le mythe raconté (les Atrides) aux mythes vivants de l’opéra (Meier, Mc Intyre, Mazura) qui sont aussi des traces de l’histoire de Patrice Chéreau, traces de rencontres qui ont jalonné son parcours, et tellement marqué son cheminement à l’opéra. Pour un spectateur comme moi qui ai vécu et le Ring (5 fois et quelques générales) et Lulu (les 9 représentations parisiennes)et bien sûr tous les spectacles mis en scène par Chéreau depuis La Dispute, ce n’est pas indifférent pour faire naître une émotion aux multiples facettes et aux multiples niveaux. Quand on pense à la polémique qui accompagna les débuts du Ring à Bayreuth et quand on voit, à distance de 37 ans l’impression d’extraordinaire classicisme de ce travail (au sens noble du terme: à étudier dans les classes), on mesure le chemin ouvert par Chéreau dans la scène lyrique mondiale, mais aussi ce que peut être une travail complètement épuré, concentré sur le texte, sur l’acteur, sur le geste, et débarrassé de tous les tics technologiques du jour (vidéos etc…): théâtre de texte et d’acteur, retour à l’essentiel pour une pièce qui se réfère à une histoire immémoriale. On est aux antipodes d’un Cassiers ou d’un Warlikowski. Avec même une sorte de maniérisme dans le geste auquel Chéreau ne nous avait pas habitués (présence de Thierry Thieû Niang?). Notons enfin les éclairages changeants et discrets (nuit et jour en alternance) de Dominique Bruguière, qui scandent avec douceur les différents moments de la tragédie.

Elektra (Evelyn Herlitzius) et Chrysothemis (Adrianne Pieczonka) ©Festival d’Aix

Ce qui frappe aussi dans ce spectacle c’est son extraordinaire humanité. Un paradoxe quand on pense à ces monstres qui s’entretuent. Ce que fait voir Chéreau, c’est ce qu’il y a derrière les yeux et derrière les monstres. En Elektra il y a une enfant perdue éperdue d’amour qui se love dans les bras de sa mère, chez Chrysothémis une soif de vie qui s’aspire qu’à sortir de cette cour étouffante où elle se vit prisonnière, chez Clytemnestre une soif d’échapper à son passé, à se faire reconnaître de sa fille, à lui caresser les cheveux (scène extraordinaire), à s’attendrir. Tendresse entre Clytemnestre et Elektra,voilà un élément qu’on attendait pas, voilà une des trouvailles de ce travail. D’ailleurs, la scène  entre Clytemnestre et Elektra, pivot de l’oeuvre, est sans doute la plus travaillée (beaucoup plus que celle avec Chrysothémis, plutôt banale, et qui en tous cas ne fait plus ou moins que reproduire ce qu’on voit ailleurs). Le jeu du rapprochement/éloignement des deux femmes, la tendresse: Clytemnestre caresse maternellement la tête de sa fille, qui enlace ses genoux, puis son corps, comme en position de suppliant, mais en même temps un jeu de distance de corps qui se tournent le dos ( sur le siège), tout cela est millimétré et incroyable de tension et d’émotion. Il faut souligner aussi la Clytemnestre grandiose de Waltraud Meier, une femme dans la force de l’âge, au port altier, sûre de son corps, loin de la vieille sorcière qu’on voit quelquefois (je me souviens de Varnay, dans la mise en scène d’Everding avec Böhm à Garnier en 1975, couverte d’amulettes, avec des béquilles qu’Elektra faisait sauter pour la faire tomber), à la voix naturelle là où souvent les voix (de chanteuses déjà âgées) sont maquillées, colorées à l’excès. Avec des aigus triomphants, avec une diction à se damner, avec une simplicité du chant qui lui donne justement cette extraordinaire humanité qu’on n’avait jamais vraiment vue sur une scène: une Clytemnestre qui émeut et qui n’a rien d’un repoussoir.

Magnifique aussi la scène avec Oreste, avec une fusion des deux corps quasi incestueuse. L’Oreste de Mikhail Petrenko, magnifique au départ avec sa somptueuse voix de basse qui se perd dans les aigus à la fin a une forte présence scénique, il est très jeune, dans cette force de la jeunesse un peu sauvage et le couple frère/soeur est un vrai couple: car l’un des caractères de ce travail est aussi la forte sexualisation des rapports, l’extraordinaire présence des corps, mis en valeur par les costumes (très belle robe noire de Clytemnestre) de Caroline de Vivaise: pour la première fois, on ose montrer à la scène les deux meurtres, leur violence et leur crudité: Oreste et Clytemnestre font irruption sur le plateau et l’on n’est pas loin de penser à un viol. Quant au vieux serviteur d’Oreste et Egisthe, c’est l’extraordinaire violence rentrée du vieillard, qui a attendu lui aussi la vengeance, fixe et raide pendant plusieurs scènes, et qui là laisse éclater sa hargne et sa soif, comme il laisse éclater sa tendresse peu avant la reconnaissance d’Oreste par Elektra, lorsqu’il est reconnu par le vieux serviteur et la cinquième servante, (Roberta Alexander et Donald Mc Intyre, comme un vieux couple) en une étreinte bouleversante.
Cette présence des “anciens”, sur scène et à la ville, des anciens dont la tenue en scène fait qu’on ne cesse de les regarder, tant leur rayonnement est grand, est une des idées les plus fortes de Chéreau.

Il faut aussi faire un sort à la scène finale, à ce départ furtif d’Oreste laissant sur place deux cadavres, et un monde qui se fige (Elektra ne s’écroule pas, elle se fige, ailleurs, comme une statue, après une transe époustouflante qui accompagne le paroxysme musical) et qui reste avec ses cadavres, bien visibles, avec d’un côté le serviteur d’Oreste (Mazura) tourné vers le mur, et l’autre (Mc Intyre) qui éteint une bougie, comme un monde qui se brise, qui n’a plus de but, qui ne sait comment avancer. Le départ d’Oreste, tel qu’il est proposé, peut aussi être un départ vers un monde plus respirable, le devoir accompli, et le refus d’adhérer d’une manière ou d’une autre à ce monde et à et espace délétère qui sentent la décomposition.

À une entreprise théâtrale d’une telle grandeur, correspond évidemment une distribution complètement et visiblement convaincue, dans les mains de Chéreau et pleinement disponible. Les trois femmes protagonistes se hissent à un niveau musical proprement hallucinant. Peut-on d’ailleurs parler de chant ou de musique sans y mêler le théâtre, tant sont imbriqués tous les éléments: ce chant là n’est possible que parce que ce théâtre-là existe. Les chanteurs sont habités parce que d’abord, la mise en scène les habite, et bien sûr les options particulières et tellement novatrices du chef. Adrianne Pieczonka prenait le rôle de Chrysothémis. Elle réussit des aigus fulgurants avec une voix très différente de celle d’Evelyn Herlitzius, plus lisse, plus charnelle. Même si pour moi elle est un tout petit peu en dessous des exigences du rôle (mais je suis marqué à jamais par Leonie Rysanek), elle réussit une performance émotionnelle tout particulière. Pour Chrysothémis, je vois plutôt une Nina Stemme (elle va chanter pourtant le rôle d’Elektra au MET dans cette mise en scène), qui a pour moi exactement la voix du rôle: un volume égal à celui d’Elektra, des aigus triomphants et ravageurs, mais une chair vocale et une rondeur qui conviennent à cette enfant ravagée par la soif d’en sortir et de vivre.

J’ai dit plus haut tout le bien que je pensais de la belle Clytemnestre de Waltraud Meier, dont la tenue en scène, dont le port, dont la voix et la diction sont celles d’une femme dans la force de l’âge consciente de son corps: c’est bien cette femme volontaire, désireuse de vivre qui me frappe ici: une vision “positive” de Clytemnestre que Waltraud Meier réussit à imposer: même chez les Atrides, on ne peut être tout à fait mauvais. J’ai parlé plus haut de simplicité et de naturel: c’est aussi ce qui frappe chez Meier, aucune afféterie, aucun maniérisme, l’humanité dans sa complexité, mais dans sa simplicité. Grand.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius.
Une vedette en Allemagne, quasi inconnue en France (à lire la presse, on la découvrait…) qui chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles du répertoire, Ortrud, Brünnhilde, Kundry mais aussi Turandot. Une voix puissante, un engagement dans le jeu extraordinaire, Chéreau ou pas. L’exemple même de la chanteuse intelligente, fine, qui connaît sa voix, ses qualités (puissance, souffle, appui) et ses limites (instabilité, justesse quelquefois). Ici c’est la perfection et la stupéfaction. Elle semble d’une fraîcheur confondante au bout de cet opéra où elle est en scène du début à la fin . Elle a exactement la voix du rôle, claire, tranchante, mais en même temps celle d’une enfant tendre et têtue. Avec des aigus d’une puissance et d’une sûreté qui laissent pantois. J’ai entendu là dedans Birgit Nilsson, Eva Marton, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens qui ne sont pas les premières venues: depuis Birgit Nilsson, qui reste mon Elektra de coeur et d’âme (comme Rysanek reste ma Chrysothémis) je n’ai rien entendu de tel. Sans doute aussi faut-il faire la part d’une acoustique de salle très réverbérante, mais tout de même, tout de même! On  tient là l’Elektra phénoménale du moment. Chers lecteurs, ce spectacle va voyager, avec Herlitzius, à la Scala, à la Staatsoper de Berlin, au Liceo de Barcelone, à Helsinki. Guettez les programmations et allez-y, cela en vaut la peine.
Les problèmes à l’aigu de Mikhail Petrenko n’empêchent pas de saluer la présence physique forte et les magnifiques premières paroles de son dialogue avec Elektra. Nous avons dit tout le bien et toute l’émotion de voir sur scène Mc Intyre et Mazura, si Mazura n’a vraiment plus beaucoup de volume, la petite réplique de Mc Intyre laisse encore deviner la couleur particulière de cette belle voix de basse…L’Egisthe de Tom Randle est moins caricatural que les Egisthe habituels, Chéreau ne veut pas de caricature, il veut des humains, et Egisthe, avec son allure de propriétaire terrien est d’abord un humain. Je suis moins convaincu par le jeune serviteur de Florian Hoffmann, mais très ému par la vieille servante de la grande Roberta Alexander,  mozartienne devant l’éternel. Bref, une distribution tirée au cordeau, faite pour un moment mythique.
Mais dans Elektra, que serait une mise en scène et une distribution sans un chef. J’ai ma référence (absolue), c’est Karl Böhm qui a fait irruption dans mon tout jeune monde lyrique en 1974 puis en 1975, dans une Elektra que les vieux spectateurs de Garnier ont tous dans leur coeur (Voir l’article dans ce blog). Il y avait dans ce travail une urgence, une violence, un dynamisme stupéfiants que d’autres chefs entendus et même les plus grands (Sawallisch, Solti, Abbado) n’ont pas réussi à détrôner. Salonen ne joue pas dans la même cour. Il prend un autre chemin, en cohérence avec la mise en scène, et en cohérence avec cette lecture très humaine de la légende. À des monstres correspond une direction monstrueuse, volume, violence, urgence. À des humains correspond une direction “humaine”, très colorée, d’une très grande précision et d’une très grande clarté, ne privilégiant pas les moments paroxystiques, qui néanmoins sont là, mais les moments plus lyriques, les moments intimes, avec un son qui apparaîtrait presque chambriste. L’orchestre n’impose rien, mais accompagne et éclaire la lecture globale de l’oeuvre. Au travail d’orfèvre de Chéreau correspond celui de joaillier de Salonen. L’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les voix sont très rarement couvertes (il faut dire qu’avec de telles voix…), toujours les personnages sont mis en relief, et sans être lente, la direction est disons, mesurée. C’est un travail à la fois étonnant et unique, qui donne une Elektra tellement différente, tellement inhabituelle, que certains spectateurs peuvent en être déstabilisés. C’est pour moi une direction phénoménale, qui m’ouvre un autre univers, un univers de tendresse là où l’on n’avait que violence et horreur. Et il faut aussi souligner la performance de l’Orchestre de Paris. Dire qu’il était méconnaissable ne serait pas sympathique et laisserait supposer qu’il n’était pas comme d’habitude. L’orchestre était comme il sait l’être lorsqu’il est conscient des enjeux et quand il a à sa tête un grand chef. Des cordes à se damner, des bois magnifiques, pas une scorie. Du grand art dans la fosse.
Evidemment, on n’attend plus qu’une chose, c’est de revoir très vite ce spectacle, d’en approfondir l’approche, de se laisser une fois de plus emporter et émouvoir. Ce soir Aix a rempli avec éclat sa fonction de Festival: nous avons vu une chose unique.

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Elektra (Evelyn Herlitzius) et Egisthe (Tom Randle) ©Festival d’Aix

BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013 – FRÜHWERKE/OEUVRES DE JEUNESSE: QUELQUES QUESTIONS SANS RÉPONSES

Programme de salle, couverture

La présentation des œuvres de jeunesse de Richard Wagner s’est terminée à Bayreuth avec Das Liebesverbot du 14 juillet dernier. Même si je n’ai pas vu Die Feen en juillet, j’avais vu cet opéra à Leipzig en février dernier, avec la même distribution ou peu s’en faut, le même chef et le même orchestre; je renvoie donc le lecteur au compte rendu de ce spectacle. On peut dire que l’initiative est un succès musical, malgré les inévitables imperfections sur des œuvres peu jouées et peu familières aux artistes. Rienzi a bénéficié de la présence de Christian Thielemann et d’une distribution internationale, mais c’est Das Liebesverbot qui reste l’opération la plus réussie, au total, avec une exécution de qualité et une mise en scène habile et intelligente, pour une œuvre qui contrairement aux deux autres, n’a pas bénéficié de productions récentes dans les théâtres européens et qui donc est une vraie surprise.
Mais on devait bien se douter qu’avec des chefs reconnus ou prometteurs, un orchestre aussi prestigieux que le Gewandhaus de Leipzig et la garantie du partenariat d’un opéra solide comme l’Oper Leipzig, la qualité artistique (exception faite de la mise en scène de Rienzi, superficielle et bâclée) ne ferait pas défaut.

La question est ailleurs, les questions devrait-on dire, qui se posent après le relatif échec commercial de cette programmation, et les erreurs de marketing qui l’accompagnent.
Partons déjà de la question posée par la qualité artistique: quand on propose des places au prix maximum de 500€, c’est à dire le billet d’opéra le plus cher du marché (plus que Salzbourg) , peut-on admettre une production de Rienzi aussi insignifiante? Certes, il s’agit d’une production qui ne sera pas reprise, faite ad-hoc pour un lieu qui lui, n’est pas ad-hoc pour l’opéra! Justement, qu’est-ce qui justifiait des prix aussi élevés pour une manifestation dans une salle de sport, à 2km du Festspielhaus?
Adéquation lieu, programme, prix et image…voilà la principale série de points d’interrogations.
On pourra discuter à l’infini du lieu choisi pour cette programmation exceptionnelle. Quelles qu’en soient les motifs, il me semble qu’on aurait du mal à convaincre un public qui paie de 100 à 500€ de venir à Bayreuth sans aller au Festspielhaus. En terme d’image,  le Festival de Bayreuth, c’est d’abord le Festspielhaus. Mais l’amener dans une grande salle de sport, aménagée de manière partielle, sur des sièges de plastique, sans un minimum de rituel festivalier (les fanfares de fin d’entracte remplacées par une sorte de coup de casserole, par exemple), et croire que le public va venir seulement parce qu’on est à Bayreuth, c’est vraiment faire une grossière erreur de jugement. Le public qui paie en veut évidemment pour son argent. Et là, à l’évidence, il n’en a pas pour son argent.
La motivation pour venir à Bayreuth, c’est évidemment le théâtre: c’est d’ailleurs très largement le motif pour lequel le festival n’a pas besoin de gros efforts de marketing pour attirer le public et pour lequel la demande est infiniment supérieure à l’offre. L’erreur vient peut-être que les organisateurs ont cru qu’il suffirait d’afficher “Bayreuth” et “Thielemann” pour mettre en branle les longs cortèges de visiteurs. Si au moins dans l’offre une soirée avait été prévue dans le théâtre (pour un concert par exemple) je suis sûr que la réponse du public  aurait été différente, a fortiori si l’on avait programmé dans la salle du festival les mêmes œuvres en version concertante, sans orchestre en fosse (puisque, dixit Thielemann, elles ne conviennent pas à la fosse de Bayreuth) et à n’importe quelle date (par exemple au moment de la Pentecôte, autour de la date anniversaire du 22 mai).

Sans Festspielhaus, il aurait fallu pour attirer le public développer une politique marketing particulièrement ciblée, et conquérir, aller chercher ce public “avec les dents” comme dirait l’autre alors que ce festival a l’habitude d’un public captif qu’il n’a jamais eu besoin d’aller chercher. D’où évidemment la difficulté notable et le résultat pour le moins contrasté.
On reste assez colère de voir des rangs entiers vides (y compris pour Rienzi qui affichait Thielemann) les gradins latéraux (places les moins chères) remplis à peine à 10% et on se pince en se disant “je suis à Bayreuth”.
Défaut de marketing, manque d’initiative pour vendre au dernier moment, repli sur une politique minimale dès qu’il a été clair qu’on ne remplirait pas, tout cela est si évident qu’on se demande s’il n’y a pas là de propos délibéré. Pourquoi programmer en fanfare il y a un an les “Frühwerke” pour ensuite proposer un site mal identifié, mal fichu, mal affiché, avec des plans de salle ne permettant pas de voir les places libres, un site qui ne met pas en avant les qualités de l’offre et qui n’est pas clairement en lien avec le site officiel du Festival. Déjà, il y a là un mystère.
Mystère qui s’épaissit lorsqu’on est sur place, à Bayreuth: on trouve peu d’affichage ou de publicité, des indications parcellaires du lieu des représentations , et sur le site du Festspielhaus, où l’on  va quand même en pèlerin, parce qu’on ne peut aller à Bayreuth sans au moins y faire un tour, aucune allusion à ce qui se passe plus bas .
Sur place, à l’Oberfrankenhalle, à part le kiosque à bière et à saucisses, une billetterie discrète, un étal pour vendre disques et “souvenirs” wagnériens (tee shirts et autres joyeusetés), il reste des indications peu claires sur les places (rangs etc…), pas la moindre décoration un peu festive ni dehors ni dedans (sinon des fanions des sponsors) et une salle inadéquate aménagée avec un gradin central entouré des gradins latéraux à peu près vides, et  les places les plus chères dans les premiers rangs, sans recul, sans vision un peu globale du dispositif.

Mise en page du résumé de l’action de Das Liebesverbot

Quant au matériel d’accompagnement du spectateur, je veux parler du programme de salle on reste bouche bée, on reste incrédule: un programme commun aux trois œuvres, au graphisme faussement contemporain, avec des distributions écrites en une police si réduite que la lecture en est difficile (en plus en blanc sur fond gris) avec des élégances graphiques qui rendent certaines pages illisibles, un graphisme et une mise en page différentes à chaque page, le pompon étant le résumé de Das Liebesverbot où alternent ligne à ligne le résumé du premier acte et du second acte: autrement dit (si je n’ai pas été assez clair ): ligne 1 premier acte ligne 2 second acte ligne 3 premier acte etc…. Où certains textes sont en anglais seulement et d’autres en allemand seulement, sans cohérence, sans rien pour clarifier, alors que ces programmes se devaient d’éclairer le public pour qui ces œuvres sont très peu connues. J’ai renoncé à le lire, c’est une entreprise vaine tant on fatigue, mais je le tiens à disposition de qui douterait de ma bonne fois ou penserait que j’exagère un peu.
Hélas, j’aimerais avoir un peu d’humour, mais j’ai tellement ce lieu dans la peau, ce festival dans mon cœur que je suis plutôt à la fois stupéfait et désolé. Certes, le matériel habituel du festival n’est pas d’une qualité notoire (design, contenus) : les programmes de Munich, ou même tout simplement de Paris sont bien plus détaillés et bien mieux faits. Mais sur ce coup là comme on dit, tous les records sont battus: personne dans le management n’a pu arrêter ce projet graphique absurde?
Alors on se pose des questions: pourquoi si peu de publicité, pourquoi si peu de marketing, pourquoi cette impression de Bayreuth du pauvre malgré le soleil éclatant? Certes, on peut penser que l’absence de remplissage de la salle a induit une limitation des disponibilités financières, mais il semble qu’on ait aussi bien manqué de compétences techniques, managériales, d’organisateurs efficaces: vu le résultat, tout se passe comme si le Festival voulait se faire tout petit, alors que le produit présenté était de qualité, pouvait valoir le déplacement, même dans une salle à l’acoustique pas toujours convaincante. Le mystère reste pour moi la contradiction entre des prix exagérés et une offre qui en rien ne les justifiait, même si elle était de qualité. Ce pouvait être au contraire l’occasion pour attirer un public qui ne vient pas habituellement, avec des prix attractifs avec une ambiance alternative, plus “cool”(et peut-être dans le package une visite du Festspielhaus, malgré la fermeture jusqu’en septembre pour répétitions – il n’y pas si longtemps, le Festspielhaus se visitait le matin avant 10h en temps de Festival ) .
Obtenir un résultat aussi contrasté quand on a de l’or dans les mains (Bayreuth, Wagner, Thielemann,Gewandhaus), comme on dit, il faut le faire. C’est une vraie question sans réponse. Simplement je ne comprends pas que ce qui était évident pour les gens du public avec lequel j’ai pu échanger ne l’ait pas été à un niveau plus haut. Je ne comprends pas.

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MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: OTELLO de Giuseppe VERDI le 16 juillet 2013 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

Scène initiale ©Bayerische Staatsoper

L’hirondelle ne fait pas le printemps. Pas plus Anja Harteros ne fait pas un Otello. la représentation d’hier au Nationaltheater donne la mesure de la misère du chant et de la crise de la direction musicale verdiens.
Selon le principe du festival de Munich, à part une ou deux nouvelles productions, les autres représentations sont des reprises de répertoire, et cet Otello unique dans le mois de juillet en est une parmi d’autres et n’a donc sans doute pas bénéficié de répétitions.
La production de Francesca Zambello remonte à juin 1999, 14 ans de bons et loyaux services. Vu la quantité d’idées qu’elle produit, nul doute qu’il y a 14 ans, elle devait être bien proche de ce que nous avons vu, un festival de platitudes, de banalités, avec une certaine technique dans le maniement des foules, une action actualisée “début de siècle” robes “belle époque”, capelines et uniformes gris dans un univers en noir et blanc. Une idée, à peu près la seule, Otello avant de tuer Desdemone, couche la croix devant laquelle elle a prié, et retourne au rite musulman pour prier un instant avant d’accomplir son office. Il me semble d’ailleurs avoir déjà vu cela il y a quelques années (Salzbourg?). Je vous laisse à vos conjectures sur la relation à l’assassinat de Desdemone de ce retour à ses origines musulmanes …Francesca Zambello est un bon metteur en espace (mais pas vraiment un metteur en scène) un espace ici barré de passerelles métalliques (décors et costumes d’Alison Chitty) en hauteur et en profondeur, avec un chœur bien distribué sur le plateau. La scène initiale est assez bien faite.
Musicalement, l’orchestre est confié au chef italien Paolo Carignani, qui a été le directeur musical de l’Opéra de Francfort de 1997 à 2008 et qui est l’un des chefs les plus demandés pour le répertoire italien: c’est lui qui dirige la nouvelle production de Il Trovatore, mise en scène d’Olivier Py avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, qui a ouvert le Festival de Munich.
C’est un bon professionnel, régulier, une sécurité pour les orchestres. Mais évidemment, il faut plus pour un Otello. Il faut d’abord que l’orchestre parle, soit le quatrième protagoniste, et qu’il intervienne dans le drame. Après une scène initiale correcte, cela reste la plupart du temps sans caractère, sans vrai rythme, sans véritable sens dramatique, notamment dans une première partie momolle  où cet orchestre ne nous dit rien, strictement rien. Dans la deuxième partie, plus dramatique, l’orchestre est un peu plus présent, mais cela reste tout de même bien plat, bien indifférent, les chanteurs sont suivis, tout est en place, mais tout passe et bientôt tout lasse. En l’écoutant, je me demandais quel chef italien nous emporterait dans Otello aujourd’hui? ou quel chef tout court…Mehta peut-être? Abbado a déjà donné, avec un immense Domingo en fin de carrière ténorile, et puis il y a les références du passé, Kleiber (je viens de réécouter pour souffrir encore plus son Otello miraculeux de 76 à la Scala…et Solti, que nous avons eu à Garnier en 1976, l’été de la canicule avec Domingo, Margaret Price, Bacquier en un Otello à la mise en scène sans grand intérêt (Terry Hands). L’année suivante, sans Solti, c’est Vickers qui est venu…autres temps. Autres temps pour mieux déplorer un Verdi bien mal servi aujourd’hui (notamment Otello!). Seuls italiens de renom dirigeant Verdi, Daniele Gatti qui à ma connaissance n’a pas dirigé Otello, Riccardo Chailly, qui lui non plus ne l’a pas dirigé. Seul Riccardo Muti  l’a dirigé à la Scala et il y a quelques années à Salzbourg (avec Aleksandr Antonenko et Marina Poplavskaia). Evviva…
Quel chef? et quel Otello aujourd’hui? Pas de ténor incontesté pour le rôle aujourd’hui: Placido Domingo l’a chanté depuis 1975 plus de 20 ans et Jon Vickers avant lui, deux manières de chanter, deux styles, deux géants. jon Vickers, désespéré, d’une violence inouïe, déchirant, avec ce timbre à la fois étrange et bouleversant à peine il ouvrait la bouche, et Placido Domingo, au timbre solaire, et aux accents à vous faire fondre, ah! quest”ultimo bacio dit avec Abbado, murmuré, en syntonie avec l’orchestre, inouï…Donc en l’absence d’Otello digne de ces monstres sacrés (et qu’on ne vienne pas nous parler de José Cura…), on appelle pour le rôle non des chanteurs, mais des voix. À part Antonenko, Botha en est une importante. Mais si la voix est là, le reste n’y est pas. D’abord, en scène Botha est terriblement pataud, ne sait pas se mouvoir, ne sait pas esquisser ne ce serait qu’un geste à peu près en phase avec ce qu’il chante. Les notes sont là. Mais de musique point, mais d’accents, point, mais de couleur, point, de vie point. Un encéphalogramme plat au service de décibels présents, mais indifférents, inutiles, presque ennuyeux. Enfin, sa dernière partie est légèrement plus engagée mais quelle frustration! Est-il possible qu’une telle musique laisse à ce point sans âme?

Claudio Sgura (Jago) – Pavol Breslik (Cassio) ©Bayerische Staatsoper

Jago est le baryton italien Claudio Sgura, qu’on commence à voir un peu sur les scènes européennes. Pour Jago, il faut une voix, qui sache donner de la couleur, qui sache donner du volume, une voix qui se fasse personnage, brutale quand il le faut, insinuante quand il le faut, doucereuse ou coupante, violente et obsessive. Claudio Sgura a un joli timbre, un chant honnête, mais pas de projection là où il faut lancer la voix, peu de volume, peu d’aigus, une voix ronde, en arrière, peu expressive, et là aussi terriblement plate. Une déception, mais surtout une erreur de casting. Il y a d’autres Jago possibles. Je me souviens à Paris, avec Antonenko et Fleming, Lucio Gallo avec une voix perdue, disparue et détruite, savait donner de l’accent, de la couleur, de la présence. Ici encore Sgura nous donne un encéphalogramme plat.

Acte 2 ©Bayerische Staatsoper

Reste Anja Harteros. Seule face à des partenaires pas à la hauteur, elle pouvait donner tout ce qu’elle avait à donner, c’était peine perdue. Le duo initial avec Botha ne fonctionnait pas, elle essayait de donner de la personnalité, de colorer le chant, de chanter en somme, mais face  à Botha indifférent, rien à faire, c’était deux voix parallèles, mais pas un duo. Douée d’une technique peu commune, d’un sens de la respiration aujourd’hui presque unique qui lui fait donner des mezze voci de rêve (au quatrième  acte l’air du saule et l’ave maria sont anthologiques: elle se rapproche de Freni, mais sans arriver tout de même à donner la même émotion: Freni ouvre la bouche et vous prend à la gorge. Harteros n’arrive pas à distiller dans ce rôle l’émotion qu’on pourrait voir procéder de ce chant parfait. Mais comment créer les émotions face à des partenaires si éloignés en style et en engagement? Harteros est une merveilleuse chanteuse, sans doute aujourd’hui unique ou presque dans ce répertoire, mais comme je l’ai écrit plus haut, une hirondelle ne fait pas le printemps.
Les autres rôles sont tenus avec honneur, à commencer par le Cassio juvénile, engagé, frais de Pavol  Breslik, qui met de la vie dans son chant, signalons aussi l’Emilia de Monika Bohinec, intense à la fin, et le bon Lodovico de Tareq Nazmi, ainsi que le Roderigo honnête de Francesco Petrozzi. Quant au choeur, comme toujours à Munich, il est sans reproche puissant, clair, en place (chef de choeur Sören Eckhoff).
Une soirée qui permet de vérifier qu’Anja Harteros est vraiment une chanteuse qui laisse loin derrière ses collègues dans ce répertoire (et dans d’autres: elle est une Maréchale anthologique et une Elsa de rêve) et que mieux vaut la voir à Munich où elle demeure qu’ailleurs où elle annule (Londres ce printemps!). Je venais pour elle, et j’ai été heureux. Mais si on venait pour Otello, il faudra repasser.
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MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 15 JUILLET 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Acte 3, réveil de Brünnhilde (Siegfried: Lance Ryan)

Un compte rendu détaillé de cette mise en scène a été fait en janvier lorsque j’ai vu ce Ring mis en scène par Andreas Kriegenburg. Voir le compte rendu de Siegfried.

Quand on est à Bayreuth, qu’on a envie d’écouter Harteros dans Otello deux jours plus tard, et qu’entre Bayreuth et Otello, il y a Siegfried, il n’y a pas à hésiter, on prend n’importe quel billet à un bon prix et cette fois-ci je suis revenu à mes premières pratiques munichoises, des places debout (à 12,50€). Un peu de côté, dans la chaleur d’un juillet enfin estival, avec une vue partielle sur la scène (mais le souvenir ébloui de janvier se substituait aux espaces cachés), j’ai pu revoir Siegfried et j’étais content. Et quelle béance entre l’opéra comique de la veille, plein d’Auber et de Rossini, et cette musique écrite vingt ans plus tard complètement tournée avers l’avenir
Prendre un Ring en marche, et en descendre aussitôt après, c’est un peu difficile, tant on aimerait rester pour Stemme, tant on aurait aimé voir Terfel dans Walkyrie la veille… Mais n’est-ce pas, quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a…et j’ai beaucoup aimé.
J’ai pu vérifier d’abord que l’émerveillement de janvier s’est immédiatement réveillé devant ce premier acte qui est une explosion de joie, de jeunesse, de vitalité là où d’habitude on a un Siegfried plutôt sombre. Ici, tout est vu selon le prisme et le regard de Siegfried qui s’amuse, qui découvre la vie, le monde, les hommes. Sans ces groupes de jeunes gens qui fabriquent tous les accessoires, qui sont les accessoires eux-mêmes,  la fable ne peut exister. Sans les hommes, pas de Ring, pas de fable, pas de récit. Et c’est bien là le sens de l’entreprise de Kriegenburg. De cette atmosphère de fable souriante qui illumine Siegfried, un Siegfried qui traverse les obstacles (qu’ils aient nom Alberich, Wotan/Wanderer ou Mime) presque sans s’en apercevoir ou même sans s’en émouvoir, qui joue dans la fraîcheur de la découverte naît un émerveillement, partagé par le spectateur: rappellerai-je l’arrivée du Wanderer au premier acte dans une prairie émaillée de tournesols, la forge où tout le monde s’amuse, devenue une sorte de jeu digne de Blanche Neige et les Sept nains, avec les paillettes qui figurent les étincelles et des lambeaux de tissu le feu effrayant, le Dragon magnifique fait de corps entrelacés qui se balancent, les merveilleux murmures de la forêt et ces arbres faits de corps agitant des rameaux, cet oiseau dansant, danseuse, chanteuse (magnifique Anna Virovlansky), l’émergence d’Erda au milieu de rochers figurés par des corps peints en brun, ce réveil de Brünnhilde émergeant d’une mer en feu (simplement figurée par un dais de plastique transparent), où cet immense toile rouge sur laquelle repose un lit blanc qui est l’objet des longues hésitations de Brünnhilde pendant le duo.
Un grand spectacle, une mise en scène qui fait date, comme la parabole de la fin du paradis et de la chute, une chute dans le monde et ces turpitudes que Götterdämmerung va montrer.
Musicalement, on reste à un très haut niveau: Kent Nagano stupéfie toujours par la clarté du propos, par l’équilibre des sons, par sa manière de ne jamais couvrir les voix, d’accompagner avec attention le propos du plateau. Ainsi du duo du troisième acte, très lent, qui suit les hésitations de Brünnhilde, et sa lente transformation qui aboutit à la résolution finale née de l’urgence d’un désir qui explose. Le spectateur qui attend cette urgence ne comprend plus cette Brünnhilde qui a voulu ce réveil et qui le fuit en même temps. Quelle indicible émotion lorsqu’elle s’enveloppe dans l’immense tenture rouge pour “dormir” et se protéger! Alors, longs silences, ralentis extrêmes, créateurs de tensions, pour exploser musicalement à la fin.
On retiendra aussi le magnifique second acte et surtout les murmures de la forêt où à la magie des images se fond celle d ‘une musique tremblante, timide, qui finit par prendre chaque pore de notre corps, et presque nous ravir l’âme (oui, Wagner est dangereux, lorsqu’il est joué ainsi), et puis l’énergie désespérée du début du troisième, l’appel éperdu à erra, et le sentiment que toute cette énergie se perdra dans le désespoir de la fin. Oui, Kent Nagano propose là une interprétation vraiment exceptionnelle, maîtrisée, à la fois dramatique et poétique, un véritable discours qui nous parle, mais qui semble tressé à l’infini avec la vision du metteur en scène. Si Kirill Petrenko (qui succède à Nagano à Munich, rappelons-le) reprend ce Ring, il sera intéressant de confronter. Seule surprise et ombre au tableau ce soir, l’appel de Siegfried au cor, complètement raté, notes savonnées, couacs multiples, à croire qu’au dernier moment on avait changé le cor soliste et que le musicien se lançait sans préparation.
Quelques modifications par rapport à la distribution de janvier. À Lance Ryan succède pour les deux Siegfried Stephen Gould: ce n’est pas le même gabarit, ni la même allure, ni le même type de jeu. Ryan est plus svelte, plus juvénile, plus à l(aise dans Siegfried (de Siegfried) mais la voix de Gould reste toujours solide, large, bien appuyée, forte (incroyable chant de la forge, incroyable premier acte). Il fatigue nettement au troisième acte, mais sans que le chant en soit profondément affecté, il finit dans la difficulté mais honorablement et reçoit un triomphe du public.
Thomas Johannes Mayer, Wanderer magnifique en janvier,  est remplacé ici par Terje Stensvold, qui fait un premier acte extraordinaire de diction, d’interprétation, de puissance et de présence. Ce chanteur, déjà âgé, convient bien à la partie du Wanderer, plus fatiguée, et sa voix est parfaitement adéquate au personnage. Belle prestation, grande interprétation, intelligence du propos, triomphe final, même si je préférais Mayer.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke m’est apparu toujours un bon interprète de Mime, il propose toujours sa composition promenée sur de nombreuses scènes (Paris, Milan), mais avec quelque fatigue dans les aigus, quelques vilains sons auxquels il ne nous avait pas habitués.  Ulrich Reß cet hiver fonctionnait mieux, sans fautes de chant en tous cas.
On retrouve avec plaisir, un plaisir immense l’Alberich de Tomasz Konieczny, voix grave, sonore, diction impeccable, paroles distillées, caverneuses, scandées avec une force particulièrement marquée: le duo avec le Wanderer reste un des grands moments de la représentation.  Même plaisir à retrouver le Fafner moins fatigué, plus jeune, plus sonore de Steven Humes.
La Erda de Qiulin Ziang apparaît peut-être inférieure à ses prestations de janvier à Munich et de mars à Paris, mais elle reste une puissante Erda, à la voix évocatoire.
Enfin Catherine Naglestad, elle aussi sans doute moins en forme qu’en janvier (mais peut-être est-ce dû à la place que j’occupais où le son parvient quand même atténué): j’ai entendu quelques problèmes de respiration et au moins un aigu éliminé. Il reste que cette voix charnue, puissante, très contrôlée, fait encore grand  effet et que cette lente montée du désir est accompagnée par des effets impressionnants de la voix, tant dans les parties retenues, où elle réussit à contrôler le volume d’une manière exemplaire, que dans les aigus lancés et redoutables, culminant par la note finale, qu’elle est l’une des rares à vraiment tenir. Dans un troisième acte rendu volontairement très lent par Nagano, la performance technique n’en est que plus notable.
Que conclure, sinon que je ne regrette pas d’avoir revu ce spectacle qui confirme totalement l’avis que j’émettais il y a quelques mois, même si l’ensemble n’atteint pas l’extraordinaire performance de janvier dernier. S’il y a un Ring à voir,  c’est bien celui-là et il faudra guetter sa reprise les prochaines années. Et puis le Nationaltheater est l’un des lieux les plus agréables qui soient, plein de fantômes aimés, plein de souvenirs encore vivaces, plein d’échos des triomphes, et donc plein de ce passé qui fut aussi celui de ma jeunesse.
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Wotan/Siegfried Acte III (T.J Mayer-Lance Ryan)