BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013 – FRÜHWERKE/OEUVRES DE JEUNESSE: QUELQUES QUESTIONS SANS RÉPONSES

Programme de salle, couverture

La présentation des œuvres de jeunesse de Richard Wagner s’est terminée à Bayreuth avec Das Liebesverbot du 14 juillet dernier. Même si je n’ai pas vu Die Feen en juillet, j’avais vu cet opéra à Leipzig en février dernier, avec la même distribution ou peu s’en faut, le même chef et le même orchestre; je renvoie donc le lecteur au compte rendu de ce spectacle. On peut dire que l’initiative est un succès musical, malgré les inévitables imperfections sur des œuvres peu jouées et peu familières aux artistes. Rienzi a bénéficié de la présence de Christian Thielemann et d’une distribution internationale, mais c’est Das Liebesverbot qui reste l’opération la plus réussie, au total, avec une exécution de qualité et une mise en scène habile et intelligente, pour une œuvre qui contrairement aux deux autres, n’a pas bénéficié de productions récentes dans les théâtres européens et qui donc est une vraie surprise.
Mais on devait bien se douter qu’avec des chefs reconnus ou prometteurs, un orchestre aussi prestigieux que le Gewandhaus de Leipzig et la garantie du partenariat d’un opéra solide comme l’Oper Leipzig, la qualité artistique (exception faite de la mise en scène de Rienzi, superficielle et bâclée) ne ferait pas défaut.

La question est ailleurs, les questions devrait-on dire, qui se posent après le relatif échec commercial de cette programmation, et les erreurs de marketing qui l’accompagnent.
Partons déjà de la question posée par la qualité artistique: quand on propose des places au prix maximum de 500€, c’est à dire le billet d’opéra le plus cher du marché (plus que Salzbourg) , peut-on admettre une production de Rienzi aussi insignifiante? Certes, il s’agit d’une production qui ne sera pas reprise, faite ad-hoc pour un lieu qui lui, n’est pas ad-hoc pour l’opéra! Justement, qu’est-ce qui justifiait des prix aussi élevés pour une manifestation dans une salle de sport, à 2km du Festspielhaus?
Adéquation lieu, programme, prix et image…voilà la principale série de points d’interrogations.
On pourra discuter à l’infini du lieu choisi pour cette programmation exceptionnelle. Quelles qu’en soient les motifs, il me semble qu’on aurait du mal à convaincre un public qui paie de 100 à 500€ de venir à Bayreuth sans aller au Festspielhaus. En terme d’image,  le Festival de Bayreuth, c’est d’abord le Festspielhaus. Mais l’amener dans une grande salle de sport, aménagée de manière partielle, sur des sièges de plastique, sans un minimum de rituel festivalier (les fanfares de fin d’entracte remplacées par une sorte de coup de casserole, par exemple), et croire que le public va venir seulement parce qu’on est à Bayreuth, c’est vraiment faire une grossière erreur de jugement. Le public qui paie en veut évidemment pour son argent. Et là, à l’évidence, il n’en a pas pour son argent.
La motivation pour venir à Bayreuth, c’est évidemment le théâtre: c’est d’ailleurs très largement le motif pour lequel le festival n’a pas besoin de gros efforts de marketing pour attirer le public et pour lequel la demande est infiniment supérieure à l’offre. L’erreur vient peut-être que les organisateurs ont cru qu’il suffirait d’afficher “Bayreuth” et “Thielemann” pour mettre en branle les longs cortèges de visiteurs. Si au moins dans l’offre une soirée avait été prévue dans le théâtre (pour un concert par exemple) je suis sûr que la réponse du public  aurait été différente, a fortiori si l’on avait programmé dans la salle du festival les mêmes œuvres en version concertante, sans orchestre en fosse (puisque, dixit Thielemann, elles ne conviennent pas à la fosse de Bayreuth) et à n’importe quelle date (par exemple au moment de la Pentecôte, autour de la date anniversaire du 22 mai).

Sans Festspielhaus, il aurait fallu pour attirer le public développer une politique marketing particulièrement ciblée, et conquérir, aller chercher ce public “avec les dents” comme dirait l’autre alors que ce festival a l’habitude d’un public captif qu’il n’a jamais eu besoin d’aller chercher. D’où évidemment la difficulté notable et le résultat pour le moins contrasté.
On reste assez colère de voir des rangs entiers vides (y compris pour Rienzi qui affichait Thielemann) les gradins latéraux (places les moins chères) remplis à peine à 10% et on se pince en se disant “je suis à Bayreuth”.
Défaut de marketing, manque d’initiative pour vendre au dernier moment, repli sur une politique minimale dès qu’il a été clair qu’on ne remplirait pas, tout cela est si évident qu’on se demande s’il n’y a pas là de propos délibéré. Pourquoi programmer en fanfare il y a un an les “Frühwerke” pour ensuite proposer un site mal identifié, mal fichu, mal affiché, avec des plans de salle ne permettant pas de voir les places libres, un site qui ne met pas en avant les qualités de l’offre et qui n’est pas clairement en lien avec le site officiel du Festival. Déjà, il y a là un mystère.
Mystère qui s’épaissit lorsqu’on est sur place, à Bayreuth: on trouve peu d’affichage ou de publicité, des indications parcellaires du lieu des représentations , et sur le site du Festspielhaus, où l’on  va quand même en pèlerin, parce qu’on ne peut aller à Bayreuth sans au moins y faire un tour, aucune allusion à ce qui se passe plus bas .
Sur place, à l’Oberfrankenhalle, à part le kiosque à bière et à saucisses, une billetterie discrète, un étal pour vendre disques et “souvenirs” wagnériens (tee shirts et autres joyeusetés), il reste des indications peu claires sur les places (rangs etc…), pas la moindre décoration un peu festive ni dehors ni dedans (sinon des fanions des sponsors) et une salle inadéquate aménagée avec un gradin central entouré des gradins latéraux à peu près vides, et  les places les plus chères dans les premiers rangs, sans recul, sans vision un peu globale du dispositif.

Mise en page du résumé de l’action de Das Liebesverbot

Quant au matériel d’accompagnement du spectateur, je veux parler du programme de salle on reste bouche bée, on reste incrédule: un programme commun aux trois œuvres, au graphisme faussement contemporain, avec des distributions écrites en une police si réduite que la lecture en est difficile (en plus en blanc sur fond gris) avec des élégances graphiques qui rendent certaines pages illisibles, un graphisme et une mise en page différentes à chaque page, le pompon étant le résumé de Das Liebesverbot où alternent ligne à ligne le résumé du premier acte et du second acte: autrement dit (si je n’ai pas été assez clair ): ligne 1 premier acte ligne 2 second acte ligne 3 premier acte etc…. Où certains textes sont en anglais seulement et d’autres en allemand seulement, sans cohérence, sans rien pour clarifier, alors que ces programmes se devaient d’éclairer le public pour qui ces œuvres sont très peu connues. J’ai renoncé à le lire, c’est une entreprise vaine tant on fatigue, mais je le tiens à disposition de qui douterait de ma bonne fois ou penserait que j’exagère un peu.
Hélas, j’aimerais avoir un peu d’humour, mais j’ai tellement ce lieu dans la peau, ce festival dans mon cœur que je suis plutôt à la fois stupéfait et désolé. Certes, le matériel habituel du festival n’est pas d’une qualité notoire (design, contenus) : les programmes de Munich, ou même tout simplement de Paris sont bien plus détaillés et bien mieux faits. Mais sur ce coup là comme on dit, tous les records sont battus: personne dans le management n’a pu arrêter ce projet graphique absurde?
Alors on se pose des questions: pourquoi si peu de publicité, pourquoi si peu de marketing, pourquoi cette impression de Bayreuth du pauvre malgré le soleil éclatant? Certes, on peut penser que l’absence de remplissage de la salle a induit une limitation des disponibilités financières, mais il semble qu’on ait aussi bien manqué de compétences techniques, managériales, d’organisateurs efficaces: vu le résultat, tout se passe comme si le Festival voulait se faire tout petit, alors que le produit présenté était de qualité, pouvait valoir le déplacement, même dans une salle à l’acoustique pas toujours convaincante. Le mystère reste pour moi la contradiction entre des prix exagérés et une offre qui en rien ne les justifiait, même si elle était de qualité. Ce pouvait être au contraire l’occasion pour attirer un public qui ne vient pas habituellement, avec des prix attractifs avec une ambiance alternative, plus “cool”(et peut-être dans le package une visite du Festspielhaus, malgré la fermeture jusqu’en septembre pour répétitions – il n’y pas si longtemps, le Festspielhaus se visitait le matin avant 10h en temps de Festival ) .
Obtenir un résultat aussi contrasté quand on a de l’or dans les mains (Bayreuth, Wagner, Thielemann,Gewandhaus), comme on dit, il faut le faire. C’est une vraie question sans réponse. Simplement je ne comprends pas que ce qui était évident pour les gens du public avec lequel j’ai pu échanger ne l’ait pas été à un niveau plus haut. Je ne comprends pas.

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BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013: DAS LIEBESVERBOT (LA DÉFENSE D’AIMER) de Richard WAGNER (Ms en scène: Aron STIEHL, Dir.mus: Constantin TRINKS)

Image finale

Pour une surprise, c’en est une ! Après Die Feen moyennes à l’Oper Leipzig (reprise à Bayreuth en version de concert), après un Rienzi musicalement sans gros problèmes mais scéniquement indigent, voilà Das Liebesverbot, le moins connu des trois, le moins joué des trois, et incontestablement le meilleur moment, le meilleur spectacle de ce pré festival. un spectacle un peu fou, une musique que Rossini ou Auber auraient pu reconnaître, une verve totalement inconnue, un chef extraordinairement doué, un plateau homogène, sans vedettes (Christiane Libor exceptée) mais très solide, et enfin un metteur en scène, qui sait ce que rythme, ce que musique, ce que direction d’acteurs veut dire. Devant cette vraie réussite, on ne peut que regretter les erreurs de marketing et d’image qui conduisent à ces rangs déserts, ces gradins vides, ces trous dans le public de ce dimanche en matinée. Voilà un spectacle d’où on sort heureux, et surtout où tout le monde chantonne les refrains entrainants, guillerets, sautillants de l’auteur de Parsifal.
Voilà une musique qui non seulement se laisse entendre, mais qui, lorsqu’on se concentre sur l’orchestre, est souvent subtile, avec quelques strates mozartiennes, et une compréhension stylistique de l’opéra rossinien étonnante: sens du crescendo, sens des ensemble, sens des rythmes, sens aussi du lyrisme dans ces moments où les âmes s’expriment, comme ce magnifique duo initial de Mariana et Isabella, qui s’ouvre sur une phrase musicale qu’on retrouvera telle quelle dans Tannhäuser. Et Wagner nous étonne encore plus, et l’on ne peut que comprendre mieux le parcours qui le conduit là où l’on sait. Avec Die Feen, il aborde l’opéra à la Weber ou à la Marschner, fantasmagorique, horriblement difficile à chanter, mais aussi varié, coloré, même si dramaturgiquement longuet. Avec Rienzi, il montre qu’il sait faire un Grand Opéra à la Meyerbeer (ne dit-on pas de Rienzi qu’il est le meilleur opéra de Meyerbeer?), une grosse machine dramatique et spectaculaire. Avec Das Liebesverbot, il fait une incursion dans un style qu’on lui croit étranger, celui de l’opéra italien, rossinien, et même de l’opéra à la Auber avec airs, ensembles, dialogues, mais là où l’orchestre des opéras bouffes rossiniens est assez réduit, Wagner propose une oeuvre longue, avec des choeurs importants, un grand orchestre symphonique et une lourde distribution (trois sopranos, trois ténors etc…) tout en faisant, paradoxalement  le choix de la légèreté, pour une oeuvre inspirée de Mesure pour mesure de Shakespeare, dont il fait  une oeuvre un peu déjantée où il joue le carnaval, la gaieté, la folie.
J’avais bien entendu l’oeuvre au disque, et remarqué ce style inattendu; mais à la scène, avec une mise en scène adéquate qui vous met dans sa poche dès le début, et un orchestre impeccable qui vous enlève à un rythme totalement fou, vous finissez par vous demander pourquoi cette partition a si peu droit de cité. Ce n’est pas un immense chef d’oeuvre, mais c’est une pièce passionnante, qui s’écoute avec un réel plaisir, et même un réel intérêt. Un moment de musique, de joie,  de sourire, qui fait oublier et la salle de sport, et l’audience clairsemée, et qui vous fait dire que les absents ont vraiment eu tort.

Constantin Trinks


L’artisan de cette réussite, c’est sans conteste le chef Constantin Trinks, ce jeune chef, remarqué à Strasbourg pour Tannhäuser et qui commence à diriger dans les grands théâtres allemands (Dresde, Munich etc…) mène tout cela à un rythme d’enfer, avec une dynamique, une fluidité et une précision remarquables. L’orchestre du Gewandhaus est d’une clarté cristalline, tous les pupitres s’entendent, les violons, les cuivres, les bois: tout est si lisible et audible que l’on perçoit avec évidence les caractères de cette partition, les inspirations, les éléments pris ailleurs que Wagner fait siens, mais aussi ce qui fera de Wagner ce qu’il est aujourd’hui pour nous. La direction de Trinks agit comme révélateur pour le spectateur, mais elle est aussi l’élément qui scande, qui fait avancer, qui sécurise le plateau. Ce jeune chef de 38 ans ans (né à Karlsruhe) au geste clair, aux indications nettes fait à l’évidence partie des baguettes à suivre dans les prochaines années.
L’autre artisan de ce succès, c’est le metteur en scène Aron Stiehl. Il signe une véritable mise en scène, avec un vrai travail sur le jeu, les mouvements, les rythmes. Il fait de cette oeuvre une pièce de carnaval, joyeuse et folle, avec des costumes de bandes dessinée (de  Sven Bindseil) et des mouvements chorégraphiques qui rappellent la comédie musicale . Le décor unique de Jürgen Kirner divise le plateau en trois parties, séparées par des cloisons mobiles, qui déterminent trois ambiances: un espace d’une nature tropicale et  sauvage, grandes feuilles, fleurs, couleurs, pour l’ambiance de carnaval, l’amour, la liberté, un espace composé de tiroirs numérotés, fermés ou ouverts, une sorte d’espace administratif plus contraint, froid, géométrique, qui rappelle des murs d’urnes funéraires sans doute le monde où évolue Friedrich, le régent qui impose l’ordre moral, et un espace nu et blanc, avec une croix qui se projette au mur, qui est l’espace initial des novices. On passe alternativement de l’un à l’autre, mais celui qui domine est sans conteste celui de la nature où les coeurs se livrent dans une sorte de liberté aimable.
L’histoire pour faire bref reprend la pièce “Measure for measure” de Shakespeare: un roi de Sicile quitte le pays en le laissant au régent Friedrich, et en lui demandant de faire régner l’ordre moral et d’empêcher tout débordement social et moral, notamment en fermant tous les lieux d’amusement et en interdisant les manifestations du carnaval et toute manifestation amoureuse. Première victime, Claudio, condamné à mort parce qu’il est amoureux de Julia, à qui il a promis le mariage, et frère d’Isabella, une jeune novice . Pour le sauver, Isabella intercède auprès de Friedrich, qui contre toute les règles qu’il a édictées, lui demande son amour pour prix de son intervention. Mais Isabelle découvre que Friedrich n’a pas encore signé la condamnation, révèle au peuple la supercherie, et au final, Friedrich est confondu et humilié, Claudio libéré, Luzio le jeune ami de Claudio peut aimer Isabella, et là où l’amour était interdit, l’amour devient le guide du carnaval final.

En répétition

La distribution est dominée par l’Isabella de Christiane Libor, qui devient la spécialiste des œuvres de jeunesse de Wagner (elle est déjà le soprano principal de référence pour Die Feen) . Les aigus sont éclatants, bien projetés, bien tenus, et s’élargissent à plaisir. Le registre central est moins agréable à écouter que les aigus, et la voix a perdu en homogénéité: il est vrai que le rôle est lourd, que la mise en scène lui demande beaucoup d’abattage. Il reste que la prestation sans être exceptionnelle, reste très appréciable, comme pour l’ensemble d’une distribution sans noms particulièrement connus, appartenant tous ou à peu près à la troupe de Leipzig. On remarquera l’excellent Friedrich de Tuomas Pursio, baryton basse au timbre agréable, à la voix bien projetée, qui sait donner de la couleur à ce rôle de méchant tourné en ridicule et qui s’engage vraiment en scène et dans l’économie générale du spectacle. Les deux ténors Bernhard Berchthold (Luzio) et David Danholt (Claudio) sans être des voix de premier ordre se défendent avec vaillance, avec une préférence pour le joli timbre de David Danholt. Notons aussi la jolie Mariana de Anna Schoeck qui accompagne dans le duo initial l’Isabella de Christiane Libor et qui a un joli timbre de soprano, bien contrôlé, et la pétillante Dorella de Viktoria Kaminskaite. Le Brighella (chef des sbires) de Reinhard Dorn est une basse bouffe (une sorte d’Osmin qui chanterait) dont la voix est épuisée, mais le personnage est posé et fait rire le public et passe malgré des insuffisances musicales.
Au total donc un spectacle frais, réussi qui sera repris cet automne à Leipzig (allez-y si vous pouvez) et un peu plus tard (en novembre) à Trieste. Et puis n’oubliez pas de guetter les apparitions de Constantin Trinks, il en vaut la peine.
On a un peu oublié grâce à toute cette fraîcheur, les erreurs de “com”, le programme de salle au design douteux et en tous cas bien peu lisible, le public qui n’est pas au rendez-vous, et au total le mauvais service rendu à ces oeuvres qui méritent plus que deux lignes méprisantes dans une histoire de la musique. J’ai découvert que “la défense d’aimer” peut être l’occasion d’un vrai plaisir, ne vous en défendez pas non plus.
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Ambiance de l’acte 2

BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013: RIENZI de Richard WAGNER (Ms en scène: Matthias von STEGMANN, Dir.mus: Christian THIELEMANN)

 

Dispositif scénique, en construction

 

Une année anniversaire est toujours l’occasion d’exhumer des oeuvres moins connues de l’artiste célébré pour explorer l’ensemble du corpus. Pour Wagner se pose de manière récurrente la question des oeuvres de jeunesse qu’il a “reniées”, qu’on joue peu ou pas. Les uns en interpellent la qualité musicale, pour le moins discutée, les autres la difficulté (notable au niveau du chant) et donc d’une certaine manière le rapport investissement vs. résultat. La question a été depuis longtemps réglée à Bayreuth, puisque ni Die Feen, ni Das Liebesverbot, ni Rienzi n’ont droit de cité dans le Festival.
De manière récurrente aussi et notamment lors des débats sur la direction artistique, se pose la question du fonctionnement du théâtre, des oeuvres à y jouer, par exemple “Rienzi ou pas?” voire “Wagner et d’autres?”.  Pour ce bicentenaire, la direction artistique a choisi, pour la première fois, de donner un espace aux oeuvres de jeunesse, dans un jeu de dedans-dehors qui montre clairement la valse hésitation qui a dû à un moment occuper la programmation de ces célébrations.
Dedans:  la direction du Festival a décidé de programmer sur ses fonds propres et sans subvention spécifique (mais avec des sponsors) les trois opéras en question en collaboration (et coproduction) avec l’opéra de Leipzig (Oper Leipzig), ville natale de Wagner et donc référence en cette année de bicentenaire de la naissance (1813). Ce sont les forces du théâtre qui officient, choeur de l’opéra, et Gewandhaus Orchester. L’avantage est évident, les répétitions et tout le travail de préparation peut avoir lieu à Leipzig, à un moment où Bayreuth est pris par toute la préparation du Festival (et ne peut donc mettre à disposition les forces afférentes, orchestre et choeur, mais aussi techniciens).
Dehors: il n’est pas question, pour des raisons symboliques et aussi techniques (préparation et répétitions, occupations des espaces) de jouer dans le théâtre des Festivals (Festspielhaus) à cette époque de l’année: les répétitions musicales de Bayreuth sont brèves: 3 semaines pour 7 opéras, et avec un nouveau Ring, la pression est encore plus forte. Il faut donc jouer ailleurs. Et à Bayreuth, l’ailleurs se réduit à trois lieux:
– l’opéra des Margraves, joyau de l’architecture théâtrale baroque du XVIIème siècle, actuellement en restauration pour plusieurs années (étonnant de commencer les restaurations l’année du bicentenaire de Wagner, sensée drainer un flux touristique plus marqué) et de toute manière trop petit pour l’énorme machine wagnérienne,
– la Stadthalle, peu idoine pour de très grosses productions
– L’Oberfrankenhalle, un espace qui peut accueillir aussi bien des concerts pop que des matches de basket ou de Hand Ball, et qui pour l’occasion et pour la première fois accueille deux productions (Rienzi, Das Liebesverbot) et une version concertante de Die Feen (joué par l’Opéra de Leipzig ce dernier hiver, voir le compte rendu dans ce site).
Le public qui ressemble vu de loin à celui du Festival, trottine donc après le parking à trois étages en passant devant la piscine couverte, puis devant la patinoire, et arrive à l’Oberfrankenhalle,  béton, métal, saucisses (à 2,50 € au lieu des 4  ou 5 € pratiqués sur la colline sacrée: on sent bien qu’on est dehors), bière et Coca: Bayreuth chez le populo.
Et tout le monde de soupirer, à 1 km de là le Festpielhaus, espace interdit et tant désiré, et  de demeurer surtout frappé par  une communication peu claire, le Festival s’affichant à peine, (Wagnerjahr 2013):  dans le programme de salle, pas un salut de la direction artistique du Festival, sur les affiches, il est à peine signalé, et même si les billets d’entrée sont les mêmes qu’au Festival, on sent bien que l’administration  peine à s’afficher franchement, comme si elle avait un peu honte ou qu’elle voulait (pour quelle raison?) rester à la marge.

La salle en salle de sport

La salle (un grand hall de sport) avec ses gradins latéraux fixes et ses gradins provisoires de face est loin d’être pleine (curieusement les places les moins chères sont vides) pour ce Rienzi pourtant dirigé par Christian Thielemann, sensé ramener les foules sur son nom (d’ailleurs les affiches titrent sur Christian Thielemann, comme s’il dirigeait tout alors qu’il ne dirige que Rienzi, les autres chefs étant Constantin Trinks (Das Liebesverbot) et Ulf Schirmer (Die Feen).

On peut penser que si les trois opéras, même en version concertante, avaient été donnés dans le Festspielhaus, et même à un autre moment de l’année, on aurait affiché complet. mais Thielemann explique dans le programme qu’il se refuse à jouer autre chose que les dix opéras traditionnels dans le Festspielhaus.  J’oubliais un détail qui a son importance: les places sont chères, très chères même (jusqu’à 500 € pour quelques unes), plus chères qu’au festival comparativement (ce qui s’explique puisque l’opération n’est pas subventionnée, mais ce qui n’encourage pas le public à faire le déplacement à moins que le rapport qualité/prix soit à l’avantage de la qualité.

La façade qui fait rêver…

Ce Rienzi est musicalement solide et scéniquement indigent, c’est donc relativement mal parti.
L’histoire de Rienzi  prend place dans l’agitation politique à Rome aux temps de la papauté d’Avignon, où la ville éternelle est en proie aux appétits des familles nobles, au désir d’une certaine partie de l’Eglise de quitter Avignon, et aux atermoiements d’un peuple qui se cherche des héros. La situation ressemble assez à celle décrite par Verdi à Gênes dans Simon Boccanegra, doge presque malgré lui, dont les efforts consistent à apaiser les conflits et notamment celui qui l’ oppose aux aristocrates, lui dont la fille (Amelia) qu’il a retrouvée par hasard est amoureuse d’un des porte-drapeau de la noblesse (Gabriele Adorno). Dans Rienzi, c’est la soeur de Rienzi, Irene, qui est amoureuse d’Adriano, le fils de Steffano Colonna, qui lui essaie de s’interposer dans les luttes entre Rienzi et les familles aristocratiques: on a donc une même structure Simon/Rienzi, Amelia/Irene Gabriele/Adriano. Seule différence, de taille, tout le monde meurt à la fin chez Wagner, tandis que chez Verdi, le Doge meurt, mais dans une Gênes pacifiée.

Une scène de foule

C’est que l’opéra de Wagner est déjà un objet “politique”. Dans un XIXème fils de la révolution française, les oppositions idéologiques sont fortes, notamment dans une Allemagne encore morcelée, aux mains de princes et de roitelets divers, pendant que couvent les désirs d’une bourgeoisie et de peuples inspirés par le souvenir de la révolution française et du passage des armées napoléoniennes notamment en Rhénanie- Palatinat. Wagner analyse un de ses motifs favoris, celui de l’homme providentiel (Lohengrin, Parsifal), qui, accueilli en héros, est bientôt rejeté par ceux-là même qui l’ont porté au pouvoir. Rienzi, monté au sommet avec la bénédiction de l’église, et contre la noblesse, est bientôt rejeté, excommunié, puis détruit. On peut en faire un héros positif et charismatique, mais on peut en faire aussi un “populiste” perverti par le pouvoir qui finit victime de lui même.
Philipp Stölzl à Berlin (Deutsche Oper) avait travaillé la version populiste en s’appuyant sur une référence cinématographique, Le Dictateur de Chaplin et une référence historique, Adolf Hitler et le nazisme (avec des allusions à la Germania d’Albert Speer) et la production avait une grande cohérence et une grande séduction (voir le compte rendu dans ce site).
Mise en scène? Vous avez dit mise en scène? Matthias von Stegmann signe une mise en images (pauvres), une mise en espace (réduite à l’os) qui permet (à peine) de souligner les détails de l’intrigue, mais qui laisse pour une grande part les chanteurs livrés à eux-mêmes, quand c’est Daniela Sindram, merveilleuse Adriano, c’est positif, quand c’est l’Irene un peu pataude de Jennifer Wilson, c’est déjà plus problématique. Certes, on peut souligner la difficulté inhérente au lieu: une scène large, mais sans dessous ni hauteur, permettant des déplacements de décors exclusivement latéraux, un orchestre à niveau sans fosse, obligeant le chef à être assis, sinon il masque les chanteurs (oui oui, on est…à Bayreuth!). Pauvres spectateurs des premiers rangs (et des prix les plus chers) qui doivent affronter un son brouillé, une vision obstruée, et un manque de recul!

Dispositif scénique

Pas de vraie mise en scène (entendue comme lecture), mais une plate reproduction du livret, sans travail d’acteur, sans travail sur les foules (systématiquement le choeur est face au chef, se plaçant face au public comme pour la photo), le tout en costume de ville pour faire moderne, avec quelques vidéos (pour faire archi-contemporain) qui montrent la Oberfrankenhalle comme un lieu de rassemblement populiste (une sorte de Nuremberg en salle), des costumes d’aujourd’hui ( de Thomas Kaiser) des décors (Matthias Lippert, qui signe aussi les vidéos) qui évoquent le Colisée (on est à Rome) ou les thermes de Caracalla (deux murs verticaux latéraux qui rappellent la scène en plein air utilisée pour la saison d’été de l’Opéra de Rome), quelques escaliers et une reproduction des gradins de la Oberfrankenhalle, le tout avec quelques projections et lumières colorées. La messe est dite: pour son entrée sur le territoire de Bayreuth, ce Rienzi n’entrera pas dans la légende, une entrée et sortie par la petite porte. Sans doute ce travail est-il rapide et destiné à l’oubli: Leipzig a une production de Nicolas Joel et aucun théâtre ne reprendrait un spectacle aussi insuffisant.
Il en va autrement de la musique. L’Orchestre du Gewandhaus, malgré quelques petits problèmes aux cuivres quelquefois, dirigé (pour la première fois à ma connaissance) par Christian Thielemann est très bien préparé (il l’a déjà joué à Leipzig pendant la saison, mais sans Thielemann), direction précise, nerveuse, bien calibrée (encore que l’acoustique de la salle renvoie  un son souvent brouillé, où les pupitres sont mal distingués), rythmée, pleine de relief et de dramatisme. Thielemann semble très à l’aise dans ce type de répertoire: m’est avis qu’il pourrait avec profit se diriger vers Weber, Schubert (Fierrabras) ou même…pourquoi pas, Meyerbeer voire Berlioz vu ce que j’ai entendu hier soir:  pourquoi pas un Benvenuto Cellini ou des Troyens? Avec une telle direction, l’oeuvre est portée, servie, valorisée, si bien qu’on se demande pourquoi malgré ses longueurs (et bien qu’elle ait été encore coupée à la représentation, trop à mon avis: pour une fois, à Bayreuth, on pouvait OSER la version intégrale), l’oeuvre n’a pas un vrai destin dans les grands théâtres.
Le choeur de Leipzig, très sollicité, s’en sort avec les honneurs: on peut rêver de l’effet qu’il aurait pu produire dans la salle du Festspielhaus.
Les solistes rassemblés (grands solistes internationaux et membres de la troupe de Leipzig) forment un ensemble très solide, homogène: les rôles de complément sont tenus avec honneur (par exemple le Cardinal Orvieto de Tuomas Pursio, mais aussi le Paolo Orsini de Jürgen Kurth ou le Steffano Colonna de Milcho Borovinov).
Robert Dean Smith (Rienzi) donne toujours l’impression de relative fragilité, à cause de cette voix claire qui semble toujours a priori insuffisante pour les rôles écrasants qu’il tient (Tristan!) et au bout du compte, il tient toujours la distance, avec élégance, avec vaillance aussi. Il a un timbre qui me rappelle René Kollo, et dans Rienzi non seulement il tient la distance (avec quelques traces de fatigue à la fin dans sa fameuse prière néanmoins exécutée avec honneur) mais fait preuve de vaillance, avec de beaux aigus (premier acte) même si la présence scénique et le charisme font quelquefois défaut. Il reste un Rienzi qui peut faire référence désormais, à côté de celui de Torsten Kerl.
Le cas de Jennifer Wilson est très différent. J’ai aimé naguère à Valencia sa Brünnhilde, qui me rappelait les grandes Brünnhilde d’antan. Je pense même que c’est une vraie voix pour Brünnhilde, avec une couleur très différente de celle nécessaire pour Sieglinde par exemple. Pour Irene, il faut des aigus triomphants, mais il faut aussi un style qui se rapproche d’une Leonore de Fidelio, avec une voix ductile, une capacité à moduler, à cadencer, une voix douée de puissance, de volume, et aussi et surtout de souplesse (comme c’est difficile de trouver les trois en une): Jennifer Wilson n’a pas la souplesse: dès qu’il en faut tant soit peu, dès qu’il faut un tant soit peu d’agilité aussi, la voix devient problématique, avec des sons fixes, et quelquefois ratés; mais les aigus et les suraigus sont larges, bien posés, avec un bel appui sur le souffle. Dès qu’elle monte à l’aigu, la voix immense domine largement les ensembles et l’on entend des notes d’une grande beauté. Pour le reste, c’est un peu brut, et manque singulièrement de lyrisme voire de style.

Daniela Sindram (Adriano)

Quand on écoute Rienzi, on est surpris car le rôle qui nous marque n’est pas tant Rienzi ni Irene, mais celui d’Adriano. Sans Adriano d’exception, pas de grand Rienzi. C’est le rôle de référence (donné à la création à Wilhelmine Schröder-Devrient). Il exige intensité, volume, souplesse, ductilité, aigus, graves, couleur. Daniela Sindram, native de Nuremberg, qui conduit désormais une carrière en free lance après avoir été en troupe dans de nombreux théâtres allemands (et à la fin à Munich) est tout à fait extraordinaire dans Adriano; elle laisse loin derrière elle Kate Aldrich, dont j’avais pourtant apprécié la prestation à Berlin.

Daniela Sindram, travesti extraordinaire

Elle a d’abord la présence scénique, elle campe un travesti confondant de vraisemblance, elle a ensuite la voix, tant les aigus redoutables que la souplesse et le style: jamais un vilain son, la voix toujours bien posée, toujours projetée, toujours bien appuyée sur le souffle. Une prestation de référence. Il sera difficile de s’en passer si un théâtre veut remonter Rienzi. C’est elle qui emporte tout et notamment les hurrahs du public.

Au total, et malgré les défauts de communication, une réalisation scénique un, deux ou trois tons en dessous, malgré le lieu sinistre des représentations, malgré l’éloignement mental du Festspielhaus,  la réalisation musicale est vraiment de premier plan, le niveau général tout à fait remarquable, et dans un théâtre à l’acoustique seulement normale, un tel travail musical aurait fait date. Même si on aurait aimé dans ce lieu avoir droit à un Rienzi complet, sans coupures. Mais Thielemann argue du fait de ne pas avoir eu le temps d’y travailler suffisamment et promet pour plus tard un Rienzi complet avec ballet. Mais n’est-ce pas le rôle d’une direction artistique de décider quelle version proposer? Voilà un Rienzi de référence condamné à la petite porte, un peu victime de l’organisation artistique du festival et des erreurs de marketing patentes, ainsi que des prix extravagants, tout cela en porte la lourde responsabilité. Coup d’épée dans l’eau: une épée en diamant dans une eau trouble.
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Dispositif (Plan)

OPER LEIPZIG 2012-2013: DIE FEEN de Richard WAGNER le 24 février 2013 (Dir.mus: Ulf SCHIRMER; Ms en scène Renaud DOUCET)

Acte I ©Kirsten Nijhof

Fallait-il remonter Die Feen? La presse allemande a été divisée là-dessus, le plus radical étant Manuel Brug dans Die Welt qui affirme non seulement qu’il ne fallait pas le faire, mais que c’est une honte qui déshonore Leipzig d’avoir investi dans l’opération. Excessif.
Cette année de bicentenaire est évidemment l’occasion de remonter ces œuvres peu connues qui  élargissent notre connaissance de l’œuvre: c’est toujours stimulant d’en apprendre un peu plus sur son compositeur chéri.
La production de Leipzig cependant ne restera pas dans les mémoires, et on peut s’en étonner: vu les feux de la rampe braqués sur Wagner et son bicentenaire, sur les représentations de Bayreuth et sur le partenariat Bayreuth/Leipzig, on pouvait penser qu’un soin tout particulier aurait été mis sur la distribution d’un ouvrage il est vrai très difficile à bien distribuer puisqu’il exige un soprano qui soit à la fois une Leonore de Fidelio,  une Agathe et une Elsa, et un ténor qui soit un peu Siegfried, un peu Max et un peu Florestan. Si nous y sommes presque avec Christiane Libor comme soprano dans Ada, nous en sommes loin, très loin avec Arnold Bezuyen dans Arindal. Et dans l’ensemble, cela reste bien médiocre.
C’est un peu paradoxal vu l’absence de ces œuvres sur les scènes, mais il existe un certain nombre d’enregistrements des opéras de jeunesse de Wagner et chacun peut donc se faire une opinion ou se construire une culture. En ce qui concerne Die Feen, une version intéressante et assez abordable (30€) avec les forces de l’opéra de Francfort dirigées par Sebastian Weigle vient de sortir, et il existe au même prix une version dirigée par Gabor Ötvös avec les forces du Théâtre de Cagliari, mais la référence de l’ouvrage reste l’enregistrement de Wolfgang Sawallisch, un coffret assez cher (60€ environ chez Orfeo) qu’il faut se faire offrir.
Wagner a 20 ans en 1833 et il produit une de ces œuvres où il va mettre presque tout ce qu’il sait, et un peu de ce qu’il fera. En 1833, le théâtre de Leipzig n’en veut pas et il faudra attendre le 19 juin 1888 pour que l’opéra soit créé à Munich sous la direction de Franz Fischer (mais avec Richard Strauss comme répétiteur, poussé par Hermann Levi le créateur de Parsifal). Finalement la première représentation à Leipzig a lieu en 1938, et c’est dans cette ville la seconde fois que l’opéra est monté. Si dans l’histoire de l’œuvre on compte pas mal de représentations concertantes, il y encore peu de productions, dont celle début 2009 au Châtelet, dirigée par Marc Minkowski, dans une mise en scène d’Emilio Sagi, avec déjà Christiane Libor.
L’histoire, inspirée d’un conte de Carlo Gozzi, La donna serpente, raconte les amours de Arindal, héritier d’un royaume de Tramond, avec Ada, une fée rencontrée en chassant une biche, à qui il est permis pour un temps (8 ans)  d’aimer ce mortel, à condition qu’il ne lui demande jamais qui elle est. Ils ont le temps de s’aimer, d’avoir deux enfants, mais Arindal pose la fatale question et se trouve expulsé du royaume des Fées. Il revient dans son royaume ravagé par la guerre, décide de le défendre contre l’ennemi et Ada est résolue à le suivre et à devenir mortelle, mais  lui impose des épreuves pour vérifier la solidité de son amour: elle lui fait notamment voir son armée décimée par un ennemi dont elle a pris la tête et  fait disparaître leurs enfants dans les flammes. Horrifié, Arindal la maudit et se trouve incapable d’aller défendre son pays contre l’ennemi: mais Ada lui révèle que tout cela n’était que sortilèges, mais maudite par son amour elle a perdu son pari et doit rester pétrifiée 100 ans avant de redevenir immortelle.
Arindal est désespéré et abdique, pendant que Morald défend le royaume et en devient le roi, partageant le pouvoir avec Lora, soeur d’Arindal. C’est alors que l’enchanteur Groma lui remet épée, bouclier et lyre. Tel Orphée muni de sa lyre, il enchante le royaume des morts et les pierres se réveillent et libèrent Ada. Tout est bien qui finit bien, Arindal est rendu immortel et aimera Ada à jamais.
On retrouve des thèmes déjà exploités à l’opéra (les épreuves, dans Zauberflöte, sauf que là, Arindal perd) ou bien évidemment le mythe d’Orphée qui enchante la monde par son chant. On retrouve aussi la question de l’identité si chère à Wagner (Lohengrin…) puisqu’on y retrouve la question à ne pas poser.
Du point de vue musical, l’influence de Weber se fait sentir, mais aussi de Marschner, mais aussi de Schubert,  mais aussi de Beethoven, mais aussi de Mozart (scène de dépit amoureux de Gernot et Drolla) dans une œuvre haletante, au rythme un peu répétitif, aux longueurs marquées, avec cependant de jolis moments. Ecouterait-on Die Feen si Wagner n’avait pas écrit le reste, sans doute pas, mais on écoute aussi les œuvres en fonction d’une histoire, d’une construction, d’un futur: on reconnaît donc çà et là des esquisses mélodiques qui donneront des airs fameux du deuxième acte de Tannhäuser, quelques éclairs qu’on retrouvera aussi dans Fliegende Holländer, en bref, le premier “grand” Wagner puisera dans ces archives là. Mais déjà Wagner se montre impitoyable avec les voix et notamment avec sa soprano à qui il impose un air au deuxième acte de plus de dix minutes qui épuise la chanteuse et avec son ténor aux aigus massacrants.
La mise en scène est de Arnaud Doucet et les décors et costumes d’André Barbe, une paire franco-canadienne qui fonctionne ensemble telle la paire Patrice Caurier-Moshe Leiser ou Jossi Wieler-SergioMorabito.
L’idée de départ en est assez banale: une famille est réunie à Leipzig (salon, cuisine américaine, réunion familiale) et le père écoute une retransmission des Fées de Wagner à l’Opéra de Leipzig, il plonge dans l’œuvre (ce qui, dirait Manuel Brug, est déjà héroïque!) à ce point qu’il va s’identifier avec le héros. A la fin, il retourne à son état de père de famille moderne, quand son épouse rentre de la salle de sport: toute la soirée, il sera habillé d’un cardigan rouge-orange et jamais il n’endossera les habits de preu chevalier.
Cela donne ainsi l’occasion de changements de décors fréquents, utilisant à plein la machinerie de Leipzig: ponts, tournette, apparitions d’un monde légendaire quelquefois réussi

L’arbre…©Tom Schulze

(l’apparition initiale des fées au pied d’un arbre très suggestif), d’autres fois moins (le palais d’Arindal, calqué sur la salle des Minnesänger de Neuschwanstein ou la descente aux enfers par une rampe d’escalier infinie) mais toujours entre le rêve/le dessin d’enfant et la maison de poupée.

Acte II ©Kirsten Nijhof

Une mise en scène non dérangeante, assez lisible, plus lisible en tous cas que celle de Emilio Sagi au Châtelet, mais moins jolie aussi. Peu de travail d’acteur, quelques éléments ironiques sur la manie de l’amateur d’opéra, sur la caricature des légendes médiévales, sur le théâtre aussi avec ses fumées, ses disparitions, sa magie. Mais tout cela manque singulièrement de poésie (sauf le tableau initial des Fées, vraiment très réussi) et globalement d’intérêt (mais ce livret permet-il autre chose?).
Musicalement, Ulf Schirmer dirige l’orchestre du Gewandhaus et c’est donc dans l’ensemble réussi dans la fosse, précision, rondeur, justesse: on se prend pourtant à rêver de ce que d’autres chefs auraient pu faire de cet orchestre, Minkowski d’abord, dont les Musiciens du Louvre au Châtelet étaient plus ductiles, plus vifs, plus légers, plus imaginatifs, mais aussi un Harding ou même un Weigle dont le récent enregistrement est plus clair et plus dynamique. On pense aussi au regretté Sawallisch!
L’ouverture, qui est longue (presque quinze minutes) devrait pour “passer” être menée sur un autre rythme, moins lourd, moins massif, moins pâteux, elle en devient ainsi interminable. Le moment le plus réussi est le deuxième acte, plutôt allégé, plutôt bien conduit, bien mené, et qui montre les qualités de souplesse éminentes de l’orchestre.  Ulf Schirmer, bon chef de répertoire, n’est pas un inventeur et il me semble que pour faire vivre cette musique pleinement, il faut inventer, dans les contrastes, dans la couleur, dans la syncope des rythmes, dans les passages de la vivacité au lyrisme plus contenu: la baguette de Schirmer n’est pas magique ou n’a pas la magie voulue pour cela.
Il reste que l’accompagnement orchestral est ce qu’il y a de meilleur au niveau musical, car le chœur (chef de chœur Alessandro Zuppardo), très sollicité, est très décevant, un ton en-dessous, jamais vraiment protagoniste alors que ses interventions mériteraient une meilleure mise en valeur. C’est pourtant un chœur habitué à Wagner, mais ici il m’a semblé moins en forme que d’autres fois.
Mais le véritable point noir, c’est la distribution formée de membres de la compagnie locale, corrects et d’invités (les Gäste), plus en difficultés. Dans les bonnes surprises, la Drolla de Jennifer Porto et de Gernot de Milcho Borovinov, bien en place, sonores, vifs en scène. Le magicien Groma assez élégant vocalement de Igor Durlovski, apparaissant en final comme Deus ex machina,  costumé en Wagner, Guy Mannheim en Gunther et Roland Schubert en Harald, très acceptables et les deux fées dont les noms sont pris à Gozzi Zemina (Viktorija Kaminskaite) et Farzana ( Jean Broekhuizen), l’ensemble des rôles de complément n’appelle pas de remarques acerbes au contraire des protagonistes
Detlef Roth en Morald s’en sort bien dans les deux premiers actes, mais son troisième acte est un naufrage, les aigus ne passent pas, la voix se coince, sans aucune ductilité et finit par produire des sons inappropriés pour le moins. Ce chanteur entendu dans Amfortas à Bayreuth m’a surpris. J’attendais bien mieux. Très décevant.
La Lora de Eun Yee You pourtant vaillante et brave n’a pas du tout le calibre voulu: elle ne fait pas de faute de chant, elle s’en sort même pas si mal eu égard à cette voix minuscule qui n’a pas le volume ni la largeur exigée par ce rôle. Elle doit s’imposer face à l’orchestre, notamment au début du deuxième acte, réussit tant bien que mal par la technique à exister, mais c’est vraiment tout petit. Une voix très légère de soubrette pour un rôle de soprano lyrique: cela coince forcément.
Arnold Bezuyen dans Arindal n’a pas du tout la voix exigée pour le rôle lui non plus, mais pour des raisons différentes. C’est un Heldentenor au son fixe, à la voix droite, appuyée sur un registre central puissant: une voix en bois. Or, il faut une voix qui soit plus versatile, plus mobile, moins fixe et un timbre plus clair: ici si le centre passe assez bien (son air initial du troisième acte est assez réussi) dès qu’il monte à l’aigu, la voix se rétrécit, il n’y a plus de volume, plus d’air, tout se resserre et c’est presque inaudible ou graillonnant. Pas de registre aigu, pas de grave, seul je l’ai écrit plus haut le registre central sauve la prestation, sauf que le rôle sollicite beaucoup les aigus et qu’ils sont à peu près tous ratés, trop fixes, sans éclat, avec un timbre opaque: c’est si peu techniquement adapté qu’il est difficile de donner une couleur quelconque à ce chant. Une erreur de distribution.

Christiane Libor et Arnold Bezuyen ©Kirsten Nijhof

Christiane Libor, qui doit être l’un des seuls sopranos capables de mener le rôle jusqu’au bout m’était apparue plus brillante au Châtelet. En tous cas, si les aigus restent triomphants, si la vaillance est là, l’air redoutable du deuxième acte la fatigue singulièrement et le deuxième acte se termine de manière un peu tirée, avec de menus problèmes d’intonations dus à l’épuisement. Cela s’arrange au troisième acte (où elle est moins  sollicitée il est vrai). Il reste que c’est la seule des trois protagonistes à vraiment s’en sortir avec les honneurs et à produire une prestation conforme à quelque réserve près à ce qu’exige la partition. Bravo, elle sauve la distribution par sa présence vocale, la seule à en avoir une.
On le voit, une soirée plutôt contrastée, qui ne correspond pas à ce qu’on attendrait d’un tel événement, unique en Allemagne. Que la mise en scène soit discutable ou passable, c’est la loi du genre, et celle-ci ne mérite ni excès d’honneur ni indignité. La direction musicale ne fait pas tout pour sauver l’œuvre, mais n’est pas là non plus ce qui pèche le plus, mais la distribution (notamment les protagonistes masculins) n’est vraiment pas  à la hauteur de l’enjeu.
Les parisiens qui ont vu les représentations du Châtelet peuvent en rester là, car la tenue en était bien meilleure, et la musique plus au point, plus conforme à ce qu’on peut attendre. Inutile donc de faire le déplacement, et même pas à Bayreuth, où la représentation est concertante (ce sera peut-être plus dur…) et où Christiane Libor ne chantera pas. Ces Fées ont manqué de magie musicale. Attendons le tricentenaire de la naissance en 2113 ou le bicentenaire de la mort en 2083…
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Wagner descend parmi nous…©Tom Schulze

GEWANDHAUS LEIPZIG 2012-2013: Riccardo CHAILLY dirige l’Orchestre du GEWANDHAUS le 23 février 2013 (MENDELSSOHN, SCHLEE, MAHLER)

Leipzig, Augustusplatz, 23 février 2013

Soirée enneigée: il a fallu trois heures pour parcourir en voiture les 170 km qui séparent Berlin de Leipzig. ce soir concert spécial au Gewandhaus, salle de concert moderne située Augustusplatz, en face de l’Opéra où opère aussi l’orchestre du Gewandhaus. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler l’histoire prestigieuse de cet orchestre, l’un des plus chargés d’histoire, dans une ville qui a vu naître Richard Wagner, où Jean-Sebastien Bach est enterré, et dont Felix Mendelssohn fut le premier “directeur musical” au sens moderne du terme. C’est dire que la Augustusplatz où trônent Opéra et Gewandhaus face à face est vraiment le centre référentiel d’une cité par ailleurs largement célèbre pour sa vitalité économique, avec sa foire considérée comme la plus ancienne au monde, qui remonte au Moyen Âge.
L’orchestre du Gewandhaus, on le sent quand les musiciens s’installent sous les longs applaudissements d’un public très largement autochtone, est vraiment l’orchestre identitaire de la cité, très lié à son histoire et récemment lié à l’histoire de la réunification puisque c’est autour de cet orchestre et de son chef Kurt Masur que les grandes manifestations de Leipzig ont eu lieu, foyer des premières manifestations contre la défunte République démocratique allemande.
Aujourd’hui, c’est Riccardo Chailly qui le dirige, jusqu’à 2018, et ce soir est programmé un des concerts spéciaux préparatoires à la tournée à Vienne qui aura lieu début mars. La soirée comprend trois pièces: une ouverture de Mendelssohn, le compositeur maison par excellence, l’Ouverture de Ruy Blas, écrite en 1839 pour précéder une représentation théâtrale du chef d’œuvre de Victor Hugo, une création “Rufe zu mir” (Appelle à moi) de Thomas Daniel Schlee, scène symphonique pour orgue et orchestre, et la 5ème symphonie de Mahler.
Mendelssohn détestait Ruy Blas, qu’il considérait comme une pièce nulle (Ich las das Stück, das so ganz abscheulich und unter jeder Würde ist, écrit-il à sa mère), il renonça à sa composition dans un premier temps, mais sous l’influence des commanditaires (la Caisse de retraite de l’Altes Theater, où Ruy Blas était représenté pour la première fois), et piqué par son ambition, il finit par la composer en trois jours, la faire jouer en introduction et la rejouer une semaine plus tard au Gewandhaus. C’est dire que la pièce symphonique de 8 minutes est assez indépendante de l’esprit ou de la lettre de la pièce de Hugo. Le Ruy Blas original est un drame romantique, l’ouverture de son côté est un exercice de style brillant qui rappelle un peu Weber et beaucoup les opéras de Schubert par son dynamisme et sa rapidité, ses contrastes et sa vitalité. Un esprit pas aussi noir que le drame hugolien, et exécuté par l’orchestre avec une clarté et une dynamique particulières, qui rappelle que Chailly est un très bon chef pour Mendelssohn.

La salle du Gewandhaus, dominée par son orgue

La salle du Gewandhaus, moins vaste que la Philharmonie ou le Gasteig à Munich, donne un sentiment de proximité de l’orchestre et a un son magnifique, très clair, très proche, très équilibré aussi: on entend tous les instruments, à égale valeur, avec une jolie réverbération qui enrichit l’espace sonore: c’est toujours un privilège que d’entendre un orchestre dans son espace propre, dont il connaît l’acoustique, car c’est quand même là qu’on mesure la totalité de ses qualités bien plus que lorsqu’il joue en tournée dans des salles dont il ne maîtrise pas l’acoustique. Le Gewandhaus a une acoustique magnifique et la prestation de l’orchestre, dès ce début de concert, est exceptionnelle.
La pièce de Thomas Daniel Schlee apparaît comme très liée au symphonisme post-Chostakovitch: une musique qui n’est pas très originale mais qui valorise tous les pupitres de l’orchestre avec des interventions de l’orgue qui permettent d’entendre l’instrument monumental qui trône au centre de la salle, au dessus de l’orchestre. A Leipzig, l’orgue est une question d ‘atavisme! Et Schlee est d’abord un organiste (né à Salzbourg) . Certains moments sont d’ailleurs plus intéressants: la transition entre un passage soliste de l’orgue aux cordes murmurantes, ou bien la fin de la fugue finale, reprise à la flûte et au piccolo. Les parties orchestrales, spectaculaires, pleines de relief, restent en deçà de l’originalité attendue, mais la pièce se laisse entendre avec plaisir.
Le moment attendu était l’exécution de la Cinquième de Mahler. J’avais entendu à Lucerne sa Sixième et Riccardo Chailly, depuis son passage au Concertgebouw peut être considéré comme un grand mahlérien.
La cinquième symphonie qui commence par une marche funèbre, peut-être liée à l’hémorragie intestinale dont Mahler a souffert en 1901 est créée en 1904 à Cologne sous la direction du compositeur. On pourrait croire que la symphonie va être marquée par une sorte de marche à la mort et que le climat général va en être atteint. Mais en contraste c’est la aussi la période du mariage avec Alma Schindler et d’autres considèrent le fameux adagietto comme une lettre d’amour à Alma, et le rondo-final comme une explosion positive. Abbado insiste souvent en revanche sur la souffrance de Mahler et son regard sarcastique sur la vie, d’où le soin qu’il prend à insister sur les moments plus lyriques, mais aussi sur les aspects ironiques ou plus sarcastiques de la musique (c’est visible dans son troisième mouvement), ses interprétations s’en trouvent allégées, très claires, cristallines mêmes, et avec des choix d’attaques très particulières, des sons grinçants, des moments noirs et des moments d’indicible douceur.
Chailly fait au contraire le choix presque exclusif de la dynamique: un tempo rapide, un refus de s’attarder sur ce qui pourrait être attendrissement, et sans appui lourd non plus sur les aspects morbides de la marche funèbre. Il se place résolument dans une optique d’avenir, dans une explosion d’espoir: son adagietto manque ainsi légèrement de sentimentalité, avec sa rapidité de rythme, même si il est parfaitement construit à l’orchestre avec les échanges aux cordes exemplaires, même s’il a sans doute le tempo juste. Karajan ou Abbado le prennent sur un tempo plus lent qui accentue l’arrêt sur image et sur une image fortement lyrique. Le choix de massifier les deux premiers mouvements en presque un seul bloc qui marque la dynamique explosive voulue. La courte pause entre le deuxième et troisième mouvement accentue la beauté du début du troisième mouvement (le scherzo). En fait il respecte parfaitement les pauses entre les parties (Abteilungen), avec une longue pause entre troisième mouvement et adagietto.
Je l’ai dit, la première partie est moins funèbre et plus explosive, avec une organisation dynamique, une grande rapidité des tempi, et une particulière vélocité des passages entre pupitres: apparaissent des moments sublimes notamment au niveau des violoncelles et contrebasses, en proportion plus nombreux que les premiers violons: ce qui massifie le son, et donne des moments d’une rare intensité lorsque violoncelles et contrebasses sont ensemble, seuls, ou au moment des (sublimes) pizzicatis.
Cette dynamique qui emporte la salle évidemment comporte le risque de quelques couacs (au cor) ou d’un suivi acrobatique des cordes notamment au dernier mouvement étourdissant et même époustouflant; rarement on a eu cette impression de valse folle où c’est le tourbillon qui domine, le mouvement, une joie un peu désordonnée mais totalement vitale, de cette vitalité qui déborde, et qui emporte tout sur son passage. Une interprétation totalement irrésistible, telle un fleuve formé par un barrage qui a craqué, un Vaion ou un Malpasset de la musique qui inonderait non de mort mais de joie, d’agitation et d’indicible espoir.
Il faut souligner également la qualité de l’exécution par l’orchestre du Gewandhaus: certes quelques imprécisions aux cuivres (cors et trompettes) malgré l’excellent trompette solo, mais les cordes, disposées différemment, de gauche à droite, violons 1, contrebasses et violoncelles, altos, violons 2, somptueuses, à l’écoute les unes des autres, menées par l’étourdissant Sebastian Breuninger, un spectacle à lui seul (il est l’un des “Konzertmeister” du Lucerne Festival Orchestra) ainsi que la petite harmonie sont absolument irréprochables, son d’une grande pureté, attaques impeccables, notamment à la flûte et au hautbois. Écouter un orchestre exemplaire, l’un des phares du monde symphonique allemand, dans sa salle à l’acoustique exceptionnelle, c’est un immense privilège dont les mélomanes peuvent jouir à des prix raisonnables (maximum 60 euros) .
Ainsi Chailly fait-il un choix très différents de ses collègues, d’un Mahler irrésistiblement dynamique, d’un Mahler de la vie, d’un Moi noyé dans la vie et dans un débordement dansant d’espoir, certains disent d’un Mahler presque “italien”. En ce sens , la cinquième est bien ce moment de climax qui va déjà évoluer dans la sixième, même si Chailly choisit là aussi d’avancer dans une dynamique d’énergie, mais du désespoir. Nous sommes au bord du gouffre de l’inconnu, mais nous sommes aussi dans le battement irrésistible de la vie, qui emporte sur son passage toutes les scories et les peurs, toutes les angoisses et les doutes. Un Mahler de l’Eden retrouvé.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: RICCARDO CHAILLY DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS le 11 SEPTEMBRE 2012 (MENDELSSOHN, MAHLER)

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

La considération dont jouit Riccardo Chailly est étrange. Voilà un chef dont les enregistrements notamment mahlériens ou brucknériens, sont régulièrement salués comme des références, mais il faudrait aussi ajouter ses très belles interprétations de pièces comme Amériques de Varèse. C’est un très bon chef d’opéra notamment pour Verdi et Rossini: certains préfèrent même ses Rossini à ceux d’Abbado. J’ai eu l’occasion d’aller souvent à Bologne lorsqu’il était directeur musical du Teatro Comunale (une salle magnifique, d’Antonio Galli da Bibbiena à visiter absolument ) , aux temps bénis où le Comunale de Bologne était considéré comme l’antichambre de la Scala et je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Étrange en effet parce qu’il est toujours oublié dans la liste des très grands chefs de ce temps. Son passage au Concertgebouw d’Amsterdam n’a pas toujours été facile, mais sa présence au Gewandhaus de Leipzig est un vrai succès. L’orchestre du Gewandhaus est l’un des grands orchestres de tradition allemande, au même titre que la Staatskapelle de Dresde. Fondé au XVIIIème siècle, il compte parmi ses directeurs musicaux historiques Felix Mendelssohn, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Franz Konwitschny, Vaclav Neumann, Kurt Masur et Herbert Blomstedt. Il fut au centre, avec Kurt Masur son chef, des grandes manifestations qui précédèrent la chute du mur. Plus que tout autre, il représente la grande histoire de la musique allemande, dans cette Leipzig où naquit Richard Wagner, où officia Jean-Sebastien Bach, à quelques encablures de Halle, ville de Haendel, et de Wittenberg, ville de Luther. La salle nouvelle du Gewandhaus, à l’acoustique splendide,  trône sur l’Augustusplatz face à l’Opéra, deux monuments somptueux, au cœur d’une ville qui vaut vraiment la visite.
Ainsi Riccardo Chailly, en proposant dans ce programme dédié à la foi, la symphonie Reformation, de Mendelssohn, s’inscrit-il au cœur de l’histoire et de la tradition de son orchestre et au coeur de l’histoire de la symphonie , après Beethoven, avant Schumann, avant Bruckner. Cette symphonie fut écrite en 1829-1830, peu après la mort de Beethoven, à l’occasion de l’anniversaire de la Confession d’Augsburg, texte fondateur du lutherianisme rédigé par Melanchton, et présenté à Charles Quint, qui fut réfuté par la Diète d’Augsburg,  très catholique. Mendelssohn n’a pas vraiment aimé cette symphonie, qui fut créée en 1832 à Berlin, mais publiée seulement en 1868. Mendelssohn voulut même la détruire. Sans doute le judaïsme de Mendelssohn n’a-t-il pas aidé à comprendre cette œuvre inspirée par Luther, dont elle reprend le choral(“Ein feste Burg  ist unser Gott”) dans le dernier mouvement. Aujourd’hui, elle est surtout connue (on la joue assez peu) par le thème du “Dresden Amen” plus connu comme le thème du Graal dans le Parsifal de Richard Wagner. Pourtant cette symphonie ne manque pas, notamment dans son premier mouvement d’une grandeur évidente que Chailly rend parfaitement, avec une force qui saisit, et une rondeur de son étonnante: l’orchestre est stupéfiant de fluidité, de netteté, et l’énergie dégagée par ce premier mouvement est proprement frappante, avec des cordes extraordinaires. Le rythme du second mouvement est plus syncopé que dans d’autres interprétations plus lyriques et plus légères (Abbado), mais l’organisation et la construction de la “concertazione”, de la mise en espace orchestral de la partition sont proprement exemplaires; la cohésion et l’équilibre de pupitres frappent, définitivement.  L’enchaînement des derniers mouvements, avec ce solo de flûte qui dialogue avec le hautbois, et avec les cuivres est un tremplin vers le rêve, avec ce choral final dans la version originale, sans coda, qui rappelle tant certains thèmes brucknériens, avec ses variations de couleur, ses développements et son final presque céleste où sonnent les trompettes du paradis musical!

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

Au terme de cette audition, on reste interdit devant la qualité de l’orchestre et l’entente parfaite avec un chef qui déploie une énergie peu commune pour accompagner la musique, alors qu’il sort de longs mois d’arrêts dus à la maladie. Quel plaisir de le voir rétabli, et entrer dans Mahler avec une gourmandise extraordinaire.
Beau programme que de mettre en perspective la foi confiante en dieu d’un côté et la terrible lutte contre la mort et le destin, qui s’achève par le gigantesque dernier mouvement (30 minutes) et ce coup final qui terrifie l’auditeur et le laisse assommé.
Chailly dirige comme Abbado l’andante avant le scherzo, rendant à la symphonie son “classicisme”, et l’urgence du premier mouvement, qui me fait encore et toujours penser (je l’ai déjà écrit, et je me répète)

L'homme qui marche - Umberto Boccioni (1913)

à l’homme qui marche de Boccioni de quelques années postérieur. Chailly a décidé de poser comme donnée principale une indomptable énergie, qui devient évidemment énergie du désespoir, tout en force écrasante, sans beaucoup de place à la sensibilité ou à la sensiblerie, une force qui refuse la souffrance ou l’apitoiement, même l’andante sublime n’a pas cette mélancolie déchirante, mais une sorte de son plein, massif, et retenu, qui donne une impression encore plus désespérée. L’orchestre d’ailleurs est une masse, un collectif d’où les solistes qui émergent n’ont pas la finesse aérienne ce ceux que l’on connaît dans nos orchestres familiers comme le Lucerne Festival Orchestra ou le Philharmonique de Berlin, que ce soit la flûte, pourtant remarquable, ou le hautbois, mais n’est pas Jacques Zoon ou Lucas Macias Navarro qui veut. Les sons pris isolément n’ont pas cette pureté, mais c’est dans la mise en espace collective, dans les échos, dans les écoutes mutuelles, dans l’obéissance aux intentions très arrêtées du chef qu’ils sont éblouissants. Prenons par exemple  les harpes qui sont très présentes au dernier mouvement, leur son est toujours plein, toujours présent, voire grinçant, voire étrange !
Chailly dans le scherzo propose une danse macabre, sans espoir, avec une couleur sarcastique, quand le dernier mouvement somptueux, évacue tout lyrisme toute sensiblerie, un tragique mâtiné d’une sorte de joie mauvaise de celui qui sait vers quoi il va: j’ai quelquefois l’impression de voir jouer quelque chose comme “Au rendez-vous de la mort joyeuse” tant on a l’impression d’être irrémédiablement entraîné vers la fin, aspiré, avec une soif d’en finir. C’est le malaise écrasé par l’énergie, par une explosion sonore qui laisse étourdi. Comme si ce coup final était un coup fatal pour le monde symphonique au sens traditionnel. Quelle soirée!
Eh bien oui, une fois de plus sur les bords du Lac des Quatre Cantons sonnent  des moments extraordinaires, une fois de plus un Mahler différent, après l’époustouflant Concertgebouw, et Mariss Jansons, voilà Chailly qui fait irruption, une irruption éruptive, sans vraie place pour l’atermoiement, mais seulement pour la course à l’abîme.
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©Georg Anderhub /Lucerne Festival

OPERNHAUS LEIPZIG 2011-2012: AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL/Berthold BRECHT (Ms en scène: Kerstin POLENSKE, Dir.mus: William LACEY avec Stefan VINKE) le 12 mai 2012

Après Flotow et la campagne, Kurt Weill et Leipzig. Je n’avais pas vu Leipzig depuis vingt ans. A l’époque, une ville grise, toute bouleversée par des travaux multiples, des maisons à l’abandon, pas restaurées, pas ravalées. Aujourd’hui, une ville verte, aux larges allées, aux maisons superbes, un centre ville complètement réaménagé. Vaut le voyage comme disent les guides. Au centre, à deux pas de l’immense gare, la Augustusplatz avec d’un côté l’Opéra, de l’autre l’auditorium très moderne du Gewandhaus.
L’Opéra est un grand bâtiment construit par l’architecte Kunz Nierade entre 1956 et 1960, exemple de classicisme socialiste, la plus ambitieuse construction théâtrale de l’Allemagne de l’Est: vastes salles, vastes foyers, escaliers monumentaux, or, lumières, bois, une vraie belle salle à vision frontale d’environ 1800 places, une large scène de 16m d’ouverture, une grande fosse pour l’orchestre du Gewandhaus qui officie à l’opéra. Un magnifique théâtre pour un lieu d’histoire musicale très riche !
Mais ce soir, quelle tristesse, 300 personnes au plus, une salle clairsemée pour cette quatrième représentation de la nouvelle production de “Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny” qui devait être dirigée par le GMD Ulf Schirmer, mais qui est remplacé par son assistant William Lacey. Il est vrai que ce soir la concurrence du football est rude (finale de la coupe), mais il est vrai aussi que l’Opéra de Leipzig est en graves difficultés financières, alors que c’est l’un des fleurons de la culture musicale germanique, aussi bien par les compositeurs qui y ont été chez eux depuis sa création en 1693 que par des chefs comme Arthur Nikisch ou Gustav Mahler y furent attachés. C’est donc une grande maison qui emploie 700 personnes et qui vaut d’être défendue, et vantée.
Quelle tristesse, car la production, l’orchestre, la troupe sont de très haute tenue. Programmée au moment où le gros de l’orchestre est en tournée, Mahagonny est joué par un effectif réduit d’une trentaine de musiciens, au son chaud, rond, à la présence forte, et sans une scorie. L’opéra est conçu un peu comme une revue, avec des scènes séparées par des interventions d’un acteur/commentateur, une de ces fresques épiques qui nécessitent choeurs, espace, et voix puissantes.
L’histoire est celle d’une ville, née à l’initiative de trois malfrats, qui vont en faire une ville de plaisir pour les chercheurs d’or qui viennent y dépenser leur argent: prostitution, corruption, meurtres, tout y est permis: Brecht et Weill en font une sorte de métaphore du capitalisme. Œuvre interdite évidemment sous le nazisme.
Dans cette ville, rien n’est défendu et le motto en est “Du darfst”, (tu peux tout te permettre), motto inventé par un personnage bien léger qui brûle son argent, Jim Mahoney, et qui lorsqu’il se retrouve sans le sou, est condamné à la chaise électrique par les trois malfrats, dont la maquerelle Leocadia Begbick. La chanson emblème de l’oeuvre, “Alabama Song”, a été reprise en 1968 par les Doors et reste l’une des chansons les plus connues au monde. La figure du couple est représentée par Jim et la prostituée Jenny, aux rapports ambigus, où amour et argent s’entrecroisent et s’entremêlent.
La mise en scène de Kerstin Polenske, metteur en scène et chorégraphe, qui compose une mise en scène épurée, avec de beaux mouvements, notamment du chœur et des ensembles, qui se distribue autour de deux structures métalliques, un escalier au fond et un pont au milieu, quelques vidéos, quelques meubles, des couleurs vives et criardes (rouge, jaune/vert fluo): au départ on craint la monotonie, et en fait on ne voit pas le temps passer, c’est très fluide, très clair, très bien construit et joué.
On l’a dit l’orchestre est très bien mené, le son est très rond, le rythme très bien scandé, comme une vraie revue berlinoise, et la troupe de chanteurs de très bon niveau, à commencer par l’extraordinaire Mahoney de Stefan Vinke, qu’on a vu dans de nombreux rôles wagnériens, qui impose sa voix forte, ductile, et son jeu dynamique: il est très émouvant; la Jenny de la jeune canadienne d’origine grecque Soula Paradissis est une vraie trouvaille, voix pleine, forte chaude, bien posée, jeu dynamique, elle remporte un immense succès. Karin Lovelius est Leocadia, un rôle souvent confié à des gloires en fin de carrière (Gwyneth Jones le fut à Salzbourg), et elle campe le personnage avec force. Même si on est toujours un peu dubitatif quant à la place dramaturgique de cette femme tiroir-caisse.  Tous les autres membres de la troupe sont sans reproche. Une soirée de grand intérêt, qui montre le niveau des représentations dans cette maison, et qui fait regretter l’assistance clairsemée.
Au total une journée passionnante, chaleureuse, qui montre la richesse de l’offre germanique un samedi de mai, et qui ne donne qu’une envie, c’est de revenir.

La chute du Mur de Berlin…la musique comme “Passe Muraille”

S’il ya un domaine où la différence entre République Fédérale Allemande et République Démocratique Allemande (la DDR) n’est pas si profonde, c’est bien la musique classique et la scène musicale, et les observations faites au moment de la chute du mur, le rôle joué par la musique, les organisations d’un côté et de l’autre du mur montrent qu’au-delà des différences idéologiques, évidemment énormes, les différences du point de vue de l’organisation des théâtres à l’Est et à l’Ouest ne sont pas si importantes. En ces temps d’anniversaire, il m’apparaît intéressant de rappeler quelques faits.

La musique et le théâtre, la scène, sont des éléments importants de la formation “à l’Allemande”: depuis longtemps les universités forment en “Theaterwissenschaft” des étudiants qui deviennent ensuite critiques ou metteurs en scène, des académies préparent les acteurs, il y a de vrais cursus universitaires partout, et bien avant que le concept d'”études théâtrales” arrive dans l’université française. Il y a entre 250 et 300 théâtres en Allemagne, recensés dans le fameux “Deutsche Bühnen Jahrbuch”, le répertoire annuel des scènes allemandes,dont la plupart, dans une écrasante majorité, sont publiques, supportées essentiellement par les villes ou les Länder (le théâtre engloutit en général l’essentiel des budgets culturels des municipalités) et ces salles jouent des centaines de soirées par an, opéra, opérette, ballet, théâtre. Dans les villes petites ou moyennes, le théâtre municipal (Stadttheater) propose à la fois lyrique, ballet et théâtre. Dans les villes plus importantes, il y a un opéra, et un théâtre municipal, quelquefois, comme à Mannheim ou à Karlsruhe, deux salles dans le même bâtiment. Cela signifie que la proposition en matière d’opéra est beaucoup plus forte et ouverte qu’ailleurs en Europe, et que le marché des chanteurs y est très large. Cela veut dire aussi que si l’on ne peut s’attendre partout à des soirées mémorables, au moins, chaque allemand (et notamment chaque jeune) pour un prix raisonnable peut en n’importe quel point du territoire, avoir accès à l’essentiel des grands standards du répertoire à 30 km à la ronde (qui habite Mannheim, outre Mannheim, peut aller à Heidelberg (13km), Ludwigshafen (2km), Darmstadt (50 km), Francfort (80 km), Stuttgart (120 km), Pforzheim (80km), Karlsruhe (58km) ou même Baden Baden (90km) ou Strasbourg (130km). cela veut dire enfin que les troupes locales sont très enracinées, que les spectateurs sont très attachés à leurs acteurs, leurs chanteurs, leurs théâtres. Ce système du répertoire, très coûteux certes,  permet aux jeunes chefs, aux jeunes chanteurs, de travailler un répertoire large en ayant l’assurance d’un salaire mensuel (la plupart des artistes en troupe ont un statut qui s’approche de celui de fonctionnaire municipal). La même chose vaut pour les acteurs. Et ce système permet  au jeune public de se faire une vraie culture par le contact non avec le disque mais avec le spectacle vivant et ça, c’est irremplaçable. La tradition allemande est celle d’un théâtre public, vécu comme un service public, qui n’est pas un luxe, mais une nécessité sociale. La chute du mur a donné l’occasion de réfléchir sur ce système, beaucoup ont pensé qu’il ne tiendrait plus longtemps vu ses coûts, on discute toujours (notamment à Berlin!) de l’avenir des théâtres, mais pour l’instant, les choses tiennent encore, car toute fermeture de théâtre est vécue comme une blessure, à Berlin comme ailleurs en Allemagne.

Pourquoi préciser tous ces points, sinon pour dire qu’en DDR, oui dans l’ex-DDR et en République Fédérale, le système était à peu près le même, et que sur le plan du théâtre et de l’opéra, la réunification n’a rien changé à son fonctionnement, même si elle a changé les hommes, évidemment (mais pas toujours) et même si le théâtre à l’Est a beaucoup, mais beaucoup souffert dans les nouveaux Länder, de la réunification au départ. Je me souviens y avoir fait un voyage d’études en 1992, et tous les directeurs rencontrés disaient qu’il y avait une chute du public énorme, qui menaçait le maillage culturel de l’ex-DDR. En effet, il y avait un très grand nombre de salles, le public des salles sous le régime communiste était garanti par les usines environnantes qui achetaient des abonnements. Or, vers 1992, les entreprises fermaient les unes après les autres, provoquant chômage et désarroi, et bien sûr, plus d’abonnements de garantie pour les théâtres, d’autant que le public disait-on était plus intéressé par les feuilletons ou les émissions de la télévision que par les théâtres, qui rappelaient la période communiste: il a donc fallu revoir les politiques publiques, fermer des salles; mais, 20 ans après, les choses sont stabilisées. Un seul exemple: je me souviens à l’époque avoir visité le très charmant théâtre de Altenburg, en Thüringe. Il était dans une situation désespérée: je suis allé voir son site internet…je ne commente pas, je vous y renvoie, vous constaterez vous-mêmes ce qu’une petite structure de l’ex-Allemagne de l’Est peut produire aujourd’hui !(http://www.tpthueringen.de/frontend/index.php).
Parlons de Berlin: pour des raisons à la fois politiques et géographiques, c’est l’ex-DDR qui avait sur le territoire de l’ex-Berlin Est toutes les grandes scènes historiques de la ville, à commencer par la Staatsoper, le Deutsches Theater, et le Berliner Ensemble, mais aussi la Komische Oper (le théâtre de Felsenstein) et la Volskbühne am Rosa Luxemburgplatz. Car tout le quartier du centre (Mitte) se situait à Berlin Est. De facto dépositaire de la tradition historique théâtrale et lyrique, la DDR s’en est évidemment emparée pour redorer son blason et montrer qu’en matière d’identité culturelle allemande, elle n’avait pas de leçons à recevoir. D’ailleurs ses artistes (Theo Adam, Peter Schreier) essaimaient les scènes …de l’ouest et les enregistrements de l’époque pour les mêmes raisons, et ses orchestres (Gewandhaus de Leipzig et Staatskapelle de Dresde) continuaient d’être ce qu’ils sont encore, des orchestres de référence!  (Mais il ne fallait pas trop être révolutionnaire, bien des jeunes metteurs en scène (Frank Castorf) vont être sanctionnés par le régime)

Je me souviens d’une tournée triomphale du Staatsoper de Berlin Est, au théâtre des Champs Elysées, qui présenta une Walkyrie bien sage au demeurant mais magnifiquement chantée, avec Theo Adam dans Wotan, début avril 1973. La musique de Berlin Est était alors une vraie référence. Cette situation aboutit bien sûr au trop plein  berlinois d’aujourd’hui: trois opéras et trop d’orchestres et de grandes institutions théâtrales publiques coûtent très cher à Berlin aux finances chancelantes. Mais voilà, on ne ferme pas un théâtre si facilement à Berlin et en Allemagne, surtout là où chacun porte en lui une marque historique profonde. Ironie de l’histoire, la Staatsoper Unter den Linden ferme pour trois ans à la fin de la présente saison. Elle va s’installer à l’ouest, au Schiller Theater, à quelques centaines de mètres et dans la même avenue que son grand rival, la Deutsche Oper (l’opéra de l’ex Berlin Ouest). Pendant trois ans, l’Opéra à Berlin sera à Charlottenburg, et l’on passera d’un trottoir à l’autre pour goûter à l’un (Opéra de l’ex Berlin Est) ou à l’autre (Opéra de l’ex Berlin Ouest) , au style de programmation assez différent. Quant à la Komische Oper, marquée par la tradition à la fois de l’opéra populaire (tous les opéras sont donnés en allemand), et celle de la mise en scène (Felsenstein est passé par là), elle se spécialise de plus en plus dans des mise en scènes un peu particulières (Calixto Bieito par exemple), sous l’impulsion de Andreas Homoki, son directeur, qui part à Zürich dans deux ans. C’est l’avenir de cette salle (l’ex Est) qui pose le plus de problèmes.

Mais l’Est théâtral a depuis longtemps irrigué l’Ouest: bien des metteurs en scènes fameux des années passées sont des transfuges de l’Est, à commencer par Götz Friedrich,  décédé il y a quelques années, qui fut le premier metteur en scène “new look” de Bayreuth (avec son Tannhäuser), et qui ironie là aussi, fut longtemps directeur de la Deutsche Oper (de l’Ouest), Harry Kupfer, à qui l’on doit à Bayreuth un Ring et un mémorable Vaisseau Fantôme, à Berlin un autre Ring, fut lui aussi un hiérarque du théâtre à l’Est puisqu’il dirigea la Komische Oper à la fin des années 70:  il resta quant à lui à l’Est. Parlons aussi de Ruth Berghaus, dont les mises en scènes ensanglantèrent bien des opéras allemands ou autrichiens. Enfin, Frank Castorf, l’un des plus brillants metteurs en scène d’aujourd’hui, qui dirige la Volksbühne de Berlin a fait mettre au fronton du théâtre en lettres lumineuses “OST” (EST), revendiquant une identité culturelle marquée, et désireuse de s’identifier comme “Ossie” (venant de l’est, en langage populaire).
On le voit, la pénétration de l’Est dans le monde de l’Ouest a commencé bien avant la chute du mur, et cette chute au total a posé peut-être plus de problèmes aux artistes locaux, puisque Berlin a été l’objet de convoitises multiples!

Dernier point, si Barenboim dirige depuis bientôt vingt ans la Staatsoper de Berlin, ce n’est pas un hasard, l’artiste, très engagé par ailleurs, trouve sans doute symbolique d’être installé dans le théâtre historique de la capitale allemande, lui l’israélien d’origine argentine, qui défend la cause palestinienne et fonde un orchestre de jeunes qui justement transperce transcende ou ignore les Murs: l’ouverture et la disponibilité qui sont des caractères de cette ville vont bien à sa personnalité. Ce n’est pas un hasard non plus que l’année même de la chute du Mur, les Berliner Philhamoniker aient choisi à la surprise générale et de l’élu lui même Claudio Abbado pour mener leur révolution post Karajanesque! Ce n’est pas un hasard si Rostropovitch, ou Bernstein, se soient retrouvés au pied du Mur pour de mémorables concerts, ils ont porté les uns ou les autres le message social et politique de la musique. Et ce n’est pas non plus un hasard enfin, bien qu’on ne l’ait pas assez rappelé ces derniers jours que les premières grandes manifestations de Leipzig, qui allaient d’exporter à Berlin et provoquer la fin du régime, aient été portées par l’orchestre du Gewandhaus et de son chef Kurt Masur, qui a rencontré l’histoire à cette occasion!

Il y a bien des choses à rappeler sur les moments musicaux de cette période, sur les échanges Est/Ouest, sur le nouveau paysage musical et artistique des “nouveaux Länder” et de Berlin mais il n’y a pas eu rupture, il y a eu élargissement, remise en cause, changements de personnes, enjeux d’ambitions personnelles fortes, mais autour d’idéaux et de croyances qui étaient assez communes, et qui avaient déjà transcendé les murs et les frontières: la musique passe les murailles!