LUCERNE FESTIVAL 2013: ESA-PEKKA SALONEN dirige le PHILHARMONIA ORCHESTRA le 13 SEPTEMBRE 2013 avec Gerard FINLEY, Christiane STOTIJN, Paul GROVES (BERLIOZ, ROMÉO ET JULIETTE)

Le choeur (scène finale) © Peter Fischli

Roméo et Juliette n’est pas l’une de mes oeuvres favorites de Berlioz, c’était d’ailleurs une raison supplémentaire pour faire le voyage de Lucerne, pour la dernière fois cet été, car l’orchestre, le chef et la distribution constituaient des atouts non négligeables pour me faire changer d’avis.
L’idée de Roméo et Juliette vient à Berlioz probablement peu avant 1830, lorsque l’Odéon programme le drame de Shakespeare, dans la saison 1827-1828. Harriet Smithson joue Juliette. Racine et Shakespeare de Stendhal est paru quelques années auparavant, la préface de Cromwell est à peu près contemporaine en 1827, année de la création à Paris de Giulietta e Romeo de Vaccaj (créé au Teatro della Cannobiana de Milan en 1825) et Bellini crée ses Capuleti e Montecchi à Venise en 1830 et au Théâtre Italien de Paris en janvier 1833. Berlioz l’avait d’ailleurs vu en Italie et en avait rendu compte de manière sévère. Bref, le monde intellectuel et musical se libère des carcans de règles classiques que les classiques les premiers avaient su accommoder. C’est dire aussi que le drame de Shakespeare (même si le  librettiste Felice Romani – auteur des deux livrets de Bellini et de Vaccaj s’inspire de sources directement italiennes plus que du drame de Shakespeare) est à la mode. C’est pourtant en 1839 que Berlioz crée Roméo et Juliette; l’oeuvre a donc été pensée longtemps avant d’être présentée. Il s’agit effectivement d’une œuvre  pensée, élaborée, tant du point de vue du livret que de la construction. Ce n’est ni un opéra, ni une symphonie. Certes, c’est une symphonie avec voix et choeur, où l’inspiration de Beethoven (dans sa symphonie n°9, qui date de 1824) est très probable – Berlioz avait écouté les symphonies de Beethoven dirigé par Habeneck qui l’avaient profondément marqué en 1828.  Mais pas seulement symphonie: elle a quelque chose d’un mélologue, d’un poème dramatique, d’une musique de scène, d’un opéra, d’une cantate. L’histoire est racontée, et non jouée: des récits à la troisième personne, mais aussi et surtout racontée en musique, comme dans une symphonie à programme (la fête chez les Capulets). Même le choeur doit à la fois s’exprimer en parlando, ou exploser comme dans le final un peu pompeux et un peu beethovénien. Les interventions du soprano e du ténor sont brèves, celle de la basse plutôt lourde et plutôt longue: c’est la basse le seul chanteur qui ait un rôle, celui du père Laurence (frère Laurent) qui raconte la fin du drame et qui intervient. Ténor et soprano ne représentent pas vraiment Roméo et Juliette, mais racontent et décrivent à la troisième personne. C’est donc une oeuvre complexe, qui apparaît à première audition sans vraie ligne mélodique, mais qui exige une grande attention pour répérer ensuite la manière dont Berlioz reprend les thèmes, les transforme, les insère çà et là, tantôt en les déconstruisant, ou en les diluant, tantôt en les citant. Une oeuvre qui laisse la place à de grands moments symphoniques éblouissants, qui renvoie à l’univers des Troyens, ou à la Fantastique, à des moments de retenue, élégiaques, avec des fulgurances orchestrales d’une grande modernité. Car dans l’expression lyrique, tout ce qu’exprime la vie est permis. Ainsi, déjà le sous-titre de l’oeuvre est tout un programme: « Symphonie dramatique avec choeurs, solistes, et un prologue avec le caractère du récitatif , d’après la tragédie de Shakespeare ».
En réalité, le récit est confié aux solistes, et l’expression des sentiments à l’orchestre (comme dans la partie « Roméo seul, tristesse, bruits lointains de bals et de concerts, garnde fête chez Capulet ») seule la partie finale pourrait se rapprocher de l’opéra. Dans une oeuvre avec un tel programme, il fallait un chef qui imprimât à la fois une dynamique, mais qui fût aussi techniquement maître des masses, pour répondre aux exigences à la fois musicales et techniques de la partition. Esa-Pekka Salonen nous offre ici un des grands moments du Festival de Lucerne 2013, sommet supplémentaire dans la chaîne de sommets qu’a constitué le Festival cette année. Une fois de plus, il montre l’osmose entre les musiciens du Philharmonia et le chef, et aussi l’excellence individuelle des musiciens.

© Peter Fischli

Car son orchestre est d’une clarté exemplaire, chaque pupitre est isolé, parfaitement lisible, jamais perdu dans la masse orchestrale. L’orchestre est d’une très grande qualité, à tous les niveaux, que ce soient les cordes, somptueuses, charnues, profondes, les bois – exceptionnels-, les cuivres d’une rare netteté -, les percussions. Et il est vraiment totalement dans les mains du chef qui leur transfère une énergie et une puissance assez prodigieuses. Comme dans l’Elektra d’Aix, le son produit n’est jamais vraiment tonitruant, ou écrasant  comme il pourrait l’être dans une musique d’une telle énergie, il est équilibré, au sens où à des moments de grande retenue et de grande intériorité répondent certes des moments spectaculaires, mais toujours « tenus », toujours à l’intérieur de limites qui garantissent une parfaite lisibilité, une clarté de cristal, tout en maintenant une tension forte et une dynamique incroyable, au point que spontanément, le public cherche à applaudir après « Grande fête chez Capulet », un moment à la fois ébouriffant et grandiose, dansant bien sûr mais complètement étourdissant, mené à un train d’enfer, comme une valse éperdue qui serait déjà une course à l’abîme. Le début, qui est une sorte d’ouverture (Introduction – combats- tumulte – intervention du Prince) est déjà un exemple de ce dynamisme et de cet art des équilibres sonores et de la ligne qui va être un des éléments portants de la soirée, avec des cuivres extraordinaires. La manière dont les attaques sont prises, les sons produits, sont d’une très grande modernité et ouvrent vers Mahler et au-delà. À la fois précis et équilibré, dynamique et virevoltant, ce Berlioz là est passionnant et il sonne vrai, au sens où cette clarté nous dit quelque chose, nous parle, nous tient en haleine, on repère çà et là des échos des ambiances de la Fantastique (notamment aux bois) quelquefois aussi des phrases qu’on va retrouver dans les opéras comme Benvenuto Cellini ou les Troyens. En tous cas des moments inoubliables: on se souviendra longtemps de l’extraordinaire ambiance dessinée dans la scène d’amour, ou la tension bouleversante de la scène de la crypte (Roméo au tombeau des Capulets – invocation). D’une musique qui me paraissait jusque là complètement extérieure et qui ne réussissait pas à me parler, chef et orchestre ont réussi à créer en moi à certains moments une indicible émotion.

Esa-Pekka Salonen © Peter Fischli

À cet orchestre exceptionnel correspond un choeur magnifiquement préparé (le Philharmonischer Chor der Stadt Bonn, choeur philharmonique de la ville de Bonn, dirigé par Thomas Neuhoff) peut-être encore plus impressionnant dans les parties plus retenues, qui sonnent comme des cantates, mais splendide également dans la partie finale, qui n’est pas pour mon goût musicalement la plus intéressante et en tous cas doué d’une expression française transparente: on comprend tout.
Des trois solistes, j’ai quelque réserves pour Christiane Stotijn, déjà exprimées à l’occasion d’autres concerts. La diction est claire, mais la voix reste sans grande expression, affligée d’un fort vibrato, et manque de projection, y compris dans cette salle: une voix qui ne (me) parle pas, et qui (me) laisse indifférent.
Paul Groves tout au contraire allie une science du dire exceptionnelle, une expressivité à la fois présente, tendue, et un timbre velouté toujours séduisant. Son scherzetto de la reine Mab est vraiment un exemple de style français, les paroles sont sculptées, l’expression est totalement convaincante; beau moment.

Gérard Finley © Peter Fischli

Il faut attendre la fin de l’oeuvre pour entendre le magnifique Père Laurencede Gérard Finley, à la fois récitant et personnage. Nous sommes à l’opéra où seul devant l’orchestre la basse s’adresse seule à l’ensemble des choeurs et se construit une sorte de dialogue entre cette voix puissante, claire, qui martèle son exigence de paix et de pardon, et finalement les choeurs qui s’y soumettent. Les chanteurs anglo saxons (Groves est américain, Finley canadien) ont une capacité étonnante à articuler et prononcer le français avec une justesse stupéfiante. Finley n’a pas une voix dont la profondeur et la largeur permettraient un final spectaculaire, mais il a une voix qui sait rendre l’impression d’ humanité et il possède un grand art de la couleur. Sans être impressionnant, il est totalement convaincant, voire émouvant et de là aussi se dégage une impression de justesse.

Oui, juste est l’adjectif qui convient à ce concert exemplaire, qui a su parfaitement et magnifiquement rendre  le côté novateur de cette musique en unifiant par le style et la clarté de l’approche ce qui pourrait la rendre diffuse, hétéroclite, voire désordonnée. Aucune impression de ce type: Salonen réussit grâce à des masses orchestrales et chorales exceptionnelles à proposer un Roméo et Juliette  romantique paradoxalement à la fois échevelé mais maîtrisé, dompté mais novateur, et toujours passionnant, rigoureux mais toujours ouvert vers des espaces infinis:  Salonen nous montre en Berlioz le Chateaubriand de la musique.
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© Peter Fischli

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: Ivan FISCHER dirige LE BUDAPEST FESTIVAL ORCHESTRA le 8 SEPTEMBRE 2013 (BARTÓK – DVOŘÁK)

Iván Fischer à la tête du Budapest Festival Orchestra à Lucerne le 8 septembre © Lucerne Festival/Georg Anderhub

Ce dimanche 8 septembre est un jour béni pour le mélomane drogué à Lucerne: deux concerts de haute tenue, à 11h le Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer, à 18h30, le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Mariss Jansons. Un joli couronnement de week-end.
Le Budapest Festival Orchestra est une phalange assez jeune, 30 ans, née en 1983, qui s’ajoute au paysage musical hongrois, de grande tradition. Il y a en effet en Hongrie une grande tradition musicale, notamment depuis le 19ème siècle, une musique nationale portée notamment par Ferenc Erkel, et aussi une musique populaire portée par les communautés tziganes, qui actuellement ne sont en odeur de sainteté que dans les cafés concerts touristiques de la capitale hongroise. Les XIXème et XXème siècles sont riches de compositeurs (Erkel, Liszt, Kodály, Bartók, Ligeti, Kurtág…) et les chefs d’orchestre d’origine hongroise (ou austro-hongroise) sont légion et parmi les plus grands : Arthur Nikisch, Hans Richter, Eugène Ormandy, Fritz Reiner, Ferenc Fricsay, George Szell, Antal Doráti, Georg Solti, Sándor Végh, ou encore István Kertész, János Ferencsik, János Fürst, Zoltán Peskó, Zoltán Kocsis, et évidemment les frères Ádám et Iván Fischer actuellement les plus représentatifs de l’école hongroise. Ádám Fischer dirige le Festival Wagner de Budapest chaque printemps, avec un succès grandissant, mais n’est pas vraiment une figure actuellement favorite du régime en place, il a démissionné avec éclat de son poste de directeur de l’Opéra pour protester contre la politique mise en place par Viktor Orbán, c’est un grand chef d’opéra et un très grand wagnérien, tout sauf un routinier. Son frère Iván, plus discret, mène désormais une carrière largement internationale, mais plus symphonique que son frère, et la saison de son Budapest Festival Orchestra, qu’il a fondé en 1983, est d’une grande richesse, largement appuyée sur le Palais des Arts de Budapest, ce complexe moderne de plusieurs salles (comprenant aussi le Ludwig Múzeum, musée d’art contemporain) au bord du Danube où ont lieu les grandes manifestations musicales de la saison dont le Festival Wagner d’ Ádám Fischer et le Festival Mahler de Iván Fischer qui deviennent chacun des références. Plusieurs prix ont récompensé de récents enregistrements mahlériens du Budapest Festival Orchestra. Dans la saison 2013-14, on remarque une prépondérance du répertoire d’Europe centrale, dont Iván Fischer s’est fait une spécialité de référence, notamment Antonín Dvořák dont on entendra à Budapest cette année Rusalka (version de concert) et le Requiem, la Symphonie n°9 de Mahler, la symphonie n°9 de Bruckner. En feuilletant cette saison 2013-2014, je trouve que c’est une des saisons symphoniques les plus stimulantes d’Europe.

C’est dire que la présence à Lucerne de cet orchestre, qui a conquis ses lettres de noblesse depuis 30 ans, dans un programme Bartók/ Dvořák, ne pouvait qu’attirer le mélomane, même si la salle du KKL n’était pas complètement pleine.
Ce qui frappe d’abord, c’est le son de cette phalange, très particulier, avec des cordes splendides (grande tradition des violons hongrois et tsiganes) et des bois stupéfiants (la flûte laisse pantois), un son qui n’a rien du son « internationalisé » et interchangeable de certains orchestres de luxe, un son qui par son côté singulier, rappelle l’impression produite par la Staatskapelle de Dresde, un son à la fois plein, très charnu, avec un legato bien à lui, pas forcément fluide mais toujours très construit, très architecturé, avec une clarté stupéfiante, qui évidemment dans la salle de Lucerne sonne merveilleusement .

Danses populaires roumaines, avec les trois musiciens jouant les mélodies originales © Lucerne Festival/Georg Anderhub

La première partie du programme, dédiée à Béla Bartók, proposait d’abord les Danses populaires roumaines pour orchestre Sz.68 qui remontent pour la version pour piano à 1915, puis orchestrale à 1917. Iván Fischer a pris la parole pour présenter ces pièces de manière originale, puisqu’avant chaque danse mise en musique et orchestrée par Bartók, trois musiciens de l’orchestre, un violon, un alto, une contrebasse jouaient la danse dans sa version originale et populaire. C’était un moyen extraordinaire d’apprécier le travail d’adaptation de Bartók et le passage d’une musique populaire, un peu brute, à l’élaboration très raffinée du point de vue orchestral du compositeur. Ce sont des courtes pièces, originaires de Transylvanie (comme Bartók d’ailleurs)et de la Roumanie ex-hongroise: le titre original est danses populaires roumaines de Hongrie, mais Bartók y a renoncé lorsque la Transylvanie est devenue roumaine (en 1918). Bartók faisait une nette différence entre les musiques populaires consommées dans les villes (j’y faisais allusion plus haut), tsiganismes pour cafés ou musiciens installés qui le laissaient sceptique (du type Danses hongroises de Brahms ou Rhapsodies hongroises de Liszt) et les musiques authentiquement populaires, plus naturelles, plus brutes aussi, des mélodies à l’expression plus simple avec des choix techniques quelquefois surprenants, voire avant-gardistes sans toujours le formuler ainsi. Ainsi s’est-il dédié à la recherche d’un langage musical moins élaboré, une sorte de langue maternelle musicale non imprégnée d’une acculturation citadine ; il est parti à la recherche méthodique de mélodies populaires, par des expéditions en Hongrie, mais pas seulement, il est allé en chercher jusqu’en Afrique du nord. Vers 1913, il avait réuni plus d’un millier de mélodies et a commencé à choisir sept danses, la danse du bâton (Joc cu bâtă), le Brâul, joué sur une flûte de berger, mais aussi  la Danse de Butschum (buciumeana), jouée au violon tsigane, la polka roumaine, la danse rapide (Mărunţel) etc… Certaines danses me font d’ailleurs penser à d’autres compositeurs qui travaillent la pâte des mélodies populaires, par exemple Moussorgski (dans la troisième danse : Topogó / Pe loc). Ce qui frappe, c’est l’apparente simplicité initiale de la mélodie originale (jouée avec brio, voire virtuosité époustouflante par ces musiciens du rang) et la complexité, voire la luxuriance de l’orchestration, le choix de faire porter la mélodie par tel ou tel pupitre, de jouer sur les alternances cordes et bois, sur des différences de volume, en bref par le pouvoir de l’art, de la technique, de l’imagination, arriver à une vraie transfiguration de ces oeuvres.
J’ai eu souvent du mal avec Le Mandarin merveilleux,  la pantomime en un acte de Menyhért Lengyel qui a inspiré cette oeuvre terminée en 1924 et créée à l’opéra de Cologne en 1926. Bartók en écrit les premières esquisses dès la parution du scénario dans une revue (Nyugat) en 1917. C’est dire le temps pris pour la gestation. C’est le directeur musical de Cologne, Eugen Szenkar, qui dirige. Immense scandale, tellement immense qu’il menace(rait) l’ordre public, on parle de musique dégénérée, on invective le directeur musical, juif d’origine hongroise, en l’accusant de ne programmer que des étrangers, et on invoque ses origines…Alors, le maire de la ville prend la décision d’interdire l’oeuvre et de la retirer de la programmation. Il s’appelait Konrad Adenauer.
C’est une oeuvre que j’estime difficile, ou du moins il est difficile d’y entrer. L’ histoire se déroule au coeur d’une ville violente et agressive: trois mauvais garçons se servent d’une jeune fille comme appât pour attirer les passants, les entraîner dans une mansarde d’un faubourg de la ville et les dérober, voire les tuer. Trois victimes défilent, deux sans le sou, un vieux cavalier, un jeune homme timide, que les voyous rejettent. Arrive un  Mandarin, apparemment riche qui tout d’abord froid, de cette froideur que la jeune fille elle-même a accumulé en fréquentant les bas-fonds de la ville, mais il se laisse finalement séduire par la danse lascive de la jeune fille; les voyous l’attaquent pour le dérober, en essayant de l’assassiner, par étouffement, par le poignard, et en essayant de le pendre. Mais son désir le fait survivre à toutes ses blessures. Alors la jeune fille se débarrasse de ses complices, et alors qu’elle agissait mécaniquement, cette fois se donne vraiment à lui: ses blessures peuvent alors saigner, et il peut mourir, il s’agit d’une mort d’amour.
À Lucerne, où évidemment il n’y avait ni ballet ni pantomime, le récit s’est déroulé avec un surtitrage, un peu désordonné (c’est difficile de suivre une partition ainsi) mais tout de même, cela a permis de suivre à la fois les différents moments de l’action mais surtout de les identifier musicalement, et alors la pièce devient d’une très grande clarté, avec ses audaces, ses moments inspirés de Stravinski, son côté fortement expressionniste qui rappelle les ambiances à la Max Beckmann ou à la Otto Dix. À noter dans cette exécution  d’abord la présence du choeur (magnifique choeur de la Radio bavaroise), qu’il ajouta en 1923,  car c’est la pantomime complète qui est jouée et non la suite d’orchestre (qui, je crois, date de 1928). Cette Pantomime complète avec choeur  fut enfin reprise à la Scala…en 1942(!) et entama la carrière que l’on sait. L’interprétation du Budapest Festival Orchestra frappe d’abord par sa clarté, et je dirais presque sa retenue, ou plutôt sa tension très forte, glaciale, qui à la fois permet de suivre l’action, mais de noter clairement les moments inattendus: il s’inspire bien sûr du folklore hongrois, mais aussi de la musique arabe, en introduisant des figures, des agencements sonores inattendus et violents, avec des fortissimos aux cors stupéfiants et une utilisation des bois (notamment la clarinette, sensée représenter la jeune fille) qui laisse rêveur quand c’est un tel orchestre qui s’en empare. Bien sûr, Bartók est leur répertoire, mais interprété avec cette précision, cette étourdissante maîtrise technique, cette vibrante présence subite des personnages comme une sorte de prosopopée sonore, c’est proprement incroyable. La clarté est stupéfiante, mais aussi une certaine lenteur qui décortique les moments les plus oppressants (notamment lorsqu’apparaissent les prétendants face à la jeune fille) et une douceur momentanée qui se transforme en tension angoissante. Fischer joue de ces ambiances avec une incroyable habileté et nous implique directement dans l’histoire. Comment expliquer cet étrange sentiment? C’est certes brutal, notamment les dissonances surprennent avant de nous prendre, mais ce n’est jamais dur, c’est à la fois glacial et presque tendre: les interventions des cuivres restent presque douces, piano. Rien ne nous écrase et pourtant nous sommes totalement capturés, j’ose dire que c’est la première fois que cette oeuvre m’a saisi de cette manière. Je pense aussi que le lien avec le texte surtitré a très bien fonctionné. Les salles de concerts pourraient s’en inspirer. Un moment musical d’exception, un sommet.
Enfin, la deuxième partie était dédiée à deux oeuvres de Dvořák, la courte Legende op.59 et la Symphonie n°8:  Dvořák, autre auteur de prédilection d’Iván Fischer qui suit décidément les traces de Rafael Kubelik: il pourrait en être l’héritier.
Par leur aspect très intériorisé, peu spectaculaires, les Légendes de Dvořák pourraient être le pendant, l’antithèse des danses slaves (dont l’orchestre exécutera un bis étourdissant), d’abord pour piano (février 1881), elles furent très vite orchestrées dès la fin de 1881. Nous nous trouvons en rupture de ton avec Bartók qui illuminait la première partie. L’univers des 10 « Légendes » (de toutes petites pièces) dédiées à Hanslick est beaucoup plus introverti. Fischer choisit de jouer la Legende n°10 en si bémol, une pièce d’environ 5 minutes, avec un jeu particulier sur la couleur, sur les changements de tons et les échanges entre cor et clarinette (exemplaires), une pièce d’ambiance non dépourvue d’éloquence qui par sa retenue, nous éloigne de l’univers expressionniste de la première partie, Fischer installe ainsi l’univers de Dvořák, un univers ici un peu mystérieux, ce n’est pas une oeuvre à programme et on ne sait même pas pourquoi ce titre Légendes.
La symphonie n°8 en sol majeur, un peu moins connue que la symphonie n°9 « du nouveau monde » est une symphonie de la sérénité et de l’optimisme, composée d’août à novembre 1889, et dédiée à l’académie François-Joseph de Bohème qui l’avait appelé comme nouveau membre. Il la compose dans sa résidence estivale de Vysoká, la Villa Rusalka, ce qui explique sans doute l’importance de la nature et notamment l’intervention du chant d’oiseau à la flûte, qui est le thème principal du premier mouvement. Fischer soigne les aspects les plus bucoliques, dans une sorte d’équilibre et de retenue, sans jamais vraiment faire exploser l’orchestre: si c’est une oeuvre plus optimiste dans l’ensemble, il lui donne une couleur sérieuse, subtile, un peu surprenante même notamment dans les deux derniers mouvements. Il travaille beaucoup les systèmes d’échos sonores, dans un mouvement harmonieux plutôt concentré. Concentration est le mot qui convient à cette interprétation qui est tout sauf démonstrative, loin d’un romantisme que l’approche de la nature pourrait favoriser: ici c’est presque un peu (trop?) intériorisé, mais cette manière d’approcher l’oeuvre permet aussi de mettre en valeur chaque pupitre, de l’isoler même, notamment la flûte, vraiment extraordinaire ou les cuivres, l’enchaînement entre l’appel initial aux cuivres du quatrième mouvement et les cordes (violoncelles et altos) est à ce titre bouleversant.
Au sortir de ce concert vraiment magnifique, une certitude et un constat: la certitude, c’est que cet orchestre est exemplaire, de technique, de sûreté, avec un son vraiment singulier. Le constat c’est qu’Iván Fischer est bien connu des mélomanes assoiffés de concerts, mais peu connu du grand public. Il mène une carrière solide, mais marquée par la modestie. Or il est pour moi l’un des tout premiers chefs de notre temps, une valeur sûre bien plus fiable que d’autres chefs plus exposés médiatiquement. Il a créé et façonné son orchestre, pour aboutir à une sorte d’osmose entre geste (minimaliste)  et réponse presque intuitive des musiciens et s’y est presque exclusivement consacré. Voilà le résultat d’un travail de fond, d’une grande épaisseur, voilà un orchestre qui parle son langage, un langage original et fort. Et surtout un langage qui vous atteint, parce que l’orchestre tient un vrai discours: il y a déjà  deux semaines que ce concert s’est déroulé, et je l’ai bien encore en mémoire: et cette mémoire-là, elle est due pour l’essentiel à l’extraordinaire communication sensible qui s’est installée avec le public en ce dimanche matin, loin du spectaculaire, mais terriblement prenante.
Un seul conseil, regardez le site de l’orchestre (qui tourne souvent cependant) et identifiez dans son excellente programmation quelques concerts; vous en profiterez pour voir ou revoir Budapest, une des belles capitales d’Europe, aux prix encore très raisonnables.
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Iván Fischer à Lucerne © Lucerne Festival/Georg Anderhub

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ALCESTE de C.W.GLUCK le 19 SEPTEMBRE 2013 (Dir.Mus.: Marc MINKOWSKI, Ms en scène: Olivier PY)

Palais Garnier, Palais d’Apollon © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

Alceste n’est pas un des opéras les plus populaires de Gluck, comparable à un succès de répertoire comme son Orphée et Eurydice, qui lui aussi est une descente aux Enfers. C’est un long lamento, une succession de plaintes, celles d’Alceste qui va perdre son mari Admète, puis celles d’Admète qui va perdre sa femme, puis celles des deux, enfin celles du peuple qui va perdre ses modèles politiques et ses références morales. Long lamento ponctué d’un air célébrissime, Divinités du Styx, redoutable fête de sons graves pour la protagoniste. Pour que l’œuvre passe auprès du public, il faut en général une forte personnalité scénique qui ait suffisamment de charisme pour imposer le personnage : on a vu par exemple Germaine Lubin, Maria Callas et plus près de nous Shirley Verrett s‘y  confronter. Shirley Verrett, statue impériale au milieu d’une magnifique colonnade conçue par Pierluigi Pizzi dans ce même Palais Garnier (production de Florence), c’est un souvenir que les spectateurs parisiens (un peu) plus âgés ont gardé dans un coin de leur mémoire mélomaniaque. J’ai pour ma part aussi entendu  à la Scala la version italienne (1767) de Ranieri de’ Calzabigi à Milan sous la direction experte de Riccardo Muti, qui a un sens inné de la grandeur gluckienne (laissons l’adjectif gluckiste aux débatteurs du XVIIIème), avec Rosalind Plowright, la précédente édition scaligère en 1972, avait eu Leyla Gencer comme protagoniste.
La version française qui remonte à 1776 est de Le Bland du Roullet. L’Opéra de Paris a d’ailleurs repris Alceste assez fréquemment : c’est la deuxième production depuis l’ouverture de Bastille,  et la troisième depuis 1980. En confiant à Olivier Py la mise en scène, et la musique aux complexes des Musiciens du Louvre-Grenoble dirigés par Marc Minkowski, Nicolas Joel montrait quelle importance il accordait à cette production qui devait à l’origine marquer en plus le retour de Roberto Alagna sur notre scène nationale. Mais ce dernier a déclaré forfait et c’est Yann Beuron qui a repris le rôle d’Admète.
On connaît l’histoire : Admète se meurt, et Alceste son épouse demande à Apollon de sauver son mari : le Dieu consent à le sauver si un mortel meurt à sa place. Devant la fuite générale, Alceste s’offre à la place de son époux. Celui-ci, sauvé, découvre bientôt qui s’est offert en sacrifice et en refuse la perspective, mais il est (presque) trop tard. Au seuil des Enfers,  Hercule, qui a fini ses 12 travaux, intervient (Deus ex machina) fait reculer les Dieux infernaux, sauve Alceste, tandis qu’Apollon invite la ville à fêter le retour de ses souverains.
La source principale est évidemment la tragédie d’Euripide qui fait presque d’Alceste l’héroïne unique (Admète est bien ambigu et fait bien peu pour sauver sa femme) dans une pièce qui ne manque pas de contrastes, avec par exemple un Hercule trivial, qui tranche avec le ton somptueux de l’ensemble.
J’ai lu çà et là que Py avait conçu une cérémonie funèbre, sur une scène marquée par le noir (décor, costumes) sauf par la tache blanche de la robe d’Alceste (quand elle s’offre en sacrifice, c’est la couleur dont on revêt les victimes) ou du lit d’Admète, devenu ensuite lit d’Alceste, sorte de lit d’hôpital auprès duquel rôde un médecin (en fait l’oracle chanté par l’excellent François Lis). Mais cette cérémonie est sans cesse détournée par des détails dérangeants ou cocasses, à commencer par quatre ou cinq figurants qui dessinent à la craie des « ambiances », plus que des décors, sensées remplacer les toiles peintes, qui la plupart du temps représentaient des natures sauvages ou domptées et des longues perspectives de colonnades ou  des architectures antiques rêvées. Ces dessins, qui rappellent les architectures de Monsu Desiderio, qu’on dessine avec grande habileté et technicité et qu’on efface aussitôt pour montrer la fragilité des choses humaines, ont fasciné le public qui ne parlait que de cela à l’entracte. Ils représentaient entre autres le Palais Garnier, des perspectives à la Claude Le Lorrain, des arbres, des flots déchainés avec un navire à la Cutty Sark (inspiré par les étiquettes du fameux whisky: clin d’oeil quand tu nous tiens), une tête de mort, la lyre resplendissante d’Apollon, le rideau de scène de Garnier.
La craie n’est pas là par hasard évidemment, tout eût pu être travaillé à la vidéo, avec de l’informatique (comme l’électrocardiogramme d’Admète), projeté ou filmé, y compris en noir et blanc pour être dans le style…Mais la craie renvoie tout à la fois à un monde de l’enfance perdue, à un monde lointain qu’on efface facilement, mais aussi à un monde dominé par la manualité, la main humaine et non le machinisme (les décors sont poussés ostensiblement par des machinistes). À la craie aussi quelques aphorismes dont Py est friand (à la craie dans cette production , dans d’autres au néon), sans réponses, désespoir politique, le soleil ni la mort ne se peuvent rencontrer, ANANKÈ (la nécessité, ce qui doit arriver), seule la musique sauve, Les nuits d’été. Ce côté « artisanal » de l’opération, parfaitement voulu et central dans l’ambiance créée par Py, renvoie bien sûr à l’essentialité du théâtre, avec aussi sa distance ironique (la scène de l’électrocardiogramme à la craie provoque évidemment quelques rires) et son regard sur les illusions, sur les illusions de la caverne platonicienne, qui apparaissent, disparaissent, et qui jouent même avec le mélange des signes de l’effacement et de la lumière, traces des balais et de l’eau laissées sur les surfaces éclairées par les projecteurs, d’autres formes naissent ainsi, d’ombres et de lumière, plus abstraites, plus « contemporaines » (voir les photos jointes).

Apollon au sommet du Palais Garnier

Le propos d’Olivier Py pourrait bien partir de « Seule la musique sauve« : le palais d’Admète et d’Alceste est un dessin qui représente le palais Garnier, dominé, on le sait par Apollon entouré de la musique et la poésie (un groupe du sculpteur Aimé Millet). C’est donc cet Apollon protecteur du Palais Garnier, qui est aussi celui auquel s’adresse Alceste pour sauver son mari, comme si l’opéra de Gluck devenait une métaphore du genre-opéra et du lieu-Opéra. D’ailleurs, l’image finale est la lyre qu’il porte, qu’on voit plusieurs fois dans le déroulement de la représentation, et c’est lui,  corps doré recouvert de paillettes, qui intervient dans les dernières secondes. La musique est donc l’élément porteur, ce qui ne saurait étonner puisque pendant la seconde partie (Acte III) l’orchestre est sur la scène, et les espaces de jeu se réduisent au proscenium et au fond de scène: habilement, Py y fait dessiner le rideau du palais Garnier par ses quatre techniciens dessinateurs (de l’équipe du décorateur Pierre-André Weitz), ce qui recrée un rapport traditionnel scène/orchestre sur la scène et donc un théâtre en abîme: le rideau dessiné du Palais Garnier ouvrant sur le retour d’Alceste des Enfers. On entre aux enfers par la fosse, et on en ressort par le fond: l’Enfer est partout, pas d’échappatoire: seul le plateau est la vie.

Car sans orchestre, la fosse devient l’entrée des enfers, d’où émerge le choeur, avec des masques de mort: à l’opéra, l’Enfer c’est la fosse…vous percevez l’ironie du propos..? Et pour sortir de l’enfer, l’orchestre doit être sur scène…est-ce si gentil pour Minkowski tout ça…?
Je plaisante, bien entendu…Il reste que le dispositif du troisième acte, faisant de l’orchestre le protagoniste qui occupe l’essentiel du plateau, avec un choeur derrière, bien de face, comme dans une représentation en version (semi) concertante et un proscenium occupé par les chanteurs rappelle bien des concerts d’opéra et en souligne et en impose l’organisation. Py nous dirait-il en plus, que la mise en scène est inutile à l’opéra et que la musique nous dit tout, parce qu’elle nous sauve? Bref, triomphe de la musique dans sa sublime abstraction (image finale de la Lyre), et mort de l’opéra: d’ailleurs le Palais Garnier de craie est bien vite effacé, ainsi que le rideau de scène à l’arrière. Jolie pirouette pour illustrer un auteur fondateur de l’opéra moderne.
C’est donc pour moi d’abord un travail non pas sur l’histoire d’Admète et d’Alceste, illustrée assez platement une fois que la surprise des dessinateurs aux longs bâtons de craie est passée et devient système, et donc non plus pour parler d’une histoire funeste de mort et d’enfers, d’effroi et de mythologie, mais plutôt c’est plutôt un travail sur la mort baroque du genre opéra (ou peut-être de la variation baroque de l’opéra). Le public fait donc un triomphe à la mort de son genre préféré, le noir renvoyant plus à une abstraction qu’à un signe mortuaire.
Mais je continue de plaisanter…

Craie, coeur, tableau mouillé, jeux d’ombres et de lumières © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

La craie: parlons-en justement. Bien sûr ces dessins font référence aux toiles peintes des opéras baroques, avec leurs perspectives rêvées et leurs visions de l’infinitude, elles apparaissent, elles s’effacent,  mais alors que dans l’opéra, elles offrent seulement un cadre évocatoire, ici les dessins deviennent en quelque sorte protagonistes: tous les spectateurs s’interrogent en se disant « alors et maintenant, qu’est-ce qu’ils vont nous dessiner? » et se concentrent sur leur travail, n’ayant ni Lubin, ni Callas, ni Verrett à se mettre sous la dent et surtout, Py s’arrangeant pour que le drame passe après
Je trouve le travail de Py très brillant, très virevoltant, ouvrant des possibilités multiples d’interprétation, très déstabilisant même par sa profusion et dans sa très apparente simplicité: au théâtre, ne jamais se laisser prendre à l’apparence.
Par exemple: et si tout le monde était en noir pour illustrer/représenter le noir des concerts (choeurs et orchestre sont tous en noir: le noir est la couleur du concert en représentation, la couleur de la musique classique appelée quelquefois sérieuse, pour enfoncer encore plus l’horrible clou) et non pour l’histoire d’Alceste. Bon, je concède, il y a le blanc du lit, le blanc d’Alceste, mais qui connaît l’antiquité sait que le blanc est la couleur du deuil, la couleur funéraire: le blanc, c’est la mort, pas le noir: tout ce qui est en blanc sur scène est la mort. Non, le noir ici n’est pas la mort, mais la couleur de la musique, la couleur que chaque soir, à Pleyel ou à Lucerne, à la Philharmonie de Berlin ou au Musikverein, nous acceptons comme un topos de la musique dite classique. Il n’y a que la musique qui sauve, nous dit Py: quand on vous le dit que ce noir là est un noir de vie…

Par ailleurs, l’antiquité dans son système de références artistiques (le blanc en est une) est bien présente: il y a dans ce travail une idée que je trouve vraiment géniale, c’est d’avoir fait chanter Divinités du Styx comme une invocation funéraire en plaçant la protagoniste assise de profil contre un fond aux dimensions de stèle, comme s’il s’agissait d’une stèle funéraire attique, avec un serviteur qui porte le miroir parce que celle qui va mourir se prépare et se fait belle pour le dernier voyage. Une sorte de stèle animée. J’ai immédiatement pensé à la très fameuse stèle d’Hègèsô, du Musée d’Athènes. Un vrai moment de mise en scène.
Py ne cesse aussi de jouer sur les distances avec l’histoire racontée. L’histoire en elle-même ne semble pas trop l’inspirer: certes, la lecture d’Euripide lui a inspiré un Hercule facétieux (et l’idée est excellente) une sorte de magicien à la Mandrake très bien personnifié par Frank Ferrari, un Hercule qu’on ne prend pas trop au sérieux, qui fait sortir bouquets et colombes de son chapeau; certes, l’image des enfants (une trouvaille de la version française) tantôt éplorés dans des gestes convenus comme pour faire la photo, tantôt absents, jouant à la balle, littéralement ailleurs et plus adolescents indifférents qu’enfants éplorés; certes aussi il sépare le choeur des « Coryphées » coiffés d’une couronne de laurier qui ont directement la fonction du choeur antique, commentant l’action, pendant que le choeur réel est le peuple, affolé au premier acte, lâche et fuyant (comme toujours: le peuple n’est pas fait de la trempe des héros) festoyant pour le retour d’Admète au second, lisant les journaux pour avoir des nouvelles: les journaux, encore un signe d’une sorte de passé; aujourd’hui les choeurs tweetent les news, voir Ivo Van Hove -Macbeth à Lyon, ou Andreas Kriegenburg – Götterdämmerung à Munich; dans le monde de l’Antiquité selon Py, on lit encore les journaux et on écrit à la craie. Tout fait signe au théâtre.
Et malgré toute cette profusion de possibles, malgré ce travail très brillant, il reste que toute cette distance fait disparaître l’émotion: Py est brillant, mais serait-il pour autant substantiel? Je n’arrive pas à voir dans ce travail un autre discours que celui du jeu sur les formes, sur le théâtre, sur la musique, qui ne va pas au-delà d’une acrobatie au total superficielle. Un exercice de style de haute voltige, mais rien qu’un exercice de style. Que reste-t-il au bout du compte? On peut se poser la question.

Yann Beuron – Sophie Koch © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

Je trouve en revanche que le travail sur les personnages  reste dans  ce maelström étonnamment frustre, que les mouvements, les rapports des êtres entre eux restent confinés dans des gestes relativement convenus et peu chargés d’émotion, sauf à de rares moments (Alceste se penchant sur le corps d’Admète dans son lit) et encore. Il y a certes une volonté de rester sur une sorte de grammaire du geste très abstraite, réduite au minimal nécessaire, sans doute aussi pour respecter le tragique, qui refuse tout pathos. Mais cela ne cadre pas suffisamment avec la construction de la silhouette très contemporaine de Sophie Koch ou même d’un Admète en bras de chemise. Des silhouettes d’aujourd’hui avec des gestes d’avant hier, qui conviendraient à une Adrienne Lecouvreur (la vraie, pas celle de Cilea) en stola ou à un Lekain en tunique ou en toge. Je sens là quelque chose qui n’a pas  (pour moi du moins) fonctionné et qui reste très froid et très distant. Adieu émotion.
Musicalement, l’ensemble de la distribution est très honorable, il n’y a vraiment aucune faute de goût, même si tous ne sont pas totalement convaincants.
Yann Beuron interprète un Admète au style impeccable, tant dans la diction, que l’expression, que la projection c’est au niveau du chant de très loin le plus convaincant, le plus présent vocalement aussi: il ne m’a pas en revanche convaincu comme personnage ou comme acteur, plutôt pâle, mais en cela il convient bien au rôle, pas très passionnant: on se demande bien pourquoi un tel amour d’Alceste, pour un Admète si peu héroïque et aussi fade.
Sophie Koch en revanche éprouve des difficultés dans ce rôle redoutable entre tous. C’est une prise de rôle, et sans doute va-t-elle peu à peu polir le propos; mais la fréquentation de rôles plus aigus (Wagner par exemple) pèse évidemment pour un rôle qui frappe par ses exigences dans les graves. Elle ne les a pas. On ne l’entend pas dès que la voix descend, et encore plus quand l’orchestre est sur scène. Quant aux aigus, ils sont un peu criés. Et donc  il y a du tiraillement dans la voix et dans la ligne de chant. L’artiste reste évidemment intéressante, soucieuse de proposer une vision cohérente, et la proposition reste honorable et défendable, mais je suis persuadé que si elle était plus à l’aise avec sa voix et avec le chant, le personnage sortirait beaucoup plus incarné: ici, il y a l’actrice, très correcte comme toujours, et il y a le chant,  un peu plus discutable, et les deux n’arrivent pas vraiment à créer une osmose. Bref, je n’ai pas été vraiment touché.
Le grand prêtre d’Apollon (en soutane…) de Jean-François Lapointe confirme en revanche  l’excellence de cet artiste dont la qualité du chant marque chaque apparition. On se passionne pour ce chant et cette technique, qui dominent largement le premier acte et qui ravissent l’oreille: Lapointe est une valeur très sûre, notamment pour ce répertoire. Ne le manquez jamais.
Frank Ferrari, très à l’aise comme personnage dans Hercule offre une jolie prestation qui contraste bien heureusement par son côté vital, joyeux, trivial. Un joli moment, très souriant, très roboratif, très sympathique.
Parmi les autres rôles, qui sont épisodiques, notons les quatre coryphées, confiés pour l’essentiel à d’anciens élèves de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, et qui montre que le travail mené a porté ses fruits, des voix très présentes, techniquement au point, bien projetées, très musicales (Florian Sempey, Marie Adeline Henry), mais j’ai un faible pour Stanislas de Barbeyrac, dont le style impeccable, le velouté du timbre, l’élégance, la projection laissent espérer une carrière brillante. Si on ajoute François Lis (l’oracle, une divinité infernale) qui a étudié au conservatoire de Paris, on peut être particulièrement satisfait du travail de préparation des jeunes chanteurs français d’aujourd’hui. Il est vrai qu’on les voit maintenant émerger un peu partout, et ils ont vraiment un niveau technique particulièrement remarquable. L’idée d’un chant français piteux, qui est un topos superficiel du monde lyrique, ne correspond vraiment plus du tout à la réalité, et on peut ici saluer l’Opéra de Paris qui met en valeur cette génération déjà bien présente sur les plateaux.
Mes doutes les plus marqués au niveau musical vont à la direction de Marc Minkowski, et à l’ensemble orchestre et choeur. On regrette quand même que pour une oeuvre pareille le choeur de l’Opéra de Paris n’ait pas été convoqué; certes, il prépare Aïda, mais tout de même Alceste est une oeuvre phare, le choeur a un grand rôle et celui de l’opéra est en général au rendez-vous…  Le choeur des Musiciens du Louvre est (juste) un ton en dessous de ce qui serait à attendre dans ce théâtre, en terme de volume, en terme de rondeur, en terme de présence. Et du point de vue des rapports entre l’orchestre et le choeur, il y a de trop nombreux décalages et, plusieurs fois,  comme des erreurs de tempo, comme si les deux n’allaient pas toujours ensemble, ni toujours de conserve.
Quant au choix de l’orchestre, j’avoue que j’ai des réserves sur l’emploi dans Gluck d’un orchestre baroque (notamment pour les cuivres, presque pénibles). Je sais qu’on pourrait en discuter à l’infini, mais j’entends toujours Gluck à la lumière du futur qu’il a impulsé, Spontini, Cherubini, voire Rossini et bien sûr Berlioz et Wagner et non à la lumière de son propre présent ou de son passé. Et je préfère l’entendre avec des orchestres modernes, on y lit beaucoup plus les filiations, les nouveautés, les fulgurances. Ainsi, voir et entendre l’orchestre sur scène impose un style sonore qui ne me convient pas, question de goût, d’habitude (d’autres diraient sans doute manque de goût et de culture). J’avoue, comme d’ailleurs lorsque j’ai entendu Cherubini dirigé par Spinosi, ne pas comprendre ce que cela apporte de plus, ou de mieux, au-delà de la curiosité esthétique: là aussi un exercice de style inutile. Quand je pense qu’on commence à nous infliger du Rossini (Bartoli-Spinosi au TCE et à Salzbourg) ainsi, comme si cela allait devenir la norme, cela me désole, car on tombe encore dans l’effet de mode et de marché, mais absolument pas dans l’effet musical utile (même si j’ai assez aimé Norma à Salzbourg, je ne suis pas vraiment convaincu que l’orchestre de Giovanni Antonini y soit à sa place, mais expérimentation fait loi). Je rappelle pour mémoire que le Couronnement de Poppée qui me marqua à jamais fut celui où chantaient ces baroqueux bien connus qui ont nom Jon Vickers, Christa Ludwig, Gwyneth Jones, Nicolaï Ghiaurov.
Mais qu’on ne se méprenne pas, je ne remets pas en cause l’interprétation des oeuvres baroques sur instruments anciens ni l’apport musicologique essentiel de ces recherches. Mais puisqu’on ne peut savoir exactement quel son entendaient nos ancêtres, ni comment ils le percevaient (pas plus qu’on ne peut savoir exactement comment ils disaient ou entendaient les vers, pas plus qu’on ne peut savoir exactement comment ils percevaient les couleurs) on ne peut pas imposer une uniformité de styles et de formes. Or je cherche ce que ce son sec et déséquilibré, quelquefois vacillant, apporte à Gluck. J’ai entendu plusieurs fois Riccardo Muti (qui est loin d’être mon chef de prédilection) dans ce répertoire avec un orchestre « ordinaire », j’ai été cent fois, mille fois plus impressionné, surpris et ému.
Dans la fosse d’ailleurs, on n’entendait pas vraiment bien l’orchestre, notamment les cordes si essentielles étaient d’une discrétion notable. Ainsi les effets aux cordes des inserts de l’orchestre dans le grand choeur du premier acte, qui sont à la fois sublimes et très « modernes » et qui doivent avoir du relief, restaient d’une désespérante platitude, et à peine audibles. Sur scène au contraire, on l’entendait un peu trop et il couvrait souvent les voix. Où est le juste équilibre? Et la direction de Minkowski, certes comme toujours énergique et dynamique, n’avait pas pour moi l’épaisseur voulue. J’ai lu que certains y ont vu une insondable profondeur, avec un relevé de détails sublimes de la partition: je dois vite courir chez Audika, car j’ai bien peu entendu de détails, de raffinements, de profondeur dans ce travail: cette direction ne me dit rien, ne me parle pas, elle ne me tient pas un discours: elle avance, elle file puis elle passe et on l’oublie. Ainsi d’ailleurs suis-je terriblement frustré: face à un travail du metteur en scène sur la musique , c’est justement la musique qui pêche et qui ne répond pas suffisamment du moins à mon goût aux exigences de cette partition. Seule la musique sauve, eh bien, pas ici, pas vraiment.
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Alceste, mort, choeur © Opéra National de Paris /Agathe Poupeney

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 8 SEPTEMBRE 2013 (MAHLER SYMPHONIE N°2 « RÉSURRECTION) avec Genia KÜHMEIER et Gerhild ROMBERGER

Mahler, Symphonie n°2, 8 septembre 2013 © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Il est difficile d’écouter dans cette salle la Symphonie n°2 « Résurrection » de Mahler pour ceux qui étaient présents en 2003 – il y a déjà 10 ans ! – lors de son exécution par le tout jeune Lucerne Festival Orchestra et Claudio Abbado. Le disque qui en a été fait ne rend pas compte, ou rend à peine compte de ce qui se passa lors de la répétition générale et lors des deux ou trois concerts qui suivirent. Je reste frappé, encore profondément marqué par la répétition générale, à mon avis un des plus grands moments de musique de ma vie, et je me souviens encore des regards stupéfaits échangés entre les 200 ou 300 auditeurs présents, et de la sortie de salle, silencieuse et abasourdie.
Depuis, j’ai évidemment osé  écouter dans cette salle encore quelques Symphonies « Résurrection », l’une, plutôt plate, décevante, dirigée par Gustavo Dudamel, l’autre, plus intéressante, mais encore rèche, rugueuse, mais avec de beaux moments dirigée par Andris Nelsons . Pouvais-je alors passer outre Mariss Jansons, et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks, alors que j’aime le Mahler de Jansons et que j’ai encore dans mon oreille une splendide Troisième avec le Concertgebouw (enfin le Het Koninklijk Concertgebouworkest, ou RCO comme on dit dans les salons).

Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Et bien m’en a pris, car c’est une Symphonie n°2 somptueuse qui nous a été donné d’entendre. Évidemment, il ne faut pas commencer à jouer au jeu des comparaisons, des amis à la sortie disaient, « ça n’est pas mon Mahler », « ça n’est pas le Mahler que j’aime », faisant évidemment allusion à ce dont je parlais plus haut. Il n’existe pas d’interprétation absolue, puisque l’histoire de l’interprétation, comme l’histoire de toute lecture, comme l’histoire de la mise en scène, comme l’histoire même du regard, évolue avec l’époque, les contextes, les lieux: vérité en deçà des Pyrénées…Rien n’est plus fragile qu’une audition en concert, qui dépend de tant de paramètres, la place dans la salle, l’humeur du jour, la forme du chef etc…et rien n’est plus trompeur qu’un souvenir embelli, magnifié, pour devenir quasi une geste. Moi qui remue à chaque texte des souvenirs, évidemment je suis conscient des limites de l’exercice (heureusement, certains souvenirs sont partagés, et confortent les miens…), c’est pourquoi je reste toujours disponible, j’accueille tous les possibles, au concert comme au théâtre, comme à l’opéra, et si ces moments me quittent bien vite sans m’accompagner ou m’interroger, alors la messe est dite.
Une semaine ou presque après ce concert, il continue de m’interroger et de m’accompagner, car nous avons eu droit à un moment d’une grandeur exceptionnelle, avec un choix très clair de point de vue qui se lit dès le premier mouvement, « allegro maestoso. Mit durchaus ernstem und feierlichem Ausdruck (avec une expression absolument sérieuse et solennelle) ». Une expression musclée, assez écrasante, déjà olympienne; on le sent dès l’entrée initiale des violoncelles et contrebasses, avec un son épais, tendu, qui devient vite écrasant, avec un air d’apocalypse: on est au bord du puits, encore une fois c’est Hugo que je sens en écho: « je suis le regardeur formidable du puits ». Et le mouvement, conçu comme une marche funèbre va crescendo pour exploser au final, et retomber dans le silence de la mort,  qui justifie  les cinq minutes de pause demandées par Mahler entre le premier et le second mouvement – le choeur en profite pour s’installer -. On reste interdit devant tant de puissance et tant de tension, une fois de plus, l’impression d’une force tellurique qui nous entraîne.
Le second mouvement, andante moderato, sehr gemächlich. Nie eilen (Très modéré, ne jamais se presser), c’est un Ländler (cette danse appelée en France Allemande, qui est sans doute à l’origine de la valse), qui fait un énorme contraste avec la violence du mouvement précédent. On a l’impression que Jansons laisse son orchestre aller, de manière dansante, avec ces fameux pizzicati qui nous avaient ensorcelés avec Abbado et qui de nouveau nous font virevolter: les cordes (et notamment les violoncelles) sont sublimes et l’ensemble est d’une incroyable légèreté: après le tellurique, l’aérien: un mouvement qui littéralement crée une sorte d’enchantement, on est entré dans un autre univers, plus gracieux, plus ouvert, même si les decrescendo (impressionnants dans la maîtrise du volume) aux cordes (juste avant la reprise du thème du Ländler) donnent déjà un avant goût presque inquiétant: d’ailleurs, la tension en salle est palpable.
Le troisième mouvement, un scherzo « In ruhig fließender Bewegung » (en mouvement tranquille et fluide), reprend un lied de Des Knaben Wunderhorn », « Des Antonius von Padua Fischpredigt », le prêche aux poissons de Saint Antoine de Padoue. Il s’ouvre par les timbales, nettes, définitives qui tranchent avec l’apparente sérénité en decrescendo qui suit aux cordes, aux vents et aux bois: c’est ici la fluidité qui domine, mais bientôt les bois donnent un ton un peu amer et cette fluidité est perturbée  quelque peu par des bois légèrement plus agressifs. Légèrement. Car Jansons fait grincer l’orchestre par à coups, sans vraiment marquer, comme par flashes, et tout est porté par les bois remarquables C’est une musique plus grinçante et distanciée que le deuxième mouvement, même si on sent que Jansons ne veut pas trop insister (moins qu’Abbado par exemple, qui, je m’en souviens, soulignait avec insistance cette amertume), il préfère les tutti de la partie finale, plus ouverts, plus célestes: les cuivres sont splendides dans leurs interventions, comme des fulgurances. Il y a là comme une préparation aux deux derniers, mouvements.
Dans le mouvement suivant Urlicht (sehr feierlich, aber schlicht, -attaca). Mahler reprend le Lied de Des Knaben Wunderhorn, qui prote le même nom. Il faut saluer ici la performance de Gerhild Romberger la contralto, qui par son émission d’une clarté confondante, répond exactement aux indications de Mahler. C’est à la fois solennel (feierlich) mais surtout simple (schlicht). C’est cette simplicité dans l’expression qui frappe, et qui séduit. La simplicité d’un chant populaire, souligné par les bois et le violon – magnifique – d’une légèreté et d’une poésie confondantes mais dans le contexte, il revêt un aspect très saisissant et solennel (le titre est évidemment évocateur, Urlicht, Lumière originelle); j’ai rarement entendu un contralto aussi convaincant et surtout aussi présent, aussi central que Gerhild Romberger: là où Abbado avait placé les deux voix au milieu de l’orchestre, Jansons les place à peu près au même endroit, mais surélevées et bien visibles, ce qui leur donne une présence directe assez frappante. Le pianissimo final est sublime de légèreté, qui contraste immédiatement avec l’explosion des cymbales qui ouvre le dernier mouvement, comme une ouverture vers l’au-delà.

Genia Kühmeier, Gerhild Romberger © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Tout en donnant un son très plein, ce n’est jamais appuyé, jamais tonitruant, et l’orchestre alterne explosif et implosif. Cette douceur apparente du début qui suit les explosions de la fanfare du Dies irae est tellement tendue qu’elle renferme déjà les envolées finales. L’ensemble des cuivres est impressionnant qui joue en écho avec les bois: l’orchestre ici est tout simplement fabuleux, comme un ciel qui s’ouvre et qui nous inonde, mais il est aussi stupéfiant notamment dans sa préparation à l’entrée du choeur qui intervient presque naturellement après les interventions des parties de l’orchestre dispersées derrière la salle. C’est un effet bouleversant que cette partie de l’orchestre dissimulée, derrière le Parkett, le long du couloir derrière la première galerie, derrière l’orchestre aussi, interventions qui donnent l’impression à la fois d’un nombre incroyable de sons qui flottent en arrière plan, avec l’écho de la flûte, et qui étreignent et qui  préparent avec douceur mais aussi tension l’entrée murmurée du choeur « Aufsteh’n, ja aufsteh’n wirst du » Ressusciter, oui, tu vas ressusciter (adaptation de l’Ode de Friedrich Gottlieb Klopstock, poète allemand du XVIIIème mort en 1803). C’est extraordinaire par la tension qu’elle crée. Le choeur, un ensemble fait de celui de la radio bavaroise, et de celui de la WDR (Westdeutscher Rundfunk) est tout simplement fabuleux, sans doute un des plus beaux que j’ai pu entendre jusqu’ici. L’intervention du soprano, la splendide Genia Kühmeier, surprend par sa netteté, un peu comme auparavant celui de la contralto, Kühmeier sait tenir la voix sur le souffle et la ligne de chant et la diction sont impeccables. Ses courtes interventions sont tellement maîtrisées, et en même temps tellement claires, elles se détachent tellement de l’ensemble qu’on en est surpris (en général, les voix se fondent avec l’orchestre) tellement c’est inhabituel. Magnifique.
Le final écrasant, fortissimo, avec le choeur qui chante l’ode de Klopstock et les vers de Mahler (« Sterben werde ich, um zu leben« , je vais mourir pour vivre), est bien sûr d’une indescriptible puissance, mais jamais excessif, jamais « trop fort ». Jansons possède un art des dosages qui laisse pantois, et les sons des différents instruments, se détachent, notamment les cloches, jamais entendues avec autant de netteté. Cela m’a totalement bouleversé, au point que je n’ai pu applaudir aussitôt.
Car bien sûr, immédiate standing ovation de la part du public en délire. On peut dire qu’on a entendu ce soir une version anthologique de la Symphonie Résurrection de Mahler, anthologique parce que dans la direction imprimée par le chef, on ne peut guère faire plus puissant. Avec un Jansons toujours souriant, toujours disponible, doué d’une simplicité et une énergie qui frappent , et surtout, communiquant avec l’orchestre dans des gestes qui respirent une très grande humanité. Il s’engage fortement dans sa manière de diriger mais cet engagement n’est jamais spectacle ni histrionisme, comme chez certains chefs, c’est un engagement de la personne plongée dans la musique et dans l’oeuvre. Cette symphonie, c’est quelque part une lueur d’espoir, une ouverture et en même temps un regard vers la transcendance, qu’il réussit à communiquer au public. Abbado nous élève, et Jansons nous transporte: ce sont là les grands maîtres d’aujourd’hui, dont il ne faut jamais manquer une apparition.

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Mahler Symphonie n°2, Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks © Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 7 SEPTEMBRE 2013 (BEETHOVEN – BERLIOZ) avec Mitsuko UCHIDA (piano)

Mariss Jansons et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dans Berlioz © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie « Résurrection » de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.

Mariss Jansons/Mitsuko Uchida…regards © Priska Ketterer / Lucerne Festival

J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de « discours » et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef,  très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans « le songe d’une nuit de Sabbat » où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans « Aux champs » en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le « Parkett », à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire  illustration ou écho à  la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales,  du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

GÉRARD MORTIER LIMOGÉ DU TEATRO REAL DE MADRID

Jour vraiment triste pour la musique aujourd’hui.
Avec une grande élégance, le conseil d’administration du Teatro Real a limogé Gérard Mortier de son poste de Directeur Artistique du Teatro Real. Hier encore dans mon petit article sur l’arrivée de Lissner, je signalais le rififi de Madrid. Aujourd’hui arrive du Teatro Real le communiqué de presse annonçant que le successeur nommé est Joan Matabosch, et qu’il prend immédiatement ses fonctions (il continuera d’exercer l’interim à Barcelone en attendant la nomination d’un successeur) et que Mortier cesse donc séance tenante de les exercer. Le communiqué précise qu’il était clair que Mortier partirait puisqu’il avait annoncé publiquement que si son successeur n’était pas parmi ceux qu’il avait indiqués (Dorny, Audi etc…), il s’en irait. Et donc la commission a pris les devants en profitant de la maladie qui le frappe. Le communiqué se termine d’ailleurs en formulant des souhaits pour le rétablissement de sa santé, puisqu’il est en train de lutter contre un cancer.

« In any case, the Teatro Real, most sincerely regrets the information received regarding Gerard Mortier’s present state of health, and wishes him a speedy recovery.  Likewise the Teatro Real wants to publicly acknowledge the extraordinary work that Gerard Mortier carried out during the four years that he has maintained a professional relationship with the Teatro Real. »
« En tout cas, le Teatro Real regrette très sincèrement l’information qu’il a reçue sur l’état de santé actuel de Gérard Mortier et lui souhaite un prompt rétablissement. De même le Teatro Real veut publiquement reconnaître le travail extraordinaire que Gérard Mortier a conduit tout au long des quatre ans de sa relation professionnelle avec le Teatro Real. »

On ne peut faire plus faux cul. Cette commission (ou ce conseil d’administration) doit immédiatement filer au Prado, et prendre rang parmi les portraits des personnages les plus répugnants de Goya. [wpsr_facebook]

CLAUDIO ABBADO ANNULE SA TOURNÉE AU JAPON: Le COMMUNIQUÉ DE PRESSE

Lucerne, 11. Septembre 2013. Sur le conseil de ses  médecins, Claudio Abbado doit annuler les quatre concerts du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA prévus au Suntory Hall de Tokyo les 15,17,20 et 21 octobre prochains, ainsi que le concert au LUCERNE FESTIVAL ARK NOVA prévu le 12 octobre. Ci-dessous sa déclaration personnelle. Les quatre concerts du Suntory Hall n’auront pas lieu.
Le nouveau programme et la distribution du concert du 12 octobre au  LUCERNE FESTIVAL ARK NOVA seront annoncés ultérieurement.  Le LUCERNE FESTIVAL ARK NOVA à Matsushima ouvrira le 27 septembre.

Déclaration de Claudio Abbado:

My dear friends,
We have many unforgettable memories in our hearts from our last project in 2006, and the Lucerne Festival Orchestra and I were greatly looking forward to visiting Japan again. I myself was excited by the prospect of being able to share time with Japanese music lovers this coming October.

However, I deeply regret that we have no choice but to cancel all our concerts in Tokyo due to reasons of my health. I ask for your kind understanding.

 

Claudio Abbado

Mes chers amis,

Nous avons dans notre coeur beaucoup de souvenirs impérissables  de notre dernier projet en 2006, et le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA et moi nous réjouissions à l’avance de rendre de nouveau visite au Japon. Moi-même, j’étais enthousiaste de partager du temps avec les mélomanes japonais en octobre prochain.
Je regrette profondément que nous n’ayons d’autre choix que d’annuler l’ensemble des concerts prévus en octobre à Tokyo, à cause de mon état de santé.
Je vous remercie de votre compréhension ,

Claudio Abbado

CHAISES MUSICALES POUR FAUTEUILS LYRIQUES: STÉPHANE LISSNER ARRIVE À PARIS PLUS VITE QUE PRÉVU

Jeu de chaises musicales, domino lyrique: comment appeler ce qui vient de se passer ? Grâce au rififi salzbourgeois qui amène à un départ anticipé d’Alexander Pereira  après le festival 2014, ce dernier peut arriver à la Scala, où il est nommé sovrintendente en septembre 2014 et non en 2015. Du coup Lissner peut partir de la Scala et arriver sur Paris dès septembre 2014 . Nicolas Joel peut donc partir de l’Opéra « à sa demande »…un an à l’avance.  Certes, chacun gèrera la saison du prédécesseur, mais dans les grandes maisons, souvent la première saison d’un manager est faite de productions qu’il a programmées et de quelques autres qui ont été prévues par son prédécesseur à cause de l’anticipation nécessaire (au moins trois ans, sinon plus) pour avoir les artistes qu’on veut.
Disons que le départ de Nicolas Joel ne fera pas pleurer les foules, je dis bien les foules, car il paraît que l’Opéra de Paris n’a jamais eu autant de public: on entendait la même antienne du temps de Gérard Mortier. Tant mieux au fond, les foules en question pourront apprécier la différence entre la programmation Lissner et la programmation Joel. Des années Joel, je retiendrai d’abord des promesses (chanteurs, répertoire français) très partiellement tenues, le Werther de Kaufmann, mais la production venait de Londres, un Ring, musicalement acceptable, scéniquement médiocre, mais un Ring enfin après tant d’années d’attente,  Mathis der Maler (Olivier Py) avec un magnifique Mathias Goerne et aussi quelques reprises appréciables de quelques productions Mortier. Assez maigre.
On connaît suffisamment Stéphane Lissner pour prévoir que l’image de la maison et la couleur des productions vont changer assez radicalement: et il le fera très vite, question de stratégie.  Il trouvera malgré tout en arrivant une maison en ordre de marche et un répertoire consolidé, et non pas une maison en déshérence comme lorsqu’il est arrivé à la Scala, où son bilan est plutôt positif pour le renouvellement du répertoire et l’ouverture scénique, et plutôt négatif pour le maintien à  niveau des productions de répertoire italien: ce n’est pas là où il aura brillé.
Mais comme Pereira à Salzbourg, Lissner part de Milan plutôt critiqué que regretté. C’est à mon avis injuste: il a réussi à imposer à un public notoirement difficile, très conservateur et plutôt provincial une politique tout de même plus audacieuse que par le passé, même si c’est resté dans les limites supportables par les milanais (le plus osé, c’est Claus Guth…qu’aurait-ce été avec un Warlikowski ou un Castorf). On lui doit, à lui aussi, un Ring de très haut niveau scénique et musical, avec un Barenboim des très grands jours et un Guy Cassiers inégalement inspiré, mais qui constitue tout de même une vraie référence de modernité, largement acceptée par le public, il faut le reconnaître. On lui doit de magnifiques Wagner, de très beaux Strauss, de remarquables Britten, Janacek et Berg, un Falstaff (il faut bien un Verdi) de référence.Un bilan très respectable de théâtre très internationalisé.
Quant à Pereira, nemo propheta in patria, il part de Salzbourg à la fois victime de son orgueil et de sa présidente, Dame Helga Rabl-Stadler, la dévoreuse de boss, qui est en train d’user ses intendants à une vitesse assez stupéfiante: elle était déjà là sous Mortier…et après Mortier (parti en 2001) sont passés Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, un interim de Markus Hinterhäuser, actuel directeur des Wiener Festwochen, qui pourrait bien  vite revenir à Salzbourg mais cette fois comme intendant de plein exercice et Alexander Pereira dont on pensait qu’il couronnerait sa carrière et qui n’a fait que passer, après de longues années remarquables à Zürich. « Un petit tour et puis s’en vont » symbole des difficultés à retrouver une identité stable au plus grand festival européen de musique.
Le rififi n’est pas réservé à la France, l’Italie ou l’Autriche. À Madrid, Gérard Mortier qui lutte contre un cancer, menace depuis quelques mois de partir par anticipation, après avoir renouvelé profondément le répertoire du Teatro Real: sa saison est encore vraiment stimulante cette année. Il menaçait l’an dernier à cause des éventuelles restrictions de crédit,  il menace maintenant de partir pour protester contre la nomination probable de son successeur éventuel, le catalan Joan Matabosch, directeur du Liceu de Barcelone, maison solide qui a des orientations plutôt à l’opposé de celles du bouillant Mortier. Il nous reste à lui souhaiter que sa santé se rétablisse, et qu’il finisse son mandat (2016) pour nous régaler encore de spectacles de référence.
Comme on le voit, le monde de l’opéra est un melodramma giocoso…en 40 ans de vie lyrique suivie à la lettre, je n’ai connu que polémiques à Paris autour de l’opéra: polémiques contre Rolf Liebermann, puis contre Bernard Lefort, puis contre Daniel Barenboim, puis contre Pierre Bergé. Hugues Gall y a un peu échappé, mais Gérard Mortier les a fait revivre, telles le Phénix, et ne parlons pas de Nicolas Joel. Que voulez-vous, il faudrait un Saint Simon pour décrire les heurs et malheurs de l’opéra, art de cour par excellence, peu aimé de nos présidents pourtant si monarchiques (à part Giscard d’Estaing, les autres ne s’y sont pas fait voir), peu aimé des ministres des finances (on y voyait pourtant fréquemment Madame Lagarde) car il coûte toujours trop cher, de plus en plus cher, mais visiblement de plus en plus aimé du public…Adieu Nicolas (le Saint des cadeaux), bonjour Stéphane (le saint du lendemain de Noël): un directeur de l’opéra, c’est un peu notre père Noël. [wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2013: RÉCITAL MAURIZIO POLLINI le 1er SEPTEMBRE 2013 (SCHÖNBERG, SCHUMANN, CHOPIN)

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

« Pollini, c’est comme Abbado, mais avec le piano ». Voilà de manière lapidaire, le sms que m’envoyait l’autre dimanche un ami. Au-delà de la boutade, il y a du vrai là-dedans. Et pas seulement parce que les deux artistes sont très proches et liés par une longue amitié, un sens aigu de la fonction sociale de l’art, une approche similaire de la musique, encore que  le rigoureux Pollini ait quelquefois reproché amicalement à Abbado de se « laisser aller » à trop de sentimentalisme .

On avait quelques craintes ce dimanche vu que Pollini avait eu un malaise à Salzbourg. Mais il apparaît sur scène, un peu amaigri, un peu voûté, un peu vieilli, et il se met au piano…
Et c’est comme si un univers était en train de naître…
Les Klavierstücke op.11 de Schönberg remontent à 1909, et font partie des oeuvres qui sont au bord de la révolution atonale , dans la production pianistique assez réduite de Schönberg. Trois pièces de quelques minutes chacune, mässig (modérément), sehr langsam (très lentement)  et bewegt (agité) qui créent tension entre le romantisme tardif d’un Brahms et la recherche de nouveaux espaces de son qui vont marquer  » la révolution « de Schönberg. Les deux premières pièces penchant plutôt vers le premier, la dernière pièce, écrite un peu plus tard, penchant vers le second. Les oeuvres pour piano de Schönberg, même rares, annoncent toujours des innovations.

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Pollini en fait une méditation initiale, dans un programme qui va faire la part belle au romantisme. La première partie (mässig) surprend un peu par son classicisme. Mais Pollini crée une telle ambiance, immédiatement très concentrée, loin de tout aspect démonstratif, très intérieur, renforcé dans le mouvement très lent, comme une entrée en soi, un regard introspectif que même le dernier mouvement plus rapide ne trahit pas. Ce dernier mouvement est justement plus ouvert en direction de l’avenir, avec de nouvelles combinaisons sonores, qui ouvrent vers une nouvelle esthétique, « révolutionnaire ». En ouvrant sur Schönberg (ce qui n’était pas prévu au départ, Schönberg devant ouvrir la seconde partie en précédant la sonate de Chopin), Pollini met l’ensemble de son programme en perspective et en écho, et du même coup créé les liens, de Schönberg vers ses prédécesseurs, et faisant de Schumann et Chopin des briques qui vont contribuer à construire l’évolution de Schönberg, « ce conservateur qu’on a forcé à devenir révolutionnaire » comme il se définissait, enraciné dans l’histoire et la tradition musicale germaniques.

Pollini fait suivre Schönberg par Schumann. Je suis de ceux qui aiment le Schumann pensé et interprété par Maurizio Pollini. Les Kreisleriana op.16 qui remontent à 1838 comptent par les oeuvres préférées du compositeur, et aussi les plus personnelles, écrites en 4 jours dans l’attente d’une lettre de Clara. C’est donc au premier chef une oeuvre de tension et d ‘attente, d’espoir et de mélancolie. Ce sont 8 pièces très brèves qui justement vont alternativement de l’agitation au recueillement, bewegt (agité), sehr innig (très intériorisé)..sehr langsam (très lent)..noch schneller (encore plus vite)…lit-on entre autres comme indications. Kreisler est un personnage des Contes d’E.T.A Hoffmann, un « Kapellmeister » excentrique, un peu farouche, spirituel, et c’est lui qui donne le titre à l’oeuvre, bien que derrière bien sûr ce soient les agitations et les excès de Schumann qu’il faille deviner, les deux faces de son caractère qu’il appelait Eusebius et Florestan.
Pollini évidemment donne à entendre ces deux extrêmes, avec des moments d’agilité impressionnants mais jamais démonstratifs, toujours en cohérence avec un projet d’ensemble. Ce qui frappe ici, c’est l’unité: unité d’une ambiance, unité d’un toucher jamais violent, on  a souvent l’impression qu’il effleure la touche et que de cet effleurement naît un monde presque symphonique: comme précédemment avec Schönberg, Pollini dessine un univers global, une sorte de parabole qui unit deux pôles du même univers, sans aucune rupture de style, avec agilité mais sans agitation. Et l’on a l’impression de passer de l’un à l’autre, avec une stupéfiante fluidité et dans une étrange logique, voire une harmonie globale, en dépit de la complexité de l’oeuvre, l’une des moins immédiates pour l’analyse, remplie de raffinements pianistiques et de trouvailles formelles, comme une sorte d’explosion de l’inspiration née de l’attente de l’être aimé. Tout est possible, le passionnel, l’apaisement, mais aussi quelquefois le grotesque. Et Pollini a inscrit à son programme la sonate n°2 op.35 de Chopin, dont le scherzo puise son inspiration chez ce Schumann-là.
Pour ouvrir la seconde partie, encore une oeuvre de Schumann, mais tout est à mettre en liaison. Chopin au miroir avec Schumann, chacun observant avec acuité ce que l’autre écrit et produit (Schumann critiquera par exemple le mouvement final de la sonate n°2), et cette fois nous entendons la version originale de la sonate n°3 de Schumann, appelée de manière très publicitaire « Concert sans Orchestre », dont la genèse fut compliquée et qui existe en trois versions différentes. Cri du coeur vers Clara, comme il lui explique dans une lettre, la pièce est  terminée dans sa première mouture en 1836, soit deux ans avant les Kreisleriana: c’est l’opposition du père de Clara, Friedrich Wieck, qui motive cette oeuvre, une sorte de compensation-sublimation de la séparation. J’ai aimé la manière dont Pollini attaque l’andantino (deuxième mouvement), avec ses variations sur le thème principal, avec une suavité sans pareil. Non que Pollini se laisse aller à du sentimentalisme, mais il y a dans son expression une sorte de distance-pudeur qui n’est pas du tout de la distance-froideur, d’ailleurs, le final, un troisième mouvement écrit prestissimo possibile, soit « aussi vite que possible » est pour moi le moment techniquement le plus impressionnant  du concert, qui rejoint par l’esprit les agitations des Kreisleriana, mais qui va encore plus loin, avec une hardiesse que Pollini rend stupéfiante de fraicheur et de jeunesse.
Enfin la sonate n°2 en si bémol mineur op.35  de Chopin clôt un concert prolongé par deux bis (de Chopin également), comme une sorte de témoin des liens artistiques qui lient les deux musiciens.  Elle est bien sûr très fameuse à cause de son troisième mouvement, la « marche funèbre »,  une pièce de jeunesse composée peu après sa séparation avec Maria Wodzińska (en 1837) tandis que l’ensemble est terminé en 1839 à Nohant, chez George Sand. Comme on le voit, Pollini a composé son programme autour des années 1836-1839 des deux compositeurs en écho à leurs vies sentimentales alors agitées, mais en écho aussi dans leur expression musicale: Schumann restait dubitatif sur cette pièce de Chopin, notamment le contraste des deux derniers mouvements. Là aussi Maurizio Pollini propose d’abord une lecture presque bellinienne des moments les plus lyriques et les plus lents: la marche funèbre ainsi devient une sorte de centre de gravité de la pièce, qui pèse d’autant plus que le dernier mouvement est étonnamment bref, et partirait presque vers l’atonalité et la dissonance (…Schönberg).
Ce qui frappe dans cette approche globale de Pollini, c’est d’abord l’art d’unifier un programme apparemment divers, de l’unifier par un style, par une approche évocatoire, globalement intériorisée malgré les alternances d’agitation et de méditation. Ce qui frappe aussi, c’est la transformation de l’artiste dès qu’il approche de son instrument, un effleurement de touche et le monument référentiel qu’est Pollini aujourd’hui s’efface derrière la musique et fait rentrer en soi une salle entière, avec un art du phrasé, de la souplesse, du toucher à faire pâmer. Grand moment, très émouvant, assez bouleversant je dois dire, qu’on aimerait prolonger infiniment tant ce piano-là nous dit des choses, et tant il nous pénètre, voire nous transforme.
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Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG (concertant) de Richard WAGNER le 4 SEPTEMBRE 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Immolation © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet été  aura été celui des Ring tronqués, après Munich où j’ai vu Siegfried, mais pas le reste, Bayreuth où je n’ai vu que Götterdämmerung, mais pas le reste, cette fois-ci je rate Siegfried, (mais pas le reste) même si je me suis laissé dire que la soirée n’était pas de celles qui restent dans les mémoires. Les obligations laborieuses contraignent quelquefois à choisir le reste du monde plutôt que Wagner.

Et même après un Ring tronqué, on est toujours ému au moment du Crépuscule, toujours le cœur bat de cette musique tant écoutée, et sans jamais se lasser, même quand l’exécution n’est pas parfaite, même quand les chanteurs ne sont pas exactement là où on les voudrait, même si le chef n’est pas forcément dans une ligne qu’on aime, il reste que la musique fonctionne toujours, émeut toujours: il y a toujours pour le cœur quelque chose à prendre. Et ce dernier jour du Ring à Lucerne ne fait pas exception, d’autant que la curiosité d’un nouveau Siegfried peu connu, Andreas Schager, remplaçant Torsten Kerl malade, donnait quelque piment à la soirée et créait une attente.
Par ailleurs, les représentations concertantes obligent par leur forme à se concentrer sur le texte, et permettent à l’esprit non de vagabonder, mais d’approfondir certaines ambiguïtés, certains points complexes du livret,  sans que l’on ait à réfléchir sur le sens d’une mise en scène: l’esprit n’est pas plus libre, mais il est occupé différemment, il est concentré sur l’orchestre, sur certaines phrases musicales, sur le chant, sur le texte.
Pour les artistes aussi les enjeux sont différents: ils sont plus « observés », on les sent pour quelques uns désireux de jeu, pour d’autres plutôt installés confortablement derrière la sécurité de la partition (bien peu la lisent, ou l’ont en main tout en s’en libérant) quant à l’orchestre, c’est incontestablement lui la vedette, mis en relief par sa position, par l’acoustique très favorable de la salle, par la disposition de certains pupitres, dissimulés en hauteur. Seul le chef est gêné, ne voyant pas les chanteurs (dans Siegfried, il paraît que cela a créé des petits problèmes), même si eux avaient sous les yeux des écrans qui renvoyaient son image. En bref, les sources d’intérêt et d’émotion sont certes différentes, mais elles contribuent à faire de la soirée, même imparfaite, et elle le fut, une belle soirée.

Acte III © Priska Ketterer/Lucerne Festival

C’était une jolie idée que de faire en cette année Wagner un Ring à Lucerne, avec un public qui peut-être n’a pas l’habitude d’en voir un. Profitant de la forme concertante, peut-être aurait-il gagné à être plus concentré (comme à Budapest, dans une salle similaire, où il y a quatre jours consécutifs) avec  des distributions différentes chaque jour (comme à Munich en janvier), ce qui évite la fatigue des chanteurs dans les rôles lourds comme Brünnhilde, Wotan ou Siegfried, tel que, il est difficile pour quelqu’un qui habite loin d’être présent 6 jours consécutifs à Lucerne: je me suis laissé dire que la salle était plus clairsemée pour Siegfried.
Néanmoins le profil général de l’opération reste très positif et satisfaisant. Il n’y a jamais un Wagner de plus, ou un Wagner de trop: une fois de plus, nous avons pu faire des découvertes, avoir des surprises, et même songer à des possibles d’une mise en scène, à partir des difficultés du livret, Götterdämmerung étant à mon avis faussement linéaire, à cause du statut de « l’oubli » de Siegfried, et de l’attitude de Brünnhilde en conséquence: je me demande toujours pourquoi Brünnhilde ne reconnaît pas Siegfried quand il revient en Gunther (car c’est quand même une sorte de « super » Gunther qui lui ressemble singulièrement – beaucoup de mises en scène en marquent l’ambiguïté ) et l’affaire de l’anneau surpris à son doigt laisse toujours perplexe et rêveur: Siegfried ne répond pas, il balbutie presque, Gunther avoue ne pas avoir donné l’anneau à Siegfried, et tout se passe comme si finalement chacun se contentait de la situation sans qu’elle se résolve. Un metteur en scène devait y instiller une part de doute, une part de possible reconnaissance, une part de résolution, bref, dans tout le deuxième acte, rien n’est de l’ordre de la vérité, mais rien n’est de l’ordre du mensonge non plus.
Et dites moi au fait, pourquoi  Siegfried en super Gunther reprend-il l’anneau à Brünnhilde?..Bref, le spectateur, le lecteur du livret a de quoi méditer.
J’ai dit beaucoup de bien du Bamberger Symphoniker dans mon compte rendu de Rheingold. Au bout du parcours, il convient de nuancer, il convient aussi de mieux appréhender le sens donné à sa direction par Jonathan Nott . D’un point de vue strictement technique, cet orchestre a des cordes superbes, ductiles, pleines, charnues (et dans le Götterdämmerung, les cordes ont la part belle), de bons bois, mais le problème réside dans des cuivres irréguliers et donc peu sûrs. Si les cors ont été meilleurs cette fois-ci (avec l’emploi bien mis en valeur d’une sorte de cor naturel à la forme allongée à plusieurs moments), le reste des cuivres avait de petits accidents, souvent couverts par l’orchestre. Jonathan Nott quant à lui a beaucoup trop négligé les équilibres sonores de la salle, en imposant un volume beaucoup trop important dès que l’orchestre jouait seul, il en résulte des fortissimi qui explosent à l’oreille, une marche funèbre qui écrase par son volume et finalement rate l’effet attendu, un final bruyant (ah! ces coups de cymbales!) moins harmonieux, et dès que les cordes reprennent la mélodie, elles mêmes souvent trop hautes, c’est incontestablement plus dominé.
En fait j’ai eu l’impression d’une volonté de créer des effets, qui ont sans doute plu au public au vu du succès énorme remporté par l’orchestre et le chef, mais la musique de Wagner a-t-elle besoin d’effets? Et surtout de ces effets-là qui finissent par perturber l’audition. Au total, si Jonathan Nott est un chef précis et de bonne réputation, il donne l’impression ici de ne pas tenir de vrai discours, de ne pas avoir de ligne, mais de rester superficiel, voire de se concentrer sur l’orchestre sans toujours prendre garde aux chanteurs (Filles du Rhin), ni même au choeur, car sa direction du choeur du deuxième acte ne m’a pas paru maîtriser les masses mais plutôt   laisser  le choeur un peu seul, d’où des impressions de décalage et de petite confusions dans les attaques.

Siegfried et les filles du Rhin © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La distribution est plutôt honorable, avec des chanteurs splendides, et d’autres moins à l’aise. Les filles du Rhin m’ont moins plu que dans Rheingold: elles chantent fort, trop fort dans un moment qui devrait au contraire être plus lyrique, plus léger. Au début du troisième acte, leur chant est plutôt poétique, un peu mélancolique : rien de cela ici, déjà à cause de l’orchestre, qu’elles doivent dominer, et qui joue un peu au dessus de la ligne. D’où un effort trop marqué et un chant trop présent, même si les deux mezzos sont , comme dans Rheingold, plus en place que la soprano Martina Welschenbach (Woglinde) On les retrouve aussi comme Nornes (concentration de la distribution oblige), où elles donnent la réplique à Meagan Miller, c’est correct, mais sans vrai relief ni mystère.
Peter Sidhom est Alberich. Décidément, je n’arrive pas à accrocher à ce chanteur, il y a bien dans ce chant une volonté de donner de la couleur,  de dire le texte de manière acceptable, mais  la qualité intrinsèque de la voix n’est pas remarquable, le style reste un peu négligé, et le volume peu marqué: c’est bien pâle. Ainsi, le début de l’acte II n’a pas cette tension qu’on devrait noter. Thomas Johannes Kränzle dans Rheingold, avec une voix fatiguée, avait bien plus de relief et de maîtrise du personnage. Hagen, son fils (Schläfst du Hagen mein Sohn?), est Mikhail Petrenko. Cette fois-ci et surtout au premier acte, il domine beaucoup plus le rôle qu’il a interprété sur bien des scènes (Aix et Salzbourg par exemple), dans lequel on remarquait une voix jeune, assez claire qui tranche avec les Hagen habituels. Mais si le premier acte passe bien, les actes suivants suscitent plus de difficultés, qu’il résout un peu comme il le faisait avec Hunding, en appuyant sur certaines notes, en criant, et en négligeant la diction. Dans l’appel du choeur au deuxième acte, et dans l’ensemble qui conclut l’acte (avec Gunther et Brünnhilde) ce n’est pas la voix qui domine (Nagy s’impose plus dans Gunther). Mais là aussi, les effets des rugissements (qui remplacent le simple chant), portent sur le public qui lui fait un authentique triomphe. Je persiste à penser que Petrenko doit abandonner ces rôles qui ne conviennent pas à sa vocalité, sinon il ne durera pas longtemps à mon avis. Il était en effet vraiment fatigué à la fin.

Scène de Waltraute (Petra Lang – Elisabeth Kulman) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Une fois de plus, comme dans Fricka, Elisabeth Kulman fait la démonstration dans Waltraute d’un chant maîtrisé, intelligent, d’un texte mâché avec soin. Elle tient la partition, mais  finalement ne s’en sert pas, et réussit en peu de temps à capter l’attention du public, exceptionnellement silencieux par ses seules paroles, sans gestes superflus (alors que dans Fricka elle jouait). Sa Waltraute est captivante et tendue, complètement incarnée: personnellement, je trouve qu’elle est encore supérieure à Waltraud Meier dans la tension née du dire du texte. La seule référence qu’elle me rappelle, et elle est déjà lointaine, c’est Brigitte Fassbaender. Nous sommes à un très haut niveau de technique, d’intelligence, de chant: un moment d’exception. J’ai pensé à ce qu’elle fera un jour dans la Clytemnestre d’Elektra…Elle provoque d’ailleurs lorsqu’elle vient saluer une immense clameur, méritée.

Gutrune (Anna Gabler) Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Anna Gabler est Gutrune. À personnage inexistant chanteuse pâlichonne. l’impression des Meistersinger de Salzbourg où elle chantait Eva il y a quelques jours se confirme, une voix agréable, un physique avantageux, mais une expression assez absente; elle se réveille un peu au troisième acte et son intervention a un impact plus dramatique, plus présent, moins évaporé. Cette chanteuse devrait vraiment travailler l’expressivité et l’engagement.

Siegfried (Andreas Schager) Gunther (Michael Nagy) Acte I © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Tout différent est le Gunther de Michael Nagy (le très beau Wolfram de Bayreuth) qui a remporté un succès seulement ordinaire, là où j’avais envie de hurler mon enthousiasme. Mais c’est vrai, Gunther ne déchaine pas l’enthousiasme. Le personnage est pâle, falot, lâche, sans relief. D’abord, Nagy en dessine un personnage en peu de gestes: mains qui se tordent, petit gestes nerveux, presque des tics, regards en dessous, ne s’imposant jamais vraiment, et il chante le rôle comme il vit le personnage, sans excès, rien de trop, μηδὲν ἄγαν, même si on sent la voix volontairement retenue, notamment dans les ensembles au deuxième acte. En plus, le chant est vraiment intéressant, relief du texte, intelligence de la diction, joli timbre, un vrai ton et pourtant en scène une extraordinaire modestie, il est seulement juste, terriblement juste. Une vraie performance. Superbe.

Brünnhilde (Petra Lang)-Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est sans doute plus à l’aise que dans Walküre, d’abord, elle connaît mieux le rôle, mais cela ne veut pas dire qu’elle l’incarne: la scène avec Waltraute est terrible sous ce rapport: chanteuse honnête face à incarnation; théâtralement, elle n’existe pas. C’est un vrai mystère pour moi qui l’ai vue en  Ortrud qui brûlait les planches. J’en viens à penser que Brünnhilde pour elle est une erreur de casting (même si elle le chante sur bien des scènes). D’abord, la voix a des problèmes. Ayant sans doute cultivé les aigus ébouriffants qu’elle avait dans Ortrud, et ayant sans doute travaillé ce registre si important pour Brünnhilde, elle qui était mezzo, voire contralto, elle n’a plus de grave. Le son  ne sort pas dans le registre grave. c’est comme si elle avait une voix clignotante, à éclipses, tantôt du son, tantôt du vide, dès que dans une même phrase on a une alternance aigu/grave. De plus, l’aigu existe évidemment, mais il reste banal, il n’a pas de vraie chaleur, pas de vrai développement (Catherine Foster à Bayreuth avait le même problème avec les graves, mais elle avait un registre aigu superbe, large, chaud). Elle se sort honorablement de la scène de l’immolation, mais sans rien de particulier, ni vécu et vivant, ni incarné et charnel. Je parlais de ton juste à propos de Michael Nagy, je parle ici d’une Brünnhilde qui est quelquefois musicalement et vocalement inexistante qui n’a justement pas de ton. On attend de Brünnhilde une vibration,  et ici il n’y en a pas, et cela reste plat. J’attendais une bête de scène, et je trouve seulement une chanteuse appliquée, sans cette petite lumière qui porte à l’incandescence public et plateau. Une Brünnhilde de série pour un rôle qui ne supporte pas la série. Surprenant et décevant, mais pas indigne.

Jonathan Nott-Siegfried (Andreas Schager-Hagen (Mikhail Petrenko) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Et Siegfried? Siegfried, c’est Andreas Schager, qui a chanté aussi Siegfried ce printemps avec Barenboim, qu’on a entendu à Rome dans Rienzi. Il connaît parfaitement le rôle, il le joue, avec engagement, et même un soupçon d’excès. Il joue un ado attardé, naïf, sans distance par rapport aux choses, il bouge beaucoup, s’assoit, se couche, bref, autant la Brünnhilde de Petra Lang est figée, autant lui virevolte. Il est agréable, a peu le profil du Heldentenor (il est filiforme) et il n’en a pas la voix non plus, mais il a une vraie voix, un timbre assez agréable, et son chant est vraiment expressif. C’est évidemment supérieur à Lance Ryan,  et aussi à Torsten Kerl même quand il est en forme. Son troisième acte (aussi bien la scène des filles du Rhin que celle de la mort) est tendu, vraiment en place et même assez impressionnant dans le contrôle vocal et la manière de ménager des effets calculés. Il a eu un ou deux menus accidents, dont une attaque (à aigus…) ratée et passée par profits et pertes avec un sourire et une certaine désinvolture élégante qui ne m’a pas déplu. Voilà une très agréable surprise, qui a bien éclairé le premier acte car ce Siegfried au pied levé a immédiatement démontré une grande maîtrise. Apparu assez tard sur le marché des Siegfried internationaux (il a 42 ans), c’est un chanteur qu’on va sans doute voir assez fréquemment sur les scènes wagnériennes. Jay Hunter Morris, Torsten Kerl, Stephen Gould, Lance Ryan et maintenant Schager, on a plus de Siegfried en ordre de marche (ou à peu près) que de Manrico pour Il Trovatore…

Mort de Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Je disais mon émotion à la fin de ce Götterdämmerung, et peut-être après ce compte rendu assez tatillon y voit-on une contradiction. Je maintiens qu’il y a plusieurs  niveaux de lecture et de jouissance wagnériennes: il y a l’audition pure de l’oeuvre qui de toute manière produit son effet, il y a aussi l’attention et la chaleur du public qui est communicative (et Wagner génère tension et attention), il y a enfin quand on en écoute souvent sur les scènes, les inévitables comparaisons: Le Götterdämmerung de Munich en janvier reste insurpassable. Celui de Lucerne nous a permis de (re)découvrir des artistes vraiment exceptionnels (Kulman, Nagy, Vogt) et de découvrir (par le hasard des grippes)  un nouveau Siegfried, et a constitué malgré les réserves un moment de plaisir, puisqu’à l’accord final, on avait déjà envie de remettre ça, comme dans toute pratique addictive…car je vous le rappelle, dans les drogues, il y a le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et Wagner.
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Saluts