Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie « Résurrection » de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.
J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de « discours » et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef, très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans « le songe d’une nuit de Sabbat » où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans « Aux champs » en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le « Parkett », à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire illustration ou écho à la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales, du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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