Voilà une opération qui pourrait séduire: chaque année, Patrick SOUILLOT et sa FABRIQUE OPERA programment au Summum, la salle de Grenoble qui fait office de « Zenith » un opéra « populaire » pour un large public, chanté par des jeunes artistes avec un orchestre appelé « L’Orchestre » qui est l’orchestre symphonique universitaire de Grenoble, et la collaboration de lycées professionnels qui fabriquent les costumes (Lycée Argouges) ou qui font les coiffures (Lycée Jacques Prévert) et le soutien d’une foule de structures et d ‘entreprises grenobloises . On a ainsi vu depuis quelques années La Flûte enchantée, La Traviata, West Side Story, Don Giovanni. C’était cette année le tour de Carmen qui a pulvérisé tous les records d’affluence puisque les quatre représentations étaient combles, on est venu de loin pour voir ce spectacle.
Mais autant la nature de l’opération, qui permet à des jeunes musiciens ou chanteurs, à des amateurs et à des élèves de participer de près à l’élaboration d’un spectacle est à saluer, à soutenir, à poursuivre, autant le résultat de l’entreprise confond par sa médiocrité notamment au niveau scénique. Le public accouru en foule qui fait un triomphe à l’ensemble ressort hélas avec l’idée qu’il a vu dans ce spectacle la Carmen de Georges Bizet, et cela en dit long sur les résultats réels du travail d’éducation du public des grandes institutions culturelles du territoire de Grenoble, à commencer par Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre-Grenoble.
Dans une ville qui a une grande tradition de spectacle vivant, où la MC2 (le plus grand complexe de spectacle vivant de France, et le plus subventionné: un auditorium de 1000 places, une salle de 1200 places, un petit théâtre de 250 places, une salle de création de 700 places, et des studios de danse etc.. etc..) ne désemplit pas, on doit s’interroger sur le sens de ce succès au détestable rapport qualité-prix: sans doute une soif d’opéra qu’on voit aussi se développer à travers la multiplication des opérations de retransmissions dans les salles de cinéma, sans doute aussi le résultat d’une impressionnante campagne de communication, sans doute enfin l’existence d’un public en demande que les réponses apportées par les structures en place ne prennent peut-être pas assez en compte.
Il n’est pas question évidemment d’apprécier ce spectacle sur les mêmes critères que les spectacles que je fréquente habituellement, ni de mettre en cause l’ensemble des participants, souvent bénévoles, enthousiastes et valeureux, mais force est de constater que le minimum requis n’est pas atteint. Les spectacles de ce type qui ont lieu dans les stades et les « Zenith » visent à rameuter un public nombreux sur des critères de spectaculaire, et essentiellement de divertissement: il faut du monde sur scène, de la couleur dans les décors, et la musique est bien entendu sonorisée: il est bien difficile de donner un avis musical dans ces conditions car chanteurs, choeur et orchestre ne sont pas au même niveau sonore.
C’est exactement le cas pour cette Carmen: c’est un spectacle de divertissement qu’il ne faudrait surtout pas prendre au sérieux et rapprocher d’une vraie entreprise artistique à prétention culturelle et musicale. On n’est pas vraiment à l’opéra.
La distribution est composée de jeunes chanteurs qui ne sont pas indignes, mais dont tous ne sont visiblement pas encore prêts pour la scène. Carmen (Marie Gautrot) a un joli timbre de mezzo, mais quelques problèmes de justesse (air des cartes) et surtout une fâcheuse manière d’appuyer sur les consonnes pour donner au rôle une allure énergique, qui en réalité ne produit aucun effet, car elle ne sait pas interpréter. Le Don José de Rémy Poulakis ne rend pas justice au personnage, a une diction et un débit monocordes, une tenue en scène très problématique frisant le ridicule, et un souffle court, on est très très loin du compte! La Micaela de Sevan Manoukian est passable, elle n’a pas une voix homogène,avec une couleur métallique et grèle dans le registre central, et avec une autre voix, un peu courte, dans les aigus. Fabrice Alibert a des problèmes de souffle et de tenue scénique, il n’est pas encore prêt pour Escamillo. Frasquita (Joanna Malewski) a une voix acide et un peu trop de vibrato tandis que Mercedes (Landy Andriamboavonjy) semble, de tous, la plus en place. Au total, des rôles féminins tout de même un peu plus au point que les rôles masculins avec des problèmes pour tous, notamment dans la manière de respirer et le travail du souffle et avec la débandade assurée dès que le rythme change (les passages dramatiques de la scène finale sont très problématiques). Le choeur composé d’amateurs n’est pas là non plus indigne loin de là, mais les hommes sont tout de même insuffisants (volume, pose de voix, décalages incessants avec l’orchestre) alors que les femmes en revanche sont bien plus au point. Les faiblesses de l’orchestre (notamment au niveau des vents et des bois) font paradoxalement ressortir la difficulté de cette partition archi-connue, qui demande un raffinement et une précision qu’à aucun moment Patrick Souillot ne cherche à insuffler: au contraire il use et abuse des changements de rythme, des accelérations brutales, surprenantes sans aucun lyrisme. . L’orchestre fait de jeunes peut légitimement avoir des faiblesses, mais le chef n’aide pas à donner de la couleur à l’ensemble. A aucun moment la musique ne distille ne serait-ce qu’une seconde de poésie ni une quelconque émotion. Cela ne décolle pas.
Il faut dire aussi que la mise en scène (peut-on appeler cela une mise en scène?) de Raphaëlle Cambray-Jouantéguy rassemble à peu près tout ce que l’on déteste à l’opéra: incohérences (mouvements chorégraphiques injustifiés), gestes convenus ou ridicules (Frasquita relève sa jupe laissant voir une culotte avec un coeur où vous pensez…), maladresses dans l’organisation des entrées et sorties; pour le reste, on est dans le tape à l’oeil (éclairages hideux, jaunes, rouges, bleu pétrole, fluo), dans une approche très voisine de l’opérette dans le traitement des foules et de certaines scènes: nulle émotion, nulle idée, nul propos. Un travail fait à la va-vite: je ne sais combien de temps auront duré les répétitions, mais je crains qu’on n’ait pas vraiment pu travailler de manière approfondie. Il faut remplir le plateau, donner de la couleur, mettre de la foule pour faire de l’effet et mettre de la lumière (ah! ces « guirlandes de noël « entourant le décor dans la scène des cartes ou l’arcade-entrée de l’arène dans la scène finale). Quant aux costumes, qui sont joliment réalisés par les élèves du Lycée Argouges, ceux des solistes ne sont malheureusement pas toujours du meilleur goût, au contraire de ceux du choeur, et ne correspondent pas toujours aux personnages: quelle idée d’affubler d’une robe gitane bleu et argent la Carmen tragique du dernier acte. Où a-t-on trouvé ce bleu hideux? sur les paquets de « Gitanes » bien connus? c’est à ça qu’on pense…Et quelles orientations la production a-t-elle données aux élèves pour le choix des couleurs, et de la réalisation ?
Mais ce qui me chagrine, ce n’est même pas le résultat général ni le niveau musical, car à l’évidence l’enthousiasme et l’engagement sont visibles partout: c’est qu’on trompe le public en lui faisant prendre ce travail comme un travail scénique exigeant, qui vise à l’excellence comme on l’a dit sur scène au moment des saluts. On va m’opposer l’affluence, le succès croissant, l’enthousiasme réel des spectateurs. qui certes, est riche de potentialités car il donnera peut-être envie d’aller à l’opéra.. Mais comment, dans une ville où l’opéra existe peu, et où la seule référence depuis quatre ou cinq ans sont ces productions de la Fabrique Opéra, le public pourrait-il se construire une « culture » lyrique ?
L’an dernier, La Fabrique Opéra avait présenté un Don Giovanni de Mozart , version Prague, donc tronqué de la moitié du second acte, en adaptant les récitatifs; cette année, où l’ensemble est tout de même meilleur, les dialogues (très mal joués) sont souvent réadaptés dans un langage considéré comme « plus proche des gens » alors que le dialogue original est par ailleurs parfaitement clair et compréhensible . C’est vraiment présupposer que le public ne comprendrait pas l’original: ce n’est pas vraiment honorable et c’est surtout inutile.
Et que, pour couronner le tout, les prix aillent de 29,50€ à 65€, c’est à dire les prix d’un spectacle professionnel, qui ne correspondent en rien au niveau de ce qui a été présenté, me paraît particulièrement délétère, là où des vraies salles comme l’Opéra National de Lyon affichent des prix qui vont de 13€ à 90 € pour de vrais spectacles d’Opéra de niveau international dans un espace fait pour cela: j’ai vu des gens qui venaient de la Drôme: ils investiraient peut-être moins en allant à Lyon qu’au Summum, et au moins ils verraient de l’opéra. Quant aux prix de la MC2, ils ne dépassent pas 42€. C’est bien montrer que l’entreprise de la Fabrique Opéra n’est pas si « populaire », comme on essaie de nous le faire croire et qu’en matière de musique classique, mieux vaut faire confiance aux structures publiques.
En France, il est évidemment difficile de faire de l’opéra en dehors des grands centres urbains nous ne sommes pas en Allemagne avec ses 250 théâtres de ville qui présentent chacun une saison d’opéra avec une troupe fixe. Dans le système à la française, l’opéra est réservé soit aux salles (une quinzaine en France) de grandes villes, soit au cinéma, soit à des spectacles de cet acabit (il y en a quand même d’un peu meilleurs dans le genre!): en terme d’éducation du public, qui , nous l’avons vu, est en demande, nous sommes bien à la traîne et bien loin du compte. Grenoble a bien un orchestre prestigieux en résidence, mais cet orchestre (les Musiciens du Louvre-Grenoble) répète à Paris et joue un certain nombre de programmes à Grenoble sans vraiment être « enraciné » sur le territoire. Comment monter un travail approfondi et au long cours pour construire un public et un projet autour du lyrique dans ces conditions ? On ne fait que gérer le public captif habituel de la musique, sans vraiment aller chercher des nouveaux publics avec les dents.
Grenoble est une ville de grande tradition théâtrale, de grande tradition chorégraphique, avec un vrai public, ouvert, disponible, formé, il est seulement dommage qu’elle laisse le champ de l’opéra et du lyrique à des projets de ce type, qui avec l’alibi de l’affluence, perdurent dans le médiocre parce qu’ils n’ont pas de visée artistique. Il y a de la vraie ressource professionnelle et je suis sûr, économique, pour construire au moins un vrai projet d’opéra par an dans les structures publiques de Grenoble.
Patience, confiance, fabriquons de l’opéra, et non un ersatz qui n’en a pas vraiment le goût.