BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 29 MAI 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl
Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl

Cette production de Lulu, alliant Dmitri Tcherniakov et Kirill Petrenko, était très attendue. Se demander si elle a tenu ses promesses, c’est déjà répondre…alors mieux vaut ne pas se le demander et se laisser porter vers l’ailleurs que cette production propose…
Au lendemain du spectacle, il trotte en tête. Beaucoup de spectateurs autour de moi sont sortis tendus. La dernière image et la fin «en suspension » saisit de surprise le public. Il est vrai que Lulu n’est pas si fréquent sur les scènes, même si ces dernières années on l’a vu en Europe dans plusieurs grandes salles, comme la Scala (mise en scène Peter Stein, en coproduction avec Lyon) ou à Bruxelles (dans le prodigieux travail de Warlikowski), voire à Oslo (dans la mise en scène circassienne de Stefan Herheim). L’œuvre est difficile musicalement et théâtralement. Depuis 1979, création de la version en trois actes par Pierre Boulez dans la production de Patrice Chéreau, il est clair que l’œuvre a conquis les scènes, alors que les productions restaient rares auparavant.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Lulu est devenu, comme par exemple Die Frau ohne Schatten, un des must de notre temps lyrique, alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi loin de là.
Lulu est un témoignage extraordinaire de la vitalité et de la liberté de création qui a marqué le début du XXème siècle. Si l’œuvre de Berg remonte à 1935, l’original théâtral de Frank Wedekind est de 1913, l’œuvre se présente comme une tragédie en 5 actes réunissant L’esprit de la terre (« Erdgeist ») et La Boite de Pandore (« Die Büchste von Pandora »), une « Monstretragödie » : la tragédie, comme on le sait, aime les monstres, de Phèdre à Médée, et Lulu s’en veut un avatar de ces héroïnes tragiques qui font les légendes et nos rêves ou nos cauchemars
Avec le volontaire double sens érotique de l’expression « La Boite de Pandore », l’allusion à un vagin « puits sans fond » qui ne demande qu’à être rempli sans jamais être rassasié, le sexe est ce qui fonde l’histoire de Lulu. Wedekind s’est intéressé très tôt à la sexualité, notamment dans sa première œuvre, l’éveil du Printemps, (1891) sur la sexualité adolescente.
L’autre composante de Lulu, à laquelle on pense moins, est la composante clownesque, ou circassienne, dont on a dans l’œuvre de Berg une trace au premier acte dans la présentation de la « ménagerie », qui rappelle non sans étonner le prologue de I Pagliacci, ou chez des personnages comme l’athlète. Wedekind a travaillé pour un cirque, le cirque Herzog, et a fréquenté le milieu parisien lié au Grand Guignol et à la Pantomime, héritée de l’univers de la Foire au XVIIIème, dont Lulu est tirée puisque le sujet est celui d’une Pantomime de Félicien Champsaur, « Lulu, roman clownesque » (1888).
Lulu « bête de foire » se rapprocherait alors d’œuvres littéraires ou cinématographiques qui ont pour thème l’univers forain. Lulu d’ailleurs a très tôt inspiré le cinéma (1929, Lulu de Papst) qui a marqué pour toujours le physique du personnage (la mythique Louise Brooks).
Mais là où l’on pense « univers des années 30 », c’est bien plutôt celui du « décadentisme » fin de siècle dans laquelle cette histoire prend ses racines.
Aussi faut-il lire et la mise en scène de Tcherniakov, et l’approche de Petrenko à ce prisme-là. Lulu, ou la tragédie décadente d’une bête de foire.

Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl
Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl

Je ne suis pas loin de penser que le décor (unique) conçu par Dmitri Tcherniakov lui-même soit une allusion claire à cette attraction de foire qu’on appelle le palais des mirages ou le palais des glaces, sorte de labyrinthe de verre dans lequel on se perd, et où l’on voit à l’infini les reflets des gens qui s’y perdent et des chemins (im)possibles pour en sortir. Et la ménagerie, c’est justement cette humanité perdue dans le labyrinthe, dont le sexe est la seule issue, un sexe ciment du couple vécu dans la violence, la possession, la bestialité et jamais la tendresse.

Violence © Wilfried Hösl
Violence © Wilfried Hösl

Dmitri Tcherniakov, travaille volontiers sur les destins, les figures, les individus ; on l’a vu dans son Macbeth, on l’a vu aussi dans sa Traviata, voire dans son Parsifal où il isole trois destins centraux (Amfortas, Parsifal, Kundry) .Il a résolument décidé de travailler Lulu en dehors de tout contexte historique ou temporel, au contraire de ce que faisait Peter Stein ou même Patrice Chéreau : il concentre le propos sur la manière dont Lulu met les hommes à genoux et à nu, et sur la bête dont on va observer les mœurs et le parcours, Lulu, dont les noms changent pendant la pièce, elle est Eva, elle est Mignon, elle est Nelly, elle est une « namenlose » (comme Kundry) une figure, une idée (l’idée de la femme, comme l’évoque son portrait, non pas un vrai portrait monumental comme on le voit la plupart du temps, mais une silhouette peinte sur le plexiglas qu’on efface facilement, dans laquelle les uns ou les autres (à commencer par le peintre et à finir par Geschwitz) sont vus en transparence et qui va rester tout au long présente de manière obsessionnelle. Car Lulu n’existe pas, elle est ce que les autres projettent en elle, elle est les autres, et n’est que trace, que silhouette, que trait effaçable.

Lulu, son portrait,  et (dissimulé) der Gymnasiast (Acte II) © Wilfried Hösl
Lulu, son portrait, et Schön,et au fond, la fiancée de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Toute l’action va se concentrer sur un espace scénique réduit, conséquence de la présence envahissante du « palais des glaces » qui sert d’arrière plan pendant les scènes, et revient au premier plan pendant les intermèdes, où les autres, la ménagerie présentée au départ (des couples d’une banalité très étudiée), vont tour à tour s’aimer, danser, se heurter, se battre aussi, se détruire pour finir au troisième acte presque fossilisés, en sous-vêtements, hommes et femmes à terre ou debout, des vivants-morts au milieu desquels Lulu cherche ses clients.
Il ne faut pas chercher dans ce travail un quelconque spectaculaire ou des moments qui seraient esthétiquement séduisants, pas de clair de lune bouleversant ou d’escalier monumental comme chez Chéreau, mais un espace vide, et transparent ces cloisons de plexiglas, et des reflets, reflets des gens, reflets de l’orchestre, reflets du chef, reflets de la salle travaillés selon les éclairages, qui seuls, changent. Le monde comme un reflet, et non plus comme une réalité, le monde sans épaisseur, réduit à des images vacillantes.

Lulu et Schön © Wilfried Hösl
Lulu et Schön © Wilfried Hösl

Au premier plan, sur un espace réduit : le jeu, les personnages, les conflits, le sexe et la violence. Avec une Lulu qui va être pendant l’essentiel de l’opéra de blanc vêtue (costumes volontairement neutres d’Elena Zaytseva, qui mettent par contraste en valeur ce que porte Lulu) : blanc de pureté ? Certes non, mais de ce blanc dont on voit souvent les vedettes du cirque qui attirent la lumière ; elle finit d’ailleurs (comme Kundry) en combinaison légère et tout le costume du troisième acte oscille entre le mythe (avec sa toque, au lever de rideau de l’acte III, elle m’a fait penser à Marlene Dietrich) et le cirque (la même toque pourrait faire partie d’un costume de cirque). Mais quelle que soit la situation, que Lulu soit en majesté ou qu’elle soit en déréliction, ceux qui en ont fait le centre de leur cercle et de leur univers continuent de la suivre.

Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl
Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl

Tcherniakov a d’ailleurs composé une magnifique image de cette dépendance, de cette addiction de tous ceux qui ne peuvent s’en passer regroupés autour d’elle et cherchant à la toucher, comme en un tableau religieux.

Tcherniakov a insisté sur les rapports entre les différents personnages, empreints de violence et de tension, la mort du peintre, égorgé et christique derrière le portrait en transparence de Lulu qu’il a lui même peint en est un exemple, mais bien entendu aussi la mort de Schön, qui survient presque par hasard, mais qui est amenée par la dégradation des rapports entre Schön et Lulu après leur mariage.

Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl
Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Schön passe du statut de père/souteneur, de sugardaddy à celui de mari : le couple tue la relation, faite désormais de soubresauts de violence et de sexe, et d’une féroce jalousie qui voit surgir de partout des amants potentiels, avec des scènes de vaudeville, comme lorsque le Gymnasiast sort de sa cachette sous les chaises, ou de tragédie, comme lorsque Schön découvre son fils Alwa avec Lulu, qu’il l’entraîne en arrière scène et qu’il le frappe violemment (les cloisons de plexiglas permettent de tout voir) . Le travail sur l’évolution de cette relation, sur le personnage de Schön, même, magnifiquement incarné par Bo Skovhus, à qui ce type de rôle convient particulièrement, est d’une très grande crudité et en même temps d’une très grande précision.
Le personnage de Geschwitz est aussi très étudié, une Geschwitz jeune, ce n’est pas si habituel, à la voix triomphante et claire (une Daniela Sindram exceptionnelle), à la fois acceptée et rejetée, errante et présente.
Chaque personnage est caractérisé de manière éminente, précise, si le Medizinalrat est vite éliminé, le peintre est merveilleusement dessiné, assoiffé d’amour, assoiffé de Lulu, mais aussi bien l’Athlète, un personnage vieilli, aux muscles défraichis (excellent Martin Winkler), que l’étrange Schigolch (donné cette fois à un chanteur mur mais pas âgé comme souvent – à la Scala c’était Franz Mazura), sorte de vagabond, de voyageur qui surgit avec ses lunettes de voiture sur le front (Pavlo Hunka): tous composent une véritable ménagerie, c’est à dire des typologies presque animalières qui apparaissent et disparaissent dans ce palais de verre qui semble quelquefois une cage d’où ces animaux dénaturés ne sortent pas.
Il semble d’ailleurs que si le deuxième acte m’est apparu musicalement le plus impressionnant, c’est le troisième acte qui du point de vue scénique est peut-être le plus convaincant.
La scène initiale, le salon parisien, semble être une sorte de fantasme de Lulu, au premier plan assise, pendant que les autres personnages au second plan en rang d’oignon conversent ou du moins lancent leurs répliques, comme si Lulu se souvenait, ou qu’elle rêvait. En tous cas elle est absente, elle est ailleurs, elle a dépassé ce moment, elle est déjà au-delà : du coup, tout ce qui pourrait être anecdotique, romanesque ou même vaudevillesque comme le changement de costume, ou les réactions des personnages à l’annonce que les actions de la société de la Jungfrau se sont écroulées, voire les menaces mêmes du marquis (excellent Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), tout cela semble laisser Lulu indifférente.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Tout ce beau monde, pendant l’intermède musical qui suit entre les deux scènes, se déshabille pour composer une humanité (?) figée, seul décor des bas fonds de Londres, au milieu de laquelle Lulu va chercher ses clients.
Ses compagnons, Schigolch, Alwa, Geschwitz errent pendant que Lulu cherche ses clients, comme des sortes de fantômes, encore une fois d’animaux assoiffés. Tcherniakov fait défiler les clients, et la violence s’accroît (le premier fuit, le second, le nègre, tue Alwa) sans que la scène change de nature ou qu’il se passe vraiment quelque chose. La meurtre d’Alwa par exemple semble être un moment ordinaire…tout passe et Tcherniakov réussit parfaitement à marquer le refus de l’événementiel comme si tout valait tout, ou plutôt que toute valeur avait délaissé ce monde.
La rencontre avec Jack l’Eventreur cependant n’est pas traitée selon l’habitude. Ici, Lulu trouve le poignard dans la poche de son client, le regarde et se tue, un peu comme Tristan avec Melot. Elle reconquiert ainsi sa mort, plutôt que d’accepter celle anonyme des prostituées de Whitechapel. Elle reconquiert en même temps, dans la déchéance la plus totale, sa grandeur d ‘héroïne tragique et son propre destin. Celle qui au contraire tombe, c’est Geschwitz, qui a tout donné, argent, liberté, amour, qui n’a rien reçu sinon le coup de poignard de Jack l’Eventreur et qui en une ultime image aussi déchirante que vaine, s’approprie le corps sans vie de Lulu dans une étreinte ultime, pendant que les dernières notes s’égrènent, presque en suspension, interrompues par le silence et le noir final qui surprennent visiblement le public.

Voilà un travail surprenant, dispositif unique, espace réduit, motifs récurrents : il n’y a plus rien des ambiances différentes, l’atelier du peintre, le salon de Lulu, la maison de Schön, le salon parisien, les bas fonds de Londres. Plus de lieux sinon un seul qui est le lieu tragique, cet espace permanent rempli par quelques chaises, disposées autant que de besoin, et dans lequel tout se passe. Tcherniakov a opté pour la concentration, il a opté aussi pour le théâtre, en s’appuyant visiblement sur les sources théâtrales. Il bâtit plus une pièce de théâtre musicale une tragédie avec musique qu’un opéra. La précision du jeu, les trouvailles dans les relations entre les personnages, la caractérisation de chacun, tout montre un vrai travail sur le texte, très attentif, millimétré et en même temps inattendu.
J’ai lu plusieurs fois que ce travail était raté, fait à la va vite, voire bâclé. On peut ne pas partager cette option au total assez minimaliste (à l’opposé d’un Py à Genève par exemple) mais tellement forte, tellement concentrée, tellement tendue et préférer d’autres travaux de Tcherniakov, mais qu’on ne dise pas qu’il a bâclé son travail.
Un metteur en scène digne de ce nom – comme l’est Tcherniakov, ne peut bâcler une Lulu, même s’il peut la rater. Mais ce n’est pas le cas : au lieu de faire une fresque une parabole mythique, il a travaillé là au millimètre, en respectant le livret sans jamais s’en écarter. C’est loin de tout ce qu’on a pu voir jusque là, et surtout ce n’est pas forcément à la mode. Ça gène forcément le consommateur…

Avec ce travail très hiératique en somme, sans complaisance et sans lustre, avec cette vision sèche, noire, désespérante pour l’humanité ambiante, Kirill Petrenko lui aussi surprend. On retrouve bien sûr ses qualités habituelles de précision et de netteté. On entend tout, chaque moment est accompagné, contrôlé, dominé. Et d’abord le volume, très contenu, très maîtrisé, qui fait de bien des moments un opéra de chambre. Il y a quelque chose du concerto à la mémoire d’un Ange dans cette manière d’aborder le son et de l’      adoucir à l’extrême. Malgré ce concerto à la mémoire de Lulu, plus intimiste, plus contenu, Petrenko ne renonce pas à souligner l’extraordinaire variété des couleurs de cette musique. Il choisit les intermèdes musicaux, plus spectaculaires (y compris scéniquement) pour mettre en valeur l’orchestre et les aspects les plus symphoniques, mais aussi les sources et les échos de cette musique, qu’il souligne en dirigeant à dessein ici comme Strauss, là comme Wagner. Jamais on avait entendu Lulu sonner comme les grands anciens ou les grands modèles, il y a des moments où les violons tremblent et vacillent comme dans certains instants straussiens, il y a des moments où cela sonne comme dans Salomé, il y en a d’autres où l’on se dit que Wagner est là, tutélaire. Et cette diversité d’ambiances, elle se conjugue avec les moments plus habituels chez Berg, plus « seconde école de Vienne », comme si défilaient en une symphonie de couleurs diverses, de reflets scintillants, cinquante ans de musique et d’ombres portées.

Car ce qui m’a frappé dans cette direction, c’est qu’elle est très diverse, très miroitante de couleurs, de différences de volumes, d’accents, d’insistance sur certaines phrases, de refus du lyrisme là où l’on s’y attend, d’une froideur glaçante par moments, d’un lyrisme époustouflant inattendu à d’autres : Kirill Petrenko a su rendre justice à l’ensemble d’une partition incroyablement riche (certains soutiennent, et peut-être n’ont-ils pas tort que Lulu est supérieur à Wozzeck), d’une très grande complexité, et c’est cette diversité et cette complexité qu’on entend ici, comme rarement on les a entendues.
Bien entendu, Petrenko triomphe, comment pourrait-il en être autrement, mais il triomphe parce qu’il a su par la tension insufflée à la musique correspondre à la tension scénique, il a su rendre ce qu’il y a de grand, ce qu’il y a de pittoresque, ce qu’il y a de petit et médiocre sur scène, en faisant de l’orchestre à la fois un protagoniste et un accompagnateur, il a su donner une incroyable variété à sa lecture, qui est tout sauf monolithique ou unidirectionnelle. Il est suivi par un orchestre comme souvent impeccable, aucune scorie ce soir avec des cordes incroyables de précision, des bois presque électriques, et un ensemble parfaitement au point mais aussi et cela s’entend, parfaitement habité, qui dessine un paysage, une ambiance, un univers. C’est grandiose, et en même temps comme toujours avec Petrenko d’une unité étonnante avec ce que l’on voit : ce qu’on voit sur scène, on l’entend en fosse. L’oeil écoute et l’oreille voit.
Mais Petrenko est un vrai directeur d’opéra et il accompagne avec une attention presque tatillonne chaque chanteur et un plateau complètement soumis à la fosse : il dispose de chanteurs acteurs exceptionnels qui se donnent en scène d’une manière définitive, et doit, pour leur permettre de jouer en toute liberté, d’être d’une attention totale pour qu’ils se sentent en pleine sécurité.

Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl
Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl

Il n’y a pas grand chose à redire sur le plateau réuni, fait comme souvent à Munich de nombreux membres de l’excellente troupe : Christian Rieger (Medizinalrat, Bankier, Professor) Heike Grötzinger, Christof Stephinger, ou Rachael Wilson, belle figure du Gymnasiast ou du Groom : on retrouve même dans les petits rôles Cornelia Wulkopf, qui fut de la troupe de Munich, mais surtout du Ring de Chéreau depuis 1977.
Rainer Trost dans le peintre (et le nègre) rappelle qu’il fut un temps l’un des ténors mozartiens les plus en vus, l’un des espoirs du chant mozartien. La voix est claire, l’émission parfaite, la diction exemplaire; l’Alwa de Matthias Klink, très sollicité scéniquement, n’a pas tout à fait la même suavité vocale, mais une sorte de force qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Je me souviens d’Alwa plus « caractérisés », ténors de caractère à la Kenneth Riegel : l’Alwa de Klink est plus naturel, plus présent aussi et très engagé dans le jeu. C’est vraiment une belle performance.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

J’ai déjà évoqué Bo Skovhus, avec sa voix irrégulière, quelquefois triomphante, et des aigus tenus, avec un certain éclat même, et des trous, des moments où cette voix disparaît. Mais au-delà de la technique, il y a une interprétation. Skhovus sait habiter ses rôles et il n’est jamais aussi bon que dans les personnages tiraillés, contradictoires, étranges. La performance est à la hauteur, il incarne un Schön nerveux, affectueux quelquefois, un Schön plus engagé que certains interprètes qui soignent plutôt le parallèle avec Jack au troisième acte, que Tcherniakov refuse (alors que Chéreau le marquait). Franz Mazura avec Chéreau a marqué le rôle, distant, froid, élégant, tout de violence rentrée. Skhovus ici est plutôt extraverti, plutôt démonstratif, et surtout très humain.
J’ai entendu rarement Daniela Sindram, et elle m’avait marqué dans le Rienzi de Bayreuth en 2013, où elle chantait Adriano. Elle est une Geschwitz jeune, passionnée et désespérée. Là aussi s’impose la comparaison avec une Yvonne Minton, chez Chéreau, une Geschwitz plus mûre, plus intérieure  (on verra ce que fait dans Geschwitz Jennifer Larmore, magnifique choix, dans la Lulu d’Amsterdam en juin): je me souviens, j’ai encore dans l’oreille sa dernière réplique, sorte de lamento désespéré « Ich bin dir nah, bleib dir nah, in Ewigkeit »: comme Minton disait « Ewigkeit », jamais aucune Geschwitz que j’ai pu voir depuis ne l’a dit. Pas plus Daniela Sindram. Mais elle a d’autres qualités, de jeunesse, d’engagement, avec une voix fraiche et triomphante et des aigus incroyables de puissance. Geschwitz n’est pas un rôle de travesti et ne peut être joué comme un travesti, même si elle s’habille en homme, c’est un rôle de femme qui doit garder quelque chose de la féminité. C’est pourquoi je préfère que les metteurs en scène habillent Geschwitz en femme, et non en homme comme c’est le cas ici ; je trouve que cela complexifie l’interprétation et distancie un peu trop. C’est en tous cas un rôle passionnant, et sûrement le plus douloureux de l’opéra. Peut-être Sindram, qui du point de vue vocal est excellente, gagnerait à faire mûrir le rôle en elle, même si son dernier geste est sublime d’émotion et de justesse.
J’avais écouté Marlis Petersen au début de la saison en Susanna avec Levine à New York, elle y était délicieuse, et surtout elle laissait voir l’ambiguïté du personnage sa fraicheur et sa rouerie. Dans Lulu, c’est encore mieux. C’est un rôle qu’elle sculpte et qu’elle habite. Ce n’est pas la première fois qu’elle le chante, mais on sent le travail qu’elle a mené avec Tcherniakov, par l’engagement et la conviction qu’elle y met. Comme Kampe dans Kundry (on aura compris par mes lourdes allusions que je trace des ponts entre les visions de ces deux rôles par Tcherniakov…), elle se jette à corps perdu dans le rôle, tout à tour élégante, distante, terrible, livrée à toutes les addictions, et notamment sexuelles, bestiale aussi. Magnifique bête de cirque, jusqu’au bout, elle délivre une interprétation de très haut niveau, étonnante à bien des points de vue.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

La qualité des moments parlés et la justesse du ton montrent qu’elle fait du théâtre, qu’elle dit son texte comme au théâtre. Il y a là une vérité, des accents, des couleurs, des partis pris qui frappent. Vocalement, c’est un peu plus irrégulier, mais le rôle est terrible, à cheval entre le soprano colorature (Dessay y a pensé, sans jamais avoir le courage ou l’audace de s’y jeter) et le soprano lyrique. Marlis Petersen est un colorature, elle en a le répertoire, mais la voix a plus de corps que chez certains colorature : elle peut chanter Donna Anna, toutes ne le peuvent pas. Il faut avoir une voix suffisamment corsée pour dominer l’orchestre, même si Petrenko retient le son. Marlis Petersen a les qualités et elle tient ses aigus d’une manière étonnante, même si certains notamment au troisième acte semblent être à la limite et même si les réserves semblent quelquefois épuisées : mais ce n’est jamais crié, c’est toujours chanté, avec un vrai contrôle du chant. Marlis Petersen, originaire de Souabe, a découvert l’opéra à Pforzheim : un lieu comparable en France est improbable, mais c’est la vertu de la province allemande d’avoir des théâtres dans les villes improbables. En France, dans les villes comparables, on étrangle les théâtres comme à Chambéry, parce qu’apporter la culture à la population, c’est, n’est-ce pas, inconcevable, que dis-je, pornographique !

Début de l'acte III © Wilfried Hösl
Début de l’acte III © Wilfried Hösl

Or donc, revenons à Marlis Petersen pour affirmer qu’elle dépasse de loin les Lulu actuelles, même si Patricia Petibon est aussi une Lulu qui compte aujourd’hui. Et même physiquement, grande, bien plantée, avec une vraie silhouette, elle change de l’image de petit oiseau fragile qu’on a pu avoir quelquefois (que Stratas, la géniale Stratas avait su développer, ou même Christine Schäfer, autre magnifique interprète du rôle). Cette Lulu là comptera et ce n’est pas un hasard si le public munichois rappelle sans fin et Kirill Petrenko et Marlis Petersen, ce sont les piliers de la soirée.
Une soirée qui m’a séduit musicalement et marqué scéniquement, plus que je ne le pensais en sortant du théâtre: c’est le signe que quelque chose fonctionne et que ce qu’on y voit marque de manière presque subliminale. Dmitri Tcherniakov a résolument opté pour un travail plus épuré et à la fois plus « théâtral », très fouillé et intelligent et très différent de ce que j’ai pu voir ces dernières années (Py, Herheim, Stein) , avec moins de profusion, moins de spectaculaire, moins de contexte, mais peut-être plus de profondeur, plus de cruauté, plus de lacération. C’est vraiment une très grande réussite dans la conduite des acteurs, qui par sa rigueur mène à l’émotion et il est étonnant que deux mois après avoir travaillé sur Parsifal et de quelle manière, il nous emmène à la fois ailleurs, dans un style radicalement autre, tout en faisant sentir quelles lointaines parentés il trouve entre les deux personnages féminins sur lesquels il a travaillé et avec quelle maestria : Kundry et Lulu…

Rendez-vous sur Staatsoper.tv (le streaming du Bayerische Staatsoper : https://www.staatsoper.de/tv.html) le 6 juin prochain, mais aussi prochainement sur ARTE.
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Lulu, être et transparence © Wilfried Hösl
Lulu, être, portrait et transparence © Wilfried Hösl

 

DE NEDERLANDSE OPERA 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON D’AMSTERDAM

Le caractère de l’opéra d’Amsterdam, c’est une qualité régulière, musicale comme scénique, et une ouverture vers la modernité et le contemporain. Dirigé depuis 25 ans par Pierre Audi, il possède un choeur, mais pas d’orchestre fixe, même si on y voit régulièrement  le Netherlands Philharmonic Orchestra et au moins une fois par an le Royal Concertgebouw. Ce sera encore le cas cette année (2014) pour un Falstaff (celui de Robert Carsen, vu à la Scala et ailleurs) de fin de saison dirigé par Daniele Gatti.
La saison 2014-2105 commence  le 2 septembre 2014 par six représentations d’une version scénique des Gurre-Lieder de Schönberg, avec notamment Burkhard Fritz, Emily Magee et Anna Larsson, mis en scène de Pierre Audi (décors de Christof Hetzer) et dirigé par le directeur musical Marc Albrecht (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra). Immédiatement après, le 3 septembre et pour trois représentations, c’est au tour de l’Orfeo de Monteverdi dans la vision de Sasha Waltz, dirigé par Pablo Heras-Casado (avec le Freiburger Barockorchester et le Vocalconsort Berlin).
En octobre, Patrick Fournillier (et le Residentie Orchestra) dirigera L’Étoile de Chabrier pour huit représentations à partir du 4 octobre avec Chritophe Mortagne, Stéphanie d’Oustrac et Hélène Guilmette, dans une mise en scène de Laurent Pelly, qui signera aussi les décors et les costumes.
Du 10 au 29 novembre pour 7 représentations, une nouvelle production de Lohengrin de Wagner dirigée par Marc Albrecht (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors du plasticien Jannis Kounellis avec Nicolai Schukoff, Juliane Banse, Günther Groissböck, Michaela Schuster et Evguenyi Nikitin.
En décembre, 10 représentations de La Bohème, de Puccini avec le Netherlands Philharmonic Orchestra dirigé par Renato Palumbo, dans une mise en scène de Benedict Andrews (metteur en scène australien à qui on doit une mise en scène de Grands et Petits de Botho Strauss passée par le Théâtre de la Ville en 2012) et des décors de Johannes Schütz avec Atalla Ayan (Rodolfo) et Grazia Doronzio (Mimi).
Du 20 janvier au 8 février, Il Viaggio a Reims de Rossini pour huit représentations  avec le Netherlands Chamber Orchestra dirigé par Stefano Montanari (Le comte Ory à Lyon) et mis en scène par Damiano Michieletto (cela décoiffera pour sûr), avec une distribution honorable, Nicola Ulivieri, Roberto Tagliavini, Carmen Giannatasio, Juan Francisco Gatell, Anna Goryachova et Nino Machaidze. En même temps, l’Opéra présentera une adaptation (version nouvelle) pour quatre représentations qui a nom Ramble to Reims spécialement pour le jeune public, avec le Netherlands Chamber Orchestra, dirigé par Aldert Vermeulen et une mise en scène de Marcel Sijm.
L’Opéra se transporte fin février / début mars au Stadsschouwburg Amsterdam (siège du Toneelgroep de Ivo van Hove) pour  Tamerlano  et Alcina de Haendel avec Les Talens Lyriques dirigés par Christophe Rousset. Trois représentations de Tamerlano avec notamment Delphine Galou, Sophie Karthäuser et Christophe Dumaux, et trois représentations de Alcina avec notamment Sandrine Piau et Varduhi Abrahamian (comme à Zürich), le tout dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors de Patrick Kinmonth (Samson et Dalila à Genève)  qui signera également les costumes avec le chœur de La Monnaie de Bruxelles (avec lequel le spectacle est en coproduction).
En mars et pour 10 représentations, Die Zauberflöte de Mozart dans la production de Simon McBurney (et les décors de Michael Levine) qu’on aura vu à Aix en Provence cet été, dirigée par Marc Albrecht – et Gergely Madaras fin mars- , avec notamment Maximilian Schmitt, Brindley Sherratt, Chen Reiss et Iride Martínez (Netherlands Philharmonic Orchestra).
En avril, Verdi à l’honneur avec Macbeth dirigé par Marc Albrecht (et le Netherlands Philharmonic  Orchestra) avec Tatiana Serjan et Scott Hendricks, ainsi que le Banco de Vitalij Kowaljow, dans une mise en scène d’Andrea Breth (et des décors et costumes de Martin Zehetgruber) (9 représentations à partir du 3 avril).
Il faudra nécessairement venir à Amsterdam en mai pour l’une des 7 représentations (à partir du 9 mai) du rarissime Benvenuto Cellini de Berlioz dirigé par Sir Mark Elder (avec le Rotterdam Philharmonic Orchestra) avec une jolie distribution, John Osborn, Orlin Anastassov, Laurent Naouri, Patricia Petibon et une mise en scène de Terry Gilliam (ex-Monty Python) et Leah Hausman (qui assure aussi la chorégraphie).
En juin, le Royal Concertgebouw Orchestra sera dirigé par Fabio Luisi pour une nouvelle production de Lulu de Berg, dans une mise en scène de William Kentridge et Luc de Wit, et des décors de William Kentridge et Sabine Theunissen. Mojka Erdmann sera Lulu, Jennifer Larmore la Geschwitz, Johan Reuter le Dr Schön et Alwa Daniel Brenna.
Même si je ne sens pas Luisi dans ce répertoire, une mise en scène de William Kentridge est attirante  et il faudra sans doute se rendre à l’une des huit représentations (première le 6 juin).
Comme toujours une saison équilibrée, stimulante par l’appel à des metteurs en scène imaginatifs et originaux, un peu moins cette année cependant par le choix de certain chefs. Mais peut-on résister à une Lulu‘ avec le Concertgebouw ou un Benvenuto Cellini? Et puis, Amsterdam (notamment pour un parisien) c’est une virée un dimanche, et un petit week-end charmeur  au bord des canaux: cela peut-il se refuser?
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OPERA NATIONAL d’OSLO [NASJONAL OPERAEN] 2010-2011: LULU d’ALBAN BERG le 5 mars 2011 -nouvelle édition de l’acte III signée Eberhard KLOKE- (Dir: John H.FIORE, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

510x382_lulu08.1299439808.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège

Encore une Lulu, après Peter Stein à Lyon et Milan, après Olivier Py à Genève, après Vera Nemirova à Salzbourg, après Braunschweig au théâtre, voici à la fois une autre vision, et une version nouvelle, puisque cette coproduction Copenhague/Oslo/Dresde utilise une toute nouvelle version du troisième acte écrite par le compositeur allemand Eberhard Kloke et non plus la version de Friedrich Cerha, qui a force de loi depuis la création de la version complète en 1979 dans la production de Patrice Chéreau et la direction de Pierre Boulez à l’Opéra de Paris.
J’avais donc deux motifs de faire le voyage d’Oslo, d’une part voir le travail de Stefan Herheim, le metteur en scène norvégien à qui l’on doit le très bon Parsifal de Bayreuth, le Lohengrin (moins réussi) de Berlin, le Rusalka phénoménal de Bruxelles. Son approche de Lulu sera à compter au nombre des grandes réussites, tant le spectacle vaut le voyage par son intelligence, son originalité et sa tension dramatique.
lulu-20.1299511812.jpgPhoto Erik Berg Opéra National de Norvège

Le second motif était donc d’écouter ce troisième acte tout à fait étonnant, qui rompt avec l’approche très fidèle, très classique et très monumentale de Cerha et qui lui donne une couleur toute particulière, très chambriste, plus resserrée et tout de même toujours très tendue et dramatiquement très efficace, avec une utilisation d’instruments solistes que Herheim a intégrés dans la mise en scène (violon solo, accordéon, piano) qui donne à la fois une grande poésie  à l’ensemble, mais aussi une très grande tension appuyée sur l’utilisation de la voix parlée. Eberhard Kloke a écrit naguère une réduction de Lulu pour orchestre de chambre et la couleur de ce troisième acte est incontestablement plus intimiste que la version Cerha, bien que sa révision soit écrite elle aussi pour grand orchestre. Le dialogue entre la musique et la mise en scène dans ce troisième acte est totalement fusionnel, et l’on ne peut concevoir la même mise en scène sans les choix musicaux assez radicaux de Kloke.
Le texte du programme de salle souligne que le travail de Cerha était du bon artisanat, très respectueux des maîtres , mais inutilement long, et laissant trop voir une sorte de romantisme tardif en contradiction avec le dernier tableau londonien, qui ne demandait peut-être pas une musique aussi luxuriante. C’est ce qui aurait poussé Universal à disposer aussi d’une version plus resserrée et d’une couleur radicalement différente peut-être plus conforme à ce que dit l’oeuvre. Le choix de Kloke pour cette nouvelle révision réside dans sa connaissance profonde des partitions de Berg et dans les travaux de réécriture qu’il avait déjà produits. Ainsi, instruments solistes, voix parlée, réduction de la masse orchestrale donnent à ce troisième acte, notamment à la dernière scène, une couleur d’une angoissante mélancolie, qui accompagne très fortement l’idée de course vers le néant final.
Est-ce pour mieux montrer l’architecture générale de la partition et sa cohérence avec ce troisième acte new look que John Fiore ne fait pas sonner l’orchestre comme on en a l’habitude, et que l’on ne reconnaît pas toujours le son « Berg », fait de multiples facettes sonores, cristallines, qui donnent une sorte de profondeur infinie à la musique et qui en traduisent la complexité. Ici, cela sonne peu, cela semble, notamment pendant le premier acte, un peu éteint. Peut-être aussi l’acoustique de cette très belle nouvelle salle n’est elle pas satisfaisante? En tous cas, l’approche des deux premiers actes n’est pas musicalement convaincante. La distribution est un mélange de chanteurs connus (Gary Lehman en Alwa, Carsten Stabell en Medizinalrat) et de membres solides de l’école de chant scandinave, qui, on le sait, a produit bien des stars du lyrique. Il en résulte un très bel équilibre et pas de problèmes particuliers.  Gary Lehmann en Alwa est vocalement très à l’aise et construit un personnage crédible, le Dr. Schön de Terje Stensvold, un des piliers de l’opéra en Norvège, est une belle découverte, voix sonore, bonne émission, bonne articulation dans une interprétation très engagée. De même le peintre du plus jeune de Nils Harald Sødal est à la fois scéniquement vraiment magnifique (sa pantomime en Pierrot cherchant Lulu à travers la cloison de plexiglas est l’un des moments bouleversants de la soirée). Une notation particulière pour le Schigolch de Ketil Hugaas, qui a chanté en troupe à Stockholm: la voix très sonore ne correspond pas au personnage de vieillard un peu fatigué et lubrique qu’on trouvait chez Mazura le magnifique, mais correspond très fortement à l’image diabolique que la mise en scène nous propose, un Schigolch à petites cornes méphistophéliques qui vole dans les cintres, qui atterrit en scène, qui s’envole et disparaît dans un nuage rouge au troisième acte. Une sorte d’esprit malin qui domine Lulu.

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Photo Erik Berg Opéra National de Norvège

L’athlète, un monstre de bande dessinée qui semble lui aussi faire partie des fantômes, est l’excellent Magne Fremmerlid (ci-dessus sur la photo). La suédoise Gisela Stille est Lulu, vocalement satisfaisante: une voix très contrôlée, très juste, qui  a beaucoup chanté les colorature du répertoire italien, mais qui n’a pas vraiment d’éclat, et qui ne semble pas trop à l’aise dans le personnage. Elle manque de cet érotisme pervers qui réussissait si bien à Patricia Petibon. Ainsi la personnalité scénique ne crève pas l’écran. La comtesse Geschwitz de Hege Høisæter, membre de la compagnie de l’Opéra National d’Oslo, a une belle présence vocale mais manque de présence scénique, de cette présence et de cette prestance qui doivent rendre la Geschwitz fascinante. Il est vrai que la mise en scène ne la met pas vraiment en valeur.
imag0418b.1299441694.jpg(Photo collection personnelle)
Il reste que l’ensemble des chanteurs est incontestablement valeureux.
La mise en scène de Stefan Herheim part de deux présupposés: Lulu est un animal parmi les animaux (elle le dit d’ailleurs: « ich bin ein Tier »et Lulu est Eve. Elle est l’Eve de Cranach sortie du tableau (le tableau du premier acte, où manque, comme un trou, la silhouette de Lulu, elle va devenir aussi l’Eve de Masaccio fuyant le paradis, d’où sa nudité (en réalité une combinaison peinte avec des reflets gris, comme si elle était une partie du tableau), elle est donc d’emblée irréaliste et à chaque acte son portrait de Lulu, déclinaison moderne du tableau original.
510x382_lulu04.1299439739.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège
L’espace est une piste de cirque, dont la scène est surmontée d’un fronton où est écrit « Ei blot til lyst » (« Pas que pour le plaisir » motto qui ornait le fronton de l’Opéra de Copenhague) et au sommet duquel évoluent des clowns dont on va vite découvrir qui figurent les hommes qui sont morts pour Lulu, puisqu’à chaque mort, la victime (Medizinalrat, Peintre, Schön) devient à son tour clown portant sur son costume un objet rappelant la manière dont il est mort . Ce choeur des »fantômes » poursuivra Lulu jusqu’à la fin. Ainsi le monde inventé par Herheim est un monde non réaliste, qui pourrait être à la fois un monde de bande dessinée pour adultes, mais aussi un monde de films muets expressionnistes où les gestes sont exagérés, les expressions soulignées, un monde à la Munch où l’on finirait par ne plus croire à rien, tant le travail théâtral surjoue le drame, et donc du même coup devient terriblement ironique et distant. Cette Lulu n’existe pas, sinon dans nos fantasmes.
510x382_lulu07.1299439846.jpgPhoto Erik Berg
Opéra National de Norvège

A ce titre, le troisième acte est l’un des plus beaux qui m’ait été donné de voir, avec un premier tableau traité d’abord en comédie musicale, une comédie musicale qui se finit en débandade, où les personnages sont toutes des caricatures, et le sublime deuxième tableau, où le décor qui a accompagné toute l’oeuvre tourne sur une tournette et laisse apparaître tous les hommes potentiels que Lulu va chercher un à un et qui ne sont que des réincarnations de ceux dont elle a causé la mort, avec un Schigolch qui s’efface en fumée, et un Alwa qui se fond dans les victimes. A la fin, la seule qui semble exister, c’est la pauvre Geschwitz, dont les cheveux servent à Jack pour s’essuyer après la fameuse réplique  » ces gens n’ont même pas de serviette ». mais plus de trace de Lulu: ce sont tous ces fantômes qui tuent Lulu, et le théâtre s’écroule, ne laissant comme dernière image qu’un nuage de fumée: Lulu c’est le « rien » dans son absolue inconsistance de fantasme masculin, de tableau mille fois refait et toujours sans véritable accroche, Lulu n’est que traces de peinture. Cette fin dans le néant est l’opposée du final transfiguratif de Py.

Un travail d’une intelligence et d’une inventivité exceptionnelles, qui laisse une trace profonde chez le spectateur, et qui suit une implacable logique, mécanique, distante, in-humaine. Nous venons assister à la vie de la Ménagerie de l’inhumain. D’ailleurs, le peintre qui s’amourache de Lulu est un peintre animalier qui ajoute Lulu à côté des lions ou des girafes: tout n’est qu’illusion, que fumée, que grotesque. Quel magnifique travail !

imag0405b.1299441726.jpg(Photo collection personnelle)
Ce travail montre enfin qu’en trois ans, le nouvel Opéra d’Oslo qui trône au bord de l’eau, sur le port, et qui donne à cette ville un peu anonyme enfin une identité, s’est vraiment imposé comme un lieu digne d’intérêt.

hall.1299441292.jpg(Photo collection personnelle)

Sa construction, objet de nombreuses polémiques (du type: « les norvégiens ne vont pas à l’opéra! ») ne fut pas un long fleuve tranquille, mais la curiosité dont le bâtiment est l’objet, les nombreux promeneurs qui grimpent le long des deux côtés pour atteindre la terrasse, le renouveau du public et la qualité du travail artistique accompli – dont cette Lulu est un exemple- tout cela montre qu’il faut désormais compter avec Oslo, qui après Stockholm, Copenhague, Helsinki, démontre la vitalité de la musique classique (une magnifique salle de concerts  nouvelle va ouvrir à Stavanger) et de l’opéra en Scandinavie.

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TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: LULU d’Alban Berg, (Peter STEIN, Daniele GATTI, Laura AIKIN) le 23 Avril 2010

Voici la troisième production de Lulu présentée à
la Scala. La première, en 1963, en deux actes et pour quatre représentations, direction Nino Sanzogno, avec  Helga Pilarczyk (Lulu), Tony Blankenheim (Schön) et Gisela Litz (Geschwitz) dans une production de Günther Rennert venue de Hambourg. La seconde, est la fameuse création de la version en trois actes révisée par Friedrich Cerha, venue de l’Opéra de Paris dans le cadre du Festival Berg organisé par Claudio Abbado en 1979 pour deux représentations , mise en scène Patrice Chéreau, direction Pierre Boulez, avec Slavka Taskova Paoletti (Lulu), Franz Mazura (Schön) et Yvonne Minton (Geschwitz) ; inexplicablement, Teresa Stratas (l’inoubliable Lulu de Paris)ne participa pas à ces représentations. En réalité, la production d’aujourd’hui, de Peter Stein, coproduite avec l’Opéra National de Lyon (qui l’a présentée l’an dernier avec grand succès) est la première production « maison » du chef d’œuvre de Berg proposée pour 6 représentations.
On connaît la réticence du public milanais pour ce type de répertoire, et on se souvient de l’accueil très violent ménagé à Wozzeck dans les années 50 et on a vu souvent des spectateurs (du parterre) s’en aller dès le premier acte (pour Debussy, Britten, Janacek). Cette fois-ci, pas de départs anticipés, mais un public qui semble pris par l’œuvre et reste jusqu’au bout des 3h55 annoncés.
La production de Peter Stein, créée à Lyon en 2009, a été conçue pour ce théâtre (1300 places), notablement plus petit que
la Scala (2000 places), et cela se ressent. On avait à Lyon un extraordinaire sentiment de proximité du drame, ici, au contraire, on a dû construire un second cadre de scène de type « théâtre dans le théâtre », et cela éloigne le spectateur et change le rapport. De même les voix portent différemment à
la Scala qu’à Lyon et cela dessert Laura Aikin, qui plus est affligée d’une bronchite (une annonce été faite) et Franz Mazura, dont la voix fatiguée (il a 86 ans) ne passe pas toujours bien la rampe, en dépit de l’extraordinaire présence scénique. Il reste que l’on peut une fois de plus apprécier la travail de Peter Stein, qui propose une mise en scène assez classique, très simple et rigoureuse, très didactique pour un public qui a priori n’a pas de connaissance de l’œuvre. C’est très bien fait, et tout le travail porte sur les relations des personnages entre eux, sur l’art de l’acteur, sur tout l’aspect théâtral. En ce sens, le parti pris est opposé à celui d’Olivier Py à Genève, qui avait fortement contextualisé toute l’intrigue, dans un décor monumental et onirique qui suivait l’intrigue par ses mouvements. Ici le décor est assez réaliste, rappelle quelquefois Chéreau (2ème acte), et Stein travaille sur l’idée de boite, qui enferme les personnages (l’ouverture du 3ème acte, avec son salon parisien rouge-sang est forte ). Le travail est précis (en fait la reprise a été laissée à ses assistants), et  lisible. Certes, Peter Stein n’a plus l’inventivité qu’on lui connaissait (voir l’Or du Rhin à Paris, ou Mazeppa à Lyon), mais l’ensemble est très solide.
La distribution est très homogène, avec de très bons ténors (notamment Robert Wörle dans les rôles du Medizinalrat, du Prince, du Professeur, du Majordome, et du Marquis), le peintre de Roman Sadnik et l’Alwa très honorable de Thomas Piffka.
La Geschwitz de Natascha Petrinsky est vraiment magnifiquement chantée et interprétée : le troisième acte et les dernières mesures touchent au sublime. L’athlète de Rudolf Rosen (qui  chante aussi le dompteur) est une composition scéniquement très engagée et vocalement satisfaisante, quant au Schigolch de Franz Mazura, il est évidemment magnifiquement interprété, Mazura s’empare de ce rôle de personnage clochardisé avec une gourmandise extrême, si la voix accuse de la fatigue dans la grand vaisseau de
la Scala, la diction reste exemplaire : c’est pour moi le seul (avec Wörle) qui ait le style exact voulu par Berg. Quand on pense à la composition de Mazura pour Schön, avec Chéreau( il y a 31 ans !)toujours trouble et ambigu, toujours distancié, même dans les scènes où il est vaincu par Lulu, on ne peut qu’être déçu par le Schön assez plat et vocalement sans grand intérêt de Stephen West. Reste Laura Aikin : on la sent à la peine, on entend ses efforts pour dominer la bronchite, mais la voix porte mal, et la prestation musicale est à la limite au troisième acte. C’est dommage car l’engagement de l’actrice est total et la prestation théâtrale magnifiquement dominée. Le rôle, écrasant, demande vraiment une forme vocale sans failles : son « O Freiheit ! Herr Gott im Himmel » reste très en deçà de ce qu’on doit attendre et même si on remarque la technique et les efforts, ce n’était vraiment pas sa soirée. Dommage.
Et l’orchestre ? C’est incontestablement la très agréable surprise de la soirée. L’orchestre de
la Scala reste le meilleur orchestre italien, et depuis l’arrivée de Lissner, il a su affronter des répertoires variés. Il est dans Lulu vraiment excellent, emmené par la baguette experte de Daniele Gatti. Décidément, le chef italien est toujours plus à l’aise dans ce type de répertoire que dans le répertoire traditionnel italien (on se souvient de son Don Carlo très contesté l’an dernier). J’avais eu une conversation avec lui il y a bien longtemps.  lorsqu’il était directeur musical à Bologne, où il venait de (très bien) diriger le Moïse de Rossini . Il m’avait alors confié sa passion pour Berg, et son désir ardent de le diriger. Son Wozzeck l’an dernier et sa Lulu cette année sont exemplaires, il fait entendre l’œuvre avec une clarté cristalline, notamment tous les « arrière plans » musicaux, là où Berg joue avec la modernité et avec des musiques non « classiques ». Tous les niveaux de cette musique sont clairement affirmés, et l’orchestre répond avec une grande précision et un grand engagement. Un travail magnifique de « concertazione » notamment dans les intermèdes prend un relief tout à fait inattendu, d’une profondeur et d’une intelligence qui emportent la conviction et l’enthousiasme.
Au total, même avec les faiblesses signalées çà et là, ce fut une soirée très forte, passionnante, qui montre que
la Scala réussit mieux en ce moment avec Berg ou Janacek, ou même Wagner, qu’avec son répertoire traditionnel. C’est bien pour son côté « international » et son ouverture, c’est moins bien pour son identité, mais on a signalé par ailleurs la crise du répertoire italien traditionnel.

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2009-2010: LULU d’Alban Berg(Ms en scène: Olivier PY, avec Patricia PETIBON) le 10 février 2010

 LA PIETA’ DU SEXE

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On attendait beaucoup de cette LULU d’Alban Berg, au Gra nd théâtre de Genève, une prise de rôle de Patricia Petibon, une nouvelle mise en scène d’Olivier Py, annoncée comme si sulfureuse qu’elle en est déconseillée aux moins de 16 ans, dans le théâtre où l’on se souvient encore fortement de son extraordinaire Damnation de Faust (notamment quand Jonas Kaufmann chantait Faust!), de son Tannhäuser, et des autres productions (Contes d’Hoffmann, Freischütz) qui sans atteindre les sommets de la Damnation, étaient de bons spectacles.
Quand les fauteuils d’orchestre se vident par dizaines (un peu au premier entracte,  beaucoup au second), c’est un indice que quelque chose ne fonctionne pas, et l’on ne peut accuser les genevois d’être allergiques à la musique de Berg (pas en 2010!). D’autant que musicalement, la production fonctionne, même si celle de Lyon (pour rester dans les dernières années et dans la région) avait plus de force (le magnifique Schigolch de Franz Mazura à 85 ans , la Lulu de Laura Aikin…la direction passionnante de Kazushi Ono). La direction de Marc Albrecht est précise, détaillée, claire, l’orchestre de la Suisse Romande domine la partition et le résultat est vraiment remarquable, on repère parfaitement les formes, les répétitions et les motifs, en soulignant même un certain lyrisme qui rend justice à ce grand monument du XXème siècle. Il est assez rare qu’un chef soit si convaincant à Genève.

La distribution vocale est très correcte, très homogène sans être exceptionnelle. Elle est dominée par Patricia Petibon, qui s’engage dans ce rôle terrible d’une manière telle qu’on ne peut que la saluer et rester admiratif de la performance. Scéniquement Patricia Petibon est impressionnante et va très loin dans l’incarnation.

patriciapetibona3.1266022616.jpgGTG/Gregory Batardon

Vocalement, l’artiste se confronte avec tous les honneurs au rôle, elle domine la partition et contrôle de bout en bout le volume, l’émission au service d’une interprétation expressive et convaincante, avec des subtilités étonnantes, des notes filées parfaitement contrôlées, on sent la technique de l’ex-baroqueuse. Il est seulement dommage que son allemand n’est pas dominé,  notamment dans les dialogues où son accent français gêne, dans les parties chantées en revanche, on entend le texte clairement, et c’est moins gênant. Il reste qu’on tient là sans doute une des grandes Lulu d’aujourd’hui et des prochaines années (on aimerait d’ailleurs que Natalie Dessay se lance aussi), même si pour l’instant la performance n’atteint pas celle, légendaire, de Teresa Stratas, inoubliable dans le couple qu’elle formait avec Franz Mazura dans la production Chéreau-Boulez de 1979, ni même Christine Schäfer, phénoménale Lulu de la production de Salzbourg de Michael Gielen et Peter Mussbach en 1995.
petibon-juon-hunka.1266022631.jpgGTG/Gregory Batardon

Notons également très bonne comtesse Geschwitz de Julia Juon, même si j’ai encore dans la tête le « Lulu! Mein Engel! Lass dich noch einmal sehn! Ich bin dir nah! Bleibe dir nah! In Ewigkeit!  » final d’Yvonne Minton dans la production Chéreau-Boulez qui me bouleverse encore aujourd’hui au disque. La voix est bien posée, forte, très présente, et le personnage conçu par Py est vraiment très marquant, à la fois laid et séduisant, qui attire et repousse à la fois. La distribution masculine est très homogène et très honorable: j’ai aimé le Alwa de Gerhard Siegel, spécialiste désormais des grands rôles de ténor de composition, voix claire, flûtée comme il convient au rôle, et interprétation rigoureuse et juste, tout comme le Schigolch de Hartmut Welker, bien plus marquant et présent (il est le clown de la ménagerie de Py) que les dernières fois où je l’ai entendu, mais bien moins convaincant que celui de Franz Mazura à Lyon, tout à fait incroyable. A noter également le dompteur/athlète de Sten Byriel, dans son costume de gorille.  J’ai moins aimé le Schön/Jack de Pavlo Hunka à l’interprétation un peu trop neutre pour mon goût (je n’arrive pas à effacer Franz Mazura -encore lui- de mon souvenir: c’est incroyable comme certains artistes habitent la mémoire, Franz Mazura est de ceux-là), même si la composition (ah! ces lunettes!) est assez convaincante, il faut dire que la trouvaille de Jack en Père Noël est très forte! Mais d’une ecrtaine manière, Py noie Schön dans l’anonymat de la ménagerie, alors que je pense que la volonté de Berg de faire chanter Schön et Jack par le même chanteur devrait être valorisée dans la mise en scène.

Au total une Lulu musicalement de très bon niveau, les spectateurs qui n’ont jamais entendu l’opéra de Berg peuvent se réjouir d’en avoir entendu une version de haute tenue.

ensemble.1266022441.jpgGTG/Gregory Batardon

Et la mise en scène?
Beaucoup de spectateurs sont venus, attirés par le soufre de l’interdiction aux moins de 16 ans: « Pour traduire les intentions du compositeur et de son inspirateur Frank Wedekind, Olivier Py et son équipe ont fait appel à des images qui, quoi que de plus en plus usuelles et répandues, restent rares et inhabituelles sur une scène lyrique et pourraient choquer un spectateur non averti.
Respectueux du regard de chacun ainsi que de ses opinions, il nous paraît important de vous en informer avant votre entrée en salle ou avant l’achat de votre billet. Nous déconseillons le spectacle aux personnes de moins de 16 ans. »
dit le site du Grand Théâtre.
Much ado about  nothing, beaucoup de bruit pour rien, sinon l’effet de curiosité ( de voyeurisme, comme ces spectateurs représentés par Py?) qui fait que le théâtre ne désemplit pas, mais les déçus du sexe fuient dès le premier acte. Ce n’était ni utile, ni justifié; le film pornographique proposé au troisième acte (une sodomie?) est de toute manière brouillé et neigeux, et vraiment pas de la nourriture pour voyeurs invétérés, et après tout celui qui va voir Lulu sait (du moins j’espère) qu’il ne verra pas une vie de saint(e), malgré le final christique proposé par Py dans sa mise en scène.
L’idée centrale de Py est de développer l’idée du prologue, et de montrer le monde comme une vaste ménagerie, évoluant dans un univers à la Otto Dix, et  dansant sur la mort (les néons aux couleurs criardes proposent un certain nombre d’affirmations « Meine Seele »(Mon âme), « Mein Herz ist schwer »(mon coeur est lourd), « I hate Sex » (je hais le sexe) et le décor de façades qui défile sans cesse dans les deux premiers actes propose des magasins comme « Boucherie » ou « Pompes funèbres » qui sont autant de liens avec l’intrigue. Tous les personnages sont partie d’un cirque mortifère (le clown, le gorille etc…) leurs costumes sont clinquants ou rutilants comme dans notre bonne vieille « Piste aux étoiles », (celui de Geschwitz et de Lulu au départ est semblable – un rouge vif satiné- et Lulu traverse cela comme indifférente, tantôt nue comme un ver, tantôt (début du troisième acte) vêtue en Marilyn, autre icône mortifère. Peu à peu la scène se remplit côté jardin de tous les objets accumulés depuis le début et finit par être une sorte de décharge : le monde n’est qu’immondice. Tandis qu’en arrière plan se déroulent tantôt des danses (lascives) sous le regard d’un public toujours voyeur, ou Lulu apparaît en star, ou le film pornographique, qui illustre la déchéance finale de Lulu, et qu’en arrière plan une roue multicolore nous avertit de l’inexorable progression du fatum. Beaucoup d’objets, beaucoup de mouvements beaucoup de personnages, dans un univers immédiatement identifiable qui devient vite répétitif, et même vaguement ennuyeux, ce qui explique sans doute que la salle, au moins à l’orchestre, se vide. Py voit Lulu comme une apocalypse dans un monde qui danse sur des braises (la première scène du troisième acte sur la spéculation, fait frémir quand on la rapporte à notre actualité). Les rapports des personnages entre eux en sont même savonnés, ils glissent comme le décor en mouvement permanent, au profit de flashes, comme dans un univers de bande dessinée, et ne sont que bornes d’un parcours inexorable vers la mort (et transfiguration) magnifiquement voulue comme final.

La fin est en effet stupéfiante et rattrape à mon avis bien des approximations, des répétitions, des vides (dans cet univers du trop plein!) du spectacle. Lulu meurt par un Jack déguisé en Père Noël, arme fatale du dérisoire, ou ange exterminateur qui va transfigurer Lulu, nue, en christ baroque au milieu de ses disciples -tous les personnages de l’oeuvre- baignant dans une lumière rouge sang: la pietà du sexe. Vision frappante qui fait de Lulu le christ de la déliquescence, qui donne sa vie non pour notre vie, mais pour la pourriture de notre monde animal. Il n’y a donc que de l’animal à voir dans l’humain, et Lulu ne serait donc que la seule figure humaine, la seule de la ménagerie qui ressemblerait à chacun de nous.

Le propos est sans aucun doute séduisant, et Py reste un metteur en scène qui a du génie. On retrouve sans ce spectacle la mobilité d’un monde incapable de se fixer, la multiplicité des points de vue, l’absence totale de concession, mais aussi quelques facilités et des trouvailles multiples qui n’arrivent pas toujours à produire un autre sens que celui découvert initialement, en ce sens le spectacle fait quelquefois du sur place, et c’est dommage. Certes, la vision est plus approfondie que chez Peter Stein à Lyon et bientôt à Milan, mais pas forcément plus productive. Chéreau en faisait un objet, une sorte de pâte adaptable au regard des hommes,dans un univers cinématographique d’une stupéfiante beauté, qui construisait immédiatement un mythe, Mussbach construisait lui-aussi une sorte de mythe cinématographique. Py donne du sens à tout, ou plutôt jette, éblouit, étouffe sous les signes, et arrive quelquefois à lasser.Le trop étant quelquefois l’ennemi du bien, ce n’est pas son meilleur spectacle,  mais cela reste un travail passionnant.

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ABBADO ET LULU, l’extrait de l’interview

C’est dans le mensuel italien CLASSIC VOICE que Claudio Abbado a confié travailler sur LULU. En voici le texte italien, puis la traduction:

 

 

Ma ora ci sono opere che m’interessano di più”.
A questo punto, ci piacerebbe saperlo.
“Sto lavorando sulla Lulu di Berg”.
Una scelta logica nel suo percorso nel teatro del Novecento.
Immagino che abbia un’idea precisa col come-e-dove farla. 
“Posso dire che vorrei coinvolgere nel progetto Michael Haneke [67enne regista austriaco di La Pianista, Caché-Niente da nascondere e Nastro bianco, Palma d’oro a Cannes e European Film Awards 2009; nel 2006 ha debuttato con Don Giovanni all’Opera di Parigi, ndr.].
Nastro bianco è un’opera straordinaria, d’una violenza fredda e terribile che mi ha impressionato”.
Ma quando pensa di realizzarla?
“Per ora, nell’ultimo concerto di stagione della Mozart
[Bologna, 28 novembre 2010, ndr.], dirigerò i Lieder”.
Sarà una produzione destinata a girare, magari arrivando alla Scala?
“E’ prematuro parlarne”.

L’interview porte essentiellement sur les rapports d’Abbado et de Pergolèse, en liaison avec la publication de plusieurs disques Pergolèse de l’Orchestra Mozart dirigé par Abbado dans la collection « Archiv » de Deutsche Grammophon . On évoque la possibilité de monter des opéras de Pergolèse et Abbado répond:

« Pour l’instant il y a des oeuvres qui m’intéressent plus.

Alors là, on aimerait en savoir plus !

 » Je suis en train de travailler sur la Lulu de Berg »

Un choix logique dans votre parcours dans l’opéra du XXème siècle .J ‘imagine que vous avez une idée précise de ce que vous voulez en faire (et où?)

« Je peux dire que j’aimerais impliquer dans le projet Michael Haneke [67 ans, cinéaste autrichien auteur de La pianiste, Cachet, Le ruban blanc, Palme d’Or à Cannes, European Film Award 2009, en 2006 il a débuté  dans Don Giovanni à l’Opéra de Paris ndr].
Le ruban blanc est une oeuvre extraordinaire, d’une violence froide et terrible qui m’a impressionné.

Mais quand pensez-vous le faire?

Pour l’instant, lors du dernier concert de la saison de l’Orchestra Mozart (le 28 novembre prochain à Bologne), je dirigerai les Lieder.

Ce sera une production destinée à tourner? peut-être à la Scala?

C’est trop tôt pour en parler »

Ainsi parle Claudio Abbado, à 76 ans toujours à l’affût de nouveaux talents, de nouveaux projets,  de nouveaux défis, et toujours jeune, et toujours ouvert. Sacré bonhomme, lui aussi!

 

ABBADO dirigerait bientôt LULU!(DERNIERE MINUTE)

Nous étions au courant que quelque chose se tramait, mais où et quand? En tous cas puisque la presse italienne en a parlé, nous diffusons la nouvelle. Claudio Abbado reviendrait à l’opéra, en dirigeant LULU de Alban Berg, dans une mise en scène du cinéaste autrichien Michael Haneke. Le lieu n’est pas officiel, mais Abbado n’a pas démenti lorsqu’on a évoqué la Scala, du moins selon ces mêmes sources. L’information est importante puisque Abbado avait officiellement annoncé qu’il ne dirigerait plus d’opéra.

Je serai attentif à toutes les nouvelles de ce front!