LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Sir Simon RATTLE le 13 SEPTEMBRE 2015 (ELGAR: THE DREAM OF GERONTIUS) avec Toby SPENCE, Magdalena KOZENA, Roderick WILLIAMS

Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Edward Elgar manque sans conteste à ma culture musicale. Je fais partie d’une génération où d’Elgar en France le mélomane connaissait exclusivement Pomp and Circumstance, régulièrement intégré à des disques d’extraits classiques célèbres, associé à un autre marronnier de l’époque, Sur un marché persan de Ketelbey., que je n’entends plus aujourd’hui et que tout mélomane débutant trouvait sous l’arbre de Noël pour peu que sa famille essayât de lui suggérer des goûts allant au-delà de la vague yéyé.
L’évolution du marché du disque, la limitation du grand répertoire classique que désormais les maisons de disques et les organisateurs de concerts essaient d’élargir, d’un côté par le baroque, de l’autre en proposant d’autres pistes et d’autres auteurs des XIXème et XXème font qu’on découvre (on devrait dire redécouvre: l’analyste  ne découvre jamais, il redécouvre, comme le lecteur verdurinesque  ne lit jamais, mais relit…). Je le répète souvent (ce doit être l’âge) mais peut-on imaginer qu’en 1980 on ne jouait pratiquement jamais les opéras de Janaček ni ceux de Chostakovitch, on a avait à peine découvert la version originale du Boris Godunov de Moussorgski, puisque jusqu’à 1979 les grands théâtres jouaient la version Rimski-Korsakov, dont nous avons un témoignage somptueux par le Boris Godunov de Karajan.
Dans ce monde ancien fait d’ignorance et d’oublis qui fut celui de ma jeunesse, Elgar ou Britten étaient des produits exclusivement locaux réservés au public britannique, et ne passaient pratiquement jamais le Channel, bien qu’en l’occurrence, le succès de The dream of Gerontius soit venu de la première exécution à Düsseldorf le 19 décembre 1901 sous la direction de Julius Buths (en présence de Richard Strauss enthousiaste) et non de la création à Birmingham le 3 octobre 1900 dirigée par Hans Richter qui avait reçu la partition la veille de la première répétition orchestrale.
Par bonheur, l’élargissement nécessaire des répertoires a fait que d’Elgar les Variations Enigma ont conquis les publics de la musique classique, mais pas The dream of Gerontius, son grand ‘œuvre, oratorio composé au début du siècle sur un texte adapté du cardinal John Henry Newman , qui arrivait le 13 septembre à Lucerne pour la première fois pour conclure alla grande le Festival 2015 .
Il y a dix ans à peine, c’eût été une œuvre jouée par un orchestre britannique lors d’une tournée. Signe des temps, ce sont les Wiener Philharmoniker qui s’en sont emparés, aidés par Sir Simon Rattle : Rattle et les Wiener sont une affiche suffisamment attirante pour se permettre de proposer une œuvre de consommation exclusivement nationale qui n’appartient pas au grand répertoire international. Et de fait le KKL de Lucerne était presque plein, comme souvent pour des concerts choraux, toujours impressionnants ; on se souvient dans cette même salle du succès du War Requiem de Britten, par Mariss Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, une autre œuvre d’internationalisation récente, malgré un succès jamais démenti.
L’oratorio d’Elgar est moins impressionnant, parce que sans doute plus retenu, vu le sujet : Gerontius se voit mourir et interpelle les forces de l’au-delà au seuil du trépas, puis, étant passé de l’autre côté, se retrouve devant le Juge suprême, accompagné par un Ange, et finira pour un temps au purgatoire. Ce récit ressemble aux récits mythologiques de descente aux Enfers, et nous montre au passage que les religions passent et les motifs restent. Belle leçon de relativisme que d’aucuns pourraient méditer.
C’est donc un sujet grave, intérieur, qui est abordé, et un sujet partagé par tous : qu’arrive-t-il lorsque les portes de la mort sont passées? Le sujet, Gerontius (littéralement le vieillard), vit ses dernières heures au début et passe de vie à trépas : la première partie se conclut par l’apparition du Prêtre (Roderick Williams, baryton) qui accompagne de l’autre côté Gerontius agonisant.
On est passé de l’autre côté et la deuxième partie s’ouvre sur l’âme de Gerontius  accompagné d’un ange (Magdalena Kožená, mezzo soprano) qui va se présenter devant le juge suprême, c’est la partie la plus longue qui se conclut par le jugement tant attendu (on le comprend) rapide, expéditif, presque elliptique : Gerontius est envoyé brièvement au Purgatoire (malgré une intervention menaçante des démons) et pourra ensuite profiter du Paradis pour l’éternité.
D’une histoire somme toute banale (cette histoire qui nous attend tous si on est croyant), Elgar a voulu faire une pièce à la fois mystique, évidemment influencée par Bach, mais aussi un peu plus théâtrale (et donc on l’a appelée le Parsifal anglais), même si le suspens est assez mince et que l’intrigue reste sommaire. Il s’agit d’un Weihfestspiel, d’un Festival sacré, qui prolonge la tradition des mystères médiévaux dans une volonté de représenter le sacré, mais aussi de représenter la mort, ou même celle des oratorios romantiques à la Mendelssohn. Le passage de vie à trépas est justement le silence entre première et seconde partie. À la solitude du vivant (Gerontius agonisant), et au cérémonial d’accompagnement symbolisé par le prêtre qui intervient en fin de première partie, fait pendant en deuxième partie la présence de l’ange, qui casse la solitude initiale, comme si en quelque sorte la seconde vie était plus réconfortante que la première, et que l’âme n’était pas seule face à l’angoisse du Jugement comme le mortel l’était face à la mort.
La musique de Elgar est une musique recueillie, très élaborée, avec des niveaux sonores qui composent un tissu tressé avec soin, avec des interventions du chœur sublimes : en est-elle plus émouvante ? J’avoue ne pas avoir été sensible à cette harmonie monumentale, un peu froide pour mon goût et sans vraie élévation. Du moins l’ai-je ressentie ainsi. Une partition complexe, un monument bien construit et avec quelques moments réussis, mais une partition qui ne porte pas l’auditeur, comme Parsifal par exemple peut porter, ou comme une passion de Bach peut contraindre à regarder en soi.

Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Il serait évidemment nécessaire d’écouter cette musique plusieurs fois pour en découvrir d’autres secrets. Il reste que l’exécution pouvait difficilement être plus réussie. Sir Simon Rattle, en bon britannique, en connaît les ressorts et propose un travail millimétré, d’une rare précision, attentif à toutes les inflexions dont il indique le mouvement. Le travail sur le son est prodigieux, sur le dosage des volumes, sur les équilibres entre solistes et chœur dans une salle où il n’est pas toujours facile de travailler les voix. Il est même fascinant de constater comment il donne une direction contenue à l’orchestre, jamais tonitruante, toujours très équilibrée, favorisant l’intériorité.
Les Wiener Philharmoniker je l’espère, enregistreront cette œuvre tant leur son fait merveille, à la fois chaleureux et somptueux, mais en même temps jamais démonstratif et tendant toujours vers le méditatif. Même les cuivres jamais ne se détachent de cette impression d’un son global et velouté avec des moments proprement stupéfiants, comme lorsqu’il accompagne le chœur des âmes du Purgatoire (Bring us not, Lord, very low…come back again, O Lord) ou l’âme de Gerontius (My soul is in my hand) dans une sorte de sorcellerie sonore.

Le chœur, le BBC Proms Youth Choir, dirigé par l”inévitable et remarquable Simon Halsey, rompu à ce répertoire, est absolument magnifique de présence, sans jamais être spectaculaire lui non plus, mais souvent aérien, souvent tendu aussi comme. Vrai personnage du drame, il est le chœur antique qui participe à l’action en la commentant. Là où il m’a séduit le plus, c’est au moment de l’apparition des démons, où l’on entend le Berlioz de la Damnation de Faust et notamment la Course à l’abîme (By a new birth and a an extra grace…).
C’est bien là ce qui m’a frappé : il y a comme un retour à l’antique, mais pas à l’antiquité, à une antiquité revue par la Renaissance, une antiquité lue par Raphaël et les milieux néoplatoniciens. C’est un peu pourquoi j’ai parlé à mes amis d’une exécution préraphaélite. J’ai ressenti non pas un romantisme ou un post romantisme, mais une volonté de se placer bien en amont, dans une renaissance revisitée par le XIXème, mais avec la même rigueur et les mêmes couleurs chatoyantes que celles qu’on peut contempler  ou dans les tableaux de Benozzo Gozzoli ou dans les Loges de Raphael, mais surtout dans les tableaux de Hunt, de Rossetti ou de Millais, antérieurs d’une cinquantaine d’années, mais que cette musique m’a évoqué, à la fois dans sa froideur et sa chatoyance.

Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Au service de cette exécution, trois solistes: le baryton Roderick Williams, un artiste vu à Lyon dans Sunken Garden le printemps dernier, n’a peut-être pas la noblesse de timbre voulue par le rôle du prêtre, il en fait un prêtre un peu trop terrestre; il chantera aussi à la fin l’ange de la mort, élevé auprès de l’orgue (il est pour mon goût meilleur en Ange de la mort qu’en prêtre) accompagné par un orchestre à dire vrai sublime.
Magdalena Kožená est un ange magnifique, la voix est allégée, très attentive à l’expression et à la diction. J’ai souvent exprimé des doutes sur certains des rôles qu’elle a chantés récemment pour applaudir sans réserve cette fois à une prestation à la fois sensible, avec une voix très présente et en même temps allégée de manière surprenante, avec de beaux aigus bien déployés. Son rôle m’a rappelé celui de l’Ange dans une autre cérémonie religieuse qu’est le Saint François d’Assise de Messiaen. Il n’y a pas tant d ‘anges à l’opéra, et celui-ci lui sied bien : elle avait d‘ailleurs pour l’occasion revêtu une robe blanche, très simple et évidemment très en phase. On retiendra des moments vraiment séraphiques comme les alleluia initiaux ou l’extrême légèreté presque impalpable de The eternal blessed His child, ou de l’émouvant Farewell final.

Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Toby Spence enfin  : nous connaissons depuis longtemps cette voix de ténor très claire, voire quelquefois mate, douée d’une superbe technique et d’une diction impeccable. On aurait pu craindre que la voix ne se perde dans cet océan orchestral et choral ; il n’en est rien. Même si la voix de Spence est ténue, elle convient bien à ce personnage de vieillard agonisant puis d’âme de vieillard .
Sir Simon Rattle veille aux équilibres dans une salle qui n’est point sympathique aux voix, et Toby Spence sait doser son volume, et surtout sait poser et projeter sa voix, ce qui est nécessaire vu la longueur de la partie, qui est le rôle principal. Il y a des moments proprement stupéfiants par exemple lorsqu’il prononce de manière si lyrique Then I will speak. Ou dans la partie finale, That sooner I may rise, and go above. Le rôle rappelle par son importance celui de l’évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Bach, à la différence qu’ici nous sommes entre l’oratorio et le Mystère, avec des personnages qui jouent en même temps des rôles, l’œuvre est toujours à la limite entre les deux et je serais curieux de voir un Sellars s’en emparer, ce qui est imaginable vu qu’il a travaillé sur Bach avec Sir Simon Rattle.
En attendant, il y avait de quoi être ravi de ce final grandiose du Festival 2015, exécuté avec un engagement phénoménal, et même si, emporté avec enthousiasme par les musiciens, je n’ai pas été emporté par la musique. [wpsr_facebook]

L'organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016: GUILLAUME TELL de GIOACCHINO ROSSINI le 15 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS; Ms en scène: David POUNTNEY)

Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith
Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith

L’œuvre est rare, même si dans l’histoire de l’art lyrique elle jouit d’un vrai prestige. C’est en effet le dernier opéra de Rossini, en 1829, considéré comme le premier “Grand Opéra” même si un an avant La Muette de Portici d’Auber avait ouvert la voie. D’ailleurs, pour des raisons différentes, les deux œuvres sont liées à l’histoire politique de deux pays, Auber parce que La Muette de Portici, créée à Bruxelles, voit le duo Amour sacré de la patrie devenir une sorte de ralliement national, la seconde parce qu’elle célèbre la libération des cantons suisses du joug autrichien par sa légende la plus significative..

C’est une œuvre majeure de l’histoire de l’opéra de Paris qu’on a représentée à Bastille en 2003 (avec Hampson dans Guillaume Tell) : entre les chœurs, les masses, les figurants possible,s le ballet il y a de quoi faire un grand spectacle, à condition qu’on le confie à un vrai metteur en scène.

51mIpBZgwxL._SX355_Peu de références au disque de la version française, Antonio Pappano l’a enregistrée en 2011 avec Santa Cecilia, sinon c’est la version Gardelli avec Gedda, Caballé et Bacquier (quand même…) qui fait autorité. En revanche la version italienne bénéficie de noms comme Riccardo Muti (Merritt, Studer, Zancanaro) ou Riccardo Chailly (Pavarotti, Freni, Milnes) qui rappelons-le, est peut-être plus grand rossinien que verdien.

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Moi même, j’ai vu Guglielmo Tell pour la première fois à la Scala en 1989, inauguration de la saison, dans une mise en scène impressionnante de Luca Ronconi avec pour la première fois peut être l’utilisation de la vidéo de manière vraiment importante, des écrans énormes proposant une vue de torrents en furie et de paysages alpestres. Tandis que le décor figurait le parlement bernois. Grand souvenir pour Muti et Ronconi, moins pour les voix, une Studer à la limite, un Zancanaro bon sans être exceptionnel dans Guglielmo, et un Chris Merritt comme souvent remarquable.

L’enregistrement, y compris vidéo, existe : allez y en confiance.

Il y a donc une vraie légitimité pour le Grand Théâtre de Genève à proposer Guillaume Tell, d’une part parce que Tobias Richter a depuis son arrivée à Genève une vraie politique autour de l’opéra français, en version scénique ou de concert ! On y a vu entre autres Samson et Dalila, Mignon, et même Sigurd, et d’autre part, on est en Suisse et Guillaume Tell est un titre maison qui se justifie évidemment.

Sur le papier, l’affiche est attirante: Jesús López Cobos est un grand chef rossinien et spécialiste du bel canto romantique. Le fidèle de l’opéra de Paris se souvient avec émotion que ce fut lui qui dirigea alors jeune La Cenerentola à Paris sous l’ère Liebermann avec en alternance Teresa Berganza et Frederica Von stade dans une mise en scène de Jacques Lasalle. C’est un de ces chefs de confiance qui assure solidement une représentation avec élégance.

Depuis la mort d’Abbado qui n’en dirigeait d’ailleurs plus, il est difficile de trouver un grand chef pour Rossini, et notamment pour le Rossini bouffe, quant au Rossini sérieux, ou au Rossini pré-romantique, le marché est plutôt clairsemé, et en tous cas jamais labouré par des chefs de premier plan. Ce fut longtemps Bruno Campanella qui assura les utilités rossiniennes partout, y compris à Paris où il dirigea Guillaume Tell.

Et pourtant, cette musique n’est pas la musique médiocre ou faible que d’aucuns disent.
Si elle l’était, on n’entendrait pas des échos verdiens ou même wagnériens assez fréquents dans le tissu musical, avec en sus des moments magnifiques, le final par exemple, dont Wagner va se souvenir par bribes, et même les ballets, oui les ballets sont bien meilleurs que la plupart des ballets écrits sur un coin de table par Verdi.

Et c’est une œuvre aussi difficile à réussir pour la partie vocale. Le ténor, Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes, le baryton, pour Tell, doit avoir une voix large, avec un spectre large, à cause de graves marqués, quant à la soprano, Mathilde, elle fait partie des sopranos qui nécessitent une science des agilités, des notes filées, d’autres très ouvertes : il y faut un lirico spinto un peu colorature, de la race des héroïnes meyerbeeriennes ou verdiennes un peu tendues, Elvira d’Ernani, Valentine des Huguenots, de ces voix qui exigent de la tension d’un bout à l’autre parce que le rôle offre divers registres très variés. En plus, Rossini, jamais sympa avec les chanteurs, leur fait chanter des aigus impossibles dans l’air, mais sans jamais ou presque donner une note finale qui puisse ramasser les applaudissements du public, la plupart du temps, l’air se termine en demi teinte, ou s’éteint.

Difficulté supplémentaire, il y a beaucoup de personnages, et qui sont tous sollicités à un moment ou un autre, ce qui veut dire pour celui qui compose le cast une exigence de niveau homogène.

On peut comprendre, vu l’accumulation d’une distribution très homogène et de très haut niveau, que peu de théâtres se lancent dans l’aventure. C’est ce qui rend l’initiative genevoise d’autant plus méritoire.
La dernière production de Guillaume Tell, je l’ai vue à Munich, dans une mise en scène sans génie mais solide de Antu Romero Nunes avec au pupitre Dan Ettinger (qui s’est un peu trompé de répertoire) et un cast très respectable (Volle, Rebeca, Hymel).

La distribution genevoise est dominée par l’Arnold de John Osborn et le Tell de  Jean-Francois Lapointe, dans un rôle où on ne l’a jamais entendu, avec une diction parfaite, un aigu bien ouvert, une science des couleurs mais un petit problème de graves: à chaque fois, les graves sont détimbrés, difficilement audibles, mais centres et aigus sont bien projetés et affirmés. Et le personnage est intéressant en scène, vif, énergique, humain. Un vrai Tell!

Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados
Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados

John Osborn est Arnold, il est comme il se doit magnifique. Magnifique pour une diction parfaite, stupéfiante même,où tout est clair, articulé, émis avec un contrôle exceptionnel permettant une tenue de ligne impeccable. Avec des aigus éblouissants, même si le public n’a pas toujours l’air de s’en apercevoir, parce qu’ils apparaissent au détour d’un vers, d’un mot sans préparation et surtout sans mise en scène vocale. C’est un rôle plus ingrat qu’il n’y paraît, parce que tout le monde pense que le rôle le plus difficile est Tell et qu’en fait c’est bien Arnold le piège de l’opéra.

Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados
Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados

Mathilde, c’est la jeune Soprano russe Nadine Koutcher, qui impressionne dans le premier air, notes bien projetées, bonne diction, belle ligne de chant, c’est vraiment intéressant d’autant que la voix n’est pas si grande. Le reste déçoit un peu, le volume manque, la voix semble se fatiguer.Elle n’a pas suffisamment de largeur et d’assise pour passer dans les ensembles et reste indifférente dans l’héroïsme. Il reste que la prestation est vraiment défendable.

Parmi les autres rôles, signalons le Gessler moyen de Franco Pomponi, diction là aussi claire, mais la mise en scène en fait un personnage tellement ridicule et caricatural, sorte de monstre qui croque des pommes sorti du double cabinet des docteurs Frankenstein et Folamour, mais qui pour en rajouter, pourrait diriger aussi Spectre dans un James Bond que je pense qu’il est gêné.

Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados
Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados

Très belle Hedwige de Doris Lamprecht dont le rôle est concentré vers la partie finale, un rôle qu’elle défend non seulement avec une belle présence et une notable énergie, mais aussi une très belle ligne de chant. Très beau Ruodi (le pêcheur) d’Enea Scala, qui alterne avec Osborn dans Arnold : la voix est claire, bien timbrée, bien projetée, et la diction impeccable. Un chanteur sans nul doute à suivre, qui avait déjà bien plu à Munich dans le même rôle et qu’on commence à voir dans ce type de rôle sur les scènes internationales.
Si dans l’ensemble la distribution est bien équilibrée, les deux jeunes artistes appartenant à la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève (excellente initiative par ailleurs), Erlend Tvinnereim et Amelia Scicolone ont une charge un peu trop lourde pour leurs voix encore vertes. Jemmy n’est pas un rôle de complément, mais un rôle de caractère, avec une voix très présente dans les ensembles, et la voix de la jeune Amelia Scicolone a encore des aigus mal maîtrisés, trop acides, trop dardés (il faut qu’elle soit entendue) par rapport à un centre encore fragile. Il en résulte un manque d’homogénéité dans la présence vocale malgré une prestation scénique convaincante. Ces rôles de travestis, très présents dans le Grand Opéra (il en restera des traces dans Oscar de Un ballo in maschera) par le fait même que ce sont des rôles travestis, sont exposés parce qu’ils ne sont jamais secondaires. Quant à Erlend Tvinnereim, en Rodolphe, il est pris au piège d’un rôle qui apparaît être de complément, mais avec un joli défi vocal dans le final de l’acte I qu’il n’arrive pas à relever, diction erratique, rythme, aigus, vélocité exigée par Rossini, tout cela n’est pas maîtrisé. C’est bien là le danger de Rossini, et en même temps sa force : il n’y a pas de « petits rôles » et chacun a droit à ses pièges, d’où la nécessité d’une compagnie très homogène et techniquement sans aucune faille.
On constate avec joie que le choeur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woodbridge est toujours aussi bon, engagé, bien préparé, et qu’il est vraiment, et depuis longtemps, l’honneur de cette maison.
J’ai été en revanche un peu déçu par la direction de José Lopez-Cobos, spécialiste de Rossini, et aussi du bel canto, un chef discret mais sûr, et très bon technicien. Il soigne la clarté de l’orchestre, notamment la petite harmonie et les cordes : à ce titre, la mise en scène expose Stéphane Rieckhoff, habillé en Armailli (il me semblait que la tenue était spécifique de Fribourg ou du canton de Vaud, mais qu’elle n’allait pas jusqu’à Uri) l’excellent premier violoncelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, en en faisant la première victime des monstres autrichiens (sortis d’une bande dessinée à la Matrix, avec leurs heaumes en tête de loup), puisque soliste seul en scène pendant l’exécution du célèbre solo initial, il se fait bientôt emporter par l’envahisseur (les autrichiens n’aiment pas la musique ? étrange, j’aurais cru le contraire) qui laissent en scène sson instrument brisé. Quel symbole ! Mais un joli talent aussi, qui illustre la bonne tenue des cordes de l’OSR. Les cuivres en revanche souffrent d’imprécision, dans les attaques, dans la manière de projeter le son, jamais clair, jamais net.
Au-delà de ces détails , ce qui manque à la direction, c’est une certaine énergie, notamment dans les parties les plus épiques, et les ensembles. Dans une œuvre qu’aussi bien Verdi (notamment dans Nabucco, qui raconte aussi une histoire d ‘oppression et d’envahisseur, avec un baryton basse en héros et un ténor en embuscade) que Wagner (Tannhäuser, Rheingold) ont regardé avec insistance, il m’a semblé qu’elle eût pu sonner d’une autre manière.
Enfin, même si c’est une décision de la direction, le chef eût pu protester contre les coupures trop importantes. Certes, Guillaume Tell, c’est long, et l’œuvre n’est jamais représentée intégralement, mais il me semble qu’une exécution intégrale eût été à la fois à l’honneur du GTG, mais surtout, eût rempli un manque, avec un vrai sens, en Suisse, dans sa partie francophone. Certes on présente une version française, mais surtout une version tronquée. Et comme l’œuvre n’est pas connue, personne ne proteste. On couperait une heure de Götterdämmerung ou de Meistersinger, que n’entendrait-on pas ! Mais pour Rossini…Décision regrettable pour laquelle on trouvera tous les justificatifs du monde, sauf qu’un théâtre francophone suisse qui présente Guillaume Tell dans la version originale en coupant un tiers de l’œuvre, n’est ni à la hauteur et du défi, ni de sa réputation.

Quant à la chorégraphie d’Amir Hosseinpour , nécessaire dans un opéra qui contient des parties importantes de ballet, elle n’est pas en soi médiocre et elle est très bien exécutée, mais trouverait sa place peut-être au sein d’une représentation monographique de ballet, mais pas au sein d’une production où elle semble plaquée et sans lien réel avec la trame, voire là aussi un peu ridicule. C’est l’image du cheveu sur la soupe qui s’impose.

Le gentil Tell (Jean-François Lapointe contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite © GTG/Magali Dougados
Le gentil Tell (Jean-François Lapointe)  contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite et à la pomme © GTG/Magali Dougados

La mise en scène de David Pountney n’est pas non plus à la hauteur de l’œuvre, qu’elle abâtardit, la rendant caricaturale voire ridicule par moments. Une seule idée : la flèche qui tenue par les paysans, parcourt sa trajectoire jusqu’à la pomme (déjà croquée au demeurant par le mélophage Gessler) au ralenti : jolie image, qui résout la question technique et qui devient alors emblématique de ce moment central.
Les coupures, sans doute imaginées pour rendre plus claire la ligne de l’intrigue, ont toujours pour effet lorsqu’elles sont importantes de schématiser et de réduire les détails de l’intrigue à l’os : il est d’autant plus facile alors de tomber dans la simplification et le manichéisme, il y a les bons suisses d’un côté (tous unis autour d’un Mechthal idolâtré sous forme de Mohai ou de statut du commandeur, notamment pour son fils Arnold) et l’horrible Gessler de l’autre. En rendant l’opposition si grossière, la mise en scène se décrédibilise et décrédibilise le livret. Inutile de chercher trop de psychologie, inutile de chercher la nature domptée ou sauvage, si importante dans l’œuvre dès l’ouverture : elle est totalement absente, au profit d’un univers métallique, uniformément gris. Les suisses sont tous gris, les oppresseurs tous en armure. Même les scènes familiales chez les Tell restent esquissées, alors qu’elles sont importantes, de même l’évolution d’Hedwige, qui passe de mater familias à pilier de la révolte n’est pas soulignée.

La question d’Arnold, amoureux de la princesse ennemie, et la délicatesse psychologique qui pourrait en résulter n’est pas abordée sinon sous l’angle esquissé de la peur du père: les choses sont brutes, sommaires, sans âme, sans intérêt et sans raffinement, alors que la musique est si raffinée. Si l’intérêt de la production est qu’elle est coproduite, la question artistique est passée au second plan au profit des intérêts économiques. Mais d’un côté, ils ont bien peu de goût ces directeurs de théâtre, de tomber d’accord sur une production aussi médiocre et d’un autre, je trouve regrettable qu’on perde une occasion de confier l’œuvre à un authentique metteur en scène et non pas un faiseur.

Au total, voilà une production aux qualités musicales indéniables, une distribution qui a globalement de la tenue, une direction musicale d’une certaine élégance un peu grise (comme la mise en scène), sans  relief suffisant dans les moments plus tendus, et une mise en scène qui reste d’un niveau médiocre, ignorant des pans entiers de l’ambiance nécessaire à poser dans Guillaume Tell, et qui simplifie les choses, donnant de l’opéra de Rossini une idée fausse. Cette ouverture de saison eût pu être une référence, elle n’est qu’un opéra de plus, tronqué et malmené, même si musicalement très défendable.[wpsr_facebook]

Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados
Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados

 

RADIO-FRANCE 2015-2016: Daniele GATTI dirige l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE le 17 SEPTEMBRE 2015 (BEETHOVEN-BERLIOZ) avec Sergei KHATCHATRIAN, violon

Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015
Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015

Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.

C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.

Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.

Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu  romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.

Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité  (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.

Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.

Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.

Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.

Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial  nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme  qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en “enfant du siècle” dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique  ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf  au monde…

Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.

Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue  et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.

Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.

Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015
Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Semyon BYCHKOV le 12 SEPTEMBRE 2015 (HAYDN, WAGNER, BRAHMS) avec Elisabeth KULMAN, Mezzo-soprano

Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Dès le premier accord de la Symphonie de Haydn nous saisit une évidence : quel son ! cela saute d’autant plus aux oreilles qu’on a encore le son du San Francisco Symphony Orchestra de la veille, beaucoup plus linéaire et sans cet incroyable relief. Ici on est saisi. On avait donc oublié cette profondeur, cette chaleur, cette grandeur alors que les viennois sont en formation réduite (Haydn). L’acoustique de Lucerne est à la fois précise et chaleureuse, réverbérante mais pas trop, elle est un idéal d’équilibre et respecte les volumes et l’intensité, et donc quel que soit l’orchestre elle est fidèle. Ici, le son respire et s’épanche : on est immédiatement sur une autre planète. Il faudrait vraiment étudier les différences en bien comme en moins bien entre les orchestres américains et les orchestres européens, et notamment ceux qui portent une tradition séculaire. Y-a-t-il en dépit des différences entre les orchestres un son européen spécifique?
En tous cas, ce son est une captatio benevolentiae. Un piège à délices. Et ce soir, on s’adonnera d’abord à cette jouissance-là, à la jouissance d’un orchestre en très grande forme, sans aucune scorie (les Wiener sont quelquefois irréguliers).
À dire vrai, je ne suis pas un auditeur régulier de Semyon Bychkov, ma dernière expérience fut cette belle Khovantchina viennoise (avec les mêmes musiciens donc) en novembre dernier, mais je dois dire que Bychkov ne m’a jamais ni enthousiasmé ni déçu. Il est très aimé en Italie depuis son passage à Florence, son passage pourtant intéressant jadis à l’Orchestre de Paris n’a pas marqué les mémoires, mais sa carrière est solide et ses prestations ne sont jamais décevantes, même si elles ne sont pas toujours « caractérisées » par des traits spécifiques. Il reste que c’est un excellent chef d’opéra, aussi bien dans Verdi que dans Strauss, mais aussi dans Schubert (Fierrabras) ou dans le répertoire russe, son répertoire atavique puisqu’il a été formé à Leningrad et qu’il a même failli succéder à Mravinski au Phiharmonique de Leningrad.
Il n’a pas en ce moment d’orchestre attitré, mais il dirige cet été les Wiener Philharmoniker dans une tournée qui va l’amener après Lucerne à Bucarest pour se terminer à Vienne.

Haydn a été beaucoup joué cet été à Lucerne, mais la symphonie funèbre (Trauersymphonie, le nom ne vient pas de Haydn) I :44 (1770/71) est-elle vraiment avec son début particulièrement grave une parfaite illustration de la thématique « Humor » du Festival ? Considérée comme une œuvre du Sturm und Drang, le début est particulièrement grave et solennel tandis que le deuxième mouvement est plus dansant (menuet) et que l’adagio est situé en troisième mouvement. Le premier mouvement avec ses contrastes marqués de volume, son relief, est évidemment typique de la période et l’expressivité de sa musique illustre peut-être un moment où Haydn fréquentait un peu plus l’opéra. On dit qu’il exprima le désir que le mouvement lent (le troisième, et c’est inhabituel) soit joué à ses funérailles. Le mouvement dansant, avec sa couleur de cour, tranche un peu avec la gravité de l’ensemble qu’on retrouve au dernier mouvement.
Mηδὲν ἄγαν, rien de trop, voilà ce qui marque dans ce que nous avons entendu. Bychkov soigne les couleurs, les équilibres, mais ne charge aucun moment : cela reste un peu distancié, très attentif et parfaitement en place. Mais pas très inventif, les contradictions relatives entre les mouvements, qui eussent pu être tirées vers l’humour noir en lien avec le thème du festival ne sont pas vraiment marquées. C’est une performance très équilibrée, parfaitement classique, mais ni Sturm, ni Drang. Comme c’est parfaitement joué, avec des violons à se damner emporté par le remarquable Rainer Honeck on y prend un grand plaisir, mais c’est un plaisir hic et nunc qu’on n’emmènera pas avec soi dans l’armoire à souvenirs. Souplesse, fluidité, perfection des lignes, pureté du son, on ne sait que privilégier. C’est le pur plaisir de l’oreille dans une interprétation sage qui ne vibre pas, mais qui calme notre soif de beaux sons et de plaisirs immédiats.

Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Il en va autrement pour les Wesendonck Lieder, chantés par Elisabeth Kulman.
Je me souviens avoir découvert cette chanteuse il y a quelques années à l’occasion de la retransmission télévisée de l’Anna Bolena de Vienne (Netrebko/Garanca) où elle chantait le petit rôle de Smeton.
Immédiatement j’ai été attiré par son beau mezzo, et par une pose de voix qui m’a frappé : je me suis dit immédiatement, voilà une voix qu’il faut suivre.
D’où ce que j’écrivais à l’époque (2010) dans ce blog : La surprise de la soirée vient de l’extraordinaire page Smeton de la jeune Elisabeth Kulman, mezzo autrichien qui devrait être promise aux plus hauts sommets du Panthéon lyrique: il ne faut pas la rater si elle passe en France, elle est stupéfiante d’engagement scénique, d’intensité, de technique, de volume (autant qu’on en puisse juger à la TV). C’est une Carmen évidente (elle l’a à son répertoire), mais elle doit être une Vénus de Tannhäuser assez étonnante. Chacune de ses apparitions (le rôle est assez bref) fut vraiment un magnifique moment. Je l’ai ensuite essentiellement entendue dans Fricka, à Lucerne d’abord (avec le Bamberger Symphoniker et Jonathan Nott), puis à Munich dans la production de Kriegenburg. Elle est tout simplement et de loin la meilleure Fricka actuelle.
Ce qui frappe chez Elisabeth Kulman, c’est d’abord une impeccable diction, aucun mot n’échappe, tout est d’une clarté évidente, c’est ensuite une voix d’une rare homogénéité, charnue, sans ruptures, avec des passages impeccables et une ligne de chant exceptionnelle, ainsi qu’une capacité à contrôler les aigus, pour les filer, pour les atténuer, ou à l’inverse pour les darder.
Mais c’est surtout une véritable interprète, avec un sens du mot et une capacité à dessiner un univers qui rend la rencontre de ce soir vraiment exceptionnelle : il faut l’entendre dès Der Engel, appuyer sur von Engeln sagen, ou plus avant saisir la manière dont elle prononce niederschwebt. Il faut aussi entendre la sensibilité avec laquelle elle prononce versinken à la fin de Stehe still ! ou encore dans Im Treibhaus dont la musique est celle du début de l’acte III de Tristan, cette musique sombre et tendue, j’ai rarement entendu si intensément prononcer Luft (Malet Zeichen in die Luft) et süsser Duft. Il y a la douceur du mot lui même, il y a aussi le souffle qui passe, comme quelque chose de léger et d’aérien, tout comme ce Gruft final de Träume (avec cette musique sublime de l’acte II de Tristan) qui évoque presque une mort heureuse et apaisée (et je ne parle même pas de Allvergessen, Eingedenken dits avec une imperceptible respiration entre les deux, qui donne en même temps une vraie urgence).
À cette voix somptueuse correspond un orchestre à ce moment phénoménal : on ne sait que retenir, de l’alto sur schweben dans Im Treibhaus, ou le hautbois dans Stehe still ! Les instruments chantent avec la voix, dans une sorte d’émulation qui naît évidemment de mutuelles perfections. Et Bychkov, sans jamais « en rajouter », en restant d’une impeccable sobriété, accompagne en vrai chef d’opéra, attentif à la voix, aux inflexions, dosant le volume pour ne jamais couvrir. C’est bien là le sommet de la soirée.
Wagner, toujours Wagner…
La dernière fois qu’on a entendu à Lucerne la 3ème symphonie de Brahms, c’était en 2014 avec le LFO et Nelsons remplaçant Abbado qui aurait dû la diriger si hélas, le destin n’en avait décidé autrement.

Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ici dans Haydn ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On ne revient pas sur l’orchestre qui est ce soir vraiment fabuleux, avec un son d’une clarté et d’un éclat particuliers : avec Brahms, il sonne dans son répertoire atavique. Bychkov, comme dans Haydn, approche l’œuvre d’une manière assez « classique » avec une certaine lenteur, sinon une certaine gravité. La 3ème n’est pas la plus brillante ni la plus énergique des quatre symphonies de Brahms, et Bychkov, sans jamais insister et en travaillant sur la perfection des équilibres et des volumes, propose une symphonie d’une grande clarté, avec des rythmes marqués sans nuire toutefois à la fluidité d’ensemble, mettant en valeur les pupitres (contrebasses au premier mouvement, la clarinette au début second mouvement). Le troisième mouvement plus lyrique et à la fois plus mélancolique, qui a été repris par de nombreux chanteurs populaires dont Gainsbourg, reste tout de même lui aussi assez retenu, avec un tempo lent, sans jamais se « laisser aller » complaisamment à la mélodie, d’une manière presque pudique. Cette retenue est encore plus nette dans le quatrième mouvement à la tonalité plutôt sombre et inquiétante malgré le caractère intense et passionné de l’ensemble. Bychkov préfère visiblement insister sur le caractère mélancolique, sans jamais en exagérer cependant la portée. Cela reste équilibré et réservé. Mais certains moments de ce quatrième mouvement sont tout simplement prodigieux à l’orchestre comme les crescendos de la (longue) coda avant de se terminer sur des rappels du 1er mouvement mais sur une couleur moins éclatante, plus grise, encore plus réservée, qui clôt de manière surprenante la symphonie. C’est bien cette couleur un peu retenue qui semble intéresser Bychkov sur l’ensemble de la symphonie d’où tout vrai brio est évité, au profit d’une réserve et d’un équilibre qui courent l’ensemble de la prestation. Une troisième de Brahms plus grave qu’à l’accoutumée, un Haydn parfaitement classique, plus classique que Sturm und Drang, et des Wesendonck Lieder exceptionnels, voilà une soirée de très haute tenue, d’une certaine sagesse et qui va se terminer par un bis préparatoire au concert du lendemain puisqu’il s’agit d’une variation Enigma de Elgar, interprétée avec un sens des nuances, des niveaux sonores, une légèreté et une subtilité qui donnaient envie d’en écouter plus.
Les viennois sont grands, Kulman immense, et Bychkov était ce soir une garantie de sagesse et d’équilibre. Le tout a produit un magnifique concert, un vrai moment musical.[wpsr_facebook]

Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: SAN FRANCISCO SYMPHONY ORCHESTRA dirigé par Michael TILSON-THOMAS le 11 SEPTEMBRE 2015 (IVES, BARTOK, MAHLER) avec Yuja WANG, piano

San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

J’ai écrit il y a quelques jours combien j’étais heureux de revoir et réentendre le San Francisco Symphony Orchestra que je n’avais pas réentendu en concert depuis août 1982, date à laquelle je l’entendis au Hollywood Bowl, dirigé comme ce soir par Michael Tilson Thomas. Vu d’Europe, Michael Tilson Thomas est un éternel jeune homme, protégé par son mentor Leonard Bernstein, et né en… 1944…il va vers ses 71 printemps en décembre prochain et cette tournée marque à la fois ses vingt ans à la tête du SFSO et ses 70 ans. Son site internet http://michaeltilsonthomas.com est très bien fait et je vous conseille d’y aborder lors de vos navigations.
Comme pour le Boston Symphony Orchestra, le SFSO emmène en tournée le podium du chef, c’est un peu emporter la patrie à la semelle de ses souliers et c’est ma foi sympathique. C’est que les orchestres américains ont un sens de leur histoire et de leur identité très forte, ils sont enracinés sur leur territoire et ils ont un public d’une grande fidélité; en bref, ils ont quelque chose de peu ordinaire pour nous. Il est vrai que leur financement, privé, mais très contributif, leur donne un lien particulier avec leur public. Je rappelle qu’aux USA, si l’Etat ne finance pas la culture, il la finance en creux, par les déductions des dons aux institutions culturelles des déclarations d’impôts. La différence avec l’Europe, c’est que ces financements procèdent d’un libre choix, avec les risques inhérents de conformisme. La création, la musique contemporaine ont peut-être moins pignon sur rue. Il est vrai qu’en France  l’Ensemble Intercontemporain, ou en Allemagne l’Ensemble Modern n’existent que grâce à la subvention publique ; mais il existe aussi aux USA des mécènes du contemporain et de la modernité.
Il suffit de voir sur la liste des musiciens des orchestres le nom des donateurs des « chairs » pour comprendre que ce fonctionnement est totalement étranger à nos pratiques, et que le manager de l’orchestre doit s’y battre sans cesse pour emporter des financements.
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre comme le SFSO, dirigé par un chef d’origine et de formation américaines. Même s’il a succédé à Claudio Abbado au LSO (de 1988 à 1995), Michael Tilson Thomas est un chef à l’aura américaine, et issue d’une tradition d’outre Atlantique et qui a essentiellement travaillé aux USA. Il y a quelque chose de très ritualisé dans ces concerts, c’était sensible lors du concert du BSO, ça l’est encore pour ce concert du SFSO. On a un peu l’impression (bien que l’orchestre semble avoir une moyenne d’âge inférieure à celle du BSO) de voir un concert comme on se l’imagine, avec des musiciens un peu raides, d’une impeccable tenue, et pas vraiment contemporain.
Cette raideur, je l’ai retrouvée hélas dans le son de ce concert et dans une approche interprétative qui m’a laissé un peu de glace. Il est vrai que le programme n’était pas un de ces programmes qui mettent à l’épreuve la sensibilité du public et attirent les larmes.
Charles Ives Decoration Day (une des parties qu’Ives va orchestrer en 1912/1913 à partir d’une pièce pour violon et piano, pour l’insérer avec d’autres pièces symphoniques dans A symphony, New England Holidays) était la concession au thème Humor du Festival avec son rythme de parade vue par un enfant (cela rappelle d’ailleurs étrangement le poème Parade de Rimbaud). Une dizaine de minutes divisées en deux moments, l’un très lent, évocateur d’une nature large et sereine, voire grandiose, colorée, dont Copland se souviendra, avec un excellent premier violon (Alexander Barantschick). Le son est charnu, et l’on entend des échos presque mahlériens (la trompette au loin fait penser au cor de postillon de la Troisième) et puis subitement une sorte de fanfare à l’américaine une cavalcade où l’on pourrait voir surgir majorettes et confettis, dans une sorte d’explosion joyeuse, brillante et vaguement désordonnée, pour revenir à l’évocation du début pour un final apaisé, et presque suspendu. Cette pièce inaugurale du concert donnait une couleur et permettait de découvrir le son de l’orchestre, un son clair, relativement retenu, pas forcément rutilant, mais très juste très plein et sans scories. Une très belle machine.

Yuja Wang  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Yuja Wang ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Le concerto pour piano n°2 de Bartok requiert une immense maîtrise technique de la part du soliste et une grande énergie, c’est une des pièces les plus difficiles du répertoire pianistique sans avoir à se forcer du côté de la sensibilité. Pièce en somme idéale pour Yuja Wang, robe lamé argent, qui est une parfaite mécanique pianistique. Ce n’est pas ma pianiste idéale (et ce depuis un certain Prokofiev 3 dans cette salle avec Abbado), je la trouve froide, malgré une maîtrise technique parfaite, voire acrobatique. Pour ma part, Yuja Wang ne diffuse rien au niveau du cœur et de l’âme, mais elle satisfait le goût du public pour la performance pianistique qui dans ce concerto est particulièrement interpellée. On repassera plus tard pour pleurer un peu. Gageons qu’en vieillissant, elle cherchera dans les pièces qu’elle joue quelque chose de plus que l’effet : son Schubert en bis très maîtrisé ne diffuse qu’une esquisse d’ambiance et son Liszt en 2ème bis est une démonstration technique.
La technique n’est pas tout, car l’orchestre prend sa part et réussit à donner une couleur à cette musique que le piano ne donne pas : la relation entre orchestre est piano est vraiment juste, calculée, et les deux respirent ensemble.
L’attention de Michael Tilson Thomas à la soliste est vraiment très marquée, dans l’accord des rythmes, dans le dosage des volumes, c’est d’autant plus visible que son geste est presque scolastique, dans son utilisation main droite, main gauche : c’est précis, presque métronomique, on lit rythmes et mesures d’une manière qui est rare chez les chefs d’aujourd’hui. Tout dans le bras et la main, peu dans le corps qui ne bouge qu’à de rares occasions, et surtout pour regarder la soliste. Mais le son, l’agencement des rythmes, la couleur des bois, tout cela est plus évocatoire que ce que Yuja Wang veut bien nous communiquer. C’est l’orchestre ici qui est plus convaincant : dans le premier mouvement où les cordes n’interviennent pas (merci Stravinski), les bois sont vraiment remarquables, le second mouvement est très réussi à l’orchestre et notamment par le magnifique dialogue piano-percussion, très réussi tandis que le troisième mouvement qui rappelle le premier , est explosif, rythmé par des percussions impeccables et des cuivres d’une grande netteté et aux belles couleurs. L’apocalypse finale est plus intéressante à l’orchestre qu’au piano.

 

SFSO  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
SFSO ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Enfin, la première symphonie n’est pas la plus sensible non plus des symphonies de Mahler, mais c’est peut-être la plus connue, à cause de « frère Jacques » au 3ème mouvement, et parce que, ce fut mon cas, lorsqu’on aborde Mahler, on commence souvent bêtement par la première. Quand on devient mahlérien, on l’oublie bien vite pour les suivantes. Il était donc intéressant d’y revenir pour écouter une interprétation de celui qui a connu la parole mahlérienne aux sources bersteiniennes.
Ce fut une vraie déception. Déception d’abord par l’ambiance, glaciale notamment diffusée par le premier mouvement, très lent, sans autre âme que des agencements techniques de sons, sans grand legato, sans une once de sensibilité (et avec quelque menues scories aux cuivres) et avec un son contrôlé, au volume limité, presque contraint : les crescendos s’en ressentent car il n’y a pas vraiment de dynamique ni d’entraînement, malgré de beaux pupitres (les bois !). Une interprétation cadrée, comme enfermée dans une cage et vraiment frustrante. L’impression est un peu corrigée dans le deuxième mouvement, où les contrebasses sont magnifiques, et dans le troisième, plus lyrique, avec de très belles performances de la première contrebasse et du basson (très beau dialogue), mais cela reste quand même très métronomique, voire mécanique et surtout jamais souriant.

La direction imposée par Michael Tilson Thomas est si maîtrisée dans son volume et dans ses élans qu’il n’y a ni vrai sens épique, ni élans, ni geste mahlérienne, ni vraie respiration. Le quatrième mouvement le confirme. Le son reste retenu, comme emprisonné dans une gangue dont le chef ne se libère jamais, tant il veut tout avoir sous contrôle. C’est souvent acrobatique, c’est souvent démonstratif, mais il manque toujours quelque chose de “vivant” qui manque et laisse sur sa faim.
Il en résulte un moment sans allant ni élan, et à la fois peu sensible et trop technique, une machine à son qui tourne à plein mais sans qu’apparaissent véritable enthousiasme ni joie de jouer. Certes, des moments sont vraiment magnifiques par l’agencement des niveaux sonores et la grande capacité technique de l’orchestre, mais on n’a jamais l’impression qu’ils « font de la musique ensemble », mais bien plutôt qu’ils « donnent un concert ensemble » ce qui n’est pas la même chose pour moi. J’avais un souvenir de Tilson Thomas à la fois plus énergique et plus aérien, plus dynamique. Il manque ici une dynamique. Les ingrédients sont là, mais la pâte sonore ne monte pas. C’est pour moi un rendez-vous espéré et un peu manqué. [wpsr_facebook]

Michael Tilson-Thomas  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Michael Tilson-Thomas ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: RING – ENCORE DES IMPRESSIONS, ENCORE DES ENTHOUSIASMES, ENCORE DES QUESTIONS

Frank Castorf ©picture alliance / dpa
Frank Castorf ©picture alliance / dpa

On reconnaît les grandes œuvres à ce qu’elles vous accompagnent de manière insistante de longues semaines après les avoir rencontrées, puis elles se rangent dans nos souvenirs et elles se stratifient, au service d’une réflexion qu’elles ont contribué à stimuler.
Ceux qui parmi mes lecteurs ou parmi mes amis qui ont eu la chance d’être à Bayreuth cette année éprouvent, je suis sûr, les mêmes sentiments.

J’ai repris le travail quotidien, mais ma tête est souvent ailleurs : elle est encore là-bas, sur la colline verte, à Bayreuth, à penser et repenser à ce Ring, à discuter (avant-hier encore sur Twitter) de la mise en scène, à réécouter les enregistrements radio des représentations. Wahn, Wahn, überall Wahn diront les uns, mais les autres qui ont encore l’esprit là-bas me comprendront.

J’ai déjà conclu il y quelques semaine, mais je suis revenu sur les lieux du crime le 26 août, et ce 26 août fut bouleversant, et ce 26 août m’a encore appris des choses sur la mise en scène, et a encore approfondi mon regard, et a encore contribué à me convaincre si c’était encore possible que cette mise en scène est prodigieuse, tandis que la direction musicale est miraculeuse.
Certains de mes correspondants ont fortement critiqué la mise en scène au nom de ce qu’elle ne suivrait pas le livret, ou plutôt que Castorf s’en moque et fait simplement ce qu’il a envie, dans une sorte de chienlit générale où tout est peut-être motivé dans le détail, mais plus par les fantasmes castorfiens que par le lien au livret, et où l’ensemble constitue pour faire bref un gros bordel.
C’est une erreur.
Il y a deux manières de lire le Ring. Ou bien on considère l’histoire dans son ensemble, à savoir une histoire de pouvoir et d’or, qui se termine en catastrophe générale où seul le mal survit (Alberich), et alors dans l’histoire vue ainsi, importent moins les détails du livret que la course à l’abîme que constitue cette histoire sans espoir.
Ou bien on respecte les détails du livret, on joue le livret, on raconte l’histoire et on en fait une sorte de fable, c’est ce qu’a tenté Robert Lepage au MET qui n’a réussi son coûteux pari qu’à moitié ; c’est ce qu’a réussi au contraire Andreas Kriegenburg à Munich, et avec quelle invention.
Le hasard fait qu’actuellement le même chef dirige des deux visions les plus stimulantes et les plus différentes du marché lyrique. Car il est clair que de tous les Ring présentés dans les plus grands théâtres ces dernières années, c’est en Bavière que le spectateur trouvera son bonheur : les deux lieux où le Ring est né, par épisodes à Munich et en « package » à Bayreuth (on me pardonnera l’expression) nous offrent les plus beaux des Ring et c’est presque naturel.
Castorf ne respecte pas le livret dans sa lettre : il sème son travail d’éléments du livret, une lance par ci, Notung par là, mais jamais là où on les attend, et si les détails de la trame ne sont pas toujours exactement suivis, les rapports entre les personnages, l’esprit des scènes, la logique du livret sont totalement respectés.
Il insère cette histoire dans l’histoire du pétrole, convaincu que les catastrophes décrites par Wagner dans la recherche éperdue de l’Or se retrouvent dans l’histoire des catastrophes générées par l’Or noir depuis les origines de son extraction. Et il s’essaie à une superposition événements wagnériens / événements historiques qui ont leur logique.
Chez Kriegenburg comme chez Castorf, le Crépuscule est celui des quatre le plus traçable : le prologue nous installe dans l’après Fukushima, et le reste dans un monde qui s’en contrefout, noyé dans l’argent et le plaisir.
Chez Castorf, cela commence même au deuxième acte de Siegfried, où le mal est déjà fait et où Berlin en devient l’emblème. Berlin devient au Götterdämmerung symbole d’une totalité historique, de l’après guerre, du mur, de l’après mur, dans un tourbillon où se mélangent révoltes de la faim (pendant le blocus de 1948-1949), fin de l’Est, permanence du pétrole et de ses dérivés, et de ses produits : les innombrables bâches en plastique, les automobiles, la fameuse Isetta, mais aussi la Mercédès décapotable (de Wotan dans Rheingold volée par les filles du Rhin, à moins que ce ne soit l’inverse…) et les barils.
Le pétrole, cause de tous nos maux : quand on considère le Moyen Orient, et la catastrophe humanitaire qu’il s’y produit avec la fuite de centaines de milliers d’hommes, on est bien contraint de réfléchir à la question du pétrole, centrale pour Daech, centrale pour l’Irak, centrale pour l’Iran, etc…
La lecture historique (mais pas seulement) de l’histoire du Ring par Castorf a cette effrayante logique qui n’est qu’une succession de catastrophes, provoquées par les luttes idéologiques qui cachent toujours une lutte pour le pouvoir et des prétextes aux conquêtes de territoires, comme l’amour dans le Ring, qui n’est qu’un outil qu’on manœuvre pour arriver à ses fins. Les vrais mobiles avancent toujours masqués.
Bakou, terre de pétrole, terre musulmane, terre asiatique, n’est pas si loin de Téhéran, de Bagdad, du Kurdistan.
Que nous dit d’autre Wagner dans le Ring ? Les hommes de pouvoir, chargés de faire respecter les règles, ne les ont jamais respectées, le mal est le choix obligé lorsqu’on veut l’or : les victimes en sont ceux qui aiment (Brünnhilde, Siegmund, Sieglinde), ou le marais (Gunther, Gutrune) manipulé.
Mieux, à travers le personnage de Siegfried, Wagner nous avertit certes qu’instinctivement Siegfried sait distinguer le bien du mal (dans Siegfried), mais qu’il est bien vite manipulé par le monde environnant. Et Castorf nous en fait un être formaté par l’idéologie, sans morale, sans sentiments, sans même savoir où il va. Une vision du monde pessimiste dira-t-on: eh bien! regardons autour de nous en cette fin d’été.

Alors, Castorf, dont la volonté d’exactitude maniaque, de réalisme quelquefois poétique, mais toujours niché dans le moindre des détails, nous inonde de realia historiques si nombreuses qu’on prend pour de la confusion ce qui n’est que la plus extrême rigueur.

Ce 26 août, j’en ai eu deux exemples, très différents :
D’abord, j’ai enfin vu, lorsque la tournette fait découvrir le stupéfiant décor après la scène des Nornes noires/jaune/rouge comme le drapeau allemand, que l’on nous présente l’Est désert avec sa pub pour Schkopau, son triste escalier et l’Ouest de l’autre côté du mur, avec ses échoppes à légumes et ses kiosques à Döner, signe d’immigration, (drapeau turc et drapeau de Berlin y voisinent)  signe de vitalité aussi et signe d’activité industrielle avec la fameuse Isetta, cet indice – tout comme la Fiat 500 italienne – de la reprise de l’économie et de la renaissance d’une classe moyenne.
Mais à l’Est seul apparaît le polymorphe Patric Seibert défaisant dans un papier chiffonné une banane qu’il mange goulûment. À l’Ouest une petite abondance (fruits et légumes/Obst und Gemüse), dans l’Est désert un personnage isolé mange en secret une banane, sans doute obtenue en contrebande.
Mais pourquoi diable la banane ?
Simplement parce que l’une des plaintes lancinantes des dernières années en DDR était que l’on ne trouvait pas de bananes dans les étals. Et ce regret était si fort que dès la chute du mur, les Ossis se sont précipités sur les bananes en vente à l’ouest, au point que les supermarchés frontaliers de l’Ouest en regorgèrent pour satisfaire les désirs des compatriotes de l’Est.
Cette question de la banane était si sensible que je me souviens d’un dessin de presse montrant un homme passant par dessus le mur de Berlin, brandissant triomphalement une banane, et s’écriant «  FREI ! » (libre !).
J’entends d’ici les remarques : quel rapport avec le Ring de Richard Wagner ?

A priori aucun.
A posteriori tant.
D’abord c’est à l’Est et sous la publicité géante pour Buna à Schkopau (Plaste und Elaste) que la scène très brève se passe. On vante le pétrole, mais on n’a pas la moindre banane. De plus, en se cachant pour manger la banane, c’est par ce simple geste parler d’oppression, confirmée par une scène similaire un peu plus tard où le même Seibert cette fois poursuivi par les projecteurs (surveillance aux alentours du Mur) brandit un Drapeau rouge, pour donner le change.
Berlin fut le grand enjeu de pouvoir en Europe de la fin de la guerre à 89 entre Est et Ouest, en prenant en otage toutes les populations. Un enjeu symbolique fort pendant que les deux idéologies se battaient par populations interposées au Moyen Orient (Israel, Nasser, Le Shah d’Iran, la Syrie etc) où le nationalisme arabe soutenu par les soviétiques se battait contre les pays de la même région soutenus par les américains pour évidemment la domination d‘une région dont le pétrole était le motif jamais exprimé mais toujours présent. Götter et Nibelungen en guerre pour le pouvoir (qui est qui ?) de l’Or (noir) en l’occurrence.
La question de Berlin était un tel symbole de la guerre froide que dans la fresque historique construite par Castorf autour du Ring, il traite de la question directe de l’Or Noir dans Walküre, dans Siegfried de ses effets sur le monde marxiste, et dans Götterdämmerung de ses effets sur la division symbolique de Berlin : notons à ce propos que Siegfried vient « d’ailleurs », il apparaît par la petite porte derrière l’autel « Vaudou », et que cette porte, comme celle qui se trouve dans le décor à jardin, sur la balustrade, au dessus du magasin de fruits et légumes, juste à côté du mur, sert à Hagen et Alberich pour passer, comme si eux pouvaient indifféremment être à l’Est et à l’ouest, tandis que les « vrais » Gibichungen (Gunther et Gutrune), restent à l’ouest sans jamais passer par ces portes. Il y aurait aussi une étude à faire sur les univers d’appartenance des uns et des autres dans cette mise en scène.
Siegfried à n’en pas douter est un produit dérivé de l’idéologie marxiste virant au terrorisme, voire au nihilisme. Philtre ou pas, sa violence extrême envers Brünnhilde (violence ressentie vivement par le spectateur à la vision de la scène ultime de l’acte I de Götterdämmerung ) est autant l’effet de l’éducation reçue par Mime, (des livres, mais pas d’amour) que de l’effet du philtre.
Même l’incapacité à aimer de Siegfried, soulignée par Castorf en plusieurs moments, et qui désole tant certains spectateurs (comment, cette musique sublime… !!) est un pur produit de l’éducation de Mime, qui, je le répète vient de l’univers du Nadir, de ce monde des Nibelungen du mal, de l’oppression, du renoncement à l’amour.
D’ailleurs, Siegfried face à Brünnhilde parle plus d’union physique que d’amour : à l’enjeu de la perte de virginité tant souligné par Brünnhilde répond l’enjeu de l’amour physique tant agité par Siegfried. Et Castorf souligne cet aspect du personnage avec gourmandise, faisant de Siegfried une bête sexuelle, avec l’oiseau, avec Brünnhilde, puis aussi avec Gutrune (« je baise puis je pense » comme le suggère la manière dont il demande à Gunther « Gunther wie heisst deine Schwester ?» après avoir copieusement honoré la dame).
D’ailleurs, le Siegfried vaguement terroriste de Siegfried (tout de cuir noir) devient quand il tombe chez les Gibichungen une sorte de petit mafieux de quartier, pantalon blanc, veste de cuir beige, avec un autre style. Ce n’est que lorsqu’il est vêtu en Gunther (en fait non, il est vêtu comme Hagen dont il mime les gestes, la violence, l’horreur) qu’il apparaît être un Gibichung. Siegfried devant Brünnhilde n’est pas Gunther, il est la copie de Hagen dont il épouse les gestes et la morale. En lui faisant boire le philtre, Hagen fait de Siegfried son double: ne serait-ce pas parce qu’il est devenu le double de Hagen dont il épouse l’obsession qu’il prend l’anneau à Brünnhilde?
Pourquoi sinon prendrait-il cet anneau alors qu’aucune recommandation ne le lui impose ?

L’abondance de questions, les détails nouveaux qui apparaissent sans cesse montrent combien le travail est rigoureux, réfléchi, et que le bordel dénoncé par certains n’est qu’apparent. L’abondance d’idées (avec sans doute l’un des plus beaux décors jamais construits, et l’un des plus riches) est au contraire un signe métaphorique de la richesse du matériau wagnérien et des idées qu’il provoque, qu’il induit ; la richesse des approches scéniques depuis une quarantaine d’années, voire plus en est d’ailleurs le signe indubitable.

Mais, je l’ai déjà écrit, il me semble qu’il est temps que d’autres visions s’imposent, moins idéologiques peut-être, aussi inventives mais plus narratives: si Kriegenburg est une réussite très originale à Munich, la tentative de Lepage est pour moi un échec car elle ne tient pas la distance , Cassiers à Berlin et Milan n’a pas réussi à s’emparer vraiment de l’histoire, malgré un Rheingold très réussi, Bechtolf à Vienne fait du Bechtolf, c’est à dire du rien. Il est clair qu’on ne peut se contenter de Ring d’images et de belles images ; s’il n’y a pas derrière les images une dramaturgie qui lise les rapports des personnages et le livret, on tombe à plat et c’est bien ce qui a piégé Lepage.

J’ai parlé plus haut de deux exemples qui m’ont sauté aux yeux et qui sont la marque de l’ingéniosité et de l’inventivité de Castorf, mais aussi de ses collaborateurs, le premier était la banane, le second exemple est le résultat d’un petit incident.
Le 26 août, un incident sur l’Isetta a fait que Gutrune qui devait arriver au volant de la petite auto au deuxième acte est arrivée à pied . Or, l’Isetta en question est le centre de plusieurs moments de la mise en scène de ce deuxième acte. Gutrune devait sortir de la voiture, puis aller vers Hagen et Siegfried, pendant que le barman (l’inévitable Patric Seibert) devait se glisser dedans par le toit pour y fouiller. S’en apercevant, Hagen le prend le soulève, le pose sur le comptoir du bar, le frappe au sang.

Patric Seibert ©Andreas Harbach
Patric Seibert ©Andreas Harbach

Impossible de traiter apparemment la scène sans Isetta.
Seibert, est alors arrivé, et s’est mis à fixer Gutrune avec insistance, Hagen s’en est aperçu, et l’a pris, l’a soulevé, l’a posé sur le comptoir du bar, et l’a frappé au sang, en lui montrant Gutrune d’un air de dire « pas touche ». Petit jeu de scène inventé dans l’instant pour justifier le « coup de boule » donné.
Mais l’Isetta sert aussi lors des scènes suivantes après l’arrivée du chœur, d’objet de confrontation entre Brünnhilde et Gutrune. Gutrune qui se moque de ce qui se passe, veille à l’intégrité de sa petite voiture et Brünnhilde se met à la toucher rageusement, à la griffer et à la salir, ce qui a le don d’ulcérer Gutrune ; sans Isetta, la scène devient difficile à réaliser.
Seibert, a disparu du plateau et on le voit arriver presque naturellement au volant de l’Isetta, les spectateurs qui ne connaissent pas la mise en scène ne s’aperçoivent pas du tour. Il l’arrête le véhicule, un peu en arrière, et la scène est sauvée. Pendant la scène du chœur, il indique discrètement aux choristes de pousser l’Isetta jusqu’à sa place prévue, il se paie même le luxe d’y pénétrer par le toit, comme prévu initialement à la scène II, et tout est de nouveau en place pour que la scène se déroule normalement. On ne reviendra pas sur l’incroyable présence (et présence d’esprit ) de Patric Seibert, barman à tout faire de la production, mais aussi, comme assistant de Castorf, garant sur le plateau du bon déroulement d’une mise en scène foisonnante, notamment dans cette scène de foule sur un espace si réduit, gérée d’une main de maître par la mise en scène, divisée en autant de micro-scènes réalistes : un moment qui vit dans chacun de ses détails, avec un chœur formidable de naturel, et avec des protagonistes qui continuent de jouer même quand le spectateur ou la caméra vidéo ne peuvent les voir, un réglage cinématographique qui à lui seul pourrait convaincre n’importe qui de l’incroyable rigueur du travail scénique.
Outre le professionnalisme des uns et des autres, le rattrapage invisible de cet incident montre combien les protagonistes (Stephen Milling en tête) qu’ils partagent ou non les options de ce travail, ont intégré la logique de la mise en scène et l’esprit d’équipe et de solidarité du plateau. J’ai même trouvé ce moment émouvant tant on avait l’impression d’une volonté de fluidifier la scène pour empêcher que par une réaction en chaîne la musique en pâtisse.

Mais l’incident montre aussi combien ce travail est millimétré, combien il est intelligent. « Que n’a-ton besoin d’Isetta ! » diront les grincheux ou les aveugles. Mais ont-ils vu qu’à travers cette multitude de micro-scènes caractéristiques, deux coups en un étaient tirés par Castorf : d’abord l’Isetta, modèle italien récupéré par BMW qui sera un des grands symboles de la reconstruction, ensuite et surtout par ces micro-scènes même (incroyable le dialogue Gunther / Gutrune au comptoir fumant une cigarette, on n’entend rien, mais on les voit !) la construction extrêmement fine du personnage de Gutrune, la plus fine sans doute dans les productions du Ring existantes, sa stupidité d’oie, son indifférence, son goût de la séduction un peu grossière (ses changements de costume à vue) mais aussi son petit caractère, lorsqu’elle gifle Hagen qui la lutine, et enfin le basculement dans la scène finale, lorsqu’elle approche le corps de Siegfried et qu’elle comprend comment elle a été instrumentalisée et manœuvrée, et qu’elle voit l’étendue du désastre, les yeux (mouillés de larmes avec un rimmel qui coule) désillés.

Andreas Kriegenburg à Munich, la laissait à la fin seule sur le plateau, désespérée, puis emportée comme pour renaître par le groupe des hommes en blanc formant fleur au final du Crépuscule. Il en avait fait le personnage survivant qui avait tout perdu, et qui était récupéré par la communauté, c’était une vision optimiste, qui montrait aussi que le metteur en scène s’intéressait à ce personnage toujours vu comme secondaire et sans intérêt.

Castorf, plus pessimiste, la laisse dans son désespoir disparaître au fond de scène en montant l’escalier des Nornes, de Alberich et de son amoureuse, dans l’ombre, probablement pour se jeter dans le vide, mais ce n’est pas dit, mais c’est au loin à peine visible et esquissé. Personne ne doit le voir ni le savoir, Gutrune est emportée victime du vent de l’histoire, parce que la scène est occupée par Brünnhilde qui focalise tous les regards dans sa robe de lamelles d’or (celles qui nagent dans la piscine de Rheingold : rien ne se perd, rien ne se crée) et que personne, ni aucun spectateur ne pose la question (ou n’aurait l’idée de se la poser) de savoir où va ou bien où est Gutrune. Voilà comment Castorf construit la vérité d’un personnage, voilà comment il nous révèle la vérité du texte, la vérité des âmes, indépendamment de Wall Street, des bananes et du pétrole.

Voilà, je n’ose plus dire que cette fois-ci “c’est la dernière fois que je reviens sur ce Ring”. Après tout, s’il me poursuit, il est possible que surgissent d’autres idées et que j’en fasse part, ne serait ce que pour continuer à défendre la richesse d’un travail injustement conspué par certains qui se refusent à y voir derrière des yeux. Il y a de nombreuses raisons d’apprécier cette profondeur et d’admirer l’intelligence du propos, puisqu’ elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres, dirait Rousseau.

Enfin dernier point pour cette fois, je suis en train de lire le livre de Nike Wagner, Wagner Theater (Suhrkamp 1999, réédition 2013), j’engage les germanophones à le lire, c’est un livre passionnant, qui dit sur les œuvres des choses presque surprenantes et toujours convaincantes, et à chaque page j’apprends quelque chose et je suis séduit. C’est si stimulant que je n’arrive pas à m’en détacher, tant les œuvres sont vues sous un angle inhabituel.
Wagner est décidément un tonneau des Danaïdes. [wpsr_facebook]

Couverture de Wagner Theater, par Nike Wagner
Couverture de Wagner Theater, par Nike Wagner

LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le BOSTON SYMPHONY ORCHESTRA le 31 AOÛT 2015 (STRAUSS-CHOSTAKOVITCH)

Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium "maison" ©: Priska Ketterer, LUCERNE
Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium “maison” ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Pour clore l’été, j’ai placé sur mon chemin deux orchestres américains au Lucerne Festival, le Boston Symphony Orchestra et son chef Andris Nelsons, qui effectue sa première tournée européenne depuis 2007 et le San Francisco Symphony Orchestra dirigé par son chef charismatique Michael Tilson Thomas dans une dizaine de jours. Ces deux orchestres sont liés à ma lointaine jeunesse, en 1982, où j’ai effectué un périple aux USA, en rencontrant sur la route de l’Ouest, au Hollywood Bowl, le San Francisco Symphony Orchestra, à l’époque dirigé par Edo de Waart, mais ce soir là déjà dirigé par Michael Tilson Thomas. Hollywood Bowl pratiquement plein, sorte d’ambiance véronaise avec seaux de Popcorn et litres de Coca-glaçons…une ambiance de fête,  comme l’ambiance que j’ai croisée sur la route de l’Est un jour d’août avec le Boston Symphony Orchestra, à Tanglewood, endroit enchanteur au milieu de la nature, avec son espace couvert et ouvert, avec son gazon, et j’ai écouté assis dans l’herbe Seiji Ozawa diriger Fidelio avec Hildegard Behrens et James Mc Cracken, très connu à l’époque par le disque et n’ayant pratiquement fait sa carrière qu’aux USA, avec Franz Ferdinand Nentwig et Paul Plishka ; j’ai contrôlé sur le site du BSO, évidemment doté d’un moteur de recherche très bien fait, avec les programmes d’époque numérisés…on attend en vain que nos institutions musicales ou culturelles se décident ENFIN à mettre leurs archives en ligne, ou au moins la liste de leurs concerts ou représentations. Mais on a l’impression que nos managers ont intérêt à faire en sorte que le public ait la mémoire courte : Aix n’a rien, l’Opéra a Mémopéra qui est une plaisanterie remontant à 1980 pour une institution née en 1669, l’Opéra Comique n’en parlons pas, le TCE non plus, quant aux orchestres… manque d’idée, absence de volonté d’inscrire l’institution dans une tradition comme si le hic et nunc était le début et la fin de toute culture. Médiocrité quand tu nous tiens…
J’invite donc les mélomanes à se plonger dans ce moteur de recherche qui s’appelle HENRY, de quoi nous donner quelques leçons…(http://archives.bso.org).

Tanglewood ©: Stu-Rosner
Tanglewood ©: Stu-Rosner

Comment décrire l’ambiance de Tanglewood, si jeune, si joyeuse, une ambiance de fête joyeuse là aussi, comme au Hollywood Bowl, en plein été, en pleine campagne, une ambiance extraordinairement jeune : où nos orchestres nationaux jouent-ils l’été en France, où essaient-ils de réunir autour d’eux un public jeune, dans des lieux inhabituels, oui il y a Montpellier, il y a Orange, il y a Aix, mais y-a-t-il un Tanglewood français, qui pourrait réunir Pop et classique, aux Vieilles Charrues réunir les Vieux Carrosses et  des dizaines de milliers de personnes…
Alors, j’étais très ému de les revoir, ces bostoniens, qui m’avaient enthousiasmé un soir de 1982 au fin fond du Massachusetts, je me souviens aussi des ovations et du sourire extraordinaire de Behrens, lumineuse comme savait l’être cette immense artiste.
Évidemment, voir Boston à Lucerne, c’est autre chose que l’ambiance chaise longue de Tanglewood, et l’orchestre lui-même avait cette componction qui sied à une tournée qui est en train de marquer cet été 2015, qui consacre aussi leur chef, à peine auréolé de son triomphe fabuleux avec le LFO, qui venait de triompher à Salzbourg, et qui a dirigé deux programmes, la veille, notamment, Håkan Hardenberger dans Dramatis personae de Brett Dean et Une vie de Héros de Strauss et ce soir, Don Quichotte de Strauss avec Yo Yo Ma en soliste et la symphonie n° 10 de Chostakovitch. Une première partie en forme de sourire mélancolique (lien avec Humor, le thème du festival, et une seconde partie plus sérieuse, un Chostakovitch libéré de l’ombre de Staline, comme le dit le sous-titre du CD sorti il y a peu (Nelsons, Chostakovitch Symphonie n°10, chez DG).

BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti
BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti

Justement, cette seconde partie qui reprend le programme du CD à peine sorti, montre aussi combien le disque peut-être à la fois proche et très éloigné des conditions du concert, entre le son direct et le son mis en scène et arrangé du disque, il y a un abîme, comme il y a un abîme entre ce concert et ce que je venais d’entendre au disque. Au disque, le début surgit très lentement du silence, alors que en salle, ce début sombre est au contraire clairement affirmé, inquiétant, tendu et surtout le son prenait ici une spatialité inconnue au disque.
Les orchestres américains sont réputés pour être des machines à musique huilées, un peu froides, mais des machines au service d’une perfection sonore qu’on dit quelquefois un peu interchangeable. Mais Boston, c’est toujours un peu différent, même si l’orchestre joue « physiquement » d’une manière qui rappelle les orchestres des années 60 ou 70, un peu raides et fixes (les violons !) et qu’il y a dans son effectif des musiciens très vénérables: quand on regarde le LFO ou les Berlinois, on voit un orchestre jeune qui bouge, qui accompagne la musique de ses mouvements .

Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Ici, l’orchestre reste fixe, presque immobile et il est composé de musiciens souvent mûrs, mais pourtant produit un son époustouflant de jeunesse, de netteté, de clarté, de chaleur,  des échos de velours, de moire, et de soie, jamais franchement acérés, toujours chaleureux, qui donnent une couleur un peu particulière à ce Chostakovitch, que Nelsons conduit avec une incroyable vitalité, soignant les contrastes, donnant une respiration épique aux grands moments (le deuxième mouvement, allegro, où Chostakovitch dit avoir pensé à Staline dans ce portrait musical effrayant, qui se termine en tourbillon ahurissant) . C’est plus le dernier mouvement qui m’a frappé ici . Il commence en andante et se termine en allegro presque tchaïkovskien, car la manière dont Nelsons le conduit, assez brillante évoque par certains moments une couleur tchaïkovskienne à la fois claire et à la fois sombre permettant à l’orchestre des moments à se pâmer (la petite harmonie est renversante).

Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Nelsons donne de l’ensemble une version large, aérée, énergique et exalte le son de son orchestre avec une extraordinaire capacité à mettre en valeur sa virtuosité et sa perfection technique. Dans une symphonie qui hésite entre l’angoisse tendue et la libération, Nelsons a plutôt choisi la libération. Une fois de plus se confirme quel chef il est : il est rare d’avoir à 37 ans une telle profondeur, déjà remarquée avec le LFO une dizaine de jours plus tôt et surtout une telle intelligence du propos, une telle volonté de dire quelque chose de l’œuvre et ce chef jeune et gesticulant s’accorde finalement très bien avec cet orchestre plus “distancié”, presque “chic”dans ses attitudes. Il reste que j’ai peut-être pour mon goût préféré l’interprétation hypertendue et plutôt « protestante », plutôt concentrée et acérée de Daniele Gatti en avril dernier avec la Staatskapelle de Dresde (voir ce blog) , un orchestre qui a vécu le stalinisme dans sa chair. Mais ce sont des distinguos d’enfant gâté : nul doute que ce Chostakovitch sonnera comme jamais dans la (trop ?) chaleureuse Philharmonie de Paris le 3 septembre.

Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’était le final d’un concert qui m’a plus ému et plus séduit dans sa première partie, dédiée à Don Quichotte de Strauss. Après avoir convoqué la veille Une vie de héros , le programme convoque cette fois non sans émotion et tendresse une vie d’antihéros telle que Strauss la voit. J’ai pensé par moments (est-ce sacrilège ?) au rôle des voix « instrumentalisées «  dans Pulcinella entendues une semaine plus tôt dans la même salle. Ici, l’instrument (violoncelle et alto) est plutôt vocalisé, le violoncelle renvoyant à Don Quichotte et l’alto, plus guilleret à Sancho Pança tandis que les bois (stupéfiante clarinette basse) et le tuba expriment non la conversation mais la couleur des sentiments. A priori les deux solistes aux cordes sont donnés au soin d’un soliste de l’orchestre : ici l’alto solo est le premier alto de l’orchestre, Steven Ansell, tandis que le violoncelle, élevé par le podium au rang de soliste est confié à Yo-Yo Ma, la légende vivante qui ici se fait très modeste, jamais cabot, se fondant dans le son de l’orchestre et diffusant une émotion indescriptible. Dès les parties solistes, en dialogue avec l’alto ou le fabuleux violon solo de Malcolm Lowe, les sonorités que Yo-Yo Ma tire de son instrument, dans la magnifique acoustique si précise et en même temps si enveloppante de Lucerne, sont renversantes.

D’ailleurs, cet ensemble de variations permet d’exalter l’un après l’autres les pupitres de l’orchestre et d’en faire, sans vraiment le vouloir, d’une manière presque naturelle une démonstration de virtuosité étourdissante et en même temps d’une extraordinaire modestie tant c’est vraiment un sentiment de totalité qui vous prend, un sentiment où les sons miroitent et les volumes dansent, avec l’extraordinaire ductilité de la musique de Strauss, dont les solos de cordes font écho à des moments de ses opéras (Ariane, la femme sans ombre) mais où d‘autres moments comme la cavalcade contre les moulins rappellent discrètement Wagner et d’autres chevauchées, ou même l’ambiance presque mahlérienne de certains moments plus bucoliques . Tout cela Nelsons le dit, et nous tient en haleine, et nous émeut, et nous fait sourire et exalte cette « symphonie de petites choses », cet ensemble de fleurs musicales émergeant d’un extraordinaire paysage sonore. Ce fut un enchantement et c’est plutôt la magie extraordinaire de ce Don Quichotte que je vais emporter dans mon (vaste) coffre aux souvenirs musicaux.
Triomphe, standing ovation et bis (Chostakovitch ?) époustouflant, étourdissant, ahurissant, tourbillonnant, en ambiance Volksfest des vastes étendues de la Sainte Russie.
Chers lecteurs parisiens, courez à la Villette le 3, la soirée sera mémorable.[wpsr_facebook]

Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL