OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: VIVA LA MAMMA de Gaetano DONIZETTI le 22 JUIN 2017 (Dir.mus: Lorenzo VIOTTI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Voilà un Donizetti rarissime, une pochade un peu folle traversée par tous les poncifs sur l’opéra, rivalité des chanteurs, librettiste médiocre, compositeur contraint de s’adapter, en fait tous les ingrédients futurs d’Ariane à Naxos de Strauss mais aussi passés de Der Schauspieldirektor de Mozart. Nous sommes donc clairement dans un lieu commun du genre, qui décortique l’opéra par tous ses petits travers, révélateur d’un système privé dépendant et du bon vouloir des financiers, et de la rouerie des imprésarios, qui comme on le sait dominaient la scène italienne (Barbaja !) pendant la première partie du XIXème. Musicalement, c’est très clair : dans un monde musical dominé par Rossini, la musique de Donizetti , encore jeune compositeur (même s’il a déjà écrit 19 opéras sur un total de 72) compose en 1827 (pour Naples) ou 1831 (pour Milan) deux versions de l’opéra dont le titre premier est Convenienze teatrali , puis Convenienze e inconvenienze teatrali et enfin, on se sait trop pourquoi arrivera le titre Viva la Mamma qui n’est pas de Donizetti. Un Donizetti qui ne cesse de faire référence au « pesarese » qui continuera de dominer la scène italienne de nombreuses années encore, insinuant que pour qu’un jeune compositeur réussisse, il faut qu’il fasse du Rossini-bis, serio ou buffo, même si l’air de Daria de l’acte II est clairement plus tourné vers le futur que vers Rossini. On répète donc un opera seria à la mode rossinienne, mais de manière bouffe et détournée.

L’histoire, inspirée d’une comédie vénitienne de Antonio Simone Sografi (1794) est simple : on répète à Lodi (une petite ville à une trentaine de kilomètres au sud de Milan où l’opéra ne pénètre sans doute pas si souvent) un opera seria Romulus e Ersilia avec des chanteurs caricaturaux, une primadonna qui ne s’en laisse pas compter, une seconda donna qui veut être prima, un ténor allemand vaniteux incapable d’aligner un mot d’italien sans un épouvantable accent et comme dans les opere serie, un contre-ténor, pour l’occasion chanté par une femme. En face, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, et les « gestionnaires », directeur de salle, financeur, impresario. Tout fonctionnerait peut-être si ne venait pas perturber le jeu la mère de la seconda donna, interprétée par un baryton-basse (ici Laurent Naouri, dans une composition délirante) venue pour imposer sa fille face à la vedette. Mon expérience personnelle en la matière me fait dire que cette situation peut n’être pas imaginaire: j’ai connu un père abusif de soprano qui perturbait des répétitions, et qui a été l’artisan de la ruine de la carrière de sa fille, demandant au metteur en scène de mieux la mettre en valeur, ou au chef de modifier tempo et volume pour mieux faire entendre la voix (en l’occurrence magnifique) de sa progéniture.
Nous sommes donc dans un monde qui se réfère à des realia à peine exagérées du genre. Les situations théâtrales se compliquent chez Donizetti sous l’effet de cette mère abusive, qui réussit à chasser ténor et contre-ténor, créant une situation où elle remplacera un des chanteurs partis, et où le mari de la prima donna qui défend son épouse avec énergie lui aussi sera amené à faire de même, provoquant au final l’annulation du spectacle, le financeur n’y trouvant pas son compte.

Première partie © Stofleth

Deux parties très différentes dans l’opéra (en un acte ou deux), une première partie qui est la mise en place de plus en plus hasardeuse de la représentation, partie bouffe échevelée, avec des ensembles, des moments vocaux acrobatiques, une agitation permanente, et une seconde partie, plus courte, mais plus ordonnée, plus raffinée musicalement aussi, où l’on répète le spectacle avec ses numéros solistes et ses catastrophes, dont le sommet est l’air de Mamma Agata, est l’air de Mamma Agata,  Assisa a’ piè d’un sacco, parodie de  Assisa a’ piè d’un salice de la fameuse chanson du saule de Desdemona dans l’Otello de Rossini.

Viva la Mamma sera peut-être une pochade, il reste que la production de Laurent Pelly à Lyon est une production lourde, au décor impressionnant, qui raconte quelque chose sur le genre opéra, et bien sûr des références particulières au cinéma muet par le travail sur les expressions , mais aussi au musical, par des mouvements presque chorégraphiques, particulièrement bien réglés, dans une mécanique qui provoque immédiatement le rire.

Le décor hyperréaliste de Chantal Thomas est celui d’un théâtre, désaffecté, dans lequel on a fait un parking. Il y a 800 théâtres en Italie, certains fermés, certains en activité partielle, d’autres transformés. Bien des théâtres parisiens ont fini dans les gravats, ou servent aujourd’hui à tout autre chose. C’est un destin commun que la disparition des théâtres et Pelly propose au lever de rideau une vision du réel: une dame parquant sa voiture, sortant avec une charge impressionnante de courses et laissant le garage désert.
Aussitôt après cette étrange scène d’un théâtre transformé en garage, arrivent en silence les membres de la compagnie, portant chaises et tables, presque fantomatiques, puis un à un les chanteurs, pour se clore par l’arrivée de la primadonna, ostensiblement à part, lisant un magazine plutôt que le livret : ils s’emparent d’un espace qui n’est plus fait pour ça : cet heureux temps n’est plus.

Les chanteurs part.I © Stofleth

Cette farce sur l’opéra, est en quelque sorte presque , apotropaïque,  elle repousserait le mauvais esprit menaçant le genre. Laurent Pelly propose la vision d’un fantôme d’opéra qui réoccuperait des lieux désaffectés comme pour une dernière célébration,la dernière messe basse de l’opéra en quelque sorte. C’est une manière de dire aussi que les lieux gardent un esprit, au-delà de l’évolution de leurs fonctions : là où il y eut théâtre, le théâtre est toujours là. Alors du même coup tout peut-être échevelé, parce qu’il s’agit presque d’un sabbat théâtral, le sabbat de l’opéra où tout est possible, où chaque rôle devient caricature certes mais aussi emblème d’un système qui était celui de l’opéra d’alors, mais qui reste aussi par bien des aspects celui d‘aujourd’hui. Donizetti et Pelly nous disent : qu’est-ce que l’opera (seria) rossinien ? Un ténor, une prima donna, une seconda donna, un contreténor (ou un castrat, ou un mezzosoprano) et qu’est-ce qu’une distribution ? c’est la conjuration des Ego. Face à eux, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, qui ne cessent de s’adapter aux exigences des chanteurs, pour éviter la crise, pour mener à bien l’entreprise, d’où on le sait, les modifications de dernière minute, les ajouts d’un air ou d’un duo, les coupures dont Rossini était un grand spécialiste et dont l’histoire du genre est pleine. C’était au temps où l’opéra vivait, triomphant et populaire, qui exigeait sa nourriture au quotidien d’airs à la mode.

Enfin dernière catégorie, les organisateurs, financiers, impresarios, directeurs de salle dont dépend toute la machine. Pelly met en scène tout cela avec une maestria et une précision d’orfèvre, mouvements et ensembles, parfaitement en phase avec la fosse, qui suit en rythme métronomique les mouvements du plateau. Ce bel ordonnancement, un élément perturbateur va le détruire, c’est Mamma Agata, un Laurent Naouri étourdissant de drôlerie, qui envahit la scène comme un ouragan. Bien sûr nous restons là aussi dans une tradition séculaire de l’interprétation d’une femme par un homme, née deux siècles auparavant pour le personnage d’Arnalta de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi. Si la femme peut impunément interpréter un homme (et on l’a sur le plateau dans le personnage fugace de Pippetto), c’est aussi bien dans le serio (La Clemenza di Tito) que le buffo (Le nozze di Figaro), tandis qu’un homme interprétant une femme est forcément buffo. Ainsi l’arrivée de Mamma Agata, est-elle saluée par l’éclat de rire général, et le personnage va collectionner les outrances, scéniques et vocales. Pelly travaille beaucoup sur les gestes, les mimiques, les rapports entre les personnages : il a autour de lui une équipe de chanteurs acteurs exceptionnels. Attardons-nous sur le ténor allemand (Enea Scala, un ténor rossinien de très grande qualité), il entre en scène emmitouflé avec un grand chapeau, qu’il ôte en laissant apparaître de manière désopilante une chevelure frisée d’un blond-roux  caricatural presque de bande dessinée, hiatus qui fait déjà sourire, puis s’assoit sur sa chaise, enlevant puis remettant nerveusement son écharpe (il faut protéger sa voix). La première partie n’est que succession de gags grossiers ou plus fins, mais là n’est pas l’important : l’important chez Pelly, c’est la mécanique qui va provoquer le rire, les jeux vocaux qui portent la voix à la limite et qui utilisent même les raideurs vocales de certains pour en faire des atouts comiques.

Deuxième partie © Stofleth

C’est la deuxième partie (les scènes XI et suivantes) qui va donner sens à l’ensemble. Le décor a changé, c’est celui du théâtre précédent, mais au temps de sa splendeur, quand il était théâtre et non garage, avec ses fauteuils, sa scène, ses éclairages, un théâtre en état de marche. Et cela commence par une scène mélancolique qui va éclairer d’un jour nouveau la mise en scène. Le ténor, Guglielmo, qui a quitté la production, arrive dans la salle, se dissimule aux regards et lorsqu’il se retrouve seul, regarde le théâtre en pleurant, puis entame son air serio, l’air qu’il devait peut-être chanter dans la production, qui a tout l’air d’un adieu. On passe d’une ambiance où le théâtre enfoui dans la mémoire avait disparu des lieux pour ne renaître que de manière fantomatique, à un théâtre de la mélancolie et de l’adieu, le passage du ténor est ce signe un peu amer d’une fin.
Une fin qui se prépare comme une représentation, tant bien que mal, les protagonistes répètent. À la manière des opéras où les deuxièmes parties sont souvent une succession d’airs virtuoses de plus en plus acrobatiques qui vont provoquer le délire du public. Moins de mouvements, mais encore de la loufoquerie, un peu moins démonstrative : ce sont les scènes représentées, le théâtre dans le théâtre en quelque sorte, une succession de pezzi chiusi qui vont se déglinguer et désespérer les spectateurs de la répétition (chef, impresario etc…). Ainsi se succèdent Luigia la seconda donna, costumée comme une sorte de Nedda de Pagliacci, puis la prima donna accompagnée d’un chœur loufoque de hallebardiers , Mamma Agata et son air imité de l’Otello de Rossini (et son jeu avec le souffleur), et Procolo (excellent Charles Rice), le mari de la prima donna qui se succèdent sur scène, jusqu’au moment où l’on annonce que le financier renonce, devant la succession de contretemps et de catastrophes.
Tous, ayant déjà bien entamé l’avance de cachet fuient, laissant un espace vide qui s’écroule sous l’effet des marteaux-piqueurs, chute de gravats qui marquent la fin de l’aventure et du théâtre.

Ainsi Laurent Pelly travaille-t-il la maigre intrigue de l’opéra en l’insérant dans un contexte plus large, celui de la fin d’une histoire ou d’un genre, qui est célébré par un beau décor si monumental qu’il répond peu à la minceur du propos Il est clair que ce qui intéresse Pelly est plus le contexte qu’un propos spécifique déjà vu. Le beau théâtre de la deuxième partie finit sous les gravats, celui de la première partie était garage, et la représentation ouvre sur un théâtre disparu et ferme sur un théâtre qu’on détruit. Le burlesque que nous avons vu conjure quelque chose qui ressemble à la mort. Il y a donc derrière deux niveaux de lecture :

  • d’une part un jeu donizettien sur la fossilisation d’un genre, et à l‘époque (autour de 1830), c’est l’opera seria de style XVIIIème qui a jeté ses derniers feux avec Rossini et qui n’en peut plus, tout comme la tragédie en France : les grandes révolutions romantiques s’annoncent (la bataille d’Hernani mais aussi l’Anna Bolena de Donizetti datent de 1830) qui mettent à bas des genres anciens, en survie.
  • D’autre part un jeu de Pelly qui pose la question de la survivance de l’opéra ailleurs que dans la mémoire des genres disparus et dans la reprise éternelle de recettes, sans création, sans nouveauté, dans une sorte de retour éternel sur soi, qui amène inévitablement à la fermeture progressive des salles, faute de public.

Tout cela Pelly le susurre par le seul jeu du décor et par la seule scène du ténor à l’ouverture de la deuxième partie, avec une délicatesse et une intelligence,  une subtilité et aussi une profondeur qui ne sacrifie rien au burlesque, à la farce, à l’éclat de rire qui est rendez-vous ultime de la mort joyeuse.

À ce propos qui n’est pas si anodin, appuyé sur une œuvre apparemment sans enjeux, mais contemporaine de bouleversements artistiques notables dans l’Europe entière, répond une réalisation musicale impeccable, fondée sur l’implication d’une distribution engagée dans la mise en scène et le jeu, et sur une direction d’orchestre supérieurement conduite en parfaite symbiose rythmique avec la scène.

Ce type d’œuvre demande de la part des chanteurs une maîtrise technique très grande car il faut à la fois chanter et parodier un chant en soi particulièrement acrobatique (nous sommes dans la parodie de l’opera seria). En premier lieu les rôles de chanteurs sont très sollicités de manière tout à la fois démonstrative et déglinguée . Mais comme toujours, c’est le contexte et la qualité de l’ensemble de la distribution qui permet de tenir le niveau de la représentation.
C’est évidemment le cas ici, où sans avoir d’airs à proprement parler, Pietro di Bianco (Biscroma, chef d’orchestre) Enric Martinez-Castignani (Cesare, poète-librettiste) et Piotr Micinski (l’impresario), composent un trio de basses et barytons très agiles, désopilants, particulièrement précis dans les ensembles, par exemple, le sextuor Livorno, dieci aprile, avec une note particulière pour l’excellent Pietro di Bianco en chef d’orchestre au bord de la crise de nerfs, remarquable dans les scènes où il accompagne au piano les chanteurs . Un bon point aussi pour le joli Pippetto (le contreténor) de Catherine Aitken, voix fraîche et claire de mezzosoprano qui devait sans doute masquer un castrat.
Dans cet engagement général d’une distribution très homogène dans le jeu et dans la dynamique scénique et musicale, ceux qui interprètent les chanteurs sont évidemment au centre de m’attention car ils interprètent évidemment leur propre caricature. Charles Rice est Procolo, le mari de Daria la primadonna, joli timbre de baryton assez clair qui finit par remplacer le ténor parti. Style impeccable, belle diction, et une distance élégante de bon aloi : après son air très réussi au premier acte che credete che mia moglie, son interprétation de Vergine sventurata adressé à Mamma Agata est à la fois très drôle, mais sans jamais exagérer les attitudes ni les mimiques, il est vrai qu’il arbore un habit d’opéra baroque assez divertissant qui se suffirait presque à lui-même, dans le même style de celui de Daria.

Guglielmo (Enea Scala)© Stofleth

Le ténor apparaît dans la première partie, mais disparaît assez vite. Dans l’opéra original (on connaît les problèmes de composition – deux versions en 1827 et 1831- et d’édition de l’œuvre) il n’y pas d’air de ténor et celui qu’on entend déplacé au début de la deuxième partie, est traditionnellement un air extrait d’un autre opéra: C’est  un air (Non é di morte il fulmine) extrait d’Alfredo il Grande qui a été choisi, de Donizetti, créé à Naples en 1823 et  qui n’a jamais été repris: il fait figure ici de morceau de bravoure un peu inutile comme une sorte d’air du chanteur esseulé, qui regarde le théâtre avec tristesse et regrets  accompagné par une longue introduction musicale comme un long lamento serio dans ce nouveau décor plus somptueux, suivie d’une rupture de rythme et d’un air acrobatique à la Rossini: cela devient donc un air « à part », rajouté, qui est l’adieu héroïque du personnage comme ouverture à la deuxième partie, en dehors de la trame qui va voir les personnages se succéder pour chanter leur pezzo chiuso. Le ténor est ainsi vu sur le départ, se dissimulant aux autres, et pleurant. C’est Enea Scala qui chante, ténor belcantiste, au beau contrôle, et à l’impeccable phrasé, avec des aigus sûrs, magnifiquement projetés, et surtout une voix moins légère et un timbre moins clair qu’habituellement sur ce type de rôle, qui le prédispose aux héros mâles rossiniens. Un joli moment, très réussi, avec de belles agilités et un vrai relief. Enea Scala mérite une belle carrière. Et toute la mise en scène de ce moment justifie l’image finale de destruction.

L’aria de la seconda donna (Clara Meloni) © Stofleth

La seconda donna de Clara Meloni, a l’habit de la jeune première, et elle chante son air, très bien contrôlé aussi, avec un jeu désopilant non sans émotion  : elle chante d’abord avec une certaine retenue et une grande délicatesse, puis Pelly lui fait opérer mouvements du corps et des épaules très drôles, mais elle chante aussi d’une voix claire, bien projetée, bien posée. La figure en est intéressante, bien sûr, car elle est la jeunesse qui monte et qui veut sa place au firmament. Ainsi Donizetti bien traditionnellement affiche une situation que Patrizia Ciofi soulignait dans son interview sur Wanderer : « C’est terrible, surtout lorsque l’on approche de la cinquantaine et que l’on est obligé de faire le bilan : nous savons pertinemment que nous ne sommes plus comme par le passé, que la concurrence est là, constituée de jeunes talents pour qui tout est plus facile ». C’est la jeune qui va prendre la place bientôt de la plus mûre.

Patrizia Ciofi © Stofleth

Et la plus mûre c’est justement Patrizia Ciofi, éclatante d’aisance et incroyablement agile, vive, impliquée, avec un immense professionnalisme ; elle occupe littéralement la scène, dans son magnifique costume dessiné par Laurent Pelly (qui a signé aussi les costumes). C’est dans son interprétation l’intelligence des situations, la précision des mouvements, en rythme avec le chant, qui impressionne presque autant qu’un chant éclatant, avec une voix qui certes n’a plus la « pureté » juvénile d’antan, avec quelques âpretés et quelques sons métalliques dans le suraigu, mais qu’importe quand l’ensemble est si naturel, et que la voix se fait expression pour enrichir le personnage. Sa composition est remarquable et l’entente avec Laurent Pelly visible, tant elle rentre dans chaque geste, chaque intention, chaque respiration voulue par la mise en scène. Du grand art.
Enfin Laurent Naouri est Mamma Agata. C’est une composition évidemment référentielle, d’abord parce que Naouri joue sans cesse, du corps, de l’expression, du geste, et bien sûr de la voix : tantôt on reconnaît son beau timbre chaud de baryton-basse, tantôt il passe à l’aigu, à la voix de tête, tantôt il est totalement à côté, chante joyeusement faux, de manière délirante, tantôt il susurre, avec de fausses nuances : son air Assisa a’ piè d’un sacco est du pur délire, avec le sac posé contre le trou du souffleur, sur lequel Mamma Agata va s’asseoir, avec ses variations sur sa voix naturelle et sa voix de falsetto avec des agilités et une souplesse vocale notables. Les ressources comiques de Naourisont infinies dans la voix, le comportement, la démarche, le pas lourd, et les petit gestes féminins (la fouille dans le sac)  . Sa composition est bien sûr au centre de l’œuvre, et sa présence est telle que même silencieux, le public n’a d’yeux que pour un soupir, une mimique, un regard. Il serait un Falstaff délirant, s’il était aussi bien dirigé car dans son cas aussi le travail de Pelly sur le personnage est millimétré, avec les jeux évidents sur le genre, à une époque où se mélangent castrats, mezzos, sopranos, ténors et basse et où chacun campe un personnage qui n’est pas forcément celui qu’on attend.

Enfin, soulignons la belle prestation du chœur d’hommes – le chœur de Lyon est vraiment intéressant- mais c’est aussi et surtout de la fosse que vient la plus grande découverte. Lorenzo Viotti, fils du chef disparu Marcello Viotti, a été primé à Salzbourg en 2015 comme jeune chef prometteur.
On est frappé notamment en première partie par le rythme et la respiration de sa direction qui suit le plateau de manière parfaitement synchrone avec la mise en scène, sans aucun problème avec l’orchestre, qui a un son rond, sans aucune scorie et qui semble avoir ce répertoire dans les gènes. Mais c’est surtout en seconde partie qu’il impressionne: dans les introductions orchestrales,  au début du second acte, qu’on entend des subtilités, les ciselures, des raffinements étonnants. Cette direction est celle d’un chef particulièrement doué, qui a un sens inné de la scène et du théâtre, qui sait dessiner des ambiances, qui sait donner une ligne à l’ensemble, et qui sait jouer aussi sur l’ironie et sur l’imitation, avec style, avec élégance, sans jamais faire surjouer l’orchestre mais cherchant toujours la fusion avec les voix, cherchant toujours à les soutenir. J’imagine ce qu’il pourrait rendre dans Viaggio a Reims ou Tancredi. Il réussit à mettre en valeur les détails musicaux de cette œuvre secondaire en faisant sonner à la fois buffo et serio : on a cité l’ouverture du second acte, on pourrait aussi citer l’introduction avec le solo de violoncelle de l’air de la seconda donna ou la manière dont est dirigée la « marche funèbre » finale, qu’on pourrait imaginer issue  d’un autre opéra bien plus sérieux d’un Donizetti de la maturité, sans compter la clarté de la lecture, la transparence de l’orchestre, les crescendos maîtrisés. Lorenzo Viotti est un chef (de 26 ans) avec lequel il va falloir très vite compter.

Alors, une seule décision, une fois de plus courir à Lyon, mais pour rire aux éclats, après une saison qui fut éminemment sérieuse et dramatique. [wpsr_facebook]

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OPERA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LA JUIVE de Jacques Fromental HALÉVY le 16 MARS 2016 (Dir.mus:Daniele RUSTIONI; Ms en sc: Olivier PY)

Acte I ©Stofleth
Acte I Ruggiero (Vincent le Texier) et Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Dans un festival dont le titre est « Pour l’humanité », La Juive de Jacques Fromental Halévy est légitime, tant le message de l’œuvre est fort qui se termine, quand Rachel est jetée au bûcher, par des hurlements de la foule : « Oui c’en est fait oui c’en est faitet des Juifs nous sommes vengés. »
C’est un opéra créé en 1835, que Wagner aimait, qui eut un succès national et international (600 représentations à l’Opéra de Paris), pour enfin disparaître des programmes en 1934, victime de l’agitation des années trente et de la deuxième guerre mondiale. Repris en 2007 à Paris, il n’y a pas été reproposé depuis, comme si la malédiction continuait.
Et cette année, deux propositions : celle de l’Opéra de Lyon à l’occasion du Festival annuel, mise en scène par Olivier Py et celle du Bayerische Staatsoper en ouverture du Festival d’été, avec Roberto Alagna en Eléazar, Bertrand de Billy au pupitre et dans une mise en scène de Calixto Bieito . Enfin une production strasbourgeoise se profile en 2017.
Il y a une foule de raisons qui justifient la reprise de cet opéra. La musique d’abord, beaucoup plus raffinée et novatrice que ce qu’on pense habituellement. On la classe dans les « Grands opéras » qui gravitent autour de Meyerbeer, mais cette musique vaut bien mieux que l’ostracisme dont elle a fait l’objet.
La trame ensuite, terrible histoire de vengeance, de cruauté, de haine et de racisme, et magnifique plaidoyer pour la tolérance, ce qui aujourd’hui n’est pas si inutile.

Et d’abord ce titre, si agressif : La Juive ! L’objet du délit affiché directement à la face du spectateur. Que dirait-on aujourd’hui d’un tel titre, ou que dirait-on aujourd’hui d’une création qui s’appellerait « l’Arabe », ou « la Turque » ? Nous aimons les périphrases la langue atténuée, l’euphémisme, et La Juive dans sa brutalité agresse nos sens ouatés.
Et pourtant le titre dessille d’autant plus que Rachel la juive ignore qu’elle ne l’est pas, et qu’elle meurt parce qu’elle veut rester fidèle à sa foi.
Voilà une histoire de fidélité et d’infidélité, de profondeur et de légèreté, sur un des meilleurs livrets de Scribe, le librettiste emblème du Grand Opéra qui pour une fois a su non sans finesse poser le drame et les personnages. Le drame se joue sur fond historique, le concile de Constance en 1414 qui met fin au grand schisme d’Occident et qui aboutit au retour du Pape à Rome, sous l’influence de l’Empereur. C’est aussi et surtout un drame de l’intime qui met en scène deux hommes qui ont perdu toute leur famille dont l’un, le juif Eléazar, nourrit un désir inexpiable de vengeance, car Brogni alors magistrat a envoyé ses fils au bûcher, et l’autre, c’est Brogni lui même qui a perdu sa famille dans un incendie, est rentré dans les ordres, puis aujourd’hui cardinal.
Éléazar a recueilli un bébé devant la maison des Brogni, une fille qu’il a élevée dans la foi juive, et qui est amoureuse d’un jeune étudiant qu’elle croit juif mais qui se révèle non seulement chrétien, mais aussi un des puissants princes de l’Empire, vainqueur des hussites, risquant ainsi son statut et sa vie parce qu’il est interdit d’avoir commerce avec une juive.
Bien sûr, on peut discuter à l’envi la « partialité » du livret de Scribe qui fait de Brogni le personnage le plus positif ou le moins négatif de l’histoire, et de Rachel, la victime juive qui meurt en martyr, pour sauver l’être qu’elle aime, et donc qui meurt plutôt comme une chrétienne. Mais comme elle est la fille perdue de Brogni elle est donc chrétienne. Bon sang ne peut mentir.
Du Grand Opéra, La Juive a des caractères : un arrière-plan historique, des dimensions respectables (il faut généralement couper, comme c’est le cas dans les représentations lyonnaises), des chœurs monumentaux, du spectacle (il y avait de quoi ravir les yeux au XIXème, costumes chamarrés, chevaux, changements de décor), et des rôles difficiles à chanter. Pourtant, il y a moins de protagonistes que dans d’autres œuvres de la même période, et surtout, moins de palettes vocales : une basse, deux ténors, deux sopranos, parmi les protagonistes. Toutefois, un ténor et un soprano lirico spinto et un ténor « leggero » ainsi qu’un soprano colorature : autrement dit, deux voix « lourdes » et deux voix légères, en parallèle. Ainsi, le petit nombre de personnages principaux centre l’intrigue sur une intimité tragique, peut-être plus forte que les fastes de la forme opératique dont elle est issue.

Mais l’œuvre au-delà des intimités, traite de la douloureuse question des juifs, et à travers eux, de la question de l’humanisme et de l’humanité, dans le sens où la reconnaissance de l’humanité de l’autre est l’une des conditions du vivre ensemble, une question au centre de nos préoccupations qui n’est pas encore résolue de nos jours et qui sans doute ne le sera jamais. C’est bien la question posée par le Festival de l’Opéra de Lyon.

Acte III, les signes de shoah ©Stofleth
Acte III, les signes de shoah ©Stofleth

Aussi la mise en scène d’Olivier Py affiche-t-elle la couleur, d’une manière insistante et même provocatrice, contextualisant le propos dans la France d’aujourd’hui : dès le début la foule brandit un calicot « Dehors les étrangers », et des panneaux divers invitant à rendre la France aux Français. Pendant le dernier acte, des personnages qui marchent au supplice avec des valises à la main, ainsi que des chaussures s’abattant brutalement sur le plateau (mécanisme qui n’a pas fonctionné à la première mais que l’on voit sur la photo ci-dessus), nous rappellent d’une manière toute aussi déictique la shoah, que cette histoire de juifs qui vont au bûcher confirme. Voilà le cadre général, enrichi par le décor de Pierre-André Weitz, complice habituel de Py, uniformément gris, fait d’une alternance de rayons de bibliothèques et d’arbres morts : on trouve aussi les chemises noires des miliciens, le policier (le Prévôt) qui excite la foule contre les juifs, l’autodafé, les prêtres qui s’entraînent au pistolet. Rien ne nous est épargné, et d’une manière plutôt lourde. Il est vrai que l’holocauste et la shoah ne sont pas choses légères, mais dans le contexte du Festival, sur un titre comme La Juive, peut-être un peu moins de stabilo sur l’histoire, comme pour nous indiquer la bonne lecture, n’aurait pas été malvenu, même si Py affecte la distance par rapport au genre : son jeu au IIIème acte sur le mot « électrise » dans le livret donne lieu à des baisses de tension du lustre et fait rire (?) le spectateur.

Le décor assez impressionnant de Pierre André Weitz est gris, il alterne et fait défiler de jardin à cour des structures verticales masquées par des bibliothèques infinies alternant avec des arbres morts, à la religion du Livre correspond la Bibliothèque, l’esprit, la culture qu’on fait mourir ou qu’on brûle et d’ailleurs, c’est un livre qu’Éléazar donne à Eudoxie et non le bijou qu’elle demande. De l’autre côté, des arbres morts, ceux d’Auschwitz, ceux de l’Allemagne dévastée, une nature stérile. Les livres qu’on brûle d’un côté, et de l’autre le résultat de ce jeu de massacre et des choses et des hommes. Py et son décorateur se veulent ici (justement) prophétiques.

Acte II, la Pâque juive ©Stofleth
Acte II, la Pâque juive ©Stofleth

Si je n’ai pas été convaincu par cette approche trop soulignée et sans implicite, il faut en revanche saluer la technicité de la mise en espace, la disposition des personnages sur une aire de jeu qui se résume à des « tours » et un escalier monumental, une sorte de parvis devant un décor qui défile sans cesse, mimant le temps inexorable qui passe et menant aux arbres morts, annonçant le futur d’une histoire qui se déroule sous nos yeux et qui devient emblème. Les personnages disposés en vertical sur les praticables, en carré, en ligne, en diagonale sur l’escalier nous indiquent à chaque fois qui est fort (en haut) et qui est faible, le chœur nombreux tantôt délimite l’espace de jeu, disposé sur les côtés, tantôt le barre, face au public, face au chef, face au monde aussi. La mise en place est très travaillée, très professionnelle (on sent les habitudes…) ainsi que le profil des personnages, marqué, avec des options claires, même si discutables. Tout est noir et blanc, Rachel tout en noir, austère, hiératique, maigre, Éléazar en juif pratiquant, redingote, kippa, chapeau, tout comme Samuel, et redevenu Léopold ce dernier arbore le costume trois pièces qui sied au pouvoir, pendant qu’Eudoxie affiche une robe transparente qui laisse apparaître des formes marquées et avantageuses ; quant à Brogni, il est en blanc pontifical, où des voisins italiens ont reconnu une allusion au pape François. Mais quand il affronte Éléazar, il se défait de son froc, il se défroque littéralement pour apparaître face à Éléazar comme son double, comme celui qui vit la même déchirure : c’est là une des plus belles idées d’Olivier Py, qui fonctionne et qui émeut. Tous les autres personnages, soldats, miliciens, policiers sont en noir, tandis que le peuple arbore des habits simples et avec profusion  d’imperméables. Les costumes de Pierre-André Weitz ont une même fonction déictique marquée. Blanc immaculé, Brogni est à la fois pontifical et pontifiant, l’homme que la vie a marqué et qui a décidé de pardonner, ou de tout faire pour, mais il envoie quand même sa fille au bûcher, même si l’opéra en fait le personnage le moins inhumain. Éléazar, dont Brogni a envoyé les fils au bûcher, est un personnage plutôt jeune, amaigri, ravagé par le désir de vengeance dès qu’il croise Brogni dont il a élevé la fille. Personnage fragile, qui finit par préférer le bûcher pour lui et Rachel: à la haine inexpiable de la populace il répond par la vengeance inexpiable, même si au dernier moment il offre à sa fille le chemin de la vie, sans lui dire toute la vérité, et donc l’induit en même temps à refuser la proposition. Éléazar, interprété par Nikolai Schukoff, est ici un personnage noir, travaillé de l’intérieur, mais aussi provocateur : Py ne lui fait pas taper sur une enclume pour travailler à un bijou un jour de fête au début de l’opéra, mais  il le fait taper sur une casserole, par pure provocation haineuse.
Rachel est une jeune femme austère, au geste mesuré, sensible à la bienveillance (elle est sensible à Brogni sans savoir pourquoi, et Brogni est sensible à cet être, sans savoir pourquoi non plus – mais nous spectateurs, nous savons…) mais elle est traversée par le désir (avec Samuel-Léopold) : elle s’est donnée résolument à l’être aimé ; elle a donc deux faces elle aussi.
Léopold et Eudoxie sont de l’autre côté du miroir. Halévy leur a donné les rôles les plus ornementés, les voix les plus légères comme si leur légèreté vocale cachait une légèreté psychologique. Py en fait donc deux personnages moins graves : Eudoxie cherche à reconquérir par le sexe  son mari qui la délaisse: bas rouges, draps rouges, de ce rouge passion qui tranche avec le noir qui domine la scène. L’acte III commence par une scène de lit. Et Léopold, qui vient de refuser le mariage à Rachel (et pour cause, il est déjà marié !) est sensible au corps féminin qui se love dans ses bras.

Acte III  ©Stofleth
Acte III ©Stofleth

Quand Rachel se sacrifiera pour préserver Léopold à la demande insistante d’Eudoxie, on voit le couple Eudoxie-Léopold (béni par Brogni) qui rentre ainsi dans la normalité, même si Léopold jette un regard furtif en arrière. Eudoxie est un personnage sincère, une femme délaissée et amoureuse, Py fait en revanche de Léopold un fantasque, un léger, un lâche aussi, passionnément amoureux de Rachel, sur le moment, mais en même temps saisi de remords : il propose la fuite à Rachel sans doute sincèrement, il refuse le mariage, impossible légalement, et il retourne droit au Palais dans les bras de son autre belle avec la même sincérité .
Il me semble qu’en faisant de Léopold un personnage sans épaisseur, on réduit peut-être l’espace du rôle. Certes, il y a des arguments, le moindre n’étant pas qu’après le deuxième acte, il ne chante plus, comme s’il avait très vite fait son temps et que l’essentiel était ailleurs. Je vois plutôt un Léopold un peu paumé dans sa tête, à la fois amoureux de l’une et de l’autre, mais pas suffisamment héroïque pour assumer une fuite avec une juive, c’est à dire l’interdit, ni suffisamment moral pour revenir définitivement à sa légitime.
Pourtant, ce Prince vainqueur des Hussites, a priori un cœur de lion, aurait mille moyens de séduire une dame de la cour ou une simple chrétienne ; il va chercher une juive, il se déguise en juif, il risque sa tête pour un amour impossible. Ce n’est pas si commun, ce n’est pas si fréquent : il doit bien y avoir du sentiment derrière. Je persiste à penser que Léopold est plus un personnage déchiré qu’un personnage plat et sans intérêt qui traverse la vie en brisant celle des autres. Déchiré, faible sans doute dans son intime, même s’il est fort dans son espace social, indécis, mais pas léger. J’aime au moins à le penser et ce qu’en fait Py me gêne.

Roméo et Juliette version Halévy revue par Py©Stofleth
Roméo et Juliette version Halévy revue par Py©Stofleth

Ainsi, le travail de Py est-il comme un Janus bifrons,

  • d’un côté un cadre historique et idéologique trop asséné et mis en évidence : fallait-il ces panneaux qui marquent l’état pitoyable d’une certaine humanité française aujourd’hui, que nous connaissons tous ? fallait-il le calicot « dehors les étrangers » ?  ou le cortège de juifs partant à la déportation, sans compter les chaussures qui n’ont (heureusement ?) pas fonctionné à la première ?
  • de l’autre des personnages bien travaillés, bien étudiés, un axe psychologique qui a ses justifications et qui marque la profondeur et une finesse de lecture qu’il n’y a pas dans l’évocation du contexte, enfin des mouvements bien dessinés, des gestes parlants, en somme une « Personenregie », un travail sur les personnages plutôt accompli(e).

Je ne suis pas enthousiaste de ce travail et pense qu’Olivier Py, artiste d’une grande finesse et d’une grande intelligence, travaille beaucoup, peut-être trop, et qu’il finit pas ne plus étreindre ce qu’il embrasse. Un seul exemple : il met en scène Macbeth de Verdi à Bâle, ce qui n’est pas un mince projet, et a donc probablement mené en parallèle ce travail sur La Juive tout en préparant Macbeth à Bâle, dont la première est le 15 avril, sans parler du Festival d’Avignon dont il est le directeur. C’est magnifique pour sa carrière, ça l’est moins pour l’approfondissement des œuvres et des approches : finira-t-il comme d’autres à la tête d’une armée des ombres que cachera sa signature ?
Il en va différemment du point de vue musical, bien plus convaincant.
En confiant la direction musicale au jeune Daniele Rustioni, 33 ans, élève, entre autres d’Antonio Pappano et pur produit de l’enseignement du conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, Serge Dorny offre à son futur directeur musical (à partir de 2017) la mission de proposer un répertoire plus italianisé, largement ouvert au XIXème et ses succès. Après un très beau Boccanegra, Rustioni aborde un des chefs d’œuvre de l’opéra français et montre qu’il perçoit immédiatement les enjeux de cette musique. Loin du Zim boum boum à la Oren (à Paris en 2007), il propose une interprétation palpitante, tendue, acérée qui donne à la musique d’Halévy un intérêt renouvelé, tiré vers des sons plus « post-romantiques » voire du début du XXème siècle. Entendue ainsi, cette musique est pour moi plus intéressante que celle de Gounod, beaucoup plus directe, osant des ruptures, avec une instrumentation à nu (début de l’ouverture), tout en respectant les canons du genre, notamment les ensembles ou même l’ouverture en deux parties à la Auber (et à la Rossini). Il est tributaire de formes canoniques sans en être esclave. Et Rustioni fait entendre cette petite musique-là, moins ronde, plus sèche voire rêche, laissant le drame se déployer, laissant entendre la mélancolie, l’inquiétude, la noirceur aussi. Il n’y a pas de « rondeur » inutile dans ce travail, pas de recherche vaine sur les beautés du son, il y a d’abord un souci du drame, un souci de serrer la partition et une incroyable énergie, qui emporte l’orchestre, sans scorie aucune, avec un sens du rythme, de la respiration qui marque le vrai musicien. De plus, formé à l’école de l’opéra, Rustioni écoute le plateau et les chanteurs, qu’il réussit à ne pas couvrir (sauf quelquefois Rachel Harnisch, mais seulement au premier acte) et qu’il soutient et accompagne, notamment quand les difficultés ou les tensions sont plus évidentes (Nikolai Schukoff). Il accompagne aussi avec grand bonheur le chœur, si important dans le Grand Opéra et dans cet opéra en particulier. Tout le premier acte est formidable de puissance et de présence. On l’avait déjà remarqué dans Lady Macbeth de Mzensk, le chœur de l’opéra de Lyon est en train de faire un saut qualitatif notable, avec un vrai goût de la scène et du jeu.

En bref, voilà une œuvre magnifiquement servie par les masses locales, musicales et chorales, avec un chef qui emporte, qui soutient, avec énergie certes, mais pas seulement, avec une véritable option de lecture très bien adaptée au lieu, à l’espace et à l’acoustique particulièrement sèche de la salle, comme on sait.
Une acoustique qui sert bien les chanteurs, car le rapport scène-salle est rapport de proximité, voire d’intimité dans une mise en scène qui semble jouer « Le Noir te va si bien » et une architecture qui encourage complètement cette option : comment ne pas rapprocher le noir-rouge de la scène d’Eudoxie avec l’entrée des sas rouges de l’opéra de Lyon débouchant sur le noir de salle. Ambiance maison de rendez-vous sur scène, et dans la salle (sans oublier les lanternes rouges qui parsèment le péristyle…). En tous cas une ambiance qui encourage et qui stimule tout ce qui favorise la proximité et qui n’est pas sans sensualité.
Rachel Harnisch (Rachel) en bénéficie : filiforme, hiératique, peu érotisé, le personnage de Rachel vu par Py n’a rien de la jeune fille romantique, mais a plutôt à voir avec la femme mesurée et consciente. Cette intériorité, le chant très habité de Rachel Harnisch la rend parfaitement, un chant émouvant, techniquement sans faille, avec une voix particulièrement homogène. On y entend la chanteuse rompue à Mozart et à l’oratorio. Elle est d’abord interprète et interprète intense. Bien sûr, on attend dans Rachel une voix plus large (Harnisch n’est ni Varady, ni Antonacci), et on sent que les ensembles du premier acte étouffent un peu cette voix plus intimiste et mesurée, mais dans l’écrin lyonnais, avec un volume de salle très raisonnable, passé le premier acte, plus aucun problème de volume. Les duos notamment avec Eudoxie sont magnifiques, les romances sont profondément incarnées, expressives : quand la technique rencontre l’intelligence, le chant se déploie, et l’émotion naît. Plus de doute aujourd’hui, Rachel Harnisch est un très bon choix et on se prend à regretter que cette artiste n’ait pas la carrière qu’elle mérite.

Acte II Eudoxie (Sabina Puértolas) Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth
Acte II Eudoxie (Sabina Puértolas) Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Face à elle l’Eudoxie de Sabina Puértolas est à l’opposé : provocante, féminine à souhait, elle fait onduler son corps comme ses variations et cadences. Le timbre n’est pas d’une qualité exceptionnelle, au sens où il n’a pas la pureté d’une Annick Massis insurpassable dans ce rôle, mais la voix est là, avec sa ductilité, avec ses agilités, avec ses aigus aussi, même si le suraigu a quelque aspérités. Elle est le personnage voulu, interprété avec intelligence. Le sommet n’est pas à mon avis l’air « Mon doux seigneur et maître » pourtant bien maîtrisé, et superbement joué, mais tout le duo avec Rachel de l’acte IV dans la prison, où elle développe des qualités dramatiques notables et une belle intensité. Cette chanteuse qui chante les soubrettes de Mozart et des opéras baroques fait ici une entrée intéressante dans le répertoire du XIXème.
Du côté des hommes, Vincent le Texier en Prévôt (Ruggiero) joue parfaitement le méchant, chantant et aboyant à souhait, la voix est large, la diction impeccable, les méchants lui vont bien, et l’Albert de Charles Rice a une voix chaude, bien timbrée et  un français impeccable : un baryton britannique à suivre ; même si Albert reste un tout petit rôle on le remarque.
Brogni, c’est Roberto Scandiuzzi, une gloire du chant italien, l’une des basses de référence. Aujourd’hui la voix accuse des ans l’irréparable outrage, notamment au premier acte, où la justesse n’est pas toujours au rendez-vous. Mais les deux derniers actes sont vraiment impressionnants par l’engagement et l’intensité de l’interprétation. Le duo avec Éléazar est l’un des sommets de sa prestation dans une œuvre où les ensembles (duos et trios) sont particulièrement soignés, notamment, et même étonnamment, dans les paroles de Scribe. Scandiuzzi reste un Brogni notable : quand on est un grand chanteur, on le reste.
Léopold a été confié au jeune Enea Scala : j’avais déjà noté dans Armida (à Gand) que la voix était de très grande qualité. Il est ici un Léopold de grande envergure, au français impeccable, bien scandé et bien travaillé même s’il n’a pas encore le velouté de celui qui serait rompu à notre langue. Ce qui frappe, c’est l’homogénéité de la voix, c’est sa facilité à moduler et à monter à l’aigu et au suraigu, et surtout, une largeur de voix et une qualité de timbre qui n’en fait pas un ténor léger, mais un vrai lyrique : il n’y a aucun doute, c’est lui qui au niveau du chant emporte ce soir la palme. Il faut qu’il continue à chanter ce répertoire (Raoul!) où l’on peine à trouver des ténors capables d’avoir la voix suffisamment large et ductile pour se permettre le Grand Opéra (et même Éléazar…), même si derrière, on entend évidemment une voix verdienne se profiler, Ismaele, Alfredo, il Duca di Mantova et même Riccardo dont il a exactement le timbre du premier acte. Une voix qui sans être « solaire » est typiquement méditerranéenne, et suffisamment juvénile pour être aussi un vrai Manrico. Un bel avenir se profile, et en attendant courez l’entendre, c’est exceptionnel.

Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth
Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Nikolai Schukoff était Éléazar. J’avais naguère aimé son Parsifal lyonnais, mais aussi son Hoffmann, son Faust et son Max à Genève où il a succédé à un jeune qui répondait au nom de Jonas Kaufmann. Des personnages vocalement tendus, dramatiquement forts qui allaient bien à ce style ombrageux, au chant incarné. Le personnage reste incarné, l’engagement est total, la présence scénique impressionnante, mais la voix a perdu de sa largeur et de sa sûreté. D’où une impression permanente de fragilité et de « forzatura », il force sans toujours maîtriser un rôle à la notable difficulté. Il chante tout de même plus de rôles germaniques ou post-romantiques (Bizet, Puccini) que de rôles plus lyriques ou belcantistes. Bien sûr Éléazar est un des ces rôles hybrides, toujours sous tension, qui en font la difficulté essentielle, parce que justement inclassable. C’est évidemment dans « Rachel quand du seigneur » sans la ravageuse cabalette, utile dramatiquement, suicidaire vocalement avec son si bémol,  qu’il est le plus émouvant et le plus convaincant, parce que c’est là qu’apparaît le chanteur sensible et musicien, ainsi que dans le duo avec Brogni. Au total, je ne suis pas persuadé qu’il ait intérêt à garder ce rôle (qu’il interprétait pour la première fois) dans son répertoire. Il est loin d’avoir été indigne, mais on lisait et entendait la difficulté à « attraper » la juste couleur, même s’il est un véritable artiste.

Au total une belle représentation, avec des réserves sur l’approche scénique, qui reste respectable, mais assez peu travaillée sur le fond, et une totale adhésion aux aspects musicaux qui devraient convaincre les théâtres de reprendre au plus vite le dialogue avec Halévy interrompu : il y a les chanteurs, il y a les chefs, c’est le moment ou jamais.
Les lyonnais (et les autres) ont donc une très grande chance de découvrir cette œuvre dans une telle production, qu’ils la saisissent, ils ont jusqu’à début avril pour s’y précipiter.[wpsr_facebook]

Acte I Éléazar (Nikolai Schukoff) Rachel (Rachel Harnisch)©Stofleth
Acte I Éléazar (Nikolai Schukoff) Rachel (Rachel Harnisch)©Stofleth

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: ARMIDA de Gioacchino ROSSINI le 22 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Alberto ZEDDA; Ms en Scène: Mariame CLÉMENT)

Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns
Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns

Les représentations des « opera seria » de Rossini sont assez rares hors de la péninsule. En France en particulier, qui semble les ignorer, y compris lorsqu’ils sont en français. On y préfère le Turc en Italie dont on voit fleurir des productions, ou les sempiternels Barbier de Séville ou Cenerentola, et même pas l’Italiana in Algeri. La récente Zelmira de Lyon au-delà de la fête musicale qu’elle a été, laissait regretter qu’elle ne fût pas produite scéniquement. C’est dire que l’initiative de l’Opéra des Flandres de présenter à Gand et Anvers la quasi inconnue Armida de Rossini était digne d’intérêt. La France baroqueuse se repaît des multiples Armide produites entre le XVIIème et le XVIIIème, mais ignore le Cygne de Pesaro qui a quand même vécu 40 ans de sa vie à Paris.
Rossini est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, d’abord à cause d’une vocalité difficile et acrobatique que défendent de rares chanteurs (notamment les ténors), ensuite parce que l’orchestration est une mécanique de précision et demande souvent des instrumentistes exceptionnels, et un sens du rythme et de la pulsation que peu de chefs ont su insuffler. Il ne suffit pas de dire « ça pétille comme du champagne », qu’on lit et qu’on entend jusqu’à la nausée, pour faire sonner Rossini et seuls de très rares chefs de grande envergure (Muti, Gatti) se sont risqués à ce répertoire.
Cette complexité, Armida en est un exemple, exigeant rien moins que six ténors dont trois de grand niveau, un soprano qui puisse retrouver un son proche de la Colbran, une de ces voix à la limite, sur le fil du rasoir, à la fois dramatique et acrobatique, soprano et un peu mezzo, mezzo et beaucoup soprano, avec un volume important, des agilités étourdissantes, des aigus assurés et des graves profonds.

Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns
Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns

Composé pour le San Carlo de Naples en 1817, le livret s’inspire évidemment de la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso et des amours de Rinaldo et Armida. Magie et jardins enchantés( qui sont autant de pièges) sont les ingrédients habituels de ces opéras, où curieusement Wagner va puiser des situations dans Tannhäuser (le Venusberg) et encore plus dans Parsifal (le royaume de Klingsor). Dans le fatras religieux qui caractérise Parsifal, on ne penserait pas combien l’aimable rêve de la Renaissance et les jardins enchantés du baroque ont pu influencer l’œuvre d’art de l’avenir, qui en l’occurrence est plutôt celle du passé.
On se trouve donc à Jérusalem dans l’armée des croisés dirigée par Goffredo (Godefroy de Bouillon), où Armida qui veut tromper les chrétiens et les capturer pour les entraîner dans ses pièges à plaisir se prétend la reine de Damas chassée par Idraote. Goffredo se laisse prendre et envoie Rinaldo, le plus grand des héros, aider la magicienne, mais les deux furent jadis amants et l’ancien amour explose à nouveau. Gernando, jaloux, provoque Rinaldo qui le bat en duel, et puis disparaît dans le Venusberg d’Armida : forêts enchantées, plaisirs infinis, et oubli du devoir.
Mais bientôt deux anciens amis partent à sa recherche et réussissent à le convaincre de revenir combattre. Il quitte Armida, celle-ci, folle de rage, détruit son palais enchanté et jure de se venger.
Mettre en scène Armida, c’est prendre le risque d’un travail illustratif à la Pizzi, casques étincelants, plumes et fleurs, ou essayer de poser une problématique pour une partition qui en manque : nous sommes dans l’univers du conte, dans une culture Renaissance issue du Moyen âge, revue et corrigée par un XVIIIème amoureux des machines scéniques et des opéras à merveilles et à l’aube d’un romantisme qui va exalter les amours interdites dans une nature quelquefois sauvage et toujours complice.
Mariame Clément, qui assure la mise en scène, décide de casser cet arrière fond, pour lui substituer une mythologie moderne, non empreinte d’ironie : pour Mariame Clément, les héros des contes de fées modernes, ce sont les sportifs et notamment les footballeurs.

Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns
Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns

Rinaldo-Zidane (numéro 10) amoureux tue Gernando d’un coup de tête, et tout les hommes du chœur qui sont ses compagnons, et qui pratiquent le même sport, ont d’ailleurs la tête ensanglantée.

Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns
Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns

On pense immédiatement à l’exploitation que Mariame Clément eût pu faire dans le même contexte de l’affaire Valbuena/Benzema. L’idée qui n’est pas forcément absurde, mais un peu simpliste, est développée dans tout l’opéra : l’entrée du chœur au deuxième acte, en équipe de foot piégée par les nymphes de la forêt vêtues comme des personnages sortis de photos de Pierre et Gilles est ridicule à souhait, d’autant plus quand le chœur de footballeurs enlève chaussettes et chaussures à crampon : sans chaussures, plus de foot possible, ouh là là le piège !

Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns
Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns

Mariame Clément conduit aussi l’idée d’une Armida seule femme au milieu d’un univers masculin qui se bat avec ses arguments. Mais au-delà, elle ne réussit pas à trouver de fil cohérent

Armida et Rinaldo rêvent...© Annemie Augustijns
Armida et Rinaldo rêvent…© Annemie Augustijns

Le spectacle est malheureusement souvent grotesque, on n’y trouve pas un seul moment traité avec rigueur, sauf peut-être le deuxième acte, traité comme un rêve dans un univers à la Pierre et Gilles.

Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns
Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns

Bien des idées sont seulement ébauchées, comme lancées, avec un jeu d’acteur fruste et traditionnel,  et des contextes qui veulent faire sens mais qui se dégonflent vite : décor du stade de Berlin du genre « Les dieux du stade » au premier acte, avec piste en tartan (le première image, c’est Rinaldo seul au milieu de la piste…), mélanges de costumes médiévaux et modernes,

Acte I © Annemie Augustijns
Acte I © Annemie Augustijns

les chevaliers deviennent des footballeurs, qui se passent de main en main une poupée gonflable dont on devine qu’elle est un substitut d’Armida, podium qui trône au milieu des retrouvailles d’Armida et Rinaldo, Armida devenue la star qui chante au milieu du chœur footeux en s’habillant en meneuse de revue tout de rose vêtue, accompagnée d’un chœur qui devient l’ensemble des danseurs admiratifs accompagnant Esther Williams ou Ginger Rodgers, mais aussi Idraote en vieux compagnon (musulman) d’Armida qui brutalement se mue en  jeune révolté à Kalashnikov : on a souvent l’impression que tout fait ventre parce que si les idées ne manquent pas en jouant sur les mythes du jour et sur les peurs du jour, mais l’ironie tombe à plat  malgré une palette d’images, qui ne donnent finalement  aucune direction rigoureuse, parce qu’aucun choix n’est fait comme si la production n’avait pas bénéficié de temps suffisant pour trouver sa couleur. Un dernier exemple d’incohérence ou d’ébauche : Armida dans la scène finale apparaît devant un rideau rouge de théâtre, nous indiquant le théâtre comme solution, et ainsi on entrevoit le “théâtre dans le théâtre” (vieille lune des mises en scène baroques) qui surgit à la dernière minute alors qu’à d’autres moments au contraire on efface le quatrième mur en faisant tomber en pluie des pétales de fleurs sur le spectateur.

J’eus nettement préféré un bon vieux Pizzi qui sait au moins ce que spectacle veut dire ou même une reprise du spectacle de Ronconi à Pesaro en 2014 (qui aurait été repris par un assistant, hélas) que ce spectacle qui semble inachevé ou très vite élaboré sur des grandes lignes, mais jamais vraiment travaillé dans le détail et qui finit par faire pschiiitt. Évidemment, à mesure que les actes avancent, les « idées » diminuent, tout ce qui pourrait avoir de « magique » et de rêve disparaît au troisième acte pour laisser la place à la crudité de la femme blessée et désespérée pendant les dernières scènes; les personnages sont isolés, et pendant les duos entre Rinaldo et Armida, ou pendant le monologue final d’Armida, les chanteurs sont à peu près livrés à eux mêmes…après tout, c’est peut-être préférable, mais on reste incontestablement sur sa faim.
C’est vraiment dommage parce que si scéniquement rien ne tient vraiment, musicalement au contraire il en va tout autrement. C’est une œuvre où il y a un seul rôle féminin, Armida, six rôles de ténor et deux rôles de basse. Bien sûr tous les rôles de ténor ne requièrent pas des voix exceptionnelles, mais il y a au moins trois parties notables, Rinaldo, Gernando et dans une moindre mesure Goffredo. Le reste de la distribution est épisodique.
Le rôle du chœur est essentiel ainsi que la présence affirmée de l’orchestre : l’opéra a quelque chose de monumental, c’est un écrin somptueux pour la chanteuse qui l’a créé, Isabella Colbran.

Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns
Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns

C’est la jeune Carmen Romeu qui chante Armida ; sacré défi pour une chanteuse qui a une voix très harmonieuse, avec des graves singuliers jamais poitrinés et des aigus qui triomphent. Cette voix est singulière par son homogénéité sur tous les registres. C’est bien ce qui frappe dans ce timbre assez sombre (qui rappelle par certains aspects la Gencer), mais il est à mon avis périlleux d’affronter un tel monument, même si elle l’a chanté à Pesaro. Il se passe avec Armida l’inverse de ce qui est arrivé à Lyon avec Zelmira. À Lyon, l’art consommé et la personnalité scénique incroyable de Patrizia Ciofi ont donné au personnage la force émotionnelle qui compensait une voix pas (ou plus) tout à fait adaptée au rôle. À Gand, Carmen Romeu a toutes les qualités vocales requises, même si son troisième acte accuse une (toute) petite fatigue et même si les aigus ne sont pas toujours impeccables. C’est une vraie voix, une véritable artiste. Il reste que pour tenir pareil rôle, il faut aussi une personnalité assise, une présence scénique qui transcende, et là, il reste encore un degré à gravir. Il est vrai que la mise en scène n’aidait en rien à s’emparer du personnage, mais si elle occupe vocalement la scène, elle ne l’occupe pas corporellement. Il lui manque le charisme nécessaire pour des rôles aussi incroyables. Il faudrait l’entendre et surtout la voir dans quelques années, mais quelle belle voix !

Le jeune roumain Leonard Bernad (Biterolf dans le Tannhäuser de Bieito sur cette même scène) chante à la fois Idraote (au premier acte, vraiment remarquable, engagé, dynamique) et Astarotte (un peu plus pâle) au second ; c’est une voix intéressante, à suivre, la seule basse de la partition, qui fait partie de la troupe de l’opéra des Flandres.
Une note positive aussi pour l’Eustazio, assistant de Goffredo dans la mise en scène, chanté par Adam Smith, lui aussi de la troupe de l’Opéra des Flandres (il chantait Walther von der Vogelweide dans Tannhäuser de Bieito), la voix est belle et ronde, et très bien posée.
Dario Schmunck était Goffredo et Carlo (au 3ème acte), la voix de ténor est claire, mais semble un peu fatiguée, les aigus sont quelquefois détimbrés ou détonent, et il n’a pas vraiment la couleur d’un ténor rossinien. Ce n’est pas le cas de l’américain Robert Mc Pherson, Gernando (et Ubaldo), qui, à quelque menu problème près dans le suraigu, montre de belles qualités de musicalité et d’élégance, et un timbre qui quant à lui est typique de Rossini dont il interprète de nombreux rôles, tout en fréquentant aussi le bel canto romantique. Sa prestation comme Gernando est vraiment de qualité, notamment pour la diction et l’homogénéité.

Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns
Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns

Rinaldo, c’était Enea Scala qu’on avait remarqué dans le pêcheur de Guillaume Tell à Genève ; d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles bel cantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer): c’est un Jean (du Prophète), un Raoul (des Huguenots), et évidemment un Léopold de la Juive de Halévy qu’il chantera bientôt à Lyon. Il a emporté l’enthousiasme du public qui l’a salué tout particulièrement. Retenez ce nom, très facile par ailleurs à retenir pour un amateur d’opéra.
Le chœur de l’Opéra des Flandres, dirigé par Jan Schweiger, malgré les ridicules de la mise en scène, se sort de ce travail important avec les honneurs : on oublie souvent le rôle important des chœurs dans les opéras de Rossini, et notamment ceux de la dernière période. Ils portent en eux bien des chœurs de Verdi. Il y a là de la puissance et de l’engagement même si la diction italienne n’est pas toujours claire.
Alberto Zedda est l’homme au monde qui connaît le mieux Rossini et celui qui au monde a fait le plus pour le faire reconnaître, aimer et représenter. Son travail à Pesaro au-delà de ses immenses recherches musicologiques est irremplaçable, notamment auprès des jeunes chanteurs qu’il suit et forme. Il effectue avec l’Opéra des Flandres un travail suivi et admirable pour présenter les opéras de Rossini et sa popularité auprès du public est évidente. À 87 ans, il dirige encore avec une énergie et un allant étonnants : c’est une vraie force de la nature.
Mais il n’a jamais été pour moi le chef rossinien dont on rêve, même si les chanteurs sont suivis avec précision, même s’il a une science notable des rythmes et un sens de la pulsation. Son orchestre est toujours un peu brutal, un peu trop martial pour mon goût (encore que pour cette œuvre et pour cette mise en scène, cela puisse se justifier). J’aime un Rossini plus fluide, plus subtil, qui fasse place plus évidente au lyrisme et moins à la force.
L’orchestre a néanmoins fait ce qu’il fallait, malgré les pièges incroyables jetés sur le chemin des cors, complètement à découvert dès les premières mesures, et qui font ce qu’ils peuvent. Rossini est un compositeur qui n’a pas toujours pour certains pupitres les prudences nécessaires et ce début d’ouverture est redoutable pour les cors. Mais pour le reste, et même pour cette partie si périlleuse, l’orchestre s’en sort avec les honneurs.
Ainsi donc, cette Armida plus que discutable scéniquement se sauve musicalement, grâce à un plateau de qualité qui répond au défi, et où chœur et orchestre défendent avec ardeur la partition ; il reste que la mise en scène très « Regietheater » de Mariame Clément demanderait justement plus de régie, et plus de théâtre. De ce côté, c’est un ratage, et c’est dommage. [wpsr_facebook]

Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns
Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016: GUILLAUME TELL de GIOACCHINO ROSSINI le 15 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS; Ms en scène: David POUNTNEY)

Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith
Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith

L’œuvre est rare, même si dans l’histoire de l’art lyrique elle jouit d’un vrai prestige. C’est en effet le dernier opéra de Rossini, en 1829, considéré comme le premier “Grand Opéra” même si un an avant La Muette de Portici d’Auber avait ouvert la voie. D’ailleurs, pour des raisons différentes, les deux œuvres sont liées à l’histoire politique de deux pays, Auber parce que La Muette de Portici, créée à Bruxelles, voit le duo Amour sacré de la patrie devenir une sorte de ralliement national, la seconde parce qu’elle célèbre la libération des cantons suisses du joug autrichien par sa légende la plus significative..

C’est une œuvre majeure de l’histoire de l’opéra de Paris qu’on a représentée à Bastille en 2003 (avec Hampson dans Guillaume Tell) : entre les chœurs, les masses, les figurants possible,s le ballet il y a de quoi faire un grand spectacle, à condition qu’on le confie à un vrai metteur en scène.

51mIpBZgwxL._SX355_Peu de références au disque de la version française, Antonio Pappano l’a enregistrée en 2011 avec Santa Cecilia, sinon c’est la version Gardelli avec Gedda, Caballé et Bacquier (quand même…) qui fait autorité. En revanche la version italienne bénéficie de noms comme Riccardo Muti (Merritt, Studer, Zancanaro) ou Riccardo Chailly (Pavarotti, Freni, Milnes) qui rappelons-le, est peut-être plus grand rossinien que verdien.

TellPappano

Moi même, j’ai vu Guglielmo Tell pour la première fois à la Scala en 1989, inauguration de la saison, dans une mise en scène impressionnante de Luca Ronconi avec pour la première fois peut être l’utilisation de la vidéo de manière vraiment importante, des écrans énormes proposant une vue de torrents en furie et de paysages alpestres. Tandis que le décor figurait le parlement bernois. Grand souvenir pour Muti et Ronconi, moins pour les voix, une Studer à la limite, un Zancanaro bon sans être exceptionnel dans Guglielmo, et un Chris Merritt comme souvent remarquable.

L’enregistrement, y compris vidéo, existe : allez y en confiance.

Il y a donc une vraie légitimité pour le Grand Théâtre de Genève à proposer Guillaume Tell, d’une part parce que Tobias Richter a depuis son arrivée à Genève une vraie politique autour de l’opéra français, en version scénique ou de concert ! On y a vu entre autres Samson et Dalila, Mignon, et même Sigurd, et d’autre part, on est en Suisse et Guillaume Tell est un titre maison qui se justifie évidemment.

Sur le papier, l’affiche est attirante: Jesús López Cobos est un grand chef rossinien et spécialiste du bel canto romantique. Le fidèle de l’opéra de Paris se souvient avec émotion que ce fut lui qui dirigea alors jeune La Cenerentola à Paris sous l’ère Liebermann avec en alternance Teresa Berganza et Frederica Von stade dans une mise en scène de Jacques Lasalle. C’est un de ces chefs de confiance qui assure solidement une représentation avec élégance.

Depuis la mort d’Abbado qui n’en dirigeait d’ailleurs plus, il est difficile de trouver un grand chef pour Rossini, et notamment pour le Rossini bouffe, quant au Rossini sérieux, ou au Rossini pré-romantique, le marché est plutôt clairsemé, et en tous cas jamais labouré par des chefs de premier plan. Ce fut longtemps Bruno Campanella qui assura les utilités rossiniennes partout, y compris à Paris où il dirigea Guillaume Tell.

Et pourtant, cette musique n’est pas la musique médiocre ou faible que d’aucuns disent.
Si elle l’était, on n’entendrait pas des échos verdiens ou même wagnériens assez fréquents dans le tissu musical, avec en sus des moments magnifiques, le final par exemple, dont Wagner va se souvenir par bribes, et même les ballets, oui les ballets sont bien meilleurs que la plupart des ballets écrits sur un coin de table par Verdi.

Et c’est une œuvre aussi difficile à réussir pour la partie vocale. Le ténor, Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes, le baryton, pour Tell, doit avoir une voix large, avec un spectre large, à cause de graves marqués, quant à la soprano, Mathilde, elle fait partie des sopranos qui nécessitent une science des agilités, des notes filées, d’autres très ouvertes : il y faut un lirico spinto un peu colorature, de la race des héroïnes meyerbeeriennes ou verdiennes un peu tendues, Elvira d’Ernani, Valentine des Huguenots, de ces voix qui exigent de la tension d’un bout à l’autre parce que le rôle offre divers registres très variés. En plus, Rossini, jamais sympa avec les chanteurs, leur fait chanter des aigus impossibles dans l’air, mais sans jamais ou presque donner une note finale qui puisse ramasser les applaudissements du public, la plupart du temps, l’air se termine en demi teinte, ou s’éteint.

Difficulté supplémentaire, il y a beaucoup de personnages, et qui sont tous sollicités à un moment ou un autre, ce qui veut dire pour celui qui compose le cast une exigence de niveau homogène.

On peut comprendre, vu l’accumulation d’une distribution très homogène et de très haut niveau, que peu de théâtres se lancent dans l’aventure. C’est ce qui rend l’initiative genevoise d’autant plus méritoire.
La dernière production de Guillaume Tell, je l’ai vue à Munich, dans une mise en scène sans génie mais solide de Antu Romero Nunes avec au pupitre Dan Ettinger (qui s’est un peu trompé de répertoire) et un cast très respectable (Volle, Rebeca, Hymel).

La distribution genevoise est dominée par l’Arnold de John Osborn et le Tell de  Jean-Francois Lapointe, dans un rôle où on ne l’a jamais entendu, avec une diction parfaite, un aigu bien ouvert, une science des couleurs mais un petit problème de graves: à chaque fois, les graves sont détimbrés, difficilement audibles, mais centres et aigus sont bien projetés et affirmés. Et le personnage est intéressant en scène, vif, énergique, humain. Un vrai Tell!

Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados
Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados

John Osborn est Arnold, il est comme il se doit magnifique. Magnifique pour une diction parfaite, stupéfiante même,où tout est clair, articulé, émis avec un contrôle exceptionnel permettant une tenue de ligne impeccable. Avec des aigus éblouissants, même si le public n’a pas toujours l’air de s’en apercevoir, parce qu’ils apparaissent au détour d’un vers, d’un mot sans préparation et surtout sans mise en scène vocale. C’est un rôle plus ingrat qu’il n’y paraît, parce que tout le monde pense que le rôle le plus difficile est Tell et qu’en fait c’est bien Arnold le piège de l’opéra.

Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados
Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados

Mathilde, c’est la jeune Soprano russe Nadine Koutcher, qui impressionne dans le premier air, notes bien projetées, bonne diction, belle ligne de chant, c’est vraiment intéressant d’autant que la voix n’est pas si grande. Le reste déçoit un peu, le volume manque, la voix semble se fatiguer.Elle n’a pas suffisamment de largeur et d’assise pour passer dans les ensembles et reste indifférente dans l’héroïsme. Il reste que la prestation est vraiment défendable.

Parmi les autres rôles, signalons le Gessler moyen de Franco Pomponi, diction là aussi claire, mais la mise en scène en fait un personnage tellement ridicule et caricatural, sorte de monstre qui croque des pommes sorti du double cabinet des docteurs Frankenstein et Folamour, mais qui pour en rajouter, pourrait diriger aussi Spectre dans un James Bond que je pense qu’il est gêné.

Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados
Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados

Très belle Hedwige de Doris Lamprecht dont le rôle est concentré vers la partie finale, un rôle qu’elle défend non seulement avec une belle présence et une notable énergie, mais aussi une très belle ligne de chant. Très beau Ruodi (le pêcheur) d’Enea Scala, qui alterne avec Osborn dans Arnold : la voix est claire, bien timbrée, bien projetée, et la diction impeccable. Un chanteur sans nul doute à suivre, qui avait déjà bien plu à Munich dans le même rôle et qu’on commence à voir dans ce type de rôle sur les scènes internationales.
Si dans l’ensemble la distribution est bien équilibrée, les deux jeunes artistes appartenant à la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève (excellente initiative par ailleurs), Erlend Tvinnereim et Amelia Scicolone ont une charge un peu trop lourde pour leurs voix encore vertes. Jemmy n’est pas un rôle de complément, mais un rôle de caractère, avec une voix très présente dans les ensembles, et la voix de la jeune Amelia Scicolone a encore des aigus mal maîtrisés, trop acides, trop dardés (il faut qu’elle soit entendue) par rapport à un centre encore fragile. Il en résulte un manque d’homogénéité dans la présence vocale malgré une prestation scénique convaincante. Ces rôles de travestis, très présents dans le Grand Opéra (il en restera des traces dans Oscar de Un ballo in maschera) par le fait même que ce sont des rôles travestis, sont exposés parce qu’ils ne sont jamais secondaires. Quant à Erlend Tvinnereim, en Rodolphe, il est pris au piège d’un rôle qui apparaît être de complément, mais avec un joli défi vocal dans le final de l’acte I qu’il n’arrive pas à relever, diction erratique, rythme, aigus, vélocité exigée par Rossini, tout cela n’est pas maîtrisé. C’est bien là le danger de Rossini, et en même temps sa force : il n’y a pas de « petits rôles » et chacun a droit à ses pièges, d’où la nécessité d’une compagnie très homogène et techniquement sans aucune faille.
On constate avec joie que le choeur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woodbridge est toujours aussi bon, engagé, bien préparé, et qu’il est vraiment, et depuis longtemps, l’honneur de cette maison.
J’ai été en revanche un peu déçu par la direction de José Lopez-Cobos, spécialiste de Rossini, et aussi du bel canto, un chef discret mais sûr, et très bon technicien. Il soigne la clarté de l’orchestre, notamment la petite harmonie et les cordes : à ce titre, la mise en scène expose Stéphane Rieckhoff, habillé en Armailli (il me semblait que la tenue était spécifique de Fribourg ou du canton de Vaud, mais qu’elle n’allait pas jusqu’à Uri) l’excellent premier violoncelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, en en faisant la première victime des monstres autrichiens (sortis d’une bande dessinée à la Matrix, avec leurs heaumes en tête de loup), puisque soliste seul en scène pendant l’exécution du célèbre solo initial, il se fait bientôt emporter par l’envahisseur (les autrichiens n’aiment pas la musique ? étrange, j’aurais cru le contraire) qui laissent en scène sson instrument brisé. Quel symbole ! Mais un joli talent aussi, qui illustre la bonne tenue des cordes de l’OSR. Les cuivres en revanche souffrent d’imprécision, dans les attaques, dans la manière de projeter le son, jamais clair, jamais net.
Au-delà de ces détails , ce qui manque à la direction, c’est une certaine énergie, notamment dans les parties les plus épiques, et les ensembles. Dans une œuvre qu’aussi bien Verdi (notamment dans Nabucco, qui raconte aussi une histoire d ‘oppression et d’envahisseur, avec un baryton basse en héros et un ténor en embuscade) que Wagner (Tannhäuser, Rheingold) ont regardé avec insistance, il m’a semblé qu’elle eût pu sonner d’une autre manière.
Enfin, même si c’est une décision de la direction, le chef eût pu protester contre les coupures trop importantes. Certes, Guillaume Tell, c’est long, et l’œuvre n’est jamais représentée intégralement, mais il me semble qu’une exécution intégrale eût été à la fois à l’honneur du GTG, mais surtout, eût rempli un manque, avec un vrai sens, en Suisse, dans sa partie francophone. Certes on présente une version française, mais surtout une version tronquée. Et comme l’œuvre n’est pas connue, personne ne proteste. On couperait une heure de Götterdämmerung ou de Meistersinger, que n’entendrait-on pas ! Mais pour Rossini…Décision regrettable pour laquelle on trouvera tous les justificatifs du monde, sauf qu’un théâtre francophone suisse qui présente Guillaume Tell dans la version originale en coupant un tiers de l’œuvre, n’est ni à la hauteur et du défi, ni de sa réputation.

Quant à la chorégraphie d’Amir Hosseinpour , nécessaire dans un opéra qui contient des parties importantes de ballet, elle n’est pas en soi médiocre et elle est très bien exécutée, mais trouverait sa place peut-être au sein d’une représentation monographique de ballet, mais pas au sein d’une production où elle semble plaquée et sans lien réel avec la trame, voire là aussi un peu ridicule. C’est l’image du cheveu sur la soupe qui s’impose.

Le gentil Tell (Jean-François Lapointe contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite © GTG/Magali Dougados
Le gentil Tell (Jean-François Lapointe)  contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite et à la pomme © GTG/Magali Dougados

La mise en scène de David Pountney n’est pas non plus à la hauteur de l’œuvre, qu’elle abâtardit, la rendant caricaturale voire ridicule par moments. Une seule idée : la flèche qui tenue par les paysans, parcourt sa trajectoire jusqu’à la pomme (déjà croquée au demeurant par le mélophage Gessler) au ralenti : jolie image, qui résout la question technique et qui devient alors emblématique de ce moment central.
Les coupures, sans doute imaginées pour rendre plus claire la ligne de l’intrigue, ont toujours pour effet lorsqu’elles sont importantes de schématiser et de réduire les détails de l’intrigue à l’os : il est d’autant plus facile alors de tomber dans la simplification et le manichéisme, il y a les bons suisses d’un côté (tous unis autour d’un Mechthal idolâtré sous forme de Mohai ou de statut du commandeur, notamment pour son fils Arnold) et l’horrible Gessler de l’autre. En rendant l’opposition si grossière, la mise en scène se décrédibilise et décrédibilise le livret. Inutile de chercher trop de psychologie, inutile de chercher la nature domptée ou sauvage, si importante dans l’œuvre dès l’ouverture : elle est totalement absente, au profit d’un univers métallique, uniformément gris. Les suisses sont tous gris, les oppresseurs tous en armure. Même les scènes familiales chez les Tell restent esquissées, alors qu’elles sont importantes, de même l’évolution d’Hedwige, qui passe de mater familias à pilier de la révolte n’est pas soulignée.

La question d’Arnold, amoureux de la princesse ennemie, et la délicatesse psychologique qui pourrait en résulter n’est pas abordée sinon sous l’angle esquissé de la peur du père: les choses sont brutes, sommaires, sans âme, sans intérêt et sans raffinement, alors que la musique est si raffinée. Si l’intérêt de la production est qu’elle est coproduite, la question artistique est passée au second plan au profit des intérêts économiques. Mais d’un côté, ils ont bien peu de goût ces directeurs de théâtre, de tomber d’accord sur une production aussi médiocre et d’un autre, je trouve regrettable qu’on perde une occasion de confier l’œuvre à un authentique metteur en scène et non pas un faiseur.

Au total, voilà une production aux qualités musicales indéniables, une distribution qui a globalement de la tenue, une direction musicale d’une certaine élégance un peu grise (comme la mise en scène), sans  relief suffisant dans les moments plus tendus, et une mise en scène qui reste d’un niveau médiocre, ignorant des pans entiers de l’ambiance nécessaire à poser dans Guillaume Tell, et qui simplifie les choses, donnant de l’opéra de Rossini une idée fausse. Cette ouverture de saison eût pu être une référence, elle n’est qu’un opéra de plus, tronqué et malmené, même si musicalement très défendable.[wpsr_facebook]

Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados
Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados