Elisabeth Connell, soprano dramatique sud-africaine, nous a quittés à 65 ans il y a peu, elle allait chanter prochainement à Toulon. Elle faisait partie de ces chanteuses qui, sans avoir fait une carrière de star, vous garantissait une qualité toujours égale, et un beau moment d’opéra. Un coup d’œil sur son répertoire qui allait de Brünnhilde à Turandot, mais aussi Fiordiligi et Norma montrera sa versatilité et l’adaptation de cette voix à toutes les situations, et toujours de manière honorable.
Pour moi, elle restera attachée à deux souvenirs du temps lointain où elle était mezzo-soprano. D’abord, un Don Carlo concertant à l’Opéra de Paris dirigé par Nello Santi en 1978 je crois où elle fut une Eboli impériale, qui fit crouler la salle sous l’ovation (et la surprise! elle était alors très peu connue), puis à Bayreuth où elle fut une époustouflante Ortrud dans la mise en scène de Götz Friedrich avec Peter Hoffmann. Elle fut une Ortrud qui savait chanter, qui ne criait pas, et qui avait dans la voix un sens inné du drame. Pour moi, elle reste la plus grande Ortrud entendue sur une scène. Après 1980, elle devint soprano dramatique, elle chanta donc Brünnhilde, Isolde, et tous les grands rôles du répertoire. mais elle chanta aussi du répertoire italien, Norma comme précisé plus haut, mais aussi Odabella, Lady Macbeth ou Abigaille, et des rôles straussiens ou la Leonore de Fidelio. Elle fut moins impressionnante qu’en mezzo à mon avis, mais elle était une artiste sérieuse, modeste, sympathique toujours capable de donner de grandes émotions. Elle m’a procuré des moments d’opéras immédiatement gravés dans les grands souvenirs. Merci pour ce qu’elle nous donnés.
Mois : février 2012
OPÉRA NATIONAL d’OSLO [NASJONAL OPERAEN] 2011-2012: LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI le 25 février 2012 (Ms en scène Stefan HERHEIM, dir.mus Eivind GULLBERG JENSEN)
Une Bohème dirigée par l’un des jeunes chefs dont on parle dans le paysage musical d’aujourd’hui, et mise en scène par l’un des metteurs en scènes les plus demandés de la scène européenne, dans un des théâtres les plus récents du vieux continent, cela a de quoi attirer le mélomane perdu dans les neiges norvégiennes. Soleil à Oslo pour cette Bohème à l’horaire un peu inhabituel, 13h00: l’Opéra est loué le soir pour une “fête privée”. Il est vrai que le lieu est fascinant, au bord de l’eau, avec d’immenses surfaces extérieures pour rassembler des foules (aujourd’hui tout le monde était dehors), c’est l’un des lieux les plus fréquentés par le touriste aujourd’hui, c’est dire qu’on a oublié les polémiques qui ont émaillé sa construction: dans cette Norvège riche qui construit à tour de bras, on pense au contraire à l’aménagement du port, aux appartements de luxe, au port de plaisance, aux espaces verts qui vont s’organiser autour de l’Opéra.
De plus, il faut bien reconnaître qu’artistiquement, ce théâtre a su rapidement trouver une place, et propose des spectacles musicalement et scéniquement stimulants, soutenus par une troupe solide, des choix de distributions savamment construits par Anne Gjevang, directrice de l’opéra (démissionnaire, hélas) et un directeur musical, John Helmer Fiore, grand spécialiste de Wagner, qui sait animer la maison.
Chaque année, Stefan Herheim, élève de Götz Friedrich, norvégien installé à Berlin, s’est engagé à proposer une mise en scène, l’an dernier, c’était Lulu (voir notre compte rendu), et cette année c’est La Bohème, l’une des œuvres les plus souvent données à Oslo, bien avant même la construction de l’opéra actuel. C’est justement l’une des pistes de Stefan Herheim que de suivre en s’appuyant sur les anciennes représentations de Bohème, sur les décors de l’époque, sur l’histoire de cet opéra à Oslo, et sur les souvenirs ou les fantasmes des spectateurs. Car il n’y a pas mille manières d’aborder le célébrissime chef d’œuvre de Puccini, ou bien on le fait en suivant le livret de manière traditionnelle, et alors , c’est toujours la même mise en scène et le même spectacle de Vienne à Milan, de Paris à New York, de Londres à Berlin (songeons que Zeffirelli a signé la même mise en scène avec quelques variations de décor à Milan, New York et Vienne, et que depuis cinquante ans les théâtres l’utilisent!), ou bien on “casse la baraque” en proposant une voie radicalement autre. C’est un peu le choix de Stefan Herheim qui propose une Bohème qui partirait de nos jours, dans un service d’oncologie, avec des malades en phase terminale, tous ayant perdu leurs cheveux, avec des médecins qui vivent la mort au quotidien, au milieu de leurs petites histoires personnelles, de fesses bien entendu, qui dès le lever de rideau constatent la mort de Mimi. On va les retrouver dans la fine équipe des amis de La Bohème, Schaunard, Colline, Marcello, et Rodolfo, mais aussi Musetta, qui fait l’infirmière sexy et vaguement nympho de l’équipe médicale et la mise en scène, comme souvent chez Herheim, passe de l’un à l’autre d’une ambiance clinique aux vieux décors de Bohème. On passe donc de cette mort clinique contre laquelle on ne peut rien à l’histoire faussement romantique d’une Bohème faussement traditionnelle marquée par l’obsession de la mort, l’angoisse permanente et le refus de s’y soumettre. Ainsi le rideau se lève sur la mort de Mimi, sur un lit d’hôpital moderne, avec autant d’écrans de contrôles etde respirateurs artificiels. Dans un silence pesant, cette mort ouvre le spectacle sans musique, et la musique part dans cette chambre aseptisée, où les dialogues des personnages sonnent étrangement prophétiques: c’est que Herheim et son dramaturge Alexander Meyer Dörzenbach ont décortiqué le texte pour en exprimer toutes les allusions à la mort, à la maladie, et à la désespérance et ont découvert des pans entiers du texte interprétables à double sens, là où l’on pensait voir des banalité d’un livret trop connu et trop ressassé. Le décor s’ouvre ensuite sur la fameuse mansarde du premier acte, mais avec de chaque côté et le lit d’hôpital (à droite) et les meubles de la chambre de la malade (à gauche), et une rose dont les pétales tombent dès que Mimi la touche. Bref, la représentation qu’on a de la Bohème devient une sorte de refuge fantasmatique où se jouent nos peurs et nos angoisses.
Dès lors, tout change de vision: d’abord, le peuple regarde tel un voyeur, la grande cérémonie funèbre qui se joue, et l’on passe insensiblement du premier au deuxième acte, sans interruption, ainsi que du troisième au quatrième acte. Ce peuple, il est comme pétrifié, fait de masques inquiétants et dominé par un personnage qui prend tour à tour les
traits de Benoît, Parpignol, Alcindoro – l’inquiétant Svein Erik Sagbråten, tel le diable des “Contes d’Hoffmann” et qui devient une sorte d’ange orchestrateur de la mort et marqueur de la vérité toute crue, de cette vérité qu’on essaie de masquer, que Rodolfo essaie de refuser. C’est bien le fantasme de Rodolfo qui est ainsi mis en scène, allant de la chambre d’hôpital au café Momus, ou à la barrière d’Enfer, dans un tourbillon de changements de décors, de vidéos, de magie scénique comme Stefan Herheim en a le secret. Voilà une grande symphonie funèbre, une mise en scène de nos angoisses, de notre refus de la mort, qui nous fait rendre les morts encore plus présents et plus pressants après leur fin. Que de visions inquiétantes, comme ces enfants du deuxième acte qui deviennent un chœur de leucémiques, comme cette Mimi qui abandonne son costume de Mimi (robe XIXème, perruque), pour prendre ceux de la maladie, sans cheveux, en chemise de nuit, l’uniforme de la malade du cancer, et qui chante ainsi son air “Mi chiamano Mimi”. On peut aussi ressentir ce que chante Rodolfo “Che gelida manina”, lorsqu’il touche non la main de Mimi, mais celle de son cadavre, ou quand Mimi régulièrement s’écroule, au milieu de la mansarde, de la foule de Momus, de la barrière d’enfer, ou qu’elle réapparaît au quatrième acte comme si l’on revenait au premier, avec sa bougie qui va s’éteindre. Tout nous heurte de plein fouet dans ce travail d’un incontestable intérêt, d’une force inouïe, fourmillant d’idées, et même de trop d’idées, pêché mignon de Herheim. Fallait-il par exemple que les médecins calment Rodolfo au quatrième acte avec une piqûre?
On le voit, l’entreprise de relecture de Herheim donne de l’opéra archi connu et archi rebattu de Puccini une vision neuve, plus noire, plus angoissante, et finalement plus réelle: et la musique dans ce contexte distille une émotion plus forte, plus intense, plus vraie.
Oui, au risque de me répéter, je considère que Stefan Herheim, dans sa profusion d’idées, dans son bouillonnement d’images, est vraiment l’un des maîtres de la mise en scène d’opéra d’aujourd’hui, et je ne saurais trop conseiller ceux qui me lisent d’aller si c’est possible voir son plus beau spectacle à mon avis, Rusalka, à Bruxelles, où il est repris du 6 au 16 mars prochains. C’est un enchantement. Ou d’attendre le 5 août à la TV pour voir son Parsifal de Bayreuth.
Musicalement, l’Opéra d’Oslo a fait le choix de distribuer de jeunes chanteurs dans cette Bohème, et l’on sait que Bohème est vraiment un opéra adapté à des jeunes chanteurs (c’est vrai pour le chant, ce n’est pas vrai pour l’orchestre!). Je me suis laissé dire que la distribution B affiche un très bon ténor suédois, Daniel Johansson; mais nous avions la distribution A avec des voix solides, au premier rang desquelles le ténor mexicain Diego Torre, Rodolfo de grande classe, voix claire, timbre soyeux, aigus puissants, très engagé en scène, c’est un chanteur sans nul doute à suivre avec attention, car la voix n’est pas légère et on pourrait songer à lui pour des rôles verdiens plus lourds. Mimi est la soprano Marita Sølberg, qui chante dans la troupe du théâtre, mais qui a chanté aussi à Glyndebourne et Salzbourg, c’est une authentique trouvaille: une voix magnifique, très ronde, qui sait faire porter par la voix une vraie couleur dramatique, un aigu qui se développe, qui s’élargit, une intensité qui prend à la gorge; vraiment, un soprano promis sans doute à un bel avenir; même si le phrasé italien n’est pas toujours impeccable, la prestation est exemplaire, une grande Mimi.
Autour de ce très beau couple, des jeunes chanteurs valeureux, très engagés, le Marcello de Vasilij Ladjuk, une voix bien éduquée, un chant élégant, même si pour Marcello on aimerait un peu plus de puissance, le Colline de Giovanni Battista Parodi, seul italien de la compagnie (et cela s’entend, évidemment), très émouvant dans la “vecchia zimarra”, et le Schaunard du très élégant David Pershall, qui dans cette mise en scène dispute Musetta à Marcello. Musetta justement est chantée par Jennifer Rowley, à l’abattage exceptionnel, qui compose un véritable personnage, infirmière nympho, compagne capricieuse, cocotte triomphante, la voix est là, très(trop) présente, elle est si forte que dans les ensembles elle a tendance à couvrir les autres. Dans cette salle à l’acoustique favorable au lyrisme, cette voix qui fréquente des rôles plus lourds est peut-être surdistribuée dans ce rôle, mais quel engagement.
Dans ce contexte de haut niveau, une immense déception vient de la direction de Eivind Gullberg Jensen. Ce jeune chef lancé il y a quelques années comme un exemple de l’excellence scandinave en matière de direction d’orchestre n’est pas du tout à sa place dans ce répertoire. Au départ, il fait illusion, on s’étonne de tempi ralentis, étirés, on suit agréablement son option analytique et on pense à un travail tout particulier pour accompagner la mise en scène et notamment des moments du textes ainsi mis en valeur. Las. Très vite on s’aperçoit que quelque chose ne va pas, que tout cela ne va pas “ensemble”, que le plateau a toutes les peines du monde à suivre la battue du chef, que les décalages se font de plus en plus nombreux et gênants, au premier, on se dit, c’est le chanteur, au dixième, où l’on a constaté les mêmes problèmes avec le chœur, avec chaque chanteur, avec les ensembles, on se dit que le chef est vraiment problématique. On a l’impression que la partition n’est pas dominée, que la lecture n’est pas complète, que le chef ne maîtrise pas le plateau, et c’est de plus en plus pénible à mesure qu’on avance.
On le sait, La Bohème est très difficile à bien diriger. Bien sûr, des années et des années de “répertoire” routinier ont souvent effacé les aspérités d’une partition qui fourmille de pièges et n’ont laissé apparaître que la mélodie (et quelle mélodie!), mais dès qu’un chef, un vrai (les Kleiber, les Karajan) s’en empare, dès qu’il rend à cette partition sa couleur et son foisonnement, alors c’est la stupeur devant la richesse de cette écriture. Eivind Gullberg Jensen n’a pas su rendre justice à cette musique: on dirait qu’il n’a pas étudié le texte, qu’il fait en une lecture un peu pénible et pas une interprétation. Je le répète, au départ, j’ai cru à une vraie option, mais devant le naufrage des décalages incessants, qui cassent les phrases, qui brouillent l’écoute, devant une direction où toute dynamique est freinée, ce qu’on croyait une option se révèle une vraie lésion, et au premier chef ce sont les chanteurs qui sont lésés. Dommage.
Dommage oui, très dommage car avec cette distribution et cette mise en scène, une vraie direction musicale eût fait de ces représentations un moment d’anthologie. Gageons que Kirill Karabits, qui reprend la direction musicale des dernières représentations, saura grâce à son indéniable talent donner tout son lustre à la musique.
Il reste que cette Bohème restera dans ma mémoire comme la première tentative de sortir du train train des Bohème habituelles, qui rend cette œuvre brûlante, urgente, bouleversante, grâce à une distribution qui a su s’adapter avec brio à la mise en scène.
Ah, si le chef avait su s’adapter à Puccini…
OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 9 février 2012 – SANCTA SUSANNA (Paul HINDEMITH) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) / SUOR ANGELICA (Giacomo PUCCINI) (Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)
Chaque année, l’Opéra de Lyon centre une partie de sa programmation autour d’un festival thématique, construit autour de productions existantes regroupées ou de nouvelles productions, ce fut Pouchkine, ce fut Mozart, c’est cette fois Puccini qui permet aussi de présenter Schönberg, Hindemith, Zemlinsky : la salle est pleine. Le public lyonnais est habitué depuis longtemps (en fait depuis Erlo et Brossmann) à une programmation hors des sentiers battus, il est disponible et ouvert. Les distributions sont faites de chanteurs qui se partagent les œuvre affichées, comme une petite troupe réunie ad hoc. Ainsi de Sancta Susanna où l’on retrouve la Susanna (splendide) de Agnes Selma Weiland, qu’on a vu dans Gianni Schicchi, la Klementia de Magdalena Anna Hofmann, qu’on a vue dans la femme de Von heute auf morgen, l’Angelica de Csilla Boross, vue dans Giorgetta de Il Tabarro, ou la Zia principessa de Natascha Petrinski qui était Zita de Gianni Schicchi et La Frugola de Il Tabarro.
Cette dernière soirée est peut-être la plus surprenante. D’abord parce que – il faut bien l’avouer – qui a déjà entendu Sancta Susanna? Les opéras majeurs de Hindemith (Mathis le Peintre, Cardillac) sont déjà peu joués, le plus connus de ses opéras mineurs, Neues vom Tage, est très rarement exhumé, et Sancta Susanna, une explosion de vingt-cinq minutes à la thématique plus que sulfureuse n’est pratiquement jamais joué. Raison de plus pour applaudir à ce choix, qui bien sûr se met en perspective par rapport à Suor Angelica, et qui datant de 1922, est entre Zemlinsky et Schönberg, plus proche peut-être du premier que du second.
Entre Suor Angelica, drame sulpicien qui n’est pas à mon avis l’une des plus grandes réussites de Puccini, et Sancta Susanna, qui est pour moi non seulement une vraie surprise, mais une œuvre qui mériterait d’être mieux connue et appréciée, il n’y a de commun que le lieu: le couvent.
L’histoire de Sancta Susanna a provoqué à la création (Mars 1922 à Francfort) un immense scandale qui n’est sans doute pas étranger à la difficile carrière de l’oeuvre. L’argument touche en effet au monde fantasmatique des religieuses enfermées dans un couvent (ce n’est pas nouveau, et c’était déjà au Moyen âge (Boccace) au XVIIème (les diables de Loudun) ou au XVIIIème (La Religieuse de Diderot) une problématique qui donnait lieu à littérature ou débat: rappelons pour mémoire qu’en 1966, le secrétaire d’Etat à l’information d’alors, Yvon Bourges, avait fait interdire -à la demande du Général de Gaulle, on l’ a su depuis- le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot. L’affaire se poursuivit jusqu’en 1975…Ce n’est pas si ancien.
L’argument est assez simple, pour cette oeuvre de 25 minutes, dont le livret est la pièce du poète expressionniste August Albert Bernhard Stramm “Sancta Susanna, Ein Gesang der Mainacht” (Sainte Suzanne, un chant de la Nuit de Mai)(création à Berlin en 1918). Dans un couvent, Klementia, une soeur enfermée depuis 40 ans, voit une apparition de Sainte Suzanne. Suzanne, personnage de la Bible, accusée à tort de tromper son mari avec un jeune homme. Suzanne protège Klementia, terrorisée par la vision d’une soeur emmurée vivante pour avoir caressée le visage du Christ. Sancta Susanna pose le fantasme féminin au cœur de la problématique, mais l’œuvre est elle-même au centre d’une trilogie consacrée à la femme. En 1921, à Stuttgart, Fritz Busch crée “Mörder, Hoffnung der Frauen” (assassin, espoir des femmes) et das Nusch-Nuschi mais se refuse à créer Sancta Susanna. Le “Trittico” de Hindemith ainsi ne verra pas le jour et Sancta Susanna est créée non sans difficultés à francfort l’année suivante.
25 minutes d’explosion musicale violente dans une mise en scène noire dominée par un Christ géant. l’espace est noir, à l’opposé de l’espace de Suor Angelica, immaculé. Les interrogations de Klementia se projettent de manière fantasmatique par l’apparition du couple servante/valet sous forme d’acrobates qui s’exercent au-dessus de Klementia (très belle Magdalena Anna Hofmann) terrassée. Leurs répliques sont dites par Klementia elle-même, en proie à une sorte de vision-dédoublement.
La scène vide et sombre, avec au centre un piédestal sur lequel s’offrent tour à tour Klementia, puis Susanna et dominé par un Christ géant qui se penchera sur Susanna offerte et nue (étonnante et magnifique Agnès Selma Weiland)pour protéger Klementia sous les anathèmes des religieuses et de la vieille nonne. Les nonnes sont grimées de signes cabalistiques qui leur donnent l’allure de vagues sorcières.De cette œuvre courte se dégage un vrai choc final: une femme nue sous un Christ, et un chœur de nonnes criant Satan Satan…Eros reprimé et Thanatos sont les questions posées par cette soirée: on aimerait voir le tryptique entier…
Bernhard Kontarsky qui a découvert la partition la dirige avec sa précision habituelle. Cette musique qui (au niveau de tout le tryptique) ironise sur Wagner, Mahler et Strauss, en utilise aussi les mêmes moyens, un symphonisme décanté qui sied bien à l’acoustique de cette salle, une violence particulièrement acérée, un refus du lyrisme qui l’oppose directement à Suor Angelica, qui paraît bien fade à côté.
Là où l’espace était noir, il est blanc, là où il restait ouvert, il est clos dans une forme rectangulaire qui rappelle le cube (élargi dans ce cas) de Tabarro et Gianni Schicchi. Là où Sancta Susanna montrait un Christ à qui on s’offrait, on a ici une Sainte Vierge sulpicienne géante. En bref, un cloître apaisé, peu inquiétant où les nonnes semblent vivre des jours réglés et apaisés. Angelica se réfugie dans les herbes et les plantes, dont elle a acquis une fine connaissance. La visite de la Zia Principessa, tache noire dans cet océan de blanc immaculé, rompt cette apparente harmonie. Natascha Petrinsky s’en sort avec les honneurs, même si on aimerait (je me souviens de Viorica Cortez dans ce rôle en fin de carrière, elle était effrayante) un mezzo encore plus profond, plus noir.Csilla Boross en revanche n’a ni le lyrisme ni la rondeur, ni la tendresse voulue par Suor Angelica, les aigus sont criés, fixes, la voix est froide: toutes les Giorgetta ne sont pas des Angelica et il eût mieux fallu la distribuer à une voix plus tendre (pourquoi pas Ivana Rusko, jolie Genoveva), même si Angelica est un vrai lirico-spinto.
La mise en scène est assez pauvre l’apparition de l’enfant perdu d’Angelica émergeant de la fontaine centrale semble un bébé enfermé dans le formol qui émerge. C’est peut-être voulu, c’est peut-être aussi la conclusion de cette vision clinique assénée par tout ce blanc, mais cela reste loin de la tendresse de la musique à ce moment. Musique magnifiquement éclairée une fois de plus par Gaetano d’Espinosa, qui a réussi à donner une unité aux trois soirées en débarrassant Puccini de toute la mièvrerie dans laquelle on l’enferme quelquefois et en offrant une direction précise attentive et collant parfaitement au propos général de la programmation. Ce Puccini-là est bien en phase avec ses confrères germaniques.
Et voilà, trois soirs qui ont sans doute changé quelque chose dans la vision qu’on a de Puccini, qui ont donné un “Plus” comme le dit le titre du festival. Mais qui ont permis de mettre la lumière sur une période de la musique d’opéra foisonnante, qui voit naître et Turandot, et Wozzeck, mais aussi tant d’œuvres injsutement tombées dans l’oubli des programmateurs et que Lyon a magnifiquement reproposées. On a envie de les réentendre rapidement, peut-être dans d’autres contextes: à quand le Tryptique d’Hindemith?
Prochain passage obligé par Lyon, un Parsifal qui promet beaucoup, en mars prochain, (Kazushi Ono, François Girard, avec le ténor dont on parle Nicolai Schukoff, Gerd Grochowski (magnifique Gunther, magnifique Kurwenal) en Amfortas et Georg Zeppenfeld en Gurnemanz (il fut excellent à Bayreuth l’an dernier dans Henri l’oiseleur du Lohengrin de Neuenfels) et Elena Zhidkova en Kundry, qui est une chanteuse de très bon niveau. Rendez-vous à Lyon entre deux Veuves Joyeuses à Paris en mars!
OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 8 février 2012 – EINE FLORENTINISCHE TRAGÖDIE (Alexander von ZEMLINSKY) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY)- GIANNI SCHICCHI (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)
Une tragédie florentine…et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d’oeil amoral (et dantesque, puisque l’histoire vient de Dante – Enfer, chant XXX, 31-45
E l’Aretin che rimase, tremando
Mi disse:” Quel folletto è Gianni Schicchi…”).
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D’un côté Oscar Wilde et de l’autre Dante, voilà les horizons d’attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l’Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d’un livre de poche bien documenté, bien construit. On forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes…
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant (l’opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n’y a pas si longtemps…), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.
Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.
La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d’ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C’est Simone (l’excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d’ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d’autant qu’à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l’un à l’autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n’est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.
La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d’autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C’est une musique charnue, opulente, expansive, que l’acoustique sèche de l’opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d’ombre de la scène. Kontarsky arrive malgré l’acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: “Tu es si fort, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”, Simone: “Tu es si belle, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”) semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n’est pas close.
Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d’humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d’un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert, la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l’instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles (“Addio Firenze, addio addio cielo divino…”). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.
Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s’y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d’une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu’on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l’attaque explosive de l’orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l’air fameux, répond aux attentes, même si la voix n’a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l’énergie cependant. La direction de Gaetano d’Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l’orchestration et l’humour de Puccini dans l’utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l’orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l’air de Lauretta. Une belle soirée encore à l’actif de l’Opéra de Lyon.
OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS – VON HEUTE AUF MORGEN (Arnold SCHÖNBERG)(Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) /IL TABARRO (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)
Comme on est heureux en constatant qu’il y a des programmateurs intelligents et fins, qui ne se moquent pas du public et qui lui proposent des soirées séduisantes, équilibrées, et sans racolage culturel ou distributions bling bling. Comme on est heureux en constatant qu’il y a des publics ouverts, disponibles, jeunes et heureux. Comme on est heureux qu’enfin Puccini soit libéré de son image vériste et rapproché de cette musique “nouvelle”qui fit quelquefois scandale, et qu’il aimait: on sait qu’il aimait beaucoup le Pierrot Lunaire, par exemple. Qu’on est heureux enfin de découvrir ou redécouvrir des œuvres peu familières de nos salles, comme Von heute auf morgen ou Sancta Susanna ou même comme cette Florentinische Tragödie qu’on voit un peu plus, mais encore trop rarement.
Bref l’opéra de Lyon en programmant ce Festival Puccini Plus, nous a donné du vrai bonheur: par -10° l’autre soir (le 8 février) le public sortait du théâtre en chantant le fameux air de Lauretta de Gianni Schicchi…Merci à Serge Dorny.
Alors je vais aborder ces spectacles soir par soir, en essayant de communiquer au lecteur ce bonheur d’avoir assisté à ce qu’on aimerait avoir tout les soirs à l’opéra, des mises en scènes solides, des distributions équilibrés, des chefs de qualité.
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Von heute auf morgen, opéra en un acte écrit entre 1928 et 1929, a été créé en 1930 à Francfort. C’est une œuvre très rarement donnée, je l’ai découverte à l’occasion d’une présentation en version de concert en Allemagne, en 1994, à Ludwigshafen, où la division “Affaires culturelles” de BASF avait invité l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez à illustrer musicalement une série de manifestations autour de la Neue Sachlichkeit (nouvelle objectivité), il s’en est suivi une tournée de ce concert à la Scala, à Rome, à Vienne, et l’année suivante au Châtelet (1995). Je n’ai pas trace de représentations scéniques, mais seulement d’un film des Straub (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), très précisément construit autour de cette œuvre (Du jour au lendemain, 1997). D’ailleurs, ce film sera projeté lors d’un cycle dédié aux Straub par la cinémathèque de Grenoble le 2 mars 2012 à 22h, Salle Juliet Berto à Grenoble. A voir absolument!!
Von heute auf morgen est une manière d’opéra bouffe, en voici rapidement l’argument (il est de Schönberg lui-même et le livret de Max Blonda, pseudonyme de son épouse Gertrude Schönberg).
Un mari et sa femme rentrent chez eux après une soirée passée chez des amis. L’homme, fasciné par une amie d’enfance de sa femme, prend brusquement conscience de la différence qui existe entre l’élégante créature avec laquelle il a discuté toute la soirée et sa brave “ménagère” d’épouse. Sa femme dissimule son dépit en tentant de détourner la conversation, et lui fait gentiment remarquer qu’il se laisse aveugler “par n’importe quelle créature qui semble être à la mode”. Elle pressent soudain la menace qui pèse sur son bonheur et, pour éveiller la jalousie de son mari, lui raconte à son tour comment ce soir, un célèbre ténor lui a fait la cour. L’homme, piqué au vif, se moque d’elle. Alors, dans un élan d’impatience, elle le menace de lui montrer de quoi elle est capable, et que, faute d’intuition, il ne soupçonne pas. Elle aussi pourrait être moderne si elle le décidait et on verra bien ce qu’il adviendra de lui si elle se met à être “une femme d’aujourd’hui”.
“Mama, was sind das, moderne Menschen?” (Maman, c’est quoi des gens modernes?)est la question posée par l’enfant, dernière réplique de l’opéra, au baisser de rideau. Entre temps, le couple s’est retrouvé, et a ignoré la proposition libertine de l’amie et du chanteur venus les chercher. La question posée par l’opéra de Schönberg est celle du couple, face aux tentations et à la routine. Giorgetta, 25 ans, épouse de Michele, 50 ans, y répond tout autrement, et y succombe, séduite par le beau Luigi, 20 ans, ouvrier de son mari. C’est que il Tabarro (tiré d’une pièce de Didier Gold, La houppelande, vue par Puccini à Paris en 1912) est à l’autre pôle qui ignore la modernité citée par le couple de Schönberg. Chez Schönberg, une conversation, une communication transparente qui conduit à une décision “du jour au lendemain”, chez Puccini, un monde fait de silences, de mensonges, de soupçons qui conduit au drame et au meurtre. Deux manières de voir le couple, l’une héritière d’un XIXème englué dans les valeurs bourgeoises, l’autre tentée par une modernité amorale, mais qui retourne aux valeurs bourgeoises. Si l’œuvre de Puccini a eu une grande fortune scénique, celle de Schönberg au contraire a été critiquée dès le départ, à commencer par Otto Klemperer qui ne veut pas la jouer au Kroll Oper ou même Boulez qui a dit d’elle qu’il s’agissait “d’un des rares faux pas de Schönberg”. Si l’argument semble léger, la composition en est très complexe et le livret lui-même pose bien des questions. Si les Straub s’en sont emparés, c’est qu’il s’agit d’une œuvre plus épaisse, sous sa légèreté apparente, et moins évidente qu’il n’y paraît. Encore une fois, l’opposé de la lecture de Tabarro.
Deux metteurs en scène, John Fulljames (Von heute auf morgen), David Pountney (Il Tabarro), mais même décorateur (Johan Engels), et même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca), et deux chefs, qui remplacent Lothar Koenig souffrant, Bernhard Kontarsky, chef expérimenté, spécialiste incontesté de la musique du XXème, et un jeune chef sicilien d’une trentaine d’années, Gaetano d’Espinosa qui dirigera tous les Puccini.
John Fulljames traite l’œuvre comme une sorte de séquence cinématographique (des sièges devant la scène, où l’installent l’amie et le chanteur) où se succèderaient des plans, structurés par de perpétuels changement de décor, qui rend cette conversation plus variée, comme si les décors étaient des variations sur la notion très relative de modernité, plus vive, plus colorée qu’attendu: le décor est géométrique, fait de couleurs vives, très “moderne” selon la représentation qu’on a des intérieurs dits “modernes” à différentes époques. Il en résulte une grande fluidité, et aussi une vraie théâtralisation d’une œuvre souvent considérée comme irreprésentable. Notamment par le jeu et la présence de l’amie et du chanteur, spectateurs muets ou intervenants “en transparence” avant même leur entrée en scène. Tout cela est très réussi.
A l’inverse, il Tabarro se joue dans un décor gris et fixe, structuré par un cube gris, sorte de container figurant la péniche, avec un éclairage sombre et des jeux d’ombres qui construisent une atmosphère pesante dès le début, éclairée un instant par la Frugola (Natasha Petrinski, très bonne), ou par le célèbre duo sur Paris entre Luigi et Giorgetta, où la mélodie de Puccini n’est que faussement souriante, et terriblement nostalgique d’un paradis perdu qui n’ouvre pas sur un futur lumineux.
L’équipe de chanteurs est vraiment en phase avec le propos dans les deux opéras. Dans Schönberg, Wolfgang Newerla et Magdalena Anna Hofmann composent un couple qui maîtrise parfaitement l’art de la conversation en musique tandis que Rui dos Santos compose avce bonheur un chanteur ténorisant plus soucieux de l’apparence que de la profondeur, on le sent rien qu’à la manière de projeter la voix. Le metteur en scène utilise l’employé du gaz comme projection érotique (il faudrait faire un sort aux pompiers, facteurs ou employés du gaz, comme projection des rêves érotiques secrets des ménagères de plus ou moins de cinquante ans…). La direction musicale est lumineuse, et pour une fois, la sécheresse de l’acoustique de la salle avantage l’audition, on y entend toutes les notes, tous les niveaux, tous les instruments, et on touche vraiment à cette complexité dont il était question plus haut. Bernhard Kontarsky rend lisible et claire une œuvre déjà bien défendue sur le plateau. Il en résulte un travail d’une très haute qualité, et l’heure passe avec une grande rapidité, avec une visible adhésion du public.
En regard, un Puccini lui aussi d’une cristalline clarté. Gaetano d’Espinosa fait entendre la complexité, les singularités qui font comprendre la parenté de Puccini avec la modernité musicale. Son Puccini n’est jamais tonitruant, jamais vulgaire, toujours raffiné, et accompagne les chanteurs avec beaucoup d’attention. L’équipe de chanteurs est là aussi exemplaire, dans les petits rôles (Il talpa de Paolo Battaglia, par exemple) comme dans les grands: le Michele de Werner van Mechelen plus en phase que dans Gianni Schicchi à mon avis, est saisissant de retenue et d’inquiétante placidité, et la voix noire à souhait. Belle découverte que le jeune brésilien Thiago Arancam, voix bien posée, claire, assez forte, et bonne technique. Un ténor à suivre. La soprano dramatique hongroise Csilla Boross, une voix forte (qui chante fréquemment Abigaille), qui sait monter à l’aigu, et correspond bien à Giorgetta (plus qu’à Suor Angelica qu’elle chante aussi) remporte un succès notable et mérité.
Au total, une soirée dont le succès montre l’emprise sur le public, et qui par le contraste des deux œuvres, permet au spectateur de se construire efficacement la connaissance d’une période encore peu explorée dans nos salles. Deux spectacles très différents, mais d’égale qualité. Exactement ce qu’on attend d’une vraie soirée d’opéra.
OPERA DE PARIS 2011-2012 : LA CERISAIE, de Philippe FENELON le 2 février 2012 (Dir.mus: Tito CECCHERINI, Ms en scène: Georges LAVAUDANT)
L’opéra est-il un art vivant? Au vu de la programmation muséale des théâtres, il semble qu’il faille répondre par la négative: des enquêtes diverses concluaient que le monde lyrique tournait sur une trentaine de standards. La redécouverte du répertoire baroque a élargi l’assiette de programmation, mais en s’enfonçant dans les profondeurs de l’histoire plus qu’en explorant les possibilités du futur. Peut-on aujourd’hui parler de l’opéra de l’avenir? Gérard Mortier soulignait fréquemment que si l’opéra continuait à exploiter indéfiniment le même répertoire, il sciait la branche sur laquelle il était assis et se promettait une mort certaine.
Voilà pourquoi il faut toujours accueillir avec plaisir une création, et notamment une création qui s’inscrit clairement dans le genre. Non pas une création de “théâtre musical”, mais une œuvre avec une trame, des solistes, des airs, des chœurs. Un opéra, quoi! C’est bien ce que poursuit Philippe Fénelon, qui compte parmi les compositeurs d’opéras les plus présents sur la scène française. On ne va pas s’en plaindre. D’autant que cette Cerisaie montre un tournant dans une inspiration plus attirée jusque là par les mythes littéraires (Faust, Salammbô) que par le théâtre. En travaillant sur La Cerisaie, Fénelon suit une tradition bien assise qui s’appuie sur des pièces de théâtre (à succès ou non) pour faire de l’opéra: c’est une tradition d’où sont nées Le barbier de Séville, Le nozze di Figaro, La Traviata, Ernani, Tosca, Wozzeck, Lulu, Salomé…On ne saurait lui faire reproche de choisir La Cerisaie, ni de confier le livret à un librettiste russe, Alexei Parine, connu pour être un dramaturge de référence (il est le dramaturge de Dimitri Tcherniakov), et de proposer l’opéra en langue russe. Les ingrédients pour en faire un travail digne d’intérêt sont là.
L’œuvre de Tchekhov est un monument, c’est un univers, c’est un monde, c’est aussi une œuvre à tiroirs, faite de nostalgie, de drame, mais aussi de comédie, d’ironie, de grincements. Chaque personnage traîne une histoire qui se faufile dans l’intrigue, et qui de ramification en ramification, produit une œuvre d’une rare complexité. A l’opéra, cette complexité peut être partagée entre livret et musique, celui-ci disant e que celle-ci ne dit pas ou vice versa. Le choix de Fénelon et Parine n’est pas exactement la complexité ni même les méandres de l’intrigue mais une sorte d’épure qui efface en quelque sorte toute dramaturgie pour ne produire qu’une variation sur la nostalgie et le temps passé. Contrairement à l’original de Tchekhov, l’œuvre s’ouvre par l’annonce par Lopakhine qu’il a acheté la propriété. Et toute la construction de l’opéra s’en trouve déterminée. Les personnages n’avancent pas vers un irrémédiable dénouement, mais prennent acte et se réfugient dans le rêve ou la nostalgie. C’est donc plutôt à une variation sur la Cerisaie qu’on assiste, avec les conséquences sur la construction dramaturgique: espace unique, nombreux monologues, pas de nœud dramatique, mais une succession de moments, dans une ambiance rythmée par le chœur de femmes, très inspiré naturellement des chœurs russes et des choix qui illustrent qui la tristesse, qui la distance, qui l’ironie, qui la farce, sans véritablement que se tissent des liens, mais bien plutôt des murs qui abritent autant de “pezzi chiusi”. On donne même la parole aux morts (Gricha) dont la présence-absence est marquante dans pièce de Tchekhov. La lecture de l’argument sur le programme montre clairement cette construction: “La crise de nerfs de Liouba”, “Le champagne de Iacha”, “Le billard de Lionia”, “Chat perché de Gricha”, “Les espérances d’Ania”, “La valse de Liouba”. L’annonce de Lopakhine provoque des réactions de chaque personnage, et chacun va tout au long des deux parties, les explorer face au public, dans une ambiance de dernier bal, de dernière valse un peu triste animée par un orchestre maigrelet au fond de la scène.
La mise en scène de Georges Lavaudant ne peut guère, dans ces conditions qu’accompagner le livret et de structurer l’espace pour qu’il s’y déploie. Un espace unique, délimité par des troncs enchevêtrés, sans feuilles, sorte de pergola glacée, gelée, où la nature n’évoque absolument pas cette Cerisaie printanière et fleurie, mais au contraire la glaciation annonciatrice de fin, fixant un avenir pétrifié. Des sièges de salon, qu’on découvre ou qu’on recouvre, comme dans les propriétés abandonnées, des personnages qui errent ou qui dansent au milieu, et des numéros, comme au Music Hall. Ainsi de la servante allemande Charlotta, chantée par un homme, qui dans une fête triste fait des tours de magie (Mischa Schelomianski) au rythme d’un fox-trot chostakovien; D’autres moments, tout aussi décalés, serrent le cœur: la composition de Firs le vieux serviteur, chanté par une femme cette fois (l’excellente Ksenia Vyaznikova) est époustouflante, mais on se demande, au-delà de la performance de la chanteuse, pourquoi cette prise de distance, si ce n’est que Firs est ailleurs, c’est celui qu’on oublie quand on s’en va, qui reste seul, loin.
Georges Lavaudant suit donc cette fête triste en l’accompagnant d’un univers de la mélancolie et de la nostalgie. On se demande ce que Tcherniakov, auquel Fénelon avait pensé, aurait construit autour de ce livret. Lavaudant illustre, c’est un travail honnête, ce n’est pas un travail marquant.
La musique de Fénelon est certainement l’une des plus fines qu’il ait écrites, et pour moi l’une des plus réussies. Les deux orchestres qui, comme Fénelon le dit dans le programme, ne jouent pas les mêmes choses, donnent une atmosphère particulière. D’ailleurs l’orchestre de scène n’est pas composé comme celui de la pièce de Tchekhov. L’écriture pour l’orchestre de fosse, est assez colorée, joue sur les variétés de timbre, sur un scintillement instrumental, avec de très nombreuses citations, russes bien sûr (Moussorgski ou Tchaïkovski, Chostakovitch) mais aussi Beethoven ou Mozart, ou même Verdi du Bal Masqué. ce système de références, cette intertextualité musicale, très présente ici, mais qui l’était aussi chez les compositeurs du XIXème, montre bien sûr la parfaite connaissance qu’a Fénelon du répertoire et son souci de s’inscrire non en rupture, mais en continuation. A ce titre, les chœurs de femmes (magnifique chœur de notre Opéra National) sont à mon avis parmi les grandes réussites de ce travail, construits comme une sorte de fil rouge, ou fil russe, qui donnent une couleur particulièrement élégiaque à la pièce.
Au service de cette musique, dirigée avec grande précision par Tito Ceccherini, un chef spécialisé dans le répertoire contemporain, qui sait ici respecter l’atmosphère, sans jamais faire envahir la scène par le son, on trouve une distribution très homogène. La partition ne permet pas aux chanteurs de se singulariser, peu d’occasions d’acrobaties vocales. Mais si les performances techniques ne sont pas favorisées, les différences de timbre et de couleur sont particulièrement soignées et marquées, chaque chanteur, même dans les mêmes registres,est très individualisé musicalement: Liouba, Ania, Varia, sont trois soprano de couleurs très différentes, et chaque rôle est interprété avec une grande justesse (car Philippe Fénelon écrit très bien pour la voix) soit par
Elena Kelessidi (Liouba), soit par Ulysana Aleksyuk (Ania) et tout particulièrement par Anna Krainikova (Varia) et Alexandra Kadurina (Gricha, l’enfant – souvenir qui a dans l’opéra une présence presque obsessionnelle). Lionia, frère de Liouba (Gaïev dans la pièce) est agréablement interprété par Marat Gali ténor, tandis que Lopakhine est confié à un baryton, très bien campé par Igor Golovatenko, scéniquement et vocalement. Quand on sait l’importance des rôles de basse dans le répertoire russe, on s’étonne que le seul rôle de basse soit celui de la servante Charlotta. Clin d’oeil? En tous cas, il est clair que cette variation sur la Cerisaie est aussi une variation sur les voix de femme, solistes ou chœur, qui colorent tout particulièrement l’œuvre et donnent aux rêves de femme et à leurs nostalgies une importance centrale.
Il en résulte une soirée aux contours contrastés: la musique et son écriture, la qualité de son interprétation sont une très agréable surprise. Cependant les choix du livret et surtout les choix dramaturgiques empêchent la mise en scène de se structurer et d’aller au delà d’une illustration et d’une mise en espace d’un univers mental – surprenant affadissement de l’original de Tchekhov au total assez banal: on retrouve là ce qui pêche dans la création moderne, qui est l’imaginaire dramaturgique et le sens du drame, que l’opéra pourtant a souvent su mettre en relief. Merci à l’Opéra de Paris et au Bolchoï d’avoir mis leurs forces au service de la création, même si le Bolchoï n’en a présenté qu’une version de concert.
METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)
J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.
Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure “Ex machina” préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène “Regietheater”, revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans “interprétation”, sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève “la machine” et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de “commentaire”? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable) et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .
On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et
ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique), claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935: et une dernière image où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques faiblesses).
La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est un chant souvent uniforme, sans véritable “interprétation”, sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.
Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !
OPERNHAUS ZÜRICH 2011-2012 le 5 février 2012: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER (Dir.Mus: Daniele GATTI-Ms en scène: Harry KUPFER)
Après Tannhäuser, Harry Kupfer s’est vu confier par Alexander Pereira dont c’est la dernière saison zurichoise une mise en scène nouvelle des Meistersinger von Nürnberg.
Après Parsifal à Bayreuth, Lohengrin à la Scala, Daniele Gatti affronte cette partition foisonnante que peu de chefs non germaniques abordent.
Après Beckmesser à Bayreuth (un immense triomphe), Michael Volle aborde Hans Sachs, autre paire de manches, le rôle sans doute le plus écrasant du répertoire wagnérien, le plus écrasant, et l’un des moins spectaculaires. Trois motifs pour venir à Zürich.
Quelques souvenirs de Bernd Weikl et de Dietrich Fischer Dieskau font mes grands Hans Sachs sur scène, j’aime beaucoup le Theo Adam d’un enregistrement de Böhm chez Orfeo. Aujourd’hui, l’expérience de Bayreuth (Hawlata, Rutherford) est décevante, seul Bryn Terfel aux proms de Londres a pu impressionner.
Michael Volle est l’un des grands barytons basses du moment, son Wolfram l’an dernier dans cette même salle était tout simplement sublime, et son Hans Sachs ne pouvait qu’exciter ma curiosité.
Me voilà donc sur le chemin de Zürich (-13°) , entre deux Puccini lyonnais!
Au premier abord, la mise en scène de Harry Kupfer apparaît décevante, non parce que le livret est scrupuleusement suivi, ce qui est plutôt positif, mais parce qu’on se demande alors pourquoi cette transposition après guerre. En effet à part les costumes (juste après guerre) et le décor (une église en ruines qu’on commence à reconstruire – échafaudages métalliques qui semblent le faire tenir debout -, une ville au fond en ruines), on ne réussit pas au premier abord à mettre en relation l’espace et l’intrigue. Kupfer nous avait habitués à bien d’autre propositions, à bien d’autres postures…Pourtant, je suis frappé par la qualité et la précision de la direction d’acteurs, de la mise en place, de la manière, notamment dans la dernière partie de l’acte (les discussions des maîtres) combien Kupfer soigne le naturel, les échanges, les gestes, y compris ces petits gestes à peine esquissés d’une conversation. En observant Michael Volle, et la manière dont il construit Sachs, une sorte de primus (implicite) inter pares, comment il discute, comment on voit naître son étonnement d’abord, son admiration ensuite envers le jeune Walther, et comment Kupfer construit l’image conformiste des autres protagonistes. Du beau travail, tissé seulement à partir des gestes et des mouvements.
Dès le second acte, dans les mêmes espaces: la scène est constituée comme au premier acte d’une ruine de portail monumental gothique et de quelques piliers et de pans de mur, installés sur une tournette, qui ainsi amène sans cesse un changement d’espace et une mobilité des foules, sans que le plateau n’ait à être modifié. Le fond de scène a changé, des ruines on est passé aux grues, on reconstruit…on commence alors à comprendre le propos de Kupfer, qui inscrit ces Maîtres dans un contexte particulier et dans un univers qui est au fond l’opposé de celui de Katharina Wagner à Bayreuth, qui fait des Maîtres une réflexion sur le conformisme en art, sur le populisme et le refus de la marginalité. L’univers de Kupfer est d’abord un univers incroyablement optimiste. Lui qui vient de l’Est et qui a été marqué par une culture scénique plutôt idéologique, le voilà qui fait de ce symbole d’une germanité qu’on a tendance à refuser (Les Maîtres Chanteurs furent le seul opéra de Wagner qui trouva grâce aux yeux du nazisme finissant, et qui eut droit d’être représenté à Bayreuth jusqu’à la fin) le symbole d’une germanité et d’une Allemagne retrouvées, dans le bonheur et la joie d’un futur ouvert et réussi, une germanité ouverte et moderne. De fait, le troisième acte se déroule sur fond d’Allemagne reconstruite (gratte-ciels), seuls les échafaudages subsistent autour de l’église centrale, on peut s’imaginer que bientôt, tout sera reconstruit (on pense irrésistiblement à la Frauenkirche de Dresde), ou l’on peut voir derrière cette ruine qui permane, qu’une certaine Allemagne peine à se retrouver dans la nouvelle, ou qu’on tient à laisser des traces visibles de la destruction. Dans une Allemagne qui retrouve sa place et sa tradition, les Maîtres retrouvent le symbolique positive et non pervertie… Kupfer nous étonnera toujours. On était loin de s’attendre de sa part à une lecture aussi ouverte et aussi positive de cette œuvre. Il en résulte donc à la fois une construction très précise des personnages, une attention à garder à la fois la fraîcheur et les gestes de la comédie – si j’osais, je dirais aussi…de l’opérette. la Festswiese est un authentique défilé des corporations, mais un défilé comme on en voit dans les carnavals d’aujourd’hui, si populaires encore en Allemagne (voir le Carnaval de Mayence, par exemple).
Kupfer est très attentif aux rapports qui se construisent entre les personnages, notamment entre Eva et Sachs, on apparaissent très clairement l’ambiguité de la relation, et la situation d’Eva, qui a peine à choisir entre Sachs et Walther, entre le refuge et le désir. Ainsi l’individu Sachs, tel une maréchale au masculin, laisse les jeunes gens s’aimer et le désir s’assouvir, et reste seul, mais une solitude qui est compensée par l’admiration de tous, qui le fêtent comme l’artiste de référence, mais là aussi, Sachs comprend qu’entre l’artiste artisan qu’il est et le génie qu’il entrevoit chez Walther, il doit là aussi laisser la place. D’où son insistance pour que Walther devienne Maître: il refuse l’idée de l’artiste “voleur de feu” à la Rimbaud qui repousserait la reconnaissance sociale, même si elle passe par une institution un peu fossilisée. Walther doit intégrer une institution qui fait que même les bourgeois, même les artisans parlent d’art. Et le monologue final de Sachs, qui parlent de l’art allemand et qu’on a si souvent pointé du doigt pour ses relents nationalistes est d’abord un monologue à la gloire de l’art.
Il s’agit donc à mon avis d’un vrai travail de reconstruction, d’un véritable effort pour replacer les Maîtres Chanteurs à une place positive, ouverte, et non à une place qui obligerait systématiquement à en faire une lecture destructrice.
A cette entreprise vraiment optimiste correspond une troupe de chanteurs souvent remarquables. Matti Salminen, qui est l’un des artistes maison les plus fidèles, compose un Pogner puissant, et humain, avec une voix certes un peu vieillie, mais toujours impressionnante. Quel plaisir de constater qu’il a encore une présence et une personnalité vocales incomparables. Martin Gantner, lui aussi l’un des piliers de l’opéra de Zürich, compose un Beckmesser loin de la caricature, homme mur un peu traditionaliste, peu clairvoyant, mais qui rend le troisième acte à la fois désopilant (il arrive en scène encore tout déglingué par la bataille finale du second acte) et attendrissant, la manière dont il est seul, laissé de côté lors de la Festwiese, et dont Sachs s’approche pour “faire la paix” avant que chacun de son côté s’enfuie vers sa solitude est très tendre et si juste. La voix est claire, bien posée, et la composition est excellente.
Roberto Saccà est une surprise en Walther, la voix, sans être d’une qualité intrinsèque exceptionnelle, est forte, bien conduite, la technique est sans faille. Son air final est vraiment de très grande qualité. Un artiste à suivre, sans nul doute, même si la personnalité et l’interprétation restent un peu frustes et plates…
Le David du jeune autrichien Peter Sonn est aussi une belle personnalité scénique et vocale, il remporte un grand succès personnel. je suis moins enthousiaste des rôles féminins: une Magdelene à la voix chaude, bien timbrée, de Wiebke Lehmkuhl, et une Eva malheureusement discutable de Juliane Banse. Magnifique scéniquement, avec une fraicheur et une jeunesse éclatante, et un engagement réel, mais vocalement inégale, ne réussissant pas toujours à stabiliser la voix, ayant tendance à crier à l’aigu, ce qui fait du quintette du 3ème acte de ce point de vue un des moments musicaux les plus attendus et les moins réussis de la soirée, tant les voix ne réussissent pas à fusionner, et Juliane Banse a sa responsabilité!
Reste Michael Volle. Son Sachs prend le parti pris du non spectaculaire, avec une fluidité de la “conversation en musique” vraiment étonnante, et une diction exemplaire. Mais la voix, impressionnante dans d’autres rôles, est apparue un peu fatiguée, luttant contre l’orchestre, et réellement à bout dans les dernières minutes. Il reste un très grand artiste, et son Hans Sachs est présent, fort, passionnant et tellement juste au niveau scénique, tellement “naturel”, tellement humain. Mais je suis un tout petit peu déçu par rapport aux attentes, même si parmi les Sachs de ces dernières années (hors Terfel) il émerge du lot sans discussion.
Daniele Gatti, directeur musical de l’opéra de Zürich, s’en titre avec les les plus grands honneurs. Le programme de salle souligne qu’il affronte une œuvre symbole de la culture germanique, à laquelle peu de “latins” osent s’attaquer. Il se place dans le sillage de Toscanini, qui comme lui dirigea Parsifal à Bayreuth. Mais Daniele Gatti est dirige aussi bien Wagner ou Berg que Verdi. Il est donc dans son élément ici et dirige un Wagner très clair, très limpide, même si dans la très petite salle de Zürich l’orchestre apparaît quelquefois un peu fort et les équilibres scène/salle quelque peu bousculés. Il est possible que Volle en ait souffert. Il reste que sa direction très contrastée (prélude du 3ème acte exceptionnel), et particulièrement lisible permet de constater une fois de plus la complexité et l’épaisseur de cette partition, qui a inspiré bien des musiciens de la fin du XIXème, la manière dont la musique aide à DIRE le texte, dont elle l’accompagne comme si elle commentait des images, et si l’on se met à suivre un seul instrument, n’importe lequel, on entre alors dans une forêt de surprises, une sorte de labyrinthe de sons à se perdre. Dans mon parcours wagnérien, j’ai eu du mal avec cette œuvre au début, mais plus je l’écoute, plus je la respire, et plus je me dis que c’est peut-être là le chef d’œuvre absolu du maître de Bayreuth et la direction remarquable de Gatti permet de s’y immerger et de s’en étourdir. En sortant du théâtre, après 6h de spectacle, on est heureux, regonflé, et on en reprendrait bien un “Schluck”…
OPERA DE PARIS 2011-2012: LA DAME DE PIQUE, de P.I TCHAIKOVSKI (Ms en scène Lev DODIN, Dir.Mus: Dimitri JUROWSKI) le 31 janvier 2012.
Si c’ est vraiment dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, alors l’adage a été vérifié l’autre soir à l’Opéra Bastille. Le spectacle de Lev Dodin (1999), 12 ans d’âge, repris plusieurs fois est un beau spectacle, la mise en scène intelligente et forte, la distribution solide, le chef au rendez-vous. J’aime la Dame de Pique, depuis le soir de 1978 où je l’entendis en version de concert au théâtre des Champs Elysées, dirigée par Rostropovitch, avec Galina Vichnievskaia et Peter Gugalov, et la Comtesse de Regina Resnik. J’appris alors que l’on peut faire frémir un public, assise, seule, avec une ėtole de fourrure blanche en chantant l’ariette de Richard Coeur de Lion. Je l’ai déjà écrit ailleurs: c’est un des grands moments de ma vie de mélomane, et
Regina Resnik est entrée pour toujours au Panthéon des inaccessibles. Cinq minutes qui changèrent quelque chose dans ma vie. Le hasard a voulu que nous devenions amis, c’est un privilège immense d’avoir pu écouter les récits de cette Dame immense du chant, qui débuta avec Bruno Walter, enseignante exceptionnelle, d’une intelligence peu commune et d’avoir pu souvent la côtoyer.
Par ailleurs, lorsque j’enseignais, j’avais l’habitude de faire étudier la nouvelle de Pouchkine, en en profitant pour faire découvrir à mes élèves l’opéra de Tchaïkovski. La nouvelle est écrite avec cette terrible distance ironique qui fait de Hermann dès le départ une sorte de fou, de personnage à part, obsédé par le jeu qu’il ne pratique pas. En ce sens, Dodin est sans doute plus proche de Pouchkine que de Tchaïkovski, où la composante “romantique” de l’amour de Lisa est peut-être plus accentuée et la musique plus charnelle et moins distanciée.
Car dès le départ le décor (quasiment unique) est planté. Un lit d’hôpital , de hauts murs verts et blancs, de ce vert “hôpital” un peu pâle, et un personnel de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, qui circule. Hermann en pyjama apparaît, et le livret se déroule comme une succession de réminiscences qui vont peu à peu reconstituer l’histoire. les personnages circulent le plus souvent sur un espace surélevé, et regardent du haut un Hermann qui serait réduit à l’état de bête de zoo. Dans ces visions se superposent les personnels hospitaliers et les personnages de l’histoire (la Comtesse y apparaît comme médecin par exemple, comme traces de l’esprit malade d’Hermann. Un ensemble très cohérent, qui n’a pas vieilli, comme pour toutes les bonnes productions.
La distribution, solide, est composée de spécialistes de ce répertoire, à commencer par le Hermann de Vladimir Galouzine. Le rôle est lourd, exige une permanente tension vocale. Le ténor russe, spécialiste des rôles de ténor dramatique (il chante Otello par exemple), est là dans son élément, et compose un personnage fatigué, un peu perdu, très crédible, une très belle performance. De plus il connaît bien la production puisqu’il l’a créée. La voix est restée solide, claire, bien posée et dominée. La Lisa de Olga Guryakova est aujourd’hui connue de toutes les grandes scènes du monde. Ce soprano lyrique, voire lirico spinto, rend particulièrement bien justice au rôle, plus lourd qu’il n’y paraît à première vue. On croit cependant apercevoir quelques problèmes de justesse dans les aigus, mais il reste que la prestation est fort louable.
La comtesse de Larissa Diadkova a évidemment cette belle voix bien ronde de mezzo soprano, il reste qu’elle n’a pas en scène la personnalité d’autres chanteuses, Resnik bien sûr, mais aussi Obratzova. C’est souvent l’occasion de faire chanter une gloire du passé. Madame Diadkova est une très bonne chanteuse, qui rend justice au rôle sans le marquer scéniquement de manière exceptionnelle.
Le Tomski de Evgeny Nikitin est juste, on aime beaucoup ce chanteur qui fait désormais une grande carrière (il sera le Hollandais de Bayreuth cette année) mais on s’arrêtera sur l’Eletski de Ludovic Tézier, dont le “Ya vas lioubliou” est tout simplement magnifique de justesse, de simplicité, d’émotion: applaudissements à scène ouverte, grand succès au rideau final, ce n’est que justice et sur la Paulina de Varduhi Abrahamyan qui montre une très belle personnalité vocale (à suivre) . Le reste du plateau est sans reproche
Quant à la fosse, elle est confiée au troisième larron de la tribu des Jurowski, après le père Mikhaïl et le fils Vladimir (qui dirigea la première série de représentations), c’est le tour du cadet Dimitri, formé à l’école allemande (Ecole Hans Eisler de Berlin) et qui propose une interprétations sensible, très précise, soutenant bien le plateau, et souvent assez poétique, sans jamais exacerber les sons, donnant à l’ensemble une belle couleur.
Au total une belle soirée de répertoire, réussie, dans une production toujours de très bonne facture, à mettre au crédit de l’Opéra.
THÉÂTRE À L’ODÉON : LA DAME AUX CAMÉLIAS, de A.DUMAS fils (ms en scène : Frank CASTORF) le 1er février 2012
En lisant la presse et divers compte rendus, j’avais bien compris que ce spectacle était loin de faire l’unanimité. L’autre soir à l’Odéon, un premier spectateur est sorti en hurlant son indignation de manière si sonore et si théâtrale que l’on a pu croire un instant que c’était prévu par une mise en scène qui nous a réservé bien d’autres surprises. Les sorties se sont poursuivies, puis ce fut la saignée à l’entracte où 40 à 50% de la salle a préféré affronter le froid glacial que de rester dans la chaleur du spectacle. Le public parisien n’est visiblement pas habitué à la manière Castorf, “manière”, au sens italien de “maniera”, ou de “maniérisme”, à ce style exubérant et violent, débordant et volontairement excessif. Au pays du théâtre classique et des trois unités, voir un théâtre qui suit la règle des mille unités, cela secoue son homme.
Ceux qui pensaient voir le drame en cinq actes d’Alexandre Dumas fils ou une version parlée de “La Traviata” en sont évidemment pour leurs frais, puisque ce n’est pas du drame qu’il s’agit, mais du roman, beaucoup plus rude, et puisque le texte du roman est mis en perspective, en contraste, en parataxe avec celui de “La Mission” de Heiner Müller, ou d’extraits de Georges Bataille. C’est comme se frotter à du papier de verre pendant 3h45, entracte compris. Spectacle long et difficile, agaçant par ses excès, mais juste aussi par ces mêmes excès, merveilleusement bien joué par un ensemble de comédiens engagés, résolus, et d’une redoutable rigueur, comme souvent chez Castorf. On ne changera pas un metteur en scène qui ne cesse de proposer la même lecture pessimiste, grinçante, dérisoire de notre monde et qui fait de l’histoire (du mythe) de la Dame aux Camélias une sorte de témoin terrible de la pornographie du monde “démocratique” issu de la révolution française, qui permit à une nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, de se vautrer dans les oripeaux de la classe dirigeante qu’elle remplaça, l’aristocratie. Pour nous écœurer, Castorf fait agir les leviers que sont pipi, caca, zizi, pussy, vomi et leurs corollaires politiques, Berlusconi et Khadafi embrassés, Hitler et Franco main dans la main, c’est à dire les produits extrêmes nés des dérives de la démocratie. On est loin du mythe romantique de la Dame aux Camélias, encore que les dialogues Marguerite/Armand du second acte, transmis via une vidéo reprenant directement les acteurs serrés dans l’espace réduit d’une chambre minuscule de favela immonde soient souvent riches d’émotion; manière de voir un jeu époustouflant, qu’il serait impossible de rendre sur la scène – en direct. Cette reprise vidéo, qui se poursuit pendant presque tout le second acte, le spectateur n’ apercevant en direct “théâtral” qu’un coin très partiel du décor, qu’un morceau de corps ou de visage, que des visions fugaces et découvrant sur les écrans ce qu’il ne voit pas directement, distancie et à la fois réussit à émouvoir, tant l’expression des visages, le jeu des corps, la violence des échanges, réussit à produire de l’émotion. j’ai voulu relire le début du roman de Dumas, et j’y ai retrouvé effectivement une sorte de violence et de cynisme au cyanure que Castorf a exacerbé.
Les révolutions échouent, celle de 1789, qui se finit par un Empire, celle de 1830, qui s’ouvre sur Trois Glorieuses et se finit sur l’arrivée d’un Roi Bourgeois, celle de 1848, qui se finit sur le sacre de Napoléon III (déjà Flaubert, dans l’Education Sentimentale, en fait la même lecture terrible) jusqu’à celle de Roumanie, qui clôt la pièce, et qui laisse place à une émouvante logorrhée de roumains en train de se libérer: le sort des roumains aujourd’hui qui souvent émigrent (et si l’on pense aussi à celui des Roms…) est aussi un résultat de cette révolution là. Pour montrer ces échecs, le texte de Heiner Müller qui raconte l’arrivée d’émissaires de la Révolution venus en Jamaïque au nom des idéaux révolutionnaires pour libérer les esclaves, et dont la visite perd tout sens quand Napoléon proclame l’Empire.
Marguerite Gautier, objet de tous les désirs de cette bourgeoisie triomphante qui a perdu toute valeur, esclave consentante des hommes (avec laquelle il est aisé de faire un lien avec le sort des esclaves des colonies) en est un symbole et un mythe: elle rêve d’une vie normée et normale avec Armand, mais se sacrifie et retourne à la prostitution de luxe pour permettre à la famille d’Armand, et aux valeurs bourgeoises, de triompher, elle se condamne pour permettre aux valeurs qui la tuent de survivre. (Hans Neuenfels, dans sa mise en scène de Traviata, vue à la Komische Oper il y a peu avait au troisième acte habillé Violetta en putain et tenait donc un peu le même fil interprétatif).
En transposant l’univers de Violetta dans celui d’une favela, dont l’espace est fait d’ordures, d’une cuisine et des toilettes infectes, un lit immonde, un poulailler où gisent tantôt des filles, tantôt des poules, Castorf fait vivre la démonstration et la rend insupportable. D’autant que le texte n’est jamais le même et enchaîne des phrases de Dumas, de Bataille ou de Heiner Müller dans une sorte de continuum où se succèdent des scènes presque comme des numéros d’une revue dérisoire, sur deux espaces, l’un hyper clean, moderne et lumineux, un peu comme une scène de boite de nuit, l’autre la favela dont il était question plus haut; on parle français, souvent russe (allusion aux prostituées slaves?) quelquefois allemand, on y chante (la chanteuse Ruth Rosenfeld chante tout, du blues à la Traviata) on entend du Sardou (“ne m’appelez plus jamais France”) et on cite Plastic Bertrand. Dans ce grand melting pot théâtral où l’on interroge l’amont et l’aval de La Dame aux Camélias, mais jamais la pièce elle même, Castorf met en place une machine à broyer théâtre, acteurs et spectateurs, divisée en deux temps, une première partie explosive, qui se perd, qui nous perd dans les méandres des textes et du temps, futur? présent? passé? et une seconde partie plus linéaire, où les acteurs, repris en vidéos jouent d’abord le roman de Marguerite Gautier, l’amour, la violence du désir, (étonnante Claire Sermonne) et ensuite La Mission de Heiner Müller, avec un rythme qui se ralentit, des discours longs, très longs, magnifiquement dits par Jean Damien Barbin – exceptionnel Galloudec- et le traître Debuisson interprété par Jeanne Balibar (à qui Castorf a confié les rôles noirs du spectacle). Les comédiens changent de peau, de rôle, de face, de sexe même – Armand s’habille en femme-. Le spectateur ne sait plus qui est qui, mais au fond, qu’importe, car le spectacle réussit à fonctionner, à interroger, à indigner, à agacer, qui distille aussi quelquefois de l’ennui, mais qui fait qu’à la sortie on se précipite sur les textes, pour trouver des réponses, pour mieux comprendre, pour aller encore plus loin. Castorf, maître du “trop”, qui voit le monde comme un immense terrain porno (En lettres lumineuses les expressions “GLOBAL NETWORK” et “ANUS MUNDI” éclairent la scène comme elles éclairent le monde) et qui ne cesse de porter en scène cette lecture désabusée d’un monde fait de conflits et de pornographie (que fera-t-il du Ring à Bayreuth l’an prochain?) a produit là un spectacle qui frappe violemment le spectateur. On sort de ces 3h45 en ne se posant pas la question rituelle j’aime/j’aime pas. Je ne sais pas si j’ai aimé, – j’ai vu de meilleurs spectacles de Castorf (l’Idiot fut un immense moment) – mais en tous cas j’ai supporté, et je suis resté admiratif devant la réalisation et l’extraordinaire performance des acteurs.
Résumer chaque moment et chaque détail serait vain: cela ne se résume pas. C’est un spectacle qui demande une énorme disponibilité, aucune attente, aucune idée préconçue, et qui exige du spectateur qu’il se laisse porter, et surtout qu’il ne fasse pas l’erreur de croire à la provocation. Provoquer qui? au nom de quoi? Le théâtre d’aujourd’hui est au-delà de la provocation. C’est peut-être le monde d’aujourd’hui qui est une provocation, c’est peut-être la mort de Marguerite Gautier qui est une provocation, c’est peut-être Berlusconi qui est une provocation…mais sûrement pas Castorf: qu’il plaise ou qu’il insupporte, la manière dont les acteurs se donnent et s’offrent est une preuve que son travail réveille les énergies, même au service “d’une mise en scène à la con”, comme le hurle Jeanne Balibar pendant le spectacle.[wpsr_facebook]