METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG, le 3 mai 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Jay Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Acte II (photo de répétition) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Distribution

Direction musicale: Fabio Luisi
Brünnhilde: Katarina Dalayman
Gutrune: Wendy Bryn Harmer
Waltraute: Karen Cargill
Siegfried:Jay Hunter Morris
Gunther: Iain Paterson
Alberich: Richard Paul Fink  (remplaçant Eric Owens)
Hagen:Hans-Peter König

La production

Mise en scène: Robert Lepage
Metteur en scène associé: Neilson Vignola
Décor: Carl Fillion
Costumes: François St-Aubin
Lumières: Etienne Boucher
Artiste Vidéaste : Lionel Arnould

Nous voici donc au terme du voyage. Après une semaine exacte de représentations, et après un prologue et deux jours, voici venir le Crépuscule des Dieux. Et la soirée ne nous laissera pas trop de regrets.
Des quatre soirées c’est indiscutablement la plus faible au niveau de la mise en scène, et le chant y est très contrasté.
Du point de vue scénique, Robert Lepage et son équipe se sont visiblement fatigués, et le pari de tenir 17h de musique avec un seul décor (la fameuse machine) qu’on a déjà tourné dans tous les sens, et qui en a vu de toutes les couleurs (avec un peu de grincements quelquefois) est ici perdu. Il y a quand même des trouvailles: le voyage de Siegfried sur le Rhin (radeau remuant avec Grane et Siegfried)

Arrivée chez les Gibichungen ©Ken Howard, Metropolitan Opera

et l’arrivée de Siegfried chez les Gibichungen (le radeau aborde une sorte de plage) sont des images somptueuses, faire de Grane un automate géant (on s’y trompe au départ) est aussi une bonne idée.

Scène des Nornes ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Les Nornes filant un fil qui est dans leur main une corde très épaisse qui se démultiplie dans les 24 pales de la machine, est une vision à la fois forte et logique: les Nornes font de gros efforts pour filer cette corde épaisse qui résume tous les destins du Monde, et qui se démultiplie en fils; quand la machine s’affole, les fils se déchirent et c’est le drame. Pour le reste, les scènes se déroulent souvent devant un décor fixe (le palais des Gibichungen, tout le deuxième acte et une bonne partie du premier, ainsi que la fin du troisième) et là peu de solutions spectaculaires: l’idée de projeter une sorte de tronc géant dans lequel l’espace serait sculpté, avec ses stries circulaires qui donnent une idée du temps qui passe n’est pas mauvaise non plus, mais finit par lasser, et les statues des Dieux au deuxième acte (Fricka, Wotan, Donner) et à la fin du troisième (les mêmes plus Freia et Froh) qui s’écroulent à l’embrasement du Walhalla sont aussi une bonne idée.
Que des bonnes idées alors? Non, pas vraiment. On en a assez de voir des effets avec l’eau (les filles du Rhin qui sont sur un rocher, l’un des chasseurs qui lave son manteau, Siegfried qui se rince les mains, Günther qui se rince les mains ensanglantées du sang de Siegfried et qui transforme les Rhin en fleuve de sang) désormais le spectateur est habitué. On est las aussi de voir, dans ces scènes qui demandent vraiment une direction d’acteurs, quelque chose de sommaire et archi vu et revu. Robert Lepage a choisi de suivre les didascalies et de respecter au millimètre le livret. Bravo diront les Vestales, mais qu’est ce qu’on s’ennuie! Pas une seule vraie idée de théâtre, pas de véritable travail sur les gestes, pas d’occupation de l’espace: la machine empêche le chœur de se déployer et la grande scène de l’acte II, impressionnante au départ, tourne à vide, l’arrivée d’Alberich et la scène avec Hagen n’ont aucun mystère (Ah! Chéreau, le Rhin argenté, la pleine lune) et le cortège de mariage final est complètement ridicule (voulu?). La scène de la mort de Siegfried a été vue des dizaines de fois de cette manière et ce Rhin qui cataracte un peu en arrière plan est lassant. Quant à la scène finale, elle est ratée: certes, tout ce bois qui s’embrase, certes, Brünnhilde qui enfourche Grane comme il y a des lustres Marjorie Lawrence sur un vrai cheval (sans doute un rappel en forme d’hommage), mais le bûcher de Siegfried qui s’éloigne peu à peu comme sur des roulettes, c’est maladroit, mais l’Anneau lancé aux filles du Rhin, ce n’est pas clair, mais la noyade de Hagen, c’est assez mal fait, mais les statues qui tombent, c’est un peu attendu. Où est le final inoubliable de l’Or du Rhin, ou de la Walkyrie? Seule image qui reste, c’est la dernière, retour à l’origine et à cette première image du Rhin qui remue (la machine en contre jour sur fond bleu profond) qui va à l’unisson avec la musique et qui fait un bel effet (comme au départ de l’Or du Rhin d’ailleurs). On l’impression que les ressources de la machine sont impuissantes face à l’organisation dramaturgique wagnérienne: la Marche funèbre même, pour laquelle on attendrait quelque chose de grandiose, reste plate et sans émotion.
Dans le genre, je ne peux que conseiller le Ring de la Fura dels Baus, à Valence ou Florence l’an prochain, le Crépuscule des Dieux est un très grand moment, bien supérieur à celui-ci.

La direction de Fabio Luisi, qui a remporté un grand succès (malgré quelques hueurs isolés) est une direction trop lente au premier acte (plus de deux heures), mais qui se dynamise au fur et à mesure, avec quelques accidents dans les cuivres au début du troisième acte et dans l’appel au cor de la scène II de l’acte III. C’est dans l’ensemble un travail respectable, propre, sans vraie originalité, sans véritable lecture personnelle, mais qui accompagne le plateau de manière très attentive. Seul Siegfried m’a totalement convaincu dans la fosse.
Les voix sont là aussi contrastées: Hans-Peter König est un très grand Hagen, comme toujours à la fois noir et  humain, comme sait le rendre ce chanteur exceptionnel: des graves larges et profonds, des aigus triomphants, une belle présence en scène: voilà qui fait le grand triomphe de la soirée. Iain Paterson est un Günther efficace, le rôle est ingrat (comme celui de Gutrune) et il réussit à rendre le personnage intéressant grâce à une voix bien posée et puissante, grâce à une diction exemplaire. Eric Owens malade a été remplacé au dernier moment par l’Alberich de la semaine prochaine, Richard Paul Fink, très correct, mais à la prononciation un peu pénible, et dont la voix plus claire n’a rien à voir avec la composition magistrale d’Owens: les spectateurs de la semaine prochaine y perdront.
La Waltraute de Karen Cargill a la voix et les aigus, elle a le timbre, mais elle n’a pas ce qu’il faut pour Waltraute: le charisme. Il faut une chanteuse de mélodies: Fassbaender était merveilleuse, Waltraud Meier, annoncée , mais ayant tôt renoncé sans doute – elle a assuré les représentations de février- est un phénomène scénique et de diction du texte. Madame Cargill fait honnêtement son métier, mais n’a pas le relief nécessaire.
Wendy Bryn Harmer dans Gutrune est une chanteuse intéressante, même si elle a tendance à un peu crier ses aigus. Si elle travaille bien, elle sera sans doute une Sieglinde avec laquelle il faudra compter: puissance, présence, volume. Elle a tout pour promettre.
Les trois Nornes (Maria Radner, Elizabeth Bishop, Heidi Melton) et les filles du Rhin (Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford) sont très en place et souvent intenses (pour les Nornes), aucun problème d’ensemble ni de couleur.
Jay Hunter Morris, le jeune texan (de Paris, Texas), que le MET a été chercher  pour remplacer le Siegfried prévu à l’origine, Gary Lehman tombé gravement malade est une vraie trouvaille: il “assure” comme on dit de bout en bout, et connaît l’art de l’esquive quand la note est dangereuse (quelques suraigus du rôle sont redoutables), il en résulte une interprétation assez fraiche, une jolie  couleur  sans jamais forcer, et avec une voix qui n’est pas si grande, mais bien dominée. Il obtient un vrai succès du public qui lui fait un accueil presque semblable à celui de König.
Katarina Dalayman en revanche était loin d’être au mieux de sa forme, même si nous n’avons pas eu trop de cris à la place des aigus. La voix n’était aucunement homogène, les graves inexistants (c’est habituel chez elle) et une alternance non dominée de plusieurs niveaux vocaux. La scène finale est assurée, mais les suraigus sont vilains, et l’intensité inférieure à ce qu’on connaît d’elle. Sa prestation dans les trois Brünnhilde est très largement en dessous de ses prestations parisiennes ou salzbourgeoises.
On le voit, au total ce ne fut pas le Crépuscule de nos rêves, mais il ne gâche pas le Ring dans son ensemble, avec un Rheingold et un Siegfried magnifiquement chantés, avec un Wotan anthologique, avec un Mime supérieur, avec une Fricka de rêve et une Sieglinde merveilleuse… On n’oubliera pas de sitôt un final de Walkyrie à couper le souffle et à tirer les larmes, et un Rheingold qui déploie tous les sortilèges de l’illusion et du théâtre. C’est une production sans nul doute importante pour ce qu’elle affirme de l’œuvre et pour son parti pris didascalique, pour ce retour au texte que tant de spectateurs appellent de leur vœux . Mais elle pèche par l’absence de théâtre d’acteurs, par l’inexistence d’un travail continu sur les personnages et par essoufflement sur la durée.
Enfin, c’est aussi une production qui a beaucoup souffert musicalement, avec de multiples remplacements et qui malgré tout, parce que le MET est un grand théâtre, réussit à convaincre dans l’ensemble, grâce à Terfel, Siegel, Kaufmann quand il est là, Westbroek, Morris, Owens, Paterson et König, allez, ça n’est déjà pas mal!!
Alors, on est quand même triste et  mélancolique de quitter New York et de voir s’éloigner pour un temps l’esplanade du Lincoln Center. Il y a trois Ring l’an prochain au MET, mais avec une distribution moins stimulante: il faudra sans doute attendre quelques années pour une grande reprise avec de nouveau, les justes chanteurs.
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, SIEGFRIED, le 30 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Jay-Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Siegfried terrassant le Dragon ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Mais pourquoi ces cris? Katarina Dalayman, comme dans Walküre, mais de manière encore plus accusée, a remplacé toutes ses notes aiguës et suraiguës par des  cris stridents. Sans cesse, et pendant tout le duo du troisième acte. Cela n’avait pas mal commencé pourtant avec un joli “Heil dir Sonne!” et puis dès que les difficultés  nombreuses du duo sont apparues, les cris sont apparus avec, à en devenir gênants voire franchement dérangeants. Le public ne lui a pas réservé l’ovation que les autres ont reçue, et certains mêmes derrière moi ont hué. Ainsi madame Dalayman avait-elle trois voix clairement identifiables, les graves, comme toujours chez elle, inaudibles, le registre central, assez beau et large, et puis le registre aigu, fait de cris. Crispant. Si Madame Dalayman se met à chanter comme cela, je crains pour les dizaines de Brünnhilde auxquelles elle est promise les années prochaines. J’ai toujours eu des réserves envers cette chanteuse, plusieurs fois exprimées dans ce blog, mais j’avoue que je ne l’ai jamais entendue avec un tel défaut, si accusé.
Fatigue passagère? Espérons-le, mais comme c’était désagréable!
C’était d’autant plus désagréable que le reste de la distribution a  vraiment été extraordinaire, et que nous avons assisté à un Siegfried parmi les plus beaux de ces dernières années musicalement parlant.
Siegfried requiert, plus que les autres jours du Ring, un travail sur la diction, sur la composition, sur la vérité du dialogue pendant les deux premiers actes. C’est sans doute en ce sens le plus théâtral et pas forcément le plus spectaculaire (Dragon excepté, et encore, cela dépend ce qu’on en fait). La partie la plus spectaculaire est évidemment l’arrivée de Siegfried sur le rocher au troisième acte. Mais pour le reste, les chanteurs dialoguent, chantent en duo, sur le proscenium. Si rien n’est construit au niveau théâtral, si le jeu n’est pas travaillé, on risque le trou noir.
Ce fut magnifique d’abord grâce à l’extraordinaire performance de Gerhard Siegel dans Mime, qui allie composition, expressivité, volume (c’est un Mime à voix large et forte) et une diction parfaite (il est allemand et cela s’entend). Sans doute aujourd’hui le plus grand Mime, et en tous cas pour moi l’un des plus grands depuis l’immense Heinz Zednik (qui n’avait pas la voix grande de Siegel, mais qui écrase encore tous les autres par l’interprétation). Gerhard Siegel ne fait pas une caricature, ne compose pas un être plein de tics comme on le voit quelquefois. Il en fait un “simple” méchant, dont on n’a même pas pitié (alors que quelquefois, ce gnome nous fait pitié), un lâche, un raté dont on pressent l’échec. Prodigieux.
Eric Owens montre encore en Alberich le grand artiste qu’il est: la voix est puissante, profonde, le personnage inquiétant et animal, la diction est là aussi exemplaire (et il n’est pas allemand!),  c’est vraiment un des meilleurs Alberich qu’on puisse entendre depuis Günter von Kannen. Il faudrait évidemment l’inviter en Europe, il est de la pâte à triompher à Bayreuth.
Ne boudons pas notre plaisir à réécouter le Fafner de Hans-Peter König, qui a l’art de donner aux personnages qu’il interprète de sa voix ténébreuse et profonde, une grande humanité: son monologue à Siegfried est un modèle  (tout comme son Hunding, que je n’arrive pas à trouver totalement méchant), il offre à voir toute l’ambiguïté du genre humain.

Bryn Terfel, Der Wanderer ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Quant à Bryn Terfel, il est tout simplement prodigieux. Il emplit la scène à lui seul, il est Wotan. Le personnage a vieilli, cheveux longs et blancs, qui contraste avec Siegfried, longs cheveux blonds frisés, comme un Wotan adolescent. Son Wanderer est vaguement clochardisé, mais il n’est en rien las, en rien fatigué sauf lorsque Siegfried rompt sa lance (Zieh hin! ich kann dich nicht halten!). Son entrée au premier acte est imposante, son appel à Erda au troisième, perché sur la machine en équilibre tout simplement grandiose. Quant à la manière de dire le texte, à la manière de tourner les difficultés (qu’il n’affronte peut-être plus avec la facilité d’antan) en colorant le texte, par une expressivité pleine d’humour (la salle rit), quant à sa manière de lancer les aigus, il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à rester admiratif devant le grand art: voilà un chanteur qui est évidemment une authentique incarnation, qui devient une référence: tous les autres Wotan devront se mesurer à cette aune-là. Pas un seul aujourd’hui ne l’égale. Il n’y a qu’à rester bouche bée, émerveillé. Rien que pour lui, cela vaut le voyage et la traversée de l’océan.

Jay-Hunter Morris (Siegfried) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Le Siegfried de Jay-Hunter Morris, est surprenant de jeunesse et de fraîcheur, il appelle la sympathie immédiate. Certes, l’accent de l’allemand n’est pas toujours un modèle, mais la diction est bonne, appliquée, et la voix, sans être grande, reste toujours d’égale puissance sans accuser la fatigue, et le timbre est joli (ce n’est pas le cas de tous les Siegfried), il aborde les difficultés des aigus avec une bonne technique de respiration qui masque peut-être les quelques limites de la voix: au contraire de sa partenaire, il ne force pas les aigus, il ne force pas la voix, il ne crie pas. c’est un ensemble très équilibré: on adhère immédiatement au personnage qui sait être émouvant (on a quelquefois des Siegfried agaçants, un peu bébêtes, ou foufous, ce n’est pas le cas ici) et qui est toujours souriant, un Siegfried qui donnerait foi en l’avenir. Très convaincant
C’est un peu plus contrasté du côté féminin.
L’oiseau de la jeune Erin Morley (diplômée de programme de formation des jeunes de la fondation Lindemann) est élégant, mais sans volume: on ne l’entend pas toujours très clairement. Patricia Bardon est très engagée comme Erda, mais les graves font quelquefois un peu défaut, ce qui dans le rôle, est un peu gênant. Elle n’a pas la voix d’outre tombe nécessaire, à la Anna Larsson. Mais comme je l’ai écrit pour Rheingold, le registre central et les aigus sont très impressionnants. Bonne prestation.
De Katarina Dalayman tout a été dit.
Mais la (relative) surprise vient de l’orchestre: un orchestre chatoyant, plein d’énergie, de couleurs, des cordes charnues, un son clair, un tempo juste: Fabio Luisi, pour la première fois peut-être depuis le début de ce Ring, est totalement convaincant, en phase avec le plateau, avec la dynamique qu’il faut: son prélude du troisième acte est prodigieux de force, son duo final prodigieux de lyrisme. Une réussite. On n’est plus dans la direction propre et précise à laquelle il nous avait habitués, on est vraiment dans l’interprétation, on plonge totalement dans l’œuvre.
A Dalayman près, voilà un Siegfried exemplaire, musicalement enthousiasmant, vocalement prodigieux. Standing ovation, pour la première fois depuis le début de ce Ring.
Quant à la mise en scène, elle continue de montrer ses limites.

Siegfried, Acte I ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Grâce à la science du jeu d’un Terfel, d’un Siegel ou d’un Owens, les scènes du premier et du second  acte sont bien construites, et excitent l’intérêt. Les effets scéniques de projection vidéo sur la “machine” sont toujours impressionnants: les effets d’eau, de cascade, de bassin sont incroyables, la nature sauvage avec ses animaux, serpents, insectes est prodigieuse de réalisme  non plus que l’oiseau, qui vole de branche en branche, jusqu’à la poitrine de Siegfried ou

Siegfried traverse les flammes ©Sara Krulwich/The New York Times

Siegfried (doublé par un acrobate) qui traverse les flammes. On l’a dit, l’entrée de Wotan émergeant de l’eau  au 3ème acte et le tableau de Erda, gris et argenté, sont frappants, le tableau final du rocher, plein de verdure au centre (le gel de Walküre naisse la place à une nature qui renaît) et sur les côtés les flammes qui continuent de jaillir,  est d’une grande beauté, très suggestive. Mais à force de ne rien voir venir  dans le jeu scénique et les mouvements que ce qu’on voit sur toutes les scènes du monde (le duo Siegfried/Brünnhilde est affligeant de banalité) , et notamment dans l’ancienne mise en scène de Schenk sur cette même scène, pas franchement différente dans l’esprit (enlevez la machine et remettez les vieux décors, vous aurez les même mouvements), on trouve cela un peu ennuyeux. C’est dommage.
Il est vraiment regrettable que cette mise en scène ait tout axé sur le visuel, et bien peu sur le théâtre. Certes, le visuel est souvent à couper le souffle, avec ses images à la Druillet, comme ce Dragon de bande dessinée qui sent son carton-pâte, un peu comme un décor à la Méliès, mais un peu de théâtre en supplément eût été bienvenu.
Allons, ne faisons pas la fine bouche: en sortant, nous nous disions tous que ce Ring décidément, et malgré ses accidents ou ses limites, valait le voyage: c’est sans doute aujourd’hui l’un des mieux distribués, on en a quelquefois plein les yeux, et le plus souvent plein les oreilles: vivement jeudi pour Götterdämmerung.
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Siegfried, par Peter Doig

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

 

Scène finale

J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.

Mort de Siegfried

Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure “Ex machina” préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène “Regietheater”, revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans “interprétation”, sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève “la machine” et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de “commentaire”? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable)  et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .

On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et  une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et

Embrasement du Walhalla

ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final   assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique),  claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935:  et une dernière image  où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène  donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou  Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques  faiblesses).

La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est  un chant souvent uniforme, sans véritable  “interprétation”, sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.

Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !

Acte II

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi “principal conductor”, sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par “Sur le fil”), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit “que” de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la “machine” articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de “vraie” mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit “Zieh hin! ich kann dich nicht halten!” ( “va, je ne puis t’arrêter!”) après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu “échevelé”, un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages “réels” sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font “décor”, c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une “œuvre d’art de l’avenir” pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très “lyricomane” qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire “Habemus Wotam( ou Wotanem?)”. Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, “C’est un Wotan, un Wotan!”.  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.