METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WOZZECK d’ALBAN BERG le 6 MARS 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Mark LAMOS)

L'étang...© The Metropolitan Opera
L’étang…© The Metropolitan Opera

Il en a fallu du temps au Wozzeck de Berg pour s’imposer sur les scènes hors d’Allemagne. Une génération au moins. C’est en 1959 que l’opéra fait son entrée au MET, sous la direction de Karl Böhm et depuis, 65 représentations (en 55 ans..). On se demande toujours comment il est possible qu’un tel chef d’œuvre ait éprouvé tant de difficultés à être accepté du public. Et au soir de ce 6 mars, la première de cette reprise, dans la salle, aux fauteuils d’orchestre, l’abondance de jeunes vêtus casual laisse supposer que les places laissées vides ont été bradées.
Pourtant la distribution est de très haut niveau, elle comprend Thomas Hampson, dont ce devait être une prise de rôle et qui, souffrant, a été remplacé par Matthias Goerne par un heureux hasard en récital la veille à Carnegie Hall, Deborah Voigt (c’est aussi une prise de rôle) Peter Hoare, Simon O’Neill, Clive Bailey et c’est James Levine qui dirige: bien que physiquement très diminué (il ne vient pas saluer sur scène et reste dans la fosse), il impose une vision à la fois vigoureuse et très lyrique, une lecture d’une très grande clarté, avec des moments qui séduisent par le rythme et la couleur comme la scène du Biergarten où Marie danse avec le tambour major, qui secouent, comme les deux impressionnants crescendos “en si” du meurtre de Marie. Chaque intermède est marqué par un sens dramatique qui maintient jusqu’au bout une grande tension dans cette course à l’abime qu’est Wozzeck: au total une très grande, une très belle interprétation. On peut préférer une approche plus raffinée (comme celle d’Abbado) ou plus distanciée (Boulez): Levine est ici à la fois théâtral et lyrique: il met en valeur les échos mahlériens de l’oeuvre et réussit à créer quelquefois une couleur étrange qui correspond à ce qu’on suppose être l’âme tourmentée de Wozzeck, et le sentiment d’un temps suspendu: la fin – avec le “coucou” final de l’enfant- est proprement glaçante. Très beau moment.
La soirée est servie par une troupe de chanteurs d’une très grande qualité, comme presque toujours au MET. Matthias Goerne, qui remplace au pied levé Thomas Hampson et qui a travaillé l’après midi même avec James Levine, réussit à créer un personnage halluciné, ailleurs, avec une voix complètement impersonnelle, désengagée, presque désincarnée, grâce à un timbre un  peu voilé qui sert évidemment le propos. Son expérience du Lied, sa manière de dire le texte, son aptitude à ne pas colorer, en font vraiment un très grand interprète. Il compose un Wozzeck presque déjà hors du monde, qui ne s’anime qu’en présence de Marie. La première scène est murmurée, cette voix presque blanche, presque absente fait violent contraste avec celle du capitaine, très composée, cassante, particulièrement colorée de Peter Hoare, qui, après Desportes (Die Soldaten, Zürich, voir le blog), Sharikov (Coeur de chien, Lyon: voir le blog) montre une capacité de composition particulièrement développée: il joue avec sa voix, très ductile, particulièrement malléable et compose un personnage vraiment remarquable dont la voix travaille sur la variation des couleurs alors que Goerne veille à produire un son monocolore ou sans couleur, et qui par contraste parait terriblement humain, au contraire du capitaine.
Deborah Voigt est une Marie à la voix sonore, qui impose une vision très dramatique du personnage, au détriment d’une certaine sensibilité et d’une certaine humanité. Face à un Wozzeck aussi élaboré que celui de Goerne, elle reste, me semble-t-il, un peu extérieure au propos. On pense à ce que ferait une Angela Denoke ou une Waltraud Meier…La Marie de Deborah Voigt n’est pas à dédaigner, mais ce son droit, assuré, quelquefois un peu fixe, ne convient pas au personnage dont elle ne rend pas la fragilité.
Pas de fragilité pour l’excellent tambour major de Simon O’Neill dont on remarque une fois de plus le beau timbre et la voix très présente: la couleur et la manière de chanter conviennent parfaitement à son personnage. Mais c’est le docteur de Clive Bailey qui, avec Peter Hoare, constitue pour moi peut-être la plus agréable surprise: une voix de basse très ductile, qui a une belle aptitude à colorer, à varier le ton, à interpréter; à la fois bouffe et inquiétant, sonore et insinuant mais jamais cabotin: il obtient un succès très mérité.
Mais les rôles de complément sont aussi bien tenus, signalons notamment les deux compagnons de Richard Bernstein et Mark Schowalter, la Margret de Tamara Mumford et l’Andres de Russell Thomas, tous deux diplômés du programme Lindemann pour jeunes artistes promu par le MET et dont la performance est à noter.

Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera
Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera

La mise en scène de Mark Lamos (un metteur en scène et acteur qui fut le premier américain à mettre en scène un spectacle dans l’ex-Union Soviétique) remonte à 1997: elle était déjà à l’époque bien dépassée. Une vision plutôt plate, fondée sur une ambiance abstraite, aux grands pans géométriques noirs qui délimitent des espaces qu’on suppose mentaux (à cause des ombres projetées qui installent une certaine inquiétude) avec comme seule tache l’étang rouge orange couleur de sang qu’évoque Wozzeck. Du point de vue de la direction d’acteurs, c’est le minimum requis conventionnel: on est aux antipodes d’un Marthaler, d’un Bieito, d’un Chéreau et déjà, 20 ans avant, en 1977, Ronconi avait fait à la Scala  un Wozzeck qui avait bien dix ans d’avance sur cette production…
Seuls moments relativement réussis, les scènes de groupe dans les tavernes (notamment la scène du bastringue du second acte): simplement parce qu’ils insufflent une vie que ce travail ne possède pas. Je défends pour Wozzeck une vision d’où le réalisme n’est jamais absent, quelle que soit la manière dont il est traduit, hyperréalisme du mess des officiers à la Marthaler, raffinerie dont les tuyaux digèrent le monde et les âmes comme chez Bieito, ou village abstrait et concret, monde de formes qui évoquent et délimitent un espace de vie comme chez Chéreau. Ici, l’abstraction n’ajoute rien à l’action, et elle aurait plutôt tendance à l’estomper.
Mais les problèmes de public que connaît le MET ne plaidaient pas en faveur d’une nouvelle production et Peter Gelb a choisi de soigner essentiellement les aspects musicaux et vocaux: de ce point de vue c’est réussi, et c’est une belle représentation qu’il nous a été donné de voir, à laquelle contribue le plaisir de retrouver James Levine qui tient de manière si ferme son orchestre en main: il est l’un des seuls à le faire sonner ainsi, il est vrai depuis 43 ans et 2456 représentations.
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Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck)   © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.
Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck) © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.

METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour “Les Troyens à Carthage”, un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage “Gloire à Didon” © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la “Berlioz Renaissance”, et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie”), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et “La prise de Troie”, qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans “Les Troyens à Carthage” où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux “Gloire à Didon”, Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout “Adieu fière cité” qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans “Le Roi Roger” en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme “Pincipal Conductor” au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

 

Scène finale

J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.

Mort de Siegfried

Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure “Ex machina” préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène “Regietheater”, revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans “interprétation”, sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève “la machine” et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de “commentaire”? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable)  et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .

On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et  une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et

Embrasement du Walhalla

ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final   assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique),  claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935:  et une dernière image  où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène  donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou  Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques  faiblesses).

La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est  un chant souvent uniforme, sans véritable  “interprétation”, sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.

Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !

Acte II

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi “principal conductor”, sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par “Sur le fil”), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit “que” de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la “machine” articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de “vraie” mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit “Zieh hin! ich kann dich nicht halten!” ( “va, je ne puis t’arrêter!”) après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu “échevelé”, un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages “réels” sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font “décor”, c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une “œuvre d’art de l’avenir” pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très “lyricomane” qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire “Habemus Wotam( ou Wotanem?)”. Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, “C’est un Wotan, un Wotan!”.  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011 sur grand écran, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 14 mai 2011 (Dir.Mus: James LEVINE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL)

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J’ai donc voulu revoir le spectacle, cette fois-ci sur grand écran. Il s’agissait pour moi de mesurer la distance entre la salle et l’écran et de revoir la mise en scène. Tout d’abord, il faut souligner l’incroyable succès de l’entreprise, de très nombreuses salles de cinéma en France affichaient complet. C’est dire l’intuition de Peter Gelb, le manager du MET, qui a compris tout ce que la retransmission en direct de l’ensemble de la saison allait apporter au MET en termes de notoriété, d’image, et sans doute aussi de finances (En France, le billet est quand même à 27 Euros). Quand on pense que des centaines de salles à travers le monde retransmettent en même temps le spectacle  (qui commence à midi à New York), on imagine le nombre de spectateurs et les effets induits sur l’attrait de l’opéra. D’autres opéras ont commencé à s’y mettre, avec trois ans de retard, alors que l’opération MET est installée désormais dans les habitudes. De l’efficacité américaine…

Et il faut dire que le spectateur sort satisfait: plus cinq heures de spectacle, les entractes animés par Placido Domingo (qui était Siegmund en 2008 lors de la dernière du Ring précédent) et Joyce di Donato, des reportages sur les musiciens,des interviewes de sortie de scène des chanteurs, un long reportage sur Placido Domingo répétant Simon Boccanegra avec James Levine . Bref, une vraie machine à montrer que le MET c’est le must en matière d’opéra.Ce qui fascine dans ce type de retransmission,c’est la vitalité, le côté cool de l’ambiance induite, Placido Domingo va même jusqu’à demander aux spectateurs de faire des dons au MET pour ce programme HD. Cela amène tout de même à réfléchir sur l’avenir des opéras, et notamment des plus petites salles: si tous les grands théâtres s’y mettent, et cela semble en prendre le chemin, vu le succès de l’opération MET, les collectivités ou l’Etat n’en profiteront-ils pas pour réduire encore plus la voilure lyrique? Car rien de plus facile que de mobiliser les cinémas. Plus facile et moins cher en tous cas que de monter un spectacle et d’entretenir un opéra.

Mais rien ne remplace évidemment la respiration d’une salle, le contact physique avec les artistes, l’acoustique authentique plutôt que le son digital. Et ce soir, où le deuxième acte a été lourdement perturbé par des interruptions et de nombreux problèmes de transmission, nous avons touché du doigt les limites de l’exercice. Mais si rien ne remplace la présence au théâtre, il est clair que l’ersatz, malgré les problèmes techniques, n’est pas à mépriser, bien au contraire; car bien des impressions vécues en salle se sont vérifiées à cette seconde vision. D’abord, nous avons entendu James Levine, alors que dans la salle malheureusement, nous avions eu droit à l’assistant- à cause d’une maladie passagère du chef -. Il est vrai que les grandes lignes et l’architecture de la direction ne différaient pas, j’ai pu le vérifier ce soir, et qu’on constate les mêmes problèmes: un premier acte trop lent,  qui force les chanteurs à respirer différemment, à appuyer les notes, à tenir un tempo qui s’étire et qui ne favorise pas la montée de l’énergie et du désir, ce crescendo passionnel qui caractérise la seconde partie du premier acte. Deuxième et troisième actes sont vraiment magnifiques, avec des moments d’exception notamment l’entrée du couple Siegmund/Sieglinde au deuxième acte, la chevauchée des Walkyries avec un ensemble très bien chanté et toute la scène finale. Levine fait entendre l’orchestre, on en perçoit plein de détails. Du beau travail et une interprétation qui tout en restant sans surprise, peut satisfaire les plus exigeants. Le public du MET fait toujours, après 40ans, des ovations titanesques au chef, mais d’autres mélomanes ne le supportent pas, l’accusent de routine, et certains musiciens le critiquent également. Pour ma part, j’ai aimé ses premiers enregistrements (Vespri Siciliani, qui reste pour moi une référence), je trouve que son Wagner n’est pas aussi inventif que celui de Boulez, pas aussi lyrique qu’Abbado, pas aussi varié que Barenboim, mais c’est un travail classique, solide, très symphonique, que je préfère à celui de Thielemann par exemple.
Du point de vue du chant, on n’a que la confirmation de ce que j’écrivais dans mon précédent compte rendu (du 6 mai dernier) à savoir que vocalement, je me demande bien si on peut trouver mieux, notamment pour Westbroek, Kaufmann, Terfel, Blythe. Stéphanie Blythe est impressionnante: pur produit du MET , elle fait partie de ces chanteuses sûres, très bonnes techniciennes, formées à l’école américaine et dotée d’une voix puissante. J’aimerais l’entendre dans Verdi: elle va chanter en prise de rôle Amnéris la saison prochaine.

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Bryn Terfel  est vraiment stupéfiant de sûreté lui aussi: un chant vibrant, des aigus triomphants, une puissance rare, il distance tous les Wotan actuels. Quant à Eva Maria Westbroek et Jonas Kaufmann ils sont d’une intensité rare. S’ils n’ont pas l’urgence passionnelle d’un Peter Hoffmann et d’une Hannelore Bode (ou Jeanine Altmeyer) chez Chéreau, ou l’énergie lyrique d’un Domingo ou d’une Waltraud Meier,  ils sont sublimes de tendresse et montrent une sorte de fragilité bouleversante. Hans Peter König est un Hunding certes un peu brutal, mais en même temps humain avec une voix d’une incroyable chaleur. L’impression produite par Deborah Voigt est moins négative qu’en salle, même si le deuxième acte n’est quand même pas convaincant, son troisième acte est vraiment réussi, comme lors de la représentation à laquelle j’ai eu le bonheur d’assister. Il reste que les attitudes scéniques, les regards et certaines intonations n’emportent pas l’adhésion.

Quant à la mise en scène, si globalement je reste impressionné par la performance, mais moins convaincu des options globales de mise en scène (il y a des moments qui tirent en longueur et où il ne se passe pas grand chose), la prise de vues, qui cerne essentiellement les chanteurs, en gros plan, laisse voir des gestes, des regards, des attitudes qui montrent la précision du travail de Lepage, de manière plus évidente et plus fouillée que l’impression laissée par la représentation en salle. Mais c’est encore une fois le décor protéiforme qui stupéfie, et la vidéo accentue même quelquefois l’illusion.
L’image finale reste bouleversante.

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Voilà donc une entreprise qui va marquer sans nul doute les esprits, et la grandeur musicale incontestable de ces représentations, qui ont été un peu perturbées par des maladies diverses (Westbroek, Levine), la puissance des images à la Tolkien, tout cela va alimenter la légende du MET…et provoquer l’envie d’en voir plus la saison prochaine en novembre (Siegfried) ou en février (Götterdämmerung) ou en avril/mai (Ring complet).

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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 5 mai 2011 (Dir.Mus: Derrick INOUYE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL)

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Dans le vaste panorama des Ring en cours de production dans les différents théâtres, préparant l’année 2013 qui marquera le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner (et de Giuseppe Verdi…), on observe clairement, comme je l’ai signalé plusieurs fois, que les mises en scènes de type Regietheater, qui ont dominé les trente dernières années marquent le pas. Tout a été dit sur les rapports de pouvoir, la soif d’or, le capitalisme naissant, ou le crépuscule de Dieux laissant la place à une humanité naissante. Des grandes productions en cours d’achèvement actuellement, seul Gunter Krämer, à rebours des autres, continue d’explorer avec la difficulté que l’on sait distillant ennui et agacement, un monde dont les metteurs en scène ont tout dit. En effet, que ce soit Mc Vicar à Strasbourg, la Fura dels Baus à Florence et Valence, Cassiers à Milan ou Bechtolf à Vienne, on en revient partout au grand livre d’images que nous offrent les quatreopéras de Wagner, encouragé en cela par la révolution scénographique que permettent aujourd’hui le numérique et la vidéo. A ce titre, La Fura del Baus avait produit à Valence et Florence un travail totalement exemplaire. Robert Lepage à New York, à ce que nous avons vu de l’Or du Rhin cet automne (sur écran) approfondit ce sillon, en proposant une production hypertechnologique qui est une véritable performance scénique, technique, mais aussi musicale. Ce Maître du conte et de la magie de l’image (voir son Rossignol de Stravinski à Lyon, qu’on reverra dans la saison 2011-2012 d’ailleurs) s’est lancé dans un défi qui a mis les forces du MET à rude épreuve. Second volet de l’entreprise, la Walkyrie affiche une insolente distribution, Terfel, Kaufmann, König, Blythe, Westbroek, Voigt sous la direction de James Levine, directeur musical depuis 40 ans dans la maison.
Malheureusement, ce soir, James Levine, malade, est remplacé par son assistant, Derrick Inouye, qui va assurer la représentation de manière très satisfaisante, avec un orchestre très préparé, aux sonorités claires, limpides, et un bel engagement, notamment au troisième acte. Le premier acte en revanche a eu du mal à démarrer, tempo très lent (habituel chez Levine) manque d’éclat, et surtout manque de passion dans la deuxième partie de l’acte, mais le chant est tellement sublime qu’il emporte tout. Une direction qui suit scrupuleusement la couleur imprimée par Levine et au total, malgré la déception évidente du public, les choses se sont plutôt bien passées à l’orchestre, si évidemment on aime le style imposé par James Levine, ses tempos étirés, ses silences, ses moments d’attente, quelquefois épuisants pour les chanteurs. 

La mise en scène de Robert Lepage repose sur la puissance des images plus que sur un travail théâtral fouillé. Beaucoup de scènes se passent sur le proscenium, avec un décor fixe (forêt, toit de la maison, montagne enneigée) et les scènes de récit (notamment au deuxième acte) ne brillent pas par l’originalité, ni des mouvements, ni des gestes. La première partie du premier acte (la scène avec Hunding notamment) est assez platement réglée. Il y a cependant de beaux moments: l’échange de l’eau au tout début qui immédiatement projette le couple Siegmund/Sieglinde à l’ombre de Tristan et Isolde, les enlacements très tendres, la multiplicité des gestes de tendresse de Siegmund à Sieglinde, de Hunding à Sieglinde (hé oui, même Hunding…) de Fricka à Wotan, de Wotan à Brünnhilde ou à Siegmund mort (merci Chéreau…), tous ces personnages semblent pris au piège de leur image, et esquissent sans cesse des gestes de douceur souvent hésitants, maladroits, souvent aussi mal reçus : c’est cette tendresse maladroite (Wotan au troisième acte ne cesse d’esquisser des gestes vers Brünnhilde) qui domine à mon avis les relations entre les personnages. Robert Lepage a pris à Harry Kupfer l’idée des chevelures semblables à celle de Wotan de Sieglinde et Siegmund (qui dénoue ses cheveux au moment où il découvre que Sieglinde est sa soeur) en jouant sur la longueur et la frisure, plus que sur la couleur (comme chez Kupfer). A noter aussi la magnifique image de Siegmund portant Sieglinde dans ses bras au moment de l’annonce de la mort, de Siegmund encore caressant le visage de Wotan au moment du mourir. Dans ces échanges, des gestes familiers, voire un peu vulgaires (l’échange initial Brünnhilde/Wotan au deuxième acte, très bien conduit, plein de sous entendus, de jeux enfantins, de plaisanteries à usage interne -tout cela en trois minutes- ). Il y a donc de vrais moments de mise en scène, mais souvent avortés, tournant court, et laissant la place à de longs moments plutôt plats et sans grandes idées.
Les idées, on les trouve dans les images épiques produites par l’incroyable structure mobile ( du décorateur Carl Fillion) à la technologie d’une précision diabolique, sur laquelle se progettent tour à tour des forêts, des sommets enneigés, des laves rougeoyantes (le Walhalla) et qui est tout à la fois mur, forêt, oeil, toit, chevaux

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(chevauchée des Walkyries, applaudie à scène ouverte, où les Walkyries chevauchent les pales mimant le geste du cavalier et du cheval),

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ailes (incroyable arrivée de Brünnhilde au troisième acte sur Grane, son cheval aux ailes dorées ). Evoquons aussi l’entrée majestueuse de Wotan ou de Fricka  au deuxième acte; cette structure hélicoïdale dont les pales tournent autour d’un axe avec une redoutable précision, prenant mille formes est une trouvaille étonnante, et crée des variations  infinies. La dernière image est inoubliable,  le rocher rougeoyant est vu d’en haut, du Walhalla où Wotan est prosterné à genoux, et au fond, vu “de dessus” Brünnhilde dort, la tête en bas, dans un halo de glace au milieu du feu, telle une belle au bois dormant enchâssée dans son cercueil de verre. Prodigieux.

walkact2.1304853800.jpgActe II

On saluera donc le  livre d’images que Robert Lepage a su composer, dans des costumes (de François Saint Aubin) de conte médiéval à la Excalibur, en osant explorer des ressources scéniques inconnues d’une incroyable originalité: si ce grand livre s’était accompagné d’une lecture plus qu’exclusivement illustrative, on eût vu là le plus grand des spectacles.

Du côté du chant, il sera difficile de faire mieux, au moins pour cinq des six protagonistes:en effet, la Brünnhilde de Deborah Voigt déçoit. Non pas que la chanteuse ne soit pas engagée, ne lance pas d’aigus triomphants  notamment au troisième acte, le plus réussi pour elle, mais les parties dialoguées et plus centrales sont dites d’une voix nasale, acide, et le timbre demeure assez ingrat: il y a d’autres Brünnhilde aujourd’hui plus habitées, Stemme bien sûr, mais aussi cette jeune Jennifer Wilson entendue à Valence et qui m’avait tellement séduit. Les huit Walkyries en revanche composent un groupe puissant, très en place malgré tout ce que leur demande Lepage, et leur chevauchée est aussi un grand moment musical.
Claudio Abbado nous l’avait dit il ya douze ans ou treize ans, à Ferrare où il chantait Leporello sous sa direction: Bryn Terfel est Wotan. Il lui a d’ailleurs demandé de chanter les Adieux à Brünnhilde lors de son premier programme à Lucerne en 2003. Et de fait, Bryn Terfel est exceptionnel: la clarté de la voix, son incroyable étendue, son volume, sa diction si précise, au service d’une interprétation jamais brutale, qui donne toujours l’image d’un Dieu hésitant, agissant à l’opposé de ses désirs; par exemple, sa colère contre Brünnhilde tombe très tôt au troisième acte. Il produisait déjà cette impression dans l’Or du Rhin, et cette vision d’un Wotan déchiré en permanence, plus humain que divin, est d’une intelligence rare. Un modèle indépassable aujourd’hui.
Un modèle aussi la Fricka de Stephanie Blythe, un vrai phénomène de volume, de netteté dans l’émission, de subtilité dans la diction, de modulation vocale: sa Fricka dès les premiers mots, est installée et subjugue littéralement le public, plus de toux, plus de mouvements, la salle est tétanisée. Le Hunding de Hans Peter König, n’a rien du Hunding tout d’une pièce qu’on voit habituellement, son visage plutôt avenant, ses gestes de tendresse esquissés envers Sieglinde sont des éléments qui humanisent le personnage, la voix est somptueuse, large, profonde, et son jeu est très sobre;  il est accompagné  de sa bande toujours au loin, toujours dans l’ombre, portant des flambeaux tremblotants au début de l’acte I  et lors du duel de l’acte II.

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Quant au couple Siegmund/Sieglinde, Jonas Kaufmann/Eva-Maria Westbroek, il est proche de l’idéal: il y a douze ans, on avait Placido Domingo et Waltraud Meier, on aura aujourd’hui Kaufmann/Westbroek. Jonas Kaufmann a le timbre sombre et mélancolique qu’il faut,  il est doué d’une puissance et d’une tenue de souffle proprement incroyables, chaque mot est contrôlé, maché, modulé, respiré, et en plus il a évidemment le physique idéal pour le rôle. Eva-Maria Westbroek a la puissance (retrouvée après quelque jours de maladie), un timbre chaud, un engagement bouleversants, et une diction elle aussi exemplaire. Leurs deux voix s’unissent parfaitement, dans un jeu des corps et de tendresse qui rend leur duo du premier acte renversant: ils transfigurent à eux seuls ce moment que l’orchestre n’a pas toujours quant à lui réussi à rendre.
Au total, un spectacle sans nul doute somptueux, impressionnant, techniquement ahurissant, et vocalement exceptionnel. Néanmoins  le concept de mise en scène au delà des images reste relativement superficiel: il y a quelques idées force, mais ce n’est pas vraiment travaillé avec la profondeur qu’on pourrait attendre d’un tel metteur en scène et le propos n’apporte rien de vraiment neuf, mais sans doute est-ce voulu, sans doute l’intention est-elle de frapper le spectateur par la magie du spectacle, afin de rendre au Ring son aspect merveilleux que le cinéma a su rendre à travers les histoires de même inspiration (Excalibur, le Seigneur des anneaux), mais que la scène avait un peu oublié. Et puis il y a le chant… on essaiera donc d’aller au cinéma le 14 mai pour revoir ce spectacle, qui reste l’un des grands moments de l’année.

Voir un extrait  de l’Acte I

Voir un extrait de l’Acte II

imag0685.1304853595.jpgSaluts: Bryn Terfel au centre, Eva Maria Westbroek, Deborah Voigt entourés des Walkyries.