Le 20 janvier 2024, dix ans auront passé depuis la disparition de Claudio Abbado. Dans quelques semaines, dix ans auront passé depuis son dernier concert à Lucerne avec le Lucerne Festival Orchestra, le 26 août 2013 dans un programme si emblématique que seul lui pouvait penser, de deux symphonies inachevées, celle de Schubert et celle de Bruckner.
Dix ans, c’est le temps qu’a duré ce legs inestimable à la musique que fut la présence de Claudio Abbado à la tête de cet orchestre qu’il avait fondé et qu’on appelait « l’orchestre des amis » dans la mesure où les premières éditions réunissaient des musiciens et solistes amis qui avaient adhéré à son projet. Certains sont restés et y appartiennent encore, d’autres l’ont quitté au fil des ans, mais il faut rappeler de toute manière les noms de ceux qui aux origines en faisaient partie, et ces noms donnent le tournis.
Natalia Gutman, Hans Joachim Westphal, Wolfram Christ (tous deux ex-Berliner Philharmoniker) , ce dernier encore ferme aujourd’hui au poste de premier altiste, le quatuor Hagen, Sabine Meyer, des solistes des Berliner Philharmoniker : Kolja Blacher bien sûr premier violon des débuts du LFO mais aussi Georg Faust, Stefan Dohr, Emmanuel Pahud, Albrecht Mayer (qui durent assez vite quitter l’orchestre à la demande de l’administration des Berliner), Alois Posch (Ex-Wiener Philharmoniker), Reinhold Friedrich, Antonello Manacorda, Raymond Curfs, Gautier et Renaud Capuçon etc… c’est-à-dire aussi de nombreux musiciens qui le connaissaient depuis les temps du GMJO, GustavMahlerJugendOrchester. Du Lucerne Festival Orchestra, encore aujourd’hui, les « tutti » sont largement formés par le Mahler Chamber Orchestra, né lui aussi sous l’impulsion d’Abbado à partir de jeunes éléments du GMJO.
Orchestre spécial, formé pour l’essentiel de gens qu’il connaissait et suivait, en qui il avait entière confiance et avec qui il avait ce lien spécial qui lui permettait de mettre en œuvre le « Zusammenmusizieren » (faire de la musique ensemble) qui est en quelque sorte la clef de sa relation aux orchestres. C’était aussi des gens qui le connaissaient, qui comprenaient au vol ce qu’il voulait, et qui avaient l’habitude de ses méthodes, notamment au moment des répétitions.
Le résultat ne se fit pas attendre et dès la première édition en 2003, une exécution hors normes de la Symphonie n°2 « Résurrection » de Mahler donna l’échelle du niveau de cette formation, dont l’enregistrement rend à peine l’impression incroyable qu’elle produisit en salle, pendant les concerts et même à la répétition générale, à laquelle j’ai eu la chance d’assister et qui fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les personnes présentes à cette répétition (une petite centaine) dans la salle échangeaient des regards étonnés, incrédules, et assommées de ce qu’elles étaient en train d’écouter.
Ces dix ans firent donc naître le rituel annuel de Lucerne, deux programmes en une dizaine de jours, avec le privilège d’assister aux répétitions, si bien que les journées étaient Abbado matin et soir, avec des échanges avec les musiciens, des balades entre amis, des fin de soirées heureuses où l’on croisait dans les rues des membres de l’orchestre, une dizaine de jours où tous nous nous retrouvions autour de ces moments uniques en une sorte de vie de famille. En somme nous vieillissions ensemble : nous avions connu beaucoup de ces musiciens dans leur jeunesse, déjà pour certains au GMJO, bien avant la fondation de l’orchestre , et nous les voyions passer à l’âge adulte, fonder une famille etc… Cette relation très particulière, nous ne l’avons jamais eue avec aucun autre orchestre.
Mais c’était aussi le rendez-vous annuel de tant de mélomanes « abbadiens », beaucoup d’italiens puisqu’Abbado ne dirigeait pas beaucoup en Italie au début des années 2000 (même s’il le fit de plus en plus ensuite avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart qu’il a fondé dans le sillage, à partir de 2004, dont le siège était à Bologne) quelques français aussi, des allemands, des belges, des autrichiens, des suédois, et de petites délégations japonaises. Il y avait un certain nombre d’auditeurs qui avaient fait de Lucerne leur point d’orgue annuel, et d’année en année on revoyait tel ou tel, connu ou inconnu, mais des visages toujours heureux.
Mahler et Bruckner furent les armatures de la programmation, avec quelques symphonies de Beethoven, de Brahms, Schubert et Schumann les Brandebourgeois de Bach (avec un autre ex-Berliner, Rainer Kussmaul qui ne fit pas partie du LFO mais qui était fidèle à Abbado), un Requiem de Mozart mémorable qui remplaça in extremis en 2012 une Symphonie n°8 « des Mille » de Mahler dont la programmation avait étonné tous les « fans », tous les « Abbadiani », tant nous savions sa distance avec une œuvre pour laquelle il n’avait jamais éprouvé d’attirance. (« Plus je regarde la partition et moins je trouve quelque chose de neuf à dire » nous avait-il un jour confié). Certains renoncèrent au voyage et mal leur en prit parce que ce Requiem fut un moment de grâce.
Revenir sur ces dix ans qui mobilisèrent nos mois d’août est toujours à la fois un émerveillement et un déchirement. Nous y avons vécu certainement les moments les plus intenses de notre vie de mélomane, d’autant plus intenses que la maladie était toujours en embuscade. Par exemple l’année où Claudio dirigea la symphonie n°3 de Mahler (2007) qui devait être suivie d’une tournée à New York qu’il dut annuler, remplacé par Pierre Boulez, qui en fit une exécution mémorable, premier chef à diriger le LFO en dehors de Claudio Abbado (David Robertson dirigea l’autre programme). De ces concerts divers, le Blog du Wanderer rendit compte à partir de 2009 et quelques autres textes flottent sur la toile, venus du site des Abbadiani Itineranti, où ils s’appelaient Chroniques du Wanderer. Car c’est de mes voyages qui suivaient les itinérances de Claudio que ce surnom de Wanderer m’a été plaqué…
Mais le rêve a pris fin.
La maladie a vaincu en 2013, le dernier concert du 26 août fut un moment terrible pour tous tant en deux semaines Claudio, déjà fatigué, s’était épuisé.
Il faut donc arriver à cette fatale année 2014 qui vit le concert hommage du LFO le 6 avril où fut notamment exécuté le dernier mouvement de cette même Troisième de Mahler sous la direction d’Andris Nelsons admirable de retenue, avec orchestre et public en larmes, comme en témoignent les vidéos. Moi-même qui ai vécu ce moment gravé à jamais ne puis en regarder les images sans que les larmes ne montent.
À noter que c’est cette même Symphonie n°3 de Mahler qui ouvre le Lucerne Festival pour les 20 ans du LFO, sous la direction de Riccardo Chailly, le 11 août prochain.
Après dix ans d’une telle intensité, achevés dans une émotion indicible, parler de la suite semble quasiment impossible. Et pourtant, depuis ces moments, dix ans sont passés au cours desquels le Lucerne Festival Orchestra a continué de se produire avec beaucoup des mêmes musiciens même si certains, Abbado disparu, ont pensé que l’aventure ne valait plus la peine d’être vécue.
Il faut admettre l’impasse dans laquelle la direction du Lucerne Festival se trouvait et les choix qui lui étaient offerts.
Ou bien affirmer que l’aventure du LFO sans Abbado n’avait plus de sens, ou avait perdu son côté exceptionnel et dissoudre l’orchestre. C’était pour certains le plus logique, mais aussi le plus difficile pour les musiciens, pour le Festival et sa programmation et pour la mémoire d’Abbado qui avait fondé l’Orchestre. Elle fut évidemment écartée.
Ou bien continuer avec un autre chef et à d’autres conditions. C’était rendre ordinaire l’extraordinaire en faisant de l’orchestre un orchestre « comme les autres », même en gardant un grand niveau musical.
Ou bien chercher des voies possibles pour un nouvel élan « extraordinaire », mais peut-être le temps n’était-il pas encore venu.
Le Lucerne Festival vivait un peu avec la disparition d’Abbado ce qu’a vécu le Festival de Salzbourg à la mort de Karajan : comment continuer sans ?
Si Andris Nelsons a dirigé l’orchestre en 2015 et qu’on a pu croire un moment qu’il serait celui qui le reprendrait (mais il avait un futur à Boston), et si Bernard Haitink a aussi fait quelques concerts, la décision a été prise de trouver un « vrai » successeur et ce fut Riccardo Chailly. Même si le lien avec Abbado n’était pas réel (bien qu’il ait été son assistant dans les années 1970) Riccardo Chailly était un choix stratégique pour plusieurs raisons :
Le choix d’un chef italien, milanais qui plus est, permettait de garder un contact avec le public italien, et notamment milanais puisque Milan est à trois heures de Lucerne et un lien symbolique avec le milanais Abbado.
Le répertoire symphonique de Riccardo Chailly est assez proche de celui d’Abbado, avec des incursions dans de nouveaux espaces qui n’avaient pas été encore abordés. De plus Riccardo Chailly est connu pour sa curiosité envers des raretés qui pouvaient donner un nouveau souffle à la programmation.
Riccardo Chailly, de tous les grands chefs, est celui dont l’agenda est le plus ouvert, il dirige peu, et le LFO n’occupe pas beaucoup de temps : deux semaines en août au maximum et éventuellement une tournée d’automne.
Mais la difficulté est autre.
Ce n’est pas la qualité du chef qui est en cause, ni même celle des concerts, mais la relation entre le chef et le groupe, qui avec Abbado avait créé ce déclic qui fait passer d’une très bonne exécution à un moment céleste. Et de ce point de vue, – sans pouvoir rien y faire- on a perdu tout ce qui rendait ces rencontres d’août exceptionnelles pour tous, où se jouait l’amour de la musique et l’affection pour les gens, où se jouait quelque chose d’une profonde humanité, ou circulait quelque chose d’ineffable, un don de soi partagé.
Il n’y avait qu’un Claudio Abbado et sans doute fallait-il créer entre ces musiciens et leur chef un autre type de relation, qui se crée lentement, et pas en quelque sorte au moment où l’on fait le deuil de quelque chose d’essentiel dans une vie d’artiste.
J’ai entendu pendant ces dix ans plusieurs concerts du LFO, avec Nelsons, avec Haitink, avec Nézet-Séguin, avec Blomstedt et naturellement avec Riccardo Chailly. C’est sans doute avec Herbert Blomstedt que l’on s’est replongé dans les souvenirs, tant l’urgence était grande, tant l’engagement de l’orchestre total (voir notre compte rendu de ce concert du Festival 2020 consacré à Beethoven avec Martha Argerich en soliste).
Riccardo Chailly n’a pas du tout le même type d’approche que Claudio Abbado, et la plupart des concerts auxquels j’ai pu assister étaient évidemment de grande qualité, mais plutôt distants, avec beaucoup de programmes peu séduisants pour un tel Festival et pour un Orchestre avec un tel passé. Les choses à présent se sont stabilisées, les concerts sont plus engagés et plus variés (il laisse un des programmes à un collègue chaque année, notamment Yannick Nézet-Séguin) mais je continue de penser qu’il fallait peut-être retarder le moment d’un directeur musical désigné, et essayer plusieurs formules, une carte blanche à un chef différent chaque année, un chef différent par programme, des chefs de grand niveau en activité, Mehta, Thielemann, Rattle, Gatti, Petrenko, d’autres de la nouvelle génération dans une sorte de pari du type « essayer c’est adopter » qui aurait peut-être permis de trouver le chef qui aurait rencontré l’orchestre à sa manière, pour retrouver un plaisir de faire de la musique et pas simplement des concerts annuels.
Il faut aussi ajouter dans l’évolution des dernières années deux éléments :
une situation économique externe qui depuis 2003 a beaucoup évolué. On pouvait dans les premières années du siècle passer à Lucerne une dizaine de jours, la nouvelle monnaie, l’Euro, avait une valeur supérieure au Franc suisse. Quand le Franc suisse s’est mis à monter, quand son cours a dépassé d’Euro, il est devenu difficile de séjourner même de manière fugace à Lucerne, et bien des mélomanes non suisses préférèrent aller à Salzbourg où la vie (pas le Festival) est bien plus abordable qu’à Lucerne et d’autres ont renoncé, le rapport qualité-prix n’offrant plus les conditions d’antan, pour de beaux concerts certes, mais pas pour des concerts de légende.
Des choix artistiques et d’organisation faits au début du XXIe siècle, mais qui n’ont pas ou peu évolué depuis. Au départ appuyé sur Abbado et Boulez, le Lucerne Festival s’était attaché les deux phares de la musique d’alors, l’un sur le grand répertoire symphonique et l’autre sur le contemporain avec la fondation de la Lucerne Festival Academy, l’autre pilier de Lucerne. Ces deux immenses icônes disparues, les structures qui leur étaient associées sont restées, et le Lucerne Festival semblait un peu vivre sur ses acquis, sans inventer beaucoup de nouvelles formules, d’autant que le projet de Salle modulable susceptible de créer un autre espace au Festival sur lequel tablait l’intendant Michael Haefliger, a été abandonné.
Parallèlement, d’autres Festivals se sont consolidés en Suisse comme Verbier, qui a lieu fin Juillet, ou comme le Festival Menuhin de Gstaad qui se déroule sur l été à partir du 14 juillet qui sont de sérieux concurrents.
Le mandat de Michael Haefliger s’achèvera en 2025 après 26 ans de présence à la tête du Festival. Nul doute que Sebastian Nordmann, le prochain Intendant en provenance de Berlin aura à cœur de trouver des axes de renouvellement.
Mais cette année, on fête vingt ans d’un Orchestre né presque immédiatement comme l’une des meilleures formations au monde, qui a vécu dix ans de légende, et puis dix ans peut-être un peu moins extraordinaires tout en gardant un très grand niveau qui justifie aujourd’hui qu’il poursuive son chemin.
Sans doute le prochain intendant pensera-t-il pour le LFO un autre destin, d’autres rituels, de belles surprises qui le feront rester au sommet des formations musicales. Au nom de tout ce que cet orchestre nous a offert et au nom de ce qu’il m’a fait personnellement vivre, je le souhaite ardemment.
Teresa Berganza, dans mon souvenir, avant d’être une voix, c’est d’abord un sourire, celui d’Angelina (Cenerentola) abordant son air final Non più mesta. Un sourire bienveillant, des yeux pétillants de gentillesse, en somme l’émotion qui naît de l’humanité.
Car ce qui frappait quand on voyait Berganza en scène, c’était cette fraîcheur et cette douceur inhérente à la personne, qui mena une carrière exceptionnelle loin des sunlights et des médias. Une simplicité et une disponibilité qui séduisaient immédiatement le public.
Teresa Berganza fait partie, à l’instar de Gabriel Bacquier, de ces artistes qui ont accompagné ma naissance à l’opéra, quand, en 1964 ou 1965, je suivais à la télévision les retransmissions d’Aix en Provence, où elle fut révélée, Cosi fan tutte, Il Barbiere di Siviglia notamment. Âgé de 11 ou 12 ans, je ne savais rien des voix, mais ce visage avenant, ce profil un peu mutin et ce sourire déjà m’avaient frappé.
Sur scène, je l’ai entendue de nombreuses fois en Cherubino. Lors des nombreuses reprises de la production Strehler des Nozze di Figaro à l’Opéra de Paris durant les années (entre 1973 et 1980), elle en fut l’interprète la plus fréquente, où même à plus de 40 ans, elle restait incroyable de vivacité dans ce rôle d’adolescent virevoltant. Elle m’émouvait bien plus d’ailleurs dans Non so più cosa son que dans le célébrissime Voi che sapete. Elle avait cette vie bouillonnante, cette fraîcheur, dans un chant si fluide dont pourtant on ne manquait aucun mot tant la diction était claire. Les très grandes chanteuses sont d’abord des diseuses. Je n’ai jamais entendu depuis un chant aussi juvénile, un chant correspondant exactement à la couleur voulue du personnage. Sa voix faisait surgir le personnage…
Puisqu’à l’époque j’avais une sorte d’abonnement quotidien aux fonds de loge de Garnier, je crois n’avoir manqué non plus aucune de ses Cenerentola. J’ai évoqué plus haut cette humanité qu’elle donnait au personnage, le chant qui paraissait si aisé, les agilités qui semblaient arriver sans effort mais surtout avec naturel, comme prolongement d’un discours et surtout pas performance démonstrative. L’intelligence pure, sans affectation, sans démonstration : elle était Angelina, et pour moi elle le reste, même si j’en ai entendu et (aimé) quelques autres depuis.
Carmen (Mise en scène Piero Faggioni)
Et puis il y eut Carmen.
On peut difficilement imaginer quel choc fut sa Carmen d’Edimbourg en 1977, immortalisée par le disque, mais encore plus frappante dans les enregistrements pirates (quel dernier acte, avec un Domingo déchirant et en fosse un Abbado de feu) : de quelle manière elle lançait à Don José : Cette bague autrefois tu me l’avais donnée,
Tiens… Elle lançait ce tiens de manière non sauvage, mais altière, décidée, méprisante… je ne cesse de l’avoir dans l’oreille. Tout le monde lyrique en fut secoué.
Avec Claudio Abbado
Sa Carmen est évidemment indissociable de Claudio Abbado (et non de Karajan comme je l’ai lu et entendu avec qui elle fut Cherubino en 1972 et 1973 à Salzbourg), tous deux renouvelèrent totalement la vision de l’œuvre. Sa Carmen tranchait sur les interprétations anciennes de la gitane à l’œil noir et à l’érotisme torride.
Elle était une Carmen – on l’a beaucoup dit- libre, mais pas seulement, elle était joyeuse, elle était incroyable force vitale. Claudio Abbado, chef d’opéra hors pair, savait l’accompagner, la soutenir : il l’avait dirigée dans Rossini (Il Barbiere di Siviglia et évidemment la Cenerentola dans les mises en scène de Ponnelle qui restent inégalées. Elle avait conscience que sa voix, qui n’était pas immense, exigeait un théâtre aux dimensions adéquates : le King’s Theatre d’Edimbourg avait un rapport scène-salle idéal parce que cette voix exigeait aussi un rapport de proximité, pour le personnage très neuf qu’elle créait. J’eus la chance de l’entendre à l’Opéra-Comique en 1980, sans Abbado (on connaît l’histoire de son refus de diriger l’orchestre de l’opéra), mais avec Domingo (et Vanzo), Ricciarelli, Raimondi : c’était un miracle, et c’était surtout la véritable création d’un personnage construit pour elle par le metteur en scène Piero Faggioni. On le comprit quand cette production fut reprise à la Scala, avec Abbado cette fois, mais avec Shirley Verrett dans un rapport un peu appauvri à la salle, qui n’avait rien à voir (même si Verrett était évidemment très grande) avec la performance de Berganza.
En réinventant Carmen, elle ouvrait évidemment la voie à un regard très différent sur l’œuvre que la mise en scène allait reconsidérer dans le futur.
En récital, elle savait installer une ambiance, une intimité presque familiale, qui frappait tant la diva, même quelquefois habillée de robes somptueuses, était peu Diva, mais toujours élégante, dans son paraître et son être. Et l’univers qu’elle créait semblait tellement évident, tellement naturel qu’on en oubliait presque tout le travail et l’intelligence qui était derrière…
Une immense chanteuse nous a quittés, il nous reste évidemment ses disques, où l’on pourra admirer sa technique, sa diction, la variété des couleurs qu’elle savait donner à tous les rôles qu’elle aborda, de Haendel à Ravel, mais il reste surtout cette éternelle fraîcheur, cette simplicité et ce sourire dont elle irradia le monde jusqu’à la fin.
Hans Neuenfels signifie beaucoup pour mon parcours théâtral et lyrique, même si j’ai vu de ses spectacles sans avoir assidûment tout suivi de sa carrière.
Pour le lecteur qui ne suit pas la scène lyrique allemande, ce nom ne dira rien. Si je dis qu’il a été sans doute l’un des fondateurs du Regietheater, le lecteur comprendra… Considéré comme l’un des plus provocateurs dès les années 1979 ou 1980, notamment avec son Aïda, qui abordait toutes les problématiques dont on parle aujourd’hui, tellement en avance sur toutes les productions « modernes » du chef d’œuvre de Verdi, à commencer par la production de Lotte de Beer à l’Opéra-Bastille.
Dans ma tête de jeune mélomane fou de lyrique et dingue de mise en scène, tout baigné du Ring de Chéreau que je ne cessais de voir et revoir à Bayreuth, Neuenfels a été le premier connu de moi parmi les noms des ogres de la mise en scène qui étaient la terreur des traditionnalistes, à l’instar d’une Ruth Berghaus, l’autre nom repoussoir que les revues d’opéra toujours en avance sur leur temps (comme aujourd’hui…) citaient en maniant l’ail qu’on agite devant les vampires.
À une époque où le nom de Frank Castorf était encore inconnu du grand public, un parmi d’autres dans la riche école théâtrale de l’Allemagne de l’Est, Hans Neuenfels était déjà un brûlot qui créait les incendies dans les théâtres, car il s’attaquait effrontément au grand répertoire traditionnel. On n’y peut rien, il adorait Verdi. Il resta pendant la décennie 1980 très attaché à l’Opéra de Francfort, où régnait comme intendant le chef d’orchestre Michael Gielen à qui l’on doit l’une des plus riches périodes de l’histoire de ce théâtre: la plupart des nouvelles productions de cette époque faisaient ardemment discuter, et rendaient l’opéra vivant et essentiel.
À la différence d’autres représentants du Regietheater, Hans Neuenfels ne venait pas de l’Est, mais d’Allemagne de l’Ouest, bien à l’ouest d’ailleurs puisqu’il est né à Krefeld, quelque part entre Düsseldorf et la frontière néerlandaise. Il a été assistant de Max Ernst et a vécu auprès de lui pendant un an à Paris, et commence à travailler à la mise en scène au milieu des années soixante. Sa lecture des œuvres marquée par la psychanalyse et la politique déclenchera des scandales mémorables auprès d’un public qui ne désirait (désire ?) pas trop être dérangé dans sa volonté de divertissement et ses certitudes. Cela commence par Aida, évoquée ci-dessus, et cela se termine dans les années 2000 par deux productions qui firent du bruit, Die Fledermaus (La Chauve-souris) au Festival de Salzbourg que Gerard Mortier lui demanda pour un adieu au Festival en forme de pied de nez dans un pays où Johann Strauss est intouchable. En stigmatisant dans sa production la société viennoise comme un terreau du nazisme, il protestait contre la présence de l’extrême droite de Jörg Haider en Autriche : on peut imaginer comment fut accueillie la production. L’autre scandale énorme fut la production d’Idomeneo en 2003 à la Deutsche Oper de Berlin qui fut carrément retirée de la scène, présentant en son final Poséidon, Jésus, Mahomet et Bouddha décapités et provoquant les plus vives des protestations au début d’un millénaire où les religions recommencent à empoisonner la vie des sociétés. Enfin sa personnalité, son rapport à l’alcool et au tabac en faisait un véritable exemple de mal-pensance dont le nom faisait frémir à l’avance.
Hans Neuenfels bien évidemment est quasiment inconnu en France où la mise en scène théâtrale est dans un état qu’on s’abstiendra de commenter, et où il n’a jamais été invité à ma connaissance, ce qui est étonnant pour l’une des deux ou trois figures majeures de la scène allemande des cinquante dernières années.
Les mélomanes ou les wagnériens connaissent son Lohengrin de Bayreuth (2010) le fameux Lohengrin « des rats » qui reste l’une des mises en scènes les plus fortes et les plus réussies de l’œuvre. Et il faut saluer Katharina Wagner d’avoir imposé à Bayreuth ces immenses figures du théâtre allemand, que sont Neuenfels et Castorf, qui n’y avaient pas encore eu accès au seuil du XXIe siècle, alors que leur carrière était très avancée et qu’ils constituaient des références incontestables du monde du théâtre.
Neuenfels a peu abordé Wagner (Meistersinger von Nürnberg et Lohengrin) et Mozart, sinon Idomeneo dont nous avons parlé, et Entführung aus dem Serail qu’on vient de revoir à l’Opéra de Vienne, parmi les nouvelles mises en scènes importées pour rafraîchir le répertoire par Bogdan Roščić qui a pris ses fonctions de directeur en 2020, reprise d’une production créée à Wiesbaden et qui a parcouru bien des opéras en Allemagne. « Mise en scène d’une originalité intemporelle » comme l’a titré la presse autrichienne en octobre 2020 lors de la présentation viennoise. Entre les deux il fit Cosi fan tutte à Salzbourg, qui devait être dirigé par Claudio Abbado en 2000, mais les débats du chef avec les Wiener Philharmoniker firent qu’il y renonça (mais sa maladie l’en aurait empêché de toute manière). Une mise en scène vue comme une expérimentation entomologiste (l’intrigue se déroulait sur une boite translucide où deux abeilles énormes étaient prisonnières au cœur d’un décor de fleurs et plantes géantes) menée par un Don Alfonso savant fou. Alain Perroux, actuel directeur de l’Opéra du Rhin écrivait oh combien justement à son propos : « expérience à cœur ouvert, véritable dissection de l’âme humaine qui place quatre êtres dans un espace défini et attend de voir ce qui se passe ».
Neuenfels aimait les métaphores animalières : on se souvient aussi des abeilles (encore) de son Nabucco berlinois (2000) sur la Shoah repris en 2008.
Les dernières années il semblait s’être un peu assagi, sa Dame de Pique salzbourgeoise n’avait pas vraiment convaincu. Il reste cependant une figure essentielle de la scène lyrique, qui a fait évoluer définitivement la mise en scène d’opéra, à l’instar des Patrice Chéreau, des Ruth Berghaus, des Götz Friedrich, des Harry Kupfer.
Les spectateurs d’aujourd’hui pourront encore voir pour quelque temps ses productions, à Vienne (Entführung), Munich (La Favorite), Berlin (Ariadne auf Naxos) ou ailleurs, je ne saurais trop conseiller d’avoir cette curiosité. Pour ma part, j’eus l’incroyable chance de voir son Aida en 1980 à Francfort au moment où je découvrais comment la mise en scène pouvait approfondir une œuvre et changer mon regard, son Cosi fan tutte, sa Fledermaus et sa Dame de Pique à Salzbourg, son Entführung aus dem Serail à Stuttgart, sa Traviata à la Komische Oper de Berlin, son Lohengrin à Bayreuth. Son intelligence incisive contraignait le spectateur à la réflexion sur les œuvres, et imposait l’idée que l’opéra ne saurait être seulement divertissement.
Voilà encore un artiste qui a contribué à construire mon histoire, me faire voir les œuvres « derrière les yeux » . Voir disparaître l’un de ceux qui ont fondé mon éducation au théâtre et affiné mon regard de spectateur est éminemment douloureux. Ma maison théâtrale se remplit de fantômes à foison, mais les artistes vivants qui la font vibrer encore sont hélas moins nombreux.
Il y a des signes qui ne trompent pas, les médias « mainstream » audiovisuels français n’ont pas évoqué la disparition de Bernard Haitink, pourtant l’un des plus grands chefs d’orchestre de la planète classique. Haitink n’a jamais été médiatisé, n’a jamais passé le cercle des mélomanes, jamais invité à diriger le Concert du Nouvel An viennois – le précieux sésame qui fait passer un chef de l’anonymat médiatique à la « considération » grand-public. Il s’était retiré après un dernier concert le 6 septembre 2019 à Lucerne, à l’âge de 90 ans, un concert dont Wanderer a rendu compte et où nous écrivions : Comme c’était aussi attendu, le maestro n’a pas voulu de manifestation particulière de reconnaissance et le concert s’est déroulé comme m’importe quel autre, sauf que chacun pensait à cette extraordinaire carrière faite de dignité, de modestie et de discrétion et à ce profil impassible et droit au geste mesuré qu’on ne reverrait plus. Et au programme, Beethoven, concerto pour piano no 4 avec Emanuel Ax et Bruckner, 7ème symphonie, une pierre de touche du parcours de Haitink.
Cette modestie que nous évoquions est un des traits essentiels de cette carrière, très régulière, dominée par un long mandat à la tête du Royal Concertgebouw Orchestra en 1961 et 1988 et un partage entre Amsterdam et Londres où il a dirigé le London Philharmonic Orchestra de 1966 à 1979, a été aussi été directeur musical du Festival de Glyndebourne de 1978 à 1988 puis directeur musical du Royal Opera House Covent Garden de 1987 à 2002.
Sa gloire auprès des mélomanes s’est développée dans les dernières années, dans la mesure où avec l’âge il atteignait le statut de chef mythique, comme c’est l’habitude avec les chefs ultra octogénaires. L’exemple d’Herbert Blomstedt est emblématique à ce propos. Rappeler cette carrière, c’est souligner qu’il a été un chef symphonique de très grande réputation, une référence dans Bruckner, et, moins mis en exergue, un chef de fosse d’expérience, et quelquefois surprenant.
Mon expérience personnelle de Bernard Haitink a été au disque assez rapide, parce que j’achetai très tôt son Ring enregistré entre 1988 et 1991 avec l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchestrer des Bayerischen Rundfunks) qui avait surpris à sa sortie et notamment son Rheingold. On sera peut-être surpris, mais dans ma jeunesse de mélomane, Haitink était une figure plutôt secondaire par rapport aux chefs en vogue dans les années 1970 ou 1980, comme Sir Georg Solti, Carlo Maria Giulini, Klaus Tennstedt, Lorin Maazel, Seiji Ozawa, Claudio Abbado et naturellement Herbert von Karajan. Considéré comme un chef très solide, à la tête d’un orchestre de grande référence (son nom est lié pour toujours au Royal Concertgebouw, symbole d’excellence régulière, de solidité et de permanence.
Et pourtant, Haitink m’a souvent étonné quand je l’ai entendu sur le vif, en concert comme en fosse. Le geste mesuré, le son plein, mais clair, et surtout l’emprise étonnante sur les orchestres. À ce titre, j’ai assisté à toutes ses « Master class » de direction d’orchestre à Lucerne, avec l’orchestre du Festival Strings de Lucerne. Cet homme à l’apparence paisible avait auprès des jeunes chefs un ton direct et sans concessions, respectueux mais quelquefois rude : alors quelquefois il prenait la baguette « pour montrer » et subitement, par un de ces mystères insondables de l’art du chef d’orchestre, le son de l’orchestre changeait, l’intensité incroyable naissait là où précédemment sous la baguette d’un aspirant chef rien n’avait émergé, avec une économie incroyable du geste ; alors Bernard Haitink ironisait sur les jeunes chefs qui se déhanchaient en des gestes spectaculaires sans aucun effet réel sur le son. Un geste minimaliste et lui déclenchait un son au relief notable. J’ai découvert à cette occasion une personnalité directe, forte, à l’opposé de l’idée que je m’étais faite.
Autre souvenir à dire vrai incroyable, son Tristan und Isolde de 2010 à Zurich qui m’a profondément marqué. J’en ai rendu compte dans ce Blog et on peut s’y référer : Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes ! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé : totalement inoubliable ! L’Isolde prévue (Waltraud Meier) avait déclaré forfait après un conflit avec le chef : deux caractères forts qui ne sont pas arrivés à pactiser. La mise en scène de Guth est forte, intelligente, reste encore au fil des années une des plus intéressantes du chef d’œuvre de Wagner. Mais en l’occurrence, ce soir-là, malgré les regrets dus à Meier et bien que le travail scénique fût vraiment stimulant, c’est l’interprétation du chef qui m’a à jamais marqué.
Ce Tristan est encore musicalement très vif en moi, 11 ans après à quelques jours près, et se range dans mes Tristan de l’île déserte.
Haitink, c’est la modestie, la rigueur, la régularité mais aussi la force d’invention et de surprise. Comme Abbado, comme Karajan, comme Bernstein, il quitte le monde comme s’il n’avait plus rien à y faire parce qu’il ne dirigeait plus.
Dernière évocation de l’abbadien que je reste, Haitink a plusieurs fois remplacé Claudio au moment de sa maladie en 2000 et en 2013, lorsqu’il était clair que Claudio ne dirigerait plus. Il avait cette disponibilité sans ostentation ni affectation. Un Monsieur en somme.
Le Teatro alla Scala mérite toujours un approfondissement particulier parce qu’on fait bien des erreurs sur son histoire et ses traditions. Aussi, exceptionnellement, avons-nous opté pour une vision globale de la saison (ballet excepté), mais aussi d’un regard sur d’autres saisons du passé, non seulement par comparaison, mais aussi pour raviver quelques souvenirs et surtout pour lutter contre certaines idées reçues du plus lointain passé. En route pour notre Wanderung scaligère…
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Nous avons brièvement évoqué dans un récent post la situation de la Scala, et la présentation de la saison prochaine permet d’en savoir plus sur l’avenir de ce théâtre aimé entre tous.
Dominique Meyer a pris les rênes dans une période troublée, aussi bien à l’intérieur du théâtre à cause du départ anticipé d’Alexander Pereira, qu’à cause du contexte de pandémie, qui a contraint les salles à fermer pendant plusieurs mois au minimum, sinon plus d’une année.
C’est une situation difficile à maîtriser en ces temps extraordinaires. Manque de rentrées, initiatives sporadiques, programmation dans la brume de l’incertitude. On pourrait souhaiter mieux pour les théâtres et leurs managers.
Les choses se lèvent et la plupart des institutions présentent leurs saisons à la presse, en sollicitant les Dieux et les Muses pour que les salles ne soient pas à nouveau contraintes de fermer.
Fin de saison 2020-2021
Dominique Meyer a donc aussi programmé la fin de la saison 2021 (septembre à fin novembre) pour essayer d’attirer le public par des titres appétissants. Contrairement à d’autres maisons, il n’a pas repris les titres qui avaient été prévus avant la crise du covid. Ainsi, l’Ariodante initialement prévu avec Cecilia Bartoli qui avait annulé « par solidarité » avec Alexander Pereira non reconduit, avait-il été conservé sans Bartoli, mais toujours avec Gianluca Capuano, ainsi aussi du Pelléas et Mélisande très attendu qui devait être dirigé par Daniele Gatti (dans une mise en scène – moins attendue- de Matthias Hartmann). Deux spectacles annulés pour cause de Covid que nous ne verrons pas. Mais comme Matthias Hartmann est programmé dans la saison 2021-2022 peut-être lui a-t-on échangé Pelléas contre autre chose.
En septembre 2021, la saison (esquissée fin juin avec la production de Strehler des Nozze di Figaro dirigée par Daniel Harding) trois Rossini bouffes ouvrent l’automne lyrique
Septembre/octobre 2021 Gioachino Rossini, L’Italiana in Algeri (MeS : Jean-Pierre Ponnelle/Dir : Ottavio Dantone)
Avec Gaelle Arquez, Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Mirco Palazzi, Giulio Mastrototaro etc…
Le retour de la production Ponnelle avec cette fois Gaelle Arquez dans le rôle d’Isabella, ce qui est une très bonne idée et les spécialistes Mironov et Siragusa dans Lindoro, avec Mirco Palazzi en Mustafa, le rôle immortalisé par Paolo Montarsolo. Bon début de saison automnale avec en fosse Ottavio Dantone, une sécurité.
(4 repr. du 10 au 18 septembre
Gioachino Rossini, Il barbiere di Siviglia (MeS : Leo Muscato /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Cecilia Molinari, Mirco Palazzi, Mattia Olivieri.
La Scala avait gardé jusqu’ici la trilogie bouffe rossinienne Italiana, Barbiere, Cenerentola, signée Jean-Pierre Ponnelle, précieux trésor scénique qui n’a pas trop pris de rides quand on voit les Rossini bouffes d’une grande banalité qui essaiment les théâtres. Le Barbiere de Ponnelle arrivé de Salzbourg à la Scala en 1969, inaugurant cette série de Rossini bouffes qui vont être immortalisés par Claudio Abbado.
Cette année en remisant Ponnelle au placard, on appelle Leo Muscato, celui qui avait eu la géniale idée de changer la fin de Carmen pour être plus dans l’air #Metoo du temps… Il a commis comme perles à un collier d’autres productions sans intérêt.
De Ponnelle à Muscato… plus dure sera la chute.
En compensation, Riccardo Chailly reprend la baguette dans un répertoire qu’il a abandonné depuis des années, et ça c’est heureux, très heureux même, on a hâte. Mais quelle gueule ça aurait eu qu’après Abbado, Chailly reprenne la production Ponnelle ! Non, on préfère la médiocrité scénique…Solide distribution, on attend avec gourmandise le Figaro de Mattia Olivieri et la Rosina de la jeune et talentueuse Cecilia Molinari.
(6 repr. du 30 sept. au 15 oct)
Gioachino Rossini, Il turco in Italia (MeS : Roberto Andò/Dir : Diego Fasolis)
Avec Rosa Feola, Erwin Schrott, Antonino Siragusa, Alessio Arduini
Même si je ne suis pas convaincu par Fasolis dans Rossini, ce Turco in Italia s’annonce vocalement intéressant avec un Erwin Schrott qui sûrement en fera des tonnes et la très lyrique Rosa Feola. Production distanciée et cynique de Roberto Andò qui eut bien du succès à la création en février 2020, avec une carrière interrompue par le Covid. On la reprend donc et c’est justice.
(5 repr. du 13 au 25 octobre)
Octobre-novembre 2021
Francesco Cavalli, La Calisto (MeS : David McVicar/Dir : Christophe Rousset)
Avec Chen Reiss, Luca Tittoto, Véronique Gens, Olga Bezsmertna, Christophe Dumaux
Très belle distribution avec la délicieuse et talentueuse Chen Reiss et Véronique Gens, mais aussi les excellents Luca Tittoto et Christophe Dumaux. MeS de David McVicar, c’est à la modernité sans effrayer le bourgeois et les âmes si sensibles du public de la Scala. Direction confiée à Christophe Rousset, qui l’a enregistré avec Les Talens Lyriques : ce sera sans nul doute solide, mais pour ce qui est de l’inventivité ou de l’imagination… N’y avait-il aucun chef italien disponible pour cette œuvre vénitienne ??
(5 repr. du 30 octobre au 13 novembre)
Novembre 2021
Gaetano Donizetti, L’Elisir d’amore (MeS : Grisha Asagaroff/Dir : Michele Gamba)
Avec Davide Luciano, Aida Gariffulina, René Barbera, Carlos Alvarez
Beau quatuor pour ce marronnier des scènes lyriques : Carlos Alvarez dans un rôle comique ce sera explosif, et David Luciano en Belcore sera sans doute là aussi très drôle. La production de Grisha Asagaroff est professionnelle et la direction de Michele Gamba, jeune chef appréciable, mais diversement apprécié dans sa prestation de 2019, dernière série de cette production régulièrement présentée depuis 2015, alors que la précédente (Laurent Pelly) ne l’a été qu’une saison.
(5 repr. du 09 au 23 novembre)
Cette saison d’automne constitue donc une bonne introduction à la saison 2021-2022. On peut même dire que saison d’automne 2020-2021 et saison 2021-2022 doivent presque être considérées globalement, puisqu’il n’y a en 2021-2022 ni Rossini ni baroque.
De plus, au total, on n’aura jamais autant vu Riccardo Chailly (on s’en réjouit) que pendant cette saison 2020-2021 tronquée : inauguration 2020 (le spectacle A riveder le stelle), Salomé, Die Sieben Todsünden/Mahagonny Songspiel, Il barbiere di Sivlglia, c’est deux fois plus que d’habitude… Vive les pandémies…
Ainsi donc la saison 2021/22 est-elle la première effective de Dominique Meyer, avec un jeu de propositions où le maître mot est « équilibre » à tous prix.
Treize productions étalées de décembre 2021 à novembre 2022 soit à peu près une par mois, plus des soirées de ballet (Dominique Meyer est depuis longtemps un grand amoureux du ballet et il a amené dans ses valises Manuel Legris, artisan d’un splendide travail à Vienne), et de nombreux concerts de tous ordres que nous détaillerons.
Mais le projet de Dominique Meyer est plus global et plus articulé :
En effet, il affiche aussi une vraie saison musicale et instrumentale, très bien structurée, et alléchante que nous allons d’abord évoquer.
Dominique Meyer est un passionné de musique, et notamment de musique symphonique, sans doute plus mélomane que lyricomane : on le perçoit dans la manière dont il structure l’offre « hors-opéra » de la Scala : il y a très longtemps que l’offre n’avait pas été aussi complète, avec de nouvelles propositions très heureuses.
Concerts et récitals
Les concerts avec l’orchestre de la Scala annoncés, avec la présence d’Esa Pekka Salonen, de Riccardo Chailly, qui est sans doute un plus grand chef symphonique que lyrique, et de Tughan Sokhiev, directeur musical du Bolchoï et dernier de la lignée des grands chefs russes, ainsi que de deux jeunes, Speranza Scappucci présence qui sans doute annonce un futur opéra (ce serait une excellente idée) et Lorenzo Viotti, qui est là pour Thais et ainsi sera entendu dans un répertoire symphonique ce qui est intéressant pour mieux le connaître.
Il y a aussi de beaux récitals de chant, une tradition qu’il faut absolument faire revivre et Dominique Meyer a bien raison de reconstruire une saison de récitals, comme la Scala en faisait jadis chaque année : Ildar Abdrazakov (nov. 2021), Waltraud Meier (janv), Ekaterina Sementchuk (janv.), Ferruccio Furlanetto (avr.), Juan Diego Florez (mai), Anna Netrebko (mai), Asmik Grigorian (sept.2022) sont affichés, alternant mythes et voix nouvelles ou encore moins connues à Milan avec quelque sommets comme la venue de Waltraud Meier. Il faut espérer que ces soirées réenclencheront la passion des milanais pour les voix et contribueront à attirer un public curieux. Quelques événements exceptionnels aussi avec un concert de l’Académie avec Placido Domingo (2 décembre), le concert de Noël avec le Te Deum de Berlioz dirigé par Alain Altinoglu (18 décembre), et une soirée Anne-Sophie Mutter-Lambert Orkis le 13 février 2022.
Belle idée aussi qu’un cycle de musique de chambre avec les musiciens de l’orchestre de la Scala dans le Foyer (un concert mensuel), c’est si rare dans ce théâtre qu’on se réjouit de ce type d’initiative qui fait mieux connaître la qualité des musiciens et les valorise et surtout affiche la musique de chambre comme un moment d’écoute privilégié, car c’est la musique de chambre qui fait comprendre à l’auditeur ce qu’est « faire de la musique ensemble » et affine son écoute.
Enfin des orchestres invités et pas des moindres :
Novembre 2021 : Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboim (2 concerts)
Février 2022 : Orchestre de Paris, Esa Pekka Salonen (1 concert)
Avril 2022 : Mariinsky Teatr, Valery Gergiev (1 concert)
Mai 2022 : East-Western Diwan Orchestra, Daniel Barenboim (1 concert)
Sept. 2022 : Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann (2 concerts)
Ainsi reverra-t-on Daniel Barenboim à la Scala pour trois concerts, il n’était pas revenu après avoir quitté son poste de directeur musical, et ainsi verra-t-on Christian Thielemann très rare en Italie, alors qu’il y a souvent dirigé dans sa jeunesse. Tout cela est de très bon augure. Des bruits courent d’ailleurs sur la venue de Thielemann pour la première fois dans la fosse de la Scala… On parle même d’un Ring… Wait and see…
Voilà une « saison symphonique » séduisante, bien articulée, intelligente, qu’il faut accueillir avec plaisir, et même gourmandise.
Les autres annonces Pêle-mêle d’autres annonces ont été faites ou confirmées :
Début des travaux d’agrandissement des espaces de travail du théâtre qui vont offrir une scène plus vaste, des espaces nouveaux pour la partie administrative et surtout des espaces pour les répétitions d’orchestre et les enregistrements qui seront à l’avant-garde. Avec un regret éternel pour la disparition de la très utile Piccola Scala depuis plusieurs décennies…
Projet de construction d’une cité du théâtre et de la musique, une sorte de « Teatrocittà » comme existe « Cinecittà » à Rome dans le quartier périphérique sud de Rubattino, qui devrait regrouper des entrepôts, des ateliers et des possibilités de production artistique. Une cité intégrée pour les arts de la scène, c’est un projet à peu près unique au monde.
À l’intérieur du théâtre, Dominique Meyer importe de Vienne le même dispositif de traduction et sous titres par tablette qui substituera les petits écrans derrière les fauteuils actuels, qui avaient été eux aussi à l’époque copiés sur l’opéra de Vienne. Pour l’avoir expérimenté à Vienne, ce système de tablettes est très efficace et particulièrement convivial pour le spectateur (en huit langues). Par ailleurs un plan de numérisation des documents musicaux est lancé.
L’accessibilité au théâtre devrait être améliorée et élargie par une nouvelle carte des prix des billets, un nouveau plan de billetterie qui devrait créer de nouvelles catégories, notamment en Platea (Orchestre) et dans les loges. Le constat unanime était que les prix institués dans la période Pereira étaient bien trop élevés (en soi et eu égard à la qualité moyenne) ce qui contraignait stupidement à vendre les billets invendus le dernier jour à 50%. Il est aussi question d’une Scala plus « inclusive », mais là on est plutôt dans la vulgate de toute institution aujourd’hui…
En bref, Dominique Meyer est réputé pour être non seulement un bon organisateur, mais aussi un bon gestionnaire. Le voilà à l’épreuve d’un théâtre qui en la matière n’en finit pas de virer sa cuti.
Quant au cœur du métier Scala, la programmation lyrique, le paysage est hélas nettement plus contrasté
Opéra
En ce qui concerne le lyrique, l’offre se profile de manière assez traditionnelle à l’instar d’autres saisons scaligères avec un plateau de la balance lourd sur le répertoire italien, et plus léger sur le répertoire non italien : un opéra français (Thaïs), un opéra russe (La Dame de Pique), un opéra du répertoire allemand (Ariadne auf Naxos), un Mozart (Don Giovanni) et une création contemporaine à Milan d’un opéra de Thomas Adès, The Tempest, d’après Shakespeare, créé à Londres en 2004, voilà l’offre non italienne, un saupoudrage auquel le théâtre nous a habitués depuis des décennies.
Le reste des titres (huit) appartient au répertoire italien avec un poids assez marqué pour Verdi et le post verdien : un Cimarosa (Il Matrimonio Segreto), pour l’académie, un Bellini (I Capuleti e i Montecchi), trois Verdi (Macbeth, Un ballo in maschera, Rigoletto), et trois post-verdiens (La Gioconda, Fedora, Adriana Lecouvreur). Une manière de revendiquer l’italianità du théâtre avec des titres qui n’ont pas été repris depuis très longtemps pour certains, comme Capuleti e Montecchi ou Matrimonio segreto, mais aussi une accumulation de trois titres de la dernière partie du XIXe, Ponchielli, Giordano, sans un seul Puccini qui il est vrai a été bien servi les saisons précédentes, et sans baroque ni Rossini très bien servis de septembre à novembre 2021, ce qui justifie leur absence. Nous commenterons au cas par cas et essaierons d’en tirer des conclusions générales sur une saison qui ne suscite pas un enthousiasme débordant.
Nouvelles productions :
Décembre 2021 Verdi, Macbeth (MeS: Davide Livermore /Dir. : Riccardo Chailly)
Avec Luca Salsi, Anna Netrebko/Elena Guseva (29/12), Francesco Meli, Ildar Abdrazakov etc…
(8 repr. Du 4 (jeunes) au 29 décembre).
La première production est toujours la plus emblématique. Riccardo Chailly revient à Verdi, et à l’un de ses opéras les plus forts avec une distribution évidemment en écho : Anna Netrebko (la dernière sera chantée par la remarquable Elena Guseva) et Luca Salsi forment le couple maudit. Pour des rôles qui exigent beaucoup de subtilité, il n’est pas sûr qu’ils soient les chanteurs adéquats, et pour un rôle pour lequel Verdi ne voulait pas d’une belle voix, il n’est pas certain non plus qu’Anna Netrebko douée d’une des voix les plus belles au monde soit une Lady Macbeth… Meli et Abdrazakov en revanche sont parfaitement à leur place. Mais pour la Prima, il faut des noms et Netrebko a pris l’abonnement… Quant à la mise en scène, c’est l’inévitable Davide Livermore, un excellent « faiseur »; comme metteur en scène, c’est autre chose… Mais depuis quelques années il est adoré à la Scala friande de paillettes et où l’on aime de moins en moins qu’une œuvre soit un peu fouillée. Étrange tout de même l’histoire de ce titre dans les 45 dernières années. D’abord Giorgio Strehler au milieu des années 1970, la production mythique d’Abbado avec Cappuccilli et Verrett, puis, un gros cran en dessous, la production Graham Vick avec Riccardo Muti, puis encore un cran en dessous Giorgio Barberio Corsetti avec Gergiev en fosse : pas de problème du côté des chefs, mais du côté des productions, jamais le souvenir magique de Strehler ne s’est effacé. On relira par curiosité ce que ce Blog écrivait de la production Gergiev/Barberio Corsetti où l’on faisait déjà le point sur la question https://blogduwanderer.com/teatro-alla-scala-2012-2013-macbeth-de-giuseppe-verdi-le-9-avril-2013-dir-mus-valery-gergiev-ms-en-scene-giorgio-barberio-corsetti.
Voilà la quatrième production, et Davide Livermore face à Strehler, c’est McDonald’s face à Thierry Marx ou un trois étoiles Michelin… On sait que Riccardo Chailly n’aime pas les mises en scènes trop complexes : avec Livermore, pas de danger. Mais quel signe terrible de l’intérêt pour la mise en scène de ce théâtre.
Quo non descendas…
Janvier-Février 2022
Bellini : I Capuleti e I Montecchi (MeS : Adrian Noble /Dir : Evelino Pidò)
Avec Marianne Crebassa, Lisette Oropesa, René Barbera, Michele Pertusi, Yongmin Park,
(5 repr. du 18/01 au 2/02)
Une œuvre merveilleuse, l’une des plus belles du répertorie belcantiste revient après plus de deux décennies, c’est évidemment heureux. Entre Crebassa et Oropesa, Pertusi et Barbera, on tient là une distribution excellente qui ne mérite que l’éloge.
Mais aller chercher le médiocre Adrian Noble pour succéder à la merveilleuse production Pizzi est pire qu’une erreur, une faute.
Au pupitre Evelino Pidò, comme il y a 14 ans à Paris dans la même œuvre (avec à l’époque Netrebko et DiDonato), et comme dans tant de reprises de répertoire à Vienne les dernières années. Je n’ai rien contre ce chef excellent technicien qui est pour les orchestres une garantie de sûreté surtout dans une perspective de système de répertoire ou de reprise rapide, mais il y avait peut-être d’autres noms à tenter pour une nouvelle production… D’autant que le monde lyrique est plein de chefs italiens très talentueux à essayer.
Février-mars 2022
Massenet, Thais (MeS: Olivier Py/Dir. : Lorenzo Viotti )
Avec Marina Rebeka, Ludovic Tézier, Francesco Demuro, Cassandre Berthon.
Une œuvre représentée une seule fois à la Scala, en 1942. Puisqu’elle revient à la mode, c’est une bonne idée que de la proposer avec Lorenzo Viotti en fosse, qui avait bien séduit à la Scala dans Roméo et Juliette de Gounod.
Olivier Py est un grand nom de l’écriture et de la mise en scène, mais il y a quelque temps qu’il n’a plus rien à dire, sinon faire du Py et se répéter: gageons que ce « rien » sera déjà quelque chose. Quant à la distribution, c’est le calque de celle de Monte Carlo en mars dernier, et on est surtout très heureux de voir Ludovic Tézier revenir à la Scala après bien des années.(6 repr. du 10/02 au 2/03)
Tchaïkovski, La Dame de Pique (MeS : Mathias Hartmann /Dir. : Valery Gergiev)
Avec Najmiddin Mavlyanov, Roman Burdenko, Asmik Grigorian/Elena Guseva, Olga Borodina, Alexey Markov etc…
(5 repr. du 23/02 au 15/03)
Mathias Hartmann, un metteur en scène très « fausse modernité », qui fait peut-être Dame de Pique parce que le Pelléas prévu a été annulé mais on s’en moque puisque Gergiev, Borodina, Grigorian etc… Et donc une distribution de très haut vol dont il faudra bien profiter. En plus, Gergiev est l’une des rares grandes baguettes présentes cette saison, il faut saisir cette chance, même si l’on connaît son côté un peu fantasque, boulimique du kilomètre et peu des répétitions…
Mars 2022
Cilea, Adriana Lecouvreur (MeS : David Mc Vicar /Dir : Giampaolo Bisanti)
Avec Freddie De Tommaso (4 au 10/03)/Yusif Eyvazov (9 au 19/03) Maria Agresta (4 au 10/03)/Anna Netrebko (9 au 19/03), Anita Rashvelishvili(4, 6, 16, 19/03) /Elena Zhidkova (9,10,12/03), Alessandro Corbelli (4 au 10/03)/Ambrogio Maestri (9 au 19/03)
(7 repr. du 4 au 19/03)
Co-Prod Liceu, San Francisco Opera, Paris, Vienne, Royal Opera House
Une large co-production pour ce retour à Milan d’Adriana Lecouvreur après une quinzaine d’années d’absence et surtout après une production Lamberto Pugelli qui a duré deux décennies. De David McVicar il faut s’attendre à un travail bien fait (encore un qui fait de l’habillage moderne d’idées éculées) qui n’effarouchera pas le public peu curieux de la Scala, mais on se demande bien quelle différence de qualité avec la production précédente, sinon l’habillage d’une nouveauté factice.
Mais une distribution étincelante où l’on découvrira (courez-y) le nouveau ténor coqueluche de toute l’Europe lyrique, le britannique Freddie De Tommaso en alternance avec « Monsieur » Netrebko. Une production idéale pour période de foire et selfies en goguette.
Et puis, last but not least, un chef qu’on commence à entendre à l’extérieur de l’Italie, Giampaolo Bisanti, directeur musical du Petruzzelli de Bari. Applaudissons à ce choix
Avril-mai 2022
Strauss (R) Ariadne auf Naxos (MeS : Sven Erich Bechtolf /Dir : Michael Boder)
Avec Krassimira Stoyanova, Erin Morley, Stephen Gould, Sophie Koch, Markus Werba etc…
(5 repr. du 15/04 au 03/05)
Co-Prod Wiener Staatsoper Salzburger Festspiele)
Venue d’une production viennoise et salzbourgeoise, élégante et creuse qui mérite les poussières ou les oubliettes de l’histoire : Bechtolf en effet n’a jamais frappé les foules par son génie, ni par ses trouvailles. Distribution en revanche de très haut niveau (comme la plupart des distributions cette saison) Stoyanova, Gould, Koch sont des garanties pour l’amateur de lyrique. Chef solide de répertoire, familier de Vienne. Mais pour une nouvelle production d’un Strauss aussi important, on pouvait peut-être afficher une autre ambition notamment au niveau du chef.
Mai 2022 Verdi, Un Ballo in maschera (MeS : Marco-Arturo Marelli /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Francesco Meli, Sondra Radvanovsky, Luca Salsi, Iulia Matochkina (4, 7, 10, 12/05), Raehann Bryce-Davis (14, 19, 22/05) Federica Guida
(7 repr. du 04 au 22/05).
Magnifique distribution, avec l’Amelia la meilleure qui soit sur le marché aujourd’hui (on peut même dire la verdienne du moment), qui était déjà l’Amelia de la production précédente (Michieletto/Rustioni) et direction musicale du maître des lieux qui dirige un deuxième Verdi, comme il sied à tout directeur musical scaligère, mais il ne nous avait pas habitué à un tel festin.
Avec Marco-Arturo Marelli comme metteur en scène, c’est plutôt l’inquiétude en revanche, tant ont fait pschitt les espoirs qu’on mettait en lui dans les années 1980 (sous Martinoty il avait signé à Paris un Don Carlos programmé par Bogianckino bien peu convaincant) et tant ses nouvelles productions viennoises malgré leur nombre n’ont pas remué le Landerneau lyrique (Capriccio, Cardillac, Die Schweigsame Frau Der Jakobsleiter sous Holänder et Zauberflöte, Falstaff, Gianni Schicchi, La Fanciulla del West,Medea, La Sonnambula, Orest, Pelléas et Mélisande, Turandot pendant le mandat de Dominique Meyer). Le voilà à la Scala, vous conclurez vous-mêmes…
Juin 2022
Ponchielli, La Gioconda (MeS : Davide Livermore /Dir : Frédéric Chaslin)
Avec Sonya Yoncheva, Daniela Barcellona, Erwin Schrott, Fabio Sartori, Judith Kutasi, Roberto Frontali
(6 repr. du 7 au 25/06)
Sonya Yoncheva veut marcher dans les pas de Callas et s’empare de ses rôles les uns après les autres (Tosca, Médée, et maintenant La Gioconda), la voix est belle, mais le reste n’est pas à l’avenant. N’est pas Callas qui veut, même quand on est soi-disant un nom. Le reste de la distribution est en revanche vraiment très convaincant.
Le metteur en scène est encore une fois Davide Livermore qui fait du (quelquefois bon, reconnaissons-le) spectacle (les américains appellent cela entertainment) et surtout pas plus loin : vous grattez les paillettes, et c’est du vide qui sort.
Il est singulier, voire stupéfiant que Livermore soit tant sollicité à la Scala depuis quelques années et ça en dit long sur les ambitions artistiques de l’institution en matière de mise en scène… Bon, pour Gioconda, ça peut mieux passer que pour Macbeth. Moins gênant en tous cas… Direction musicale confiée à Frédéric Chaslin, très aimé de Dominique Meyer qui lui a confié à Vienne de nombreux titres de répertoire (à peu près 25) de tous ordres.
Juin-Juillet 2022
Verdi, Rigoletto (MeS : Mario Martone /Dir. : Michele Gamba)
Avec Piero Pretti, Enkhbat Amartüvshin, Nadine Sierra, Marina Viotti, Gianluca Buratto …
(8 repr. du 20 juin au 11 juillet)
Production de juillet, quand les touristes viennent, le Verdi des familles, signé Mario Martone (sa présence deux fois dans la saison compensera en mieux l’autre présence double, celle de Livermore…) qui est un metteur en scène « classique » mais intelligent et fin, après des dizaines années de règne incontesté de la production Gilbert Deflo : il était effectivement temps de changer.
Distribution solide avec le Rigoletto confié à Enkhbat Amartüvshin, une voix d’airain, mais un interprète peut-être à affiner encore, et accompagné de la délicieuse Nadine Sierra et du pâle mais vocalement très correct Piero Pretti. En fosse, un des jeunes chefs italiens digne d’intérêt, Michele Gamba que le public aura entendu déjà dans L’Elisir d’amore en novembre 2021 (voir plus haut).
Septembre 2022
Cimarosa, Il Matrimonio segreto (MeS : Irina Brook /Dir : Ottavio Dantone)
Accademia del Teatro alla Scala
Orchestra dell’Accademia del Teatro alla Scala
(6 repr. du 7 au 22/09)
La production traditionnelle et annuelle de l’académie, aux mains d’une équipe équilibrée et très respectable. C’est de bon augure pour une œuvre qu’on n’a pas vue à la Scala… depuis 1980 !
Octobre/Novembre 2022
Giordano, Fedora (MeS : Mario Martone /Dir : Marco Armiliato)
Avec Sonya Yoncheva, Mariangela Sicilia, Roberto Alagna (15 au 21/10), Fabio Sartori (24/10 au 3/11), George Petean.
(7 repr. du 15/10 au 3/11).
Là aussi, Lamberto Puggelli a signé une mise en scène restée au répertoire longtemps dont la dernière reprise remonte à 2004 qui était bien faite et c’est Mario Martone qui signera la nouvelle mise en scène. Dans le naufrage des mises en scènes de la saison, c’est la garantie d’un travail digne.
Distribution en revanche somptueuse qui marque le retour à la Scala de Roberto Alagna après des années d’absence, dans un rôle (Loris) très peu familier du public français, raison de plus pour y aller. Fedora, un rôle que les sopranos abordent sur le tard, est ici Sonya Yoncheva, actuellement loin d’être en fin de carrière mais j’ai beau aller souvent l’écouter, je trouve la voix très belle mais peu d’intérêt au-delà.
Et le chef, Marco Armiliato, efficace, solide, écume les scènes du monde.
Mon unique Fedora à la Scala (et ailleurs) était dirigée par Gianandrea Gavazzeni, avec Freni et Domingo.
Gavazzeni réussissait à faire respecter cette musique, voire la faire aimer… Il en fallait du génie pour faire de ce plomb de l’or.
Novembre 2022
The Tempest (MeS : Robert Lepage /Dir : Thomas Ades)
Avec Leigh Melrose, Audrey Luna, Isabel Leonard, Frederic Antoun, Toby Spence (MET, Opéra National du Québec, Wiener Staatsoper)
(5 repr. du 5 au 18 nov.)
Une des rares créations (2004) qui ait fait carrière, signée Thomas Adès (compositeur et chef) avec la mise en scène « magique » de Robert Lepage, maître en images et en technologie scénique. Pour la plus baroque des pièces shakespeariennes, il fallait au moins ça, avec une distribution de très grande qualité (Antoun, Spence) dominée par le magnifique Leigh Melrose. Une bonne conclusion de la saison, une respiration “ailleurs” avec un niveau musical et scénique garanti.
Reprise :
Mars-avril 2022
Mozart, Don Giovanni (MeS : Robert Carsen/Dir : Pablo Heras-Casado)
Avec Günther Groissböck/Jongmin Park (5, 10 apr.), Christopher Maltman, Alex Esposito, Hanna Elisabeth Müller, Emily d’Angelo, Andrea Caroll
Reprise de la médiocre mise en scène de Robert Carsen, théâtre dans le théâtre (comme d’habitude…) qui n’a pas marqué les esprits, mais il est vrai que trouver une production de Don Giovanni satisfaisante est un vrai problème. La production précédente de Peter Mussbach n’a pas marqué, et celle de Giorgio Strehler n’a pas non plus été à la hauteur de ses Nozze di Figaro légendaires. Donc, on accepte ce Carsen sans saveur pour jouir de l’excellente distribution et d’un chef qu’on dit très bon, mais qui ne m’a jamais vraiment convaincu.
(7 repr. du 27/03 au 12/04)
Conclusions : Quelques lignes se dégagent :
Des distributions solides, voire exceptionnelles, il n’y a là-dessus pas l’ombre d’un doute, nous sommes bien à la Scala et l’excellence est dans chaque production
Des choix de chefs éprouvés, souvent familiers du répertoire à l’opéra de Vienne, et capables de bien gérer une représentation parce que ce sont souvent des chefs solides, mais en aucun cas ils n’ont offert de grandes visions artistiques ou de lecture d’une particulière épaisseur par le passé. Sans doute la saison préparée rapidement nécessitait de parer au plus pressé mais sans doute préside aussi l’idée que les chanteurs affichés suffiront à faire le bonheur du public. Des chefs pour la plupart au mieux efficaces, et donc à mon avis inadaptés à la Scala-plus-grand-théâtre-lyrique-du-monde comme « ils » disent…
Des choix de metteurs en scène sans aucun intérêt, à une ou deux exceptions près, voire souvent médiocres. Des choix de tout venant qui affichent l’opéra comme un divertissement pour lequel la complexité n’est pas conseillée: des metteurs en scène pour consommation courante, pas pour une vraie démarche artistique.
Où est la Scala des Strehler, des Ronconi, des Visconti ? (Et même des Guth, Kupfer, ou Chéreau plus récemment) ?
Mon trépied de l’opéra chant-direction-mise en scène est bien bancal à la Scala cette année. Jamais la seule brochette de grands chanteurs dans une production n’a suffi à faire une grande soirée.
Il faudra sans doute attendre la saison 2022-2023 pour clarifier les choses puisqu’on espère qu’il n’y aura pas d’accident covidien en cours de route et voir si c’est ce chemin qu’on va emprunter.
Alors, pour essayer d’éclairer le lecteur, j’ai voulu remonter dans le temps, du récent (2012) au plus ancien (1924) pour voir à quoi dans le temps ressemblait vraiment la Scala, car en matière de Scala, le mythe construit dans les années 1950 est tel qu’on croit des choses qui n’ont existé que très récemment. En présentant deux saisons d’avant-guerre (avant deuxième guerre mondiale), à lire évidemment avec des clefs différentes nous avons eu de singulières surprises. Toujours mettre en perspective, c’est la loi du genre, sans jamais de jugements qui ne soient pas nés de l’expérience…
Arturo Toscanini
Plongeons dans l’histoire de la Scala
En conclusion de ce post mi-figue mi-raisin, j’ai donc voulu pour la première fois faire profiter le lecteur d’un de mes hobbies préférés, le plongeon dans les archives du théâtre pour mettre tout ce qu’on a pu écrire face au réel de l’histoire, et non face au rêve. Comme on pourra le constater, il y a à la fois des souvenirs, encore vifs, mais aussi des surprises de taille.
En plongeant dans cette histoire, se confronter avec d’autres saisons fait revenir à la raison ou relativiser (ou confirmer) nos déceptions. J’ai donc fixé comme critère des saisons où Macbeth était dans les productions prévues.
Une saison d’avant la deuxième guerre mondiale et une saison « Toscanini »
On devrait plus souvent se pencher sur les saisons de la Scala au temps de Toscanini et autour, on verrait l’extrême diversité de l’offre lyrique, et notamment aux temps de Toscanini, la présence quasi permanente du chef légendaire au pupitre. On verrait aussi que Verdi était bien moins représenté que de nos jours, avec quelques œuvres mais en aucun cas la large palette que les théâtres de tous ordres offrent dans Verdi. <
Ainsi Macbethn’est pas représenté entre 1873 et 1939, année où l’œuvre de Verdi ouvre la saison (à l’époque le 26 décembre) dirigée par l’excellent Gino Marinuzzi.
Pour donner une indication encore plus surprenante : il y a 23 titres de tous ordres dont nous allons simplement donner la liste, et deux Verdi (Macbeth pour 4 repr. et La Traviata pour 11), tous deux dirigés par Gino Marinuzzi. Voici la liste des œuvres données en 1939, quelquefois inconnues de nos jours, et les œuvres étrangères données toutes en italien :
Verdi, Macbeth
Massenet, Werther
Mulé, Dafni
Bellini, La Sonnambula
Puccini, La Bohème
Rabaud, Marouf, savetier du Caire
Puccini, Turandot
Wolf-Ferrari, La Dama Boba
Wagner, Tristan und Isolde
Verdi, La Traviata
Leoncavallo, Pagliacci
Cilea, Adriana Lecouvreur
Humperdinck, Haensel und Gretel
Pizzetti, Fedra
Catalani, Loreley
Mascagni, Il Piccolo Marat
Beethoven, Fidelio
Wagner, Siegfried
Ghedini, Maria d’Alessandria
Boito, Nerone
Donizetti, La Favorita
Giordano, Fedora
Paisiello, Il Barbiere di Siviglia ovvero la precauzione inutile
Ainsi, on voit la grande diversité de l’offre, avec beaucoup d’œuvres « contemporaines » ou récentes à l’époque, pas un seul Rossini (la Rossini Renaissance sera pour plus tard).
On peut être surpris sur le nombre de titres affichés, mais c’était l’époque où la mise en scène n’était pas essentielle ou tout simplement n’existait pas au profit d’une mise en espace devant des toiles peintes, faciles à changer d’un jour à l’autre, sans décors construits. Une alternance plus rapide était plus facile à mettre en place.
Nettoyons nos idées reçues sur la Scala : à peine le nez dans son histoire qu’on découvre que tout ce qu’on raconte sur la Scala et Verdi, demande au moins une révision des rêves d’aujourd’hui sur un hier mythique.
Toscanini a beaucoup dirigé Verdi à la Scala, mais pas tous les titres, et il a autant dirigé Wagner et d’autres compositeurs. Prenons la saison 1924, celle du fameux Tristan und Isolde pour lequel Toscanini, arguant qu’il était ouvert à tout ce qui était novateur (les temps ont changé), avait appelé Adolphe Appia pour la mise en scène.
En 1924, voici les 24 titres, avec seulement trois chefs, Arturo Toscanini, Arturo Lucon, Vittorio Gui (un magnifique chef, si vous trouvez des enregistrements, n’hésitez pas, c’est un des plus grands chefs italiens, mort à 90 ans en 1975).
Strauss, Salomé (Vittorio Gui) (Ouverture de saison)
Riccitelli, I Compagnacci (Vittorio Gui)
Mozart, Zauberflöte (Arturo Toscanini)
Verdi, Aida (Arturo Toscanini)
Verdi, La Traviata (Arturo Toscanini)
Donizetti, Lucia di Lammermoor (Arturo Lucon)
Puccini, Manon Lescaut (Arturo Toscanini)
Wagner, Tristan und Isolde (Arturo Toscanini)
Mascagni, Iris (Arturo Toscanini)
Rossini, Il Barbiere di Siviglia (Arturo Lucon)
Bellini, La Sonnambula (Vittorio Gui)
Puccini, Gianni Schicchi (Vittorio Gui)
Gluck, Orfeo ed Euridice (Arturo Toscanini)
Alfano, La leggenda di Sakuntala (Vittorio Gui)
Verdi, Falstaff (Arturo Toscanini)
Verdi, Rigoletto (Arturo Toscanini)
Bizet, Carmen (Vittorio Gui)
Pizzetti, Debora e Jaele (Arturo Toscanini)
Charpentier, Louise (Arturo Toscanini)
Wagner, Lohengrin (Vittorio Gui)
Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg (Arturo Toscanini)
Plus près de nous, les saisons d’Abbado ressemblent par leur organisation aux saisons d’aujourd’hui. Vous pourrez constater que c’est à juste titre qu’on peut « mythifier » la période :
Une saison du temps de Claudio Abbado et Paolo Grassi
1975-1976
Macbeth (Abbado/Strehler)
Io Bertold Brecht (Tino Carraro/Milva/Strehler) ) à la Piccola Scala
La Cenerentola (Abbado/Ponnelle)
L’Heure Espagnole/L’Enfant et les sortilèges/Daphnis et Chloé (Prêtre/Lavelli)
Cosi fan tutte (Böhm/Patroni-Griffi)
Simon Boccanegra (Abbado/Strehler)
Aida (Schippers/Zeffirelli)
Werther (Prêtre/Chazalettes)
Benvenuto Cellini (Davis/Copley) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
Peter Grimes (Davis/Moshinsky) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
La Clemenza di Tito (Pritchard/Besch) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
Der Rosenkavalier (Kleiber/Schenk)
Luisa Miller (Gavazzeni/Crivelli)
Turandot (Mehta/Wallmann)
Tournée aux USA pour le bicentenaire de l’indépendance américaine
– La Bohème (Prêtre-Zeffirelli)
– La Cenerentola (Abbado-Ponnelle)
– Simon Boccanegra (Abbado-Strehler)
– Macbeth (Abbado-Strehler)
Considérons le niveau des chefs invités à la Scala en dehors d’Abbado, Böhm, Prêtre, Kleiber, Mehta, Gavazzeni, Colin Davis : c’est le « festival permanent »… on comprend pourquoi le public était difficile…
Au temps de Muti, la saison 1997 a aussi ouvert par Macbeth, c’est moins festivalier que la saison 1975, mais cela reste assez solide avec trois titres dirigés par Muti sur dix.
Une saison du temps de Riccardo Muti et Carlo Fontana 1997-1998
Macbeth (Muti/Vick)
Il Cappello di paglia di Firenze (Campanella/Pizzi)
Die Zauberflöte (Muti/De Simone)
Khovantschina (Gergiev/Barstov)
Linda di Chamounix (A.Fischer/Everding) (Prod.Wiener Staatsoper)
Der Freischütz (Runnicles/Pier’Alli)
Manon Lescaut (Muti/Cavani)
Lucrezia Borgia (Gelmetti/De Ana)
L’Elisir d’amore (Zanetti/Chiti)
Carillon (Pesko/Marini) au Piccolo Teatro Strehler
Même impression pour cette saison Lissner/Barenboim : Lissner a été décrié par le public local, pourtant, à lire la saison 2012 (il n’y a que 9 ans), on est tout de même séduit par la diversité de l’offre et la qualité moyenne… afficher dans une saison un Ring, un Lohengrin, un Don Carlo, une Aida etc… Ça laisse un peu rêveur…
Une saison du temps de Daniel Barenboim et Stéphane Lissner
2012-2013
Lohengrin (Barenboim/Guth)
Falstaff (Harding/Carsen)
Nabucco (Luisotti/D.Abbado)
Der fliegende Holländer (Haenchen/Homoki)
Cuore di Cane (Brabbins/McBurney)
Macbeth (Gergiev/Barberio-Corsetti)
Oberto, conte di San Bonifacio (Frizza/Martone)
Götterdämmerung (Steffens-Barenboim/Cassiers)
Der Ring des Nibelungen (Barenboim/Cassiers)
Un ballo in maschera (Rustioni/Michieletto)
Tournée au Japon : Falstaff/Rigoletto/Aida
La Scala di Seta (Rousset/Michieletto)(Accademia)
Don Carlo (Luisi/Braunschweig)
Aida (Noseda/Zeffirelli)
De cette manière le lecteur tient des éléments de comparaison. L’intérêt de se plonger dans les archives, c’est de faire des découvertes, de rétablir des vérités contre les idées préconçues et surtout les mythes d’aujourd’hui :
quand on voit ce que dirige Riccardo Chailly, directeur musical (2 productions) et ce qu’ont dirigé encore près de nous Barenboim, Muti, un peu plus loin Abbado, et encore plus loin Toscanini, on se dit que le titre est usurpé parce qu’il est évident que Riccardo Chailly ne donne pas grand-chose à ce théâtre. À ce niveau, c’est plutôt la Scala qui sert la soupe à un grand absent.
quand on voit la saison 1975-1976 à la Scala on comprend pourquoi ces années-là semblent un rêve éveillé. Inutile même de comparer, c’est trop douloureux, mais à regarder la saison Muti et la saison Barenboim, la comparaison est aussi éloquente.
Personnellement, je revendique l’intérêt de mises en scène contemporaines, qui parlent aux sociétés d’aujourd’hui et pas de mises en scènes qui ne sont qu’un cadre divertissant à la musique : c’est une erreur profonde de penser que l’opéra c’est musique et chant + guirlandes. Qu’importe d’ailleurs que la mise en scène soit traditionnelle ou novatrice, si elle a du sens.
La saison lyrique 2021-2022 à la Scala, est grise et ne soulève pas l’enthousiasme. Il y a peut-être des raisons objectives à ces choix qui laissent un peu perplexes, mais sans penser qu’on doit faire de la saison un festival permanent (c’est pourtant le sens du système stagione : faire de chaque production un moment d’exception), il y a peut-être à trouver une voie un peu plus stimulante. Je peux comprendre des difficultés dues au contexte, mais ce programme ne donne aucun signe d’avenir, et c’est là la question. On compensera sa déception par une saison symphonique et musicale intelligente et bien construite qui est-elle tout à fait digne de cette maison.
On souhaite alors ardemment que la saison symphonique par son organisation et son offre, trace un sillon que suivra la saison lyrique les années prochaines pour un théâtre qui sait, quand il faut, être le plus beau du monde.
Mais, dans la déception comme dans le triomphe, on continue de l’aimer éperdument… Et lucidement, car on le sait, la passion va de pair avec la lucidité, comme chez Racine.
30 octobre 2012, après 19 ans d’absence, Claudio Abbado retourne à la Scala pour un concert où il dirige La Filarmonica della Scala qu’il avait fondée en 1982 avec en seconde partie la Symphonie n°6 de Mahler, « Tragique », en première partie le concerto n°1 pour piano et orchestre de Chopin et pour soliste Daniel Barenboim. Nous avions rendu compte dans ce blog de ce concert historique. Au-delà de l’émotion intense que nous avions tous ressentie, il était aussi très fort de voir sur la même scène, faisant de la musique ensemble, le directeur musical de la Scala, Daniel Barenboim, et l’ex-directeur musical, Claudio Abbado, liés par une longue amitié. C’était un point final digne et joyeux d’un serpent de mer qui durait depuis trop longtemps.
11 Mai 2021, après 16 ans (il est revenu à la Scala en 2020 avec Chicago mais n’a plus jamais dirigé l’orchestre du théâtre), Riccardo Muti, ex-directeur musical revient à la Scala avec les Wiener Philharmoniker. Riccardo Chailly, l’actuel directeur qui par égard lui a cédé sa loge (qui fut jadis celle de Muti), vient le complimenter après le concert. Et c’est l’esclandre.
Tous les journaux et les témoins rapportent l’accueil glaçant reçu par l’actuel directeur :
Muti : « Qui es-tu, toi ? »
Chailly (retirant son masque COVID) : « C’est Riccardo qui vient féliciter l’autre Riccardo »
Muti : « Dehors !… » (en des termes moins choisis…)
Raconté ainsi, l’incident semble sorti d’un roman ou un exemple d’infox. Et pourtant, la presse milanaise dans son ensemble le rapporte à peu près en ces termes et ne se retient pas de le commenter.
Pendant le concert, évidemment triomphal, au moment du bis, Muti avait pris la parole rappelant plusieurs éléments :
C’est la première fois que les Wiener rejouent en public depuis des mois
Cette tournée était prévue depuis longtemps et avant la pandémie: le fait qu’ils jouent le 11 mai 2021, 75 ans après le concert de réouverture de Toscanini est pure co-in-ci-den-ce (ce fut ainsi scandé)
Rappel qu’il avait lui-même fêté le 50ème anniversaire en 1996 avec le même programme que celui exécuté par Toscanini en 1946
Rappel des liens de Toscanini avec les Wiener Philharmoniker et notamment de Zauberflöte et Meistersinger.
Enfin : explication du choix du bis, la Valse de l’Empereur, avec sa mélancolie qui souligne la fin d’une époque et le début d’une autre.
L’affaire de la date, et l’évocation de Toscanini (dont nous avons parlé il y a quelques jours) … tout cela a poussé Riccardo Muti à prendre la parole, mais la polémique que nous avions signalée l’a visiblement irrité.
Ajoutons que la Scala avait au final proposé trois concerts, le premier dirigé par Riccardo Chailly avec Lise Davidsen le 10 mai (qu’on peut voir sur la plateforme Raiplay daté du 11 mai), le second avec Riccardo Muti et les Wiener Philharmoniker le 11 mai, le troisième avec Daniel Harding le 17 mai.
La date indique 11 mai, pour un concert du 10 mai.
La situation est née du fait qu’en “noyant” dans une succession de trois concerts marquant à la fois la réouverture d’après Covid et l’anniversaire du concert de réouverture de Toscanini, la venue le 11 mai des Wiener Philharmoniker sous la direction de Riccardo Muti était unus inter pares et le retour de l’ancien directeur musical de la Scala ne faisait plus “événement”.
Capture d’écran du générique de la retransmission du concert de Riccardo Chailly
(D’ailleurs, le concert Chailly qu’on voit à la télévision marque très explicitement qu’il est donné en relation à l’anniversaire toscaninien, et porte à la TV la date du 11 mai, alors qu’il a été donné le 10 mai…)
Un lecteur français peut s’étonner de voir une telle polémique se développer autour d’une date symbolique certes – j’ai expliqué pourquoi par ailleurs-, mais qui semble bien bénigne au milieu de la joie de la réouverture.
L’Opéra de Paris est objet de polémiques permanentes, plus politiques ou économiques, mais jamais du moins à ma connaissance de ce type.
Mais la Scala est un théâtre emblématique, une sorte de porte-drapeau, et sous le regard médiatique international. La preuve, France Info ou France Inter, qui ne peuvent être soupçonnables d’être à l’affût des événements de musique classique ont signalé dans leurs bulletins d’information la réouverture de la Scala comme événement symbolique de réouverture des salles en Italie, quand d’autres avaient rouvert plus de deux semaines avant.
Alors je voudrais faire deux séries d’observations :
Sur la polémique en elle-même
La réaction de Riccardo Muti est à la fois étonnante, ridicule, et surtout malvenue parce que ce genre de problème se règle entre quat’zieux et pas sous ceux des médias. Mais je la trouve également touchante, parce qu’elle fait affleurer les choses banalement humaines, comme le ressentiment, l’extrême sensibilité irrépressible, et les fragilités.
Malgré sa carrière et sa gloire, malgré son statut désormais de patriarche de la musique en Italie, Riccardo Muti garde une sorte d’insécurité qui lui fait veiller jalousement à son image, à continuer de la construire (comme si elle en avait encore besoin) et notamment son lien supposé à Toscanini (dont nous avons dit la vanité), mais surtout la persistance de blessures non refermées, dont celle d’avoir été contraint en 2005 de partir de la Scala à la demande de l’orchestre. Apparemment, il n’a ni digéré, ni compris.
On comprend que le retour à la Scala en une date aussi symbolique puisse émouvoir l’homme, mais cette émotion va jusqu’à laisser ses nerfs le gagner et surtout prendre à témoin la salle en soulignant que la date n’est qu’une coïncidence alors que tout son discours tend à légitimer une sorte de fraternité avec Toscanini jusque dans sa relation privilégiée avec les Wiener. A-t-il besoin de souligner tout ça au stabilo comme s’il avait toujours besoin de rappeler au public qu’il était un grand chef d’orchestre, un grand musicien, et qu’il avait une histoire avec cette maison.
C’est incompréhensible si l’on ne tient pas compte de cette insécurité qui fait qu’il a toujours besoin pour exister de prendre des postures et de se constituer contre quelqu’un ou quelque chose (dans les chefs, ce fut Abbado et… Chailly aujourd’hui), ou s’ériger en maître du classicisme, ès Mozart, ès Gluck, ès Spontini ou Cherubini, contre un modernisme aux contours fumeux.
Riccardo Muti n’est pas un de mes chefs favoris, je l’ai souvent écrit, mais je reconnais qu’il m’a donné des émotions indicibles, à l’opéra essentiellement, et d’impérissables souvenirs (Otello à Florence, Lodoïska de Cherubini, mais aussi son Nabucco inaugural en 1986 à la Scala) et je reconnais volontiers le grand musicien, mais pas le grand inventeur.
Au seuil de son 80ème anniversaire, le voir réagir de la sorte me fait sourire d’une manière au total triste mais assez tendre : il a gardé son énergie intacte quand son ego est en cause, quand l’image qu’il veut donner est en cause. Sauf qu’il ferait mieux de mettre son énergie ailleurs…
Même s’il n’est pas de mes chefs de l’île déserte, il fait partie de ma vie de mélomane, de ma famille éloignée en quelque sorte, mais de ma famille. Il reste qu’il s’est fermé (volontairement ?) la Scala pour toujours à un âge où les blessures auraient pu se cicatriser.
L’autre c’est Riccardo Chailly qui en l’occurrence a parfaitement joué son rôle de maître des lieux, courtois et élégant. Mais bien qu’il soit un musicien incontestable à la carrière exemplaire, c’est par ailleurs un maître des lieux relativement absent, ou d’une présence elliptique presque contrainte et forcée car on cherche en vain un très grand événement musical depuis qu’il est à la tête de ce théâtre et on ne peut pas dire qu’il ait dynamisé la Scala durant la dernière période, contrairement à d’autres chefs et d’autres maisons.
On apprend que l’inauguration de la saison le 7 décembre 2021 sera Macbeth, un titre qu’il a enregistré pour le film-opéra de Claude d’Anna en 1987 (avec Leo Nucci et Shirley Verrett), avec dit-on, l’inévitable Anna Netrebko et l’inévitable metteur en scène Davide Livermore, comme si c’étaient là les bornes de son imagination artistique. Livermore fait du bon spectacle non dérangeant, c’est un habile faiseur de spectaculaire. Netrebko n’est pas une Lady Macbeth historique (pour l’avoir entendue plusieurs fois dans ce rôle) : mais l’inauguration doit être spectaculaire avec le grand nom du moment : un credo artistique limité ! L’affligeant spectacle TV substitutif du 7 décembre 2020, genre Folies Bergères du Lyrique, était d’ailleurs lui aussi signé Davide Livermore, sans doute titulaire du pass-navigo local, puisqu’il a inauguré 2018 (Attila), 2019 (Tosca), 2020 (le show TV) et maintenant 2021.
La Scala La deuxième série d’observations concerne justement la Scala. Plus de quarante ans de fréquentation longtemps au quotidien de ce théâtre que j’aime plus qu’aucun autre n’empêche pas un regard distancié. C’est un théâtre qui depuis des années n’a plus rien produit d’intéressant, de référentiel dans le genre lyrique: qui donnera un exemple de spectacle qui ait marqué ces dernières années ? Tristan de Chéreau peut-être, c’était en 2007, il y a quatorze ans… Lohengrin de Guth peut-être, c’était il y a neuf ans : deux Wagner, avec deux fois Barenboim en fosse.
Dans Verdi ? morne plaine (sauf La Traviata de Tcherniakov-Gatti, vouée aux gémonies par un public scaligère à mettre au Museum parmi les fossiles). Dans Mozart ? morne plaine. Dans Rossini bouffe ? on en reste aux productions de Ponnelle des années 1970 sans avoir trouvé un chef qui succède dans le répertoire bouffe à Abbado (alors que Chailly a enregistré jadis de remarquables Rossini bouffe), sans parler du bel canto où la Scala a raté Netrebko quand elle le chantait comme personne et où depuis Muti et Capuleti e Montecchi (1987) on n’a pas encore retrouvé une production de grand niveau[1].
D’ailleurs, on chercherait en vain une politique en matière de bel canto à la Scala, et cela depuis des dizaines d’années. On n’ose même pas afficher Norma, à cause de la peur des fantômes… (dernière avec Caballé il y a 44 ans…en janvier 1977). On se demande bien d’ailleurs peur de quoi ou de qui vu que le public (qui fut très compétent) s’est dilué dans les touristes et les clients des foires avides de selfies.
Alors il reste à la Scala un élément qui a alimenté sa légende de tous temps, les scandales : Callas/Tebaldi alimenta la chronique, l’Anna Bolena tragique de la Caballé en 1982, le Don Carlo avec Pavarotti en 1992 et quelques autres, dont le malheureux incident de l’autre soir vient couronner la série.
On aimerait que ce théâtre se distingue aujourd’hui autrement.
En son temps, dans un discours d’adieu intelligent et fin qui avait mis en fureur ses adversaires (dont Muti…), Cesare Mazzonis, directeur artistique de 1983 à 1992, avait indiqué ce que pouvait être une ligne artistique pour la Scala. En le relisant de matin, je me disais qu’il n’y avait rien à retirer, parce que depuis cette époque, la politique artistique du théâtre brinqueballe.
Une autre période commence, alors wait and see…
[1] MeS Pier Luigi Pizzi, avec June Anderson et Agnès Baltsa entre autres…
Il y a comme un paradoxe quand on observe la vie musicale italienne vue de l’extérieur où l’opéra semble être l’essentiel, où en dépit de de la bonne qualité des orchestres, un seul (et encore) celui de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome a une réputation internationale, mais où le nombre de chefs d’orchestre de toutes générations est impressionnant. Au sommet, Riccardo Muti, Riccardo Chailly, Daniele Gatti, puis Gianandrea Noseda et Michele Mariotti, ainsi que Daniele Rustioni, mais on voit aussi notamment dans les fosses de théâtres européens d’excellent chefs comme Riccardo Frizza, Francesco Lanzillotta, Gianluca Capuano et les grands chefs baroques, Rinaldo Alessandrini, Giovanni Antonini, Fabio Biondi. C’est impressionnant. Trouvez aujourd’hui en Allemagne un chef allemand, en dehors de Christian Thielemann dont la gloire ait dépassé les frontières, alors que c’est LE pays de la musique classique.
Alors l’Italie, impressionnant réservoir de grands chefs, cultive aussi leur légende, depuis le premier d’entre eux, Arturo Toscanini, dont la gloire mondiale vient de sa carrière entre Italie et USA, de son statut de trait d’union entre Verdi vivant et toute la tradition post-verdienne, mais aussi de son répertoire important (il fut un très grand chef wagnérien – avec un Parsifal bayreuthien mythique parce que toute trace sonore en a disparu). Au sommet de la pyramide mythique , il est encore grandi par son militantisme anti-fasciste (bien qu’il ait été au départ plutôt favorable au mouvement) et anti-nazi (fondation du Festival de Lucerne après l’Anschluss).
Comment ce mythe est-il utilisé pour la communication médiatique autour des chefs d’aujourd’hui, une petite anecdote sans grande importance nous en donne un indice.
Les gazettes italiennes, et même quelques médias français (c’est dire !) se sont fait l’écho du concert de Riccardo Muti (avec les Wiener Philharmoniker) le 11 mai prochain qui marquera la réouverture de la Scala de Milan à son public après l’une des plus longues périodes de fermeture de son histoire. Il faut d’abord se réjouir hautement de cette réouverture, comme de celle de tous les lieux de spectacle qui commence à essaimer en Europe.
Et puis, les gazettes italiennes ont titré: La Scala repart de Muti (en souvenir de Toscanini) titre par exemple La Repubblica dans ses pages milanaises.
En effet le 11 mai est la date anniversaire du concert historique (11 mai 1946) donné dans le théâtre reconstruit (un bombardement américain l’avait détruit) par Arturo Toscanini qui revenait diriger à la Scala dont il avait été le directeur musical à plusieurs reprises jusqu’à son auto-exil en 1931. Ainsi cette date devint aussi un symbole de reconstruction de l’Italie après la guerre, et aussi de la clôture de l’ère fasciste, puisque Toscanini le chef des chefs était revenu d’exil.
Scala et Toscanini devenaient symboles de la fin de la tragédie.
La réouverture du théâtre en 2021 se veut donc dans la continuité un symbole à plusieurs entrées, renforcé par la présence sur le podium de Riccardo Muti, ex-directeur musical de la Scala, mais avec un orchestre invité et non l’orchestre du théâtre.
La logique eût voulu évidemment qu’une réouverture aussi emblématique se fît avec l’orchestre de la Scala et son directeur musical Riccardo Chailly.
Mais là, autre Riccardo et autre orchestre.
Voilà les arcanes complexes de la vie de ce théâtre adoré, mais dont le directeur musical actuel a une présence à (longues) éclipses et une action brumeuse qui reste encore à définir.
La présence de Riccardo Muti et des Wiener Philharmoniker donne évidemment un grand lustre à la soirée, mais perd en même temps son côté emblématique, sauf à associer la figure de Riccardo Muti à celle d’Arturo Toscanini, sport préféré d’une partie de la presse italienne depuis des dizaines d’années.
Il est vrai que Riccardo Muti deviendra le prochain 28 juillet octogénaire, et donc en bonne logique « mythe vivant » comme j’aime à le dire. Et de fait, son âge vénérable et son rôle dans le monde musical mondial en fait la mémoire de référence de la musique classique (et notamment lyrique) en Italie où il officie depuis plus de cinquante ans : il vainquit le concours Guido Cantelli en 1967 et à 30 ans succédait à Klemperer au Philharmonia Orchestra. Il devint alors avec Claudio Abbado, plus âgé de 8 ans, le symbole de la vitalité musicale italienne, avec la rivalité qui va avec.
Mais c’est lui que l’on compara très tôt à Toscanini et cette comparaison, cette lointaine fraternité l’a suivi jusqu’à aujourd’hui.
Pourquoi ?
Riccardo Muti (né en 1941) aux temps de la fougue de la jeunesse
En fait, Riccardo Muti se fit connaître par des interprétations verdiennes de feu, au rythme haletant et aux tempi d’une folle rapidité, un Verdi explosif tel que le souvenir de Toscanini l’avait magnifié. Comme Toscanini, Muti afficha jusqu’aux années 1980 une volonté de dégraisser Verdi, d’appliquer à la lettre les indications des partitions verdiennes (notamment les fameux aigus non écrits mais imposés par les chanteurs et la tradition).
Mais il s’assagit au moment où il devint directeur musical de la Scala.
La comparaison s’arrête là.
Je m’intéresse depuis des dizaines d’années à la vie musicale milanaise, souvent clanique à l’instar de la vie du foot : il y eut à la fin des années 1950 les callassiens et les tebaldiens, il y eut inévitablement les mutiani et les abbadiani dès la fin des années 1970. Et de fait les personnalités des deux chefs étaient si opposées, leurs opinions politiques si différentes qu’il était assez facile de les opposer.
On s’intéressait moins au répertoire symphonique et notamment à la manière dont Abbado faisait connaître à la Scala un nouveau répertoire orchestral, dont Mahler, Hindemith, Berg, mais pas seulement. On lisait plutôt les deux chefs à l’aune presque exclusive du répertoire lyrique puisque les chefs italiens se vendaient souvent comme chefs d’opéra plus que chefs symphoniques (alors qu’un chef au souvenir hélas discret aujourd’hui comme Carlo-Maria Giulini marqua toute la fin du XXe par de fabuleux concerts)[1].
En France, dans mes jeunes années mélomaniaques, Abbado était lu presque exclusivement comme verdien, tout comme Muti . Dans les années 1970, Muti sortit un enregistrement d’Aida qui fit grand bruit (avec Caballé), mais surtout il entra en concurrence avec son « rival» puisqu’ils sortirent tous deux, la même année (1976) un Macbeth : celui de Muti fut très injustement oublié au profit de celui d’Abbado, encore aujourd’hui considéré comme légendaire.
Mais Abbado à la Scala avait un répertoire plus large que Verdi : Berg (Wozzeck), Prokofiev (L’amour des trois oranges), Moussorgski (Boris, qui révolutionna l’écoute de Moussorgski) et dans Verdi il privilégia un Verdi considéré plus intellectuel, plus exigeant que Trovatore (cheval de bataille de Muti à l’époque, qu’il a même failli diriger à l’Opéra de Paris en 1973). Abbado ne dirigea d’ailleurs jamais la “trilogie populaire” (Rigoletto, Traviata, Il Trovatore) que Muti dirigea plusieurs fois et enregistra.
Muti avait alors une sorte d’aura spectaculaire, l’image d’un ouragan qui emportait tout. J’étais déjà « abbadien », mais le Muti de cette époque (la fin des années 1970) était audacieux, « disruptif » comme on dirait aujourd’hui et déchainait un incroyable enthousiasme : j’adorais ces moments brûlants d’urgence, de jeunesse, de vie immédiate.
Mais les années passées à la Scala furent bien loin d’être comparables à ce surgissement des années 1970, et notamment à l’action de Toscanini dans ce théâtre.
Les années Toscanini, ce furent les années où la modernité entra à la Scala, non seulement par le répertoire, mais aussi par les organisations, fin du système des palchettisti (les loges possédées par les grandes familles), voire aussi la modernité scénique : Toscanini demanda en 1923 à Adolphe Appia de mettre en scène Tristan und Isolde en 1924 par une lettre demeurée célèbre : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. »[2].
Même si la production n’eut pas le succès escompté, il reste que c’est la seule production d’Appia, génial théoricien du théâtre et notamment du théâtre wagnérien, dont on ait gardé le souvenir. Et c’est Toscanini qui lui a offert cette occasion.
Mais, au-delà du personnage et de ses colères homériques (une autre part de la légende), ce qu’on doit à Toscanini, c’est surtout l’élargissement du répertoire, avec Wagner notamment, car il imposa Wagner à la Scala, d’abord avec Die Meistersinger von Nürnberg, puis avec Tristan, il y dirigea Parsifal, Lohengrin,Walküre, Siegfried ou Götterdämmerung, mais aussi Gluck, Berlioz, Meyerbeer, Charpentier (Louise), Bizet, il fit entrer Pelléas et Mélisande au répertoire, mais aussi Moussorgski (Boris Godounov). Il faut considérer qu’à l’époque, c’était une innovation considérable : songeons que Wozzeck (Berlin, 1925), ne fut créé à la Scala (au scandale de verdiens bon teint) qu’en 1952. (lire la critique de Time d’alors : http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,859731,00.html) « A few last-ditch Verdi-lovers turned out to express their disapproval, greeted the opening curtain with whistles, catcalls and shouts of “Vergogna, vergogna!” (Shame, shame!) ».
L’image de rénovateur, d’ouverture, de modernité reste attachée à Toscanini, en dehors de son rapport filial à Verdi qui est une donnée de départ.
Au contraire, Muti s’est installé – c’est presque une posture idéologique – comme refusant la modernité des mises en scène : un seul exemple, il quitta Salzbourg au début de l’ère Mortier s’indignant contre la mise en scène de Karl-Ernst Hermann de La Clemenza di Tito. Il croyait provoquer un cataclysme contre Mortier, mais ça fit pschitt…
À la Scala, il fit émerger un répertoire « classique » (Gluck, Cherubini, Spontini) qui certes n’avait pas été vu à Milan depuis longtemps, et se contenta de diriger essentiellement le répertoire italien, laissant le reste à des collègues. Une exception avec Wagner, un Fliegende Holländer en trois actes séparés par des entractes (cela ne se faisait plus depuis longtemps ailleurs, mais à la Scala, des règles syndicales l’avaient paraît-il imposé), un Parsifal décevant qui avait attiré le ban et l’arrière ban des wagnériens (car on parlait d’une possibilité de le voir dans la fosse de Bayreuth) et un Ring plutôt brinqueballant (plusieurs metteurs en scène sans projet unificateur et un Rheingold concertant).
Sans recherche de metteurs en scène « novateurs » sinon Ronconi ou Strehler qui n’étaient déjà plus dans les années 1980 des débutants pleins d’avenir, ou Graham Vick, voire Carsen, alors limites de la modernité acceptable chez les lyricomanes italiens, il installa une routine de luxe qui n’a rien de comparable avec l’action de Toscanini, ni même d’Abbado en termes de répertoire.
Muti se positionnait là où son « rival » n’allait pas : l’exemple de Rossini est clair: là où Abbado s’était concentré sur les trois grands Rossini bouffes (Italiana, Barbiere, Cenerentola), Muti se positionna sur le Rossini de la fin (Guglielmo Tell, Moïse, tous deux avec Ronconi d’ailleurs) et même avec humour: à la fin d’un concert, en bis, il donna une ouverture ignorée du Viaggio a Reims, immense succès d’Abbado.
À chacun son pré carré : il fit Mozart au début les années 1980 (Nozze, Cosi puis Don Giovanni) Abbado au tout début des années 1990 à Vienne (Nozze et Don Giovanni) (une production scaligère de Nozze dans les années 1970 n’avait pas été une réussite), Muti fit Falstaff en 1993 (Abbado en 1998), dans la belle production “lombarde” de Strehler de 1980 à l’origine confiée à Lorin Maazel, il fit très tôt Otello à Florence en 1980 (stupéfiante, inoubliable direction musicale dans une production qu’il n’aimait pas) quand Abbado fit Otello très tard dans la carrière (à Salzbourg à en 1996 avec un concert berlinois fin 1995). À part Wagner, Muti n’aborda ni Strauss, ni Debussy, ni les russes mais signa une magnifique production de Dialogues des Carmélites, en 2004, année de son départ du théâtre milanais.
De même son répertoire symphonique reste-t-il plutôt réduit par rapport aux deux autres grandes références italiennes d’aujourd’hui, Riccardo Chailly et Daniele Gatti.
La carrière de Muti dément, pour l’essentiel de son déroulement, et notamment à la Scala, toute l’œuvre de Toscanini dans ce même théâtre. C’est pourquoi l’obstination de certains médias italiens à le comparer à la légende Toscanini est une sorte d’abus, de facilité de com.
Ce souci de la posture de « grand classique » fut accompagné du souci ne pas croiser le rival Abbado (plus proche de Toscanini par ses choix lyriques d’ailleurs) … Il veilla aussi à éviter de voir Abbado revenir à la Scala, puisqu’il refusa qu’il dirige avec ses Berliner Elektra (sous le prétexte que s’il voulait revenir, il devait diriger l’Orchestre de la Scala) [3]– d’où le refus d’Abbado (qui était rancunier) de diriger à la Scala jusqu’en 2012 (soit 8 ans après le départ de Muti).
Et le voilà, lui qui avait refusé Abbado et les Berliner, qui revient à la Scala à la tête des Wiener, le soir le plus emblématique de l’histoire de ce théâtre.
A chacun sa vérité.
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[1] Qui fut aussi chef lyrique : songeons que c’est Giulini qui dirigea Callas dans sa Traviata légendaire dans la MeS de Visconti.
[2] Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.
[3] Il y dirigea cependant un concert avec les Wiener en 1992
Dans “Der Rosenkavalier” à l’Opéra de Paris en 1976
Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.
Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)
Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura, Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:
Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.
Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm
Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.
Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi
Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.
Dans “Der Rosenkavalier” (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)
À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.
Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)
Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.
Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.
La nomination attendue de Gustavo Dudamel comme directeur musical à l’Opéra de Paris a provoqué le concert de louanges et déchainé les trompettes de la renommée. C’est effectivement une nouvelle positive car on parle futur, ce qui est toujours agréable.
Dans ce blog, on parle aussi beaucoup du passé, qui souvent éclaire le présent et détermine le futur. J’ai été interpellé par l’expression d’un article élogieux d’un de nos deux grands quotidiens nationaux de référence « premier chef sud-américain » nommé à Paris, comme s’il arrivait après une longue liste de noms les plus divers. Or un regard sur l’histoire récente montre qu’il n’en est rien. Pas de noms au XIXe, pas de noms au XXe jusqu’en 1973 où Georg Solti est « conseiller musical » – il le reste deux ans (Rolf Liebermann avait besoin d’un nom…), Georg Solti est donc le « premier chef magyaro-britannique » à « conseiller/diriger » musicalement l’Opéra de Paris. Puis après Solti arrive plus de dix ans après et pour deux ans, Lothar Zagrosek, nommé par Jean-Louis Martinoty, directeur musical en titre (le premier depuis le XVIIe) qui est donc le «premier chef allemand» à exercer cette fonction. En 1989, ce devait être Barenboim, éliminé par oukase, et c’est en 1990, nommé par oukase, Myung-Whun Chung, directeur musical et « premier chef coréen » à l’opéra de Paris. Chung est remercié par Hugues Gall, qui nomme en 1995 James Conlon « premier nord-américain » appelé à être directeur musical, jusqu’en 2004. Enfin, en 2009, Nicolas Joel appelle Philippe Jordan, « premier chef suisse » à exercer la fonction de directeur musical. Tout cela fait sourire.
Deux observations:
– la période contient deux blancs : 1975-1987 (Liebermann et Bogianckino) et 2004-2009 (Gérard Mortier). C’est dire simplement que la fonction n’est pas naturelle à Paris comme on semble le penser, et certains directeurs ou administrateurs généraux (et pas des moindres) ont préféré s’en passer. Gérard Mortier en avait un « in pectore », Sylvain Cambreling, mais il n’avait pas le titre. Rappelons aussi que Dominique Meyer à Vienne après la démission fracassante de Franz Welser-Möst en 2014 a préféré se passer de directeur musical…
– on attend donc dans un futur qu’on espère lointain pour Dudamel, la nomination du «premier directeur musical français»…
La fonction est obligatoire en Allemagne et en Italie, il y en a à Zurich, Bruxelles, Barcelone, Madrid et à Londres, mais pas vraiment en France sauf à Lyon où depuis une quarantaine d’années, elle est instituée (John Eliot Gardiner, Kent Nagano, Ivan Fischer, Louis Langrée, Kazushi Ono, Daniele Rustioni), à Toulouse (Michel Plasson, Tugan Sokhiev) et à Bordeaux (Paul Daniel actuellement) mais dans ces deux villes l’orchestre de l’opéra est en même temps l’orchestre régional, alors qu’à Lyon, l’orchestre de l’Opéra est spécifique et ne cumule pas les deux fonctions.
Les directeurs d’opéra n’ont en effet pas toujours envie de voir leur pouvoir limité par un directeur musical, quelquefois envahissant et on connaît quelques incompatibilités d’humeur (Riccardo Muti-Cesare Mazzonis à la Scala, mais aussi Claudio Abbado face à la paire Eberhard Wächter/Ioan Holänder à Vienne)
Il est clair que l’Opéra de Paris dans la situation actuelle a besoin de la figure du directeur musical, pour faire repartir la machine perturbée par la crise du Covid, le départ à épisodes de Stéphane Lissner, et la présence plus rare de Philippe Jordan, qui a conclu son mandat par un Ring en retransmission radio fin 2020, qui reste directeur musical en titre jusqu’à fin août mais sans diriger puisqu’il est officiellement à Vienne depuis septembre 2020. Il est vrai aussi que le Covid a rebattu les cartes.
La stratégie d’Alexander Neef est très claire. Il a besoin de relancer la machine, d’attirer de nouveau le public, et surtout de faire parler de l’Opéra autrement qu’en termes de crises, de contestations, de grèves et j’en passe…
Il lui fallait donc un nom, et un chef plutôt « communiquant » pour prendre la lumière et séduire les médias : en Gustavo Dudamel, il a tout. C’est un beau coup.
Gustavo Dudamel
J’ai connu personnellement Gustavo Dudamel en 2004, à Bamberg, lors d’un concert d’automne des Bamberger Symphoniker consécutif à son succès au concours de direction d’orchestre «Mahler-Wettbewerb » de Bamberg, un concert au programme français, L’horloge de Flore de Jean Françaix avec Albrecht Mayer au hautbois (Albrecht Mayer était hautbois solo aux Bamberger Symphoniker avant d’intégrer les Berliner) et la Symphonie n°3 pour orgue de Saint Saëns. Je l’avais interviewé à cette occasion pour le mensuel italien Amadeus. Mais je l’avais vu précédemment diriger à l’Expo 2000 l’orchestre Simon Bolivar (Orquestra Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela) à Hanovre (il avait alors 19 ans) où j’étais conseiller musical. Cela pour préciser qu’il fait partie des chefs que j’ai suivis depuis très longtemps. Lors de cette interview, sa disponibilité, sa gentillesse et sa modestie m’avaient vraiment frappé, ainsi que la manière dont il parlait de ses maîtres, José Antonio Abreu le fondateur du Sistema vénézuélien, Sir Simon Rattle qui l’avait remarqué et Claudio Abbado passionné par les orchestres de jeunes et donc forcément par le projet d’Abreu. Il dirigea d’ailleurs régulièrement l’Orchestre Simon Bolivar entre 2005 et 2010, car il passait alors ses hivers au Venezuela et à Cuba. Il laissa même la baguette à Dudamel pour la 5ème de Mahler lors d’une tournée de l’Orchestre Bolivar à Rome et Palerme en septembre 2006 alors que lui dirigeait en première partie le triple concerto de Beethoven.
Gustavo Dudamel est fils du Sistema vénézuélien, c’est une évidence, mais il n’est pas issu d’une famille venue des bidonvilles où le Sistema recrutait, il provient d’une famille de musiciens et a commencé à diriger très tôt, et à 19 ans, il dirigeait déjà la Simon Bolivar, qui est le sommet de la pyramide d’orchestres qui composent El Sistema : intégrer immédiatement les jeunes dans un orchestre local et peu à peu permettre à ceux qui sont doués et qui veulent en faire leur métier d’accéder par étapes à des orchestres plus importants du pays est le principe de la construction fondée par José-Antonio Abreu dès les années 1970.
Ceux qui ont assisté à des concerts de l’Orchestre Simon Bolivar ont pu constater l’enthousiasme et la virtuosité de ces jeunes aussi fascinants dans Tchaïkovski, Mahler ou Prokofiev que dans West Side Story ou dans la musique populaire sud-américaine : ce sont les meilleurs musiciens d’orchestre de toute l’Amérique du Sud..
Le monde de la musique classique est désormais irrigué de ces jeunes musiciens vénézuéliens qui ont intégré les orchestres du monde entier. Par ailleurs, El Sistema a produit après Gustavo Dudamel un certain nombre de bons chefs qui font actuellement carrière, Domingo Hindoyan (à l’orchestre Symphonique de la Radio polonaise), Rafael Payare (à l’Orchestre symphonique de Montréal), Diego Matheuz (qui a été directeur musical de La Fenice de Venise), Christian Vasquez ( directeur musical du Teresa Carreño Youth Orchestra à Caracas et ex-directeur musical du Stavanger Symphony Orchestra). Notons enfin que la vénézuélienne Gladysmarli Del Valle Vadel Marcano a obtenu le prix de l’orchestre lors du premier concours La Maestra en septembre 2020 (remporté par Rebecca Tong).
Il faut insister sur cet aspect du parcours de Gustavo Dudamel pour mieux saisir le chef d’aujourd’hui : et d’abord il faut noter l’importance qu’il donne à la jeunesse (il m’avait dit que les salles de concerts vénézuéliennes étaient remplies de jeunes, et qu’en arrivant en Europe, il avait été surpris du public plutôt mûr). Ensuite il est très soucieux de diffusion musicale par des efforts marqués pour « populariser » la musique grâce au mélange de répertoires, et à l’ouverture à tous les publics, mais aussi par l’importance donnée à la communication.
Du point de vue musical, il s’est formé très jeune à la direction, et notamment avec de jeunes exécutants ; cela signifie des gestes précis, clairs, compréhensibles par le groupe, cela suppose aussi un rapport très naturel et très cordial, qualités dont évidemment il fait encore preuve à la tête des différents orchestres où il provoque une véritable empathie.
Comme d’autres collègues vénézuéliens (Matheuz ou Payare par exemple), il a été marqué par Claudio Abbado, qui dirigeait au moins deux fois par an à Caracas (janvier et février) et faisait avec l’orchestre de longues répétitions.
Son répertoire de base et sa formation sont donc essentiellement symphoniques (à commencer par les grands classiques comme Beethoven ou Mahler), et moins opératiques: il dirige son premier opéra, Don Giovanni, à la Scala en 2006 où Stéphane Lissner avait offert des productions à une série de jeunes chefs. Je l’avais entendu dans cette production et je me souviens de l’impression forte qu’il m’avait procurée dans la scène de la mort de Don Giovanni, au rythme et à la pulsion qui m’avaient évoqué quelque chose de Furtwängler, mais d’un autre côté, il avait tendance dans la fosse à se concentrer sur l’orchestre et à moins tenir compte des chanteurs. Je l’ai entendu dans Don Giovanni (Scala), Rigoletto (Scala), La Bohème (Berlin), West Side Story (Salzbourg-Pentecôte) et la semaine dernière dans Otello (Liceu), où j’ai été cette fois plus frappé par la manière dont il suivait très attentivement le plateau, par sa précision et le son qu’il arrivait à tirer de cet orchestre moyen, mais moins par l’originalité de l’approche.
Son répertoire lyrique va évidemment s’étoffer à l’Opéra de Paris. Philippe Jordan est arrivé à Paris à l’âge de 34 ans avec une réputation de chef lyrique plutôt que symphonique et donc avec un répertoire plus large : il dirigeait régulièrement à Berlin, à Zurich, et avait été directeur musical à Graz. Ce n’est que depuis qu’il prit en main les Wiener Symphoniker (en 2014) qu’il a construit son image de chef symphonique.
Dudamel c’est un peu l’inverse : il arrive à 40 ans, avec une expérience lyrique plus réduite et sans avoir exercé de fonctions dans un théâtre d’opéra, mais avec une très grosse réputation de chef symphonique au point qu’il compte aujourd’hui dans le top-ten des chefs d’aujourd’hui. Tout en gardant la Simon Bolivar, il a dirigé successivement l’Orchestre Symphonique de Göteborg puis il est passé au très prestigieux Los Angeles Philharmonic Orchestra, où exerçait alors Esa-Pekka Salonen qui était au jury du concours Mahler dont il sortit vainqueur en 2004.
C’est donc sans aucun doute en ce moment the right man on the right place pour Neef qui a besoin de redorer le blason parisien un peu piétiné depuis trois ans, et pour Dudamel qui a besoin quant à lui de compléter sa connaissance du répertoire lyrique, d’où un contrat de six ans (relativement long) qui sera sans doute renouvelé si chacun y trouve son compte. Un chef de grande réputation internationale comme lui doit s’affirmer aussi à l’opéra.
Il est bouillant, énergique, sympathique, tout en étant rigoureux, il plaît aux orchestres parce qu’il est techniquement très sûr et il est sans conteste un grand musicien. Mais il n’est pas encore un inventeur, et n’a pas trouvé encore à mon avis son style mais à quelques exceptions près, on sait bien que souvent, à part le jeunisme ambiant et ses instabilités, on devient « chef de référence » après quarante-cinq ans, « vénérable et respecté » après soixante-dix et « mythe vivant » après quatre-vingts. Wait and see. Bienvenue à Paris, Gustavo !
Sept ans déjà et plus s’éloigne le choc de cette disparition, plus lancinant est le manque, comme une béance en soi qui ne se comble pas. Certes, au niveau strictement musical, de nouvelles figures et de nouveaux profils de la direction d’orchestre sont apparus, d’autres profils ont pris une place importante dans le paysage, la vie continue et l’on n’a pas arrêté de fréquenter les concerts. L’art a besoin de ses figures de proue, de ce renouvellement, de cette évolution naturelle. Il y donc à chaque fois des motifs nouveaux de plaisir…
Enfin, pas tout à fait par les temps qui courent.
Alors Abbado a rejoint les « mythes du passé », s’ajoutant à Toscanini, Walter, Furtwängler, Karajan, chacun avec un profil spécifique, irremplaçable, chacun lié aux temps pendant lesquels il exerça son art.
Abbado ne nous stimule plus pendant les concerts, il ne nous bouleverse ni ne nous étonne plus « en direct » : il est inscrit désormais dans notre imaginaire musical.
Mais pas seulement.
Pour ceux dont je suis qui ont vécu de nombreuses années rythmées par ses concerts et ses représentations d’opéra, il y un vide qui va au-delà de la simple musique et du concert de la veille, des soirées sans fin à évoquer et essayer de revivre ces moments éphémères de la musique qui sont en réalité si durables.
Le journaliste Kai Luehrs-Kaiser l’a bien compris dédiant rien moins que 26 rendez-vous de deux heures à la figure de Claudio Abbado, chaque dimanche de 15h à 17h sur RbbKultur, la radio berlinoise.
Quel artiste, quel homme politique, quel acteur a pu bénéficier de 52 heures d’émission de radio en un cycle de plusieurs mois ? Et quel musicien ? Surtout dans cette ville de Berlin si riche en figures de la musique, et où à côté des 12 ou 13 ans d’Abbado à la tête des Berliner, s’affichent les 34 ans de règne d’Herbert von Karajan.
Et pourtant, c’est de Berlin que nous viennent ces émissions et c’est à la Bibliothèque Nationale de Berlin qu’est déposé le fonds Abbado, les archives personnelles du chef. Entre Berlin et Abbado, il y a une histoire forte qui va au-delà de l’orchestre et sur laquelle il serait passionnant de réfléchir.
À sept ans de sa disparition, et au moment où, à mesure que les droits de diffusion disparaissent, s’accumulent les traces sonores de ses concerts, je pense à la nature des traces indélébiles de l’art de Claudio Abbado sur ma vie. Sans doute le point le plus importante est qu’il fut un maître pour moi. Non pas au sens général, comme on parle d’un grand philosophe, d’un grand écrivain, d’une grande figure : en ce sens c’est une évidence.
Non, c’est au sens intime, individuel, le maître qu’un individu finit par reconnaître parce qu’il comprend qu’il a façonné ses goûts et ses choix. Pourtant il ne fut jamais discursif y compris durant les répétitions, on le lui reprochait assez et il parlait plus volontiers et plus librement de foot que de musique. En musique, Il n’avait qu’un seul langage, c’était le concert. Et là, il était maître et enseignant.
Si j’ai appris à être mélomane assez tôt (vers 12 ans), si j’ai appris peu à peu à écouter Wagner, à intégrer l’opéra dans mon quotidien, j’ai commencé à sentir en moi une écoute « raisonnée » et non au fil de l’eau au moment où j’ai commencé à entendre plus souvent Abbado, mais sans qu’il soit au départ le seul. Quelques chocs de jeunesse : une symphonie de Brahms par Carlo Maria Giulini avec l’orchestre de Paris une semaine après la même par Karajan qui m’avait laissé froid ; Pelléas et Mélisande par Maazel à l’opéra. Aussi étrange que cela puisse paraître, Maazel me fit entrer en Debussy. Sans parler du Ring de Boulez à Bayreuth et notamment d’une Walkyrie 1977 qui fut un Sésame.
Trois moments clefs d’Abbado, Simon Boccanegra à Paris ,- mais Verdi était déjà en moi-, Wozzeck, toujours à Paris, qui fut un autre Sésame : je sentis grâce à Abbado cette musique de l’intérieur, et Boris à la Scala, autre miracle.
Vinrent d’autres secousses, Il Viaggio a Reims à la Scala l’un des enthousiasmes les plus fous de ma vie, et les pleurs de bonheur qui allaient avec.
Et puis, à l’autre bout de sa carrière au début des années 2000 :
D’abord en 2001, le 15 avril exactement au Festival de Pâques de Salzbourg, avec les Berliner Philharmoniker, l’exécution la plus folle, la plus hardie, la plus étourdissante de la Symphonie n°7 de Beethoven que jamais plus je n’entendis de cette manière, que ce soit d’ailleurs avec Claudio Abbado qu’avec d’autres chefs que j’apprécie.
Et évidemment, la Symphonie n°2 « Résurrection » lors de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, où le miracle se produisit pendant la répétition générale, le matin du concert. Nous étions une petite cinquantaine de personnes, qui se regardaient, éberlués de ce qui littéralement, nous tombait sur la tête. Concerts, disque ne rendirent jamais à cette hauteur l’impression première de cette répétition générale.
Ces deux moments sont uniques.
On écoutera jusqu’au bout ce que dit l’excellent Kai Lührs Kaiser de l’art d’Abbado. Pour mon humble part vais essayer très simplement d‘analyser quel écho avait en moi le phénomène Abbado, comment peu à peu, en entrant dans son univers musical, j’ai construit mon univers, mes références, mes connaissances et la part la plus vibrante de ma vie.
On a dit souvent que Claudio Abbado était d’un abord très simple et naturel, mais qu’en même temps ce n’était pas un « communiquant ». Il était de ceux qui parlent quand ils dirigent, ses mains (et sa main gauche…) ses yeux, son geste élégant et le langage de son corps faisaient signe. Il y a des chefs qui gesticulent et d’autres qui parlent avec leur corps, c’était fascinant de le regarder de l’Orgelempor du KKL de Lucerne.
À l’écouter dans tant de concerts et des répertoires si divers, j’ai appris, comme à l’école, grâce à la clarté de ses approches à me concentrer sur des instruments, à comprendre comment se construisait l’architecture d’une pièce musicale, à sentir aussi combien l’écoute dépendait de détails qu’on ne perçoit pas de prime abord : les salles différentes, les places différentes dans une même salle, ce qui rend le travail critique d’ailleurs si labile, si incertain, si sujet à caution.
Mais il y avait des caractères permanents :
Le jeu des regards et la force d’un geste apparemment léger qui déchainait à la fin de certaines symphonies de Mahler un son inouï. Il y a une communication non technique, non écrite chez Abbado d’autant plus importante qu’il parlait peu ou s’expliquait peu en répétition, il laissait faire la musique ou laissait faire de la musique.
La clarté et la luminosité du son : on entendait tout, chaque inflexion, chaque instrument, chaque élément et en même temps ce n’était pas là seulement un miracle technique. L’impulsion venait d’ailleurs, d’équilibres infinitésimaux qui faisaient qu’on s’attachait à l’un et à l’autre, ce pouvait être un visage, un geste, un jeu de regards, de ces regards qui circulaient d’un musicien à l’autre et tout cela faisait sens, même pas un sens explicable ou verbalisable, mais un sens émotif, quelque chose qui surgissait sans crier gare et qui envahissait le corps et l’esprit et qui faisait aussi partage. Combien de fois je me surpris agrippé au fauteuil, combien de fois les larmes coulèrent.
Lors de son dernier concert à Berlin en tant que Chefdirigent en avril 2002, où il donna les Rückert Lieder avec Waltraud Meier, entre le cor anglais de Dominik Wollenweber, et le chant de Waltraud Meier, il m’arriva une chose que plus jamais je ne connus, mes yeux ne voyaient plus, inondés par les larmes, dans un brouillard mouillé et lumineux avec une intensité et une violence qui un instant m’inquiétèrent. Telle fut cette exécution miraculeuse de Ich bin der Welt abhanden gekommen. Abbado fut et reste le seul à avoir pu provoquer en moi cet état.
Ce que voulait dire adhésion à un chef, notamment avec le Lucerne Festival Orchestra où tout l’orchestre était là pour lui, composé de musiciens qui souvent l’avaient eu comme chef depuis les premiers instants de leur carrière, ou ceux qui au contraire l’avaient connu sur le tard, mais qui en avaient fait leur maître (par exemple Hans Joachim Westphal, le violoniste qui avait commencé à Berlin sous Furtwängler). Il circulait quelque chose d’affectif, qui incluait public et artistes pour que le miracle se produise. Certains des Berliner par exemple, qui ne l’aimaient pas trop (il y en avait, comme dans tout groupe), reconnurent qu’après sa maladie, quelque chose en lui avait changé.
Car je me souviens combien la critique, notamment française, trouvait souvent ses exécutions symphoniques froides voire « mathématiques » dans les années 1980. On appréciait souvent plus l’Abbado de l’opéra que celui du concert.
Et pourtant, au fur et à mesure, je me mis sans trop m’en rendre compte à avoir un mètre-Abbado dans la tête, c’est à dire appliquer une sorte de méthode d’écoute implicite commencée dans ses concerts, et que j’ai ensuite appliquée à d’autres chefs. En cela l’écouter fut un enseignement.
Car ce type d’écoute, ce type d’approche de la musique, cette manière d’être au concert, loin de faire de moi une sorte de fanatique de type « hors d’Abbado, point de salut », m’a donné une très grande disponibilité d’écoute, comme si à chaque concert, il y avait une table rase, un espace à conquérir. Il m’a éduqué à une sorte de « tolérance artistique ».
Même si je garde mes goûts, mes envies, Claudio Abbado m’a donné des envies de tolérance parce qu’il n’a jamais installé en moi cette horreur qu’est l’idée préconstruite, préconçue de ce que doit être telle ou telle musique, comment on doit la jouer, notamment le grand répertoire.
Abbado m’a tellement habitué à le trouver à chaque fois neuf, ou différent, à considérer à chaque fois que tout était à recommencer, d’un concert l’autre, que j’essaie de me rendre pleinement disponible, même si, et mes lecteurs le savent, je peux avoir et affirmer des préférences. Et ces préférences d’aujourd’hui sont souvent loin d’Abbado parce que je ne cherche pas en eux l’Abbado qui sommeille. Mais entre ces préférences il y a un point commun, c’est le fait de toujours aller de l’avant, de toujours reprendre les partitions et chercher plus loin, de rester modeste devant la page de signes à faire devenir son puis musique.
C’est cette modestie devant l’œuvre qui frappait, avec une manière de considérer les compositeurs à l’inverse de notre regard évaluateur ou mélomaniaque. Je me souviens un matin dans sa loge à Berlin, nous parlions d’une exposition que nous voulions lui dédier et nous voulions dédier des espaces spéciaux pour les compositeurs que nous estimions ses préférés, Mahler par exemple. Et il nous avait regardés incrédule en nous disant « E gli altri, poverini ? » (Et les autres, les pauvres ?), et nous avions compris qu’à partir du moment où il décidait de diriger une œuvre, quelle qu’elle soit, elle faisait partie du Panthéon, à l’égal de ce que nous considérions ses musiques de prédilection. À l’inverse, quand il ne ressentait rien, il renonçait, parce que pour jouer pour les autres, il lui fallait d’abord jouer pour lui. C’est ce qu’il nous expliqua lorsqu’il renonça à diriger la Symphonie n°8 la « symphonie des Mille » de Mahler en 2012 à Lucerne ce qui ulcéra certains spectateurs. Il nous dit « j’ai relu la partition, j’ai écouté mes enregistrements et non, je ne trouve rien de plus, je n’y arrive pas, je ne peux pas ! ». Il offrit à la place un mémorable Requiem de Mozart, mais ceux qui voulaient à toutes forces du Mahler renoncèrent.
Nous sommes là dans un rapport très intime à la musique, qui n’a plus rien à voir avec le spectacle, la consommation, mais qui a à voir avec un monde intérieur, celui qu’il offrait au public était en quelque sorte sa propre intimité d’artiste, sa propre sensibilité et non un quelconque goût de la performance.
Expérience de l’intimité, et aussi constant approfondissement des œuvres, ce qui évidemment élargit la disponibilité d’écoute, la tolérance, mais qui à l’inverse, a cultivé en moi le goût du concert, le goût du vivant, le goût du partage. La période actuelle sans concerts en direct et sans partage est à ce titre l’opposé de ce que fut toute ma vie.
C’est aussi pourquoi j’écoute peu de disques officiels d’Abbado, et bien plus souvent des enregistrements « privés » qui ont pour moi le parfum de mon vécu, et celui de l’intime. Même si certaines reprises vidéo sont des miracles : le Simon Boccanegra de l’Opéra de Paris, par exemple, que j’ai la chance de posséder (en VHS !) même si Claudio en a gardé un souvenir détestable.
C’est bien la question du partage par lequel j’aimerais conclure ici cette contribution à sa mémoire : chacun vit ces choses dans son intime, mais il s’est trouvé sur ce chemin tant d’amis, avec qui nous avons vécu cette aventure, des amis qui sont encore de ce monde et d’autres non, mais avec qui étrangement quand nous nous retrouvons, nous n’évoquons que rarement Claudio, sinon en passant : nous sommes ensemble et nous savons pourquoi et nous savons à cause de qui nous nous connaissons, mais c’est la joie simple d’être ensemble, d’être comme à ses côtés, occasions diverses et pas toujours musicales qui ne sont jamais des veillées mémorielles où nous évoquons les mânes du chef. Il n’y pas de mânes, puisqu’il vit en nous.