LE COMBAT DES CHEFS (SUITE) DÉGÉNÈRE À LA SCALA

30 octobre 2012, après 19 ans d’absence, Claudio Abbado retourne à la Scala pour un concert où il dirige La Filarmonica della Scala qu’il avait fondée en 1982 avec en seconde partie la Symphonie n°6 de Mahler, « Tragique », en première partie le concerto n°1 pour piano et orchestre de Chopin et pour soliste Daniel Barenboim. Nous avions rendu compte dans ce blog de ce concert historique.
Au-delà de l’émotion intense que nous avions tous ressentie, il était aussi très fort de voir sur la même scène, faisant de la musique ensemble, le directeur musical de la Scala, Daniel Barenboim, et l’ex-directeur musical, Claudio Abbado, liés par une longue amitié. C’était un point final digne et joyeux d’un serpent de mer qui durait depuis trop longtemps.

11 Mai 2021, après 16 ans (il est revenu à la Scala en 2020 avec Chicago mais n’a plus jamais dirigé l’orchestre du théâtre), Riccardo Muti, ex-directeur musical revient à la Scala avec les Wiener Philharmoniker. Riccardo Chailly, l’actuel directeur qui par égard lui a cédé sa loge (qui fut jadis celle de Muti), vient le complimenter après le concert. Et c’est l’esclandre.
Tous les journaux et les témoins rapportent l’accueil glaçant reçu par l’actuel directeur :

  • Muti : « Qui es-tu, toi ? »
  • Chailly (retirant son masque COVID) : « C’est Riccardo qui vient féliciter l’autre Riccardo »
  • Muti : « Dehors !… » (en des termes moins choisis…)

Raconté ainsi, l’incident semble sorti d’un roman ou un exemple d’infox. Et pourtant, la presse milanaise dans son ensemble le rapporte à peu près en ces termes et ne se retient pas de le commenter.

Pendant le concert, évidemment triomphal, au moment du bis, Muti avait pris la parole rappelant plusieurs éléments :

  • C’est la première fois que les Wiener rejouent en public depuis des mois
  • Cette tournée était prévue depuis longtemps et avant la pandémie: le fait qu’ils jouent le 11 mai 2021, 75 ans après le concert de réouverture de Toscanini est pure co-in-ci-den-ce (ce fut ainsi scandé)
  • Rappel qu’il avait lui-même fêté le 50ème anniversaire en 1996 avec le même programme que celui exécuté par Toscanini en 1946
  • Rappel des liens de Toscanini avec les Wiener Philharmoniker et notamment de Zauberflöte et Meistersinger.
  • Enfin : explication du choix du bis, la Valse de l’Empereur, avec sa mélancolie qui souligne la fin d’une époque et le début d’une autre.

L’affaire de la date, et l’évocation de Toscanini (dont nous avons parlé il y a quelques jours) … tout cela a poussé Riccardo Muti à prendre la parole, mais la polémique que nous avions signalée l’a visiblement irrité.

Ajoutons que la Scala avait au final proposé trois concerts, le premier dirigé par Riccardo Chailly avec Lise Davidsen le 10 mai (qu’on peut voir sur la plateforme Raiplay daté du 11 mai), le second avec Riccardo Muti et les Wiener Philharmoniker le 11 mai, le troisième avec Daniel Harding le 17 mai.

La date indique 11 mai, pour un concert du 10 mai.

La situation est née du fait qu’en “noyant” dans une succession de trois concerts marquant à la fois la réouverture d’après Covid et l’anniversaire du concert de réouverture de Toscanini, la venue le 11 mai des Wiener Philharmoniker sous la direction de Riccardo Muti était unus inter pares et le retour de l’ancien directeur musical de la Scala ne faisait plus “événement”.

Capture d’écran du générique de la retransmission du concert de Riccardo Chailly

(D’ailleurs, le concert Chailly qu’on voit à la télévision marque très explicitement qu’il est donné en relation à l’anniversaire toscaninien, et porte à la TV la date du 11 mai, alors qu’il a été donné le 10 mai…)

Un lecteur français peut s’étonner de voir une telle polémique se développer autour d’une date symbolique certes – j’ai expliqué pourquoi par ailleurs-, mais qui semble bien bénigne au milieu de la joie de la réouverture.
L’Opéra de Paris est objet de polémiques permanentes, plus politiques ou économiques, mais jamais du moins à ma connaissance de ce type.
Mais la Scala est un théâtre emblématique, une sorte de porte-drapeau, et sous le regard médiatique international. La preuve, France Info ou France Inter, qui ne peuvent être soupçonnables d’être à l’affût des événements de musique classique ont signalé dans leurs bulletins d’information la réouverture de la Scala comme événement symbolique de réouverture des salles en Italie, quand d’autres avaient rouvert plus de deux semaines avant.
Alors je voudrais faire deux séries d’observations :

Sur la polémique en elle-même
La réaction de Riccardo Muti est à la fois étonnante, ridicule, et surtout malvenue parce que ce genre de problème se règle entre quat’zieux et pas sous ceux des médias. Mais je la trouve également touchante, parce qu’elle fait affleurer les choses banalement humaines, comme le ressentiment, l’extrême sensibilité irrépressible, et les fragilités.
Malgré sa carrière et sa gloire, malgré son statut désormais de patriarche de la musique en Italie, Riccardo Muti garde une sorte d’insécurité qui lui fait veiller jalousement à son image, à continuer de la construire (comme si elle en avait encore besoin) et notamment son lien supposé à Toscanini (dont nous avons dit la vanité), mais surtout la persistance de blessures non refermées, dont celle d’avoir été contraint en 2005 de partir de la Scala à la demande de l’orchestre. Apparemment, il n’a ni digéré, ni compris.
On comprend que le retour à la Scala en une date aussi symbolique puisse émouvoir l’homme, mais cette émotion va jusqu’à laisser ses nerfs le gagner et surtout prendre à témoin la salle en soulignant que la date n’est qu’une coïncidence alors que tout son discours tend à légitimer une sorte de fraternité avec Toscanini jusque dans sa relation privilégiée avec les Wiener. A-t-il besoin de souligner tout ça au stabilo comme s’il avait toujours besoin de rappeler au public qu’il était un grand chef d’orchestre, un grand musicien, et qu’il avait une histoire avec cette maison.
C’est incompréhensible si l’on ne tient pas compte de cette insécurité qui fait qu’il a toujours besoin pour exister de prendre des postures et de se constituer contre quelqu’un ou quelque chose (dans les chefs, ce fut Abbado et… Chailly aujourd’hui), ou s’ériger en maître du classicisme, ès Mozart, ès Gluck, ès Spontini ou Cherubini, contre un modernisme aux contours fumeux.
Riccardo Muti n’est pas un de mes chefs favoris, je l’ai souvent écrit, mais je reconnais qu’il m’a donné des émotions indicibles, à l’opéra essentiellement, et d’impérissables souvenirs (Otello à Florence, Lodoïska de Cherubini, mais aussi son Nabucco inaugural en 1986 à la Scala) et je reconnais volontiers le grand musicien, mais pas le grand inventeur.
Au seuil de son 80ème anniversaire, le voir réagir de la sorte me fait sourire d’une manière au total triste mais assez tendre : il a gardé son énergie intacte quand son ego est en cause, quand l’image qu’il veut donner est en cause. Sauf qu’il ferait mieux de mettre son énergie ailleurs…
Même s’il n’est pas de mes chefs de l’île déserte, il fait partie de ma vie de mélomane, de ma famille éloignée en quelque sorte, mais de ma famille. Il reste qu’il s’est fermé (volontairement ?) la Scala pour toujours à un âge où les blessures auraient pu se cicatriser.
L’autre c’est Riccardo Chailly qui en l’occurrence a parfaitement joué son rôle de maître des lieux, courtois et élégant. Mais bien qu’il soit un musicien incontestable à la carrière exemplaire, c’est par ailleurs un maître des lieux relativement absent, ou d’une présence elliptique presque contrainte et forcée car on cherche en vain un très grand événement musical depuis qu’il est à la tête de ce théâtre et on ne peut pas dire qu’il ait dynamisé la Scala durant la dernière période, contrairement à d’autres chefs et d’autres maisons.
On apprend que l’inauguration de la saison le 7 décembre 2021 sera Macbeth, un titre qu’il a enregistré pour le film-opéra de Claude d’Anna en 1987 (avec Leo Nucci et Shirley Verrett), avec dit-on, l’inévitable Anna Netrebko et l’inévitable metteur en scène Davide Livermore, comme si c’étaient là les bornes de son imagination artistique. Livermore fait du bon spectacle non dérangeant, c’est un habile faiseur de spectaculaire. Netrebko n’est pas une Lady Macbeth historique (pour l’avoir entendue plusieurs fois dans ce rôle) : mais l’inauguration doit être spectaculaire avec le grand nom du moment : un credo artistique limité ! L’affligeant spectacle TV substitutif du 7 décembre 2020, genre Folies Bergères du Lyrique, était d’ailleurs lui aussi signé Davide Livermore, sans doute titulaire du pass-navigo local, puisqu’il a inauguré 2018 (Attila), 2019 (Tosca), 2020 (le show TV) et maintenant 2021.


La Scala
La deuxième série d’observations concerne justement la Scala. Plus de quarante ans de fréquentation longtemps au quotidien de ce théâtre que j’aime plus qu’aucun autre n’empêche pas un regard distancié. C’est un théâtre qui depuis des années n’a plus rien produit d’intéressant, de référentiel dans le genre lyrique: qui donnera un exemple de spectacle qui ait marqué ces dernières années ? Tristan de Chéreau peut-être, c’était en 2007, il y a quatorze ans… Lohengrin de Guth peut-être, c’était il y a neuf ans : deux Wagner, avec deux fois Barenboim en fosse.
Dans Verdi ? morne plaine (sauf La Traviata de Tcherniakov-Gatti, vouée aux gémonies par un public scaligère à mettre au Museum parmi les fossiles). Dans Mozart ? morne plaine. Dans Rossini bouffe ? on en reste aux productions de Ponnelle des années 1970 sans avoir trouvé un chef qui succède dans le répertoire bouffe à Abbado (alors que Chailly a enregistré jadis de remarquables Rossini bouffe), sans parler du bel canto où la Scala a raté Netrebko quand elle le chantait comme personne et où depuis Muti et Capuleti e Montecchi (1987) on n’a pas encore retrouvé une production de grand niveau[1].
D’ailleurs, on chercherait en vain une politique en matière de bel canto à la Scala, et cela depuis des dizaines d’années. On n’ose même pas afficher Norma, à cause de la peur des fantômes… (dernière avec Caballé il y a 44 ans…en janvier 1977). On se demande bien d’ailleurs peur de quoi ou de qui vu que le public (qui fut très compétent) s’est dilué dans les touristes et les clients des foires avides de selfies.

Alors il reste à la Scala un élément qui a alimenté sa légende de tous temps, les scandales : Callas/Tebaldi alimenta la chronique, l’Anna Bolena tragique de la Caballé en 1982, le Don Carlo avec Pavarotti en 1992 et quelques autres, dont le malheureux incident de l’autre soir vient couronner la série.
On aimerait que ce théâtre se distingue aujourd’hui autrement.
En son temps, dans un discours d’adieu intelligent et fin qui avait mis en fureur ses adversaires (dont Muti…), Cesare Mazzonis, directeur artistique de 1983 à 1992, avait indiqué ce que pouvait être une ligne artistique pour la Scala.  En le relisant de matin, je me disais qu’il n’y avait rien à retirer, parce que depuis cette époque, la politique artistique du théâtre brinqueballe.
Une autre période commence, alors wait and see

[1] MeS Pier Luigi Pizzi, avec June Anderson et Agnès Baltsa entre autres…

UN MOIS APRÈS…CESARE MAZZONIS ÉVOQUE CLAUDIO ABBADO

abbado2Un mois déjà que Claudio Abbado nous a quittés.
La vie a repris, certes. Mais j’ai mis du temps à réaliser que la musique n’aurait plus le même goût; qu’il n’y aurait plus cette excitation à aller vérifier comment ce diable d’homme allait encore une fois nous surprendre, nous prendre à revers, nous emmener là où on ne pensait pas aller. J’ai croisé pendant ce mois amis et musiciens qui le connaissaient, et nous étions tous un peu dans une sorte d’errance voire dans une attente un peu brumeuse, un peu perdue, et une énorme tristesse. Par chance, il n’avait dirigé aucun des opéras vus ce dernier mois et donc point de souvenir ni de comparaison.
Aujourd’hui est paru dans une revue italienne de culture très sérieuse  Il Mulino, une interview à Cesare Mazzonis sur Claudio Abbado.
J’ai un très grand respect pour Cesare Mazzonis, l’un des grands managers de l’opéra  de la musique en Italie, un authentique homme de culture, d’une rare finesse. Je l’ai cité dans mon compte rendu de Coeur de Chien (voir le blog) puisqu’il est l’auteur du livret. Je renvoie les italophones au texte original, et je me suis décidé à le traduire, car c’est un bel hommage, très juste, et très simple. Juste ce qu’il fallait pour Claudio.

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Traces
Cesare Mazzonis évoque un génie italien atypique, à un mois de sa disparition.
La Renaissance musicale de Claudio Abbado

La mort de Claudio Abbado a marqué un vide dont il ne semble pas facile de définir les proportions. Ainsi, encore, une aura d’ impénétrabilité continue de protéger le musicien milanais, avec cette même réserve qui lui fut familière dans la vie, un maestro en undestatement entendu comme accomplissement exclusif de la musique, presque comme si elle suffisait à parler pour lui. Maintenant que la musique se tait, la rencontre avec qui l’a  connu si longtemps et de près représente donc l’occasion de raconter Abbado dans une dimension proche du réel, en intégrant dans la même figure le génie incomparable et un homme d’une simplicité cohérente au quotidien, effleuré par la spontanéité candide d’un jeune homme malgré l’avance de l’âge et de la maladie.
Cesare Mazzonis a rencontré Claudio Abbado il y a plus de trente-cinq ans. Les deux ont commencé à collaborer à la Scala au début des années 80, quand l’un en était le directeur artistique et l’autre le directeur musical. Né en 1936 à Turin, Cesare Mazzonis est maintenant directeur artistique de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI  de Turin et de l’Accademia Filarmonica Romana. Parmi les nombreuses fonctions prestigieuses qu’il a eues tout au long de son parcours sur les chemins de la musique, limitons-nous à mentionner les débuts à la direction de la Musique de la RAI en 1967, puis la direction artistique de l’Orchestre de la RAI de Rome dix ans plus tard, les douze ans à la direction artistique du Teatro alla Scala, suivis des dix ans à la tête du Mai Musical Florentin. Depuis les années de Milan son dialogue avec Claudio Abbado ne s’est jamais interrompu, si bien qu’en 2006 Abbado l’a sollicité pour être consultant artistique de l’Orchestra Mozart, fondé à Bologne deux ans avant. Avec Mazzonis on pourrait parler d’Abbado pendant des journées entières si bien que la première question surgit au hasard du kaléidoscope de cette vaste mémoire.

Quelle est la première photographie qui renvoie à tant d’années d’amitié?
C’est une image complexe. Qui ne voit pas seulement l’artiste éthéré des dernières années, éprouvé par la maladie et engagé dans une recherche extrême de son et de pureté formelle essentiellement appliquée au répertoire symphonique allemand. Dans cette image surgit aussi le grand interprète de l’opéra italien, qui se divertissait avec la musique. Je me souviens par exemple quand, en tournée au Japon avec Il barbiere di Siviglia, il s’amusait avec Enzo Dara à lancer et relancer son chapeau du podium, pendant des dernières représentations. Ce n’était pas un bavard par nature, et avec la maladie, il était encore devenu plus fuyant. mais avant ces dernières années qui l’avaient affaibli physiquement, Claudio nageait, jouait même au foot; et ce qu’il ne perdit jamais de toute manière, ce fut le plaisir de faire des expériences -et même de blaguer!- avec les jeunes; avec eux il se sentait vraiment à son aise. Il se laissait aller avec l’espièglerie d’un enfant heureux.

Un artiste sévère et un homme gai alors?

Sa gaieté particulière m’a particulièrement ému quand il est revenu diriger à Florence en 2002, après avoir été frappé par le cancer et avoir affronté une opération qui l’a douloureusement marqué . Il était maigre comme un clou, et avec une  volonté incroyable à la même période, il était sur ​​le point d’affronter Parsifal au Festival de Pâques de Salzbourg. Il mangeait très peu, dans sa loge il avait avec lui un peu de banane et un morceau de chocolat. Après le concert, nous nous sommes retrouvés avec Zubin Mehta dans les coulisses à attendre qu’il réapparaisse … et voilà que sous les applaudissements réapparut cet être menu, presque transparent, qui rayonnait comme un enfant. Je me tournai vers Zubin qui n’est pas vraiment du genre sentimental … il avait les larmes aux yeux.

Probablement s’est il pris de passion pour le projet des orchestres vénézuéliens de José Antonio Abreu aussi par cette capacité qu’a la musique à sauver la vie …

Certainement l’exemple du Venezuela savait toucher la corde de l’humanité qui pour Claudio était indispensable à l’expérience musicale. Abbado a toujours affirmé le rôle social de la musique. Et de la culture en général. Malgré tout, malgré le moment présent qui n’est pas facile pour l’Italie, il regardait toujours le futur avec confiance, quelquefois même avec un regard utopique. Il nourrissait toujours l’espérance que ses projets se réaliseraient. Projets comme la construction d’un nouvel auditorium à Bologne, ou comme les 90000 arbres à planter à Milan . Lui voyait tout ça déjà réalisé, grâce à un sens visionnaire extraordinaire, qui représentait un stimulus d’une force  exceptionnelle pour sa créativité. Pendant notre collaboration à la Scala, il a conçu des cycles musicaux pour le moins pionniers à cette époque là: une rétrospective entièrement dédiée à Moussorgsky, une autre à Debussy, comprenant des oeuvres comme La Chute de la Maison Usher ou Rodrigue et Chimène. Et puis, à Berlin ou à Vienne, il  a créé des Festivals dédiés à la figure de Prométhée ou Faust, pour lier musique, arts visuels, littérature. Tous ensemble. Voilà, lui s’enthousiasmait pour cette capacité à mettre en lien et pour ce pouvoir fortement attractif de la culture.

Son processus créatif était-il méthodique ou impromptu?

Abbado avait ces deux qualités. Il se réveillait chaque matin avec une idée nouvelle, en proie à une activité imaginative fébrile, soutenue cependant par un très grand sens du concret. Claudio était animé par la vision et la volonté. À la Scala, il travaillait comme seule une personne très sérieuse pouvait le faire, et avec la même ténacité avec laquelle il a donnait suite à ses idéaux humanistes et sociaux, il étudiait l’ensemble de la connaissance musicale. Mais quelquefois, il avait besoin de s’isoler. Alors il allait à Alghero en Sardaigne où sa maison était un endroit précieux pour penser. Plus récemment,  l’hiver, il se réfugiait aux Caraïbes.

Quels  sujets le passionnaient, outre la musique?

Il avait des intérêts multiples. Il aimait la photographie, la littérature, recevait un nombre impressionnant de livres, il souffrait d’insomnies, et disait qu’il en profitait pour s’adonner à la lecture. Il avait une grande admiration pour Elias Canetti.

Abbado était vraiment le taiseux qu’il semblait être? 

Il n’était jamais trop direct. Il parlait par litotes, mais il réussissait à avoir une autorité impeccable sans jamais être autoritaire. L’éducation, la forme, c’était des enseignements qu’il avait bien hérités de son père. Ainsi élevait-il rarement la voix; il résultait extrêmement exigeant, mais avec élégance. Surtout avec les musiciens.

Selon vous, quels sont les traits musicaux qui rendaient immédiatement reconnaissable le son d’Abbado?

L’extrême clarté avec laquelle il dévoilait la partition à travers l’acte de la concertazione. Je pense par exemple au changement des couleurs des Berliner Philharmoniker au moment du passage de témoin avec Karajan.  Si ce dernier imprima une sonorité extrêmement sensuelle et hédoniste à l’orchestre, Abbado savait révéler un cadre parfaitement lisible, exprimé avec une lucidité cristalline. Son geste inspirait un parcours de clarté vers l’essence de la musique, débarrassé de tout artifice accessoire ou excessif.

Il a été souvent assimilé aux plus grands musiciens de la tradition européenne. En revanche, où se révélait son caractère italien?

Abbado était certainement un italien très atypique, mais il l’était profondément, comme Italo Calvino. Par la légèreté du geste, par la limpidité de la pensée. Il aimait l’Italie, rêvait de changements radicaux. Je me souviens quand il réfléchissait à comment on pouvait faire arriver l’eau au Sud…Il espérait toujours que notre pays puisse devenir un peu plus sérieux.

Quels amis lui furent particulièrement chers?

Il eut beaucoup d’amis spéciaux et pas seulement dans la musique. Avec Roberto Benigni et sa femme Nicoletta, c’était une amitié très vive, ils partagèrent aussi beaucoup de beaux moments à Alghero et Roberto qui connaissait bien les goûts de Claudio, lui fit cadeau de plantes magnifiques. Parmi les amis plus spéciaux connus les dernières années, il y avait aussi Roberto Saviano(1). Je me souviens que l’écrivain,  protégé par son escorte, vint plusieurs fois suivre les répétitions à Rome, à l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, et au San Carlo de Naples.

Qu’est ce qu’il nous a laissé de plus important?

Deux aspects principalement: le sérieux avec lequel affronter le travail , l’approfondissement continu de chaque partition, jusqu’au détail en apparence le plus minime et le désir de porter la musique aux jeunes, avec la fondation de nouveaux orchestres sur le modèle de l’Orchestre Mozart à Bologne.

Comment naquit le projet de l’Orchestre Mozart?

De l’idée de pouvoir réaliser la musique comme il la pensait. Avec les jeunes il aimait travailler sans règles fixes, les temps de répétitions étaient décidés ensemble, selon les exigences demandées par la préparation de chaque programme singulier. Et à Bologne il se sentait bien. Il aimait cette ville à dimension humaine, qu’il pouvait observer de sa maison qui donnait sur une vue splendide du centre historique, à Piazza Santo Stefano. Près de la basilique où a été dressée la chapelle ardente et où se sont déroulées les funérailles, dans la stricte intimité familiale. Le moment de l’adieu aussi s’est distingué par l’absolue sobriété abbadienne: Claudio s’en est allé dans une intimité austère, accompagné de la musique jouée par ses amis, entouré de quatre très beaux bouquets de tournesols. Rien d’autre. Aucun geste de Diva, aucune attitude hors de proportion. Dans le respect de quelqu’un qui parlait peu, ne faisait pas de discours et donnait rarement des interviewes. Un homme qui ne nous a laissé qu’un message de musique.

(1)Roberto Saviano, auteur de Gomorra sur la Camorra napolitaine, et depuis protégé par une escorte
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Cesare Mazzonis
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