BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter « Erlöse.. » à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: MEFISTOFELE de Arrigo BOITO le 24 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Omar MEIR WELLBER; Ms en scène: Roland SCHWAB)

Nuit de Walpurgis...© Wilfried Hösl
Nuit de Walpurgis…© Wilfried Hösl

Voir Mefistofele de Boito plus d’une fois dans sa vie ? C’est le type d’opéra qu’on va voir par curiosité, et dont on entend les airs célèbres dans les concerts ou les concours de chant, mais que beaucoup méprisent souvent sans le connaître et probablement sans jamais avoir pu en voir vu une représentation. Voyons, Mefistofele? …pas vraiment fashion…un seul petit tour méphistophélique et puis s’en va.
Ma première fois (et la seule)  fut à la Scala, en 1995, quand Riccardo Muti en proposa une nouvelle production (Mise en scène :  Pier’Alli, avec Ramey, La Scola, Crider) après une trentaine d’années d’absence depuis la production dirigée par Gavazzeni  en 1964 (Mise en scène : M.Wallmann, avec Ghiaurov, Bergonzi, Kabaivanska). C’est dire que ce n’est pas  non plus une œuvre donnée fréquemment (à cause des masses qu’elle nécessite et des exigences vocales), même à la Scala, là où elle a été créée en 1868. A Vienne, créé en 1997, dans la même production qu’à la Scala, Mefistofele eut 24 représentations jusqu’en 2001. A Paris la création eut lieu en 1912 sous la direction de Tullio Serafin avec Chaliapine et depuis… ?

René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La création de Mefistofele à Munich, l’opéra le plus important d’Allemagne, est donc forcément un événement et Nikolaus Bachler n’a pas lésiné sur les moyens, ni sur la distribution puisque trois des grandes stars de l’opéra aujourd’hui René Pape, Kristine Opolais, Joseph Calleja en constituent le noyau, et que la mise en scène de Roland Schwab est l’une des plus spectaculaires qu’on ait vues sur cette scène. Enfin, le chef Omar Meir Wellber, protégé de Daniel Barenboim, faisait pour l’occasion ses débuts munichois.
Entre l’objet musical non identifié qu’est la Damnation de Faust de Berlioz (1846) et celui bien plus identifié et plus conformiste qu’est le Faust de Gounod (1859), Boito, issu d’une famille intellectuelle, lié aux milieux littéraires d’avant-garde italiens (la Scapigliatura) francophone et admirateur de Stendhal, a choisi une voie médiane : il connaissait les deux œuvres et admirait Berlioz. De plus il a vécu à Paris au moment des débats autour du Tannhäuser de Wagner dont il y a des traces dans l’orchestration du prologue. Il était donc parfaitement au fait des discussions sur le drame musical et sur l’évolution de la scène lyrique. Certains méprisent ou ignorent cette œuvre, mais il ne faudrait pas ignorer le compositeur, d’un éclectisme intellectuel rare, et d’une grande ouverture, une figure de la modernité à qui Verdi, qui l’a connu assez tard, doit la révision du livret de Simon Boccanegra en 1881 et les livrets d’Otello et de Falstaff. Boito est une grande figure de la culture italienne dont la musique a été soutenue par Toscanini, Bernstein, Muti.
La surprise du public munichois devant cette œuvre s’est sentie par l’enthousiasme grandissant et le succès important au rideau final, avec une petite vingtaine de minutes d’applaudissements nourris.
On doit brièvement rappeler que la création à Milan en 1868 fut une catastrophe, et qu’il fallut beaucoup d’insistance pour l’œuvre révisée soit reprise en 1875 à Bologne, où cette fois elle connut le succès. C’est la seule œuvre achevée de Boito, l’autre opéra, Nerone, a été terminé par Vincenzo Tommasini e Antonio Smareglia, sur commission de Toscanini qui l’a créé à la Scala en 1924.
Mefistofele est une œuvre monumentale, exigeant un chœur énorme, un chœur d’enfants et trois rôles à tenir par des interprètes d’exception. Tous les grands interprètes du répertoire italien, basses, ténors, sopranos, ont enregistré ou interprété Mefistofele : les distributions ne sont qu’une liste de légendes du chant. Boito s’y montre fidèle à l’esprit fantasmagorique du Faust de Goethe, et dramaturgiquement peut être plus proche de ce que voulait Berlioz que ce qu’a fait Gounod. Il se montre attiré par la mélodie continue et le drame musical wagnérien, mais garde aussi des formes traditionnelles de l’opéra italien. Bien sûr, l’histoire de Marguerite en reste le noyau dur, mais se trouve un peu diluée dans de grands ensembles comme la nuit de Walpurgis qui clôt le deuxième acte. Pat ailleurs, il prend des éléments du second Faust, l’apparition d’Hélène, par exemple, ou le salut final de Faust qui échappe au pouvoir de Mefistofele. Boito voulait sans doute à travers son Mefistofele, recréer quelque chose du gigantisme de l’œuvre de Goethe (5 actes à la création en 1868), et sans doute, en bon italien, lui donner une couleur dantesque, mais il dut réduire pour Bologne à 4 actes, outre un prologue et un épilogue, ce qui a affaibli la dramaturgie de la partie finale.
Il y a dans la musique quelque chose de spectaculaire, de grandiose, d’énorme, qui fait de ce travail un opéra qui n’a pas l’intimisme ni la poésie de Berlioz, mais qui a une vraie singularité, et le metteur en scène Roland Schwab (qui réalise sa première mise en scène a Munich) a volontairement surexposé l’histoire, dans un décor monumental de Piero Vinciguerra, un tunnel métallique rappelant le très fameux décor (de Peter Sykora) du Ring de Götz Friedrich de la Deutsche Oper ; Schwab a étudié chez Friedrich à Hambourg : ceci explique sans doute cela.

Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin
Rheingold (Götz Friedrich, décor de Peter Sykora) © 2010, Bettina Stöß/Deutsche Oper Berlin

Ce tunnel est comme une sorte de tourbillon, une image des cercles de l’Enfer dantesque (Boito lecteur de Dante connaissait d’ailleurs la Dante Symphonie de Liszt qui date de 1857 et s’y est peut-être référé)
Il y a entre la première partie (Prologue, actes I et II) et la seconde (actes III, IV, épilogue) une grande différence de parti pris et d’ambiance. Dans la première partie, défilent tous les poncifs de la diablerie faustienne, avec un royaume de Mefistofele qui ressemble à un Venusberg échevelé, ou à une Oktoberfest décadente dans un style spectaculaire assez proche du musical avec les chorégraphies de Stefano Gianetti. Boito a voulu montrer une sorte de totalité du monde, le bien et le mal, Paradis (dans le prologue) et Enfer ;  Schwab les met pratiquement en face et en phase, en gardant la même structure, comme Boito qui utilise des phrases de sa musique similaires d’un côté comme de l’autre. Cela indique de toute manière l’ambition de l’entreprise, souligné dans la mise en scène et dans la construction de l’œuvre.

Une Oktoberfest satanique  © Wilfried Hösl
Une Oktoberfest satanique © Wilfried Hösl

 

René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique
René Pape (Mefistofele) en deejay maléfique

Quand apparaît Mefistofele, il est une sorte de maître des lieux, deejay (sur un Gramophone…) d’une énorme boite de nuit satanique, toujours ouverte (OPEN s’affiche au premier plan) et semble un boss mafieux plutôt spirituel et à la mode. René Pape se délecte de ce rôle qui une fois de plus fait du diable un personnage toujours séducteur et plutôt attirant, un manipulateur de foules et d’ambiances. Le Faust de Boito, qui n’est pas le personnage principal, n’est pas le scientifique amer en fin de vie, c’est presque un quidam, un homme parmi d’autres que Mefistofele choisit comme par hasard. Ce Faust émerge de la foule et va suivre le maître, qui l’attire par le piège de la femme, qu’il suscite comme si elle était une apparition et qui va lui aussi venir un jouet sur lequel en lettres de sang on inscrira bientôt « Reue »  (repentir): tout n’est que surgissement et magie, comme si les personnages comptaient moins que les scènes ou les ambiances.
Roland Schwab ménage quelques effets avec la vidéo (de Lea Heutelbeck) : Mefistofele regarde un avion voler autour de Manhattan (toute allusion…) avec une délectation non feinte.

Acte I  © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

L’idée est claire et pessimiste : le mal est installé dans le monde et s’y vautre. Là où officie Mefistofele, des chaises, un sofa, un tuba, comme des reliques  modernes, traînent et montrent qu’il a investi le monde.

René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl
René Pape (Mefistofele) Kristine Opolais (Margherita) © Wilfried Hösl

Du même coup, Marguerite n’est plus qu’un jouet une Poupée hallucinée que Mefistofele met en scène pour Faust. Mais c’est une brève rencontre et Mefistofele emporte très vite Faust vers la nuit de Walpurgis. C’est l’occasion pour Schwab de démonter de visu l’illusion théâtrale sur une vieille Harley Davidson, chevauchée par les deux personnages, avec un gros ventilateur installé par Mefistofele lui-même pour donner l’illusion cinématographique de la vitesse. Image à la fois frappante et amusante, presque irréelle, qui nous amène à la scène finale de l’acte II, le climax de l’œuvre et le triomphe de Mefistofele, souvent assis au premier plan dans un fauteuil, laissant ce qu’il a déclenché se dérouler. Un monde fou sur scène, ponts qui montent et descendent, surgissements des dessous, éclairs de flammes : un spectacle à la fois impressionnant et quelque peu factice, une fête du Diable qui semble une fièvre du samedi soir dans une boite à la mode où Marguerite est violée par Faust : ne serions-nous pas nous-mêmes l’Enfer?
La deuxième partie après l’entracte (actes III et IV) est très différente et peu enfiévrée, après le climax, la chute, et les échecs de Mefistofele. Marguerite résiste à Faust et ne se laisse ni emporter ni libérer, l’ambiance est sombre et solitaire après le feu d’artifice du final de l’acte II, c’est le moment le plus lyrique de l’intervention de Marguerite. La vision hallucinée que Kristine Opolais réussit à imposer de manière magistrale fait basculer dans un autre type de cauchemar. Face au mal triomphant et explosif, le bien est bien discret fait bien peu spectacle. Encore plus au quatrième acte, qui devrait-être la vision extatique d’Hélène, et qui se passe, comme dans le plus pur style « Regietheater », dans une maison de retraite. Faust y arrive et y est installé, comme un malade d’Alzheimer, ou comme un dément, et Hélène et ses compagnes ne sont que les infirmières qui gardent les vieillards avec bonhommie, jouent avec et font conversation.

Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy
Faust (Joseph Calleja) et Elena (Karine Babajanyan)© Charles Tandy

La vision est terrible, et la fantasmagorie est finie, ce qui était cauchemar hollywoodien en première partie, où nous regardions cet Enfer un peu amusés, devient cauchemar authentique car il nous renvoie à notre possible avenir, à notre vieillesse et à notre déchéance, à notre Enfer futur. L’Enfer ici, c’est encore nous, et Faust n’est que l’un de nous, dont l’expiation des péchés passe par la folie. Faust sera racheté par sa folie même, qui le protège : on est bien près de l’Erasme de l’Éloge de la folie : nous avons assisté au spectacle du monde comme Enfer, et seule la Folie  peut nous en protéger. Le monde est un tunnel, presque une caverne platonicienne dont nous n’avons vu que des ombres illusoires, et la Folie est là, dans ce monde déréglé et dézingué, et ce qu’on appelle folie devient raison, comme chez Erasme. Faust fou et oublieux devient du même coup protégé et sauvé, pendant que Mefistofele titube et voit sa victime lui échapper.
Roland Schwab voit Mefistofele comme l’emblème de notre monde, qui a choisi délibérément l’Enfer et dont Faust n’est qu’un échantillon. Dans ce monde, malgré le prologue, il n’y a plus de Dieu ni de Paradis, il n’y a qu’un Enfer universel. Seul contact avec le réel, le futur de l’homme est dans sa maladie et dans la maladie bénie de son oubli, dans ses fantasmes peut-être, qui peut le faire sortir de ce noir universel. La solution par la folie, la solution par Alzheimer, s’abstraire dans un ailleurs clinique voilà ce qui est proposé pour échapper à l’universel Enfer. L’avenir est radieux.

Cette vision qu’on pensait superficielle au départ et assez m’as-tu vu, se révèle dans sa deuxième partie plus profonde et plus sentie que prévu, nous sommes donc pris à revers d’une dramaturgie et d’une musique qui prétendent à une vision universellement noire : le titre Mefistofele est clair de ce point de vue. L’allusion à Dante et au monde dantesque, que Boito connaît parfaitement, pétri qu’il est de l’auteur fondateur de la littérature italienne, est évidente, ne serait-ce que par la configuration du décor. Nous pensions trouver Goethe, et la boite de Pandore s’ouvre sur Dante.
Il s’agit bien d’un effort pour construire une musique dantesque, qui aille du Paradis à l’Enfer et sans Purgatoire. Et l’énorme machine des chœurs, et l’énorme crescendo sonore de l’orchestre, tout concourt à cette vision. A travers le Faust de Goethe, c’est bien l’Enfer de Dante qu’on y lit. On est en bonne compagnie.
Au service de l’entreprise, une réalisation musicale de haut niveau. Omar Meir Wellber tient parfaitement la construction orchestrale, surtout en première partie où il maîtrise les ensembles, le chœur et l’orchestre, avec une grande précision et un geste chorégraphique mais précis. Il produit un son volontairement surmultiplié, excessif, énorme pour tout dire qui convient parfaitement à l’entreprise. La seconde partie cependant, est moins chorale, plus centrée sur les individus et sur les situations, avec d’ailleurs des faiblesses dramaturgiques plus marquées : couper Goethe quand on veut faire du Dante est une entreprise délicate ! Mais l’orchestre, lancé par le chef à tout volume, ne semble pas s’apercevoir qu’on a changé d’univers, et cela devient beaucoup trop fort, jusqu’à couvrir les voix, toutes les voix, et notamment celle de René Pape. C’est vraiment le problème dominant dans la deuxième partie, alors que par ailleurs  l’orchestre est parfaitement tenu, et montre notamment au niveau des cordes et dans le détail des pupitres une grande précision sonore : on sait quelle est la qualité de cet orchestre, et on ne peut qu’en apprécier la prestation dans l’univers d’un compositeur pour lui inconnu encore. L’excès du volume est d’autant plus regrettable que le crescendo final est sans doute l’un des moments les plus impressionnants de l’œuvre et réalisé ici avec un exceptionnel brio. Les dernières mesures sont si impressionnantes qu’on en sort presque sonné, presque assommé de tant de puissance et de grandeur.

Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl
Andrea Borghini (Wagner) et René Pape (Mefistofele) © Wilfried Hösl

La distribution est dans l’ensemble à la hauteur, avec une belle homogénéité dans les rôles de complément, à commencer par l’excellent Wagner d’Andrea Borghini, seul italien du cast, qui fait partie de la troupe depuis 2014, et la Marta très juste d’Heike Grötzinger, elle aussi pilier de la troupe, mais aussi Rachael Wilson (Pantalis) et Joshua Owen Mills (Nereo).
Alors que souvent, la même artiste tient les deux rôles, Marguerite ici est chantée par Kristine Opolais et Elena par Karine Babajanyan. Cette dernière, dans une partie très tendue à l’aigu, qui requiert volume et puissance, s’en sort avec beaucoup d’aplomb et de présence, et remporte un très gros succès, mérité : c’est un nom à retenir.
C’est bien ce qui fait la difficulté des deux rôles quand on les donne à la même chanteuse ; il faut sans aucun doute un lirico spinto qui puisse aussi avoir des moments très lyriques (Caballé a chanté Marguerite, Tebaldi aussi, mais aussi Freni ou Kabaïvanska).

Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Kristine Opolais (Margherita) et Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Kristine Opolais est une artiste douée d’une présence scénique et d’un engagement peu communs, elle se donne à fond en scène, reste toujours très expressive, elle est notamment une Butterfly bouleversante. Mais c’est en même temps une voix tendue, qui n’a pas tout à fait les moyens des rôles qu’elle chante, notamment dans le répertoire italien, elle est par exemple une très belle Manon, mais elle y épuise ses réserves.
Elle est une belle, une magnifique Marguerite, émouvante, présente, hallucinée, une splendide interprète,  mais les aigus sont très tendus, voire proches du cri, et cela devient gênant quand c’est systématique. Il est heureux qu’elle n’ait pas chanté Elena, elle s’y serait perdue. Je ne sais si elle a intérêt à aborder des rôles de ce type pour lesquels elle n’a pas tout à fait le format vocal.

Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl
Joseph Calleja (Faust) © Wilfried Hösl

Joseph Calleja à l’inverse est parfaitement à l’aise dans le rôle de Faust, où il développe un sens du phrasé, une diction qui sont un modèle de beau chant. De plus son timbre solaire, sa voix claire mais très présente, son volume maîtrisé,  dominant les hauteurs de l’orchestre, tout cela produit une prestation en tous points impeccable, voire anthologique et un très grand triomphe mérité.
René Pape abordait le rôle pour la première fois et j’ai souligné plus haut que toutes les grandes basses du siècle l’ont eu à leur répertoire. Il campe un personnage déluré, presque léger, et inhabituel pour les spectateurs qui ont plutôt l’habitude de le voir dans des rôles plus « composés » et plus raides. Il bouge, danse, s’amuse y compris avec le public (notamment lorsqu’il annonce l’entracte), en bref, un aspect différent et plutôt divertissant. Vocalement, on reconnaît ses notes basses et caverneuses, sonores et profondes dans lesquels il n’en finit pas d’étonner. Il a un peu plus de mal dans les aigus et surtout dans la manière de les négocier. Il est vrai que l’orchestre ne l’aide pas. En fait, il n’a pas l’habitude de la ductilité du chant italien et n’a pas toujours la souplesse vocale voulue, notamment dans les deux premiers actes. Il chante bien sûr Philippe II, mais le rôle ne requiert pas la souplesse que requiert Mefistofele. Boito, lui aussi, se souvient de Rossini et il y a là une technique spécifique au chant italien que Samuel Ramey, qui a beaucoup chanté Rossini, possédait et qui met quelquefois René Pape à la peine, et pour le volume, et pour la dynamique, et aussi pour la diction. Il reste un Mefistofele de grand niveau, mais ce n’est peut-être pas un rôle, pour l’instant du moins, où il peut montrer toute l’étendue de  son talent.
Au pays de Faust, il fallait sans doute monter Mefistofele, et alla grande . Tout est complet jusqu’à la dernière le 15 novembre, avec deux représentations supplémentaires pendant le Festival 2016 en juillet.  Il reste à savoir combien de fois la production sera reprise, au-delà de sa première série triomphale, et pour combien de temps.[wpsr_facebook]

Course à l'abîme © Wilfried Hösl
Course à l’abîme © Wilfried Hösl

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: PARSIFAL de Richard WAGNER les 12 & 18 AVRIL 2015 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Le dispositif général ©Ruth Walz
Le dispositif général: leçon de Graal ©Ruth Walz

Parsifal est une des œuvres les plus discutées de l’histoire de l’opéra, et celle qui 133 ans après la création au Festival de Bayreuth, provoque des discussions passionnées : est-ce un spectacle ? est-ce une œuvre religieuse et sacrée ? est-ce du théâtre ? est-ce une messe ? doit-on applaudir après le premier acte ? doit-on ne pas applaudir du tout ? qu’est-ce qu’un Bühnenweihfestspiel ?
La multiplicité des sources, le creuset très syncrétique dans lequel Wagner a composé son œuvre, les apports chrétiens et orientaux, tout concourt à faire de Parsifal un lieu passionnant, et passionné de réflexion et de propositions.
Encore aujourd’hui, en terre germanique, il est traditionnel de représenter Parsifal à Pâques, à cause de l’Enchantement du Vendredi Saint, comme si en quelque sorte le message des Pâques chrétiennes se reflétait dans le message d’espoir, de pacification et de rédemption laissé par l’œuvre.
Je ne suis pas sûr, au vu des rapports agités que théâtre et chrétienté ont entretenus au long de notre histoire, que ce soit au théâtre qu’il faille célébrer cette religion-là.. Et faire de Bayreuth même le seul lieu où Parsifal puisse être représenté, comme ce fut le cas jusqu’à l’orée du XXème siècle au nom de règles édictées post mortem me semble pour le moins excessif. Ou bien Parsifal est une œuvre sacrée, et il faut bien vite mobiliser la cathédrale de Sienne pour en faire un mystère permanent, ou bien c’est un opéra comme un autre et l’on n’a pas à faire des simagrées comme si l’œuvre imposait une attitude religieuse qui serait alors bien proche du blasphème. En tant qu’œuvre d’art, Parsifal est bien entendu, comme d ‘autres œuvres, porteuse d’une très grande spiritualité, mais cela n’a rien à voir avec la religion, et il faudrait d’ailleurs savoir laquelle, tant les sources de Wagner et ses intérêts sont divers.
La religion a ses lieux, le théâtre les siens. Il y a certes une cérémonie théâtrale, mais elle est par définition laïque et ouverte à tout le corps social : le théâtre et la mairie sont les deux monuments essentiels des villes moyennes et grandes du XIXème, et ils font face à l’église. A chacun sa fonction.

Aussi, les efforts des metteurs en scène pour mettre en scène l’histoire, ses possibles et ses contradictions sont pleinement justifiables. On sourit à la manière dont la polémique est née à Bayreuth même, lorsqu’il fut décidé (en 1933) de changer la production originelle de Parsifal, qui tombait en lambeaux après 51 ans et 205 représentations de bons et loyaux services…
Depuis, une polémique après l’autre , Heinz Tietjen avec Alfred Roller et Emil Preetorius pour les décors (1933-1936), puis des décors de Wieland Wagner (1936-1939), puis Wieland Wagner qui déchaîna les passions avec son Parsifal sans colombe finale (1951-1973).
À Bayreuth, après Wieland Wagner, Wolfgang reprit la tradition (1974-1981), puis Götz Friedrich dans une belle production du centenaire dont on parle peu aujourd’hui, qui vit la fin de la Kundry de Leonie Rysanek et les débuts de celle Waltraud Meier (1982-1988), puis de nouveau Wolfgang Wagner de 1989 à 2001.
Depuis 2001, deux fortes productions, Christoph Schlingensief (2004-2007) d’une complexité telle qu’il est encore aujourd’hui impossible d’en démêler les fils géniaux, et Stefan Herheim (2008-2012) qui en fait une métaphore de l’histoire allemande dans une des productions les plus réussies de l’histoire récente de Bayreuth.
En 2016, un nouveau Parsifal devait être confié à l’artiste-performer Jonathan Meese. Mais son projet fut considéré comme trop onéreux (ou trop scandaleux ?), et Katharina Wagner décida de renoncer (amicales pressions?) et de le confier finalement au bien plus tranquille Uwe Erik Laufenberg, qui jusqu’ici n’a pas vraiment brillé par les idées…mais qui calmera les esprits.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Daniel Barenboim qui a dirigé régulièrement à Bayreuth de 1981 à 1999 n’y a dirigé Parsifal (dans la mise en scène de Friedrich) qu’en 1987 alors qu’il l’a dirigé régulièrement à la Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical (GMD) depuis 1992.
Pour cette nouvelle production des Festtage 2015, c’est à Dmitri Tcherniakov à qui la Staatsoper de Berlin a fait appel. Il y a déjà mis en scène une Fiancée du Tsar (Rimsky Korsakov) remarquée et on lui doit à la Staatsoper unter den Linden Boris Godunov (Moussorgski) et Le joueur (Prokofiev).
Dans une salle de 900 places comme celle du Schiller Theater, jouer Wagner change singulièrement les rapports scène-salle, on l’avait déjà remarqué pour le Ring (Guy Cassiers) et Tannhäuser (Sasha Waltz) l’an dernier. Pour Parsifal, malgré la fosse très profonde, la présence de l’orchestre est accentuée, et la proximité des chanteurs et du décor monumental et fermé accentue l’impression d’étouffement, mais aussi la participation du spectateur : le jeu théâtral est sans aucun doute favorisé, voire exalté parce que le moindre geste est visible par tous, de beaucoup plus près, le spectateur est dans le drame, au plus près de la respiration du plateau. Voilà un espace (qui à l’origine est un théâtre et non un opéra) qui favorise les mises en scènes très dramaturgiques et  portant l’accent sur les détails du jeu et des rapports des personnages entre eux.
En tant que spectateur assez régulier de la Staatsoper depuis qu’elle est provisoirement (et durablement) installée au Schiller Theater, je dois dire que je me sens particulièrement « bien » dans ce théâtre aux dimensions très humaines, au style un peu suranné mais chaleureux. Tout y a trouvé son style et ses habitudes.
Il y a donc de la cohérence à proposer un Parsifal « expérimental » comme l’a défini Tcherniakov dans une interview à un journal berlinois, qui mette le doigt de manière chirurgicale sur des possibles du livret et sur les contradictions de cette histoire, sans jamais néanmoins s’en écarter. Chaque épisode est clairement reconnaissable par tout spectateur connaissant l’œuvre, mais à chaque fois décalé, détourné ou interprété, voire jugé.
Tcherniakov, qui a fait les décors et les costumes, travaille à cette histoire avec sa propre culture et ses propres origines, orthodoxes, où le formalisme et le rituel sont si essentiels, et revendique son statut de totale étrangeté à ce qui se déroule. Il faut donc lire avec attention l’argument qu’il signe lui même dans le programme de salle.
La structure de l’œuvre est symétrique : premier et dernier acte sont construits de la même manière, tandis que le deuxième acte est un pivot, celui pendant lequel tout bascule. Dans le premier acte, Parsifal est ignorant, il est le « fol » évoqué dans les paroles : Durch Mitleid wissend der reine Tor , dans le dernier acte, il est « wissend » il  « sait » parce qu’il a éprouvé la souffrance et la blessure lors du baiser de Kundry, il est donc de l’autre côté du savoir et peut donc sauver le monde du Graal. Le deuxième acte est presque un rite de passage, de « Tor » à « wissend », par l’intermédiaire de la Mitleid, que l’on traduit par pitié, et qu’il faut ici entendre en son sens propre « souffrir avec » une « com-passion » authentique. Le troisième acte est l’acte de résolution où la prophétie évoquée au premier acte se réalise
Parsifal n’est pas un héros venu de nulle part : comme Siegfried, comme Siegmund, comme Lohengrin, il a une généalogie très précise. Sa mère est identifiée, Herzeleide, épouse de Gamuret, chevalier mort au combat. Elle élève en conséquence son fils de manière très protectrice, dans l’isolement, pour éviter qu’il ne connaisse le destin de son père: il est donc complètement ignorant et innocent. Mais il a fui cette mère trop possessive pour vivre l’aventure des héros, et elle en est morte.
Den Vaterlosen gebar die Muter,
als im Kampf erschlagen Gamuret;
vor gleichem frühen Heldentod
den Sohn zu wahren, waffenfremd
in Öden erzog sie zum Toren – die Törin!

Voilà ce que dit Kundry au premier acte, anticipant tout ce qu’elle va apprendre à Parsifal au deuxième. Parsifal est donc violemment marqué par cette mort qu’il a par son départ provoqué.
De son côté Kundry est  la femme comme Saint Augustin la voit, qui serait à l’origine du pêché et de la chute. Le jour, une sorte d’animal à la recherche obstinée de l’expiation, la nuit, une séductrice diabolique, servant donc à la fois les deux faces du monde (Ruth Berghaus qui mit en scène un Parsifal très remarqué à Francfort note fort justement que Parsifal ne présente pas deux mondes, mais deux faces d’un même monde) . Kundry n’a pas d’identité propre, c’est Klingsor qui le dit (« Namenlose »), mais dit-elle pendant le duo avec Parsifal, elle a ri au passage du Christ et depuis, frappée par le regard qu’il lui jeta, elle le cherche partout : elle est la juive à la recherche de l’expiation (raison pour laquelle Chéreau refusa de mettre en scène Parsifal à Bayreuth précisa un jour Gérard Mortier). Femme et juive, elle est donc à priori tout ce qui doit être rejeté, situation tragique où tout pardon lui est interdit, symbole d’une déchirure initiale et d’une rédemption désespérément cherchée.

Voici donc les deux personnages centraux de cette histoire, deux déchirures initiales, deux êtres perdus qui finiront par retrouver un chemin.
C’est cette histoire que raconte Tcherniakov, préférant fouiller les replis de l’âme humaine plutôt que raconter le mythe du Graal avec son cérémonial et son rituel. Du même coup pas de chevaliers, mais une communauté de pauvres hères, visible dès ce lever de soleil initial où l’on a l’impression d’être chez Emmaüs ou au « SAMU social », une communauté de rejetés de la terre, isolés, que l’on a entrepris d’éduquer dans la foi par le mythe et par une histoire qui sans doute se répète de génération en génération, l’histoire passée de la splendeur du Graal, une communauté et une ambiance où l’on imagine parfaitement un roman de Dostoïevski à qui Tcherniakov a sans doute pensé . Ce qui frappe en effet dans cette vision initiale, c’est que ce premier acte pourrait être le troisième, le temps a peu de prise et semble ne plus avancer. Tcherniakov a conçu un décor de salle octogonale romane qui rappelle  le décor du premier Parsifal (la cathédrale de Sienne), mais qui est ici un espace déconsacré : plus d’élévation ni de coupole, symbole du ciel, indiquée par Wagner dès la Verwandlungsmusik du premier acte: Endlich sind sie in einem mächtigen Saale angekommen, welcher nach oben in eine hochgewölbte Kuppel d’où doit arriver la lumière. Plus de coupole, plus de lumière car le lourd plafond de béton l’empêche. Il a donc naguère fallu ouvrir un des arceaux pour construire une fenêtre, large baie par laquelle va pénétrer la lumière : c’est donc un espace reconstruit, (mal) restauré et d’une rare tristesse qui abrite les activités de la confrérie, où bancs rangés un peu n’importe comment et grill où sont suspendus de rares spots et quelques ampoules disséminées entre les arceaux donnent une luminosité vacillante à mille lieux d’un royaume triomphant.
Nous sommes de nos jours, dans une communauté vaguement sectaire qui essaie de reproduire et de se rappeler une grandeur passée mythique dont elle n’a plus qu’une vague idée, un monde fermé sur lui-même, profondément sombre et froid, un monde sans avenir.
Gurnemanz est une sorte de gardien du temple, non plus un récitant, mais celui qui entretient la mémoire et le rituel, celui qui est garant de l’ordre : lorsque les « chevaliers » s’attaquent à Kundry, il calme leur colère (Kundry, la femme, donc l’intruse de ce monde d’hommes), et puis leur raconte sans doute pour une nième fois l’histoire du Graal en leur projetant sur un écran brinqueballant mais toujours prêt à servir (d’ailleurs il est là à l’ouverture du rideau au troisième acte) les images de la splendeur passée, qui pourraient être aussi les images mythiques des splendides Parsifal du passé (décors de la création, images des personnages), avec la coupe, le Graal (on a l’impression de voir défiler les Graal remisés dans les magasins du festival de Bayreuth) mais dès que le rituel se prépare, on remet les bancs en cercle, le Graal est dans sa boite : en bref, tous les éléments traditionnels sont là, pour une cérémonie qui semble avoir perdu et sa grandeur et son sens.

Acte I, Amfortas christique ©Ruth Walz
Acte I, Amfortas (wolfganag Koch et de dos, Titurel (Matthias Hölle)  ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal en effet n’a rien d’une cérémonie, c’est un moment où les chevaliers cherchent à se régénérer pour vivre l’éternité, plus de religiosité, mais une chasse à la survie, dont le symbole est Titurel, habillé en redingote de cuir noir (toute allusion…) qui pour une fois n’est pas la voix désincarnée qu’on entend d’outre tombe, mais un vrai personnage dont la présence est pesante et l’exigence visible.
Pour souligner le rituel de régénérescence, il arrive, monte dans son cercueil recouvert d’un linceul, puis du fond du cercueil conformément au texte (Im Grabe leb’ich durch des Heilands Huld ) il émet ses exigences Mein Sohn Amfortas bist du am Amt ?
Alors qu’au-delà de sa souffrance, Amfortas n’est pas toujours un personnage intéressant (on se souvient ce qu’en avait fait en 2013, avec le même chanteur – Wolfgang Koch –la pauvre production de Michael Schulz au Festival de Pâques de Salzbourg), ici au contraire il devient central car il est celui dont se repaissent tous les autres. Il est réincarnation du Christ en croix, presque nu, à la source duquel les chevaliers avides de survie viennent se désaltérer : un servant prend du sang directement de la blessure pour le mélanger dans le Graal à de l’eau qu’on suppose bénite, comme la même coupe recueillit selon la légende le sang du Christ. Amfortas est littéralement saigné pour le bien de la collectivité, et Tcherniakov insiste sur une situation qui nous donne à voir le sacrifice permanent et surtout l’esclavage de ce roi soumis aux exigences du père, qui reste la clef de voûte de l’ensemble du groupe, comme en témoigne au premier acte la soumission finale des chevaliers à Titurel, tout frais régénéré sortant de son cercueil et leur prosternation la face contre terre, comme dans certains rites chrétiens orientaux, attendant la descente de la Parole.

Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz
Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal est donc métaphoriquement le sacrifice du Christ (le fils) pour la gloire de Dieu le père. C’est important à noter pour comprendre ce que Tcherniakov fera du troisième acte.
Ce monde qui se ressource par la souffrance expiatoire de l’autre, c’est l’idée même du christianisme, où Christ est mort pour nous. Mais Tcherniakov y ajoute une extraordinaire violence,et en fait un monde sans chevaliers mais composé d’humains vivant dans le froid (bonnets, lourdes jaquettes) et dans cette obscurité à peine éclairée et d’où se dégage un sentiment de pesanteur glaciale, et surtout ni sérénité ni grandeur.

Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz
Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz

Dans ce monde complètement enfermé sur lui même, nos deux personnages clés apparaissent complètement en marge : Parsifal est un ado retardé, bermuda, baskets, capuche et sac à dos : une sorte de jeune randonneur à la mode d’aujourd’hui dont le sac à dos, renferme tout le nécessaire pour se changer, ce qu’il fait ostensiblement, après avoir secoué ses chaussures des éventuels cailloux, et étendu le tee shirt sans doute imbibé de sueur, il se retrouve torse nu au milieu de tous ces gens emmitouflés. Il fait littéralement « tache », mais apparaît complètement organisé, autonome et en rien perd, errant, ou peureux.
Quant à Kundry, elle est en pantalon, jaquette, sac de cuir, voyageuse elle aussi, comme Parsifal, mais violemment prise à partie par les autres, LA femme dans ce monde d’hommes est donc a priori soupçonnée ou coupable comme il a été précisé plus haut. La relation à Kundry, toujours méfiante dans la plupart des mises en scène de ce premier acte, est ici franchement violente. D’ailleurs, la manière dont Parsifal est plaqué à terre à peine a-t-il atteint le cygne (symbole de la sensualité dans la mythologie nordique) est elle aussi empreinte de violence : le monde du Graal vu par Tcherniakov n’a rien de ce monde éthéré ou pacifié, mais c’est au contraire un monde de violence rentrée qui n’attend que la moindre occasion pour s’exprimer.

Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz
Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz

Le lever de rideau du deuxième acte est au contraire une image stupéfiante et inattendue : même décor qu’au premier acte, mais blanc immaculé, inondé de clarté et de lumière : Klingsor a bien construit son royaume à l’image de celui dont il a été chassé, honorant un autre Graal… C’est un Klingsor grand-papa distribuant des friandises ou des jouets à un groupe de filles (fillettes, petites filles, vraies jeunes filles) en robes à fleurs et chaussettes qui jouent qui à la balle qui au cerceau. Bref, un monde apparemment innocent qui renforce l’impression de tension du 1er acte, un monde du bonheur et de la joie et non un monde écrasé sous le poids du péché comme au premier acte.

Mais très vite, Tcherniakov nous fait déchanter : le vieux Klingsor est un pépé-gâteau, sans doute, mais bourré de tics, qui se déplace comme souvent les metteurs en scène font déplacer Mime, auquel il renvoie inévitablement. Mime n’a rien d’un personnage positif, et c’est un papa de substitution plutôt dangereux, et l’on constate très vite que ce Klingsor est un malade, méchant (voir comme il essaie de réveiller Kundry), fantasque (voir aussi comment il s’amuse à tourner sur sa chaise), et l’on comprend quelle violence perverse il exerce : Tomas Tomasson qui l’interprète est stupéfiant de vérité. Dans ce monde de petites filles (ses filles, dit Tcherniakov dans l’argument), Kundry, la seule qui puisse visiblement sortir de ce monde, arrive comme la grande sœur ou la fille préférée à qui l’on confie les missions délicates (on pense à Wotan et Brünnhilde dans la Walkyrie) et s’assoie au milieu des autres disposées en cercle comme les chevaliers au premier acte. Nous sommes au milieu d’une étrange famille ou d’une autre étrange communauté. Beaucoup ont vu en ce Klingsor un pépé pédophile : c’est dans la société d’aujourd’hui une image de mal absolu. Il faut en tous cas y voir d’abord les mécanismes de soumission au « Maître » (le mot Meister est prononcé par Klingsor plusieurs fois) et d’impossibilité pour toutes ces filles sans doute violées (ce qui probablement arriva à Kundry la première) de se libérer de leur bourreau. La pédophilie de Klingsor devenant une manière de recherche éperdue de pureté à travers la possession des enfants, comme en témoigne aussi la blancheur qui aveugle en ce lever de rideau.

Mais Klingsor arrive avec difficulté à convaincre Kundry de servir ses projets : Kundry la nocturne garde quelque chose du jour qu’elle a servi, et vice versa. Elle n’est jamais tout l’un ou tout l’autre, d’où l’intérêt de la scène avec Parsifal, où il est difficile de démêler le dessein de Klingsor ou le dessein personnel, sauver le royaume de Klingsor, se sauver elle-même ? D’où l’enjeu très ambigu de la scène de séduction.
Après avoir demandé aux (petites) filles-fleurs de lui laisser la place, Kundry entreprend de convaincre Parsifal, selon le déroulement traditionnel du livret. Kundry évoque d’abord la blessure profonde de Parsifal, née dans les replis des souvenirs d’enfance : Tcherniakov fait apparaître à la fois le jeune Parsifal qui joue avec un cadeau de sa maman, un petit chevalier qui tourne sur lui-même, image du rêve de rejoindre les exploits du père, rêve de chevalerie, rêve guerrier (Parsifal est un guerrier, comme son père) et qui découvre la sensualité avec une jeune fille, mais, surpris par sa mère, il est chassé pendant que la jeune fille est giflée.
La mère est à la fois celle qui procure le rêve de combats et la castratrice qui marque l’interdit du désir.   Tous les éléments déclencheurs sont donc en place : Parsifal et Kundry de chaque côté du spectre, sont liés par des problèmes similaires, enfouis dans les profondeurs de l’enfance et chacun dans cette scène va essayer de résoudre ses propres nœuds. Le baiser de Kundry,
als Muttersegens letzten Gruss –
der Liebe – ersten Kuss! a l’ambiguïté du baisers interdit de l’inceste. Tout bascule quand ce baiser réveille à la fois les souvenirs enfouis et ceux plus récents qui font du désir et de la femme l’interdit suprême : Parsifal et Kundry se sont alors isolés hors du plateau, et Parsifal rentre violemment en scène (Amfortas, Die Wunde !) torse nu, bientôt suivi par Kundry en tricot et culotte. Il s’en suit une scène d’une rare tension, et en même temps d’une rare crudité où Tcherniakov essaie de montrer une vraie scène de violence entre un homme qui se refuse et une femme blessée: Parsifal est très tendu, bien plus Siegfried que Lohengrin, bien moins éthéré que dans d’autres mises en scène et surtout avec d’autres interprètes : il y a dans sa manière de chanter une extraordinaire violence et une grande virilité. Le jeu de la séduction, puis le jeu de la supplication, puis le désespoir et l’appel à l’aide, chaque étape de la scène avec Kundry, qui est à elle seule l’essentiel de l’acte II est respectée, mais Tcherniakov la règle comme une vraie scène de rupture, une scène de couple avec son intimité presque gênante, et en même temps une scène où l’enjeu est des deux côtés, alors qu’on n’a pas trop l’habitude de considérer la question de Kundry. Or Kundry est vécue comme ces femmes incapables de se libérer de leur « maître » et qui voit en Parsifal la « possibilité d’une île ».
Dans le rapport très marqué que Kundry entretient avec Klingsor, il y a cette dépendance dont elle ne réussit pas à se libérer, d’où ce tout pour le tout face à Parsifal. De son côté, Parsifal passe d’ado retardé à jeune adulte décidé, près à rejoindre le Graal : il abandonne d’ailleurs le bermuda, enfile un pantalon,  et se couvre d’une veste de cuir noir qui fait penser au long manteau de cuir de Titurel : il est prêt. Kundry quant à elle se recouvre du vêtement taché de sang d’Amfortas qu’elle a ramassé précieusement à la fin du 1er acte comme une relique, comme le souvenir de quelque chose de profond (qu’on découvrira au 3ème acte).

Image finale de l'acte II ©Ruth Walz
Image finale de l’acte II ©Ruth Walz

Par ce jeu de costumes, Tcherniakov montre que quelque chose a basculé. De même Parsifal passe-t-il lui aussi une épreuve du sang : lorsque Klingsor arrive pour « aider » Kundry avec la lance, c’est Parsifal qui transperce Klingsor sous les yeux horrifiés des (petites) filles-fleurs au lieu de faire le traditionnel signe de croix (il n’y a d’ailleurs dans toute la mise en scène aucun véritable indice religieux ou de religiosité) et le sang gicle sur son visage. C’est le combattant qui transparaît ici et non celui qui par un signe de croix (Mit diesem Zeichen bann’ ich deinen Zauber) efface la magie. Car le royaume de Klingsor ne disparaît pas, ne s’écroule pas : Parsifal vient d’assassiner un quelconque Dutroux, laissant dans le désarroi les jeunes filles et la grande sœur prisonnières de leur liberté nouvelle. L’acte II s’était ouvert sur une « image » de bonheur, il se clôt sur un meurtre de profonde interrogation suspendue : c’est la dévastation qui domine.

L’acte III apparaît comme une réplique de l’acte I, même espace, un peu plus désordonné, mais avec l’écran suspendu un peu abandonné (on suppose que l’éternelle histoire du Graal a dû être répétée puis radotée à l’infini), un cercueil fermé et délaissé apparaît côté jardin.
Seul signe du temps qui a passé, non pas un temple ruiné, non pas une nature dévastée, mais un Gurnemanz à la longue barbe désordonnée, signe de négligence plus que de vieillissement, et des bancs disposés sens dessus dessous. Mais l’impression est la même qu’au premier acte, obscurité, tension, pauvreté.
Kundry apparaît émergeant d’une sorte de long sommeil, reconnue par Gurnemanz, puis Parsifal arrive : il a troqué son sac à dos de randonneur contre un sac à dos militaire, ses Nike contre des knickers. Il est armé de la lance, bientôt reconnue par Gurnemanz. Il se débarrasse de ses affaires, ouvre son sac, en sort le petit chevalier tandis que Kundry sort une poupée, chacun face à face avec ses doudous d’enfance, chacun unis comme au premier acte, comme au deuxième acte, par les blessures lointaines. Et d’ailleurs cette union, cette communauté de destin fraternels, se lit dans les attitudes : Parsifal ne cesse de regarder Kundry, il la regarde avec une infinie tendresse, pendant que Gurnemanz raconte ce qui s’est passé dans la communauté. Gurnemanz demeure complètement exclu de ce moment d’une rare intensité : l’Enchantement du vendredi saint, ce sont ces retrouvailles entre Kundry et Parsifal. Un seul exemple de cette manière très particulière qu’a Tcherniakov de voir les choses suffit à le montrer : alors que Heil mir, dass ich dich wieder finde! devrait être adressé à Gurnemanz selon la didascalie écrite par Wagner dans le livret, Parsifal l’adresse à Kundry, rappelant ainsi la dernière réplique du deuxième acte Du weisst,
wo du mich wiederfinden kannst!
C’est donc cette attitude tendue l’un vers l’autre qui frappe en cette première partie de troisième acte, où Parsifal écoute d’une oreille distraite un Gurnemanz subitement renvoyé au niveau d’un vieux radoteur, et où il est fasciné par Kundry, au point qu’on imagine un amour naissant. En réalité, il y a dans ces retrouvailles celles de deux destins croisés, chacun poursuivant sa propre libération au travers de l’autre.

Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz
Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal, si l’on peut encore appeler cela cérémonie, est marquée par le personnage d’Amfortas, courant seul dans l’espace vide, allant s’allonger sur le cercueil qu’on comprend être le cercueil paternel, volonté de mort, obsession du père. Mais en même temps image d’énergie (Amfortas court) complètement en contradiction avec son arrivée immédiatement après soutenu par deux hommes et incapable de marcher, comme s’il y avait deux Amfortas et si tout cela n’était qu’apparence…
La scène est d’ailleurs d’une violence encore supérieure à celle du premier acte : Amfortas évite tous les symboles pour lesquels il doit officier, ouvre brutalement le cercueil en fait tomber violemment le cadavre de Titurel, jette au loin la châsse enfermant le Graal, et se fait littéralement agresser par tous les autres.
L’intervention de Parsifal se fait étrangement par la même position qu’à l’acte II quand Parsifal tue Klingsor. Dans l’un la lance tue et dans l’autre la lance régénère, elle est jetée aux pieds du corps d’Amfortas épuisé, comme si Parsifal voulait s’en débarrasser. Tcherniakov écrit d’ailleurs dans l’argument que « Parsifal rend à Amfortas la lance perdue ».
Il n’y a pas, comme dans la plupart des mises en scène, de mise à l’écart d’Amfortas pour célébrer la cérémonie du Graal : pendant que la foule des chevaliers se régénère, Amfortas se lève et Kundry vient à lui : il est faux de dire qu’il n’y pas de rédemption. Kundry est la juive qui a ri du Christ et qui l’a recherché partout ensuite, comme nous l’avons dit plus haut. Amfortas est la réincarnation des souffrances du Christ, et il est sauvé par Parsifal (Erlösung dem Erlöser est la dernière parole de l’opéra), Kundry reconnaît en lui le sauveur qu’elle a jadis moqué, et Amfortas retrouve le regard qui avait tant frappé Kundry: voilà la rédemption de Kundry, qui en échange donne un baiser gratuit. Tcherniakov en fait la naissance du désir libéré de l’interdit et dans ce final complètement éthéré, introduit un long baiser d’amour enfin libre et débarrassé de toute culpabilité, pendant que Parsifal les regarde, ravi. De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur pourrait-ils dire, comme Tartuffe…
Mais le livret prévoit la mort de la femme, puisque, même (ou parce que) rachetée, comme Marguerite de Faust, Kundry doit mourir.
Cette mort n’est pas une mort extatique comme pourrait l’être celle l’Elisabeth de Tannhäuser (autre histoire où la sensualité et l’amour sont profondément séparés), Tcherniakov ne veut pas d’une Kundry subitement sanctifiée, mais plutôt une Kundry mourant parce qu’elle est devenue une femme libre débarrassée du poids du péché originel. Ce sera donc une mort donnée par la violence du fanatisme : elle est poignardée dans le dos par un Gurnemanz qui ne supporte pas la vue du baiser entre Amfortas et Kundry, parce que dans la communauté, il n’y pas de place pour la femme et ses dangers, pour le désir et ses dangers, pour l’amour entre l’homme et la femme et peut-être pour l’amour simplement.
Kundry s’écroule, Parsifal prend le cadavre dans ses bras et fuit.

Il laisse la communauté seule, Amfortas seul et les « chevaliers » dans une sorte de transe, les yeux révulsés tournés vers le ciel, dans une absence totale de sens, sinon le constat que toute communauté fermée est condamnée au vide parce que le simplement humain n’y a pas de place.

En respectant presque à la lettre le livret, Dmitri Tcherniakov propose un message complexe, sur l’individu face aux dérives de notre monde: face aux manifestations extrêmes de la religiosité, quand elle confine au fanatisme, comme face aux comportements les plus pervers, il voit les dangers de la dépendance et de l’isolement . Il délivre un message d’une totale simplicité, d’humanité, de tolérance et d‘amour et de revendication profonde de l’individu face aux dangers du groupe.
C’est là son Parsifal, à la fois simple et dérangeant parce que là où l’on glorifie habituellement la célébration mystique, il la détricote en en montrant le mécanisme pervers. Là où l’on a, bien installée en nous, la certitude qu’il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre, il nous dit que les frontières n’en sont pas si nettes et que le monde est totalement et l’un et l’autre, et que nous sommes donc et l’un et l’autre.
Il fallait à ce spectacle très discutable, mais d’une très grande intensité, d’une profonde sensibilité et d’une évidente intelligence une réalisation musicale à la hauteur. Elle le fut grâce à une distribution de très haut vol et surtout grâce à une direction musicale qui fait écho à la mise en scène en l’accompagnant avec attention et précision. Elle le fut aussi parce que Barenboim a voulu qu’entrer dans Parsifal c’était entrer en Parsifal, c’est à dire entrer dans une musique qui exige une concentration particulière : quand le noir se fait, un long silence s’installe volontairement avant le début de la musique et quand le rideau tombe à chaque acte, le même noir continue avant l’arrivée de la lumière en salle, imposant des applaudissements très timides aux entractes et une sorte de continuité. Entrer dans un tunnel en somme et n’en sortir qu’au bout des 4h30 de musique et donner à l’ensemble des artistes, chœur, orchestre, solistes chef et même metteur en scène le 18 avril la standing ovation qu’ils méritaient.
Certains ont trouvé que le premier acte était long (1h48) et donc ont décrété que la direction manquait de tension ou de dynamique . S’ils allaient voir, simplement voir les longueurs comparées des actes, ils constateraient qu’Hermann Levi le créateur faisait un premier acte de 1h47 et que la plupart des chefs (Richard Strauss compris, et même Knappertsbusch) tournent autour de cette durée. Seuls à Bayreuth, Arturo Toscanini et James Levine dépassent les deux heures dans le premier acte, Daniele Gatti était assez lent, mais plus encore au troisième acte, et les plus rapides sont Pierre Boulez (1h35 à 1h38 entre 1966 et 1970) et Hans Zender (1h33). Alors je veux bien que Barenboim soit trop lent, mais trop lent par rapport à qui ?? et à quel Parsifal rêvé??  D’ailleurs, Barenboim lui-même varie les tempi d’une représentation à l’autre, il n’est jamais métronomique.
En réalité, la durée n’est pas pour moi un critère dans Parsifal, car c’est une œuvre qui supporte des tempi différents sans être affectée. À vrai dire, je ne me pose pas la question car quelle que soit l’approche musicale, Parsifal reste une œuvre fascinante et toutes les options musicales sont défendables, comme l’a bien montré Boulez.

Ce qui frappe dans la direction de Barenboim, c’est d’abord sa clarté, son relief, c’est surtout la capacité à varier les accents et à accompagner dramatiquement ce qui se passe en scène. C’est aussi, dans une fosse un peu difficile, de ne jamais vraiment couvrir les chanteurs. L’épaisseur de la partition est sans cesse mise en valeur, la qualité des cordes et des bois permet des effets d’écho très élaborés et le sens dramatique de Barenboim fait de l’acte II un moment d’une intensité rarement atteinte, avec une dynamique pour le coup exemplaire.
Le prélude de l’acte III est aussi un des grands moments de l’exécution, où même les moments qui habituellement sont spectaculaires à l’orchestre (on pense à la Verwandlungsmusik de l’acte I ou de l’acte III par exemple) restent tendus et retenus à cause d’un spectacle justement aussi peu spectaculaire que possible. Il y a chez Barenboim une volonté tragique, une certaine noirceur qui domine l’ensemble de son travail, mais aussi des moments d’une indicible émotion, où il joue sur les cordes d’une manière incroyablement sensible et sentie. Certes, notamment le 18 avril, il y a eu quelques scories sur les cuivres, mais pas le 12 avril. Il reste que l’ensemble de sa direction démontre une immense sensibilité et une incroyable intelligence du texte : Daniel Barenboim est l’un des grands maîtres de l’univers wagnérien et il le démontre une fois de plus.
Il est vrai qu’il dirige une de ces distributions qui laissent l’auditeur émerveillé par la prestation ou l’incarnation collective, avec un engagement de chacun dans le respect des exigences de la mise en scène, très crue par moments notamment pour Amfortas (Wolfgang Koch) ou pour Kundry (Anja Kampe).
Les filles fleurs sont très homogènes, et plus le 18 que le 12, les aigus sont bien négociés et moins métalliques et les parties plus lyriques très réussies. La situation scénique fait que le chant enjôleur des filles-fleurs apparaît ici bien plus un jeu d’enfant artificiel, auquel finalement on prête peu attention : les choses sérieuses vont arriver après, mais il est intéressant de voir comment par l’art de la mise en scène la perception de la musique se transforme et se gauchit.
On est heureux aussi de retrouver Matthias Hölle, une des grandes basses de référence de Bayreuth entre 1981 et 2001, où il a à peu près chanté tous les grands rôles de basse, de Titurel à Gurnemanz en passant par Hunding et Marke. Il est un Titurel présent et non pas seulement une voix, avec grande allure. Et la voix reste puissante et marquée. Même pour quelques répliques, Titurel est un rôle important, il l’est d’autant plus dans cette mise en scène qu’il est le véritable maître des lieux.

Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz
Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz

Wolfgang Koch en Amfortas est bien plus intense qu’à Salzbourg. Son timbre reste très velouté, jamais agressif, mais vibrant avec une voix toujours bien projetée et une diction parfaite : il n’est jamais question de puissance ou de sons dardés (ses erbarmen ! sont intenses sans être un modèle de puissance) c’est inutile dans une salle aux dimensions aussi raisonnables, mais la voix est si bien projetée que tout passe sans problème. L’interprète et le jeu frappent tout autant, car la mise en scène exige beaucoup, et se retrouver en boxer en scène jouant le Christ sans être vaguement ridicule montre en même temps son extraordinaire présence et la puissance de l’incarnation. Car Amfortas est sans doute avec Parsifal et Kundry le personnage le plus fouillé de ce travail, c’est l’homme au sens de Ecce homo, il est homme et il est Christ, mais il est plus homme que Christ, c’est sa grandeur, et c’est sa faiblesse.
L’autre révélation, si l’on peut dire d’un chanteur déjà si connu, est le Klingsor de Tomas Tomasson, prématurément vieilli, extraordinaire de vérité dans son rôle de pépé pas si gâteau que cela. Il est difficile de trouver un bon Klingsor (Thomas Jesatko avec Herheim et Gatti à Bayreuth en était un), et souvent le rôle assez court est donné à des barytons basses en fin de carrière, d’où souvent des éructations, ou des aigus mal négociés.
La voix est ici impeccable, aussi bien dans la projection, dans l’expressivité, dans les accents, dans la couleur et d’autant plus impressionnante qu’elle cadre mal avec le personnage de gentil pépé. C’est incontestablement une voix de méchant, une voix qui joue magnifiquement sur les couleurs. C’est vraiment une magnifique référence dans ce rôle souvent sacrifié.
René Pape est un Gurnemanz de référence, il se partage le marché des grands théâtres avec Kwanchul Youn, dans un style très différent. Le 12, il était un peu fatigué et a fait faire une annonce, le 18 il était tel qu’en lui même, puissant, avec des aigus d’une incroyable tenue, des graves sonores et surtout un travail particulièrement approfondi sur la différence entre la couleur du I et la couleur du III, plus ouvert et plus jeune au I, plus voilé et plus sombre au trois. Ce timbre reste stupéfiant : à New York avec Gatti il m’avait littéralement bluffé, à Berlin avec Barenboim, il fait de la ciselure, jouant avec les accents, avec chaque mot entendu distinctement grâce à une incroyable diction et un véritable effort sur le ton. De plus, le travail scénique, les gestes, les mouvements sont confondants de naturel. Anthologique, comme toujours.

Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz
Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz

Mon opinion sur Anja Kampe est en train d’évoluer sensiblement. Je n’ai jamais douté de ses qualités scéniques et de son engagement toujours éminents, mais sa Leonore à la Scala m’avait déçu (elle ne m’avait jamais vraiment convaincu dans ce rôle) ainsi que sa Senta, et j’ai toujours eu l’impression qu’elle n’avait pas les moyens vocaux des rôles auxquels elle prétendait, qui sont les purs rôles de soprano dramatique. Elle a, c’est encore clair ce soir, très peu de réserves sur les notes très hautes, où le timbre devient métallique et proche du cri, et où elle n’arrive pas à négocier les passages de manière homogène. Mais quel engagement par ailleurs, quelle vérité, quel personnage, quels accents, quelle intelligence du texte, quelle interprète ! Son duo du deuxième acte est hallucinant : elle joue dans des conditions physiques (en tee shirt et culotte) plutôt difficiles (un peu comme Koch au premier acte) et elle transcende le personnage. Loin d’en faire un suppôt du démon, une femme fatale étendue sur son divan au milieu des fleurs du jardin de Ravello, Tcherniakov lui demande de travailler la vérité du personnage et sa quête, il en résulte qu’elle apparaît toujours sincère et engagée et jamais ambiguë lorsque le moment du fatal baiser est passé. Elle séduit avec ses moyens, n’étant jamais autre chose que ce qu’elle a été au premier et ce qu’elle sera au dernier acte, dans une sorte de continuité de l’image féminine, et elle est d’une classe incroyable. À vrai dire je suis émerveillé de la performance. Elle m’avait impressionné dans Walküre, elle me secoue dans Kundry. Depuis Waltraud Meier, je n’ai jamais vu une telle présence, et dans un style tout différent. Waltraud Meier est la duplicité, et la femme vampire, elle a cette extraordinaire capacité à personnifier quelque chose de négatif et diabolique, avec une puissance inouïe. Anja Kampe est à l’opposé une femme non dénuée de fragilité, plus humaine et moins distanciée, mais aussi impressionnante, mais aussi convaincante et vocalement splendide.
Andreas Schager s’installe peu à peu sur le marché des ténors dramatiques. Il sera Parsifal en 2017 à Bayreuth, il a été déjà Siegfried avec Barenboim et même Tristan dans des théâtres moins exposés (comme Meiningen). Il compose un Parsifal parfaitement en phase avec la mise en scène, il en a le physique juvénile, le style et il est stupéfiant de vérité dans l’adolescent retardé qu’il incarne au premier acte. Le timbre est chaleureux, la voix est assez large, les aigus assurés. Parsifal n’est pas le plus difficile des rôles wagnériens, il est assez bref, mais doit justement convaincre d’autant plus. Il y a des Parsifal éthérés (Vogt) d’autres très intériorisés (Kaufmann) certains vocalement magnifiques sans avoir le physique (Botha) et une série de bons chanteurs qui ne marquent pas vraiment le rôle comme Christopher Ventris ou Burkhard Fritz. Plus loin dans le passé il y eut des légendes comme Domingo ou Vickers. À l’Opéra de Paris dans les années 70 on a eu tout ce que l’opéra comptait comme grands Parsifal, Helge Brilioth, René Kollo, James King, Jon Vickers, seul Peter Hoffmann a manqué à l’appel, mais il fut pour Paris Siegmund.
Andreas Schager a un physique assez frêle qui convient bien au personnage, et une voix au contraire assez large et puissante, qui lui permet d’aborder le rôle de manière plus héroïque que ses collègues actuels, dans ce Parsifal là pointe Siegfried. Il a les aigus, le medium large et triomphant, il lui manque quelquefois un peu de grave, mais c’était plus net le 12 que le 18 avril et il est doué d’une diction exemplaire de clarté et d’accents.
Il affiche l’agressivité du jeune héros, il en a aussi l’effronterie et l’engagement, il a même une certaine nervosité, mais il a aussi le lyrisme et la douceur, et donc la versatilité et la ductilité nécessaires. C’est un Parsifal à la fois émouvant et dur. Il réussit aussi au troisième acte, et déjà au deuxième acte, à incarner un personnage mûri, décidé, affirmé. Une vraie composition, qui le fait rentrer totalement dans la mise en scène, avec une aisance rare. Un magnifique Parsifal d’emblée installé au sommet.

Après ce long compte rendu, il me paraît inutile de revenir sur une interprétation musicale totalement convaincante, de la fosse au plateau et un Barenboim superlatif.
Je sais en revanche que la mise en scène a laissé des doutes : il est difficile de renoncer aux habitudes et à une vision confortables du drame wagnérien. Mais l’inconfort vient surtout qu’au lieu de nous projeter dans un Eden espéré, Tcherniakov nous renvoie à nous mêmes, nos espoirs et nos contradictions, nos perversions et nos faiblesses. Cette crudité là est insupportable.
Il reste sur scène un Amfortas sauvé et humain…après tout c’est déjà beaucoup.[wpsr_facebook]

Image finale ©Ruth Walz
Image finale ©Ruth Walz

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERT DU WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigé par DANIEL BARENBOIM (ADLER, ROUSTOM, WAGNER) avec WALTRAUD MEIER

Daniel Barenboim & le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim & le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Le passage du West-Eastern Divan Orchestra est toujours un moment fort pour le public, et d’ailleurs, l’applaudissement long et fourni avec lequel il est accueilli en est un signe tangible. Les dernières positions publiques de Daniel Barenboim sur la question de Gaza et par ailleurs ses opinions bien connues et courageuses font évidemment de ces concerts des moments très sentis.
Comme souvent, je conseille la lecture de Parallèles et paradoxes : explorations musicales et politiques (Le Serpent à plumes), un dialogue de Daniel Barenboim avec Edward Said avec qui il a fondé cet orchestre. C’est une lecture riche et une réponse humaniste à la situation désastreuse qui persiste au Proche Orient.

C’était aussi un concert au programme symbolique, deux créations, celle d’un compositeur israélien, Ayal Adler, et celle d’un compositeur syrien, Kareem Roustom, puis l’acte II de Tristan und Isolde de Richard Wagner, qui, comme chacun le sait, fait problème en Israël où on ne le joue pas.
Les deux créations européennes (elles ont été créées à Buenos Aires au début du mois d’août) sont des petites pièces, l’une d’une dizaine de minutes, l’autre d’une quinzaine de minutes.

Ayal Adler
Ayal Adler

Celle de Ayal Adler, Resonating sounds,  alterne des moments violents et éruptifs et d’autres, plus retenus et sollicitant l’orchestre de manière assez virtuose. Dédiée au West-Eastern Divan Orchestra et à Daniel Barenboim, elle met effectivement en valeur certains pupitres (percussions, cordes) mais j’ai trouvé les motifs un peu répétitifs, c’est sans doute voulu et la durée (10 min environ) en atténue l’effet.

Kareem Roustom © John K. Robson
Kareem Roustom © John K. Robson

L’œuvre de Kareem Roustom, un compositeur né en Syrie qui travaille essentiellement aux USA, notamment dans le domaine de la musique de films, et très différente. Il a composé de nombreuses musiques et a été nominé aux Emmy Awards. Sa pièce, Ramal, pour orchestre, plus colorée que la précédente, avec d’évidentes influences orientales, semble effectivement proche d’une musique de cinéma, pleine de relief, très agréable à entendre mais aussi un peu superficielle. Mais le contraste entre les deux approches, l’une un peu plus radicale et l’autre plus « ouverte » était intéressant.
On attendait évidemment l’acte II de Tristan. Certains soirs de cette tournée, l’acte II est couplé avec la Liebestod en un seul programme (comme à Salzbourg le 21 Août), sollicitant donc fortement Waltraud Meier.

Peter Seiffert & Waltraud Meier © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Peter Seiffert & Waltraud Meier © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

À Lucerne, la seconde partie du concert est exclusivement l’acte II, entendu dans cette même salle en 2004 (et non en 2003 – écrit par erreur-  comme me l’a fait remarquer un lecteur attentif)  avec Claudio Abbado (Treleaven, Urmana, Pape, Fujimura), et en 2010 avec Salonen dans le cadre d’un Tristan complet dans la mise en scène de Sellars et Bill Viola (Gary Lehman, Violeta Urmana, Anne Sofie von Otter, Jukka Rasilainen, Matthew Best).

Daniel Barenboim avec le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim avec le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On attendait évidemment l’Isolde de Waltraud Meier, mais c’est d’abord l’orchestre qui a frappé : Barenboim attaque l’introduction avec une énergie folle et une flamme qui ne s’éteindra pas jusqu’à la fin. C’est à ce titre l’un des deuxièmes actes les plus urgents et les plus passionnés jamais entendus. L’orchestre est aussi particulièrement engagé, on sent vraiment que les musiciens sont pris par cette musique qu’ils défendent avec feu, mais aussi avec une précision et une technicité remarquables. Certes, les cors en coulisses qui concluent l’introduction ne sont pas toujours impeccables, mais rien de comparable avec certaines catastrophes entendues ailleurs et par exemple à Bayreuth, avec Daniel Barenboim d’ailleurs.

Le tempo est vif, le son incroyable de relief : voilà ce qui frappe en ce début de deuxième acte.

La première scène met surtout en valeur la voix veloutée, bien projetée, puissante d’Ekaterina Gubanova, dont j’aime la Brangäne. Les aigus sûrs et d’une magnifique rondeur passent l’orchestre très fort, et placé devant les solistes, installés sur une estrade en arrière.
Waltraud Meier en revanche a plus de difficulté. On connaît son Isolde particulièrement subtile, au phrasé sculpté, jamais dans le forte pour le forte, une Isolde pour l’intelligence et non pour les décibels. Mais la voix a des difficultés à passer le flot orchestral, sauf dans les aigus. Les aigus restent clairs, bien contrôlés, puissants, mais les passages apparaissent difficiles. N’importe, la tension est là et l’on rentre dans l’œuvre et dans l’ivresse de cette musique.

Waltraud Meier & Ekaterina Gubanova © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Waltraud Meier & Ekaterina Gubanova © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Après la fulgurante introduction au duo avec une tension et une pulsion rythmique renversantes d’un Barenboim très engagé,  capitaine sûr et enthousiaste d’un navire flottant sur un océan sonore en furie, commence le duo : on comprend vite que le duo ce soir, sera celui de Peter Seiffert, dans une soirée exceptionnelle où il a été stupéfiant. D’abord, la voix a une douceur et une suavité enchanteresse, et puis il lance des aigus triomphants, sûrs, tenus, larges. On sait que Seiffert est quelquefois irrégulier, mais que lorsqu’il est touché par la grâce, il est incomparable. Et ce soir, il est en état de grâce.

Waltraud Meier épouse cette grâce, la voix est moins âpre qu’à la première scène, plus assurée, plus réchauffée aussi, et les moments les plus doux passent avec bonheur, même si certains suraigus sont ratés. Mais lorsque les deux entament « O sink hernieder Nacht der Liebe », ce n’est plus l’enchantement, ce n’est plus l’ivresse, c’est le temps suspendu, c’est l’insurpassable moment de l’extase, c’est le mythe vivant. Le tout est mené par Peter Seiffert, décidément ce soir au seuil de l’incroyable, et Waltraud Meier lui emboîte le pas  avec son phrasé, avec sa manière de dire ou de sussurer le texte, avec sa manière aussi de colorer, elle est suivie et soutenue par Daniel Barenboim qui cette fois laisse les voix se développer et s’imposer, et qui veille à mettre en valeur ce qui est dit, ce qui est chanté, car il entend lui-aussi que nous sommes dans un moment rare.
Gubanova lance alors ses Habet Acht, son avertissement mystérieux, du cœur de l’orchestre (elle est habituellement dissimulée en coulisse, Abbado l’avait placée au deuxième balcon), et la magie de cette musique qui vous enlève, qui vous élève, qui vous enivre, est totale. Ekaterina Gubanova a offert ici elle aussi une prestation exceptionnelle. Comme si ces avertissements stimulaient encore plus l’engagement des uns et des autres, le crescendo final du duo est presque insupportable.

Peter Seiffert © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Peter Seiffert © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Waltraud Meier totalement emportée, engagée, d’une extrême tension, Seiffert au paradis des ténors, et l’orchestre fulgurant, inouï d’engagement et d’allant, mené par un Barenboim survolté tout cela est presque unique : je n’ai pas vécu un tel moment depuis bien bien longtemps.

Pas de Kurwenal pour dire Rette dich Tristan, ce qui est dommage, mais l’orchestre seul, mais en revanche un Seiffert bouleversant pour prononcer Der öde Tag zum letztenmal! de manière résignée et absente, inégalable.

On connaît le König Marke de René Pape, c’est toujours une surprise dans cette salle à la réverbération forte d’entendre sonner ses graves profonds, ses aigus puissants, avec cette voix prodigieuse de couleur. Il avait cloué sur place l’assistance en 2003 avec Abbado, un moment miraculeux accentué par la relative déception procurée par les deux protagonistes, il avait même étonné  Claudio Abbado qui m’avait dit son émerveillement. Ce fut en absolu le plus beau monologue de Marke jamais entendu et ça le reste. René Pape il y a onze ans avait cette voix encore jeune, claire et profonde, stupéfiante. Elle garde aujourd’hui cette fascination et cette puissance, cet écho profondément humain qui la caractérise, elle a un peu perdu en couleur, notamment dans la seconde partie du monologue, un tout petit peu plus en retrait, quand la première partie restait suffocante de beauté. Mais n’importe, lui aussi est encore unique et irremplaçable dans ce rôle. Signalons aussi le très bon Melot, très présent, de Stephan Rügamer. Un très bon Melot c’est suffisamment rare pour le noter. Stephan Rügamer fait partie des excellents chanteurs de la troupe de la Staatsoper de Berlin, c’est aussi, rappelons-le, un remarquable Mime .

Vous avez compris qu’on a vécu à Lucerne un moment d’exception, un moment de pure émotion, doublé par la satisfaction visible de ces jeunes musiciens de jouer cette musique, plaisir, ivresse, émotion, engagement, militantisme wagnérien aussi : tout cela était au rendez-vous, mené par un Barenboim des très grands jours, complètement emporté, au geste précis, rendant l’orchestre d’une grande clarté mais aussi cherchant visiblement à en tirer toutes les tripes, et je dirai toute leur force d’amour.
Ce soir, tout le monde faisait de la musique avec son âme.[wpsr_facebook]

Le triomphe du chant © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Le triomphe du chant © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au « Ella giammai m’amò », avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à « Tu che le vanità » du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit « lacrimosa ») qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, « di petto », le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le « lacrimosa » qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais « ordinaire » dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution « sait » chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le « si » qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire « sensationnell ») peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans « O don fatale », plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans « Ella giammai m’amò », et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: « O Carlo ascolta » est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française « explosive » au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
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Acte 1(final) ©Bavarian State Opera

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public » était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression « zum Raum wird hier die Zeit » avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque « naturelle » ou même d’une « continuation » plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment « Komm komm holder Knabe » et surtout
« Des Gartens Zier
und duftende Geister » que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le « Parsifal » (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même « Parsifal » évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans « Pala » de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, « Pala » de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.