BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: CARMEN de Georges BIZET, direction Barenboim, avec Jonas Kaufmann et Anita Rachvelishvili (10 décembre 2009)

La dernière fois à la Scala, c’était en 2004, avec un grand chef (Plasson) mais une distribution de série B, au Théâtre des Arcimboldi, pendant les travaux de réfection de la scène et de la salle historique de Piermarini, mais on se souvient surtout du 7 décembre 1984 avec Abbado,  mise en scène de Piero Faggioni (celle d’Edimbourg vue à l’Opéra Comique en 1980), avec Placido Domingo, Shirley Verrett, Ruggero Raimondi, Alida Ferrarini, alternant notamment avec Agnès Baltsa et José Carreras (distribution B, si l’on peut dire!) dès janvier 1985. C’était un peu décevant, le spectacle de Faggioni étant mieux adapté à des salles plus petites comme l’Opéra Comique ou le King’s Theatre d’Edimbourg, et Verrett n’avait pas convaincu cette mise en scène la gênait; restait Domingo, dans l’un de ses plus grands rôles, bouleversant, Raimondi superbe, éclatant et m’as-tu vu à souhait, et Abbado, bien sûr, avec sa précision exceptionnelle (Ah! son quintette!), sa clarté cristalline, son rythme, son énergie et sa fluidité. On s’en souvient encore, avec émotion (j’ai dû voir six ou sept représentations dans les deux distributions: je venais de m’installer à Milan, c’était mon beau cadeau d’installation.). S’il est difficile de voir une grande Carmen, il est tout aussi difficile de voir une mise en scène qui emporte tous les suffrages; celle de Faggioni, assez sage, jouait la carte Berganza, un atout exceptionnel, et Verrett n’a pu se glisser dans le costume, celle du Châtelet, venue de Berlin, était signée Martin Kusej, gage de qualité, de netteté du propos,   une couleur Regietheater qui ne plaît pas vraiment en Italie ou en France. Un très beau travail pourtant. A Vienne, on en est encore à la production de Zeffirelli (mais Kleiber et Abbado la dirigèrent et donc la transfigurèrent). A Paris, ce fut Francesca Zambello (après José Luis Gomez, un ratage) qui aligne les mises en scènes de grande série faites pour ne poser problème à personne. Un paysage  pas vraiment exceptionnel, sans références théâtrales absolues, mais il y eut, s’en souvient-on, la magnifique “Tragédie de Carmen” de Peter Brook qui vint aussi remettre certaines pendules à l’heure. Emma Dante s’en est un peu souvenue…

Le personnage de Carmen a inspiré nombre de grandes: Callas bien sûr, mais aussi Bumbry, avec Karajan, et surtout Resnik, qui en fut pendant 15 ans une des grandes références, phrasé, puissance, engagement, une tigresse sans rivales, puis arriva Berganza, qui changea tout, qui en fit pour la première fois une vraie espagnole, qui affichait à la fois une détermination sans failles et une joie de vivre lumineuse: il faut écouter l’enregostrement d’Abbado, et surtout le pirate d’Edimbourg, en scène, Domingo et Berganza donnent encore aujourd’hui le frisson.

Et venons en à cette nouvelle production, aujourd’hui, et voyons ce que nous apportent Daniel Barenboim, Emma Dante et la jeune Anita: après la TV, la vision en salle, qui modifie sensiblement ma première impression mitigée.
D’abord c’est sans discussion un beau spectacle, qui a prise sur le public (Emma Dante, encore présente, a cette fois été ovationnée sans discussion ni ‘buh’ trouble-fête), mais qui comme tous les spectacles qui installent un vrai point de vue, un vrai regard,  génère la discussion . Pour Emma Dante, Carmen est la résultante de l’omniprésence religieuse (avec des allusions précises au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, aux ex voto -liés à la fête taurine du quatrième acte- avec ces prêtres qui suivent à la trace Micaela etc..) et du regard porté par les hommes sur les femmes: tous les hommes ici sont plus ou moins des voyeurs. Carmen se libère et des hommes et de Dieu, dans un monde envahi par la violence, entre les femmes, entre les hommes, contre les animaux(taureaux). C’est une vision sombre, à laquelle nul n’échappe: Don José est un être écrasé, hésitant, une sorte de Wozzeck avant la lettre (les uniformes des soldats y font penser), qui dans le désespoir de l’amour qui fuit n’a plus d’autre solution que le viol ou la mort. Carmen se laisse violer, et lui donne le couteau pour la tuer: elle va jusqu’au bout de sa logique, mais semble traverser les choses en étant presque indifférente. Emma Dante n’est pas tendre non plus pour les femmes, Micaela est d’une infinie tristesse,  vêtue de noir qui fantasme d’abord sur la mariage, puis au troisième acte devient une sorte de vision maternelle culpabilisante, Carmen elle même n’est pas vraiment l’image de la sensualité et de l’érotisme: cet eros là est seulement thanatos. Alors évidemment, tout ce qui fait le pittoresque de l’Opéra Comique, toute la légèreté, est évacué, et les dialogues paraissent bien fades; cela détermine musicalement le choix  d’un symphonisme appuyé et dramatique très nettement assumé par Daniel Barenboim.

Cet univers est bien planté par Richard Peduzzi, qui conçoit un décor énorme, qui écrase les personnages, et en même temps fluide: les changements , imperceptibles, donnent à chaque moment son espace propre, aidés par les beaux éclairages de Dominique Bruguière. Un décor brut, sans “couleur locale”, avec quelques coquetteries (pas vraiment utiles),par exemple les ascenseurs qui descendent vers la taverne de Lillas Pastia, qui serait presque une vaste caverne, une sorte d’espace souterrain, comme une carrière cachée au monde, énorme.

Les costumes, conçus par Emma Dante, sont souvent des jeux de cache-cache,enfants dissimulés dans les vestes des soldats au premier acte, robe double face de Micaela, arbres-buissons au troisième acte, qui sont en fait des figurants, les uniformes sont caricaturaux, surchargés, presque comme dans les bandes dessinés.

Enfin des grandes réussites: le maniement des foules, très élaboré (le choeur ravi a fait une ovation à Emma Dante derrière le rideau à la première) et notamment la scène finale, éblouissante de précision et de jeu théâtral pur, faite de violence, de tendresse, de désespérance, d’espoir: les deux personnages sont déjà ailleurs, ils sont éclatés, contradictoires, Carmen se laisse caresser, puis elle rejette violemment Don José, elle se fait tuer, à la mode du suicide antique en lui offrant le couteau . Et quelques maladresses aussi, des répétitions de motifs (les soldats face à Carmen au premier acte, la robe double-face noir/blanc de Micaela) pas toujours justifiés. Un luxe d’images et d’idées qui aurait sans doute gagné à être épuré: un spectacle entièrement discutable, mais passionnant.
A cette vision correspond celle de Barenboim, toute de violence dramatique: une option, nous l’avons dite résolument tournée vers le symphonisme: oui on a accusé Bizet de wagnérisme, et en écoutant Barenboim, on peut comprendre pourquoi. Mais que de moments intenses, que de finesses dans la lecture, que de relief donné à telle ou telle phrase: le travail de l’orchestre a été prodigieux, cela sonne magnifiquement, même si comme on l’avait constaté à la TV, certains moments réservent de petites déceptions (le quintette du 2ème acte) confirmées ici. Mais un grand travail de “concertazione” comme disent les italiens, de mise en place de l’orchestre, de précision dans les équilibres: impressionnant de bout en bout, le tout servi par des choeurs magnifiquement préparés (aussi bien le choeur de la Scala que celui des enfants) dont on comprend le français (mieux que celui de certains chanteurs) qui donnent un relief rare à leurs interventions.
Enfin, les chanteurs réunis pour l’occasion sont inégaux, les petits rôles, souvent tenus par des Français, se défendent, avec une note particulière pour Frasquita (Michèle Losier) et Mercédès(Adriana Kucerova). Adriana Damato est vraiment insuffisante en Micaela, aucune personnalité vocale, aucune inflexion, aucune vibration: un chant plat, sans intérêt, une émission peu homogène, des cris, et un français incompréhensible à 100%, même en lisant les surtitres. Erwin Schrott (Escamillo) a une vraie voix, mais il en use avec vulgarité, en articulant peu les paroles, il offre une prestation sans grand intérêt, on l’oubliera vite. Jonas Kaufmann en revanche, après un début hésitant, et en retrait (même sa voix, un peu en arrière!), a fait grande impression, son air “La fleur que tu m’avais jetée..” est un chef d’oeuvre de contrôle au service du raffinement et de l’expression, c’est un des rares ténors à savoir très bien émettre des notes filées, négocier des passages de registres homogènes, avec un volume très respectable, il a chanté, on peut le dire, divinement. . Quant à la jeune Anita Rachvelishvili, son personnage n’est pas encore mûri, réfléchi, construit, sculpté. C’est d’ailleurs un peu le parti d’Emma Dante qui en fait la femme de tous les possibles “possibilista” disent les italiens sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. Il reste que l’interprétation devrait avec le temps gagner en intensité. Sa voix en revanche est surprenante par son volume et sa largeur, son ampleur, (ce qu’on ne sentait pas à la TV), par la résonance de ses graves et de son registre central, par sa rondeur et sa pureté; certes, l’aigu est encore à élargir, mais si elle ne fait pas de bêtises, elle devrait être un très grand mezzo, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
C’était ce 10 décembre à la Scala, les affres de la PRIMA étaient dépassés, tous les artistes étaient détendus, et engagés, et le triomphe absolu a été au rendez-vous (20 minutes d’ovations). Une belle réussite pour les artistes et pour Stéphane Lissner, qui a réussi à redresser un théâtre qui allait à vau l’eau il y a seulement 5 ans et qui a mené avec cette Carmen une brillante opération de communication. Qu’en dira-t-on seulement dans une année, qu’en dira-t-on à la reprise avec Dudamel, qui sera on s’en doute une seconde “Première”, tant est attendue la prestation du jeune chef. Tout cela montrera si c’est un feu de paille ou si cette Carmen s’installe dans l’histoire de la Scala. Nous en tous cas, comme la veille avec Domingo, nous sommes sortis tous heureux.

CARMEN à la Scala: premières impressions TV

Je verrai le spectacle ce 10 décembre, pour la seconde représentation. La retransmission d’Arte en donne une intéressante préfiguration, qui pourrait pour une fois rejoindre l’impression de Renaud Machart dans le Monde du 5 décembre. Un spectacle intéressant, par moments très beau avec des images frappantes (dans les décors monumentaux – qui rappellent un peu ceux de Faggioni dans le fameux spectacle d’Abbado- et presque funèbres de Richard Peduzzi, on descend chez Lillas Pastia comme dans un tombeau, c’est réussi; c’est même à mon avis plus réussi que ses décors de Tristan il  y a deux ans). Le premier acte m’est apparu plus séduisant que le second: avec plusieurs grands moments de théâtre (le jeu des fleurs, la habanera, la séguedille finale, avec cette très belle image des cordes). Le second acte est traité de manière plus “pittoresque”, avec des costumes plus chatoyants, c’est vrai que c’est l’acte le plus souriant, l’acte de tous les possibles (du moins la première partie: Carmen retombe sur terre dès que José veut “rentrer au quartier pour l’appel”) avec la belle idée du tapis oriental pour isoler les amants comme dans un rêve baudelairien (luxe, calme et volupté..). Musicalement je suis plus réservé sur l’approche de Barenboim mais le son TV ne peut rendre compte ni de la puissance des voix, ni des subtilités orchestrales. La direction me semble froide plus que dramatique. Le quintette du second acte n’a pas la diabolique précision qu’on pourrait souhaiter, mais, je le répète, ce sont des impressions de téléspectateur qui seront peut-être contredites jeudi prochain. Les chanteurs ne sont pas tous convaincants: Adriana Damato est bien pâle, avec un français hésitant et sans véritable engagement ni expressivité, elle ne touche pas. Erwin Schrott n’a  ni le volume ni le souffle voulus, malgré un beau timbre et comme souvent, il n’arrive pas toujours à chanter dans le tempo. Il y a bien des barytons aujourd’hui pour ce rôle, notamment en France. Jonas Kaufmann est comme toujours parfait: prononciation exemplaire, science de la respiration, technique à toute épreuve, son physique exceptionnel passe évidemment la rampe, son dernier acte est extraordinaire, et pourtant, et pourtant, il lui manque un engagement total, il y a toujours semble-t-il un zeste de retenue… ? Mais ne chipotons pas, la performance est là, même si Domingo (dans la salle) était plus émouvant, plus déchiré, plus tragique. Enfin, quelle belle surprise, cette jeune Anita Rachvelishvili à la voix pleine, bien posée, qui fait croire au personnage avec une vraie présence. Il est tellement difficile de trouver une Carmen! Bien peu ont été convaincantes, après Berganza, même la grande Verrett dans cette même salle avec Abbado en 1984 n’a pas réussi à emporter le public.

La mise en scène insiste sur la noirceur et la violence, elle propose des tableaux assez impressionnants (le troisième et le quatrième acte me sont apparus tous deux très réussis, avec là aussi de très belles images et un beau traitement des foules) et c’est une vraie, une authentique mise en scène de théâtre: on le voit dans le dernier duo, qui est vraiment étudié dans ses moindres détails et ses moindres gestes, et qui propose de très belles idées: un Don José déjà “ailleurs”, des gestes de tendresse et de violence, à la limite du viol, et un décor fermé qui étouffe et en même temps dessine l’espace de la tragédie. Tout cela me paraît le résultat d’un vrai travail, intelligent et fort, sans jamais être provocateur. Que le public de la Prima ait hué c’est normal, il y a à Milan un fond de conservatisme qui fait débat depuis très longtemps (quand on pense au scandale que le Don Carlo, ce chef d’oeuvre de Ronconi, a provoqué en 1977!). J’attends d’être dans la salle pour vraiment écouter l’orchestre, mais d’emblée le spectacle me semble plus convaincant que le pâle Don Carlo de Braunschveig la saison dernière, ni  vocalement ni théâtralement convaincant,  sauvé par une direction intéressante (mais discutée âprement) de Daniele Gatti, qui n’avait même pas lui non plus trouvé son public l’an dernier.

Pour info: cette Carmen, complète jusque fin décembre, sera reprise en octobre-novembre 2010 sous la direction de Gustavo Dudamel,  sans Kaufmann, mais avec un bon ténor (Lance Ryan) et une autre Micaela. Il sera intéressant alors de comparer.

A jeudi ou vendredi donc pour  rendre compte du spectacle en salle.