METROPOLITAN OPERA 2015-2016 (HD au CINÉMA): ELEKTRA de Richard STRAUSS le 30 AVRIL 2016 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

10 ans que MET HD existe. C’est sans doute le succès le plus marquant de Peter Gelb puisque l’idée a essaimé dans la plupart des grands théâtres, même si seul le MET a vraiment une saison structurée de projections en direct ou en léger différé. Dans une ville comme Grenoble, avec une vraie tradition théâtrale et chorégraphique, mais sans tradition d’opéra et sans opéra digne de ce nom depuis que Minkowski a quitté le navire, les projections du MET sont les seules possibilités, à moins de parcourir les 100 km qui séparent de Lyon.
Pourtant,  le MET a des problèmes de remplissage, de répertoire et de public, plus que d’autres théâtres comparables. Peter Gelb a des difficultés à renouveler un public vieillissant, malgré ses efforts (même s’ils sont localement critiqués) pour rajeunir les productions et ouvrir vers un théâtre moins traditionnel ou poussiéreux. Que les deux dernières productions de Patrice Chéreau, De la maison des morts et Elektra aient été proposées sur la scène du MET est un signe notable d’évolution. On verra prochainement l’effet de la production Trelinski (Baden-Baden) du Tristan und Isolde auprès du public.
Elektra de Chéreau est la production devenue son testament artistique: elle a tourné à Aix, à la Scala, au MET, et s’apprête à gagner Helsinki, Berlin et Barcelone. Partout, elle « tourne » avec l’essentiel des participants à la production originale d’Aix. À New York, consommateur de grands noms, c’est Nina Stemme qui a repris le rôle créé par Evelyn Herlitzius, pratiquement inconnue du public américain.
Patrice Chéreau, je l’ai écrit souvent, détestait ne pas être associé à une reprise de ses spectacles et avait l’habitude d’assister plus ou moins à toutes les représentations. Il ne fait pas de doute qu’il aurait longuement travaillé avec Nina Stemme pour cette reprise et que le seul fait que Nina Stemme ait embrassé la production sans jamais avoir travaillé avec Patrice Chéreau est contradictoire avec ce qui était la philosophie même de son travail théâtral. Mais le destin et les exigences des coproductions ont fait le reste. Même si la production a été reprise dans ses détails, même si il en existe une vidéo d’Aix, rien ne pourrait remplacer le travail avec le metteur en scène, dont on sait quelles impressions et quelles traces il laissait auprès des artistes qui travaillaient avec lui. Le physique, les gestes, le visage même de Nina Stemme n’ont rien à voir avec ce qu’est et ce que fait Herlitzius;  Chéreau, j’en suis intimement persuadé, aurait adapté et changé bien des moments, pour coller au mieux à la personnalité de la chanteuse. C’est ce qu’a tenté Vincent Huguet chargé de reprendre la mise en scène après avoir assisté Chéreau à Aix, avec une équipe partiellement renouvelée.
J’ai longuement rendu compte de ce spectacle en son temps (Je renvoie le lecteur aux comptes rendus de Aix et Milan) et il est évidemment hors de question de revenir en détails sur ce travail ; par ailleurs, une vision sur grand écran, même en direct, ne saurait remplacer l’expérience de spectateur en salle, Néanmoins, il y a suffisamment « d’indices » pour tenter d’émettre une opinion qui pour n’être que partielle, s’efforce de rendre justice au spectacle magnifique du MET.
Car c’est un magnifique spectacle et la production reste fascinante à bien des égards. Le premier point c’est que – et c’était déjà vrai à Aix – c’est une production de pur théâtre et de pure « Personenregie » : il y a un incroyable travail sur les personnages et sur les ambiances, aidé en cela par les éclairages de Dominique Bruguière et le décor à la fois épuré et varié de Richard Peduzzi, un espace tragique avec ses deux niveaux (Appia…), celui d’Elektra et celui de la Reine comme un second espace théâtral . De fait, Elektra ne piétine cet espace qu’à la mort de Clytemnestre, dont le royal cadavre occupe la scène en son centre de gravité alors que celui d’Egisthe gît au niveau « bas », des médiocres ou des chiens…(amusant d’ailleurs comment la traduction des sous titres atténue la portée du texte original en plusieurs points, traduisant notamment « chiens » par « les plus humbles »). Quand Clytemnestre descend au niveau d’Elektra, cela prend évidemment tout son sens; quant au niveau d’Elektra, il est le sol et le sous sol, le sol et la terre, monde humain et monde des morts…

Chéreau créé une ambiance aussi en multipliant les personnages muets ou secondaires : la première scène avec son bruit de balai obsessionnel, les moments où les autres comme un chœur muet, regardent les affrontements sont essentiels pour créer une atmosphère : cette « technique » rend très lourde l’ambiance, car elle se reflète sur les autres, sur leurs gestes, sur leur manière de se cacher dans l’ombre ou d’être rejetés le long des murs, et c’est à eux qu’on mesure le degré de tension. Chéreau l’avait d’ailleurs utilisée dans Die Walküre à Bayreuth lors de l’entrée de Hunding accompagné de sa « meute » de compagnons, qui immédiatement isolait Siegmund et Sieglinde. Cela suppose aussi qu’un travail très précis a été effectué sur chaque personnage, même muet, sur chaque servante, dans une sorte de chorégraphie de second plan jouant avec les ombres et lumières qui donne la mesure de la profondeur du travail théâtral effectué. En effet, rien n’est laissé au hasard dans le travail de Chéreau dans la mesure où chaque personnage fait partie du projet global et contribue à la construction de l’œuvre, il n’y a ni hasard, ni éléments négligés en scène. En 2013, voire en 2016, on peut encore faire un théâtre total qui ne soit « que » théâtre, rien que théâtre, mais tout le théâtre, avec ses trois murs et son quatrième, sans les technologies du jour. Rassurant.

Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Mais bien évidemment, ce sont d’abord les trois personnages centraux qui intéressent. La prise de vue permet de se concentrer sur les visages et sur des détails de jeu que l’on peut difficilement remarquer dans une salle aussi vaste que le MET, mais qui pouvaient aussi échapper à la Scala ou même à Aix. La Chrysothémis d’Adrianne Pieczonka qui n’a rien à voir avec l’incroyable Rysanek à Paris avec Böhm en 1974 et 1975, mais aussi ailleurs, fait preuve ici d’un engagement et d’une humanité confondantes. Bien plus à l’aise qu’à Aix, et aussi présente, émouvante, bouleversante qu’à la Scala, Pieczonka désormais domine tout le rôle, où elle est époustouflante notamment dans les derniers moments. Il faut évidemment jouer la différence avec Elektra, différence de style et de personnage, différence vocale aussi, avec plus de lyrisme et de jeunesse. Entre Nilsson et Rysanek, c’était un combat de monstres, inoubliables, mais elles étaient (presque) interchangeables, et d’ailleurs, Rysanek fut – une fois, au cinéma- Elektra avec le même Böhm. Ici les deux voix sont différentes, moins sans doute entre Stemme et Pieczonka qu’avec Herlitzius à l’organe plus métallique et un peu déglingué (!). Il reste que Pieczonka est vraiment magnifique, tendue, et qu’elle joue de son corps et de son visage avec une précision telle qu’on voit qu’elle a travaillé depuis le départ avec Chéreau.

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Waltraud Meier est dans ce rôle simplement incroyable. Celui qui affirmerait (il y en a…) qu’elle n’est pas une Clytemnestre me fait sourire, sinon rire aux éclats. Elle est une Clytemnestre particulière, comme l’a voulue Chéreau, une femme et pas un monstre, avec ses angoisses, son humanité (oui, elle ! maman Atride, elle est humanité), elle exprime tout, parole après parole, une parole mâchée, distillée, pesée et soupesée, avec des regards d’une indulgence lisible envers sa fille, et en même temps, la crainte, la tension : alors oui, elle n’est jamais extérieure, ce n’est pas la Clytemnestre expressionniste digne d’un tableau de Munch, c’est une Clytemnestre royale, mais hésitante, mais apeurée, – et donc dangereuse -, une mère qui hésite entre distance et affection (voir comme elle caresse les cheveux d’electra !) et une chanteuse dans la pleine possession de ses moyens vocaux, sans une scorie, sans une hésitation, sans un blanc dans la ligne de chant ; simplement un chef d’œuvre, qui sans doute ne serait pas ce personnage-là sans l’osmose profonde et vivante avec le travail de Chéreau, mais Waltraud Meier a un sens inné du théâtre et de la parole, ainsi que de la force d’un corps posé sur une scène. Un personnage unique.

Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Nina Stemme était Elektra. Vocalement, il n’y a rien a reprocher à cette voix franche, ronde, à l’étendue incroyable, et que la stimulation du jeu entraîne vers des sommets qu’on ne lui connaissait pas, vocalement plus que convaincant. Est-ce pour autant une Elektra ? J’avoue nourrir non des doutes (ce serait ridicule) mais des réserves par rapport aux Elektra aimées (Behrens, Jones, Nilsson). J’ai écouté avec attention, j’ai été impressionné par certains mouvements et certains moments de climax, mais jamais ni secoué ni ému. D’abord, et là, on voit que Chéreau manque, ses expressions de visage, regardant dans le lointain, tendues sont répétitives au point qu’on se demande si, Chéreau ou pas, elle ne propose pas le même personnage interchangeable à toutes ses Elektra. Ensuite, elle est sans conteste plus distante, moins prête corporellement à tout comme pouvait l’être une Herlitzius. Son rapport à Clytemnestre est moins charnel, moins affectif, moins fusionnel parfois, ses échanges avec Chrysothémis moins physiques. Elle joue très bien, elle chante magnifiquement mais elle n’est pas une incarnation, comme pouvaient l’être ses deux autres collègues. La personnalité est tellement différente de celle d’Herlitzius qu’il faut vraiment créer pour elle des mouvements nouveaux, parce qu’elle est plus froide et plus perceptiblement réservée, Herlitzius livrait ses tripes et tout son corps au service de l’incarnation, elle chantait, hurlait, grinçait, dans une folie étourdissante. Stemme est moins « tripale ». Si je rassemble mes souvenirs, Nilsson jouait bien plus qu’on ne croit, elle savait avoir des gestes, des mouvements, une émotion qui accompagnaient son incroyable voix dont nul disque ne saura rendre compte. Behrens avait une réserve plus grande, mais avec une puissance intérieure que Stemme n’a pas, tant on la sent « jouer » et non « être ». Son chant est exceptionnel, mais dans Elektra, il faut aller tout le temps au-delà des notes et au-delà du chant.
Et puis il y avait autour de ces trois monstres un entourage sensiblement modifié. On a retrouvé avec plaisir et émotion la 5ème servante-nourrice de Roberta Alexander, merveilleuse d’humanité par les gestes, par l’allure, par la simplicité bouleversante. Orest n’est plus ni l’immense René Pape, ni  la figure de jeunesse qu’était Mikhail Petrenko, mais une sorte de figure de l’Autre, de celui qui veut rester extérieur à cette famille, et en ce sens, un Orest noir et son serviteur noir servent cette altérité dans ce monde monstrueux mais uniforme.

Ouest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET

On comprend de suite qu’Orest ne pourra rester dans cette ambiance étouffante et fermée, simplement parce qu’il n’est plus de ce monde-là et qu’il ne veut pas y appartenir. Mais ce qui frappe chez Eric Owens, outre la voix de basse somptueuse qui en fait sans doute le meilleur Alberich d’aujourd’hui, c’est l’incroyable émotion qu’il diffuse, notamment par les gestes hésitants, par les regards furtifs et indulgents, par une infinie tendresse, visible, qui contraste avec le « devoir » meurtrier qui l’appelle. La scène avec Elektra est grâce à lui, grâce à cette sorte de gaucherie qu’il affiche, l’une des plus belles et des plus sensibles qu’il m’ait été donné de voir. Un grand Orest.
J’ai un peu plus de réserves sur l’Aegisth de Burkhard Ulrich, qui articule et dit très bien le texte, mais qui n’a peut-être pas la couleur voulue, pour un rôle court mais où un ténor de caractère doit dessiner en peu de mots le pouvoir, la méchanceté et la veulerie. Il est presque trop bien, cet Aegisth!
Pas de remarques particulières pour les rôles de complément sinon qu’évidemment on regrette les ombres du passé que sont Mazura et Mac Intyre, mais on ne peut tout avoir. On reverra Franz Mazura cet automne à Berlin.
Esa Pekka Salonen était à la tête du bel orchestre du MET. Sans avoir toujours la tension  nerveuse que savait imposer un Karl Böhm à cette partition, qui reste pour moi un absolu, totalement incomparable à quiconque, même à Abbado qui signa de grandes Elektra  des trente dernières années (à Vienne, Salzbourg, Florence), Esa Pekka Salonen a la précision, la clarté qui révèle la construction instrumentale, bien sûr tirant vers la seconde école de Vienne, mais pas seulement : il y a des moments où l’instrument est seul, au milieu du silence, qui sont particulièrement marquants. Enfin, le chef a travaillé avec Chéreau et connaît la pulsation de la mise en scène et son rythme, auquel il colle. Grand moment musical, même si le son, émergeant seulement de l’écran, manquait du relief qu’il a habituellement dans ce type de projection, et donc qu’on ne put profiter pleinement de cet orchestre.

Cette projection confirme la force d’une production qui reste en dépit des modifications de cast, un emblème de ce que doit être un travail de théâtre à l’opéra. Que la mort qui est passée par là ait fixé pour toujours ce spectacle comme LE spectacle-marque de Chéreau, c’est évidemment un effet hélas « médiatique » qui va permettre de gloser longtemps dessus. Il reste que ce spectacle, par sa perfection-même et sa puissance évocatoire et émotive, marque la fin d’un type d’approche au-delà de laquelle on ne peut aller et donne la mesure de l’infinie médiocrité de certaines autres productions.
Que l’Elektra de Chéreau fasse le tour de la terre, et soit en même temps et  théâtre et mémoire, est sans doute une chance, cela montre ce que Chéreau fut, et la puissance de ses spectacles par delà la vie et la mort.
Patrice…Patrice, wo bist du ? [wpsr_facebook]

Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 7 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Saluts le 7 décembre
Saluts le 7 décembre

Pendant que la Scala est en effervescence pour sa Traviata d’ouverture, comme chaque année le 7 décembre, j’ai décidé de prendre au vol le billet “Stehplatz”, place debout, qu’un ami m’a proposé pour revenir à Munich me replonger dans Strauss et vérifier si la dernière représentation de la série de Frau ohne Schatten valait ou non l’antépénultième…Ce type de petite folie est tout de même rare, et montre à quel point j’ai été saisi par cette production la semaine dernière. J’aurais bien assisté à Tosca la veille, dirigée aussi par Kirill Petrenko, avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dont on m’a dit “Petrenko, il va falloir maintenant tout faire avec lui” …mais les devoirs professionnels qui ont quelquefois la priorité en ont décidé autrement.
Par ailleurs, je vais voir La Traviata dimanche prochain 15 décembre, quand les eaux de cette mascarade sociale qu’est la Prima (qui permet quand même de substantielles recettes au théâtre, et qui fut malgré tout quelquefois émouvante) se seront calmées et qu’on pourra peut-être laisser place à la musique, plutôt qu’aux ragnagnas de Monsieur Beczala ou aux regrets éternels, répétés, répétitifs et lassants de l’équipe du Corriere della Grisi.

Rien de tout cela à Munich: j’observais encore le public hier, très varié, du très chic au très cool ou casual, très disponible, très ouvert (un triomphe avec des rappels à répétition), et pas une réaction devant la projection initiale de 4 minutes du film de Resnais (je le rappelle, l’Année dernière à Marienbad qui date de 1961, deux ans avant la réouverture du Nationaltheater marqué par une production de Frau ohne Schatten dirigée par Joseph Keilberth qui existe en CD (Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Martha Mödl, Dietrich Fischer-Dieskau, Jess Thomas), sorte de tremplin étrange pour les premières notes de l’opéra.

Ainsi donc, revoir cette Frau ohne Schatten dont jusqu’ici je n’ai pas entendu un seul écho négatif, m’a permis d’approfondir mon regard sur la mise en scène, de constater encore une fois qu’en Kirill Petrenko, nous tenons un Maître, et de méditer sur l’équipe de chanteurs, légèrement moins en forme ce samedi 7 que dimanche dernier 1er décembre, mais valeureuse néanmoins.
Encore une fois, il faut revenir sur l’orchestre et sur l’incroyable interprétation entendue à Munich: c’est bien l’orchestre et Petrenko qui tiennent l’édifice, non qu’il s’écroulerait avec un autre chef, mais il provoquerait sans doute des jugements plus contrastés sur les chanteurs: ils ne seraient pas plus mauvais, mais ici l’orchestre emporte à ce point l’adhésion qu’on n’arrive pas à s’attacher à tel ou tel défaut, à telle ou telle couleur à tel ou tel aigu. Avec un orchestre même très honorable, mais moins passionnant, le mélomane tatillon fouillerait sans doute de manière plus marquée les qualités du chant et aussi les questions qu’il pose.

Des chanteurs valeureux, une distribution solide, mais pas forcément idéale

L’équipe réunie représente aujourd’hui non ce qui se fait de mieux, mais ce qu’on voit le plus fréquemment dans cette oeuvre:  des chanteurs très respectés et souvent excellents.
Pour tous (peut-être moins pour Botha), l’aigu est un problème: non pas que les notes hautes ne soient pas là (il en faut beaucoup!), mais elles sont pour chacun des artistes  “à la limite”, les sons y semblent plus métalliques, voire légèrement savonnés ou criés. Le cas de Deborah Polaski a déjà été évoqué. Son rôle (Die Amme: la nourrice) est essentiel, elle le tient merveilleusement en scène, mais les deux premiers actes sont pour le moins irréguliers, graves détimbrés, problèmes de volume, aigus tirés. La voix est bien plus présente au troisième acte (meilleur que la semaine précédente), avec son dramatisme, avec de beaux aigus, et aussi une ductilité qu’on avait oubliée.
Ces irrégularités, est-ce si grave? Je ne pense pas, tant le personnage existe, tant l’engagement est grand, tant l’artiste est présente.
Il reste que le choix d’un soprano en fin de carrière pour un rôle de mezzo dramatique peut se comprendre, mais aussi se discuter:  on imagine ce que Waltraud Meier eût pu faire de ce rôle si elle l’avait chanté. La couleur vocale du mezzo complèterait la palette de voix féminines et peut-être une voix plus grave aurait-elle mieux convenu qu’un soprano dramatique au crépuscule de sa carrière…Marjana Lipovček, Hanna Schwarz, Elisabeth Höngen, Ruth Hesse, Reinhild Runkel et Regina Resnik, sans doute la plus saisissante des Nourrices (avec Solti en 1967, elle y est fabuleuse, renversante) ont chanté le rôle, et ce ne sont pas des sopranos…
Pour Elena Pankratova et Adrianne Pieczonka, le cas est différent. Pour faire bref, la femme du teinturier est en principe confiée à une Elektra, et l’Impératrice à une Chrysothemis, c’est à dire des sopranos dramatiques à la couleur différente, bien que certaines aient chanté les deux rôles (Gwyneth Jones par exemple, qui un soir à Zurich a dû affronter les deux en même temps le même soir pour remplacer une collègue malade). Il faut en principe pour l’Impératrice outre les aigus redoutables, une certaine souplesse vocale (Cheryl Studer, qui se disait colorature dramatique d’agilité l’a chantée) qui permette d’affronter le réveil du premier acte, qui est l’un des moments les plus délicats du rôle, à froid (la plus grande fut Rysanek, mais Behrens y était magnifique). Pour la teinturière, il faut des aigus assurés et une voix très large (Nilsson, Jones, Borkh, Herlitzius etc…), c’est des trois femmes le rôle le plus spectaculaire, notamment au deuxième acte. Elena Pankratova a la personnalité qu’il faut dans cette mise en scène et le personnage que lui construit Warlikowski lui convient, alors qu’il ne collerait pas à Evelyn Herlitzius, qui a un physique  et un style de jeu complètement différents. Elena Pankratova peut le faire, mais elle a un format vocal qui n’est pas celui d’Elektra, et cette puissance un peu surhumaine lui manque. Elle est remarquable scéniquement, mais la vocalité n’est pas à 100% convaincante, même si elle est bien meilleure à Munich qu’elle ne le fut à Milan, où Guth ne lui demandait pas grand chose (il préférait l’Impératrice).
Adrianne Pieczonka a un timbre somptueux, une voix ronde et pleine, très à l’aise dans un registre central étendu, mais là aussi, les choses ne fonctionnent pas toujours à l’aigu,: la semaine dernière elle a raté sa fin, cette semaine, elle a raté (un peu) le début – le réveil -. Elle était en tous cas moins en forme, même si l’artiste reste magnifique. La voix qui au début de sa carrière (il y a une dizaine d’années) était belle “sans plus” et sans vraie personnalité (sa Maréchale entendue à la Scala n’avait aucun caractère), a mûri et pris de la couleur,  il en résulte une belle prestation, même si l’ensemble manque de réserves pour un rôle aussi exigeant, mais pour des raisons différentes de la précédente.
J’essaie, je le répète, de détailler après une seconde audition qui m’a enchanté et ensorcelé comme la semaine dernière, mais qui par force, concentre l’attention sur des détails plus fouillés, tant le premier contact avec la production secoue et fait naître immédiatement le besoin de revoir, de vérifier pour bien identifier l’endroit où l’on est.. Une seconde vision s’est imposée, peut être plus analytique, mais non moins bouleversante, non moins étonnante, non moins prodigieuse par moments.

Du côté des voix d’hommes, c’est sans contexte plus convaincant, car on a les voix qu’il faut pour les rôles: les formats sont là. D’abord, confirmation, le Geisterbote de Sebastian Holecek est vraiment remarquable, on s’en aperçoit dans la première scène lorsqu’il chante “Einsamkeit um dich/das Kind zu schützen”, puis dans le troisième acte, quand il réapparaît (Den Namen des Herrn/Hündin) face à la nourrice: joli timbre, voix souple et profonde à la fois, vraie présence.
Johan Botha est la voix presque idéale pour le rôle de l’Empereur. Malgré des aigus la semaine dernière très légèrement tirés, il a été hier soir vraiment un Empereur de référence. Le rôle lui va assez bien car il n’exige pas un engagement scénique fort (moins que pour Barak en tous cas), et il peut chanter ses interventions (à chaque fois un grand monologue au premier acte, au deuxième acte, et enfin un duo au troisième) sans nécessité d’un engagement fort, car l’Empereur est un rôle de présence/absence; il est Empereur/chasseur; ce n’est pas un hasard si Warlikowski travaille sur les rapports du couple, à la fois tendres et heurtés. Chaque apparition au milieu de ses faucons qui constituent son monde, grâce auxquels il a pu transformer la gazelle en Impératrice, en est l’indice: en faisant jouer les faucons par des enfants masqués, Warlikowski souligne avec habileté à la fois la solitude de l’Impératrice (l’Empereur, lui, est toujours entouré de ses faucons), mais aussi la substitution des enfants (qu’il n’a pas) par les faucons (qu’il a). Sa douleur initiale est d’avoir blessé son faucon rouge parce qu’il avait effleuré l’Impératrice-Gazelle;  ce monde qui l’entoure fait qu’il ne peut comprendre l’Impératrice et son désir de procréation: ce n’est pas son problème. L’Empereur est mari parce que chasseur, (wenn ich jage, es ist um sie, und aber um sie) c’est avec ses armes de chasse (l’arc, l’épée, mais aussi le poing) qu’il cherche à tuer l’Impératrice parce qu’il doute d’elle. Essentiellement sollicité par de longs monologues très lyriques, Johan Botha propose un Empereur au timbre délicat (qui lui convient bien mieux qu’Otello ou Siegmund), une sorte de figure essentiellement musicale et en fait un être à part. Un rôle pour enregistrement…
Au contraire de Barak, qui se caractérise par humanité et bonté: notamment -par la manière dont il s’occupe de ses insupportables frères pour lesquels Warlikowski gauchit le livret, remplaçant les tares physiques par des marqueurs sociaux/mentaux (un bandit, un homosexuel, un handicapé mental), ce qui donne l’occasion à Barak d’habiller son plus jeune frère handicapé, avec une douceur et une sollicitude qui font lire immédiatement le personnage de manière positive et qui vont rejeter sa femme dans la sphère du négatif (au moins au départ). Cette humanité, je l’ai déjà souligné la semaine dernière, correspond à une couleur vocale qui fait de ce Barak non un personnage spectaculaire (au contraire de sa femme), mais plutôt d’humeur égale – à peine lève-t-il lui aussi son épée sur son épouse, pour l’abaisser aussitôt. Ce qui veut dire en traduction vocale un soin tout particulier sur le discours, sur les mots, sur la couleur, et ce qui veut dire aussi qu’on ne s’aperçoit pas forcément des tensions du rôle tant Wolfgang Koch aplanit les aspérités. Il y a dans le rôle des aigus tendus, qui sont bien tenus, mais on ne s’en apercevrait presque pas, tant l’accent est mis sur le discours global, sur le développement d’un profil plus que sur des éléments singuliers. Wolfgang Koch n’est pas un chanteur expansif, c’est un chanteur plus intérieur, qui sert très bien la vision du personnage de brave type que veut imposer le metteur en scène: il n’impressionne pas, mais il émeut et obtient un énorme succès auprès du public.
Au contraire de l’Empereur, Barak est toujours en action, toujours en dialogue, toujours en discussion, il n’est pas à part, mais complètement immergé dans le quotidien, et l’opposé exact de l’Empereur. Pour souligner cette opposition, Warlikowski en fait le teinturier de l’Empereur: il vient chercher la nappe et les serviettes de la table dressée juste avant la Verwandlung (le changement de décor) du premier acte; il apparaît sortant de l’ascenseur, on lui donne l’ensemble du service et il reprend l’ascenseur pour redescendre (monde d’en haut et d’en bas matérialisé par cet ascenseur qui sans cela n’aurait aucune fonction dramaturgique).  L’espace se dessine dans haut/bas, ainsi, on l’a vu la semaine dernière, que dans le contraste premier plan (bois)/arrière plan (carreaux), et gauche(jardin: Impératrice)/droite (cour: Teinturière), mais aussi sol en miroir (arrière-plan, divin) et plancher (premier plan, humain – par son désir d’enfants, l’Impératrice se rapproche de la sphère humaine, ce que Warlikowski comprend si bien à la scène finale).
J’ai évoqué plusieurs fois la qualité de la troupe de Munich, mais je voudrais aussi souligner les chœurs (adultes et enfants confondus) et  les artistes qui chantent en “off”, sans jamais un décalage, avec une précision qui provoque l’admiration, “l’ambiance” si particulière de ces soirées leur est aussi redevable ô combien: il n’y a pas une brique qui ne fasse sens dans cette production.

Une mise en scène sur la complexité, mais parfaitement lisible

Revoir la mise en scène permet évidemment de noter des détails qui avaient échappé à la première vision. Les relever tous n’a de sens que si l’on s’adresse à des gens qui ont vu le spectacle; je l’attacherai donc, plus nettement peut-être que la semaine dernière, à marquer les caractères de ce travail qui m’apparaît comme un des plus accomplis de Warlikowski, respectueux du livret, très attentif à en rendre tous les possibles et tous les aspects, réussissant à faire en sorte, dans cet espace hyperréaliste fait de bois, de carreaux de céramiques, de lumières crues, de quelques meubles, de machines à laver, de tables de cantines en formica, que ce bric à vrac apparaisse étonnamment logique, étonnamment cohérent, faisant de chaque objet un sujet: la table, qui devient foyer pour les poissons de la fin du premier acte, retirés de l’aquarium du salon de l’Empereur. Le lit du couple Barak/teinturière un lit presque obsessionnel au premier plan, mais un lit qui n’est que sommier et matelas à nu, mais qui surtout se divise en deux lits jumeaux qui se séparent dès que la teinturière a des velléités de vivre sa vie.
De même la vision de l’arrière plan, espace rêvé, espace multidimensionnel, fait d’ombres (évidemment), de reflets, un monde qui se réfléchit au sol, et donc qui se voit aussi inversé, un monde où les temps se heurtent, passé (gazelle, faucon rouge, petite fille rousse représentant l’Impératrice enfant  traversant régulièrement la scène au gré des rêves et des obstacles) passé même lointain, où Keikobad est vu comme un vieillard sans âge comme ses ses serviteurs au profil si anguleux qu’ils ressemblent à des faucons vieillis, mais un monde aussi du présent, hic et nunc: l’envoyé des esprits dans un bureau servi par deux secrétaires minuscules -enfants adultes qui n’auraient pas grandi, le teinturier qui sert l’Empereur; un espace unique où se heurtent plusieurs dimensions qui se croisent (temps et espace, mais aussi image et réalité), structuré par une poésie de correspondances entre des images  sublimes comme le final du second acte, totalement étourdissant, avec cette eau qui se déverse, das Wasser des Lebens (l’eau de la Vie, comme dans le conte de Grimm)  dont il va être si souvent question dans l’acte III, une eau déchaînée au final du second acte, étrangement apaisée au début du troisième: le duo teinturière/Barak se déroule au fond de cette eau où s’enfoncent animaux (cheval),  corps, armes: en bref la catastrophe produite par l’acte précédent, l’acte du désordre, l’acte de la déconstruction, l’acte du chaos.
Le troisième acte  est au contraire un retour à l’humanité, car les dieux sont à leur Crépuscule, et le temps presse (une horloge marque l’heure exacte du spectacle, bien en vue) et cette heure avance inéxorablement). Keikobad ne peut plus rien pour sa fille:  la petite fille rousse et l’Impératrice adulte sont lovées dans un coin au fond du décor: quand l’Impératrice essaie de se rapprocher de son père Keikobad, celui-ci plié sur la table de la table esquisse un mouvement de la main vers sa fille, mais ils se se touchent pas, scène vraiment très forte sur l’impossibilité et la solitude.
Le retour à l’humanité n’est qu’un retour aux mythes humains, à la vacuité bourgeoise par laquelle se termine l’opéra, les enfants qui étaient eux aussi autour de la table s’éloignent et les quatre personnages semblent se dire “et maintenant?”.  Un final sans fin, tant les personnages qui ont atteint leur but, ou du moins sont revenus à une normalité semblent au contraire vidés, sans but, sans propos. Le propos, il s’affiche par ces enfants qui conduisent les adultes comme dans Zauberflöte, il s’affiche sur les murs, c’est le monde d’ici-bas, avec ses faux mythes et ses vraies croyances, le monde qui littéralement se fait ici son cinéma: un cinéma qui est un motif permanent du travail de Warlikowski, où il puise les chemins de ses mises en scène, mais qui fait aussi système interne de références qui construit un fil de cohérences : les profils de vieillards, qui rappellent la maison de retraite d’Alceste, Marilyn et King-Kong qui renvoient à L’Affaire Makropoulos, l’utilisation d’un extrait de film, qui renvoie à Parsifal. Les autocitations (il y en a d’autres, notamment dans certaines silhouettes humaines) ne sont jamais gratuites: elles s’insèrent dans une dramaturgie à plusieurs entrées, qui est une dramaturgie de la complexité, une complexité pourtant d’une grande lisibilité, d’une clarté qui en ferait presque un travail classique, de ce classicisme de la modernité bien comprise qui est tout sauf provocation. Warlikowski nous renvoie à un monde où rêve et réalité, espace et temps, image et chair, surface et profondeur se répondent en un système d’échos subtils qu’on perçoit, qui font question, mais pour lesquels on n’a pas envie de comprendre, un monde de signifiants qui ne connotent pas toujours des signifiés, mais en même temps qui est monde de poésie et poésie du monde, un monde de l’évocation où évocation fait compréhension, un monde du senti.

Une direction musicale d’exception

Kirill Petrenko le 7 décembre 2013
Kirill Petrenko le 7 décembre 2013 (vu de loin…)

Une fois de plus, hier soir, le public, les amis avec qui je partageais ces moments, nous sommes restés frappés par le travail inouï à l’orchestre, qui, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, répond parfaitement à ce que je viens d’écrire sur Warlikowski. À ce monde de la complexité évoqué par Warlikowski correspond (au sens baudelairien du terme) une lecture de la partition qui en souligne les complexités et les systèmes d’échos, les influences, mais qui en même temps est toujours lisible, claire, où chaque phrase musicale est sculptée, isolée, soulignée, et jamais appuyée: il faut aussi saluer les solistes de l’orchestre, impeccables, nets, quels que soient les pupitres. Une direction dynamique et unitaire, jamais fragmentée, et qui pourtant miroite de mille détails, où l’on ne se pose jamais les questions traditionnelles, par exemple celle du tempo, parce que le tempo est au service du discours, et que ce discours là est si cohérent avec la scène, si fluide, si juste qu’on ne peut qu’accepter tous les choix comme l’évidence. Ce qu’on remarque, c’est la profonde unité de ce travail, un travail dont on lit la composition, un travail qui donne à voir la partition, je dis bien voir, avec ses cohérences et ses méandres et en même temps qui ne se laisse jamais aller à la complaisance, qui ne fait pas du Strauss crémeux ou sirupeux: jamais une phrase particulièrement séduisante (et combien il y en a dans Strauss!) ne s’étend, ne se montre, n’est mise en scène comme chez certains chefs qui font du “regardez comme c’est beau”, une lecture où  chaque détail prend sens au sein d’une vision d’ensemble. Il y a à la fois la “Sachlichkeit” l’objectivité -rappelons que c’est l’époque de la naissance de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)- , et incontestablement le lyrisme, mais un lyrisme, né d’un discours, né d’une pensée, mais pas d’une volonté démonstrative de sucrer le propos pour faire naître les larmes. Les larmes viennent seules, de tant de musique, de tant d’énergie, de tant de dynamique, de tant de poésie. Vraiment, il y a très longtemps qu’à l’opéra je n’avais entendu un chef aussi totalement convaincant, et surtout indiscutable, comme si après ça il n’y avait plus rien à dire. On sentait bien naguère à Lyon après les Pouchkine/Tchaïkovski, ou après le Tristan und Isolde qu’on avait affaire à un grand chef, qui avait su transfigurer l’orchestre, mais cette fois, c’est une étoile qui est née.

Au terme de ce (trop) long propos,  je m’aperçois combien il doit être fastidieux à qui n’a pas vécu ces moments exceptionnels. Mais quand j’écoute ce qui se dit et s’écrit (déjà) çà et là sur La Traviata à la Scala, les considérations médiocres d’opportunité médiatique, mais peu artistiques, quand je vois comment certaines productions ne laissent aucune trace, s’accumulant comme un mille-feuilles sans goût et indigeste à force d’être compact et gris, je me dis qu’hier soir et dimanche dernier, et sans doute les autres soirs, quelques milliers de personnes ont vécu fortement pendant 4 heures; il fallait voir les gens de tous âges et de toutes conditions heureux d’avoir des places, même debout,  et à la sortie heureux d’avoir entendu quelque chose d’exceptionnel: que de sourires et de joie dans le public. Et donc, si j’ai fait long, c’est que je suis un Wanderer amoureux , et que je crois au partage. Je souhaite que les amoureux de l’opéra et ceux qui sont en train de le devenir, n’hésitent jamais à économiser dix spectacles médiocres ou passables vécus là où ils sont pour mobiliser la dépense  au profit d’un moment d’exception ailleurs : c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre, selon la belle phrase de Stendhal, ces moments-là diront la vérité sur l’opéra, qui est tout sauf un art mondain.
Hier, dans ce théâtre qu’il a tant marqué, je pensais à Wagner et à son concept de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale: on a jamais mieux dit l’opéra depuis.[wpsr_facebook]

Kirill Petrenko salue
Kirill Petrenko salue

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 1er DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Richard Strauss est né à Munich: il est ici chez lui. Mais il est aussi chez lui à Vienne, parce que de Vienne sont sorties les plus grandes distributions et interprétations de ses oeuvres, et il est chez lui à Salzbourg, parce qu’il a fondé le Festival, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. Trois lieux de référence où il faut aller pour entendre (en principe) les œuvres de Richard Strauss comme il se doit.
La Bayerische Staatsoper a été marquée dans les cinquante dernières années par deux chefs, Wolfgang Sawallisch, qui a dirigé plus ou moins l’opera omnia et qui partagea avec Karl Böhm le titre de chef de référence pour Strauss, et Carlos Kleiber, pour des Rosenkavalier qui firent les beaux soirs, je veux dire les soirs inoubliables et incandescents du Nationaltheater.
Il n’est pas facile de monter Die Frau ohne Schatten: le livret est complexe et nécessite un authentique metteur en scène, la luxuriance de l’orchestre exige un chef de grand métier très familier de ce répertoire (ou simplement un très grand chef) et pour les chanteurs, comme pour Trovatore du côté italien, il suffit d’avoir le plus grand ténor, les deux plus grands sopranos, la plus grande mezzo dramatique et le meilleur baryton du répertoire allemand pour réussir son coup.
J’ai aimé les deux dernières productions que j’ai vues (en mars 2012) celle de la Scala (Marc Albrecht et Claus Guth) et celle de Vienne (Franz Welser-Möst et Robert Carsen). On retrouve ce soir quelques éléments des deux distributions (Johan Botha, Adrianne Pieczonka, Wolfgang Koch).
C’est un triple événement qui marque cette nouvelle production à Munich. D’une part, cinquante ans ont passé depuis la réouverture du Nationaltheater restauré (1963), avec justement une production de Die Frau ohne Schatten de Rudolf Hartmann, dirigée par  Joseph Keilberth. La nouvelle production de la saison en marque l’anniversaire. D’autre part, c’est la première apparition de Kirill Petrenko comme Generalmusikdirektor, succédant à Kent Nagano, qui a choisi ce pilier du répertoire maison pour carte de visite initiale. Enfin, la production succède à une pâle production japonaise de Ennosuke Ichikawa, et risque de faire parler d’elle puisque Nikolaus Bachler l’intendant (autrichien) de la Bayerische Staatsoper l’a confiée à Krzysztof Warlikowski et à sa décoratrice Malgorzata Szczesniak à qui l’on doit la Médée de la Monnaie que le public parisien a vue (et huée) l’an dernier au TCE., et qui ont signé quelques unes des belles productions de l’Opéra de Paris du temps de Mortier, Iphigénie en Tauride à Garnier en  2006,  Parsifal en 2008 qui avait scandalisé les bonnes âmes et que l’on s’est empressé de mettre stupidement au trou,  le Roi Roger de Szymanowski en 2009 et une Affaire Makropoulos (2007) qu’on vient de revoir en septembre/octobre dernier.
De fait, la production fera sans doute parler, car elle fait partie de ces spectacles dont on sort totalement ébloui, totalement fasciné, et totalement prisonnier, avec une envie de revenir, de réécouter, de revoir, de vivre et de revivre. Cela faisait des années que je n’avais pas senti de larmes embuer mon regard lors d’un opéra de Strauss, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, de ces larmes d’émotion, mais aussi de joie intense et profonde. Mes larmes coulaient et je souriais: je me suis revu dans la même salle, avec Kleiber (dans Rosenkavalier) au pupitre: j’ai enfin entendu Strauss comme j’aime, comme j’attends depuis des années, c’est à dire depuis Böhm, Kleiber et Sawallisch car enfin il y avait un chef de cette race pour Strauss ce soir, un chef attentif à tout qui a fait scintiller cet orchestre de tous ses feux, qui l’a fait sonner comme rarement je l’ai entendu, qui a fait de chaque moment soliste (et il y a en tant dans  Frau ohne Schatten) un moment d’éternité lumineuse, qui a su retenir le son quand il fallait, qui l’a fait s’épanouir avec une dynamique, une énergie inouïe, et en même temps une sensibilité, un soin extraordinaire donné au volume, à la couleur: oui les larmes venaient et coulaient parce qu’un Strauss comme cela provoque immanquablement l’émotion. Réentendre le final du premier acte, à faire fondre la pierre, réentendre l’intermède aux cordes solistes qui précède la scène de l’Empereur au second acte. Réentendre les bois au début du troisième acte, clarinette, hautbois, basson à tournebouler le plus blasé des spectateurs! Petrenko laisse s’épanouir les instruments solistes, et les dirige en les accompagnant comme s’ils étaient des voix humaines.
Aux entractes, les gens se regardaient, un peu interdits, tellement surpris d’entendre enfin Strauss, ou enfin un Strauss miroitant de pointes de diamant quelques fois acérées, un Strauss qui alterne moments chambristes et moments extraordinairement symphoniques, un Strauss qui laisse respirer longuement et sensuellement la mélodie, qui vous tient en haleine, et vous empêche de respirer tant vous retenez votre souffle, un Strauss qui éblouit par tant de sons qui sont autant de moments, un Strauss à mi chemin exact entre le post romantisme et l’école de Vienne, un Strauss qui dialogue aussi bien avec le premier Schönberg que le jeune Hindemith: on avait oublié que Strauss était la vie, bouillonnante, contrastée, violente et sensible, et émouvante, et tellement humaine. Merci à Kirill Petrenko qui vient de se projeter au sommet, et dont l’interprétation écrase littéralement(presque) tous les Strauss entendus ces dernières années: enfin une direction qui a du sens, enfin un orchestre qui parle, qui est un personnage, qui n’accompagne pas mais qui est la scène et le drame même, qui est le centre de gravité de l’ensemble de la soirée. Sans diminuer les mérites des uns ou des autres, et notamment du metteur en scène et de sa décoratrice, Kirill Petrenko est l’élément porteur de l’ensemble, par sa manière d’aborder l’œuvre, par sa dynamique propre, par le suivi très attentif du plateau et notamment par son attention à la mise en scène. Il est l’artisan de l’exceptionnelle réussite de cette production. Tout ramène à lui, tant l’approche est neuve, profonde, passionnante, notamment le travail sur la couleur, rarement mené avec une telle persévérance, et la parfaite adéquation avec le plateau et avec les respirations de la mise en scène, une mise en scène vraiment musicale, qui inspire et expire au rythme de chaque note, de chaque phrase, de chaque volute de musique.

Car le travail de Krzysztof Warlikowski constitue l’autre pilier référentiel de cette miraculeuse Frau ohne Schatten. Il a réussi avec des partis pris assez radicaux, à ne jamais donner l’impression de trop oser, de trop gauchir le texte : tout au contraire, à la justesse de l’approche orchestrale correspond une très grande justesse de l’approche scénique, toujours claire, toujours justifiée, et servie par un dispositif où vidéo, lumières, décor, espaces se répondent en une incroyable unité, avec une fluidité très surprenante, y compris ce début qui commence par un long extrait de L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais qui pourrait sembler plaqué,  comme on en lui a fait le reproche avec huées à la clef,  dans son Parsifal parisien avec Allemagne année zéro alors que l’idée était d’une fulgurante intelligence. Ici, quand l’image du film s’estompe,  reste en guise de transition la musique de fond sur laquelle empereur et impératrice se heurtent. On entend au loin la musique du film; on calme l’impératrice par une piqûre, elle s’endort, l’opéra peut alors commencer.
Dès le départ,  ambiance clinique et médicale que l’on va retrouver tout au long du spectacle, d’abord par un espace divisé en deux avec en premier plan un intérieur cossu aux murs de bois, et en arrière plan de hauts murs de carreaux de céramique blanche, comme dans un hôpital, des murs qui accrochent parfaitement lumières et vidéo.  Espace glacial à l’intérieur duquel l’Empereur au troisième acte  se transforme en pierre par une opération chirurgicale, où une infirmière tend à l’Impératrice un breuvage qui va lui permettre de récupérer l’ombre de la femme du Teinturier: elle ne cesse d’ailleurs de refuser de boire, comme  dans un asile d’aliénés où l’on force les malades à ingurgiter des calmants, un espace qui est celui de la folie, sans doute, mais aussi celui du rêve, du royaume imaginaire de l’Empereur, chasseur invétéré, entouré de faucons, dont son petit faucon rouge, le faucon de l’opéra (dont l’appel est lacérant) – qui sont des enfants à tête de faucon, jouant à la fois le conte rempli d’animaux (on voit aussi une gazelle, rappel de la manière dont l’Empereur a découvert l’Impératrice, qui était gazelle et qui fut prise dans les serres d’un faucon)

Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

et évoquant l’enfance, une enfance qui remplit cet arrière plan à la fin, dont les ombres se reflètent savamment aux murs, jouant une chorégraphie étonnante, où ils deviennent gigantesques et presque menaçants quand un groupe va chercher et la femme du teinturier, puis Barak, images d’une beauté et d’une poésie indicible, et créatrices par leur simplicité même d’une énorme émotion.

 

Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

 

Si Respectant une histoire qui n’est qu’allers et retours entre le monde de l’ailleurs du couple impérial, monde mythologique de divinités et de magie, et  le monde de l’ici-bas, des humains avec leur rustrerie et leur coeur tout simple, Warlikowski divise l’espace en premier et arrière plan, mais le divise aussi latéralement, côté jardin le royaume de l’Empereur, côté cour le domaine de Barak et de sa femme avec son mur de machines à laver de “beautiful laundrette” et ses chariots de blanchisseurs et au milieu, une table qui servira aux deux couples jusqu’à la scène finale.
Côté jardin deux chaises longues en cuir, séparées par un aquarium, côté cour un lit sur lequel dort au début la femme du teinturier pendant que les scènes initiales se déroulent côté jardin. Et Warlikowski va jouer de ces oppositions, de ces rapprochements et des facilités d’un espace global qui isole çà et là des espaces secondaires. C’est d’abord des deux côtés les deux femmes qui dorment, comme si elles rêvaient mutuellement l’une de l’autre, puis plus avant dans l’opéra à la fin du deuxième acte, c’est d’un côté l’impératrice et de l’autre Barak, chacun dormant de son côté, chacun peut-être projetant son fantasme de l’autre côté de la scène: car la psyché est évidemment au centre de ce regard acéré mais pas destructeur de Warlikowski: visions psychanalytiques de l’enfance avec cette petite fille rousse comme l’Impératrice qui traverse tout l’opéra,

Keikobad et l'Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Keikobad et l’Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

puis de l’Impératrice avec son père, Keikobad, sorte de mort vivant plié en deux avec lequel plus aucun rapport n’est possible: jeux de l’enfance aussi où les enfants sont, on l’a vu, les faucons, mais miment aussi des adultes comme les secrétaires du Geisterbote (excellent Sebastian Holecek au timbre si velouté, à la voix de baryton basse si douce et si chantante) ou finissent même par être de vrais enfants, qui envahissent tout l’espace scénique à la fin.
La vidéo s’impose dans l’espace initial par cette projection de l’Année dernière à Marienbad, film sur le fil ténu qui sépare rêve et  réalité,  sur les basculements vers le fantastique, avec la douce et trouble Delphine Seyrig, une fenêtre aussi nous montre plusieurs fois l’espace du film, les grands couloirs rococo, le parc du château de Nymphenburg (car le film a été tourné…à Munich, ce qui rapproche encore plus le spectateur d’univers familiers) et Delphine Seyrig, qui par son habit rappellerait presque la Nourrice, une  Delphine Seyrig vieillie et devenue une manière de magicienne qui ordonne tout ce qui se déroule, veillant en permanence en scène sur les deux premiers actes, tout de blanc vêtue en costume et cape au premier acte, en noir et blanc au deuxième, et redevenue plus féminine au troisième, où elle va être chassée (enfermée dans une camisole de force- toujours l’asile)  et sortie manu militari: il faut une personnalité hors pair,

Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

il faut Deborah Polaski pour incarner cette nourrice-là, castratrice, dominatrice, maîtresse d’un jeu presque sado-masochiste: le jeune homme envoyé à la teinturière n’est  par exemple qu’un prostitué payé par la nourrice; elle est celle qui manipule tous les personnages, qu’elle soit active en scène ou étendue sur la chaise de relaxation, dormant les yeux couverts de lunettes à mousse ( ces cache-yeux utilisés dans les avions pour dormir). Elle n’est pas une Oenone inféodée à sa maîtresse, elle est celle qui tire les fils, celle qui fait renverser les valeurs, celle qui fait passer du monde éthéré du couple impérial à celui du couple de teinturiers, du Walhalla plein d’amertume et d’angoisse à un Nibelheim qui serait non pas une antichambre de l’enfer, mais au contraire la chambre de l’humanité simple et aimante, rendue encore plus humaine par la voix merveilleusement chaleureuse de Wolfang Koch.
Et cet espace est traversé de vieux serviteurs, de femmes de chambres, qui servent des alcools, d’infirmières. Trouvaille étonnante: on retrouve au royaume de Keikobad, le père de l’impératrice, ces serviteurs zélés, vieillis, au profil anguleux et ressemblant à ces têtes de faucons vus précédemment auprès de l’Empereur, comme s’ils étaient des faucons vieillis, au service d’un royaume divin qui se nécrose.
Et puis, des images d’une habileté impressionnante, comme la vision du désir de meurtre de l’Empereur au deuxième acte, dans une forêt profonde de bouleaux qu’on pénètre, et qui abrite des centaines de tombes, où l’on finit par voir comme émergeant des tombes la fauconnerie de l’Empereur, ou bien la tempête qui  conclut l’acte en une sorte d’irrésistible typhon comme le typhon musical qui s’abat alors sur la salle. Ce monde aquatique, tantôt tempétueux et terrible, tantôt calmé, serein, comme l’aquarium du premier plan, image à la fois d’un espace bourgeois, ou vision vidéo de fonds poissonneux projetée au début du troisième acte, comme une métaphore des âmes tourmentées tantôt agitées, tantôt apaisées.
L’histoire se déroule selon son implacable logique, bien plus tendue qu’à l’accoutumée, de cette tension qu’ont les contes qui peuvent basculer sans cesse dans le drame et se déroulent au bord du gouffre. Et tout se termine dans cette explosion extraordinaire d’enfants, dont nous avons parlé, en un final qui n’est sans doute pas pour moi le plus émouvant musicalement de l’opéra, et où la morale qui est véhiculée, celle du couple bourgeois du début du XXème siècle n’est pas vraiment l’idéal d’une société d’aujourd’hui, mais dont Warlikowski retourne totalement l’image finale: les quatre protagonistes ne sont pas face au public à chanter leur joie dans la béatitude, comme souvent. Ils sont autour de la table qui a toujours servi de lieu de rencontre dans toute l’oeuvre, autour de laquelle on a dîné, on a bu, on a crié, on a pleuré: ils sont autour de la table, comme si Monsieur et Madame Empereur recevaient Monsieur et Madame Teinturier, des voisins qui trinquent ensemble et boivent le champagne, image d’une humanité banale à la fois émouvante, mais aussi terrible, car bientôt, les enfants disparaissent, et les quatre protagonistes restent seuls, regardent dans le vide, comme plongés dans un ennui existentiel, et la joie devient angoisse, angoisse de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise sous les regards, projetés au mur, des mythes de l’époque, cinématographiques ou non, dans l’ordre, Batman, Jesus, Gandhi, King-Kong et Marilyn Monroe (un clin d’oeil à sa mise en scène de l’Affaire Makropoulos): vision ironique qui n’est pas sans rappeler le final du Crépuscule des Dieux de Carstorf: la retombée sur terre, l’ordinaire du quotidien, et les mythes d’aujourd’hui qui mêlent vrais et faux héros, vrais et faux cultes: la vie vécue et rêvée, comme au cinéma, comme à Marienbad…
Face à un tel travail, les chanteurs sont tellement suivis et soutenus qu’ils constituent un plateau de très bon niveau et très homogène. La précision du travail scénique les contraint à l’engagement, même ceux qui sont habituellement rétifs comme Johan Botha, qui en fait un minimum, ce qui est pour lui un maximum…
D’abord rendons hommage aux anonymes, à tous ces personnages secondaires que la mise en scène ne montre pas et qui chantent en coulisse ou dans la fosse, ces membres de l’excellente troupe de Munich. Je ne résiste pas au plaisir de citer le faucon bouleversant de Eri Nakamura et la voix d’en haut d’Okka von der Dammerau. J’ai déjà dit le bien que je pensais de Sebastian Holecek, Geisterbote au rôle épisodique, mais essentiel dans la première scène, et qui montre une voix de baryton basse très chantante et très présente en même temps. On a beaucoup dit qu’on n’entendait pas Deborah Polaski, en Amme, la nourrice. Elle est un personnage tellement fort, tellement présent, tellement incarné qu’on en oublierait presque les faiblesses vocales, qui certes sont notables, notamment dans le grave, totalement détimbré, et avec de sérieux problèmes de justesse à l’aigu, mais en revanche avec des moments de fulgurance où cet aigu sort comme avant…Alors, oui, il y a des problèmes, mais cela va avec le personnage déglingué qu’elle incarne, cela va avec sa couleur, cela va avec ce que veut lui faire faire Warlikowski.
C’est d’ailleurs le cas de tous les protagonistes de ce plateau: pris collectivement, ils sont somptueux, ils ont une présence folle, ils sont tellement dans le jeu, dans leur personnage  que les question vocales passent forcément aux second plan. Disons qu’ils ont tous la voix du rôle, mais dans des costumes pour certains à peine un peu étriqués.

Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

J’attendais peu de Elena Pankratova, j’avais trouvé sa femme du teinturier (qu’elle interprète partout en Europe) à Milan sans personnalité, et sa voix sans éclat. Elle est ici d’abord un personnage extraordinaire, un tantinet vulgaire, un peu frustre, sans aucun recul sur les choses, habillée de noir (comme l’Impératrice) ou de rouge

La teinturière en Platinette L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
La teinturière en Platinette  © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

avec sa perruque blonde platinée qui en fait presque une copie de Platinette, l’acteur italien travesti et un peu drag queen: elle devient un “mezzo de caractère”…cela lui va très bien et la voix est venue,  bien sortie, bien projetée notamment aux deuxième et troisième actes. Warlikowski en fait un type physique tel que cette voix sans vraie élégance lui colle parfaitement. Evidemment on attend dans ce type de rôle une Herlitzius, une Jones, une Nilsson qui ont ou avaient une toute autre envergure, et une voix plus tranchante, mais Elena Pankratova est ici parfaitement à sa place, et s’en sort avec tous les honneurs et un très gros succès public.

L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
L’Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Adrianne Pieczonka ne m’a jamais totalement convaincu non plus: la voix est très ronde, très belle, mais la personnalité n’est pas toujours au rendez-vous. Cependant déjà cet été à Aix, elle était une belle Chrysothemis, elle est ici une très belle Impératrice, un peu aux limites à l’aigu (qu’elle a raté une fois, à la fin), mais le personnage est là aussi parfaitement convaincant: son réveil est vraiment magnifique (alors qu’on sait qu’il est un moment redoutable pour le soprano), avec une ductilité vocale notable et un timbre somptueux. L’Impératrice a la couleur d’une Sieglinde (Rysanek fut les deux, éblouissante): Pieczonka est plus convaincante qu’une Magee dans le même rôle et mérite le succès immense remporté.

Johan Botha, on le sait, n’est pas une bête de scène et son rôle d’Empereur pétrifié lui irait plutôt bien.  Warlikowski ne lui en demande pas trop; néanmoins, il réussit à être au moins dans le personnage à défaut de l’incarner. La voix est celle du rôle, chant élégant, diction exemplaire, timbre clair, mais les aigus sont un peu serrés et rétrécis: il n’a aucun charisme mais néanmoins, aidé par la mise en scène qui en fait un personnage pâle, il s’en sort très bien; comme on dit il passe sans encombre.
Enfin, Wolfgang Koch, Barak lointain successeur de Walter Berry est ici sans doute le plus totalement adéquat des quatre protagonistes: la voix est chaleureuse, douce. Le chant est stylé, la diction impeccable et la clarté de l’émission exemplaire. Il incarne le personnage, avec un style physique un peu pataud, un peu lourdaud, mais s’il l’incarne physiquement, vocalement il diffuse une noblesse intérieure qui le rend terriblement émouvant. Une très grande réussite pour un rôle qui pourrait fort bien devenir fétiche pour lui.
Dans cette soirée, les voix sont plus qu’honorables et très engagées mais ce n’est pas elles qu’on retiendra: on leur tient grâce de ce qu’elles contribuent à mettre en valeur l’éblouissant travail du metteur en scène et d’un orchestre prodigieux, qui ne les couvre jamais, qui les soutient, et qui, malgré l’extraordinaire symphonisme de l’oeuvre, ne tombe jamais dans l’excès sonore: on en revient au noyau de cette soirée, Petrenko, Petrenko et encore Petrenko.
Il est un peu tard pour qui voudrait tenter les dernières représentations de cette série, les 4 et 7 décembre; mais guettez cette Frau ohne Schatten quand Petrenko la reprendra, car si elle est reprise pour le Festival en juillet, c’est avec un autre chef, Kirill Petrenko étant pris par les répétitions de Bayreuth.
Nous referons le voyage de Munich:  ce pourrait bien être, et pour longtemps, la production de référence de ce début de règne et cela confirme que la Bayerische Staatsoper est sans doute le meilleur opéra d’Europe actuellement.
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Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013
Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 19 JUILLET 2013 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN, Ms en scène: Patrice CHEREAU)

L’accueil délirant de la presse à cette production me faisait bien penser que l’on allait voir un travail exceptionnel. Et il en fut ainsi. Soyons clair, même si çà et là on peut faire une remarque ou l’autre, il s’agit d’une des plus grandes productions d’Elektra des vingt dernières années, qui allie un travail théâtral d’orfèvre et un travail musical souverain, qui va explorer d’autres possibles pour cette oeuvre, traditionnellement toute violence et tension, et qui cette fois fouille du côté de l’intimité et de l’intériorité, en laissant s’épanouir les coeurs et les âmes et en travaillant même la tendresse et le lyrisme, ce qui pour Elektra n’est pas vraiment habituel.
Un espace clos signé Richard Peduzzi, de hauts murs gris, une porte monumentale au fond, comme une sorte de nef d’église byzantine des portes latérales dont une lourde porte métallique coulissante à gauche, cadenassée, qu’on va ouvrir ou fermer pour Oreste et son vieux serviteur (Franz Mazura) ou plus tard pour Egisthe. Une cour intérieure un peu confinée dans laquelle vit Elektra, SDF dans les murs, et qui va apparaître dès les premières mesures, recroquevillée, dissimulée sous un auvent, objet des sarcasmes des servantes. Elle ne quittera plus la scène jusqu’à la conclusion. Dans le groupe de servantes, Chéreau a voulu des femmes de couleur, et il a voulu aussi que la cinquième servante soit une servante âgée, comme une vieille nourrice (l’extraordinaire et émouvante Roberta Alexander).
Cela commence dans le silence, dans le silence des balais qui époussettent en rythme, de l’eau dont on parsème la cour (le groupe est chargé depuis l’assassinat d’Agamemnon de nettoyer le sang), un long silence qui finit par peser, comme une sorte d’évocation d’un rite quotidien qui va être bientôt interrompu par l’irruption des premiers accords, très violents, rupture qui ouvre sur la crise tragique ultime, le dernier jour d’une histoire qui va se dérouler en 1h40 sous nos yeux. Dans les mises en scène habituelles et oserais-je dire, ordinaires d‘Elektra, le groupe des servantes et serviteurs n’apparaît que de manière parcellaire, lorsque la crise avance, scène initiale, arrivée de Clytemnestre, arrivée d’Oreste, meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, scène finale. On laisse les protagonistes entre eux régler leurs problèmes. Et ainsi la plupart des scènes laissent deux personnages dialoguer. Chez Chéreau, il y a une présence muette presque systématique, comme un choeur qui observe la tragédie avancer vers son dénouement, servantes restées dans un coin dans la scène entre Elektra et Clytemnestre, présence fréquente du vieux serviteur (Donald Mc Intyre, émouvant). Il y a d’ailleurs une volonté de valoriser les deux vieux compères du Ring de Bayreuth, Donald Mc Intyre, son Wotan, et Franz Mazura, son Günther qui sera plus tard son Dr.Schön de Lulu. La silhouette de Mazura, accompagnant Oreste comme son ombre dès son rentrée en scène, leur présence sur le banc au fond, observant Elektra en silence et surtout l’idée de faire tuer Egisthe non par Oreste, à qui seule est réservée Clytemnestre,  mais par le vieux serviteur, en un geste qui rappelle que Mazura fut Jack l’éventreur dans cette Lulu mythique qui éclaira le monde de l’opéra pour 9 représentations à Paris et deux à Milan. Mazura, 88 ou 89 ans, un mythe vivant.
Ce n’est pas l’un des moindres caractères de ce spectacle que de mêler le mythe raconté (les Atrides) aux mythes vivants de l’opéra (Meier, Mc Intyre, Mazura) qui sont aussi des traces de l’histoire de Patrice Chéreau, traces de rencontres qui ont jalonné son parcours, et tellement marqué son cheminement à l’opéra. Pour un spectateur comme moi qui ai vécu et le Ring (5 fois et quelques générales) et Lulu (les 9 représentations parisiennes)et bien sûr tous les spectacles mis en scène par Chéreau depuis La Dispute, ce n’est pas indifférent pour faire naître une émotion aux multiples facettes et aux multiples niveaux. Quand on pense à la polémique qui accompagna les débuts du Ring à Bayreuth et quand on voit, à distance de 37 ans l’impression d’extraordinaire classicisme de ce travail (au sens noble du terme: à étudier dans les classes), on mesure le chemin ouvert par Chéreau dans la scène lyrique mondiale, mais aussi ce que peut être une travail complètement épuré, concentré sur le texte, sur l’acteur, sur le geste, et débarrassé de tous les tics technologiques du jour (vidéos etc…): théâtre de texte et d’acteur, retour à l’essentiel pour une pièce qui se réfère à une histoire immémoriale. On est aux antipodes d’un Cassiers ou d’un Warlikowski. Avec même une sorte de maniérisme dans le geste auquel Chéreau ne nous avait pas habitués (présence de Thierry Thieû Niang?). Notons enfin les éclairages changeants et discrets (nuit et jour en alternance) de Dominique Bruguière, qui scandent avec douceur les différents moments de la tragédie.

Elektra (Evelyn Herlitzius) et Chrysothemis (Adrianne Pieczonka) ©Festival d’Aix

Ce qui frappe aussi dans ce spectacle c’est son extraordinaire humanité. Un paradoxe quand on pense à ces monstres qui s’entretuent. Ce que fait voir Chéreau, c’est ce qu’il y a derrière les yeux et derrière les monstres. En Elektra il y a une enfant perdue éperdue d’amour qui se love dans les bras de sa mère, chez Chrysothémis une soif de vie qui s’aspire qu’à sortir de cette cour étouffante où elle se vit prisonnière, chez Clytemnestre une soif d’échapper à son passé, à se faire reconnaître de sa fille, à lui caresser les cheveux (scène extraordinaire), à s’attendrir. Tendresse entre Clytemnestre et Elektra,voilà un élément qu’on attendait pas, voilà une des trouvailles de ce travail. D’ailleurs, la scène  entre Clytemnestre et Elektra, pivot de l’oeuvre, est sans doute la plus travaillée (beaucoup plus que celle avec Chrysothémis, plutôt banale, et qui en tous cas ne fait plus ou moins que reproduire ce qu’on voit ailleurs). Le jeu du rapprochement/éloignement des deux femmes, la tendresse: Clytemnestre caresse maternellement la tête de sa fille, qui enlace ses genoux, puis son corps, comme en position de suppliant, mais en même temps un jeu de distance de corps qui se tournent le dos ( sur le siège), tout cela est millimétré et incroyable de tension et d’émotion. Il faut souligner aussi la Clytemnestre grandiose de Waltraud Meier, une femme dans la force de l’âge, au port altier, sûre de son corps, loin de la vieille sorcière qu’on voit quelquefois (je me souviens de Varnay, dans la mise en scène d’Everding avec Böhm à Garnier en 1975, couverte d’amulettes, avec des béquilles qu’Elektra faisait sauter pour la faire tomber), à la voix naturelle là où souvent les voix (de chanteuses déjà âgées) sont maquillées, colorées à l’excès. Avec des aigus triomphants, avec une diction à se damner, avec une simplicité du chant qui lui donne justement cette extraordinaire humanité qu’on n’avait jamais vraiment vue sur une scène: une Clytemnestre qui émeut et qui n’a rien d’un repoussoir.

Magnifique aussi la scène avec Oreste, avec une fusion des deux corps quasi incestueuse. L’Oreste de Mikhail Petrenko, magnifique au départ avec sa somptueuse voix de basse qui se perd dans les aigus à la fin a une forte présence scénique, il est très jeune, dans cette force de la jeunesse un peu sauvage et le couple frère/soeur est un vrai couple: car l’un des caractères de ce travail est aussi la forte sexualisation des rapports, l’extraordinaire présence des corps, mis en valeur par les costumes (très belle robe noire de Clytemnestre) de Caroline de Vivaise: pour la première fois, on ose montrer à la scène les deux meurtres, leur violence et leur crudité: Oreste et Clytemnestre font irruption sur le plateau et l’on n’est pas loin de penser à un viol. Quant au vieux serviteur d’Oreste et Egisthe, c’est l’extraordinaire violence rentrée du vieillard, qui a attendu lui aussi la vengeance, fixe et raide pendant plusieurs scènes, et qui là laisse éclater sa hargne et sa soif, comme il laisse éclater sa tendresse peu avant la reconnaissance d’Oreste par Elektra, lorsqu’il est reconnu par le vieux serviteur et la cinquième servante, (Roberta Alexander et Donald Mc Intyre, comme un vieux couple) en une étreinte bouleversante.
Cette présence des “anciens”, sur scène et à la ville, des anciens dont la tenue en scène fait qu’on ne cesse de les regarder, tant leur rayonnement est grand, est une des idées les plus fortes de Chéreau.

Il faut aussi faire un sort à la scène finale, à ce départ furtif d’Oreste laissant sur place deux cadavres, et un monde qui se fige (Elektra ne s’écroule pas, elle se fige, ailleurs, comme une statue, après une transe époustouflante qui accompagne le paroxysme musical) et qui reste avec ses cadavres, bien visibles, avec d’un côté le serviteur d’Oreste (Mazura) tourné vers le mur, et l’autre (Mc Intyre) qui éteint une bougie, comme un monde qui se brise, qui n’a plus de but, qui ne sait comment avancer. Le départ d’Oreste, tel qu’il est proposé, peut aussi être un départ vers un monde plus respirable, le devoir accompli, et le refus d’adhérer d’une manière ou d’une autre à ce monde et à et espace délétère qui sentent la décomposition.

À une entreprise théâtrale d’une telle grandeur, correspond évidemment une distribution complètement et visiblement convaincue, dans les mains de Chéreau et pleinement disponible. Les trois femmes protagonistes se hissent à un niveau musical proprement hallucinant. Peut-on d’ailleurs parler de chant ou de musique sans y mêler le théâtre, tant sont imbriqués tous les éléments: ce chant là n’est possible que parce que ce théâtre-là existe. Les chanteurs sont habités parce que d’abord, la mise en scène les habite, et bien sûr les options particulières et tellement novatrices du chef. Adrianne Pieczonka prenait le rôle de Chrysothémis. Elle réussit des aigus fulgurants avec une voix très différente de celle d’Evelyn Herlitzius, plus lisse, plus charnelle. Même si pour moi elle est un tout petit peu en dessous des exigences du rôle (mais je suis marqué à jamais par Leonie Rysanek), elle réussit une performance émotionnelle tout particulière. Pour Chrysothémis, je vois plutôt une Nina Stemme (elle va chanter pourtant le rôle d’Elektra au MET dans cette mise en scène), qui a pour moi exactement la voix du rôle: un volume égal à celui d’Elektra, des aigus triomphants et ravageurs, mais une chair vocale et une rondeur qui conviennent à cette enfant ravagée par la soif d’en sortir et de vivre.

J’ai dit plus haut tout le bien que je pensais de la belle Clytemnestre de Waltraud Meier, dont la tenue en scène, dont le port, dont la voix et la diction sont celles d’une femme dans la force de l’âge consciente de son corps: c’est bien cette femme volontaire, désireuse de vivre qui me frappe ici: une vision “positive” de Clytemnestre que Waltraud Meier réussit à imposer: même chez les Atrides, on ne peut être tout à fait mauvais. J’ai parlé plus haut de simplicité et de naturel: c’est aussi ce qui frappe chez Meier, aucune afféterie, aucun maniérisme, l’humanité dans sa complexité, mais dans sa simplicité. Grand.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius.
Une vedette en Allemagne, quasi inconnue en France (à lire la presse, on la découvrait…) qui chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles du répertoire, Ortrud, Brünnhilde, Kundry mais aussi Turandot. Une voix puissante, un engagement dans le jeu extraordinaire, Chéreau ou pas. L’exemple même de la chanteuse intelligente, fine, qui connaît sa voix, ses qualités (puissance, souffle, appui) et ses limites (instabilité, justesse quelquefois). Ici c’est la perfection et la stupéfaction. Elle semble d’une fraîcheur confondante au bout de cet opéra où elle est en scène du début à la fin . Elle a exactement la voix du rôle, claire, tranchante, mais en même temps celle d’une enfant tendre et têtue. Avec des aigus d’une puissance et d’une sûreté qui laissent pantois. J’ai entendu là dedans Birgit Nilsson, Eva Marton, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens qui ne sont pas les premières venues: depuis Birgit Nilsson, qui reste mon Elektra de coeur et d’âme (comme Rysanek reste ma Chrysothémis) je n’ai rien entendu de tel. Sans doute aussi faut-il faire la part d’une acoustique de salle très réverbérante, mais tout de même, tout de même! On  tient là l’Elektra phénoménale du moment. Chers lecteurs, ce spectacle va voyager, avec Herlitzius, à la Scala, à la Staatsoper de Berlin, au Liceo de Barcelone, à Helsinki. Guettez les programmations et allez-y, cela en vaut la peine.
Les problèmes à l’aigu de Mikhail Petrenko n’empêchent pas de saluer la présence physique forte et les magnifiques premières paroles de son dialogue avec Elektra. Nous avons dit tout le bien et toute l’émotion de voir sur scène Mc Intyre et Mazura, si Mazura n’a vraiment plus beaucoup de volume, la petite réplique de Mc Intyre laisse encore deviner la couleur particulière de cette belle voix de basse…L’Egisthe de Tom Randle est moins caricatural que les Egisthe habituels, Chéreau ne veut pas de caricature, il veut des humains, et Egisthe, avec son allure de propriétaire terrien est d’abord un humain. Je suis moins convaincu par le jeune serviteur de Florian Hoffmann, mais très ému par la vieille servante de la grande Roberta Alexander,  mozartienne devant l’éternel. Bref, une distribution tirée au cordeau, faite pour un moment mythique.
Mais dans Elektra, que serait une mise en scène et une distribution sans un chef. J’ai ma référence (absolue), c’est Karl Böhm qui a fait irruption dans mon tout jeune monde lyrique en 1974 puis en 1975, dans une Elektra que les vieux spectateurs de Garnier ont tous dans leur coeur (Voir l’article dans ce blog). Il y avait dans ce travail une urgence, une violence, un dynamisme stupéfiants que d’autres chefs entendus et même les plus grands (Sawallisch, Solti, Abbado) n’ont pas réussi à détrôner. Salonen ne joue pas dans la même cour. Il prend un autre chemin, en cohérence avec la mise en scène, et en cohérence avec cette lecture très humaine de la légende. À des monstres correspond une direction monstrueuse, volume, violence, urgence. À des humains correspond une direction “humaine”, très colorée, d’une très grande précision et d’une très grande clarté, ne privilégiant pas les moments paroxystiques, qui néanmoins sont là, mais les moments plus lyriques, les moments intimes, avec un son qui apparaîtrait presque chambriste. L’orchestre n’impose rien, mais accompagne et éclaire la lecture globale de l’oeuvre. Au travail d’orfèvre de Chéreau correspond celui de joaillier de Salonen. L’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les voix sont très rarement couvertes (il faut dire qu’avec de telles voix…), toujours les personnages sont mis en relief, et sans être lente, la direction est disons, mesurée. C’est un travail à la fois étonnant et unique, qui donne une Elektra tellement différente, tellement inhabituelle, que certains spectateurs peuvent en être déstabilisés. C’est pour moi une direction phénoménale, qui m’ouvre un autre univers, un univers de tendresse là où l’on n’avait que violence et horreur. Et il faut aussi souligner la performance de l’Orchestre de Paris. Dire qu’il était méconnaissable ne serait pas sympathique et laisserait supposer qu’il n’était pas comme d’habitude. L’orchestre était comme il sait l’être lorsqu’il est conscient des enjeux et quand il a à sa tête un grand chef. Des cordes à se damner, des bois magnifiques, pas une scorie. Du grand art dans la fosse.
Evidemment, on n’attend plus qu’une chose, c’est de revoir très vite ce spectacle, d’en approfondir l’approche, de se laisser une fois de plus emporter et émouvoir. Ce soir Aix a rempli avec éclat sa fonction de Festival: nous avons vu une chose unique.

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Elektra (Evelyn Herlitzius) et Egisthe (Tom Randle) ©Festival d’Aix

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER le 31 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Depuis 34 ans, pas une production de “Der fliegende Holländer” n’a raté son rendez-vous avec Bayreuth, c’est de loin la production la mieux servie et musicalement et théâtralement.

Simon Estes (Production Kupfer)

Toutes les productions ont peu ou prou marqué le spectateur à commencer par la plus juste et la plus impressionnante de toutes,

Le décor du duo Senta/Hollandais (Kupfer)
Production de Harry Kupfer

celle de Harry Kupfer (1978), dirigée par Dennis Russell Davies, puis Woldemar Nelsson, avec Simon Estes, Matti Salminen et Lisbeth Balslev, dont il existe un DVD, à acheter séance tenante, aussi pour la version du Vaisseau sans rédemption finale.

 

 

 

La fameuse maison qui tourne, symbole de la production de Dieter Dorn

 

Puis vint Dieter Dorn, avec sa maison tournante,

Production Dieter Dorn

qui fit de grand souvenirs, notamment pour la direction de Giuseppe Sinopoli et ses deux basses, Bernd Weikl et Hans Sotin, avec la Senta de Elisabeth Connell ( à la fin Cheryl Studer).
Ces deux dernières productions furent présentées 7 fois au Festival, un record!

La dernière, celle de Claus Guth, plus psychanalytique, était aussi réussie, mais peut-être moins intéressante musicalement et surtout vocalement (John Tomlinson, les dernières années, n’avait plus la voix d’antan).

Production de Claus Guth

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C’est un metteur en scène peu connu du grand public, jeune (il est né en 1981), et très apprécié des spécialistes, Jan Philipp Gloger, actuel metteur en scène attaché au Stadttheater de Mayence qui est l’artisan de cette nouvelle production du Festival, avec les décors de Christof Hetzer et les costumes de Karin Jud.
A y bien réfléchir, la mise en scène allemande est fondée sur la figure de la métaphore: tout récit, toute histoire apparaissant une métaphore d’autre chose, d’un contexte, d’une époque, d’un destin humain. De plus, les trois mises en scènes de Lohengrin, Tannhäuser et ce Fliegende Holländer réfléchissent avec des fortunes diverses, à la signification des œuvres de Wagner aujourd’hui: il s’agit de montrer ce que ces récits mythiques disent de nous, hic et nunc, et après tout c’est bien la fonction du mythe que de nous éclairer sur le sens de notre vie.
La métaphore sur laquelle Jan Philipp Gloger réfléchit, c’est celle de l’Océan, force contre laquelle on ne peut rien et qui nous entraîne malgré nous. Et l’Océan, c’est ce monde qui nous ballotte et nous domine, contre lequel toute révolte est inutile, bien que nous nous dressions contre les éléments. Gloger et son décorateur Christof Hetzer voient l’Océan comme une structure complexe qui nous domine, une sorte d’entrelacs de circuits électriques, de néons, de chiffres qui défilent comme les sommes englouties en bourse, ou même comme une ville vue du ciel avec ses milliers de lumières qui dessinent les rues. En bref, notre monde, dominé par l’horreur économique et productive.
Ils s’inspirent étroitement des écrits de Wagner sur le Hollandais, ou de certaines phrases du livret. pour faire du Hollandais un marginal qui a quitté ce monde pour en chercher un autre, et qui ne réussit pas à changer de peau. Ce marginal arrive avec sa valise à roulette, buvant un café Starbucks dans un verre de carton, comme un cadre d’aujourd’hui, et pendant son monologue répond aux sollicitations des garçons d’hôtel, des femmes (une prostituée, une masseuse d’hôtel) mais il les renvoie, il les fuit,  c’est l’un de ces grands voyageurs désireux de commercer et d’ouvrir des routes commerciales, comme lors des grandes découvertes, et qui prend conscience de la vanité de cette vie, sans réussir vraiment à trouver le repos et tentant plusieurs fois le suicide: il s’ouvre les veines durant son monologue.

Ouverture de la valise pleine de billets (Bruns/Selig/Youn)

En rencontrant Daland, et le Steuermann, il rencontre de purs produits de cette horreur économique, des êtres qui ne pensent qu’argent, achat et vente, d’où la facilité avec laquelle Daland vend sa fille.
Dès le second acte, toute l’action va se dérouler sur un plateau, comme une scène couverte par une structure métallique comme on voit les scènes en plein air, et l’histoire de Senta et du Hollandais va se dérouler comme un “pezzo chiuso”, comme un espace clos de deux êtres qui se trouvent. Car il y a immédiatement entre les deux un véritable amour, et non la recherche d’un intérêt pour le Hollandais à attirer la jeune fille. C’est un coup de foudre.
Transposant toute l’histoire Gloger fait des fileuses des employées d’usine qui emballent des ventilateurs (Le Hollandais ne cesse de parler de vent) dans des caisses en carton.

Les jouets de carton de Senta

Avec ce carton, Senta, au lieu d’emballer comme les autres, fait des découpages et découpe un bateau, une statuette (le Hollandais évidemment), des maisons, des fleurs, du feu, en bref toute l’histoire du Hollandais dont elle rêve. Leur rencontre et leur duo se déroulent dans cet espace, et leurs silhouettes, ainsi que celle des jouets de carton, se projettent en ombre donnant à la scène une réelle puissance, et pour finir, le Hollandais donne à Senta des ailes de carton et une torche, qui lui donne une petite allure de statue de la liberté: Senta et le Hollandais sont semblables, deux marginaux perdus dans ce monde dont ils ne veulent pas. La foule, le peuple, sont sans cesse manipulés, par le Steuermann notamment, sorte d’homme de main de Daland: l’infantilisation du monde qui dit oui à l’argent et à l’argent seulement est l’un des traits marquants de cette production, qui fait de la société où évoluent les personnages une société sans âme, sans autre but que de produire et faire du fric.
Au milieu, le Hollandais et Senta vivent un amour qui ne peut que se heurter aux autres, même si Daland a plongé dans la valise à billets pour vendre sa fille à ce marchand si offrant. Au moment de grande scène du début du troisième acte, c’est toute la production  qui est remise en question, on brûle tout (le Hollandais et Senta brûlent les billets de banque) et les matelots (ici les membres du clan du Hollandais) se heurtent aux autres, obligeant le Hollandais à renoncer à vivre l’amour, et à demander à Senta de le suivre dans la mort, puisqu’il est impossible d’aimer ici bas: elle se remet ses ailes de carton, elle reprend sa torche, elle se poignarde, lui aussi et ils s’enlacent dans leur sang et dans leur amour, perchés au sommet d’une montagne de caisses de carton.
Rideau.
Musique de la rédemption par l’amour.
Le rideau s’ouvre à nouveau et des ouvrières emballent désormais des statuettes de carton représentant le couple enlacé qu’on va vendre à la place des ventilateurs. La rédemption, c’est la rédemption par l’argent, tout ce qui reste au monde d’aujourd’hui. Ils meurent, et leur mort ne résout rien. Elle accentue le cynisme du monde.
J’ai essayé d’expliquer l’essentiel d’une mise en scène copieusement huée (une dame horrifiée dès le début a crié “peinlich”  puis est sortie), mais qui, vu le parti pris, est plutôt cohérente, et en phase avec ce qu’écrit Wagner sur son œuvre, ainsi qu’avec le livret. Il y aura bien des points à clarifier, notamment le rôle des chœurs, et du peuple, la présence d’une barque dans laquelle dorment Daland et le Steuermann. En tous cas, même si elle surprend, plus de vaisseau – il est vraiment fantôme!-, plus d’Océan remplacé par cette structure métallique immense, plus de fileuses,  l’histoire est là, et une histoire centrée sur ces deux êtres qui se trouvent et qui vivent un instant de bonheur, plutôt que la seule histoire du Hollandais qui en général est plutôt un égoïste qui entraîne une jeune fille dans la mort pour résoudre son problème, mais sans  rédemption par l’amour, dans un monde où la seule valeur est l’argent.
Pour son entrée à Bayreuth, Gloger a montré qu’il savait ce que théâtre voulait dire, qu’il savait lire un livret, qu’il suivait aussi la musique, car tous les mouvements sont très en phase avec la musique.
Une musique dirigée par Christian Thielemann, bien meilleur à mon avis que dans Tannhäuser, avec une ouverture vraiment fantastique d’énergie, de dynamisme, de lyrisme et un parti pris qui tourne le dos à l’idée que Der Fliegende Holländer serait un opéra romantique, avec ses airs, ses duos, un peu “à l’italienne”. C’est une direction qui montre le Wagner du futur, avec des ruptures de tempo certes, mais aussi avec une fluidité, une continuité, un suivi du texte exemplaires; ce parti pris a surpris certains spectateurs, qui l’ont violemment hué. Une approche non conventionnelle, et plutôt réussie à mon avis. Sans parler de l’orchestre absolument impeccable, sans un seul raté, sans une seule scorie, avec un équilibre sonore phénoménal (ce qui nous changeait de Jordan la veille) et un chœur sur lequel il n’y a rien d’autre à dire qu’époustouflant.
Du côté des chanteurs, le remplaçant de Nikitin, Samuel Youn, s’en sort très bien: voix claire, diction impeccable, très beau timbre, art de la coloration. Il y a bien quelques signes de fatigue, mais le personnage est vraiment incarné, présent, engagé. Une belle (et inattendue) prestation. Je ne pense pas que Nikitin aurait fait mieux.
Le Daland de Franz Josef Selig est aussi “incarné” et la différence de voix entre les deux est frappante et caractérise parfaitement les personnages. Samuel Youn a plutôt une voix raffinée, et projette un personnage éduqué, voire aristocratique. Selig a une voix plus “brute” et donne au personnage une couleur moins élaborée, plus “popu” (ou comme on se l’imagine à l’opéra), Jean Gabin face à Pierre Fresnay, si vous voyez ce que je tente d’expliquer.
Les deux ténors s’en sortent très bien, Benjamin Bruns est un des meilleurs “Steuermann” qui m’ait été donné d’entendre, avec un jeu cynique accompli et une vraie présence scénique. Quant à Michael König en Erik, sans avoir un timbre follement séduisant, il a de l’énergie et de l’engagement qui en font un vrai personnage lui aussi très différent en diction et en couleur du Hollandais: on comprend que Senta le repousse…
Christa Mayer est une Mary sans relief, on a vu mieux.

Adrianne Pieczonka

Mais le vrai et seul problème de la distribution, c’est la Senta de Adrianne Pieczonka. La voix n’est pas (plus?) faite pour ce rôle qui exige un volume qu’elle n’a pas montré, des aigus qui ne se resserrent pas et des graves qu’elle n’a plus.. Seul le registre central est acceptable, mais le reste est vraiment insuffisant: le personnage est là, tache rouge sang dans un océan de gris, l’énergie est là aussi, mais une énergie scénique qu’on ne réussit pas à retrouver dans la voix. La ballade est décevante, les aigus de la scène finale sortent mal. Pour ma part, il s’agit d’une erreur de distribution, et c’est dommage pour une artiste de valeur comme elle.
Au total, une soirée très défendable, qui n’atteint pas de sommets, mais qui passe très nettement la rampe, même si je ne pense pas que cette lecture qui a volontairement fui la thématique du Hollandais “projection de Senta” (chez Guth comme chez Kupfer) et qui a tenté de travailler sur l’amour, dans un monde sans amour, marquera au même niveau que les productions précédentes auxquelles je faisais référence, mais on s’y habituera vite. Musicalement, on a entendu quelques buhs, injustifiés et dans l’ensemble avec les réserves exprimées, on tient là un bon niveau.
Et voilà, Bayreuth 2012 c’est fini pour moi, rangé dans les souvenirs, avec un inoubliable Lohengrin et un grand Tristan. Si on y ajoute un Hollandais acceptable, le cru 2012 peut se boire sans crainte, à quelques bouteilles près. 2013, ce sera une autre histoire et on y pense déjà avec angoisse et délice…
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WIENER STAATSOPER 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN le 17 mars 2012 (Ms en scène: Robert CARSEN, Dir.mus: Franz WELSER-MÖST)

Voilà les hasards du calendrier. Cela fait des lustres que je n’ai pas entendu de Frau ohne Schatten, et coup sur coup, à une semaine de distance, j’ assiste à deux productions qui chacune, sont passionnantes. Ce samedi, c’était à Vienne, et Vienne c’est toujours un lieu particulier pour l’opéra et la musique. A l’opéra c’était l’orchestre de la Staatsoper (autrement dit le fonds du Philharmonique de Vienne) et son chef Franz Welser-Möst, et à 200m de là Andris Nelsons dirigeait le CBSO au Musikverein. On est toujours ému en entrant à l’opéra de Vienne, car on pense immédiatement à tout ce qui s’est passé là dans l’histoire de la musique, et j’avais un pincement au cœur en pensant à mon enregistrement de la Frau ohne Schatten dirigé par Böhm, qui reflète une représentation de 1977 dans ce lieu. Nilsson, Rysanek etc…
La soirée de samedi continue la tradition des grandes soirées viennoises.
La production de Robert Carsen, qui remonte à 1997, a été retravaillée et cette reprise affiche une distribution très solide,  Robert Dean Smith (L’Empereur), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice), Barak(Wolfgang Koch), sa femme (Evelyne Herlitzius), et la nourrice (Birgit Remmert) qui fait ses débuts à la Staatsoper.
Musicalement, le grand triomphateur de la soirée est Franz Welser-Möst, et l’orchestre. Qu’importe si les viennois connaissent bien l’œuvre, qu’ils l’ont jouée cet été à Salzbourg (avec Thielemann au pupitre), on reste stupéfait de l’ensemble de l’orchestre, de chaque pupitre, notamment des parties solistes très sollicitées dans les intermèdes musicaux avec une homogénéité, une technique impeccables, un dynamisme qui frappe, notamment au deuxième acte. Etourdissant.

Franz Welser-Möst aime Strauss; il est actuellement l’un des grands chefs pour ce répertoire, et il n’y a aucun doute en l’entendant qu’il offre une prestation d’un exceptionnel niveau. Il emporte l’orchestre, avec une vibrante énergie, une incroyable intensité, une clarté instrumentale exceptionnelle, on entend tous les pupitres, on saisit les équilibres, les systèmes d’échos entre les différents instruments: travail magistral qui fait redécouvrir l’œuvre.  Cela n’efface pas ce qui a été entendu à la Scala samedi dernier, mais il est évident que l’orchestre est d’une autre nature: des violoncelles à faire pâmer, des cuivres impeccables, des bois sublimes (sauf un petit couac à la clarinette): le début du troisième acte  est d’une incroyable netteté et d’une fluidité qui fait qu’on entend à peine le passage d’un instrument à l’autre (basson et violoncelle je crois). Simplement prodigieux.
Portés par cet orchestre superlatif, la plupart des solistes ne sont pas en reste. Robert Dean Smith semble avoir un peu de difficultés  cependant, la voix est toujours claire, juvénile, bien posée, mais le volume un peu insuffisant ne permet pas toujours de passer la rampe, l’orchestre étant très fort, d’autant que la mise en scène le place souvent en arrière, ce qui double la difficulté.
Wolfgang Koch a autorité, humanité, personnalité vocale. Très différent de Falk Struckmann à la Scala, avec un timbre peut être plus séduisant, mais un peu moins puissant, il entre immédiatement dans la lignée des très grands Barak de cette maison et obtient du public un authentique triomphe.
La nourrice de Birgit Remmert, est un peu plus irrégulière. Le début du premier acte est assez froid, la voix s’entend mal, mais peu à peu, l’artiste prend de l’assurance et son deuxième acte est vraiment splendide, mais j’ai préféré Michaela Schuster à la Scala, plus présente dans le personnage et sachant mieux jouer de sa voix.
Aucun doute au contraire lorsqu’on entend Evelyn Herlitzius en femme du teinturier. La prestation est éblouissante scéniquement, un engagement de tout le corps et des tripes, une énergie phénoménale. Certes, le chant n’est pas toujours propre, quelques vilains sons, comme souvent chez cette artiste, notamment au troisième acte mais quel volume, quel engagement, quelle présence. Quand on pense en comparaison à Elena Pankratova à la Scala, on constate des années lumière de différence. Ici un personnage autour duquel tourne tout l’opéra, à Milan, un personnage inexistant, une voix sans personnalité, un rôle qui n’existe pas. Le deuxième acte de Herlitzius est anthologique, son troisième acte plus délicat, la musique est plus lyrique, moins syncopée, et le style de Herlitzius ne convient pas de la même manière (duo initial). Mais quelle prestation tout de même!
Enfin l’impératrice de Adrienne Pieczonka est vraiment exceptionnelle. Son réveil au début de l’opéra est attentif à chaque note, à la moindre petite vocalise (et on sait que ce début est meurtrier), et son troisième acte remarquable. La voix est pleine, ronde, le timbre est charnu, d’une grand beauté, les aigus sont là, chantés et non criés  les passages sont bien négociés, elle obtient avec le chef le plus grande triomphe de la soirée. Une merveille, de la part d’une artiste que j’avais toujours trouvée un peu trop sage.
Les autres rôles sont très bien tenus, notamment Norbert Ernst en jeune homme , mais le Geisterbote de Wolfgang Bankl est  inférieur à celui de Samuel Youn à la Scala. C’est un tout petit rôle, mais les deux interventions doivent marquer, notamment la première, au lever de rideau.  La distribution dans son ensemble n’appelle aucune remarque, on navigue dans le haut niveau.

A cette musique somptueuse correspond une mise en scène qui n’a pas beaucoup vieilli de Robert Carsen et qui fait penser à celle de Claus Guth à la Scala, au moins au début. Intérieur bourgeois, grand lit, Impératrice endormie entourée de Nourrice et Geisterbote en blouse blanche. Mais dès l’apparition de l’Empereur, en arrière plan dans un espace symétrique de la chambre avec effet miroir, séparé de l’impératrice par une imperceptible cloison translucide, on comprend que le sujet sera le couple, le couple sans relation de couple. Par le même jeu apparaît un peu plus tard dans le même espace la chambre de Braak et de sa femme, même meubles,  mais tout est sens dessus dessous. A la belle ordonnance du monde de l’Empereur répond le désordre de celui du teinturier. La femme du teinturier affiche le même costume que l’ impératrice au départ, et Carsen impose un jeu de double qu’on a vu la semaine précédente dans le travail de Claus Guth. Quelques belles images s’appuyant sur la vidéo (rêve de l’impératrice, suspendue dans son lit comme vue de haut avec des images en surimpression), et un troisième acte qui fournit les clefs de lecture de ce travail avec un très beau moment, l’eau qui source de la fontaine émergeant d’une bouteille sur la table de nuit de l’Impératrice. L’impératrice et la nourrice (au moment où elle va la chasser) circulent parmi des corps étendus (morts, inutiles) ce sont-on comprendra plus tard- les corps des couples non formés, ceux-ci dans la scène finale, entourée d’un grand rideau blanc(tout le reste se déroule dans l’obscurité) se lèvent et pendant que se déroule le final forment deux à deux des couples, avec pour finir Barak et son épouse, puis l’Empereur et l’Impératrice, qui enfin se prennent la main, comme symbole de cette humanité retrouvée.

Scène finale © Wiener Staatsoper

Bon c’est une vision un peu sirupeuse qui n’a pas la force du final de Claus Guth, mais qui au moins satisfait nos cœurs de midinettes.

Au total, une soirée splendide quand même, surtout musicalement, grâce à un orchestre époustouflant. Pouvait-il en être autrement avec les viennois, dans leur répertoire? Non bien sûr, mais on a beau le savoir et l’avoir intériorisé, le constater encore une fois est une source d’émotion et de bonheur intense.