OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 24 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Robert CARSEN)

Elektra chorégraphique © Charles Duprat
Elektra chorégraphique © Charles Duprat

Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer  quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau)  agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.

Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat
Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat

Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée  sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures )  dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de « concertazione » de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans  originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation  marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.

Scène finale © Charles Duprat
Scène finale © Charles Duprat

Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.

Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat
Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat

Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise.  Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité  : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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Saluts, 24 novembre 2013
Saluts, 24 novembre 2013

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 19 JUILLET 2013 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN, Ms en scène: Patrice CHEREAU)

L’accueil délirant de la presse à cette production me faisait bien penser que l’on allait voir un travail exceptionnel. Et il en fut ainsi. Soyons clair, même si çà et là on peut faire une remarque ou l’autre, il s’agit d’une des plus grandes productions d’Elektra des vingt dernières années, qui allie un travail théâtral d’orfèvre et un travail musical souverain, qui va explorer d’autres possibles pour cette oeuvre, traditionnellement toute violence et tension, et qui cette fois fouille du côté de l’intimité et de l’intériorité, en laissant s’épanouir les coeurs et les âmes et en travaillant même la tendresse et le lyrisme, ce qui pour Elektra n’est pas vraiment habituel.
Un espace clos signé Richard Peduzzi, de hauts murs gris, une porte monumentale au fond, comme une sorte de nef d’église byzantine des portes latérales dont une lourde porte métallique coulissante à gauche, cadenassée, qu’on va ouvrir ou fermer pour Oreste et son vieux serviteur (Franz Mazura) ou plus tard pour Egisthe. Une cour intérieure un peu confinée dans laquelle vit Elektra, SDF dans les murs, et qui va apparaître dès les premières mesures, recroquevillée, dissimulée sous un auvent, objet des sarcasmes des servantes. Elle ne quittera plus la scène jusqu’à la conclusion. Dans le groupe de servantes, Chéreau a voulu des femmes de couleur, et il a voulu aussi que la cinquième servante soit une servante âgée, comme une vieille nourrice (l’extraordinaire et émouvante Roberta Alexander).
Cela commence dans le silence, dans le silence des balais qui époussettent en rythme, de l’eau dont on parsème la cour (le groupe est chargé depuis l’assassinat d’Agamemnon de nettoyer le sang), un long silence qui finit par peser, comme une sorte d’évocation d’un rite quotidien qui va être bientôt interrompu par l’irruption des premiers accords, très violents, rupture qui ouvre sur la crise tragique ultime, le dernier jour d’une histoire qui va se dérouler en 1h40 sous nos yeux. Dans les mises en scène habituelles et oserais-je dire, ordinaires d‘Elektra, le groupe des servantes et serviteurs n’apparaît que de manière parcellaire, lorsque la crise avance, scène initiale, arrivée de Clytemnestre, arrivée d’Oreste, meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, scène finale. On laisse les protagonistes entre eux régler leurs problèmes. Et ainsi la plupart des scènes laissent deux personnages dialoguer. Chez Chéreau, il y a une présence muette presque systématique, comme un choeur qui observe la tragédie avancer vers son dénouement, servantes restées dans un coin dans la scène entre Elektra et Clytemnestre, présence fréquente du vieux serviteur (Donald Mc Intyre, émouvant). Il y a d’ailleurs une volonté de valoriser les deux vieux compères du Ring de Bayreuth, Donald Mc Intyre, son Wotan, et Franz Mazura, son Günther qui sera plus tard son Dr.Schön de Lulu. La silhouette de Mazura, accompagnant Oreste comme son ombre dès son rentrée en scène, leur présence sur le banc au fond, observant Elektra en silence et surtout l’idée de faire tuer Egisthe non par Oreste, à qui seule est réservée Clytemnestre,  mais par le vieux serviteur, en un geste qui rappelle que Mazura fut Jack l’éventreur dans cette Lulu mythique qui éclaira le monde de l’opéra pour 9 représentations à Paris et deux à Milan. Mazura, 88 ou 89 ans, un mythe vivant.
Ce n’est pas l’un des moindres caractères de ce spectacle que de mêler le mythe raconté (les Atrides) aux mythes vivants de l’opéra (Meier, Mc Intyre, Mazura) qui sont aussi des traces de l’histoire de Patrice Chéreau, traces de rencontres qui ont jalonné son parcours, et tellement marqué son cheminement à l’opéra. Pour un spectateur comme moi qui ai vécu et le Ring (5 fois et quelques générales) et Lulu (les 9 représentations parisiennes)et bien sûr tous les spectacles mis en scène par Chéreau depuis La Dispute, ce n’est pas indifférent pour faire naître une émotion aux multiples facettes et aux multiples niveaux. Quand on pense à la polémique qui accompagna les débuts du Ring à Bayreuth et quand on voit, à distance de 37 ans l’impression d’extraordinaire classicisme de ce travail (au sens noble du terme: à étudier dans les classes), on mesure le chemin ouvert par Chéreau dans la scène lyrique mondiale, mais aussi ce que peut être une travail complètement épuré, concentré sur le texte, sur l’acteur, sur le geste, et débarrassé de tous les tics technologiques du jour (vidéos etc…): théâtre de texte et d’acteur, retour à l’essentiel pour une pièce qui se réfère à une histoire immémoriale. On est aux antipodes d’un Cassiers ou d’un Warlikowski. Avec même une sorte de maniérisme dans le geste auquel Chéreau ne nous avait pas habitués (présence de Thierry Thieû Niang?). Notons enfin les éclairages changeants et discrets (nuit et jour en alternance) de Dominique Bruguière, qui scandent avec douceur les différents moments de la tragédie.

Elektra (Evelyn Herlitzius) et Chrysothemis (Adrianne Pieczonka) ©Festival d’Aix

Ce qui frappe aussi dans ce spectacle c’est son extraordinaire humanité. Un paradoxe quand on pense à ces monstres qui s’entretuent. Ce que fait voir Chéreau, c’est ce qu’il y a derrière les yeux et derrière les monstres. En Elektra il y a une enfant perdue éperdue d’amour qui se love dans les bras de sa mère, chez Chrysothémis une soif de vie qui s’aspire qu’à sortir de cette cour étouffante où elle se vit prisonnière, chez Clytemnestre une soif d’échapper à son passé, à se faire reconnaître de sa fille, à lui caresser les cheveux (scène extraordinaire), à s’attendrir. Tendresse entre Clytemnestre et Elektra,voilà un élément qu’on attendait pas, voilà une des trouvailles de ce travail. D’ailleurs, la scène  entre Clytemnestre et Elektra, pivot de l’oeuvre, est sans doute la plus travaillée (beaucoup plus que celle avec Chrysothémis, plutôt banale, et qui en tous cas ne fait plus ou moins que reproduire ce qu’on voit ailleurs). Le jeu du rapprochement/éloignement des deux femmes, la tendresse: Clytemnestre caresse maternellement la tête de sa fille, qui enlace ses genoux, puis son corps, comme en position de suppliant, mais en même temps un jeu de distance de corps qui se tournent le dos ( sur le siège), tout cela est millimétré et incroyable de tension et d’émotion. Il faut souligner aussi la Clytemnestre grandiose de Waltraud Meier, une femme dans la force de l’âge, au port altier, sûre de son corps, loin de la vieille sorcière qu’on voit quelquefois (je me souviens de Varnay, dans la mise en scène d’Everding avec Böhm à Garnier en 1975, couverte d’amulettes, avec des béquilles qu’Elektra faisait sauter pour la faire tomber), à la voix naturelle là où souvent les voix (de chanteuses déjà âgées) sont maquillées, colorées à l’excès. Avec des aigus triomphants, avec une diction à se damner, avec une simplicité du chant qui lui donne justement cette extraordinaire humanité qu’on n’avait jamais vraiment vue sur une scène: une Clytemnestre qui émeut et qui n’a rien d’un repoussoir.

Magnifique aussi la scène avec Oreste, avec une fusion des deux corps quasi incestueuse. L’Oreste de Mikhail Petrenko, magnifique au départ avec sa somptueuse voix de basse qui se perd dans les aigus à la fin a une forte présence scénique, il est très jeune, dans cette force de la jeunesse un peu sauvage et le couple frère/soeur est un vrai couple: car l’un des caractères de ce travail est aussi la forte sexualisation des rapports, l’extraordinaire présence des corps, mis en valeur par les costumes (très belle robe noire de Clytemnestre) de Caroline de Vivaise: pour la première fois, on ose montrer à la scène les deux meurtres, leur violence et leur crudité: Oreste et Clytemnestre font irruption sur le plateau et l’on n’est pas loin de penser à un viol. Quant au vieux serviteur d’Oreste et Egisthe, c’est l’extraordinaire violence rentrée du vieillard, qui a attendu lui aussi la vengeance, fixe et raide pendant plusieurs scènes, et qui là laisse éclater sa hargne et sa soif, comme il laisse éclater sa tendresse peu avant la reconnaissance d’Oreste par Elektra, lorsqu’il est reconnu par le vieux serviteur et la cinquième servante, (Roberta Alexander et Donald Mc Intyre, comme un vieux couple) en une étreinte bouleversante.
Cette présence des « anciens », sur scène et à la ville, des anciens dont la tenue en scène fait qu’on ne cesse de les regarder, tant leur rayonnement est grand, est une des idées les plus fortes de Chéreau.

Il faut aussi faire un sort à la scène finale, à ce départ furtif d’Oreste laissant sur place deux cadavres, et un monde qui se fige (Elektra ne s’écroule pas, elle se fige, ailleurs, comme une statue, après une transe époustouflante qui accompagne le paroxysme musical) et qui reste avec ses cadavres, bien visibles, avec d’un côté le serviteur d’Oreste (Mazura) tourné vers le mur, et l’autre (Mc Intyre) qui éteint une bougie, comme un monde qui se brise, qui n’a plus de but, qui ne sait comment avancer. Le départ d’Oreste, tel qu’il est proposé, peut aussi être un départ vers un monde plus respirable, le devoir accompli, et le refus d’adhérer d’une manière ou d’une autre à ce monde et à et espace délétère qui sentent la décomposition.

À une entreprise théâtrale d’une telle grandeur, correspond évidemment une distribution complètement et visiblement convaincue, dans les mains de Chéreau et pleinement disponible. Les trois femmes protagonistes se hissent à un niveau musical proprement hallucinant. Peut-on d’ailleurs parler de chant ou de musique sans y mêler le théâtre, tant sont imbriqués tous les éléments: ce chant là n’est possible que parce que ce théâtre-là existe. Les chanteurs sont habités parce que d’abord, la mise en scène les habite, et bien sûr les options particulières et tellement novatrices du chef. Adrianne Pieczonka prenait le rôle de Chrysothémis. Elle réussit des aigus fulgurants avec une voix très différente de celle d’Evelyn Herlitzius, plus lisse, plus charnelle. Même si pour moi elle est un tout petit peu en dessous des exigences du rôle (mais je suis marqué à jamais par Leonie Rysanek), elle réussit une performance émotionnelle tout particulière. Pour Chrysothémis, je vois plutôt une Nina Stemme (elle va chanter pourtant le rôle d’Elektra au MET dans cette mise en scène), qui a pour moi exactement la voix du rôle: un volume égal à celui d’Elektra, des aigus triomphants et ravageurs, mais une chair vocale et une rondeur qui conviennent à cette enfant ravagée par la soif d’en sortir et de vivre.

J’ai dit plus haut tout le bien que je pensais de la belle Clytemnestre de Waltraud Meier, dont la tenue en scène, dont le port, dont la voix et la diction sont celles d’une femme dans la force de l’âge consciente de son corps: c’est bien cette femme volontaire, désireuse de vivre qui me frappe ici: une vision « positive » de Clytemnestre que Waltraud Meier réussit à imposer: même chez les Atrides, on ne peut être tout à fait mauvais. J’ai parlé plus haut de simplicité et de naturel: c’est aussi ce qui frappe chez Meier, aucune afféterie, aucun maniérisme, l’humanité dans sa complexité, mais dans sa simplicité. Grand.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius.
Une vedette en Allemagne, quasi inconnue en France (à lire la presse, on la découvrait…) qui chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles du répertoire, Ortrud, Brünnhilde, Kundry mais aussi Turandot. Une voix puissante, un engagement dans le jeu extraordinaire, Chéreau ou pas. L’exemple même de la chanteuse intelligente, fine, qui connaît sa voix, ses qualités (puissance, souffle, appui) et ses limites (instabilité, justesse quelquefois). Ici c’est la perfection et la stupéfaction. Elle semble d’une fraîcheur confondante au bout de cet opéra où elle est en scène du début à la fin . Elle a exactement la voix du rôle, claire, tranchante, mais en même temps celle d’une enfant tendre et têtue. Avec des aigus d’une puissance et d’une sûreté qui laissent pantois. J’ai entendu là dedans Birgit Nilsson, Eva Marton, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens qui ne sont pas les premières venues: depuis Birgit Nilsson, qui reste mon Elektra de coeur et d’âme (comme Rysanek reste ma Chrysothémis) je n’ai rien entendu de tel. Sans doute aussi faut-il faire la part d’une acoustique de salle très réverbérante, mais tout de même, tout de même! On  tient là l’Elektra phénoménale du moment. Chers lecteurs, ce spectacle va voyager, avec Herlitzius, à la Scala, à la Staatsoper de Berlin, au Liceo de Barcelone, à Helsinki. Guettez les programmations et allez-y, cela en vaut la peine.
Les problèmes à l’aigu de Mikhail Petrenko n’empêchent pas de saluer la présence physique forte et les magnifiques premières paroles de son dialogue avec Elektra. Nous avons dit tout le bien et toute l’émotion de voir sur scène Mc Intyre et Mazura, si Mazura n’a vraiment plus beaucoup de volume, la petite réplique de Mc Intyre laisse encore deviner la couleur particulière de cette belle voix de basse…L’Egisthe de Tom Randle est moins caricatural que les Egisthe habituels, Chéreau ne veut pas de caricature, il veut des humains, et Egisthe, avec son allure de propriétaire terrien est d’abord un humain. Je suis moins convaincu par le jeune serviteur de Florian Hoffmann, mais très ému par la vieille servante de la grande Roberta Alexander,  mozartienne devant l’éternel. Bref, une distribution tirée au cordeau, faite pour un moment mythique.
Mais dans Elektra, que serait une mise en scène et une distribution sans un chef. J’ai ma référence (absolue), c’est Karl Böhm qui a fait irruption dans mon tout jeune monde lyrique en 1974 puis en 1975, dans une Elektra que les vieux spectateurs de Garnier ont tous dans leur coeur (Voir l’article dans ce blog). Il y avait dans ce travail une urgence, une violence, un dynamisme stupéfiants que d’autres chefs entendus et même les plus grands (Sawallisch, Solti, Abbado) n’ont pas réussi à détrôner. Salonen ne joue pas dans la même cour. Il prend un autre chemin, en cohérence avec la mise en scène, et en cohérence avec cette lecture très humaine de la légende. À des monstres correspond une direction monstrueuse, volume, violence, urgence. À des humains correspond une direction « humaine », très colorée, d’une très grande précision et d’une très grande clarté, ne privilégiant pas les moments paroxystiques, qui néanmoins sont là, mais les moments plus lyriques, les moments intimes, avec un son qui apparaîtrait presque chambriste. L’orchestre n’impose rien, mais accompagne et éclaire la lecture globale de l’oeuvre. Au travail d’orfèvre de Chéreau correspond celui de joaillier de Salonen. L’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les voix sont très rarement couvertes (il faut dire qu’avec de telles voix…), toujours les personnages sont mis en relief, et sans être lente, la direction est disons, mesurée. C’est un travail à la fois étonnant et unique, qui donne une Elektra tellement différente, tellement inhabituelle, que certains spectateurs peuvent en être déstabilisés. C’est pour moi une direction phénoménale, qui m’ouvre un autre univers, un univers de tendresse là où l’on n’avait que violence et horreur. Et il faut aussi souligner la performance de l’Orchestre de Paris. Dire qu’il était méconnaissable ne serait pas sympathique et laisserait supposer qu’il n’était pas comme d’habitude. L’orchestre était comme il sait l’être lorsqu’il est conscient des enjeux et quand il a à sa tête un grand chef. Des cordes à se damner, des bois magnifiques, pas une scorie. Du grand art dans la fosse.
Evidemment, on n’attend plus qu’une chose, c’est de revoir très vite ce spectacle, d’en approfondir l’approche, de se laisser une fois de plus emporter et émouvoir. Ce soir Aix a rempli avec éclat sa fonction de Festival: nous avons vu une chose unique.

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Elektra (Evelyn Herlitzius) et Egisthe (Tom Randle) ©Festival d’Aix