Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau) agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.
Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures ) dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de « concertazione » de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.
Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.
Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise. Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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