IN MEMORIAM OTTO SCHENK (1930 – 2025)

 

Otto Schenk © Ernst Kainerstorfer

J’ai été dans ma jeunesse foudroyé par Chéreau à Bayreuth, qui a complètement changé ma vie intellectuelle et mon parcours de spectateur, faisant naître ce penchant pour la mise en scène contemporaine et fortement dramaturgique, pour le travail d’un Frank Castorf, d’un Krzysztof Warlikowski, ou d’un Tobias Kratzer et d’autres.  Alors certains s’interrogeront sur cet hommage à Otto Schenk, disparu aujourd’hui 8 janvier 2025, et qui représente a priori le bord opposé de mes rêves de théâtre.
Pourtant, le travail d’Otto Schenk, authentique travail de théâtre sur les personnages, qui savait dessiner comme personne une ambiance à faire rêver restera pour moi un exemple, et Otto Schenk lui-même une sorte maître de tout un univers d’une époque du théâtre aujourd’hui révolue. Il y a ainsi des metteurs en scène qui ne révolutionnent pas votre monde intellectuel, mais qui laissent des traces indélébiles dans votre monde émotionnel ou sensible. C’est par exemple le cas de Margerete Wallmann pour sa Tosca viennoise (1958…) , un sommet qu’aucune production de Tosca ne peut effacer de ma mémoire.
Pour Otto Schenk, dont j’ai vu plusieurs productions à Vienne, Munich et New York, l’image qui reste, c’est celle de sa production munichoise de Der Rosenkavalier qui a vu passer toutes les plus grandes maréchales de ce temps, qui se sont glissées dans le personnage voulu par la mise en scène, de Christa Ludwig à Gwyneth Jones, Lucia Popp, Anja Harteros… C’est dans cette production que s’inscrit la reprise vidéo de Carlos Kleiber. Pour qui l’a vue, avec Kleiber en fosse comme avec d’autres, elle est inoubliable. Même si Nikolaus Bachler l’a remplacée lors de sa dernière année de mandat par la magnifique production de Barrie Kosky, rien ne la remplace dans mon cœur.
Otto Schenk a signé aussi la production viennoise de Rosenkavalier, et un peu antérieure, elle possède elle aussi des images merveilleuses, moins « évocatoires » cependant qu’à Munich, mais elle a l’immense avantage d’être encore au répertoire viennois. On ne peut que recommander à tout amateur de profiter d’un voyage à Vienne pour la voir.
Otto Schenk est indissociable de Vienne, où il s’est formé et où il a travaillé depuis ses plus jeunes années et il représente un théâtre d’un classicisme rigoureux, sans aucune faute de goût, avec une intelligence dans la gestion des espaces, des groupes, et aussi dans la manière de profiler chaque personnage avec justesse. Ce qu’on pense être quelquefois des tics ou des lieux communs de la scène d’opéra sont souvent des reproductions maladroites d’idées nées chez Otto Schenk. Combien de Baron Ochs dans des productions secondaires prennent leur source chez lui !
L’opéra de Vienne lui doit outre Der Rosenkavalier, de nombreuses productions de répertoires variés, mais c’est surtout aujourd’hui sa Fledermaus encore jouée le 31 décembre 2024 et le 1er janvier 2025 qui fait courir le public des fins d’années… là encore un vrai chef d’œuvre de précision mécanique, parfaitement huilée : l’opérette viennoise fixée à jamais dans son paquet cadeau et son ruban rose.
Pour ma part, j’ai aussi fait le voyage de New York pour voir sa production du Ring, qui fut l’une des cartes maîtresses du MET des années 1980 à 2010, sous la direction de James Levine dans les décors de Günther Schneider Siemssen. Je vis la série finale, celle des adieux avant que celle de Robert Lepage ne la remplace.
N’ayant vu que des Ring « modernes », cette production fut la première production « traditionnelle » de ma vie de mélomane, et elle était impressionnante, je garde un souvenir vibrant de cette imagerie épique et grandiose dont on peut comprendre la prise sur le public. Comme il a aussi signé au MET Die Meistersinger von Nürnberg à l’incroyable décor auquel aucun pétale de géranium ne manquait et un Tannhäuser pour mon goût un peu plus poussiéreux, c’est avec Wagner que je me suis plongé le plus fortement dans son univers. Je n’oublierai pas  ses spectacles, ce sont des témoignages, des traces de notre histoire culturelle.

Otto Schenk, c’est un opéra d’hier qui fonctionne encore aujourd’hui, et c’est un peu l’herméneute d’une tradition solide, fondée en culture, reflet d’un univers théâtral peut-être disparu suscitant la nostalgie, mais qui mérite notre estime, et qui garde en tous cas toute mon admiration.

Der Rosenkavalier (Munich)