LES PETITES BARBARIES (4) : GRIBOUILLE À TOULON

Opéra de Toulon (MAGALI COHEN / HANS LUCAS)

En introduction, je renvoie le lecteur à l’état des lieux inquiétant que j’avais tenté de brosser en mai 2023 faisant le tour des problèmes de l’opéra en France, dans un article de ce blog qui porte le titre « L’opéra en France, le boulet ». Ce qui se passe à Toulon est la conséquence directe de l’inconséquence politique en matière de culture, et surtout d’opéra.
J’y avais fait un rapide tour d’horizon régional et je reprends ci-dessous ce que j’écrivais sur la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui sera le point de départ de mes observations :

Provence-Alpes-Côte d’Azur
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra Grand Avignon
– Opéra de Marseille
– Opéra de Toulon Provence Méditerranée
– Opéra Nice Côte d’Azur

Quatre opéras au même profil, qui représentent une singularité dans le paysage français. Des publics plutôt traditionnels, un répertoire essentiellement franco-italien, pas un seul opéra national et des opéras en régie municipale, essentiellement supportés par les villes. Autant dire la mort lente.
Avec l’arrivée de Bertrand Rossi à Nice, une politique est en train d’y naître, mais la salle, une belle salle à l’italienne du XIXe dans la tradition de la péninsule (inaugurée en 1885 en lieu et place de l’ancien théâtre détruit par un incendie particulièrement meurtrier) aurait besoin d’un sérieux rafraichissement. C’est une salle de grande tradition musicale, l’opéra y est vivace, dans la tradition italienne puisque la ville est devenue française en 1860. Et pourtant Nice n’est même pas signalée comme « Maison d’opéra en région » par le Ministère de la Culture, ce qui apparaît au moins étrange.
Entre Toulon, Marseille et Avignon, villes relativement proches, aux publics assez semblables et aux politiques artistiques voisines, on pourrait imaginer des liens, des échanges, une politique au moins partiellement commune, mais paresse, politique et bêtise se conjuguant…
De même entre Marseille et Aix, puisqu’Aix a toutes les infrastructures adéquates à cause du Festival, on pourrait imaginer durant l’année quelques collaborations, mais Marseille et Aix, c’est l’eau et le feu, Caïn et Abel, Étéocle et Polinice, et en moins tragique, mais tragiquement ridicule, les Dupond et Dupont. Guerre historique et picrocholine sur fond de différence sociales, de haines rances et enchâssées dans les mémoires, l’ex-capitale de la Provence fondée par les romains face à la ville grecque, de cinq siècles son aînée. En plus elles ne sont plus du même bord politique (même quand elles l’étaient, les deux villes se haïssaient). Laissons la carpe et le lapin continuer à jouer dans le bac à sable.
Le cas marseillais est pourtant très singulier dans le paysage français : une salle immense, la plus grande de tous les opéras de région (1800 places), une vraie saison, articulée, un nombre de représentations qui avoisine celui d’un Opéra national, et entièrement à la charge de la ville de Marseille ou quasiment. C’est un cas unique à ce niveau de subvention et si j’ai bien lu la Ville méditerait de sortir du régime de la régie municipale. La deuxième ville de France mérite évidemment un opéra national, mais il faudrait alors aussi donner un coup d’aspirateur à la poussière des productions et atteindre un niveau artistique moyen plus haut. Prendre exemple sur Nice ? ou sur Lille, qui est aujourd’hui du même bord politique ?…
Vous aurez compris que rien n’est simple en PACA, et Aix, Avignon, Toulon, Marseille (et Nice) sont à des milliers de kilomètres les unes des autres. Immobilisme et postures politiques font le reste. Adieu rêve d’un Opéra national de Provence.

Tout en répétant plusieurs fois dans mon étude que les Villes seules ne peuvent plus, dans le contexte actuel, supporter l’essentiel des charges d’une salle d’opéra, a fortiori les salles dites en gestion locale (le cas de Toulon), je concluais ainsi mon « tour de France » :

Mais ne nous berçons pas d’illusions, le genre lyrique ne sera jamais un genre populaire au moment où le théâtre connaît aussi des difficultés bien que ce soit un genre bien plus important en France, et il s’agit simplement de faire en sorte que l’offre soit à peu près homogène en qualité, dans un système plus cohérent et mieux territorialisé.
Mais ce que les puissances publiques nationales ou territoriales n’ont pas fait en temps de vaches grasses, elles ne le feront pas en temps de vaches maigres, l’opéra et son réseau de salles a été laissé plus ou moins tel que parce que s’y intéresser c’est entrer dans un engrenage qui ne concerne pas seulement les subventions, mais aussi les organisations, le système de production, les orchestres, les artistes etc… Il y aura bien des raisons pour lesquelles les choses sont laissées en l’état…

L’affaire de Toulon est spectaculaire parce qu’elle touche la part irréductible d’une institution d’opéra, le chœur, en un licenciement collectif qui met à jour l’incapacité du gestionnaire de continuer à financer son opéra de manière digne. Les victimes, comme d’habitude ce sont les travailleurs qui n’y peuvent rien, et qui deviennent de la sorte les boucs émissaires d’une politique imbécile, une politique de gribouille, dont la responsabilité exclusive incombe au premier chef aux institutions locales, mais en arrière-plan surtout à l’absence totale de réflexion stratégique globale sur l’avenir de l’opéra en France (et d’abord dans leur propre région) , malgré le nombre de rapports commandés et rédigés et les analyses de la cour des comptes. Les politiques publiques en la matière, qu’elles soient nationales, régionales ou municipales, sont assimilables à des soins palliatifs : attendre lentement la fin.
L’absence de pensée stratégique en matière musicale et surtout lyrique est le signe d’une classe politique dans sa globalité peu sensible à la culture et surtout à cette culture-là, car nos politiques plus démagogues que démocratiques sont essentiellement inspirés par une politique de masse, où se crée la confusion aisée et perverse entre culture de masse et culture démocratique. C’est d’ailleurs exactement la même question qui se pose à l’école, devenue école de masse profondément anti-démocratique, avec les résultats que l’on sait.
C’est évidemment pourquoi le sport spectacle a été valorisé, d’un rapport immédiat et économiquement juteux, personne ne s’y trompe, et qu’en matière culturelle on a intérêt à qualifier de « musique » la musique dite actuelle (les « victoires de la musique ») essentiellement privatisée, qui génère des flux financiers non indifférents, tandis que la musique classique ou lyrique (qui est tout autant « musique » que l’autre), plus subventionnée a droit à ses spécifiques « victoires de la musique classique », quand on ne l’appelle pas stupidement sérieuse, comme si elle était une musique « spéciale ».
La démocratie en la matière, c’est que chacun ait droit à cultiver ses propres goûts et (en Europe au moins), l’État et les collectivités garantissent à chacun l’accessibilité à tous les genres artistiques, les genres dits minoritaires devant être aidés par la puissance publique pour que démocratiquement, ceux qui les aiment ou les pratiquent puissent y avoir accès. La subvention n’est pas un assistanat, n’est pas un boulet qu’on traîne par force contrairement à ce que la Morançais et ses séides éructent mais une disposition démocratique qui compense une situation minoritaire. En ce sens l’art lyrique et son écosystème, même subventionné, a autant de droit d’exister que les autres genres, aux financements plus privés et plus juteux et au public plus massif, et donc électoralement (ça compte…) plus payant.  Mais, au démocratique on préfère le démagogique, c’est à dire le populisme avec ses relents aigres et vomitifs.
Si nous considérons le théâtre parlé, le système français est schizophrène, les « Molière » séparent théâtre privé et théâtre public, parce qu’insensiblement s’est installée l’idée que le théâtre public est « intello » et le théâtre privé « divertissement ». Cette différence d’ailleurs s’est estompée ces dernières années au point que certaines municipalités dans leur théâtre en gestion directe (qui fait en général la part belle aux productions privées) n’ont pas acheté des spectacles trop « sérieux », privilégiant le divertissement en une censure subreptice que signalait il n’y a pas si longtemps un article du Monde de septembre 2024.
Les municipalités gérant un théâtre ou un opéra seraient donc aussi des « directeurs artistiques » ou mieux, des gestionnaires des âmes de leurs administrés. On sait que certaines municipalités furent des territoires gérés par des potentats locaux, autocratiques, de droite comme de gauche, des Henri Duffaut maire d’Avignon qui nomma son fils Raymond à l’Opéra d’Avignon, Jacques Médecin à Nice, maire historique et chef de clan qu’on ne présente pas, ou Georges Frêche à Montpellier avec ses délires architecturaux post-mussoliniens où comme par hasard, construire un nouvel opéra était un signe de puissance et d’orgueil.
Pour certaines villes, avoir un opéra est un signe de « grandeur », peu importe ce qu’on y produit et comment on le produit, pourvu qu’on ait la main dessus. L’opéra de Nice est aujourd’hui un opéra-Estrosi, après avoir été l’opéra-Médecin, et Georges Frêche à qui l’Opéra-Comédie ne suffisait pas, a fait construire le Corum, l’Opéra-Berlioz, aujourd’hui réduit à l’os…Berli-OS.
Comme je l’ai écrit en mai 2023, la région PACA a quatre opéras en gestion municipale ou locale, Avignon, Marseille, Toulon, Nice, avec des publics similaires et une politique artistique voisine mais où les édiles se montrent incapables de pensée stratégique pour préserver l’avenir pour leurs publics et aussi pour les personnels qui y travaillent. Mais voilà, l’écosystème lyrique du Sud est féodal, et dans la féodalité, la piétaille paie quand les batailles se perdent.

Alors ce qui se passe à Toulon n’est évidemment pas une conséquence, mais un épisode du long chemin de croix que subit l’art lyrique en France, qui a autant à voir avec les difficultés depuis le Covid et à la désaffection des publics qu’avec l’absence de stratégie à long terme et souvent des « politiques artistiques » (certaines n’en méritent pas le nom) hasardeuses et sans invention, dont les programmations découragent par leur platitude. La désaffection du public n’est peut-être pas seulement due aux « circonstances », mais aussi à deux effets pervers :

  • Des programmations où le manque de moyens oblige à masquer la misère sous une effervescence de mini-soirées avec un nombre annuel réduit de vraies productions lyriques (opéra mis en scène avec orchestre et chœur), et de réduction en réduction se vérifie une désaffection du public. La réduction de l’offre vide les salles. C’est le serpent qui se mord la queue.
  • La qualité moyenne des productions, les titres qui racolent (toujours les mêmes), qui est la conséquence du point précédent, la peur de perdre un public qui de toute manière part, empêche l’audace au lieu de la stimuler, et les édiles locaux préfèrent les programmations « rassurantes » aux audaces hasardeuses (protéger les âmes…).

S’il n’y a pas de politique culturelle stratégique dans cette région, il n’y a pas beaucoup de politique artistique non plus. Même les Chorégies d’Orange cette saison renoncent à l’opéra mis en scène pour privilégier les versions de concert, dans un programme tutti frutti où l’opéra se taille la part du pauvre.

J’ai voulu en un tableau faire comprendre où nous en sommes, et faire saisir comment Toulon en arrive à licencier son chœur en comparant les saisons 2024-2025

(x)= nombre de représentations
(S) = repr. scénique
(C) = repr. concertante (SC= Semi-concertante)

 

MARSEILLE AVIGNON TOULON (Hors les murs) NICE MONTPELLIER
Norma (4)(S) La Traviata (3)(S) La Forza del Destino (2)(S) La fille de Madame Angot (2) (S) La Forza del Destino (3)(S)
Butterfly(5)(S) La fille de Madame Angot (3) (S) Une petite flûte (jeune public) (2)(S) Edgar (3)(S) Le voyage dans la lune (4)(S)
Rusalka (3)(S) (Sud) Turandot énigme au musée (2)(S) « opéra participatif » Nabucco(2)(C) Zauberflöte (4)(S) Médée (3)(S)
Orfeo (1)(SC) Les folies amoureuses (1)(S) La belle Hélène (4)(S) Juliette ou la clef des songes (3)(S) Mitridate, re di Ponto (3)(S)
Sigurd (4)(S) La petite sirène (1)(S)(Sud) Norma (2)(S)/Fest Chateauvallon 2025 Barbiere di Siviglia (4)(S) Barbe-Bleue (Jeune public) (2)(S)
Il Trovatore (4)(S) La Bohème (3)(S) Carmen (4)(S)
Alice (2)(S)
Zaide (2)(S)
Les Mamelles de Tirésias (2)(S)
Intéressant musicalement, assez piteux scéniquement 2 standards racoleurs (Bohème/Traviata) mais aussi des propositions originales Des titres de gros standards. Peu de recherche artistique Effort pour alterner standards et raretés (Juliette/Edgar) 5 titres dont deux Offenbach et un jeune public, 3 titres de référence…
21 repr./saison, 22 si on compte dans la saison le Requiem de verdi concert et non opéra mais compté comme opéra dans la brochure 19 repr/Saison 12 repr/saison 20 repr/saison 15 repr/saison

Quelques observations générales : dans une région (j’ai rajouté Montpellier, pas si éloignée d’Avignon et Marseille, même si appartenant à une autre région) où l’opéra était populaire, avec un public et une vraie tradition, tout se délite.
– D’abord, un nombre de représentations lyriques dont tous se contentent qui au mieux dépasse à peine la vingtaine à Marseille dans la deuxième ville de France, quand Lyon, Strasbourg ou Toulouse en affichent bien plus ne peut qu’interpeller. Certes, la gestion municipale et longtemps clientéliste a sa responsabilité, mais aussi une politique artistique peu inventive. Par comparaison, Lyon a travaillé sur son public depuis des dizaines d’années, profitant de la présence du TNP voisin, qu’il a habitué à des titres inhabituels auquel le public répond. Ce qui peut valoir à Lyon ne devrait pas être très différent à Marseille… d’autant que la présence d’un jeune chef doué et plein d’avenir comme Michele Spotti aurait pu être une force dynamisante. Mais voilà, on a choisi l’immobilisme et la poussière de l’offre scénique…
Nice, la grande rivale, a un directeur qui fait des efforts pour diversifier la programmation qui réponde à une plus large palette de goûts, mais on reste là-aussi à 20 représentations, ce qui est une misère.
Dans la même misère générale, on remarque aussi les efforts d’Avignon sur un nombre de représentations voisin, à diversifier les titres, à aller chercher des œuvres peu connues, même sur une représentation, à offrir une palette plus large, tout en offrant néanmoins ses titres populaires (Bohème/Traviata) et ses soirées écran de fumée (Turandot, opéra « participatif »…).
Et dans le paysage, Toulon est le moins inventif (choix des titres pour racoler du public) avec l’offre la plus réduite (12 repr.). Que croyez-vous qu’il arriva ?
– Dans le nombre de représentations, j’ai compté par générosité les spectacles jeune-public quand ils sont comptés « opéra » et les représentations uniques, à l’effet ridicule sur une programmation, et les représentations en version de concert. En revanche je me suis refusé à compter comme « opéra » les oratorios comme le font souvent les salles. Et pour masquer la misère de la production, on multiplie les « levers de rideau » par un nombre de concerts, de petites soirées, d’opérations fumée, de récitals, une sorte de hachis, comme ces boulettes de viande qui accommodent les restes quand on ne peut faire de bons repas.
– Cette misère-là, ce ne sont pas les managers artistiques actuels qui en sont responsables et qui ne font que gérer la pénurie. Ceux qui en sont responsables ont laissé pendant des années et des décennies pourrir la situation pour des raisons de pouvoir local, de gestion népotique ou clanique où l’opéra était la cerise sur le gâteau. Que dans toute cette région du Sud aucune initiative structurante ne soit née pour redresser la situation est désolant, avec une responsabilité partagée des féodaux locaux et de l’État, trop content de les laisser gérer leur bac à sable.

Alors tout le monde pleure sur Toulon, et ce sont des larmes de crocodile. Un coup d’œil sur la situation et les programmations depuis des années laissait évidemment prévoir la catastrophe. Dans ces théâtres, que signifie entretenir un chœur d’opéra pour au maximum une vingtaine de représentations, que signifie préparer La Forza del Destino ou Nabucco où le chœur a fort à faire pour 2 représentations seulement de chaque titre ?
Il était inévitable qu’à un moment à force de se voiler la face on ne heurte le mur.

– À de rares exceptions, toutes les productions sont des coproductions, et il y a miraculeusement même des productions marquées « Sud » qui circulent de Nice à Avignon. Mais la coproduction est l’arbre qui cache la forêt parce qu’on sait bien que la production est la part variable du système. Les frais essentiels sont les frais fixes, salaires, énergie, bâtiments qui ont augmenté fortement, et dont la part toujours plus lourde fait diminuer la part de la production en période de vaches maigres. On paie donc mathématiquement plus les travailleurs, on dépense plus en charges… pour moins produire… et donc on marche sur la tête. Le théâtre devient une machine coûteuse qui tourne à vide.
Il est évident que la solution pour ces entreprises chancelantes, aurait dû être une mise en commun de ce qui peut l’être, des forces régionales qui tournent dans la région, au moins 50% de productions communes, un travail plus étroit avec les scènes publiques locales (scènes nationales etc…), un travail sur les publics et sur l’accessibilité à l’échelle d’un territoire. Toulon et Marseille sont distants d’une soixantaine de kilomètres, Avignon d’une centaine… des distances qui ne sont pas infranchissables. Marseille est le centre d’un territoire dont les opéras les plus éloignés le sont à 170-180km (Montpellier ou Nice), et devrait logiquement en être le pôle fédérateur, même si Nice est une féodalité encore plus inexpugnable. Mais quand on voit Montpellier avec ses deux salles afficher à peine 15 représentations lyriques, on se dit qu’une coopération interrégionale ne devrait pas être impossible. Oui, je sais, je rêve, je rêve d’intelligence quand le ridicule et la bêtise règnent.

Toulon  tombe victime non d’une crise financière, mais d’un système à bout de souffle maintenu sous respirateur parce qu’il convenait à tous les édiles (locaux et départementaux) pour un public de niche, vieillissant et mourant de sa belle mort parce qu’on ne le nourrit plus et qu’on se moque comme d’une guigne d’une vraie culture démocratique. Revoir le système eût été trop risqué, trop compliqué, trop long à mettre en place et surtout trop peu payant à tous niveaux.
Alors dans ce paysage de désastre on préfère frapper une vingtaine de personnes en les licenciant. Des dommages collatéraux qui seront pense-t-on vite oubliés. Encore de la petite barbarie et de la grande lâcheté.