BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 10 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tableau 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une Catastorf…voilà comment certains ont qualifié le travail de Frank Castorf sur ce Ring.  Une fois de plus, la polémique a fait rage, comme on devait s’y attendre en voyant Frank Castorf monter sur la colline verte. Les deux enfants terribles du théâtre allemand, Hans Neuenfels (73 ans) et Frank Castorf (63 ans), au crépuscule de leur carrière, ont réussi à faire frémir le public, comme de vieux messieurs indignes. Mais si le Lohengrin de l’un est en train de devenir un classique, le Ring de l’autre fait encore frémir, d’autant, comme il fallait s’y attendre, que Castorf, jamais avare de déclarations tonitruantes et de provocations, a accusé l’administration du Festival d’y faire régner une ambiance digne de la DDR, et il s’y connaît !
Mais peu importe.
Peu importent les polémiques auxquelles Bayreuth depuis ses débuts est habitué. De décadence annoncée en décadence annoncée, nous devrions en être au 36ème dessous. Mais le scandale du jour (et ce fut vrai avec Wieland, avec Chéreau et avec d’autres) devient souvent le triomphe de demain.
Castorf a donc fait scandale.
Et pourtant, ce Rheingold  est un travail théâtral exemplaire, virtuose même. Au delà des choix idéologiques ou des partis pris, nul ne peut nier qu’il s’agit d’un travail techniquement bluffant, gestion des groupes, en vidéo et en « chair et os » (puisque le spectacle est simultanément sur scène et en vidéo : ce qui ne se voit pas en scène est représenté en direct en vidéo), jeu des acteurs-chanteurs d’une stupéfiante justesse, gestion des espaces, distribués très habilement dans le décor construit sur la tournette. En effet, le décor, extraordinaire de réalisme imagé d’Alexander Denić, tourne sur lui-même présentant toutes les faces d’un Motel du Texas, piscine, terrasses, chambres, bar-station service Texaco, réalisme imagé parce que ce réalisme-là est la somme d’un certain type d’images d’une Amérique vue à travers les films noirs de série B, voire Z, à travers les Comics (abus de couleurs criardes, de figures de femmes pulpeuses comme on ne peut en voir qu’au cinéma, dans les livres d’images pour ados boutonneux ou les romans photo), un hyperréalisme qui propose un concentré de clichés américains (y compris la route 66, qui ne passe pas au Texas d’ailleurs), avec son cortège de bagarres, de bar détruits par des sauvages (les géants) ou même de Ketchup : Frank Castorf nous démontre ce que nous savions déjà (depuis Chéreau), à savoir que cette histoire n’est qu’une histoire de médiocres, petits malfrats avides d’une parcelle d’or ou de puissance régnant sur un corps de prostituées. Wotan n’est qu’un petit maquereau et Alberich le chef d ‘une troupe déglinguée faite de femmes perdues ou de gays en déshérence nocturne. D’ailleurs, là où flotterait la bannière du Texas, Mime, dès qu’Alberich est vaincu, hisse le drapeau arc en ciel en signe de libération, qui flottera ostensiblement au vent lorsque les notes de la marche triomphale vers le Walhalla commenceront à sonner. On a l’arc en ciel qu’on peut.
Cette performance de toute la compagnie, c’est d’abord une performance de troupe de théâtre, un voyage de comédiens-chanteurs pour lesquelles parler de performance vocale serait ou superflu, ou inutile, ou à côté de la plaque (tournante en l’occurrence). En effet, tout est subordonné au jeu théâtral, à commencer par la diction, marquée par un débit plus accéléré comme dans les séries américaines, une sorte de diction aplatie, très fluide, mais très claire, une diction de conversation qui surprend d’abord, puis convainc totalement.
À cette manière de dire le texte correspond en écho une direction musicale elle aussi d’une fluidité rare, d’une clarté inouïe, et accompagnant chaque mot comme si elle le répétait en son. L’attention de Kirill Petrenko au plateau, nous l’avions déjà constatée plusieurs fois à Munich ou à Lyon, mais il y a ici un engagement musical aux côtés du travail scénique qu’il faut remarquer, en ces temps de polémiques contre Frank Castorf. La finesse du rendu sonore, les mille petits détails qu’on avait oubliés ou auxquels on n’avait jamais fait cas, tel solo de tel instrument, tel rendu particulièrement grinçant ou ironique dans une mise en scène où l’ironie est un concept central (appuyée dans les programmes de salle de plus en plus indigents de Bayreuth – par des citations de Vladimir Jankelevitch). Tout contribue à éclairer un propos global.
Détailler la performance de tel ou tel chanteur dans un tel contexte est inutile (même si on s’y essaiera), car c’est vraiment d’ensemble qu’il s’agit. Dans cette mise en scène, Rheingold ne saurait être un concerto pour Wotan et troupe connexe comme on le voit souvent, Wotan est « un parmi d ‘autres » identifiable par son costume rose fuchsia mais qui n’a pas de rôle prépondérant. Alberich et les géants font partie du paysage, un paysage noyé sous les détails polymorphes d’un décor étonnant, vieilles affiches de films (Tarzan..), lecture par le barman (excellent rôle muet de Patric Seibert, assistant de Castorf) de Sigurd, un comic allemand des années 50 (Sigurd…évidemment le bien nommé), barbecue autour duquel se sont réunies les filles du Rhin, au bord d’une piscine cheap dans laquelle flotte l’or et des paillettes dont elles s’enduisent tour à tour. Un barbecue avec ketchup et moutarde, dont s’enduira Alberich renonçant à l’amour au milieu de ces pulpeuses dames l’excitant à plaisir (merci Chéreau), et au milieu d’une bataille de lancer de ketchup: il s’autodétruit; enduit de moutarde, il est lui-même un remède contre l’amour, il a à peine besoin d’y renoncer…. C’est délirant. Du délire, certes, mais une remise à plat de cette histoire de vol, qui devient non un vol mythologique, mais un larcin, comme si l’or-métal n’était plus l’objet du désir, dans un monde où l’Or Noir l’a supplanté (nous sommes dans un Motel station-service Texaco). Alors, tout est dérision, dans un monde pareil, une dérision évidemment soulignée par les silhouettes des personnages : par exemple, l’apparition d’Erda en vison blanc, lamé et cigarette  restera l’un de ces moments exceptionnels, qui lutine son vieil amour Wotan sous les yeux courroucés de Fricka qui n’a de cesse de la chasser, Freia en combinaison latex, qui se laisse recouvrir de lingots et qui finit par couvrir sa tête du Tarnhelm, le Tarnhelm et l’Anneau dans le tiroir caisse du barman, là où l’on met dans ce type de bar le revolver indispensable. Et ce twist au ralenti, entamé par les déjantés du coin, quand les premières notes de l’entrée triomphale des Dieux au Walhalla se mettent à sonner. Bref, tout est détourné, mais tout prend sens en même temps. D’un petit larcin au fin fond du Texas, va se déclencher une histoire planétaire, d’une histoire de petits malfrats, géants, dieux, nains, tous pourris, tous pareils, tous sans intérêt sinon celui d’une bande dessinée vite lue vite avalée. Le Ring, qui est une manière de création du monde, naît de bagarres de petits minables et donc dans la création point immédiatement la ruine…
Évidemment, il y a dans cette translation scénique des parties plus difficiles à rendre : le Nibelheim se réduit à une roulotte argentée des années 50, on n’y descend pas, et Alberich ne règne pas avec son anneau sur une armée d’esclaves. Alberich et Mime sont immédiatement faits prisonniers, attachés à un poteau de la station service, et puis vite libérés comme s’ils étaient d’emblée soumis au diktat de Wotan, une bande a vaincu l’autre.

Nibelheim...© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nibelheim…© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une étonnante placidité règne dans cette scène, la remontée du Nibelheim se fait assis sur une chaise longue, Alberich avec son canard, Wotan, Loge face au public. Ils ne font rien…La transformation en dragon, ou en grenouille, sont deux vidéos banales. On sent qu’ici les solutions scéniques ont été plus difficiles, mais en même temps la scène se passe, dans la même ambiance, comme si passer des dieux au Nibelheim ne changeait rien. Tous les mêmes.

Quant au Walhalla, c’est  « vu à la TV », le palais de Randolf Hearst (est-ce un hasard si c’est lui qui invente le comic strip ?), et c’est en fait plus un Walhalla dans les têtes qu’un Walhalla réel. Et quand Donner frappera à la fin de son marteau laisant apparaître le Walhalla, c’est l’enseigne au néon « Golden Motel » qui s’allumera.
Ce travail acrobatique installe la nature du prologue, séparé de l’histoire qui va commencer dans la Walkyrie: une narration dans la narration, mais une narration caricature, réduite à objet de lecture pour adolescents, d’histoire-cliché où la bande dessinée, mais aussi le cinéma sont interpelés

Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Froh (Lothar Odinius) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

(Froh est une copie de Michael Douglas dans ses pires films) où cow-boys, maquereaux, barman , prostituées et femmes faciles se croisent : Wotan apparaît couché dans un lit entre Fricka et Freia et elles se l’arrachent, les filles du Rhin dépendent aussi de lui, elle lui téléphonent pour lui raconter le vol de l’or etc…. Les relations de pouvoir existent, le rôle central et moteur de Wotan apparaît, au détour d’un tableau, d’un geste, d’un mouvement autour de lui, mais pour Castorf, c’est clair, il n’y en a pas un pour racheter l’autre et donc tous pourris.
Alors certes, il faut avoir les yeux partout, et essayer de ne pas perdre le fil musical. Pour le spectateur, c’est acrobatique : car ce qui se passe sur scène n’est qu’une partie du jeu, les vidéos en dévoilant l’autre partie, la partie cachée des ellipses du récit. Quand les personnages disparaissent, on les voit sur l’écran, les arrières plans deviennent premier plan, les images expliquent, illustrent confirment, inventent : c’est prodigieux de drôlerie, d’inventivité, de vivacité, de vie. Ce travail sue l’intelligence et l’invention et va jusqu’au bout des intuitions  introduites par d’autres, comme Chéreau ou Kupfer, va jusqu’au bout d’une logique qui fait des ces dieux, ces nains, et ces géants (qui cassent tout comme les éléphants dans le magasin de porcelaine) les facettes d’une même humanité dérisoire. Une provocation ? non ! Simplement un reflet à peine déformant de notre humanité minable, sans noblesse, sans autre moteur que le désir multiforme.

Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Loge (Norbert Ernst) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans ce petit monde, Loge est vu (en costume rouge) comme le Levantin, l’oriental tel qu’on le rêve, barbichette, cheveux frisés noirs de geai, celui qui va vous vendre des tapis dans un bazar, agitant sans cesse son briquet (eh oui, le feu..), celui qui négocie, qui marchande, dont on a besoin et qu’on rejette en même temps (Loge n’a pas le droit aux pommes de Freia, il doit toujours se débrouiller par lui-même pour s’en sortir). Mais à la fin, le tableau risque de finir en apocalypse : tandis que les Dieux sont sur une terrasse, prostrés par le Walhalla (Wotan Fricka et Donner d ‘un côté, et perchés en hauteur Froh et Freia),  le barman vient de verser sur le sol de l’essence des pompes, Loge est devant la station service, il allume son briquet, pour faire tout exploser : mais au dernier moment, il renonce tandis que dernière image, les filles du Rhin sur l’écran nagent au fond de l’eau en contemplant la caméra d’un regard halluciné.

Évidemment, ce qui se tient sur scène est tenu d’une manière très serrée musicalement. Kirill Petrenko suit chaque parole et on l’imagine de la fosse avec sa précision coutumière, mais il ne faut pas attendre de sa direction des effets tonitruants, c’est une direction d’une tenue prodigieuse, d’une modestie étonnante au service d’une entreprise globale. C’est un parti pris de musique d’accompagnement, d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans effets, une  musique explicative comme le seraient sur scène certaines vidéos. Tel instrument qui apparaît surprenant, ici hautbois, là une attaque de violons, ailleurs des contrebasses (sublimes). Il faut revenir sur ce prélude, au crescendo imperceptible, d’une fluidité rare, et en même temps d’une clarté telle qu’on a l’impression (voulue par Wagner) de la naissance du son, venu des profondeurs (ah ! cette fosse…). C’est une direction musicale au service de l’entreprise, et non démonstrative  ou autocélébrative: il ne s’agit pas de dire « vous allez voir ce que vous allez voir, c’est mon Wagner à moi ! », mais de s’insérer dans une globalité, de prendre sa place, toute sa place, pour donner le rythme musical qui correspond à ce rythme scénique. En prenant en compte le credo wagnérien qui s’applique dans cette salle, à savoir la profonde solidarité fosse-plateau, le son jamais ne s’impose, mais contribue à un ensemble. Une direction contributive. C’est tout simplement prodigieux, les journaux ont écrit phénoménal : du bonheur à l’état pur.
Alors dans un travail de ce type, il est difficile de rendre compte des voix comme dans un opéra traditionnel, voire un Rheingold ordinaire (s’il y en a…). Pour sûr, ceux qui ont entendu la retransmission radio ont perçu çà et là des trous, des faiblesses. Mais pour ceux qui sont dans la salle, l’impression est autre, elle est celle d’une construction commune, où chacun avec ses défauts et ses qualités, apporte une brique.
Le Donner de Markus Eiche est remarquable et dans son jeu (cow boy tout de noir vêtu), diction impeccable, belle projection. On connaît les qualités éminentes de ce chanteur qu’il démontre une fois de plus. Froh est Lothar Odinius, autre chanteur de haute qualité d’élégance et de projection, comme les spectateurs de l’opéra de Lyon le savent, avec une belle sûreté dans la voix, et Loge est Norbert Ernst, régulièrement invité à Bayreuth, élégance, phrasé, ironie mordante dans l’expression, jeu prodigieux de vérité et de distance, un des ténors de caractère qui à l’opéra de Vienne où il est en troupe continue la tradition des Heinz Zednik.
Du côté des dames, la Fricka de Claudia Mahnke est un beau personnage, mais la voix est plus banale, sans grand relief, elle s’en tire avec honneur, mais sans brio. La Freia de Elisabet Strid est plus présente vocalement, mais reste aussi en retrait sonore, même si elle campe un personnage exceptionnel de vérité.

Apparition d'Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Apparition d’Erda © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La plus impressionnante, c’est l’Erda de  Nadine Weissmann: une voix profonde, bien projetée, une silhouette fascinante qui s’impose immédiatement et qui par sa seule présence impose silence et tension.

Premier tableau: les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Premier tableau: les filles du Rhin et Alberich © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant aux filles du Rhin elles sont remarquables et dans leur jeu et dans leur chant, malgré quelques stridences de Woglinde (Mirella Hagen), mais des trois la plus impressionnante par son intelligence physique et surtout sa voix profonde, imposante, au merveilleux phrasé, la Flosshilde d’Okka von der Dammerau, en troupe à Munich (elle y était une magnifique Charlotte des Soldaten).
L’Alberich de Oleg Bryjak qui reprend le rôle cette année, est présent, dans son personnage de gros pervers de la première scène. Mais la voix reste pour mon goût trop claire et n’arrive pas à l’imposer, un Alberich léger, un brave mauvais garçon assez ridicule avec son goût immodéré pour la moutarde dont il s’enduit abondamment, et lui qui va renoncer à l’amour  a fait d’un canard en plastique pour enfants une sorte de doudou qu’il reprend à chaque crise : une voix qui correspond sans doute au rôle dans cette mise en scène, mais sans le poids habituel conféré à un Alberich. Ce qui n’est pas le cas de Mime (Burkhard Ulrich), qui est moins appuyé que les Mime habituels moins ténor de caractère, à la voix nasale et plaintive qui remplit les scènes. Burkhard Ulrich, dans son costume tout doré cherche par tous les moyens à chiper quelque chose à son frère, et notamment des copeaux d’or, et chante comme un personnage ordinaire, sans forcer, sans grimacer, et d’une manière non dépourvue d’élégance lui aussi comme les autres.
Les géants en ouvriers furibards, qui cassent tout sur leur passage (pauvre bar ! pauvre barman !), sont bien en place vocalement, sans être impressionnants, Sorin Coliban en Fafner sans doute est-il des deux le mieux en place, aves la voix la mieux projetée, tandis que le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer en Fasolt gagnerait à plus de présence,  de puissance et d’assise vocale pour tout dire.
Quant à Wotan, c’est Wolfgang Koch, qui a pris le rôle par là où souvent on ne le prend pas, non pas en chef vocal incontesté avec une large voix sonore, mais par le dialogue, par la conversation en musique, un dialogue où dominent un sens du mot, une intelligence expressive, une distance et une élégance du phrasé qu’on entend rarement dans Wotan à ce point de perfection. Comme l’orchestre de Petrenko, la voix de Wotan refuse l’effet et l’autopromotion, elle préfère sans cesse revenir au sens, à la couleur, au dire, à la parole. C’est un Wotan qui chante comme dans Mozart, phrasé, sensibilité, poids des mots. Grands moments que ses interventions.
Voilà un Rheingold pétillant, effervescent, quelquefois délirant, qu’on suit avec difficulté peut-être (il faut avoir les yeux partout, et les oreilles rivées au plateau), un Rheingold qui distancie l’histoire sans trop la prendre au sérieux, comme dans les Comics, où le pétrole texan est toujours présent mais jamais central et où les personnages pris dans une agitation permanente, laissent glisser et passer tout ce qui sera déterminant plus tard. Voilà un Rheingold chanté correctement, mais dirigé d’une manière exceptionnelle, qui a stupéfié et émerveillé le public à un point rarement entendu dans la salle. Voilà un Rheingold mis en scène avec une rigueur et une précision incroyables, de ce travail scénique se détermine une direction musicale complètement en phase et en même temps vive, inventive, diverse, colorée, et un esprit de troupe, cohérente et engagée, au service de ce merveilleux dessin animé . Beau travail. Grand art. De l’Or.

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RHEINGOLD II le 10 août :

Et la magie vous reprend…

 J’avais vu deux Ring de Chéreau successifs, j’avais aussi vu des répétitions générales, puis les spectacles. C’étaient des péchés de jeunesse.

Comme Rossini, j’accomplis mes péchés de vieillesse et me voilà dans mon deuxième Ring à Bayreuth, à peine 10 jours après la fin du premier. Follie, dirait Violetta, mais je suis entouré de gens raisonnables qui font des aller-retour Salzbourg ou Prague pendant les jours libres, et au fond, une fois en Franconie, une fois perdus dans cette ville de Festival improbable, une fois en vacances et loin des soucis, tout est permis.
Les Festivals ont cela de particulier que vous ne pensez qu’à la représentation du soir et ne fait événement que le fait d’avoir croisé un membre de la communauté des wagnériens avec un béret Wagner, ou d’avoir vu déposer un os à moelle fleuri ou une rose blanche sur la tombe de Russ (le chien de Wagner, endormi à côté de ses maîtres). Bien entendu, je n’invente rien…
Alors, folie pour folie, ayant eu la chance de pouvoir voir deux Rings, et le premier m’ayant tout de même fortement secoué, me voilà reparti pour l’aventure.
Et Rheingold a été comme la première fois, une magnifique surprise, oui encore une surprise, pleine de vie, d’une fluidité rare, avec une troupe remarquablement engagée. J’ai trouvé l’orchestre peut-être encore plus fin, encore plus précis que la première fois (mais ce n’est peut-être qu’une impression), avec cette fois-ci  des moments suspendus où l’émotion a pris le pas sur l’analyse : image magnifique que celle de Loge remontant de Nibelheim, dans une image rougeoyante du matin, allumant une cigarette avec un fil sonore ténu à l’orchestre qui donnait à cette image banale en soi une poésie indicible.
La virtuosité de la mise en scène reste évidente, avec des moments prodigieux de vie (les tentatives de fuite de Freia, cherchant une solution, au téléphone, fouillant nerveusement dans la valise pour chercher son passeport, se dissimulant sous les couettes, tout cela dans un rythme endiablé), d’autres d’ironie : les géants, brutes épaisses, avec Fafner à l’étrange barbe presque goudronneuse et Fasolt plus humain, qui essaient de tout casser dans le malheureux bar mais qui ne sont pas au total bien méchants,  des géants qui ressembleraient à des mauvais garçons de journal de Mickey, des Rapetou.
L’installation très claire du parallèle Wotan/Alberich, qui sont tous deux propriétaires d’une station service, mais l’un avec Mercedes décapotable, l’autre avec roulotte miteuse installe du même coup un rapport de domination inversé, car Wotan est dominant d’emblée, sans or et sans anneau. Car l’or est conservé, l’or fait le costume de Mime, mais l’or n’est plus un enjeu; l’enjeu, c’est seulement Tarnhelm et Anneau conservés dans la caisse du bar…
Autre élément qui me fait encore gamberger : dans ce monde, Wotan reste celui dont on reconnaît la puissance, Alberich ne résistant pratiquement pas, comme si ils étaient déjà complices et qu’ils allaient mener ensemble la suite de l’histoire. Il reste que le passage au Nibelheim est pour moi un peu cryptique dans sa réalisation, c’est bien moins clair que le reste, mais cela permet de se réserver pour de futures visions.

Une idée vraiment séduisante est la libération de Mime qui dès que son frère est prisonnier veut vivre sa vie, qui s’enferme dans la roulotte et évidemment, annonce Siegfried. Les idées fusent, et il faut les attraper au vol, combien d’éléments m’avaient échappé à la première vision !
Du point de vue vocal, les hommes (et notamment les Dieux) me paraissent plus au point que les voix féminines, notamment Fricka (plus intéressante dans la Walkyrie) et Freia. Freia a une voix courte et sans grâce, alors que le rôle gagnerait à être plus valorisé du point de vue vocal, il ne faut jamais oublier que derrière une Freia, il y a au loin une Sieglinde.

Alberich est vocalement assez peu convaincant, ce qui est gênant vu l’importance du rôle ; il reste que nous sommes face à un Alberich faible et sans relief, et donc la voix peut correspondre au dessein de la mise en scène. Disons que c’est un heureux hasard
Enfin, musicalement, il y a un choix extraordinairement clair d’accompagner la scène, au sens d’un accompagnement musical cinématographique. La musique vit au rythme des pulsions de la scène. Grâce à Petrenko, on est de plain pied dans la Gesamtkunstwerk  car sa direction est inséparable de ce qu’on voit…et ce doit être d’autant plus étrange lorsqu’on entend cela en radio. Sans doute cette direction peut-elle apparaître insuffisamment spectaculaire ou démonstrative, mais en précision, en fluidité, en discours, en clarté, elle ne peut que convaincre, j’en ai eu encore la confirmation, après la deuxième écoute, c’est toujours inattendu, passionnant, vivant : voilà une direction profonde, fouillée, cherchant à donner du sens et pas seulement du son (suivez mon regard…).
Kirill Petrenko a encore été accueilli par un délire indescriptible aux saluts, et ce n’est que justice : cette direction est miraculeuse.

C’est donc reparti, avec le sourire, avec la joie chevillée au cœur.

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BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm

HERBERT VON KARAJAN: 25 ANS DÉJÀ

Herbert von Karajan au pied de son avion
Herbert von Karajan au pied de son avion

Il y a 25 ans disparaissait Herbert von Karajan et 25 ans après, il reste pour les maisons de disques la valeur la plus sûre, et la garantie des ventes les plus régulières. C’est qu’il fut le premier des chefs d’orchestre à comprendre l’importance croissante des médias et celle de la diffusion musicale, il a été l’un des premiers à utiliser l’image à grande échelle Bien des opéras ou des concerts ont été enregistrés et ont constitué des films (Otello de Verdi avec Vickers et Freni par exemple). Lui-même était un sujet favori des magazines et l’un des phares de la Jet Set : il pilotait son avion, aimait les voitures de course, était sportif, naviguait, fréquentait Saint Tropez, avait épousé en troisième noces une jolie femme, française, Eliette. En bref, tout ce qui fait le kit du parfait people.
Ces 25 ans sont l’occasion pour les maisons de disques, et notamment DG sa maison référente depuis une quarantaine d’années, de relancer un peu le « produit » Karajan : c’est en effet un moyen aisé de faire entrer un peu de liquidités dans les caisses paraît-il vides des maisons de disques classiques, se refaire une (petite) santé sur le dos de la vieille bête Herbert. Il y aurait beaucoup à dire sur le marketing actuel du disque classique, sur les politiques en matière d’éditions et de rééditions, sur les titres..etc..etc…
Pour ma part, je suis un inconditionnel du premier Karajan, celui des années 50, celui qui enregistrait chez EMI une Ariane à Naxos restée inégalée (rien que les premières mesures sont un enchantement), ou un Rosenkavalier ( avec Schwartzkopf  et Jurinac) qu’aucun jusqu’ici n’est arrivé à détrôner, ou même son Falstaff avec Gobbi là aussi indétrônable, et celui des années 60 avec une série de Trovatore impressionnants en live (avec Leontyne Price). Chez DECCA (Universal Music aujourd’hui), il a fait à cette époque un Boris Godunov qui lança Nicolai Ghiaurov dans la version Rimski qui était avant l’arrivée de la version originale (fin des années 70) la référence . Quant à sa Bohème (toujours chez DECCA), avec Pavarotti et Freni, elle s’est installée en tête de discographie sans qu’aucun autre ne puisse s’imposer. Seul Kleiber aurait pu, mais il n’y a que des éditions pirates de ses Bohème.

Celui des années 70 à 89 me séduit moins. Certes son Ring est l’une des références de studio, avec des choix surprenants de distribution seulement possibles au disque et un enchantement orchestral. Pour le reste, la production discographique de cette époque ne me convainc pas, Parsifal mis à part, qui fait partie de mes Parsifal de prédilection et on peut même dire des must en la matière.
Comme Abbado, qui lui a succédé à Berlin, et avec qui il entretenait une relation ambiguë, tant les deux hommes sont différents, radicalement, il a enregistré un Bruckner (la 7) comme testament sonore presque indépassable.
Il me laisse personnellement deux très grands souvenirs : une Aida à Salzbourg en 1979 avec Freni, Carreras, Horne, Raimondi, Cappuccilli où j’ai enfin compris quelle magie ce son Karajan pouvait dégager et comme Freni chantait quand il la dirigeait, et un troisième acte de Parsifal à Garnier qui était un concentré d’ivresse sonore et qui reste un des grands moments de ma vie de mélomane.
Pour le reste je n’ai jamais été un fan passionné du Maître de Salzbourg, de Berlin et même de Vienne, mais malgré mes réserves, quand un ami non mélomane me demande des conseils musicaux pour des cadeaux, je réponds toujours, « si tu hésites, prends Karajan. Ce ne sera peut-être pas ma version de référence, mais tu auras la garantie, toujours, d’un très haut niveau. »
C’est dans ce sens et avec cet esprit qu’il faut écouter la compilation que DG vient de faire paraître sous le titre racoleur mais assez juste «Classic Karajan» et qui a excité ma curiosité (malsaine dirons certains). Classic, parce que si le mot classicisme a un sens, c’est bien à propos d’Herbert von Karajan. Classicisme comme référence, classicisme comme juste milieu, classicisme comme « à étudier dans les classes », classicisme comme « rien de trop moderne ». Et Karajan, parce que c’est probablement le seul nom de chef d’orchestre encore connu du très grand public. Évidemment, vu sa production discographique, on trouve toujours au détour des bacs de disquaires  un (des) enregistrement(s) de Karajan.
Quel peut être le sens d’une telle compilation ? Elle s’adresse évidemment à un public non mélomane, à ceux qui, curieux, veulent aborder le monde de la musique dite classique avec un « classic », et avec l’assurance que donne le grand nom de référence. Elle s’adresse aux grands-parents ou aux parrains-marraines mélomanes voulant faire un cadeau au petit fils/filleul pour l’introduire à la musique classique ou au fiancé mélomane qui désespère de sa fiancée folle de heavy métal (en cadeau de rupture?).
Pour moi qui suis entré en religion mélomaniaque à dix ans par Johann Strauss et les valses de Vienne, je suis assez frustré puisque seule la Radetsky-Marsch, en dernier extrait du CD2, clôt l’audition, un peu comme dans le concert du Nouvel An à Vienne, pour servir de trace de petit Poucet dans les mémoires d’un public qui regarde probablement le Concert du Nouvel An . D’ailleurs, ces extraits sont mis en scène, avec en ouverture l’introduction du Also sprach Zarathustra de l’autre Strauss, et en clôture la Radetsky-Marsch, et sont conçus comme un balayage le plus large possible et de l’art du maître, et de l’étendue de son répertoire, symphonique, choral, lyrique. Tout est là, en extraits très calibrés mais nombreux (32 en tout), un concentré des must qui illustrent la musique classique dans les grands média, Zarathustra (R.Strauss) Radetsky Marsch (J.Strauss Sr), début de Symphonie n°5 de Beethoven, Adagietto de la 5ème de Mahler, La petite musique de nuit de Mozart, le Canon de Pachelbel, La chevauchée des Walkyries (une merveille, il faut bien le dire…) , l’Adagio d’Albinoni, la Méditation de Thaïs, l’ouverture de Carmen etc…etc…
Au milieu de ce concentré de ce qu’il-faut-avoir-entendu-au-moins-une-fois-dans-sa-salle de-bains, on trouve aussi de l’opéra, Puccini (Butterfly, version de référence, encore aujourd’hui), Turandot, œuvre enregistrée tardivement avec laquelle il eut moins de chance, mais c’est Domingo dans Nessun dorma, l’ouverture de la Flûte enchantée, et des extraits des deux Requiem, Verdi (Ingemisco, avec José Carreras) et Mozart (Lacrimosa, avec le Wiener Singverein) et quelques extraits moins connus, Holst (Les Planètes, Jupiter) et Franz Schmidt (Intermezzo de Notre Dame, qui permet de constater une fois de plus ce qu’étaient les cordes berlinoises sous Karajan), et puis on trouve Prokofiev, Tchaïkovski, Smetana, Vivaldi.
Deux disques panoramiques pour auditeurs pressés, pas vraiment désireux d’approfondir, mais qui permettent de montrer à quelle hauteur Karajan se plaçait.

Il convient donc de remettre les choses à leur place : bling bling, certes, mais quel chef a cette place aujourd’hui ? qui a contribué autant que lui à populariser la musique dite classique ? Ce mini coffret, dont les radios diffusent abondamment la publicité (au moins France Inter), aurait-il l’effet de réveiller la curiosité de l’auditeur qu’il atteindrait son but. En tous cas, à 25 ans de la mort d’Herbert von Karajan, il continue à faire vendre, on continue à faire de la pub autour de lui, et le produit n’est pas, loin de là, un produit de bas étage. Discuté, discutable, lointain, dictatorial, opportuniste pendant la guerre,  mais sublime, mais génial, on a tout dit de lui, tout et son contraire. Et rien n’est faux.
Il reste que la trace laissée est profonde, et qui l’a entendu avec ses Berliner comprend pourquoi. À surface médiatique (hélas) égale,  mieux vaut acheter Karajan qu’André Rieu…L’un est une valeur, l’autre un produit.

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FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: TRAUERNACHT , d’après des Cantates de Jean-Sébastien BACH le 21 JUILLET 2014 (Dir.mus:Raphael PICHON; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

PETITE FORME, GRANDS EFFETS

Dernière soirée de mes deux séjours aixois, the last, but not least.

Bernard Foccroulle, je l’ai écrit à propos de Winterreise, propose à côté des opéras de petites formes qui ont visiblement prise sur le public, vu qu’aussi bien la salle du Conservatoire Darius Milhaud que le délicieux théâtre du jeu de Paume étaient pleins. La petite forme de « théâtre musical » ou de « musique théâtralisée » peut s’exporter plus facilement, et quand c’est réussi comme c’est le cas aussi bien pour Winterreise que pour Trauernacht, cela assure un  véritable avenir pour ce type de spectacle. Amener à la musique classique ou au chant lyrique par des spectacles aussi exigeants et fascinants, c’est un défi autrement plus stimulant que d’afficher une Aida médiocre dans un Zenith quelconque.

Ainsi de Trauernacht, un spectacle monté autour d’extraits de Cantates de Johan Sebastian Bach (sauf le premier Motet a capella, de Johan Christian Bach), qui traitent de la mort, ou plutôt des étapes du deuil.
C’est à Katie Mitchell que Bernard Foccroulle a confié la mise en scène, et la partie orchestrale est dirigée par Raphaël Pichon, jeune chef d’orchestre qui a commencé comme contreténor, et qui désormais se promène et promène sa formation fondée en 2006, l’Ensemble Pygmalion, de Festival en Festival en France et ailleurs.
J’ai vu à Berlin en avril Le Vin herbé de Frank Martin et j’en ai rendu compte. Ce spectacle est une cantate profane que Katie Mitchell avait mis en scène au Schiller Theater dans les ruines d’un théâtre bombardé, évocation des bombardements du théâtre berlinois. Les deux spectacles ont en commun la forte ritualisation, et l’insertion dans le cadre d’un théâtre mis à nu, réduit à l’essentiel, un plateau où subsistent quelques éléments, table, chaises, étagères, et sur lequel les protagonistes se déplacent silencieusement (pieds nus) avec une lenteur très calculée, où tout fait symbole et où le moindre geste est isolé, désossé, décortiqué, dans un silence partagé par la scène et la salle, opportunément rappelé au public par Raphaël Pichon dans l’introduction consacrée à l’intermittence, très bien faite par ailleurs.
C’est en effet de mort, et de deuil qu’il va être question, c’est à dire ce qui unit tous les humains présents, sur scène, dans la fosse et dans la salle : tous nous avons souffert de la mort d’un proche, tous nous avons connus ces repas d’après, et tous nous avons surmonté nos deuils.

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est ce parcours que Katie Mitchell, en s’appuyant sur la musique de Bach, évoque dans un spectacle d’une très grande tenue et d’une très grande simplicité, presque hiératique, où se mélangent les souffrances du deuil et les complexes relations familiales autour d’une table qui réunit deux frères et deux sœurs, le traditionnel quatuor basse, ténor, soprano, alto., autour du souvenir du disparu. Les habits qu’on trie et qu’on jette…une chemise…une paire de chaussures, les lettres qu’on retrouve, et le repas qui réunit tous les membres de la famille, avec ses gestes du quotidien le plus banal, on met la table, on change les assiettes, une cuillère tombe, on sert la soupe, on mange lentement, on parle, on s’énerve, on revient à table, on s’émeut, le tout en chantant Bach, sans qu’une seule fois on s’interroge sur les rapports entre scène et musique.

Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est le spectateur qui spontanément tisse les rapports entre ce qui est vu et ce qui est entendu, qui met en Correspondance, dans le même sens que je l’employais pour les images de William Kentridge dans Winterreise. Ce repas auquel nous assistons, c’est aussi comme une Cène dont le personnage central, le père (Frode Olsen, émouvant dans sa très courte intervention) ne serait plus, chaise vide à table, et en retrait, au fond, dans l’ombre, se rappelant aux protagonistes et aux auditeurs en sifflant, et n’apparaissant qu’en un moment bouleversant pour chanter le Es ist vollbracht de la Cantate BWV 159 devant ses proches prostrés. C’est aussi en ce sens qu’il faut considérer la nécessité du rituel, de cette lenteur calculée où chaque geste du quotidien est décomposé et presque suspendu dans le temps, ritualisé comme le serait la préparation de l’offertoire pendant la messe.
Il y a d’autres moments musicaux qui vous atteignent au plus profond, par exemple Stirb in mir pour alto (magnifique Eve-Maud Hubeaux, voix sonore, bien projetée, large, profonde) de la Cantate BWV 169. Très sensible, et particulièrement bien chanté par la jeune basse Ich habe genug, de la Cantate BWV 82 (malencontreusement écrit dans le programme Ich habe genung. J’ai d’ailleurs remarqué trop de coquilles et de fautes dans les programmes d’Aix cette année, les vérifications et relectures gagneraient à être plus attentives).
TRAUERNACHT_0604-1000pxlLe baryton-basse islandais Andri Björn Robertsson y a montré des qualités exceptionnelles de tenue vocale, de diction, de phrasé, c’est pour moi, avec l’alto précédemment citée, les deux voix qui se révèlent dans ce quatuor : voilà un nom à suivre, à la fois pour le timbre, très chaud, très velouté, et pour la technique et la maîtrise. Un de plus dans la série actuelle très talentueuse des chanteurs du Nord (et aussi passé par une formation londonienne…). Non pas que l’irlandaise Aoife Miskelly ait démérité, mais la partie pour soprano (essentiellement Die Seele ruht in Jesu Händen BWV 127) est limitée, quant au jeune ténor Rupert Charlesworth, il a des difficultés dans le grave, détimbré, et le bas medium qui nuisent au relief de ses interventions notamment l’extrait de BWV 90 Es reißet euch ein schrecklich Ende, alors que la voix se libère dès qu’il monte à l’aigu.
Autre artisan de la réussite de ce magnifique moment, tout en retenue, Raphaël Pichon, et l’ensemble des onze musiciens sélectionnés pour l’occasion et formant l’Ensemble baroque de l’Académie Européenne de Musique dans la fosse, notamment les bois, particulièrement exposés. Aussi bien dans la manière d’accompagner, presque en sourdine, les voix que lors des interventions d’ensemble et notamment au début (BWV 146, Wir müssen viel durch Trübsal , sorte de programme de ce qui va se passer sur scène). Raphaël Pichon sait alterner énergie et recueillement, il sait aussi orchestrer le silence, si je puis me permettre ce presque oxymore. Il y a des œuvres où le silence doit être tissé au son, doit s’imposer, doit être écouté. Ce soir, c’était le cas : on est presque gêné d’applaudir à la fin, après le Choral murmuré, et sublime BWV 668 Vor deinem Thron, sorte de musique aux limites mêmes du son et de l’audible, qui secoue profondément à la fin du spectacle. Voilà beaucoup de talents rassemblés, et voilà un très beau moment de musique, où le visuel sert l’émotion, et où se construit quelque chose d’inextricable entre musique, chant, visuel.
Un spectacle qui va aider à aimer Bach et qui clôt pour moi une édition 2014 d’Aix-en-Provence très équilibrée, de grande qualité avec des spectacles quelquefois discutables, mais donc stimulants. Bernard Foccroulle est en train de réussir un travail ancré dans la tradition du Festival et en même temps novateur et passionnant. [wpsr_facebook]

Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt

 

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logoL’an prochain, Aix reprendra pour notre bonheur Winterreise avec Matthias Goerne et gardera pour une part sa couleur baroque avec Alcina de Haendel dans une production de Katie Mitchell et Die Entführung aus dem Serail de Mozart (production de Martin Kušej qui sera sans doute discutée..) mais le festival revêtira aussi d’autres couleurs, plus récentes, russes (Iolanta de Tchaïkovski et Persephone de Stravinski dans une production de Peter Sellars) et britanniques avec la reprise d’un must d’Aix, Le Songe d’une nuit d’été  de Britten dans la mise en scène de Robert Carsen, qui reste l’une des grandes références des 15 dernières années et aussi un projet contemporain de Jonathan Dove, Le Monstre du Labyrinthe, avec le London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée dirigés par Sir Simon Rattle, qui prendra la direction du LSO après ses années berlinoises.

Ci dessous la programmation 2015, telle que communiquée par le Festival :

Alcina de Georg Friedrich Haendel • direction musicale Andrea Marcon • mise en scène Katie Mitchell • Alcina Patricia Petibon • Ruggiero Philippe JarousskyFreiburger Barockorchester

L’Enlèvement au sérail de Wolfgang Amadeus Mozart • direction musicale Jérémie Rhorer • mise en scène Martin KusejFreiburger Barockorchester

A Midsummer Night’s Dream de Benjamin Britten • direction musicale Kazushi Ono • mise en scène Robert Carsen • Tytania Sandrine PiauOrchestre de l’Opéra national de Lyon

Iolanta de Piotr Ilitch Tchaïkovsky & Perséphone de Igor Stravinsky • direction musicale Teodor Currentzis • mise en scène Peter SellarsOrchestre et chœur de l’Opéra national de Lyon

Le Monstre du labyrinthe de Jonathan Dove • direction musicale Sir Simon Rattle • mise en espace Marie-Eve Signeyrole London Symphony Orchestra & Orchestre des jeunes de la Méditerranée

Svadba / Mariage d’Ana Sokolovic • direction musicale Dairine Ni Mheadhra • mise en scène Ted Huffman & Zack Winokur

Winterreise de Franz Schubert • mise en scène et création visuelle William Kentridge • baryton Matthias Goerne

 

CARLO BERGONZI A 90 ANS

Carlo Bergonzi
Carlo Bergonzi

Carlo Bergonzi a 90 ans, et c’est l’occasion de reparler de lui et de rappeler quel artiste il fut.
Tout en ayant laissé des enregistrements mythiques, tout en ayant été une des vedettes du chant des années 50 et 60, Carlo Bergonzi n’a peut-être pas eu la gloire insolente d’un Mario del Monaco ou même d’un Franco Corelli, qui faisaient délirer les foules. Mais il a eu un parcours d’une régularité exemplaire. C’est sans aucun doute le plus grand ténor verdien de l’après guerre, Écouter chanter Bergonzi, c’est prendre une leçon de chant. Une leçon de technique : aigus, notes filées, pianissimi, contrôle, projection, chaleur du timbre, clarté de la diction, émission, phrasé, tout passe, à la perfection. Pas un ténor ne fit Riccardo de Ballo in maschera avec cette facilité.
Il a commencé comme baryton juste après guerre et va retravailler sa voix pour amorcer assez vite, au début des années 50 une carrière de ténor qu’il va poursuivre jusqu’au début des années 80, où il donna un concert à la Scala stupéfiant par la technique et par le souffle.
Un coffret de deux CD vient de paraître chez DECCA, qui fait éclaire par des extraits significatifs ce parcours exemplaire. On doit évidemment préférer des auditions complètes, mais pour celui qui veut découvrir l’art de Carlo Bergonzi, ces deux CD constituent sans conteste une entrée intéressante.
On dit toujours que Bergonzi, c’est d’abord un ténor verdien. Ce qui pourrait être atavique, vu sa naissance en Emilie-Romagne, au cœur de la campagne verdienne, à quelques encablures de Sant’Agata.
Et de fait, qui l’a entendu dans Un Ballo in maschera ou Aida peut comprendre ce que chanter Verdi veut dire. Je suggèrerais cependant au curieux désireux de rentrer dans cet art, d’écouter d’abord Vesti la giubba de I Pagliacci de Leoncavallo. Un air particulièrement connu, chanté à un moment ou l’autre par tous les grands ténors, un air de bravoure: des aigus, des graves, l’expression de la douleur, démonstrative et une relative brièveté qui doit frapper. Habituellement le ténor commence dans une couleur sombre, puis monte à l’aigu (ridi Pagliaccio !) en poussant très fort, concentré sur le forte qui doit exprimer la désespérance. Bergonzi ne donne jamais l’impression de forcer, la montée à l’aigu semble naturelle, sans que la voix se resserre, sans que la gorge soit sollicitée (ou du moins sans qu’on en ait l’impression) et l’aigu sort, très large, très ouvert, avec une facilité déconcertante. C’est stupéfiant. Qui a jamais entendu une telle maîtrise et une telle facilité apparente ? C’en est même presque contreproductif, car avec une telle facilité, on pourrait avoir l’impression que l’interprète est moins concerné, moins engagé. Il n’en est rien, car tout est dans l’expression et la modulation de chaque note. Écoutez le premier « ridi Pagliaccio » avec ce r roulé et une légère couleur sarcastique, puis le second, le plus spectaculaire, tellement homogène, tellement ouvert, tellement plein, qui se termine par des inflexions piano à crever de douleur. Karajan s’est engagé derrière, lui qui savait suivre les chanteurs au millimètre et qui les accompagnait à l’orchestre comme on le fait au piano. Jamais peut-être on a eu une telle impression de maîtrise, et une interprétation définitive sans autre outil que le chant et la voix, sans roucoulades, sans cris, sans expressionnisme aucun. Unique.
Une voix qui semble naturelle, et qui pourtant a été très travaillée puisque qu’elle est passée de baryton à ténor, comme ces danseurs qui avec un éternel sourire font les plus redoutables saut, résultats d’heures et d’heures d’exercice, Carlo Bergonzi a semblé accéder à tous les grands rôles du répertoire italien sans effort aucun. C’est qu’il soigne aussi le mot, dans sa sculpturale expressivité, veillant toujours à être compris, à être clair, mais aussi veillant à ce que la note sur le mot soit modulée, de manière à ce que sens, son, et sentiment soient ensemble au rendez-vous : une voix veloutée, sans aspérités jamais, sans aucune acidité, d’une qualité égale qui laisse échapper seulement la musique, non pas au sens d’un art du son, mais d’un art du sens.
Carlo Bergonzi a été prudent dans ses choix, il n’a chanté que du répertoire italien, et connaissait à la fois toutes ses possibilités et ses limites. Le timbre était moins lumineux que celui d’autres ténors, moins ensoleillé si l’on veut, ce qui peut faire préférer dans certains rôles (Le Duc de Mantoue dans Rigoletto) des voix plus juvéniles, plus claires, mais on ne peut qu’admirer le contrôle, la fluidité, la sécurité. Dans Puccini, ce contrôle vocal, cet art des notes filées, cet art du chanter piano que bien peu de ténors possèdent (et c’est ce qui fait la singularité d’un Kaufmann aujourd’hui dont c’est la carte de visite), rendent aussi son Puccini à la fois pudique et sensible, à mille lieues du cirque des décibels. Écoutez cette manière dont le do final de Che gelida manina sort, presque à l’improviste, mais écoutez surtout les dernières mesures avec une note tenue jusqu’au silence qui montre vraiment ce que chanter veut dire…
Dans Verdi, Bergonzi utilise toutes ses qualités précédemment soulignées, facilité, homogénéité, diction, simplicité du propos qui se cache seulement derrière une interprétation musicale sans rien rajouter, sans aucun effet histrionique. Mais son Verdi tient compte à la fois de ses années de baryton (il a chanté Germont, Rigoletto par exemple) qui ont sculpté et assis le registre grave qu’il n’a jamais perdu, mais aussi de la technique belcantiste, (sans qu’il ait abordé ce répertoire, si l’on excepte un incroyable Nemorino de l’Elisir d’amore et Edgardo de Lucia di Lammermoor) ce qui est plus rare, due à un art de la respiration et une tenue de souffle à peu près uniques. C’est un ténor qui n’a pas été tant remarquable par les aigus, que par un registre central étendu, qu’il maintiendra sans scorie et avec une sécurité confondante jusqu’à la fin de sa carrière. C’est cela qui en fait un Riccardo exceptionnel du Ballo in maschera, il sait tenir une note sur une longue phrase jusqu’à l’extinction du son et cela c’est unique, et Riccardo est plutôt central, sans aigus ravageurs comme peuvent l’être Manrico (Trovatore) et Radamès (Aida), rôles qu’il abandonna au crépuscule de la carrière. En cela, il se rapproche de celui qui lui a succédé dans les grands rôles verdiens, Placido Domingo qui aujourd’hui fait une fin de carrière de baryton, là par où Bergonzi  avait commencé. On trouve chez eux deux la même musicalité et le même sens du son et de la tenue de souffle, mais là où Bergonzi reste incomparable c’est par la technique de fer et la naturalezza qu’il a gardé bien au-delà de son adieu officiel à la scène (il a eu des apparitions sporadiques jusqu’à 2001). Les chanteurs qui durent le plus, ce sont ceux qui ont travaillé le souffle : à Magda Olivero qui chantait Adriana Lecouvreur à 82 ans, on demandait le secret de sa longévité, elle répondait : « la marche en montagne ».
À ceux qui veulent découvrir Carlo Bergonzi, je conseille ces deux disques qui viennent de paraître, à ceux qui veulent en jouir, je conseille le gros coffret des 17 Cds Carlo Bergonzi, the Verdi tenor, toujours chez DECCA. Pas un ténor d’aujourd’hui ne chante ainsi.
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Je viens d’apprendre son décès. Il n’aura pas beaucoup profité de ses 90 ans. Quelle année difficile pour la musique classique. La meilleure manière de lui rendre hommage c’est écouter ses disques, je viens de réécouter son Ballo in maschera avec Leontyne Price, Shirley Verrett, Reri Grist et Robert Merrill,  sous la direction d’Eric Leinsdorf. Simplement anthologique. Les trois dernière plages du CD1 (Ecco l’orrido campo et le duo) font trembler d’émotion.

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Carlo Bergonzi, couverture des 2Cds de DECCA
Carlo Bergonzi, couverture des 2Cds de DECCA

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: IL TURCO IN ITALIA de Gioacchino ROSSINI le 19 JUILLET 2014 (Dir.mus: Marc MINKOWSKI; Ms en scène: Christopher ALDEN)

Début de l'acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt
Début de l’acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt

Dans ma lointaine jeunesse, les opéras de Rossini se limitaient à la trilogie Il Barbiere di Siviglia (1816), La Cenerentola (1817), l’Italiana in Algeri (1813). Et encore, les deux derniers étaient à peine revenus sur les scènes, on ne jouait ni le Rossini serio, ni les autres opéras bouffe, ceux qui sont antérieurs à Barbiere.
On a commencé vraiment à s’intéresser aux œuvres de Rossini à la fin des années 60, lorsque la nouvelle édition critique de Barbiere di Siviglia par Alberto Zedda chez Ricordi en 1969 a été popularisée, notamment par Claudio Abbado accompagnée de la production de Jean-Pierre Ponnelle, fondamentale dans l’histoire de la Rossini Renaissance.
La Fondation Rossini de Pesaro et la naissance du Festival de Pesaro (ROF, Rossini Opera Festival) à la fin des années 70 ont définitivement installé Rossini dans le paysage. Le Festival de Pesaro, ville de bord de mer, avec à l’époque ses deux lieux, Auditorium Pedrotti et Teatro Rossini, a pris corps et a commencé à exhumer peu à peu des œuvres peu connues, il était très agréable d’aller passer quelques jours d’été dans une des régions les plus merveilleusement douces de l’Italie en écoutant Rossini. C’est d’ailleurs toujours une suggestion à faire au mélomane (hédoniste et gastronome) en panne d’idées.
Il faut aussi noter que le Festival d’Aix aux temps de Bernard Lefort a bien contribué à cette renaissance, citons pour mémoire la production de Pizzi de Semiramide (1980) , reprise par l’Opéra de Paris  au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, et Samuel Ramey) et celle d’Elisabetta Regina d’inghilterra (Caballé, Carreras) en 1975 qui peuvent être considérées comme des pierres miliaires dans le retour en grâce du Rossini serio: il serait d’ailleurs intéressant que le site du Festival d’Aix s’enrichisse d’archives en ligne, c’est très intrigant de constater qu’en France, la relation à l’histoire des institutions culturelles (voir le site incomplet Memopera parisien) est laissée en friche, comme si seul comptait le hic et nunc. Quand on veut être une institution culturelle de référence, riche de mémoire, et assise dans le paysage, il faut s’en donner les moyens.
Enfin, Massimo Bogianckino à l’Opéra de Paris, en présentant Moïse (Georges Prêtre, Luca Ronconi, Shirley Verrett, Cecilia Gasdia…) en ouverture de mandat (un triomphe) puis Le siège de Corinthe, moins réussi,  a largement contribué également à la redécouverte de ce répertoire.
Il Turco in Italia (1814) est resté assez peu représenté, malgré des enregistrements de très haut niveau, dont certains bien antérieurs à la Rossini Renaissance : je pense à celui de Callas en 1954, suite à des représentations scaligères, dans une distribution exceptionnelle (Nicola Rossi-Lemeni, Mariano Stabile, Nicolai Gedda). Riccardo Chailly, on l’oublie trop souvent a enregistré plusieurs opéras de Rossini, et deux fois Il Turco in Italia, une fois en 1982 (il n’avait pas encore trente ans) avec Montserrat Caballé, Samuel Ramey,  Jane Berbié et Leo Nucci et l’autre en 1998 avec Cecilia Bartoli, Michele Pertusi, Laura Polverelli, Ramon Vargas et déjà Alessandro Corbelli dans Don Geronio. C’est cette dernière version que je privilégie.
On comprend ce qui peut décider un théâtre à produire Il Turco in Italia s’il a les chanteurs à disposition, c’est le livret, qui permet à un metteur en scène imaginatif de construire un rêve de régie, les Hermann (Karl Heinz et Ursel) en ont proposé une qui a marqué à La Monnaie, avec Fabbriccini d’une intelligence et d’une intuition folles, mais à la voix finissante (1995 je crois, avec une reprise deux ou trois ans après).
Le metteur en scène américain, Christopher Alden a des références scéniques qui vont de Ponnelle et Chéreau à Peter Stein et surtout Ruth Berghaus, oubliée aujourd’hui mais qui mit à feu et à sang certaines scènes allemandes (Francfort) lorsqu’elle se dédia à l’Opéra. c’est elle qui mit en scène à Vienne le Fierrabras de Schubert  dirigé par Claudio Abbado à l’origine de la renaissance de cette œuvre.
Pour Alden, le livret de Il Turco in Italia de Felice Romani (le futur librettiste favori de Bellini avait alors 25-26 ans) est intéressant par le regard sur l’intrigue, médiatisé par la figure centrale du poète Prosdocimo qui permet aussi de jouer sur la distance et la distanciation: l’intrigue en train de se construire et en train d’être commentée, les personnages qui naissent dans l’imagination du poète tout en étant toujours à la frontière du réel et du rêvé, dedans et dehors, et qui prennent distance et autonomie, dans une vision fortement marquée par Pirandello.

Il y a donc plusieurs niveaux de lectures qui peuvent d’ailleurs troubler la compréhension, Alden jouant à plaisir sur clarté et confusion, sur réalité et rêve, sur imagination créatrice et  médiocrité de la réalité : à ce titre, le retour au final de l’image initiale montre bien qu’on s’est promené (ou qu’on a été promené) pour revenir à la case départ, dans cette vaste salle (décors de Andrew Liebermann) aux carreaux de céramique qu’on croirait appartenir à un restaurant à Kebab, avec du café à disposition dans un coin de table, voire une salle d’attente, où s’installent des Bohémiens plus vagabonds que bohémiens, avec qui Alden joue dans un second moment en déguisant les femmes en gitanes, pour rester conforme aux images d’Épinal. Qu’il y ait en arrière plan des histoires d’immigration (look de Selim) bien de notre temps, c’est possible, mais peu exploité car le propos est ailleurs, il est vraiment théâtral et pas politique. Encore qu’à la fin la bohémienne revient avec le turc et les européens restent entre eux…
Évidemment pareil parti pris libère le plateau et les personnages, jouant à la fois à être les choses du poète, ici metteur en scène d’opéra (arborant d’ailleurs le carré rouge de défense des intermittents), mais aspirant, comme de vrais personnages de Pirandello, à être eux-mêmes, à s’affranchir, à se libérer (choeur compris) jusqu’à la folie de la fête du second acte où l’excellent Ensemble vocal Aedes (dirigées par Mathieu Romano) se déshabille en scène pour se vêtir de voiles et de plumes ambigus : hommes ? femmes ? une fois de plus la théorie du genre a frappé.
Il y a d’ailleurs dans ce travail une nette différence entre la première et la seconde partie.

Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli
Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli

Dans la première, le metteur en scène (Pietro Spagnoli plus vrai que nature) conçoit une histoire qui se déroule devant lui en parallèle, il pense et regarde en même temps, intervient peu, sinon pour donner des ordres au rythme d’une machine à écrire qui semble aussi créer la musique car il tape souvent au tempo musical voulu. Mais l’histoire qui se déroule est bien celle du Turco in Italia : la proue géante qui envahit l’espace est bien métonymique de ce navire d’où débarque Selim puis sert de décor dormant ou remisé, qu’on sort pour permettre aux personnages de se distribuer sur l’espace, en long en large en travers et en hauteur.  Les personnages restent soumis aux diktats du poète, hésitent, ne savent que faire, se laissent convaincre. Mais le metteur en scène n’est pas satisfait, il le dit d’ailleurs, il faut inventer plus, un acte ne suffit pas.
Dans la seconde partie, l’invention va partir en tous sens, les personnages ont pris leur envol et leur existence et ils échappent à leur créateur qui devient une sorte de Gepetto ayant sculpté plusieurs Pinocchio qui découvrent à leur tour le monde. On s’amusait au premier acte, sans prétention et au deuxième acte, personnage et metteur en scène après avoir découvert la mécanique du théâtre vont découvrir la mécanique du sentiment, vont se construire eux mêmes les situations les plus ambiguës, vont se créer les conditions de la découverte de soi. Don Geronio va chasser Fiorilla, elle va se retrouver sola perduta abbandonata, devant retourner à Sorrento et noyer son chagrin auprès de ses parents (sans doute dans le Limoncello). Et elle commence à mesurer les avantages d’un mariage socialement confortable, même si bien peu excitant. Selim va lui-même saisir le danger qu’il y a à épouser une Fiorilla essentiellement désireuse de changement et appartenant à un autre monde. Il lui préfèrera, avec regrets sans doute, Zaïde, la bohémienne, elle aussi symbole d’un ailleurs structurel et permanent, mais fidèle, comme le montre sa relation sage avec Albazar son compagnon d’infortune.
Légèreté, sans nul doute, mais aussi un peu de mélancolie  dans un opéra intitulé dramma buffo (rappel du dramma giocoso mozartien) qui laisse donc espace à autre chose que la simple farce:  le dernier air de Fiorilla Squallida veste e bruna, les interventions d’un Narciso loin du sémillant jeune premier, mais plutôt vieil acteur américain tout tordu, ce qui oblige d’ailleurs l’excellent Lawrence Brownlee à des contorsions peu idoines pour chanter les aigus redoutables concoctés par un jeune Cygne de Pesaro d’à peine 22 ans. Sans doute Alden, faisant de cet avorton l’amant de Fiorilla veut-il souligner qu’à la jeune et pétulante Fiorilla, tout fait ventre, plutôt que de rester auprès de son vieillard de mari.
Quelques moments très bien trouvés parsèment ce travail, j’ai adoré celui où évoquant Apollon et donc l’inspiration, le Poète metteur en scène brandit la machine à écrire avec ses deux bras au dessus de sa tête, imitant ainsi la lyre apollinienne, instrument symbole du poète. J’ai beaucoup aimé aussi Narciso complètement déglingué et fragile qui se promène avec un couteau assassin (sur la figure du metteur en scène) ou suicidaire (contre lui-même), Lawrence Brownlee est d’ailleurs ici complètement engagé dans son personnage, là où il nous apparaissait souvent en scène un peu emprunté.
Ce voyage des comédiens, imaginaire et mental, explose évidemment en folie rossinienne dans les ensembles, grâce à six chanteurs déjantés, même le jeune Juan Sancho dans Albazar explose son personnage : lorsque le metteur en scène est dépassé par les événements et submergé par les initiatives des uns et des autres, ne voilà pas qu’il s’impose malgré le poète, qui refuserait toute intrusion parce que l’air n’est pas de Rossini,  en un Fred Astaire meneur de revue, faisant basculer le tout dans une parodie de Broadway à la fois incongrue, mais cohérente avec le tout est possible voulu par la déglingue rossinienne et la révolte des personnages qui se rêvent (je m’voyais déjà..).
Voilà donc un travail intelligent, plus profond qu’il n’y paraît, laissant aux personnages le soin de se construire et de n’être pas qu’une mécanique vocale au service du crescendo rossinien, une mécanique cependant qu’il ne faut jamais oublier : Rossini est à l’opéra ce que Feydeau est au théâtre, du mécanique dans de l’humain.
Et justement, cette mécanique ne m’est pas apparue dans toute sa précision dans l’accompagnement musical des Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski. J’ai trouvé le continuo de Francesco Corti totalement convaincant, plein d’humour, plein de distance, en phase totale avec le Rossini que nous aimons. La direction de Marc Minkowski est rapide, comme d’habitude, énergique et rythmée, mais pas toujours en phase parfaite avec le plateau, il y a toujours de menus décalages et le calibrage des volumes ne correspond pas toujours pour mon goût à ce que j’attends ou à ce qui me ravit dans Rossini, c’est sensible dans les crescendos qui naissent à volume déjà trop assis, c’est sensible aussi au volume des cordes pour moi insuffisant. Enfin, le son de l’Orchestre, toujours un peu raide (mais moins que l’Ensemble Matheus dans Cenerentola à Salzbourg) n’est pas aussi clair qu’on ne le voudrait au Théâtre de l’Archevêché, à l’acoustique certes difficile et mate. Mais j’ai beaucoup aimé les bois, la trompette, et même les effets des percussions, inattendus, qui marquent une vision différente de cette musique. Malgré ma grande distance avec ce chef et cette manière de diriger, je dois reconnaître qu’il y a de la verve, du rythme et du sourire dans ce travail, et que, même si je préfère d’autres chefs et d’autres sons dans ce répertoire (Chailly !), je n’ai certes pas été séduit, mais je n’ai pas non plus de quoi être horriblement déçu. Cependant, quitte à avoir des instruments anciens, puisque c’est la mode dans Rossini, peut-être eussé-je été plus emporté si dans la fosse j’avais entendu les Freiburger Barockorchester. Il reste que je m’interroge toujours sur la réelle plus value des orchestres baroques dans ce répertoire.

Il y a peu de choses à (re)dire du plateau vocal réuni, comprenant les rossiniens les plus aguerris, presque tous frappés du sigle de Pesaro.
À commencer par l’époustouflant Alessandro Corbelli : à 62 ans la voix n’est évidemment plus celle d’antan, mais le rythme, mais la diction (toujours parfaite chez lui en italien comme en français d’ailleurs, où il a pris ses leçons chez Claude Thiolas), mais le style sont incomparables : vous voulez du style rossinien, en voilà : voilà une science accomplie de la projection, de l’émission, voilà une vélocité incroyable, une ductilité modèle, et un vrai personnage, à la fois bouffe et touchant, un modèle quoi. Le duo avec Selim D’un bell’uso di Turchia dans un décor où les personnages silencieux et méditatifs sont disposés autour de tables  dans une vision à la Marthaler est un des grands moments de la soirée. Qui osera d’ailleurs confier un Rossini à Marthaler ?
Pietro Spagnoli, 50 ans cette année, affiche sa voix de baryton sonore, large, sa diction claire, impeccable, sa musicalité, et surtout une aisance insolente en scène, qu’il ne quitte pas de tout l’opéra. Voilà un chanteur qui honore lui aussi l’italianità, et qui est pleinement dans le style et dans le rythme rossiniens. C’est aussi le cas d’Adrian Sâmpetrean, basse roumaine de 31 ans, autre génération formée en Roumanie dont la tradition lyrique n’est plus à prouver, mais qui travaille essentiellement en Allemagne. Son Selim a la largeur requise, la diction est impeccable et l’agilité sans problèmes, c’est un très bon Selim, très engagé en scène, et qui sait aussi être émouvant. Il complète particulièrement bien cette brochette de basses et de barytons.

Lawrence Browlee dans Narciso
Lawrence Browlee dans Narciso

Deux ténors viennent s’y rajouter, Lawrence Brownlee en Narciso, que j’avais découvert au MET dans Almaviva . Il se soumet parfaitement aux exigences du metteur en scène qui le fait chanter dans les positions les plus invraisemblables. Son légendaire vibrato est moins envahissant, ses aigus et suraigus toujours aussi sûrs et triomphants, notamment dans son air Tu seconda il mio disegno de l’acte II où il remporte un franc succès, très mérité, tant la mise en scène le force à en faire. C’est musicalement très maîtrisé, et même si le timbre n’est pas forcément des plus agréables, cela reste une grande démonstration de mécanique de précision.

J'm voyais déjà...à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt
J’m voyais déjà…à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt

Plus jeune, et moins policé, l’Albazar de Juan Sancho ; la voix n’a pas (encore) les séductions des grands ténors hispaniques, il se sort de son unique air (non écrit par Rossini) Ah, sarebbe troppo dolce par une jolie imitation de Fred Astaire, mais l’aigu reste rêche, et difficile, et le timbre n’a pas de séductions particulières. C’est encore très jeune, et pas tout à fait au point, même s’il s’impose scéniquement avec une grande aisance tout au long des deux actes.

Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt
Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

 

Du côté des dames, passons sur la Zaïda de Cecelia Hall, sans grande projection, sans grande personnalité, qui rentre peu dans le personnage. Je pense qu’on aurait pu trouver des Zaïda tout aussi séduisantes sinon plus, vers des rivages plus proches.

Olga Peretyatko  © Patrick Berger/ArtcomArt
Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

Reste Olga Peretyatko. Épouse installée en Italie du chef d’orchestre Michele Mariotti, et donc bru de Gianfranco Mariotti, le sovrintendente du Festival de Pesaro depuis sa création, elle même ex-membre de l’Accademia rossiniana, on ne peut dire qu’elle n’ait pas le style rossinien, ni la diction requise, elle n’est certes pas née dans la marmite (elle est de Saint Petersbourg) mais elle y a plongé et elle y nage avec délices.
De fait sa Fiorilla est d’abord d’une confondante aisance scénique, avec ses perruques blondes ou brunes et ses lunettes noires de Star d’Hollywood années cinquante, ses costumes mettant en valeur des formes avantageuses, sa manière délurée de se déplacer, ondulant de la croupe. Tout cela est parfaitement dominé. Du point de vue vocal, la voix s’est élargie, parfaitement maîtrisée du grave au medium, pour un rôle chanté souvent par des voix au registre étendu (Callas, Caballé) ou même un mezzo comme Bartoli. Peretyatko affiche une santé insolente avec un soin apporté aux vocalises, au contrôle vocal qui permet des piani et pianissimi de rêve. Une seule réserve, le passage au suraigu presque systématiquement se traduit par des problèmes de justesse assez nets et un son moins assuré. Il reste que son air final Squallida veste e bruna est un feu d’artifice de variations pyrotechniques inattendues totalement bluffantes, que sont deux ou trois suraigus mal attaqués face à une telle maîtrise ?

Voilà une troisième production qui confirme que les opéras 2014 d’Aix en Provence sont globalement une réussite, il y a certes des réserves, qui pour les voix, qui pour les orchestres, qui pour les mises en scène, mais les discussions sont admirablement bien distribuées et ne remettent que rarement en cause l’ensemble d’un spectacle . Ariodante fait débat, Il Turco in Italia moins. Et la Flûte enchantée  pas du tout. Je doute cependant que la production de Christopher Alden ait été vraiment approfondie, elle n’a pas été prise au sérieux alors qu’elle pose des questions sur la création, sur la relation du créateur à ses personnages, sur ses doutes, et qu’elle alimente l’imaginaire rossinien d’images proches du nous, quelquefois gênantes, sans le souligner et avec une certaine finesse malgré les apparences. Mais que voulez-vous, ce Rossini n’est ni sérieux, ni consistant : le seul Rossini consistant, c’est le Tournedos.[wpsr_facebook]

Acte II © AFP/Boris-Horvat
Acte II © AFP/Boris-Horvat

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: ARIODANTE de Georg Friedrich HAENDEL le 18 JUILLET 2014 (Dir.mus:Andrea MARCON; Ms en scène: Richard JONES)

Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt
Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt

Une œuvre récemment redécouverte

Ariodante est resté dans les oubliettes de l’histoire pendant deux siècles. Créé pour le théâtre de Covent Garden (l’ancêtre du ROH actuel) en 1735, il a bénéficié d’une reprise puis est tombé dans l’oubli.L’œuvre  est réapparue dans les années 1970, à l’occasion de la Baroque Renaissance mais c’est par une production de Pier Luigi Pizzi à la Piccola Scala de Milan en 1982 dirigée par Alan Curtis que l’œuvre a pris son envol moderne, cette production a beaucoup tourné : on l’a vue notamment au Théâtre des Champs Elysées (accueillie par l’Opéra de Paris) en 1984-85.  Ariodante a fait aussi l’objet d’une nouvelle production de Jorge Lavelli au Palais Garnier en  avril-mai 2001  sous le direction de Marc Minkowski (avec les Musiciens du Louvre-Grenoble) et déjà Patricia Petibon, mais dans le rôle de Dalinda.

Inspirée d’un épisode de l’Orlando Furioso de l’Arioste repris par Antonio Salvi pour le livret d’un opéra de Giacomo Antonio Perti (1708), le livret en est anonyme. Un livret assez simple, en trois actes, Acte I le bonheur, Acte II, la crise, Acte III, la résolution. C’est de drame intime et familial qu’il s’agit, et non pas d’héroïsme démonstratif : un amour de deux êtres Ginevra, fille du roi d’Écosse, et Ariodante, promis au trône, (un preux chevalier, certes, mais il y en a tant dans les forêts, les îles et les royaumes de l’Orlando Furioso !) contrarié par un amoureux éconduit, jaloux  et donc méchant, Polinesso, Duc d’Albany, qui imagine un stratagème simple, mais toujours efficace dans les opéras : il montre à Ariodante dissimulé sa fiancée (en fait, la dame de compagnie amoureuse de Polinesso déguisée en Ginevra) convolant en injustes ébats avec lui, Polinesso. Ariodante naïf et désespéré (dans le monde baroque, les apparences sont toujours trompeuses et réussissent toujours à tromper) fuit et cherche à mourir par noyade, mais les Dieux ne le lui permettent pas, il vivra donc mais dans la douleur et la désespérance. Quant à Ginevra, elle est accusée par Lurcanio, frère d’Ariodante, d’être une femme perdue, le roi son père la renie aussitôt (comme tous ces gens sont faciles à convaincre par la première affirmation venue !) et elle se meurt de chagrin et de honte. Mais au troisième acte, Ariodante sauvé des eaux revient, la dame de compagnie avoue le forfait, Polinesso est démasqué puis tué, et Ginevra rétablie dans sa virginité première. Tout est bien qui finit bien.
Une chaine d’amour : Lurcanio aime Dalinda qui ne l’aime pas mais aime Polinesso qui ne l’aime pas mais aime Ginevra qui ne l’aime pas mais aime Ariodante qui l’aime aussi, une chaîne où un seul méchant suffit à être le chien dans le jeu de quilles.

Comment mettre en scène ?

C’est bien là la question centrale :  comment faire du théâtre avec un livret certes plu simple que d’ordinaire, mais qui qui ressemble à tant et tant de livrets de l’époque, fondé sur des histoires connues le plus souvent du public alors assez cultivé, qui trouvent leurs origines dans la mythologie, ou au moins celle rapportée par les Métamorphoses d’Ovide, ou dans la Jerusalem délivrée du Tasse ou dans l’Orlando Furioso de l’Arioste : chevaliers, héros, dieux et demi-dieux, magiciens et magiciennes, îles enchantées et forêts profondes peuplent les opéras que le public devait regarder comme un grand livre d’images, sans autre souci que les images et ce pourquoi on allait à l’opéra, le chant. L’extraordinaire notoriété de chanteurs comme Farinelli, ou Carestini le créateur d’Ariodante en est la preuve : ce qui attire le public, ce sont les acrobaties vocales, ce sont les voix les plus extraordinaires, c’est d’abord la performance ; d’ailleurs, les opéras durent des heures, mais le public va et vient, et ne se fixe qu’au moment des morceaux de bravoure, modifiés à plaisir selon les désirs de telle ou telle vedette. C’est le spectacle qui prime, et ce spectacle doit en mettre plein la vue, d’où des orages, des tempêtes, des vaisseaux perdus, des incendies et des artifices de machinerie qui font que dans certains cas on a construit des salles adaptées à la machinerie prévue et non l’inverse. Le théâtre est un art éphémère, mais le lieu théâtral l’est aussi. Les lieux même de la représentation tout en bois (et donc construits assez rapidement) brûlent fréquemment, on reconstruit sur les cendres fumantes e la nave va.

Il en va tout autrement de nos jours. Aujourd’hui le spectateur est assis, ce qui au XVIIème et XVIIIème n’est pas toujours le cas : on pouvait entrer à cheval dans la salle, les loges (c’est le cas à la Scala) étaient accompagnées de leur dépendance, salon ou réduit servant à cuisiner : les chaises des loges ne sont même pas dirigées vers la scène, mais placées vis à vis, pour la conversation. Aujourd’hui, il y a un orchestre et un chef. Il y avait bien des orchestres, et d’excellentes formations (Mannheim par exemple), mais pas de chef au sens moderne. Et pas de mise en scène, mais une mise en effets scéniques : décors, machineries, costumes. Mise en scène et metteur en scène, invention du XXème siècle, apparaissent pour le théâtre d’abord, puis pour l’opéra. Même si Wagner, eh oui, toujours lui, avait eu l’intuition de la mise en scène et de sa nécessité, ce n’est guère que plusieurs décennies après sa mort qu’on commencera, à Bayreuth à parler de mise en scène ou en espace, à travers une nouvelle conception du décor (Alfred Roller) ou surtout de l’espace scénique (Meyerhold mais surtout pour Wagner Adolphe Appia). C’est dans les années 50 qu’on commence à voir se multiplier de vrais metteurs en scène, et dans les années 70 que la mise en scène explose à la tête des spectateurs d’opéra.
C’est donc tout récent.
Lorsque le répertoire baroque est arrivé sur les scènes, à peu près à la même période, lorsque les travaux d’Harnoncourt ou de Gustav Leonhardt ont proposé une autre approche des œuvres des XVIIème et XVIIIème siècles et surtout imposé une autre écoute, la mise en scène de ces opéras s’est fondée sur l’image, sur l’esthétique de l’apparence, ce fut la trilogie Monteverdi de Ponnelle, à Zürich, puis l’aventure baroque de Pier Luigi Pizzi, qui est d’abord un décorateur (génial), et qui a imposé ce répertoire casques, plumes et capes colorées en version marionnettes siciliennes (des Pupi grandeur nature, dont il s’inspire puisque ces opéras racontent les histoires que racontent les marionnettes siciliennes), des mises en scène photographiques sur fond de statues baroques torturées ou de colonnes corinthiennes et temples  : qui ne se souvient de Marilyn Horne en Orlando,  toute plume,  armure et longue cape écarlate ?
Je rappelle schématiquement ces données pour replacer cet Ariodante dans le débat désormais quadragénaire sur le style et les œuvres baroques, et sur les prises de position stylistiques qui ont déterminé les prises de position scéniques. Pizzi, c’était la représentation baroque telle qu’on la rêvait, dans les ors des théâtres, reproduisant un monde luxuriant d’amusement une sorte de carnaval de Venise permanent. Et le résultat aujourd’hui, c’est un travail tout particulier que le baroque impose sur la précision technique et le contrôle vocal, sans parler des agilités, c’est un marché qui abonde en contreténors à défaut de castrats (le dernier castrat officiel, Alessandro Moreschi, est mort au début du siècle et nous en avons quelques enregistrements), c’est une série de voix modernes spécialisées, classées selon nos modes, qui chantent les rôles d’antan destinées à des voix moins classifiées (notamment la frontière entre soprano et mezzo, ou la voix de baryton) adaptées à un diapason plus bas, et donc avec des aigus plus faciles qu’aujourd’hui. Il faut s’y faire, le son change et la réception du chant change avec le temps, le public et les habitudes, tout comme d’autres éléments de la perception sensorielle, comme les couleurs. On sait bien que les anciens ne distinguaient pas les couleurs comme nous les distinguons.
J’ai moi même maintes fois affirmé dans ce blog que mon plus beau Couronnement de Poppée reste, et je pense restera, celui de Paris en 1978 dans la version Leppard avec une distribution pour la Walkyrie : Jon Vickers (Nerone), Gwyneth Jones (Poppea), Christa Ludwig (Ottavia), Nicolai Ghiaurov (Seneca) Valerie Masterson  (Drusilla). Il y en a des traces sur You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=YUxSe2DNmdc) .
Le duo final Pur ti miro était à tomber en pâmoison.
Certains lecteurs doivent frémir…parce que je pose en fait la question non de l’offre ou de la production mais de la réception. C’est l’émotion diffusée qui électrisait ce final, et si l’émotion était au rendez-vous, si le public en était pétri, si la chimie fusionnelle scène salle fonctionnait, l’auditeur faisait foin du style et de l’exactitude formelle : il était atteint à un autre niveau, à un moment aussi où l’écoute du répertoire baroque n’était pas stabilisée par des années de travail de recherche relayée par la scène. Ce rapport forme/émotion se posait d’ailleurs dans d’autres répertoires, par exemple pour la chanteuse Tiziana Fabbricini qui chantait sans doute d’une manière peu orthodoxe, osant avec sa voix des choses bien étranges, mais qui pouvaient bouleverser. C’est aussi ce qui séparait à coup de tomates et de radis en salle les Callassiani et les Tebaldiani à la Scala. Evidemment, quand le style s’allie avec l’émotion (Marilyn Horne), c’est  alors le nirvana. Mais ils sont très rares, les artistes qui savent par la toute puissance du style et de la sûreté interprétative, distiller l’émotion. J’avoue que si un chant m’émeut, même hors style (ou soi-disant tel) alors, comme tout le monde,  je fonds.

Ariodante à Aix : un débat non clos

C’est tout ce débat, non résolu que prend sens la lecture et l’audition d’un spectacle tel qu’Ariodante qui en arrière plan a suscité des débats passionnés sur la toile tout au long des représentations aixoises, dont la Première a été fortement huée ; la mise en scène par ci, et Patricia Petibon par là, et Andrea Marcon ennuyeux, l’œuvre jugée trop longue (Purcell aurait plié ça en une heure –sic- ) et Richard Jones hors de propos, et une telle chantant faux, et l’autre trop peu concernée etc…etc…

Je suis moi-même plutôt distancié par rapport à ce répertoire, et pourtant, cette année, l’Alcina éblouissante de Zürich avec une Bartoli au sommet, et cet Ariodante m’ont séduit, et pour des raisons à la fois semblables et très différentes. Semblables parce que dans les deux cas, la mise en scène se détourne du spectaculaire pour travailler sur la psychologie et l’épaisseur des personnages, différente parce que chacun a résolu la question du chant très différemment. C’est Bartoli qui est au centre de la représentation dans Alcina et qui en dicte les lois, avec ses possibilités et sa couleur toutes particulières. Tout tourne autour d’elle, même si l’excellence de la distribution est telle que au final, c’est bien d’un ensemble et d’une troupe qu’il s’agit, et que Bartoli « rentre dans le rang », quant à la mise en scène, elle pose comme élément central le monde du théâtre comme monde de l’illusion et de la désillusion.
Dans Ariodante, d’une part, la distribution vocale est plus équilibrée, autour de quatre chanteuses (deux sopranos, deux mezzos), mais de style et d’école différentes, et d’appréhension très différente du monde haendélien, et d’autre part la mise en scène détermine fortement, presque violemment le style. Certaines des chanteuses entrent de plain pied dans la logique scénique, elles y entrent vocalement, d’autres restent au seuil. Et la logique scénique détermine ici la logique musicale.

Des choix de mise en scène prégnants

Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt
Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt

Je pense que cet Ariodante procède d’abord de la réflexion menée par Richard Jones et son décorateur Ultz et ce qu’on y voit détermine notre réception de ce qu’on y entend.
Richard Jones l’explique dans le programme de salle : au XVIIIème, il n’y a pas de mise en scène et l’interrogation sur la mise en scène d’œuvres aussi précontraintes que certaines œuvres du XVIIIème, pose la question de l’introduction de la psychologie, du personnage et donc la question du style et notamment celui du « pezzo chiuso » qui interrompt l‘action, la question du récitatif, air et da capo, même si dans Ariodante, les airs sont plus intégrés dans une action, avec moins de récitatifs, où la présence du ballet intègre  la tradition française , pour rajouter encore du spectacle. Dans la mesure où aujourd’hui les chanteurs ne sont plus en représentation mais dans la représentation (du moins on espère), cela détermine des choix qui peuvent effectivement gauchir les options stylistiques, voire les mettre en question. En bref, Richard Jones crée un choc violent en faisant d’Ariodante une œuvre inscrite dans l’espace écossais quand l’Écosse de Haendel est mâtinée de l’Orlando Furioso et de l’Arioste, qui vivait à Ferrare, plein de la plaine et des marécages proches du Pô, un paysage qui a peu de choses à voir avec l’île de Skye.

Jones place l’intrigue dans un monde du Nord, une ambiance située entre le Festin de Babette (Babettes Gæstebud , 1987, de Gabriel Axel) et une pièce de Strindberg. Nous sommes loin des mondes de cour, des ornementations, des plumes et même du baroque. Rien n’est moins baroque que ce monde rude et protestant du nord de l’Europe. Évidemment la vision détermine notre écoute, évidemment, elle détermine un regard et une interprétation vocale. En choisissant une clef psychologique, Richard Jones détermine une clef interprétative.
Richard Jones identifie dans cette œuvre la mélancolie comme une des clefs de lecture, une mélancolie présente dès le début, qui va aller en s’accentuant, et qui va déterminer la lecture plutôt grise de la fin. Cela veut dire aussi une direction d’orchestre très marquée par cette grisaille, et cette rudesse, cela veut dire aussi un chant coloré par la mélancolie, y compris lorsque les feux d’artifice vocaux sont lancés.
Mais cela détermine aussi un rythme scénique qui n’est plus scandé par les numéros vocaux, mais par une sorte de déroulement fluide d’une histoire que le metteur en scène veut étouffante : un monde étroit, concentré, enfermé en lui même, un espace clos, l’espace clos d’une île écossaise perdue.

Maquette du dispositif © Festival d'Aix
Maquette du dispositif © Festival d’Aix

Pour étouffer, il faut un décor étouffant et de préférence unique, il faut un espace réduit, c’est ce qu’il construit avec son décorateur Ultz : un espace unique, fait de quatre espaces contigus, le hors décor, lieu de la fuite et de l’ailleurs derrière le décor et sur le proscenium, et l’espace central, une vaste pièce séparée en trois par des lignes au sol et des portes figurées par deux serrures (une à droite et une à gauche) accrochées à des portillons qu’on ouvre et qu’on ferme, pour bien marquer le rite du passage : à jardin un foyer, l’espace culinaire qui est celui de Dalinda, au centre une grande table de réunion, espace social du Roi, du monde et des autres,  et à cour l’espace intime de Ginevra, un espace très réduit, avec du papier peint étouffant, un petit lit,  une armoire et une cuvette pour les ablutions : le tout comprimé dans un coin. Des costumes de marin des années 50, marquant une sorte d’étirement du temps et seuls élément autochtones, le kilt du roi, en Tartan de Harris ( lié à l’île de Skye) et une série de couteaux accrochés au mur qu’on suppose être des couteaux de pèche ou de chasse. En situant avec cette précision géographique le lieu de l’histoire, Jones lui enlève tout aspect légendaire, se détache de l’Orlando furioso et en fait un drame psychologique de l’isolement, de la solitude dans un espace claustrophobique marqué par le religieux, d’où un Polinesso en pasteur (pasteur le jour pour le monde, mauvais garçon la nuit : sous la soutane, le désir animal). Tout cela est parfaitement lisible, il s’agit de faire d’un opéra baroque une action dramatique fluide, où les chanteurs vont être sollicités dans une continuité dramatique plus que pour restituer un style. Ariodante, version Benjamin Britten.

 Des conséquences sur les chanteurs

Il est clair que les chanteurs les plus soucieux de style et de vérité musicale, et moins à l’aise avec le travail de l’acteur comme Sarah Connolly se trouvent en décalage, un Ariodante pécheur d’Écosse, ce n’est pas tout à fait son style, et on la sent un peu prisonnière d’un jeu qu’elle n’épouse pas. D’où un chant qui techniquement me paraît sans problème majeur, sauf quelquefois un léger manque de projection, avec de très beaux moments comme à l’acte II le magnifique scherza infida ou à l’acte III Dopo notte atra e funesta, que j’ai beaucoup aimé mais un engagement scénique limité, presque absent quelquefois. Beaucoup de justesse musicale dans un univers où elle semble un peu perdue. D’autres chanteuses qui ont marqué le rôle (je pense à Anne Sofie Von Otter) auraient sûrement été plus disponibles pour ce travail scénique particulièrement attentif.

Folies d'amour © Pascal Victor ArtcomARt
Folies d’amour © Pascal Victor ArtcomARt

Tout autre manière d’aborder l’œuvre pour Patricia Petibon. Comme Sarah Connolly, elle est habituée à ce répertoire, qu’elle chante depuis ses débuts, mais au contraire de Sarah Connolly, elle intègre immédiatement les exigences théâtrales dans le jeu et dans la voix,. Je ne suis pas toujours un fan de Petibon, mais force est de constater ici non seulement l’engagement complet de l’artiste au service du théâtre, mais aussi une manière de plier cette voix à ces exigences, avec des jeux inédits sur la montée à l’aigu, avec des variations non pas spectaculaires, mais volontairement inscrites dans une dramaturgie et une caractérisation psychologique. Cela donne quelques surprises et peut donner l’impression d’un abord problématique de la musique, mais pas, comme je l’ai lu de mal canto. Un canto plié à l’exigence prosaïque du théâtre, et non à l’exigence éthérée de la musique, un canto qui a une vraie couleur, terriblement émouvante (l’air final de l’acte II il mio crudel martoro tire des larmes).

Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP
Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP

Petibon confirme ici son intelligence, sa manière de prendre des risques, de jouer avec ses défauts, pour rendre une vérité du personnage. On sent qu’elle a chanté Lulu, parce qu’elle aborde Ginevra comme Lulu, entière, dédiée, dans les replis psychiques voulus par la mise en scène au risque de paraître hors de propos là où elle est en plein dans le propos. Exceptionnel.
Sandrine Piau en Dalinda me paraît un peu en deçà de cette intelligence créative, formellement, c’est sans doute la meilleure du plateau, avec un timbre moelleux, un  chant bien contrôlé, des agilités en place, qui montrent que cette Da   linda pourrait être une Ginevra, mais cela m’apparaît plus attendu, moins imaginatif, moins expressif que chez Petibon. Le jeu scénique est satisfaisant, l’actrice est à l’aise, mais il manque un peu de légèreté, un peu du côté écervelé de cette imprudente et lointaine annonciatrice de Dorabella. On est dans un chant plus conforme, et si le timbre reste magnifique par sa rondeur, quelques aigus restent mal maîtrisés.

David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt
David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt

Quant à Sonia Prina, elle incarne Polinesso, avec une jolie finesse : même lorsqu’elle est pasteur, elle a quelques gestes, quelques mouvements, quelques sons aussi du mauvais garçon qu’elle est sous sa soutane ; la mise en scène exige, pendant qu’Ariodante se lamente à l’acte II, une scène d’amour / pantomime en parallèle, assez avancée et elle y est très vraie. J’ai moins aimé le timbre, quelques approximations et acidités, mais comme Giannattasio dans Elisabeth de Maria Stuarda, le rôle de Polinesso étant celui du très grand méchant sans rachat possible, il n’est pas absurde que la voix corresponde par ses défauts et sa couleur à cette noirceur-là. Et donc j’ai aimé le personnage joué, et les petites fissures vocales ne m’ont pas gêné, car au-delà des fissures légères, il y a une forte personnification, de jolies agilités, et une bonne maîtrise technique.

Au total, j’ai trouvé que globalement , dans un rapport que chacun entretient différemment à la mise en scène très présente, demandant une précision très exigeante dans le jeu imposé par Richard Jones, qui a travaillé avec un soin millimétré au moindre geste et au moindre mouvement, les quatre femmes tentaient de répondre au mieux, mais c’est Patricia Petibon, dont Jones fait le personnage central et la clef de la scène finale, qui stupéfie par la manière dont elle a intériorisé et scéniquement et vocalement  le personnage voulu par la mise en scène qui transforme la fin de manière logique, sinon attendue. Après ce que Ginevra a vécu, après avoir été accusée par l’ensemble de la communauté, vivre dans ce coin de bout du monde clos est insupportable et pendant qu’on fête la normalité retrouvée, elle s’habille dans ses habits du début, fait sa valise et quitte la scène en la traversant sur le proscenium, pendant qu’Ariodante, assis à la table, reste prostré, le regard fixe au milieu des vivats…une fin amère qui contredit le happy end obligé de ce type d’œuvre.

Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt
Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt

Enfin, saluons la performance des seuls mâles du plateau, Luca Tittoto, le magnifique Re di Scozia originaire, comme Andrea Marcon de la Marca Trevigiana (Asolo). Une voix claire, puissante sans être tonitruante, très homogène, au style et à la technique parfaitement maîtrisés, à la couleur très humaine qui donne au personnage une forte présence (par la vertu de la mise en scène, il est presque toujours en scène), les scènes de l’acte III avec Ginevra sont bouleversantes.
Mêmes remarques pour le Lurcanio de l’américain David Portillo, ténor texan qui a suivi le Merola Opera Program l’une des académies pour jeunes chanteurs les plus prestigieuses des USA, liée à l’Opéra de San Francisco. Élegance, pureté de timbre, diction, présence scénique et engagement caractérisent ce jeune chanteur valeureux. Élégant aussi, Christopher Diffey dans le rôle épisodique d’Edoardo.
Mais le travail de Jones ne s’arrête pas aux individus. Jones a géré les groupes, le chœur  (English voices magnifiques, intenses, engagées sous la direction conjointe de Tim Brown et Richard Wilberforce) et les figurants de manière presque chorégraphiée (à chaque lever de rideau, de manière rituelle): j’ai été très surpris par leur entrée dans la chambre de Ginevra, recroquevillée sur son lit au troisième acte, prenant et posant leur chaise en des mouvements successifs homogènes et presque comme un ballet, pour se retrouver tous serrés au fond, derrière le lit, donnant et renforçant l’impression d’étouffement.
Ce travail théâtral est parachevé par le choix de traduire les ballets par des marionnettes. Est-ce une allusion lointaine aux marionnettes siciliennes dont il était plus haut question. C’est possible, dans la mesure où elles ont porté ces histoires de chevaliers pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, succédant ainsi à la tradition baroque. C’est en tous cas une très belle idée, qui tisse des rapports sous-jacents auxquels on ne pensait pas forcément, et constitue un spectacle dans le spectacle, une mise en abîme bien dans l’esprit de l’œuvre, un spectacle révélateur de nos rêves et de nos cauchemars, qui est un jeu entre vérité et représentation. La mise en scène en fait le point d’orgue de chaque acte, avec le même rituel : on apporte sur la table des caisses en carton, et on en extrait les marionnettes qu’on va mouvoir. Ce rituel semble inscrit comme dans une tradition locale, où la population prendrait l’histoire en charge et se créerait une sorte d’espace imaginaire. Le sommet en est le deuxième acte, où l’avenir de Ginevra est vu en prostituée livrée à la rue et aux hommes de manière à la fois réaliste et déchirante.

Un orchestre de très haut niveau

fbo_logoComme pour La Flûte enchantée, Bernard Foccroulle a fait appel aux Freiburger Barockorchester pour accompagner Ariodante. Freiburg, ville moyenne au sud du Baden-Württemberg , à 70 km de Bâle, est bien heureuse d’abriter en son sein et un conservatoire de musique très prestigieux, où enseignent notamment Eric Le Sage (piano), Wolfram Christ (ex.Berliner, Alto solo du LFO) et Rainer Kussmaul (Ex-violon solo des Berliner) et deux formations de très haut niveau, puisque le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock en est aussi originaire, mais ceci explique sans doute cela.

On ne peut que saluer la rondeur du son, et notamment des cordes, la précision des attaques, l’énergie et la dynamique quand il le faut (premier acte). À sa tête, Andrea Marcon impose une certaine retenue, là où Pablo Heras-Casado imposait énergie et jeunesse. Andrea Marcon est l’un des protagonistes de l’introduction du répertoire baroque en Italie, et notamment en Veneto, d’où il est originaire (Trévise). Il y a là une vraie histoire (Venise, Vivaldi, I Solisti Veneti) , mais aussi des formations plus récentes qui ont vraiment renouvelé l’écoute de ce répertoire en Italie et ont contribué à populariser les approches les plus récentes, par exemple I Sonatori della Gioiosa Marca et des solistes comme Giuliano Carmignola.
Appliquant à la lettre l’idée de Richard Jones sur la mélancolie inhérente à l’œuvre, Andrea Marcon impose une lecture que d’aucuns ont trouvée lancinante et un peu ennuyeuse. Très attentif au chant, et à la cohérence plateau et fosse, il donne son meilleur à l’acte II, le plus sombre, en mode mineur, dont les premières mesures sont d’une intensité et d’une tristesse impressionnantes. Il réussit à contribuer fortement à l’émotion très marquée de l’ensemble de l’acte. Au total une grande performance orchestrale, convaincante et engagée, un parti pris du chef tout en finesse sans volonté démonstrative.
Voilà une représentation aux ressentis contrastés, très discutés, et c’est heureux : cela montre que le spectacle fonctionne dans sa proposition radicale. Car c’est un parti pris radical que de lire Haendel à l’éclairage de Britten ou de Strindberg. C’est un choix assumé et cohérent, que le public apprécie diversement, mais c’est le rôle d’un Festival que de faire des propositions de très haut niveau mais non consensuelles, discutables, qui heurtent et qui font gamberger. En ce sens, Foccroulle a tapé juste, comme souvent depuis qu’il est à Aix.
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A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt
A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt

THÉÂTRE À LA COMÉDIE FRANÇAISE 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de VICTOR HUGO LE 13 JUILLET 2013 (Ms en scène Denis PODALYDÈS avec Guillaume GALLIENNE)

Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage
Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage

La salle Richelieu était bien pleine en ce 13 juillet, pour voir le spectacle phare de cette fin de saison, chant du cygne de l’ère Muriel Mayette à la tête de la vénérable maison. Une Lucrèce Borgia de Victor Hugo, qu’on a l’air de redécouvrir, puisque pas moins de trois productions d’audience nationale ont vu le jour cette année, celle de Lucie Berelowitsch venue de Bretagne, à l’Athénée (voir ce blog), celle de Denis Podalydès à la Comédie Française, (jusqu’au 20 juillet) et celle de David Bobée aux Fêtes Nocturnes de Grignan, avec Béatrice Dalle (jusqu’au 23 août).
Conçu comme un spectacle médiatique et médiatisé , avec Guillaume Gallienne à peine auréolé de ses multi-Césars, avec des costumes de Christian Lacroix, des décors d’Eric Ruf, tout nouvel administrateur de la Comédie Française, et une mise en scène de Denis Podalydès: c’est presque une pure production maison, une de ces productions qui portent l’image du Français. On en a beaucoup parlé avant, on en a fait une belle promo : pensez, l’héroïne de Hugo jouée par le roi du trans-genre gentillet, Guillaume Gallienne, et Gennaro par une jeune femme : la mère jouée par un homme, et le fils par une femme. Allez y retrouver vos petits !
Le spectacle joue à guichets fermés (même Manuel Valls en ce dimanche): il a donc atteint son but.

Lucrèce Borgia, première scène © Brigitte Engerrand/Divergences
Lucrèce Borgia,apparition de Lucrèce face à Gennaro © Brigitte Engerrand/Divergences

Est-ce une réussite ? Probablement pas, et pas forcément à cause de ses choix les plus médiatisés. Que Gennaro soit joué par une femme (Suliane Brahim, assez fraîche) et Lucrèce Borgia par un homme (Guillaume Gallienne, pas vraiment frais) ne gêne pas en soi, depuis l’antiquité jusqu’à Shakespeare, les femmes ont pu être jouées par des hommes et les hommes par des femmes notamment à l’opéra: le théâtre est illusion, le théâtre fait tout passer, c’est pourquoi il est théâtre. Ce qui gène, ce sont les choix de jeu, et une mise en scène à la fois luxueuse et compassée, je dirais empesée, avec quelques belles images (scène I autour de la gondole et entrée en scène de Lucrèce notamment) et beaucoup de creux, sinon de vide.
Bien qu’on lise des déclarations rappelant Vitez disant aux acteurs qu’ils n’en feront jamais trop dans Hugo, on reste bien en deçà de cette folie échevelée, de ce romantisme exacerbé, de cette hystérie qui doit nous saisir face au vertige de la parole hugolienne et aux situations tellement extrêmes que Donizetti s’en est emparé pour en faire un opéra. Lucrèce Borgia, c’est un opéra parlé : encore faut-il une Diva.

Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences

Et la Diva fait défaut. Podalydès et Gallienne font le choix d’une diction compassée et pétrifiée du texte, d’une attitude distanciée, ressentie ici comme « tragédienne » au sens des tragédiens du passé : du Mounet Sully des familles. En fait, dans le genre contresens, Guillaume Gallienne m’a fait penser à Marie Bell dans le film Phèdre de Pierre Jourdan, élaboré pour immortaliser une actrice qui avait fait du personnage de Phèdre son fétiche, mais qui l’a enregistré bien trop tard, faisant de Phèdre une belle-mère en proie au démon de midi, et non la jeune femme encore fraiche qu’elle est, et dont la fraîcheur justifie pleinement son amour pour Hippolyte. Imaginez une vieille Phèdre vaguement amoureuse de son fils (dans une famille où l’inceste est pratique ordinaire et où Lucrèce est fille de Pape, tout est possible et même plus) et vous aurez Gallienne, robe noire, voile noir, verbe noir, ou plutôt gris, attitude altière, qui renferme sa passion en elle, qui n’extériorise rien. C’est possible, mais je préfère plus expressionniste. La diction reste assez artificielle, d’où toute vie est absente, la raideur est lassante, le jeu sur homme-femme non exploité (torse nu, sans perruque). Certes, cette Lucrèce est au-delà de la vie, ailleurs, au-delà du monde, mais ne montre ni palpitation, ni relief, ni émotion, ni communication. Un verbe hugolien congelé comme les paroles gelées de Rabelais. L’impression qu’on a tapé à côté court pendant toute la pièce donnée sans entracte.

Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences
Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences

Suliane Brahim dans Gennaro ne m’a pas déplu : d’aucuns l’ont trouvée excessive, un peu braillarde, l’excès fait partie du théâtre de Hugo et je l’ai trouvée d’une grande fraîcheur, et donnant à Gennaro un aspect adolescent et pré-pubère assez séduisant, et cohérent par son excès même, composant avec Maffio Orsini (excellent Stéphane Varupenne) un parfait couple eromène/eraste.

Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences

La troupe montre son professionnalisme, bien des acteurs de référence sont sur le plateau Eric Genovèse en Jeppo Liveretto, une jolie Giorgia Scalliet en princesse Negroni bien féminine, bien pulpeuse, bien présente scéniquement, mais de très loin dominent le plateau et la distribution Christian Hecq et Eric Ruf. Christian Hecq en Gabetta est d’une vérité confondante, avec cette allure dégagée, ses légers tics, sa démarche presque chaloupée, son allure louche et en même temps fidèle, et loyal envers sa maîtresse. On connaît les qualités de Hecq, phénoménal Bouzin du Fil à la patte, mais ici, il est plus maîtrisé, plus ironique plus distancié, plus froid, et presque plus humain, plus proche. Une performance.

Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences
Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences

Eric Ruf, en Duc Alfonse d’Este ravagé de jalousie et d’une noire méchanceté, avec sa tenue en scène, sa diction merveilleuse, son débit faussement affable, avec ses traits d’humour aussi et sa fausse distance, est glaçant et prodigieux de justesse: quel dommage qu’il n’apparaisse vraiment que pendant sa grande scène avec Lucrèce. C’est un pur moment de plaisir théâtral, on ne cesserait de le voir et de l’écouter : du grand, du très grand art. Devenu administrateur, continuera-t-il à jouer un peu, quelle perte ce serait pour la troupe s’il y renonçait !

 

 

 

De la mise en scène de Denis Podalydès, il y a peu à dire : un travail essentiellement nocturne, très musical s’appuyant notamment sur le melodramma verdien (Macbeth, Simon Boccanegra notamment), inscrit dans des somptueux décors d’Eric Ruf, dessinant des espaces à la fois fluides et bien délimités, permettant de laisser le plateau pratiquement libre, avec de beaux costumes déclinés sur 50 nuances de noir et un rouge éclatant lors de la fête chez la Negroni. Les déclarations d’intention sont nobles, leur traduction reste en-deçà des attentes. On comprend l’intention de construire une Lucrèce Borgia extérieurement glacée et intérieurement ravagée, une Lucrèce Borgia si déchirée qu’on va essayer de l’aimer, mais pour moi quelque chose n’a pas fonctionné.  Certes, le jeu est bien contrôlé, il y a de fortes individualités (voir ci-dessus) mais on ne perçoit pas de débordement hugolien : cela reste sage, toujours au bord de quelque chose, d’un gouffre dans lequel on n’ose sauter, c’est tout sauf décoiffé, tout sauf émouvant, tout sauf excessif, tout sauf tripal. C’est tiède et donc pour moi antinomique avec l’univers de Victor Hugo.
Dommage. Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
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La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences
La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences

ENREGISTREMENTS ET CD: LE DERNIER DISQUE DE CLAUDIO ABBADO – BRUCKNER SYMPHONIE N°9

Le dernier disque
Le dernier disque

Quelle erreur !
Quelle erreur de n’avoir pas repris en vidéo ce concert où Claudio Abbado à bout de forces, mais pas d’inspiration, a offert au public un testament en forme d’inachèvement, en programmant dans la même soirée et l’Inachevée de Schubert, et la Symphonie n°9 de Bruckner qui est aussi son inachevée. On a préféré retransmettre et enregistrer l’Eroica et les extraits de Gurrelieder de Schönberg, qui constituaient en 2013 le premier programme du Lucerne Festival Orchestra.
La symphonie n°9 de Bruckner vient de sortir fin juin en CD chez DG/Accentus, et tout mélomane un peu amoureux d’Abbado se doit de la posséder dans sa discothèque. C’est d’ailleurs un disque qui se vend bien, au moins à en croire certaines listes comme http://www.classical-music.com/chart/official-classical-chart
La manière dont Abbado avait abordé ces deux symphonies inachevées (Schubert-Bruckner) et notamment la symphonie de Bruckner avait suscité chez les mélomanes présents des discussions passionnées, tant la manière d’Abbado, très intériorisée, d’une tristesse indicible, a frappé.

Je ne suis pas sûr que ne présenter dans un enregistrement que la symphonie de Bruckner sans celle de Schubert soit une si bonne idée. Certes, elle permet à l’éditeur de projeter deux enregistrements séparés, mais l’arc interprétatif et le discours d’Abbado sont si cohérents entre les deux œuvres, que je peux difficilement écouter l’une sans l’autre. Car c’est bien l’inachèvement et la fin qui sont sussurés ici. Et le compte rendu que j’en ai fait sur le moment sonne étrangement, au regard des événements qui ont suivi. Je renvoie le lecteur à ces analyses, mais j’en donne ci-dessous les conclusions : « Une soirée et une édition 2013 qui laissent un goût amer en bouche: comme d’habitude, des exécutions d’une qualité inouïe, avec un orchestre phénoménal, comme d’habitude des émotions et des moments très forts, mais cette année, quelque chose d’autre, où était absent cet élan vital, cette éternelle jeunesse qu’Abbado communique dans sa vision de la musique. Etait-ce parce qu’il était plus fatigué (c’était visible dans ses gestes, et il a dû pendant la série de concerts annuler son intervention pour la fête des 75 ans du Festival) est-ce un tournant interprétatif ? L’avenir nous le dira, mais en tout cas, bien des amis qui le suivent encore plus que moi étaient frappés par cette vision sans espoir qui transpirait de ces soirées et du fond de leur âme, ne voulaient pas l’envisager. »
Abbado était discret, parlait peu, et en tous cas presque jamais en répétition, et presque jamais de ses concerts ou de ses interprétations. Mais faire de la musique pour lui c’était aussi dire quelque chose de lui même. Ce qu’il ne disait pas, il l’exprimait par la musique, par les concerts, qui étaient pour lui tranche de vie. Il y a donc quelque chose de prémonitoire dans ce Bruckner, comme une annonce, comme un présage qu’il semblait sentir.
À réécouter l’enregistrement (qui est un montage des trois soirées de concert) on retrouve les mêmes impressions, mêlées au souvenir, car évidemment l’écoute d’aujourd’hui est traversée par le fait qu’il s’agit du dernier programme qu’Abbado a dirigé et tous les commentaires qu’on peut faire ou avoir fait en sont gauchis. On est quand même toujours  frappé d’une part par la ductilité extrême de l’orchestre et la qualité de l’exécution, des pizzicati à se damner, des cordes d’une douceur et d’une suavité inconnues (c’est incroyable cette douceur triste qui émerge du premier mouvement), une lenteur certes, mais d’une fluidité étonnante dans les enchaînements, sans heurts,  interventions des cuivres presque timides au départ, avec l’élégance inouïe à laquelle Abbado nous avait habitués. Il est servi par des solistes d’une virtuosité unique (flûtes, clarinette, hautbois, trompettes mais aussi contrebasses incroyables), saisis sans doute aussi par la nature du moment, qu’ils devaient sentir encore plus que le spectateur : c’est cet unisson (uni-sono), cette unicité du son qui frappe et qui emporte. On ne sait sur quoi fixer son attention, tant il est difficile d’isoler un moment ou un autre, mais on reste confondu par l’art du crescendo, le contrôle des volumes, et la clarté du rendu. Une douce, très douce marche vers l’abîme, sereine et résignée.
Le second mouvement est « un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler »(Racine, Phèdre, scène finale), une énergie rageuse, rendue par un jeu étourdissant des pizzicati, un crescendo d’une extrême tension pour aboutir à une explosion des tutti qui reste néanmoins presque contenue, tant elle semble naturelle, aller de soi, avec un refus des ruptures, dans un sens aigu des liens musicaux qui se sont construits : des contrastes entre la douceur des bois et la brutalité des forte, qu’on a souvent comparé à du Prokofiev ou du Stravinski, il reste un ballet certes inquiétant, mais sans cette angoisse mystique qui pourrait saisir, c’est une rage qui passe, comme le reste passera et finira.
Au contraire, le début du dernier mouvement, l’adagio, s’affirme avec à la fois les grandes orgues de la solennité brucknerienne, pour être immédiatement compensée par la douceur des confidences abbadiennes,  indicible (ah les bois…), qui étreint jusqu’au plus profond du cœur en des murmures à peine perceptibles des cors et des cordes : il s’agit d’un chant, l’avenir nous a dit que c’était un chant du cygne, un cygne encore vivant, encore créatif, encore avide de confidences, encore désireux d’avenir et de confiance, mais déjà pris par la nostalgie et les regrets : tout nous parle, le moindre son, la moindre inflexion, dans cet adagio à la lenteur non solennelle, mais résignée, qui n’appellerait que des larmes. Mais ce sont les trois dernières minutes, suspendues, qui resteront gravées pour toujours dans le souvenir des auditeurs, et qui dans ce disque, demeurent bouleversantes. Ces trois dernières minutes-là valent tous les messages, tous les concerts, toute une expérience d’auditeur. Elles sont définitives…
On l’aura compris, ceux qui n’ont pas encore ce disque doivent courir en faire l’acquisition. En faire l’impasse est inconcevable : un testament qui est une porte ouverte sur le Paradis.  [wpsr_facebook]

 

 

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2014 (Dir.mus:Pablo HERAS-CASADO; Ms en scène: Simon MC BURNEY)

L'une des belles images de cette soirée ©  De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
L’une des belles images de cette soirée © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

NB: incertitudes sur les crédits photos, certaines provenant d’Amsterdam (2012) et d’autres d’Aix.

En programmant La Flûte Enchantée, Bernard Foccroulle est au cœur de la tradition d’Aix, née autour de Mozart. En la confiant à Simon Mc Burney, il la place résolument du côté de l’enchantement et du visuel. En appelant un orchestre composé d’instruments anciens (comme pour les trois productions du Festival), il veut imprimer une couleur à la mode et en même temps une approche particulière du son, correspondant mieux à une recherche d’authenticité qu’on poursuit sans jamais évidemment l’atteindre : nous sommes des oreilles du XXIème siècle et non du XVIIIème, et nous écoutons comme on le fait au XXIème siècle. En confiant pour l’essentiel l’œuvre à des chanteurs jeunes, il répond à une des fonctions du Festival qui est de révéler.
Du point de vue de la programmation, c’est sans conteste cohérent, et globalement réussi, vu le succès auprès du public.
Le Grand Théâtre de Provence, au style architectural post-mussolinien cher à Vittorio Gregotti n’a pas une acoustique facile, et dans cette production, le plateau vide dessert le retour du son :  quand les chanteurs sont en fond de scène, on ne les entend pas. En revanche, au proscenium, on les entendrait presque trop.
Ce plateau mettant à nu les grilles, avec des dispositifs comme cette double scène suspendue qui monte ou descend selon les moments, et avec les techniciens sur les côtés qui écrivent les nombreux textes  ou font des bruitages , tout rappelle évidemment l’univers de Peter Brook : la référence est explicite , mais ce qui fait le caractère des spectacles de Simon Mc Burney, c’est l’utilisation avec une étonnante fluidité de dispositifs vidéo non illustratifs, mais intégrés à l’action, mais créateurs d’action, et qui donnent d’étourdissants résultats, comme dans Cœur de Chien de Raskatov, vu à Lyon en janvier dernier.

Scène finale ©
Scène finale © Pascal Victor/ArtcomArt

Il y a dans Zauberflöte quelque chose qui annonce Parsifal : deux royaumes antagonistes, celui de la nuit et du jour, comme dans Parsifal celui du Mal et du Bien et qui chacun proviennent du même monde originel, un héros voyageur qui vient de l’un pour aller vers l’autre, une résolution harmonieuse où le royaume de la Nuit/du Mal est vaincu. Les chœurs cérémoniels, un Sprecher qui annonce Gurnemanz (dans son rôle de « portier » du temple), des épreuves (pour Parsifal, les filles-fleurs et Kundry sont aussi des épreuves), et Simon Mac Burney installe cette idée de royaume clos, gouverné par une sorte de Conseil – au début du second acte- qui va statuer sur Tamino et Pamina. C’est d’ailleurs l’un des meilleurs moments de ce spectacle, où le plateau suspendu sert de table de conseil autour de laquelle sont assis les dignitaires en costume gris et cravate, comme nos politiques sans couleur d’aujourd’hui.

Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

S’il faut chercher la couleur, c’est ni sur les costumes des compagnons de Sarastro, ni sur le plateau nu, l’espace vide si cher à Peter Brook à qui encore une fois cette mise en scène doit beaucoup, mais chez Papageno et Papagena, en rose fuchsia, un Papageno qui tient un peu du vagabond, comme chez Carsen (à l’Opéra de Paris cette année), accompagné d’un groupe agitant des feuilles de papier figurant les oiseaux (un peu répétitif).
Mc Burney investit l’espace intégral de la scène, de l’orchestre et de la salle, comme espace unique, et donc évidemment, tous les discours bien-pensants de Sarastro s’adressent en priorité au public, Sarastro étant vu comme un homme très politique.

Reine de la Nuit (Amsterdam)  © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Reine de la Nuit (Amsterdam) © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Grande surprise qui a provoqué bien des commentaires, la Reine de la nuit porte canne et circule en fauteuil roulant, manière de montrer à la fois la perte de son pouvoir, et sa volonté de vengeance, née de la frustration y compris physique. Du même coup, le pardon final accordé par Sarastro dans cette mise en scène apparaît évidemment comme un geste de clémence à la Titus (rappelons que les deux œuvres sont de la même année) et donc éminemment politique, mais en même temps un geste de simple humanité envers un être diminué et donc humilié. Carsen allait beaucoup plus loin dans cette alliance Sarastro/Reine de la Nuit, en en faisant des alliés qui montaient toute l’aventure de Tamino – Pamina.
Mais ce qui frappe dans le travail de Simon Mc Burney, c’est à la fois des choses dites, d’autres suggérées, d’autres évoquées, mais pas de propos clair qui donnerait une clef à l’œuvre ou sinon au moins une direction. Les idées pullulent, diverses, ironiques, souriantes, dramatiques, les images sont quelquefois frappantes (comme Le couple Tamino-Pamina évoluant comme dans les airs), mais pour moi moins évidentes que dans Cœur de chien. On reste dans une vision syncrétique, attendue, assez banale de la Flûte enchantée, séduisante sur le moment et procurant d’excellents souvenirs, mais au bout de quelques jours, il n’en reste pas vraiment de trace profonde, une sorte de superficialité signifiante, dirait Barthes.

Epreuves..©.De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Epreuves..©.De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Visiblement l’équipe musicale a adhéré au propos, et la mise en scène porte ce travail d’équipe, qui donne à l’ensemble une fraîcheur sinon inédite, du moins évidente. À commencer par l’orchestre, mené avec vigueur, avec précision, avec dynamisme mais aussi avec profondeur par le jeune Pablo Heras-Casado, aussi à l’aise dans ce répertoire que dans le contemporain où il excelle, Profondeur, parce qu’il fouille la partition, il en isole des phrases inédites, donne une vraie couleur à l’ensemble, avec beaucoup de finesse. Et les Freiburger Barockorchester, pour moi l’une des grandes références en matière d’orchestre d’instruments anciens, le suivent avec un son d’un relief et d’une justesse inhabituels dans ce type de formation ; à part de menues scories aux bois, c’est vraiment un son net, plein, et quelquefois subtil qui est produit, et qui donne une couleur d’incroyable jeunesse à l’opéra de Mozart. Dans un répertoire aussi attendu et aussi connu, c’est exceptionnel.
Du côté de la distribution, Bernard Foccroulle a misé sur une équipe jeune, une sorte de concentré du chant de l’avenir. J’ai déjà évoqué les problèmes acoustiques qui naissent souvent de la position sur scène; certains cependant n’ont pas cependant la belle homogénéité que réclame le chant mozartien.

Ce n’est pas le cas du Tamino de Stanislas de Barbeyrac. J’ai déjà plusieurs fois évoqué dans des rôles moins importants les qualités de ce chanteur.

Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt

Il compose ici un vrai Tamino, avec une voix bien assise, et justement très homogène sur l’ensemble du registre, sans jamais forcer, avec une sûreté technique à noter. La voix est large, sonore, l’allemand est vraiment excellent, parlé ou chanté. Il a ce que certains Tamino n’ont pas, à savoir une couleur mâle, ce qui m’a vraiment fait penser qu’il aborderait un jour, avec cette voix si bien calibrée et si solide, des rôles comme Lohengrin (pensons à des carrières à la Gösta Winbergh, qui fut un splendide Tamino et qui finit par aborder Lohengrin). Une seule petite réserve, dans la première partie notamment, le chant est un peu monotone et manque d’incarnation, la capacité à colorer les mots peu exploitée encore. Il reste que pour moi, un ténor est né, et un ténor d’un type dont nous n’avons pas d’exemple actuellement dans les artistes français. S’il est prudent, j’y crois vraiment ; attendons son Belmonte qui devrait particulièrement lui convenir.

Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt

La Pamina de Mari Eriksmoen est aussi particulièrement intéressante. Quelques problèmes dans le medium au départ, peut-être un Ach ich fühl’s insuffisamment allégé, et non moins émouvant, mais une vraie présence vocale, des aigus sûrs, dominés, un timbre clair, une voix bien projetée, peut-être une des meilleures Pamina entendues ces dernières années, qui devrait néanmoins, pour faire aussi bien que Julia Kleiter, alléger et travailler un peu l’interprétation et l’expression de la fragilité. Et sa voix s’alliait avec bonheur à celle de Stanislas de Barbeyrac. L’un et l’autre appellent peu de réserves.
Même si l’ensemble de la distribution fonctionne bien, les autres protagonistes n’ont pas montré des qualités vocales totalement maîtrisées, à commencer, et c’est une déception, par Christoph Fischesser, que j’ai aimé à chaque fois que je l’ai entendu, dans Mozart, dans Beethoven, dans Wagner, mais qui manque ici d’assise vocale. Un Sarastro, c’est d’abord un grave sonore, qu’il n’a pas, ou du moins qu’il n’avait pas ce soir là. Belle diction en revanche, et impressionnant dans le parlato : on lui demandait plus.
La Reine de la Nuit d’Olga Pudova a en revanche les aigus, dont le fameux contre fa qui sort avec franchise et netteté, et qui est même tenu. Elle a aussi les piqués de Der Hölle Rache et les agilités subséquentes: elle triomphe donc par le feu d’artifice. En revanche il lui manque le medium et un peu de grave : il est vrai qu’elle chante souvent en fond de scène et que cela ne la sert pas, pas plus que chanter en fauteuil roulant ou avec une canne. Pourtant, la voix est large, elle n’est pas une voix de rossignol, et c’est heureux pour ce rôle.

En suivant Papageno...© Pascal Victor/ArtcomArt
En suivant Papageno…© Pascal Victor/ArtcomArt

Le Papageno de Thomas Oliemans est vraiment magnifique d’humanité et de tendresse en scène, il est le personnage, sans excès, sans simagrées, dans sa simplicité première, et dans son naturel. Il chante avec le même naturel, sans jamais faire de manières. Mais malheureusement son émission est trop engorgée, il chante tout en arrière et l’ensemble manque de projection et de présence vocale. La voix a des difficultés à sortir. C’est pour moi une question de pure technique, car du point de vue de l’intelligence du personnage, c’est rafraichissant et juste.
Le Monostatos d’Andreas Conrad m’a fait penser au Mime excellent qu’il est. J’apprécie son émission naturelle, son refus des artifices des ténors de caractère, sa diction impeccable, sa clarté dans l’expression et son art de la modulation. Voilà un interprète. Maarten Koningsberger est un bon Sprecher, bien sonore, avec une voix solide et très musicale pour un rôle confié souvent à des gloires du passé (j’ai entendu Hans Hotter là dedans…).
Les trois enfants venus de la Chorkademie de Dortmund étaient vraiment magnifiques, et même stupéfiants par la diction, même s’ils étaient grimés en morts vivants, comme des enfants de cette Reine de la Nuit diminuée, comme des émissaires d’un monde de trolls . Les trois Dames en revanche ne m’ont pas laissé une impression indélébile (Ana-Maria Labin, Silvia de la Muela, Claudia Hückle) avec des problèmes d’ensemble et quelques fautes de mesure.
Et juste un petit mot pour Regula Mühlemann, une Papagena très fraîche, et qui me ravit à chaque fois que je l’entends, la prochaine fois dans un rôle moins épisodique j’espère.
Le public était heureux et a fait un triomphe. Un beau moment d’opéra, parfait pour un festival, car c’était la fête pour les spectateurs. Mais ce n’était pas un miracle : les  réussites absolues de la Flûte enchantée sont très rares. Pour que l’enchantement devienne miracle, il faut une touche de divin. Cela demande d’ attendre un peu. [wpsr_facebook]

Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart
Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart