THÉÂTRE À LA COMÉDIE FRANÇAISE 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de VICTOR HUGO LE 13 JUILLET 2013 (Ms en scène Denis PODALYDÈS avec Guillaume GALLIENNE)

Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage
Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage

La salle Richelieu était bien pleine en ce 13 juillet, pour voir le spectacle phare de cette fin de saison, chant du cygne de l’ère Muriel Mayette à la tête de la vénérable maison. Une Lucrèce Borgia de Victor Hugo, qu’on a l’air de redécouvrir, puisque pas moins de trois productions d’audience nationale ont vu le jour cette année, celle de Lucie Berelowitsch venue de Bretagne, à l’Athénée (voir ce blog), celle de Denis Podalydès à la Comédie Française, (jusqu’au 20 juillet) et celle de David Bobée aux Fêtes Nocturnes de Grignan, avec Béatrice Dalle (jusqu’au 23 août).
Conçu comme un spectacle médiatique et médiatisé , avec Guillaume Gallienne à peine auréolé de ses multi-Césars, avec des costumes de Christian Lacroix, des décors d’Eric Ruf, tout nouvel administrateur de la Comédie Française, et une mise en scène de Denis Podalydès: c’est presque une pure production maison, une de ces productions qui portent l’image du Français. On en a beaucoup parlé avant, on en a fait une belle promo : pensez, l’héroïne de Hugo jouée par le roi du trans-genre gentillet, Guillaume Gallienne, et Gennaro par une jeune femme : la mère jouée par un homme, et le fils par une femme. Allez y retrouver vos petits !
Le spectacle joue à guichets fermés (même Manuel Valls en ce dimanche): il a donc atteint son but.

Lucrèce Borgia, première scène © Brigitte Engerrand/Divergences
Lucrèce Borgia,apparition de Lucrèce face à Gennaro © Brigitte Engerrand/Divergences

Est-ce une réussite ? Probablement pas, et pas forcément à cause de ses choix les plus médiatisés. Que Gennaro soit joué par une femme (Suliane Brahim, assez fraîche) et Lucrèce Borgia par un homme (Guillaume Gallienne, pas vraiment frais) ne gêne pas en soi, depuis l’antiquité jusqu’à Shakespeare, les femmes ont pu être jouées par des hommes et les hommes par des femmes notamment à l’opéra: le théâtre est illusion, le théâtre fait tout passer, c’est pourquoi il est théâtre. Ce qui gène, ce sont les choix de jeu, et une mise en scène à la fois luxueuse et compassée, je dirais empesée, avec quelques belles images (scène I autour de la gondole et entrée en scène de Lucrèce notamment) et beaucoup de creux, sinon de vide.
Bien qu’on lise des déclarations rappelant Vitez disant aux acteurs qu’ils n’en feront jamais trop dans Hugo, on reste bien en deçà de cette folie échevelée, de ce romantisme exacerbé, de cette hystérie qui doit nous saisir face au vertige de la parole hugolienne et aux situations tellement extrêmes que Donizetti s’en est emparé pour en faire un opéra. Lucrèce Borgia, c’est un opéra parlé : encore faut-il une Diva.

Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences

Et la Diva fait défaut. Podalydès et Gallienne font le choix d’une diction compassée et pétrifiée du texte, d’une attitude distanciée, ressentie ici comme « tragédienne » au sens des tragédiens du passé : du Mounet Sully des familles. En fait, dans le genre contresens, Guillaume Gallienne m’a fait penser à Marie Bell dans le film Phèdre de Pierre Jourdan, élaboré pour immortaliser une actrice qui avait fait du personnage de Phèdre son fétiche, mais qui l’a enregistré bien trop tard, faisant de Phèdre une belle-mère en proie au démon de midi, et non la jeune femme encore fraiche qu’elle est, et dont la fraîcheur justifie pleinement son amour pour Hippolyte. Imaginez une vieille Phèdre vaguement amoureuse de son fils (dans une famille où l’inceste est pratique ordinaire et où Lucrèce est fille de Pape, tout est possible et même plus) et vous aurez Gallienne, robe noire, voile noir, verbe noir, ou plutôt gris, attitude altière, qui renferme sa passion en elle, qui n’extériorise rien. C’est possible, mais je préfère plus expressionniste. La diction reste assez artificielle, d’où toute vie est absente, la raideur est lassante, le jeu sur homme-femme non exploité (torse nu, sans perruque). Certes, cette Lucrèce est au-delà de la vie, ailleurs, au-delà du monde, mais ne montre ni palpitation, ni relief, ni émotion, ni communication. Un verbe hugolien congelé comme les paroles gelées de Rabelais. L’impression qu’on a tapé à côté court pendant toute la pièce donnée sans entracte.

Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences
Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences

Suliane Brahim dans Gennaro ne m’a pas déplu : d’aucuns l’ont trouvée excessive, un peu braillarde, l’excès fait partie du théâtre de Hugo et je l’ai trouvée d’une grande fraîcheur, et donnant à Gennaro un aspect adolescent et pré-pubère assez séduisant, et cohérent par son excès même, composant avec Maffio Orsini (excellent Stéphane Varupenne) un parfait couple eromène/eraste.

Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences

La troupe montre son professionnalisme, bien des acteurs de référence sont sur le plateau Eric Genovèse en Jeppo Liveretto, une jolie Giorgia Scalliet en princesse Negroni bien féminine, bien pulpeuse, bien présente scéniquement, mais de très loin dominent le plateau et la distribution Christian Hecq et Eric Ruf. Christian Hecq en Gabetta est d’une vérité confondante, avec cette allure dégagée, ses légers tics, sa démarche presque chaloupée, son allure louche et en même temps fidèle, et loyal envers sa maîtresse. On connaît les qualités de Hecq, phénoménal Bouzin du Fil à la patte, mais ici, il est plus maîtrisé, plus ironique plus distancié, plus froid, et presque plus humain, plus proche. Une performance.

Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences
Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences

Eric Ruf, en Duc Alfonse d’Este ravagé de jalousie et d’une noire méchanceté, avec sa tenue en scène, sa diction merveilleuse, son débit faussement affable, avec ses traits d’humour aussi et sa fausse distance, est glaçant et prodigieux de justesse: quel dommage qu’il n’apparaisse vraiment que pendant sa grande scène avec Lucrèce. C’est un pur moment de plaisir théâtral, on ne cesserait de le voir et de l’écouter : du grand, du très grand art. Devenu administrateur, continuera-t-il à jouer un peu, quelle perte ce serait pour la troupe s’il y renonçait !

 

 

 

De la mise en scène de Denis Podalydès, il y a peu à dire : un travail essentiellement nocturne, très musical s’appuyant notamment sur le melodramma verdien (Macbeth, Simon Boccanegra notamment), inscrit dans des somptueux décors d’Eric Ruf, dessinant des espaces à la fois fluides et bien délimités, permettant de laisser le plateau pratiquement libre, avec de beaux costumes déclinés sur 50 nuances de noir et un rouge éclatant lors de la fête chez la Negroni. Les déclarations d’intention sont nobles, leur traduction reste en-deçà des attentes. On comprend l’intention de construire une Lucrèce Borgia extérieurement glacée et intérieurement ravagée, une Lucrèce Borgia si déchirée qu’on va essayer de l’aimer, mais pour moi quelque chose n’a pas fonctionné.  Certes, le jeu est bien contrôlé, il y a de fortes individualités (voir ci-dessus) mais on ne perçoit pas de débordement hugolien : cela reste sage, toujours au bord de quelque chose, d’un gouffre dans lequel on n’ose sauter, c’est tout sauf décoiffé, tout sauf émouvant, tout sauf excessif, tout sauf tripal. C’est tiède et donc pour moi antinomique avec l’univers de Victor Hugo.
Dommage. Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
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La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences
La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences

THÉÂTRE / COMÉDIE FRANÇAISE 2012-2013 : PHÈDRE, de Jean RACINE le 20 mars 2013 (Ms en scène : Michael MARMARINOS)

Elsa Lepoivre

Phèdre est une pièce qui m’accompagne depuis novembre 1968, lorsque, élève de 1ère, je l’ai découverte et étudiée. Je l’ai réétudiée en hypokhâgne, avec une fascination grandissante. C’est un texte qui dans toute ma vie fut toujours là, prêt à être relu, interpellé de manière toute personnelle notamment lorsque la vie sentimentale tanguait. Et avec quelle soif je lus les pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs consacrées à la Berma dans Phèdre, où Proust exprime son attente de voir un texte adoré affronter la révélation de la scène, son attente de le voir incarné par l’interprétation de la Berma, et sa déception initiale lorsqu’il la voit sur le théâtre. Cette attente, je l’ai toujours lorsque Phèdre est représentée: les mises en scène, le regard porté sur la situation dramatique, les actrices qui portent le rôle, et surtout la manière dont ce texte est dit.
Le texte, voilà l’énigme, voilà ce qui fait dire à certains que Phèdre est injouable. Un texte qui est un long poème, tout en étant un texte théâtral ficelé au millimètre doit pouvoir être dit comme du théâtre et aussi comme de la poésie, une longue poésie, un long chant comme disaient mes bons (et grands) maîtres. Phèdre est une cérémonie du langage.
Il s’agit avec Phèdre encore plus qu’avec toute autre pièce de Racine de mettre sur le théâtre la complexité: complexité d’une héroïne en proie à une passion ravageuse, qui n’oublie jamais qu’elle est reine, fille du juge des enfers, descendante du soleil, mais qui est aussi une femme amoureuse, qui se dit affaiblie, amoureuse et éconduite, jalouse, qui va jusqu’au bout de sa vie et de ses décisions, complexité d’une situation politique, où l’enjeu reste la souveraineté d’Athènes: Thésée mort, la succession est des plus ouvertes, Phèdre et son fils, Hippolyte fils de Thésée mais fils d’amazone, d’origine barbare, Aricie, de la famille des Pallantides, écartés par Thésée, complexité d’un texte d’une hauteur inédite, monumental objet à porter sur le théâtre.
A cette complexité répond celle des choix: comment dire un texte dont on dit qu’il est sa propre mise en scène, son propre décor? comment dire un texte qui est à la fois support de communication et vecteur poétique, qui fonctionne comme outil de communication naturelle (les personnages se parlent) et comme poésie, objet fermé, autoréférent: quand Phèdre parle, elle s’adresse à son interlocuteur, à elle même, au public et dans Phèdre, décider de parler c’est aussi décider de mourir: les paroles prononcées, de Phèdre ou d’Hippolyte condamnent à l’irrémédiable, la parole est acte.
J’ai été déçu (car j’en attendais beaucoup) par la Phèdre de Patrice Chéreau aux Ateliers Berthier, j’ai assez de sympathie pour le travail d’Anne Delbée, fascinée par le texte, par sa musique, par ses possibles. Je n’avais pas détesté jadis le travail de Brigitte Jaques. Ce que j’ai préféré, c’est la mise en scène de Peter Stein (en allemand…) que j’avais vue à la télévision, il y a déjà bien longtemps.
Reste le problème de Phèdre. J’avais vu en son temps (1968)  le film de Pierre Jourdan, avec Marie Bell et le jeune Claude Giraud en Hippolyte,  Jean Chevrier en Théramène et Jacques Dacqmine en Thésée. C’était à la fois impossible et fascinant: tous les clichés possibles (colonnes, petites tuniques etc…), pas de mise  en scène à proprement parler, et une Marie Bell âgée, qui la rendait quelque peu vieille dame indigne. Et pourtant, ce film avait quelque chose d’étrangement fascinant, et Marie Bell témoignait d’un temps où dire le texte de  manière (presque) psalmodiée avait quelque chose d’un peu magique. J’ai oublié bien des images de mises en scènes de Phèdre et celles de Marie Bell me restent imprimées. Faut-il une bête de scène, une « Berma », une Sarah Bernhardt pour prendre ce rôle? Peu de grandes stars s’y sont frotté ces dernière années…
C’est par Elsa Lepoivre que je vais aborder le spectacle actuellement programmé à la Comédie Française. La performance est très honorable, sans être à mon avis convaincante. D’abord parce que le metteur en scène Michael Marmarinos choisit d’insister dans la mise en voix du texte sur les parties où la fureur éclate, non pas les parties plus évocatoires  qui respirent l’espoir et le feu intérieur comme le premier monologue de l’acte I scène III: il préfère le « Ah, cruel, tu m’as trop entendue » à « Mon mal vient de plus loin« . Ces parties où Phèdre chante une cantilène amoureuse sont dites sur un ton plutôt neutre, passe-partout, gris, qui peut d’ailleurs être assez saisissant, quand elle est assise à la table et qu’elle commence son récit le regard perdu dans le lointain et que la mécanique des mots se met en place. Mais dès que Phèdre est en proie à la fureur passionnelle, alors le texte se met à vivre de manière plus directe. Ainsi a-t-il fait le choix de laisser glisser le texte, laissant à une musique d’accompagnement lancinante le soin de souligner, se substituer à la musique des mots! ce n’est pas gênant, c’est inutile, c’est un procédé qui n’ajoute rien car le texte se suffirait à lui-même. Mais cela évite le terrible problème du « beau vers » ou du vers de référence que tout le monde attend (relire Proust!). Comment dire: « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire » ? ou « Ariane ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bord où vous fûtes laissée? » ou encore et surtout « Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux » qui est à mon avis le plus beau des vers de la pièce, dans sa simplicité, sa fluidité, et dans le sens qu’il porte, à Hippolyte et Aricie la lumière du jour, à Phèdre l’obscurité, à eux la sérénité, à elle la douleur et ce « tous les jours », avec ces longues répétées qui nous donnent une envie d’éternité. Longues, brèves, rythmes, rien n’est vraiment prononcé, au spectateur de reconnaître les siens. Marmarinos a choisi de ne pas choisir. Mais en même temps, des pans du texte, qui clairement indiquent la place des personnages et l’espace de l’échange ne sont pas exploités:   « Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche » indique par la sonorité même une sorte de souffle chaud, qu’on doit sentir très proche de soi, et qui fait rougir puisque « Cette noble pudeur colorait son visage » et Hippolyte doit sentir la chaleur du souffle de Phèdre.

Acte 2 scène 5 (Photo Enguerand)

En fait dans la manière dont Marmarinos règle la rencontre Phèdre-Hippolyte (Acte II scène V), il règle bien un rapprochement progressif, mais lorsque les deux personnages se touchent presque, il est quasiment trop tard: le texte l’a dit et l’a fait entendre bien avant. En revanche la seconde tirade de Phèdre quant à elle (« Ah! cruel, tu m’as trop entendue… ») est au contraire très bien mise en place et très forte, plus marquée alors que pour ma part le plus fort est avant (« Oui Prince, je languis, je brûle pour Thésée« : je me suis toujours dit d’ailleurs que le jeune Hippolyte doit sentir cette chaleur passionnelle folle et qu’il doit découvrir qu’il y est sensible: d’où son horreur, c’est peut-être de lui qu’il frissonne d’horreur à ce moment.
Elsa Lepoivre malgré tout est une belle Phèdre, au ton varié, tour à tour évanescente, furieuse, frissonnante de passion, heureuse, souriante et très vivante, finalement très proche de nous, plus proche que le monument auquel on s’attend. Pour mon goût, j’aimerais une Phèdre plus jeune, à peine plus âgée qu’Aricie, j’aimerais voir cette jeune fille assoiffée d’innocence et de fraîcheur livrée à Thésée, dépeint dans toute la pièce comme un coureur invétéré, toujours à la recherche de chair féminine. Je suis sûr que la pièce et la situation changeraient totalement. Ici Elsa Lepoivre est une femme magnifique, mais déjà un peu mûre. D’ailleurs, le metteur en scène (qui remplace hélas Dmitri Tcherniakov, prévu à l’origine) choisit de ne pas trop marquer les âges des personnages: Oenone la nourrice a à peu près l’âge de Phèdre, elle est presque plus jeune, Théramène de même alors que en théorie ils appartiennent à la génération de Thésée, lui même dans la force de l’âge. En dehors des deux jeunes amoureux Hippolyte et Aricie (Pierre Niney et Jennifer Decker, d’une fraîcheur et d’un naturel confondants), les autres personnages sont plutôt dans la trentaine avancée et Thésée approche un peu plus de la cinquantaine. C’est un peu inhabituel. Ainsi Théramène semble être non un précepteur, mais une sorte de compagnon, et Oenone une amie plus qu’une nourrice. Seule Panope (Cécile Brune) est traitée différemment, comme un chœur qui commente avec une relative distance (elle mange une crème en annonçant la mort de Thésée) son texte est modifié comme si elle le commentait (procédé plusieurs fois utilisé, et pas vraiment utile ni convaincant), et le ton est plutôt très peu déclamé; ce personnage fonctionnel dans la pièce (elle expire Seigneur!) prend ici une importance scénique inattendue, avec des entrées très soignées, et un costume un peu décalé de gouvernante anglaise. Les costumes d’un beige étudié qui se décline dans tous ses dégradés sont contemporains (années 30? Comme sortis d’un film tourné au Vietnam par Duras) et Phèdre se débarrasse immédiatement de sa robe finement brodée d’or pour rester toute la pièce en une simple robe-combinaison. Nous sommes dans une famille riche en villégiature, enfin, dans une villégiature un peu lourde quand même (longs silences, notamment au début), un peu pesante. Ce n’est pas une atmosphère tragique, mais une atmosphère à la Tchekhov…on ne s’étonnerait pas de voir apparaître Delphine Seyrig sur la terrasse. Marmarinos, en débarrassant l’ambiance de sa grandeur tragique pour bien plutôt (en cette année Diderot) nous faire toucher du doigt une sorte de drame bourgeois a-t-il  rendu service au texte? Cette mer et cette baie me font penser (opéra quand tu nous tiens) à la baie de Nagasaki dans Madama Butterfly lorsqu’elle entame « Un bel di’ vedremo« ; certes, c’est une vision toute personnelle, mais je me suis dit que le décor conviendrait à  Butterfly, c’est dire que mes références sont loin de la tragédie. C’est dire aussi que le décor nous en éloigne, avec cette table avec sa carafe d’eau et surtout cette radio, qui rappelle, lit-on le temps qui passe, ce temps irrémédiable qui en cette journée de crise qui explose nous amène tout droit à la mort, qui rappelle surtout une ancienne vision d’Electre par Antoine Vitez. Mais Marmarinos n’est pas Vitez.
Et puis ce micro, qui trône à gauche, côté jardin; ce micro qui fixe l’attention et intrigue:  je me suis dit au départ qu’on allait voir traiter les monologues comme des « pezzi chiusi » isolés du reste, comme des arias…Pas vraiment. Le micro est utilisé partiellement lorsque les personnages « avouent » ou se confessent ou expriment le fond de leur âme; c’est lors de l’aveu d’Hippolyte à Aricie (version émotion et fraîcheur) et surtout lors du récit de Théramène (version pathétique) que le micro devient lui même outil de médiation, pour que la voix se recroqueville sur elle-même et s’intériorise: Eric Génovèse était excellent, il en est devenu poignant. Ce micro que je croyais inutile en devenant médiateur de l’émotion a donc une fonction, même si l’idée est éculée. Bon point.
Autre bon point, la manière dont Thésée est traité et dont Samuel Labarthe s’en empare, avec sa voix douce. Racine n’aime pas Thésée, il ne cesse dans la pièce de le dénigrer. Thésée est un problème pour tous les autres personnages, lui qui s’en donne à cœur joie, lui qui est le héros assoiffé d’aventures, de liberté et de femmes, il représente l’interdit pour son fils, et il confine Phèdre dans une sorte d’attente résignée, terrain favorable aux amours illicites…Sa mort vient de les libérer tous deux, ils se sont mis à parler, à confesser leurs désirs et à croire en la vie et le voilà qui réapparaît, insoucieux, alors que tout est dit, au sens propre et qu’il est trop tard. Arrivant dans une famille en crise (adoptons la vision du drame bourgeois), il réagit presque comme un personnage de comédie, qui croit sans vérifier la première venue (Oenone une servante) et qui s’obstine (on pourrait y voir un têtu moliéresque): il ne voit pas le vrai et ne croit que le mensonge. Il est incapable de distinguer le vrai du faux, incapable de voir dans son fils (un Prince) la sincérité et la rigidité de la droiture: voilà un héros bien minable. D’ailleurs, Racine lui réserve son texte le plus faible, reproches, plaintes, jérémiades à la fin bientôt interrompues par Phèdre « Les moments me sont chers, écoutez-moi Thésée…« .
Samuel Labarthe donne bien par la voix, par l’intonation, par la gestuelle aussi (ah ce verre d’eau envoyé à la face de son fils!)  qu’il est décalé. Il est hors de la joute tragique, et parce qu’il n’est pas tragique, il est bien traité par le metteur en scène.

Phèdre et Oenone (Photo Enguerrand)

Oenone aussi, est complètement hors de l’espace tragique, elle est complètement instrumentalisée par Phèdre d’une manière assez odieuse d’ailleurs. Clotilde de Bayser (très bonne incarnation) me renvoyait en antidote au film de Pierre Jourdan, où Oenone était la grande Mary Marquet, déjà très âgée: une vraie nourrice sortie de son office. Vu l’âge elle était presque une sœur de Marie Bell, même âge mais dans la vieillesse tandis qu’ici,  les deux femmes, Oenone et Phèdre ont à peu près le même âge (mais dans la jeunesse) et se comportent en amies, en complices…et presque plus. Cette relation Phèdre/Oenone a quelque chose de légèrement trouble. En tous cas, le ton d’Oenone, sa vigueur, sa force de conviction, sa vivacité en font un personnage vraiment central qui va loin, qui interagit avec Phèdre: au départ, même si Phèdre apparaissant au jour a décidé de parler, elle la pousse à vivre (combien de fois ne répète-t-elle pas vivez) et manigance la dénonciation d’Hippolyte presque comme une amante qui se venge. Cette relation change complètement le rapport, Oenone était un peu un outil aux mains de Phèdre, ici, elle est aussi autonome. Très beau moment d’ailleurs que sa mort où pour aller se noyer, elle enlève ses chaussures et se dirige lentement vers la baie.

Se confier au micro… (Photo Enguerrand)

Restent ceux qui à mon avis sont les plus cohérents avec l’entrée choisie par Maramarinos, Hippolyte et Aricie, Pierre Niney et Jennifer Decker. Pierre Niney, avec sa voix claire, juvénile, presque enfantine, et ses grands yeux fixes est vraiment magnifique dans ce personnage d’enfant rigide et buté, noble et timide. (Belle image du regard derrière la persienne sur Aricie à son insu, une attitude toute racinienne, voir Néron et Junie). Les scènes avec Aricie sont d’un entrain, d’une tendresse et d’une énergie tout à fait extraordinaires. De même la scène de l’aveu (Acte II scène V) où la communication avec Phèdre passe du dialogue contraint et officiel au refus du geste et du regard. A-t-il comme je l’ai suggéré de manière fugace senti le souffle chaud de Phèdre et senti un quelconque frisson érotique, ce qui redoublerait son horreur et d’elle et de lui et justifierait son obstination à fuir, pourquoi pas: mais on lit aussi bien avec Aricie qu’avec Phèdre cette relation  aux femmes bloquée et terrifiante, tandis qu’Aricie est prête, prête à entendre, prête à l’amour et même, on le verra plus tard, prête au pouvoir. Jennifer Decker, malgré quelques menues fautes de diction, donne à la fois cette double image d’une jeune amoureuse (presque de comédie, là aussi), et d’une femme déjà mûre. Je la trouve vraiment délicieuse et convaincante. ce sont eux les triomphateurs de la soirée.
En lisant et en écrivant, comme dirait l’autre, se construit une vision de ce spectacle ni négative, ni médiocre. J’aime seulement un théâtre plus « fort », surtout pour une pièce que je garde jalousement dans mon Panthéon personnel, dans mon coffre aux merveilles, (en cela je crois ne pas être le seul). En fait j’ai l’impression qu’est plutôt réussi tout ce qui n’est pas Phèdre, et plutôt les personnages accessoires que l’héroïne centrale. Certes, le parti pris de désacralisation et d’embourgeoisement (le mythe c’est nous!) fait évidemment émerger les ressorts non de la tragédie mais d’un  drame familial et même de la comédie (on dirait au cinéma comédie dramatique), mais en même temps il y a des partis pris d’arrêts sur image, de longs silences, qui font peser une ambiance lourde sans toujours être pesante. L’image finale, où tout s’arrête et où Phèdre est morte, mais debout, dans une attitude qui n’est pas sans rappeler les Saint Sébastien qu’on voit dans les peintures de la Renaissance mais sans les flèches évidemment, ici métaphoriques, immortalisée dans une figure de martyr, est assez bien trouvée. Mais l’accessoire (radio, micros) est un ajout superficiel, démonstratif et peu convaincant, la diction volontairement « ordinaire » du texte lorsqu’il est le plus riche de sortilèges évocatoires, et en revanche la violence presque « sur-dite » lorsqu’elle est attendue,  c’est décevant et assez facile au total. L’ambiance « riche bourgeoisie grecque » est agréable à regarder, mais se justifie-t-elle? Marmarinos, qui vient d’un peuple qui nous a donné la lumière du théâtre, essaie-t-il de nous dire que le tragique est mort? qu’il n’y a plus de héros tragique, mais que des êtres ne vivent que des drames trop humains. Vénus « toute entière à sa proie attachée »,  réduite à une minuscule photo de la Vénus de Milo derrière le lit semblerait nous le dire, et ce serait très pessimiste: s’il n’y a plus de tragique, il n’y a plus de liberté, plus de personnage qui va jusqu’au bout de sa croyance et de sa conviction, plus de lutte contre le monde, contre le destin et contre les dieux. Il n’y a plus qu’un monde plat, un peu comme ce spectacle qui malgré des qualités des acteurs pris singulièrement, n’arrive pas à nous emporter.
« Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » disait mon bon maître qui fit descendre en moi cette passion pour Phèdre. Malgré les qualités de la troupe et la  tenue du spectacle, on en est très très loin,  c’est sans doute dommage, mais c’est peut être fatal.
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Elsa Lepoivre (Photo Enguerrand)