Il n’était pas connu du grand public, pas un favori des médias, mais c’était un (le ?) regardeur infatigable du théâtre depuis des décennies qui nous laisse une importante bibliographie que tout étudiant en théâtre ou tout amateur se doivent de connaître.
Mais Georges Banu n’est pas n’importe quel spécialiste des « études théâtrales » comme on dit, c’est l’immense mémoire de la scène d’aujourd’hui …
Pour s’en convaincre, il suffit de lire Les récits d’Horatio , portraits et aveux des maîtres du théâtre européen (Actes Sud, « Le temps du théâtre », 2021) où il raconte à travers non des portraits, mais des rencontres des plus grands du théâtre du XXème et des débuts du XXIème siècle son propre parcours, une sorte d’autobiographie à travers ceux qu’il a approchés, étudiés un peu confessés et quelquefois contribué à faire découvrir, qui ont pour nom (entre autres) Brook, Kantor, Chéreau, Strehler, Vitez, Mnouchkine, Grüber, Wilson, Warlikowski…
Goerges Banu est un artisan du regard, connu et respecté de tout le milieu théâtral, qui a traversé l’histoire du théâtre contemporain en France et ailleurs et surtout aidé à le révéler.
Dans mes années de découverte de la mise en scène, de toutes les mises en scène et de fréquentation intense de la poussière des plateaux, le nom de Georges Banu est vite devenu inévitable tant il était présent dans nos conversations.
La lecture de ses ouvrages est éclairante, et le ton jamais docte, jamais « universitaire » au mauvais sens du terme. C’est que Georges Banu est de cette race d’hommes à la très grande culture (théâtrale, littéraire, artistique) indissociable d’une passion qui rend ses livres non seulement une nourriture indispensable à qui aime le théâtre, mais où l’on perçoit entre les lignes un affect, une sensibilité, une vraie tendresse pour ses objets d’étude.
C’est un universitaire très respecté (j’en parle au présent parce qu’il m’a tellement accompagné que je ne peux me résoudre à employer le traditionnel imparfait), un grand essayiste, mais aussi un « promeneur amoureux » du théâtre, toujours avide de parcours neufs. Il vient d’un pays, la Roumanie, qui a donné tant de grands intellectuels et de grands artistes, notamment dans l’art théâtral. On l’oublie un peu, dans cette France qui digère ses immigrés quand ils produisent chez elle et qui les « assimile » avec délices si elle peut s’en glorifier. Il y a en effet un lien fort entre le monde intellectuel roumain et le monde français (Enesco, Ionesco, Cioran … et même Anna de Noailles !…) mais Banu n’a jamais oublié son pays d’origine, où il développa de nombreux projets.
Ce qui m’émeut, c’est qu’à chaque fois que j’ai entendu parler de lui par des metteurs en scène, c’est d’abord comme d’un ami, d’un proche, une de ces ombres pas tutélaires, mais affectueuses qui les accompagnaient dans leur parcours ; j’ai employé plus haut l’expression « promeneur amoureux » (par référence à un livre célèbre de Dominique Fernandez paru en 1980) qui ne doit pas induire en erreur en faisant penser à une sorte de dilettantisme. C’est tout le contraire, mais c’est simplement que dans cette vie, il y a une inlassable promenade d’amour pour le théâtre.
Cet intellectuel s’est certes toujours engagé aux côtés du théâtre contemporain, il est LA figure du monde des études théâtrales qui vient de s’éteindre.
Mais il est bien plus. Si je cite Les récits d’Horatio, le dernier livre que j’ai lu de lui, c’est qu’il se positionne comme l’ami, qui va raconter les géants de la mise en scène qu’il évoque, comme Horatio est l’ami qui va raconter le destin d’Hamlet.
Il les évoque par touches, avec tendresse, de manière très personnelle, sans aveuglement ni grandiloquence. Il en profite pour réunir quelques-uns de leurs aphorismes : ce livre est la révélation d’une méthode qui peut étonner certains, mais qui donne quelques traits du travail qu’il effectuait.
C’est un analyste plutôt qu’un critique, et ses analyses partent d’une sorte de regard éternellement disponible, qui essaie sans cesse non d’être devant, spectateur qui reçoit et qui juge, mais à côté, spectateur qui reçoit, mais qui aussi se met à la place de, qui comprend de l’intérieur les mécanismes de la création, comme un frère d’armes et surtout un frère d’âme. Sa démarche est ainsi profondément humaniste, tolérante, jamais péremptoire et d’une extraordinaire ouverture. À mille lieues des oukases qui sont l’apanage des ignorants, il vit le théâtre comme expérience de tous les possibles, montrant dans la mise en scène d’abord la rencontre d’un texte ou d’une situation avec une sensibilité, oserais-je dire une fragilité qui devient singularité : c’est la fragilité qui l’interpelle parce que chez certains, elle est productive.
Banu c’est quelqu’un qui comprend de l’intérieur les artistes qu’il côtoie, qui les observe de si près qu’il finit par en respirer les processus créatifs. C’est le compagnon de route du théâtre d’aujourd’hui, c’est aussi une fidélité à certaines valeurs de l’art théâtral, au-delà des frontières et des identités, au-delà des styles, car c’est tout sauf un idéologue. Son regard est un regard d’accueil permanent qui ne cesse de chercher à tisser les liens, construire des relations entre les univers dramatiques sans jamais les réduire à un dogme. C’est ainsi que pour toute cette génération de gens de théâtre, Banu, c’est d’abord « Georges », celui qui n’est jamais très loin.
Et de cette race non « d’intellectuel de référence », mais de « spectateur » toujours à l’affût, il est peut-être aujourd’hui le dernier représentant, une dernière figure de géant capable de respirer le théâtre, de le faire sentir et de le faire vivre.
Et c’est pourquoi on est triste de perdre cette mémoire-là qui a côtoyé (c’est-à-dire été à côté de) les plus grands en comprenant à la fois pourquoi, comment ils lisaient les œuvres, mais aussi et surtout pourquoi cet individu-là pouvait seulement produire ce théâtre-là. Banu cherchait des pépites, des nouvelles figures, toujours curieux, toujours soucieux d’observer un théâtre qui ne se fossilisât pas.
Mon dernier souvenir de lui, c’’est à l’Opéra de Lyon où je l’avais croisé lors d’une table ronde que j’animais, motivée par la mise en scène de Andriy Zholdak du Château de Barbe Bleue de Bartók, une production victime du Covid que le public lyonnais découvrira ce printemps, et Zholdak, boule d’idées, boule de fragilité, boule d’éclairs de lumières, était justement une de ces pépites qui l’avaient « étonné » et dans la discussion remontait toute cette mémoire-là, son immense culture bien évidemment, mais aussi cette armée des ombres théâtrales qu’il a tant contribué à soutenir, défendre, et expliquer.
Georges Banu est indissociable de cette « ère des metteurs en scène » vouée aux gémonies par ceux qui attendent que le théâtre leur montre ce qu’ils ont envie de voir ou qu’ils ont toujours vu, et surtout qui ne les dérange pas dans leurs pauvres certitudes, refusant les dangers de l’étonnement sans jamais comprendre cette belle phrase de Baudelaire « Le beau est toujours bizarre ».
Georges Banu était sans cesse à l’affût ce ce bizarre et des êtres qui le portaient.
La réflexion sur le théâtre en France perd un vrai grand homme. Il vous reste à vous imprégner de ses livres, parce que si l’homme n’est plus, son Esprit souffle toujours.
Il y a à Paris un très beau théâtre dont l’histoire est riche et fascinante, qui poursuit une activité originale, avec un public fidèle et qui a au fil des ans acquis une identité, une coloration particulière, faite de toutes formes de théâtre, mais aussi de musique, et notamment de productions d’opéra ou d’opérettes en version adaptée à une fosse d’une trentaine de musiciens, un théâtre fait de fidélités artistiques tissées au long de près de trente ans d’activité par son directeur Patrice Martinet.
Lire son interview par David Verdier, réalisée en 2017 : https://wanderersite.com/interview/un-theatre-elitaire-pour-tous/
Patrice Martinet était naguère à la fois Directeur de l’Athénée et du Festival Paris Quartier d’Été, financé par La Ville de Paris. Les parisiens se souviennent de concerts dans les kiosques, voire sur la dalle de la Défense, de spectacles installés çà et là dans des lieux connus et inconnus de Paris. Mais aux yeux de la tutelle parisienne, il avait fait son temps et Paris Quartier d’Eté, a fait place à Paris l’Eté, une structure qui s’est emparée sans le dire du concept qu’il avait inventé, a effacé soigneusement toute la mémoire de ces années comme si elles n’avaient pas existé, et fait la même chose en moins bien. Bravo, Paris sera toujours Paris.
Or voici que celui-ci a annoncé lors de l’ouverture de saison le 8 septembre dernier que ce serait sa dernière, puisque le Ministère de la Culture avait conditionné son soutien à l’institution à son départ.
Voilà un théâtre digne, à la programmation de qualité, d’un niveau régulier, qui n’a pas traversé de crises graves en trente ans: cette régularité devait sans doute perturber le cabinet de Frank Riester, qui a signé la fin du mandat de Patrice Martinet, pour trop bons et loyaux services.
Patrice Martinet s’est maintenu pendant trente ans à l’Athénée ou peu s’en faut parce que sa singularité, c’était son indépendance et l’originalité de sa programmation, et qu’il n’a eu tout simplement de cesse que de défendre son théâtre, le restaurer, le rafraichir, et d’en améliorer la gestion en réfléchissant aux moyens d’en maintenir la pérennité financière.
Et il avait trouvé une solution.
Car ce départ de Patrice Martinet est une aventure qui commence il y a quatre ans.
En 2016 en effet, Patrice Martinet a un premier échange avec le Ministère au plus haut niveau à propos de l’avenir de son théâtre.
Deux points sont essentiels à comprendre au départ :
Le Théâtre de l’Athénée assume une mission de service public avec le seul soutien de l’État, ainsi l’a voulu Pierre Bergé, qui en a confié la tutelle à l’État en 1982
Mais par la volonté de l’Administration, l’Athénée est un théâtre privé, géré comme un théâtre privé et exposé en tant que tel à tous les aléas du privé.
L’Athénée est donc un théâtre au statut privé entièrement financé par l’État, ses organes de pilotage sont autonomes, mais l’institution dépend pour vivre du bon vouloir de l’État. Une situation périlleuse, si l’État décide de ne plus financer ou de moins financer, ce qui a été le cas plusieurs fois durant ces années.
Devant cette situation inconfortable, Patrice Martinet avait réussi à composer un tour de table pour la constitution d’une Fondation, la Fondation Louis Jouvet alors avec la bénédiction de Pierre Bergé, protecteur historique de ce théâtre.
Quelles en étaient les propositions, dont Patrice Martinet avait pris soin très tôt de donner la teneur au ministère ? Le projet de Fondation pouvait bénéficier de l’engagement des associés actuels prêts à une renonciation patrimoniale au profit d’une action philanthropique et proposait un cahier des charges large, tenant compte des qualités du lieu, permettant une programmation musicale (présence d’une fosse d’orchestre, ce qui est exceptionnel et excellente acoustique) et théâtrale (deux salles aux formats différents permettant des spectacles de nature très diverse, tradition historique – avec Louis Jouvet). Ainsi la proposition de cahier des charges (sa « mission ») était aussi alléchante que possible et affichait une véritable ambition, en élargissant encore les orientations artistiques actuelles de l’institution (comme par exemple la collaboration et l’accueil du Balcon, dirigé par Maxime Pascal). Cette note de juin 2016 proposait en outre une ébauche de statuts et de financements qui pouvait être opérante assez rapidement.
Projet raisonnable, bien financé, bien soutenu (notamment par Jack Lang, Jean-Jacques Aillagon et Pierre Bergé) regardé avec bienveillance par le Conseil d’État et avec la bénédiction du cabinet du Ministre de l’Intérieur auquel avait été soumis un projet de fondation d’utilité publique qui en pérennisait l’ambition artistique, mise à mal par des subventions un peu erratiques et par les travaux importants effectués, financés par la puissance publique compensables et amortis par un engagement ferme sur la mission de service public.
Bref, en 2016, tout était envisageable et le ciel semblait dégagé. Après une vingtaine de notes et rendez-vous jusqu’à avril 2018, les choses en étaient toujours au même point, entre évaluations, visites, palinodies, hésitations, et demandes de précisions déjà données, de mesures dilatoires en mesures dilatoires.
Patrice Martinet avait pourtant trouvé des mécènes pour sa fondation, et l’un d’entre eux lui garantissait même 3,5 millions sur cinq ans, à savoir 700.000 euros par an, il avait de plus proposé à l’État de siéger dans le conseil de Fondation, avec trois sièges, celui de l’intérieur de droit et deux sièges pour le Ministère de la Culture, alors que l’État ne siège pas actuellement dans les instances du théâtre. Avec le mécénat et la subvention annuelle de l’État, l’avenir de l’Athénée était assuré et Patrice Martinet pouvait laisser son théâtre avec le sentiment du devoir accompli.
Enfin en avril 2019, un dernier courrier de Patrice Martinet au cabinet de Frank Riester faisait le point sur sa proposition témoignant d’une obstination peu commune qui lui a été sans aucun doute fatale car le ministre avait d’autres intentions. On ne résiste pas à un ministre.
Le ministère ne pouvait remercier directement Patrice Martinet car il n’en avait pas le pouvoir, il a donc conditionné le versement de la subvention 2020 (près de 2 millions d’Euros) à la recherche d’un successeur. Ce que Patrice Martinet a trouvé en Olivier Mantei et Olivier Poubelle, propriétaires des Bouffes du Nord à qui il cède le fonds de commerce, ne suivant pas les préférences ministérielles. On lira avec profit l’article de Martine Robert dans Les Échos paru le 8 septembre dernier :
Que s’est-il donc passé pour qu’un montage pareil n’ait pas l’heur de plaire au Ministre Riester, et à son cabinet ?
On aurait pu penser que le Ministère avait pour l’Athénée un grand projet concurrent ou une stratégie nouvelle ? Évidemment non, on connaît l’absence désespérante de politique culturelle au plus haut niveau du Ministère de la Culture. On connaît en revanche son goût pour sa seule véritable activité créatrice, les nominations. Et le Ministre avait quelqu’un en tête pour remplacer Martinet : le ministère est évergète, il distribue les bienfaits faute de penser la culture. Une affaire de personne, et pas une affaire de projet.
Si Patrice Martinet avait commis une première faute lourde, dire non au Ministre, il avait en a commis une autre, à son insu : il était là depuis trente ans, nommé au temps de Jack Lang, et il avait fait son temps, un temps qui était et reste encore un temps d’excellence (voir la programmation 2020-2021, modèle de finesse et de culture). Est-il supportable d’avoir dans Paris un théâtre privé subventionné, qui répond pleinement au cahier des charges, dont le directeur est libre et assume sa liberté, dont celle de dire non ?
Ainsi l’Athénée ne change pas de statut, adieu ce beau projet de Fondation Louis Jouvet qui lui garantissait l’avenir, pour une simple question de personne, et pas d’idées.
Une fois encore apparaît l’inconséquence et l’absurdité de l’a-politique culturelle de ce Ministère, qui semble gérer les choses au gré des vents, maintenant des médiocres ici, et poussant là des gens de qualité vers la sortie. Ce ministère va bien finir par faire poser la question de son utilité réelle, à l’heure où les collectivités territoriales peuvent s’emparer des compétences culturelles : il est depuis longtemps déserté par l’innovation (même s’il y reste encore une administration notamment déconcentrée qui croit en la valeur de la culture et d’une politique culturelle), déserté par une ligne claire, et sa seule fonction est de distribuer les subsides et de faire les nominations, c’est à dire l’illusion du pouvoir qu’on acquiert en surfant sur la servilité éventuelle ou souhaitée de ceux qu’on finance ou qu’on promeut, mais pas spécialement sur la respectabilité et l’intelligence. L’illusion d’exister.
Patrice Martinet est un ancien qui a encore des idées, mais dont le tort est d’avoir trop duré, de ne pas devoir son poste aux éminences d’aujourd’hui et de n’être pas un homme de réseaux. On n’aime pas trop les gens qui durent en réussissant et qui affichent leur liberté : il faut les remplacer et surtout pas au nom d’un projet, vilain mot dont le sens a échappé définitivement à l’officine qu’est devenu le sommet de la rue de Valois.
La nouvelle est d’importance et a pris le monde culturel berlinois de court, même si on savait que les choses n’allaient pas bien. Chris Dercon n’attend même pas la fin de la saison pour annoncer son départ de la Volksbühne de Berlin, quelque mois après le début de sa première saison.
La première explication de ce départ, c’est évidemment un projet mal accueilli par les milieux culturels berlinois n’a pas trouvé son public: c’est le motif principal de cet échec, qui tient sans doute à sa nature, et à sa manière d’exploser et de diluer les champs culturels dans un théâtre dont toute l’histoire et la tradition disaient le contraire.
De fait, aucun des spectacles présentés n’a trouvé une véritable accroche.
L’idée était claire. Après 25 ans de règne de Frank Castorf à la Volksbühne, avec un projet théâtral exigeant qui n’avait pas non plus évité les crises dues à l’écrasante personnalité du metteur en scène berlinois, il fallait sans doute aller ailleurs, briser les frontières des genres, comme le montrent les tendances du jour: Dercon a donné à la danse un rôle moteur, et a proposé des productions théâtrales qui n’ont convaincu ni le public ni la critique.
Qu’on en partage les attendus ou pas, l’idée qu’après Castorf il fallait une rupture est évidente, on ne pouvait proposer un projet qui fût la copie modernisée du précédent. Dans ce cas autant garder l’original. En ce sens l’appel à Dercon pouvait se justifier.
Alors Dercon est arrivé, dans un milieu culturel méfiant et a priori hostile, il a proposé un projet qui peut-être collait à l’idée qu’il fallait offrir à cette Berlin qui se transforme et qui se gentrifie (c’est le cas à Berlin Mitte) un projet qui puisse correspondre aux “nouveaux habitants” ou à ceux du futur. Mais Berlin n’est pas Londres, et la Volksbühne n’est pas un symbole de “l’ancien monde” tandis que la nouvelle Volksbühne serait le porte drapeau du nouveau. Simplement parce qu’autour de la Volksbühne, il y a des quartiers encore très populaires, et que Prenzlauer Berg n’est pas encore envahi de bobos en tous genres. Entendons-nous bien, le théâtre de Castorf n’est pas exactement un théâtre “populaire”, mais la Volksbühne était un lieu qui attirait un public divers, le centre d’un quartier assez vivant qui certes évolue, mais qui garde un certain cachet et encore une certaine authenticité, elle trône dans son espace un peu décalé par rapport aux grands axes y compris proches.
Castorf en avait fait l’emblème d’une résistance de gauche au monde néolibéral ambiant, mais aussi au monde stalinien qu’il a subi. Il est l’homme d’une culture libre qui s’est déjà opposée au pouvoir de l’Est, et qui dénonçait aussi le pouvoir du monde occidental, aussi pourri que l’autre: c’est bien le sens de son Ring à Bayreuth. On voyait donc à la Volksbühne des spectacle très marqués idéologiquement qui en faisaient un temple de la gauche, qui étaient aussi souvent de très grands spectacles, qui interrogeaient fortement le spectateur .
Par cette sorte de village gaulois/berlinois au centre d’une ville qui se transforme, Castorf le berlinois affirmait à la fois l’existence et le droit à la vie d’une culture berlinoise qui venait de l’Est, que la réunification tendait à effacer ou voulait à toutes forces faire oublier et l’existence d’un théâtre à haute valence idéologique qui lisait les fractures et les dérives du monde contemporain, entouré d’une troupe d’une extraordinaire qualité, et d’un team artistique d’un incroyable talent. Un théâtre “voleur de feu”. Un théâtre un peu “off”.
Dercon a voulu remplacer ce théâtre qui marquait une forte identité historique et géographique (rappelons le fier OST qui trônait sur le toit) et une forte filiation brechtienne du théâtre de l’ex-DDR, par un lieu multigenre aux frontières floues, fortement ouvert à l’international, et aussi aux modes du jour. D’un théâtre off il passait à un théâtre très in…D’un lieu de création volontairement résistant et difficile, il a voulu un lieu qui épousait outrageusement le monde justement dénoncé par l’équipe précédente et a proposé une programmation faite de coups et d’events pour bobos chics de tous pays. Cela ne pouvait fonctionner dans ce lieu-là qui reste encore emblématique d’un type de théâtre et d’une histoire culturelle qui dépasse d’ailleurs et Castorf et Dercon, mais dont Castorf avait su affirmer la présence et rendre la modernité, voire la nécessité.
En passant du berlinois-AOC Castorf qui “résistait” à Chris Dercon représentant d’une culture plus internationalisée et au total plus consensuelle, la Volksbühne a perdu ses repères, le public et la presse avec, et n’a pas revêtu d’habits neufs.
Un autre élément essentiel me paraît hautement symbolique pour Berlin. Castorf était directeur de la Volksbühne parce qu’il était un artiste, un créateur: et le lieu en était l’outil. Dercon est en revanche un manager culturel et il a fait non de la création, mais du management culturel en s’entourant d’artistes, certes, mais en cassant l’idée d’un théâtre lié à un créateur, comme ont pu l’être le Berliner Ensemble, le Piccolo Teatro de Milan ou le TNP de Vilar. La succession ne pouvait être que difficile, et le projet était bien faible pour répondre à ce défi. Péché d’orgueil et de présomption, mais aussi, de manière étonnante, une certaine ignorance des contextes.
On doit sans cesse rappeler que la plupart des institutions culturelles historiques de Berlin étaient à l’Est: dans l’ex-Berlin Est se trouvent Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Gorki Theater, Volskbühne, Komische Oper, Staatsoper Unter den Linden…l’éclatante réussite de la Staatsoper est due à Daniel Barenboim qui a su redonner du lustre à une institution nationale qui l’avait un peu perdu, et qui a relancé l’orchestre de la manière que l’on sait, mais Barenboim n’a pas oublié où il était ni qui il était, parallèlement, la Fondation Barenboim Saïd accolée à la Staatsoper oeuvre par la culture et la musique à une paix que les politiques n’arrivent à obtenir, symbole d’ouverture et d’humanisme, qui se trouve à Berlin et pas ailleurs parce qu’il y a à Berlin un humanisme qu’on ne retrouve pas ailleurs.
Du côté de la Komische Oper, le cas est un peu différent parce que l’institution avait grâce à Walter Felsenstein un prestige international avant même la réunification, on a travaillé à la continuité et aussi à maintenir son statut d’Opéra populaire dont le public a longtemps été nourri principalement par les spectateurs de l’ex-Berlin Est.
Si Barry Kosky l’actuel intendant, un créateur lui-aussi, a un peu bousculé les traditions (notamment la question de la langue allemande imposée dans les spectacles) il s’est replongé dans l’histoire du Metropol Theater, en exhumant notamment des opérettes d’avant le nazisme qui firent la gloire de l’institution. Et ça a marché au-delà de toutes les prévisions. La Komische Oper est aujourd’hui comme hier un des phares de Berlin.
Dercon quant à lui est arrivé en terrain conquis..avec le résultat qu’on constate.
Plus généralement se pose la question des choix culturels de la ville de Berlin. Et cet échec montre en même temps et avec quelle violence que Berlin n’est ni Londres, ni Paris, ni New York. Il montre que l’institution théâtrale à Berlin est encore profondément liée à son histoire culturelle (Brecht mais pas seulement) et que ses lieux soufflent cet esprit-là et qu’il y a dans la tradition de cette ville une certaine distance envers les modes qui traversent le spectacle vivant ailleurs (abandon du répertoire, mélange des genres, relativité du texte théâtral, popularité de la danse contemporaine) . Dercon était étranger à l’art théâtral auquel il n’avait jamais été lié (c’est essentiellement un directeur de Musées) dans une ville où le théâtre est un élément majeur de l’histoire et de l’activité culturelles. Il est resté aussi étranger à la ville, à une ville qui n’a pas encore reconquis totalement son histoire et sa culture, qui est encore en chantier au propre et au figuré.
Le Ministre de la culture berlinois avait sans doute jugé un peu vite qu’il fallait bousculer l’ordonnancement post unification et passer à autre chose et cela lui revient comme un boomerang. Cet autre chose, c’était de faire de ce temple berlinois un temple à la mode, qui sacrifiait sa singularité à l’autel de la culture chic internationale et qui serait devenu un symbole de la future Berlin. Or les blessures de l’histoire dont Berlin a tant souffert (alors que paradoxalement elle a toujours été été une des villes les plus ouvertes de toutes les capitales européennes, y compris pendant l’empire wilhelminien) continuent de marquer sa reconstruction et les débats qui la traversent, voir par exemple la reconstruction du palais impérial, autre projet culturel “pharaonique”.
Que des résistances intellectuelles fortes aient eu raison d’un projet confus et sans colonne vertébrale ne peut que satisfaire, qu’il y ait à Berlin un vrai public averti à qui on ne la fait pas, ennemi des paillettes de la modernité libérale ne peut que réjouir l’amoureux de Berlin que je suis. Dercon était appelé pour une mission à laquelle il a essayé de répondre, c’est tout à fait respectable, mais cette réponse a pris de très haut l’existant et s’est écrabouillée sur le mur de la réalité .
Tout cela est une leçon: la question des contextes est centrale dans les politiques culturelles, on ne touche pas au théâtre impunément à Berlin. Les grandes institutions locales ont su à la fois évoluer sans que leur identité si forte ait pu être touchée. On a voulu violer (ou peut-être punir?) la Volksbühne qui regardait le monde du jour sans pitié, profondément liée à l’histoire de Berlin, et cette histoire se rebiffe. C’est rassurant.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la polémique qui est née a permis à Frank Castorf de revenir au centre de la vie culturelle allemande, parce que ce fut inévitablement le moment d’une évaluation de son rôle éminent sur le théâtre allemand des trente dernière années. La réussite musicale et scénique du Ring de Bayreuth n’a pas peu contribué non plus à cette gloire. Le voilà donc désormais non plus concentré sur Berlin, mais partout en Allemagne et au-delà…puis qu’il se démultiplie à Stuttgart, Munich, Hambourg, Berlin…et même Salzbourg et Zurich. Chassez le Castorf et il revient au galop…
Gageons enfin que cette démission va réveiller des débats culturels passionnants et que Klaus Lederer, le ministre de la culture de Berlin, va devoir faire travailler ses neurones et son imagination en évitant de répéter les erreurs…Dur dur…
Le belge Chris Dercon devrait prendre en main la Volksbühne de Berlin en 2017 et succéder à Frank Castorf qui en est l’intendant depuis 25 ans. On a peine à le croire tant le lieu mythique de la Rosa-Luxemburg Platz est lié étroitement au nom de Castorf. Un lieu, une place en plein centre de Berlin Mitte et qui pourtant a des airs un peu provinciaux, on y trouve aisément de quoi garer son véhicule, les gens se reposent sur l’herbe où les enfants jouent, quelques restaurants, mais pas de circulation dense : la Berlin détendue et cool qu’on aime.
Le bâtiment lui-même, d’un style art nouveau aux lignes épurées, terminé peu avant la première guerre mondiale, a ce côté monumental de certains théâtres, trônant au bout d’une petite avenue, au milieu d’une place aérée : la salle de 2000 places fut réduite après les bombardements de la deuxième guerre mondiale à 800. Elle rappelle un peu le Schiller Theater (dans la partie ouest de la ville, qui abrite actuellement la Staatsoper pendant les travaux de la salle d’Unter den Linden).
C’est là le royaume de Frank Castorf, qui en a fait le symbole de la ville-est (avec ce OST orgueilleux qui illumine la tour de scène). Durant ces 25 ans, il n’y fut pas seul : Pollesch, Marthaler, Schlingensief furent des compagnons de route longs ou éphémères – le Castorf n’est pas commode – mais on y laisse des souvenirs marquants, violents, de grands souvenirs de théâtre, et le lieu est incontestablement fort. Derrière le bar par exemple, une construction-cube de béton, des tables de restaurant dans une sorte d’église, avec une sorte d’iconostase, derrière les rideaux de laquelle encore des tables… Le matériel marketing, les produits dérivés (tee shirts, autocollants) sont un peu particuliers et le programme de salle ce soir est sur une feuille de papier bible …
J’aime la Volksbühne, comme j’aime tous les grands théâtres publics de Berlin, Schaubühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, tous différents, mais qui disent tous quelque chose de l’immense amour du théâtre de cette ville.
Ce soir c’est la dernière d’une des productions de l’année de Frank Castorf, Judith, une tragédie de Friedrich Hebbel (1841) sur Judith et Holopherne, une histoire biblique bien connue, une histoire de décapitation dans l’Orient biblique où le décapité est le dictateur et le décapitant une « faible » femme. Donc une histoire homme-femme aussi puisque le forfait est consommé après une nuit elle aussi consommée dans ce qu’on suppose être l’érotisme le plus torride, une histoire de pouvoir, une histoire à tiroirs de celles dont se nourrit Castorf pour nous nourrir, nous exténuer, nous agacer, nous faire sortir et de nous et quelquefois de la salle.
On connaît le travail de Castorf : si quelque spectateur du Ring de Bayreuth s’aventure à lire ce compte rendu, qu’il sache que ce Ring est d’un classicisme épuré, comparé à sa production théâtrale habituelle. Les spectateurs de l’Odéon (La Dame aux Camélias, en 2013) en surent quelque chose puisque la moitié de la salle sortait en hurlant à l’entracte, les pauvres, incapables de rentrer dans le système Castorf et prenant pour provocation et « n’importe quoi » un travail intellectuel d’une grande rigueur, mais totalement étranger à l’univers aristotélicien qu’on aime en France, portant la tradition brechtienne à ses limites.
Cette fois-ci c’est au texte de Hebbel à être soumis au traitement. Castorf cherche à travailler sur le texte, et sur ce qu’il nous dit, ou sur ses sources, ou sur ses conséquences. Chaque production porte en elle la réflexion sur la production, et ce qui paraît incongru est en fait patiemment reconstitué, évoqué par la dramaturgie.
Ainsi donc, on n’évite pas l’écueil du didactisme, du bavardage, du blabla (comme des spectateurs ont hurlé ce samedi avant de partir 30 minutes avant la fin), mais aussi de la fascination pour un théâtre porté par des textes, par des acteurs, par des dispositifs qui évoquent évidemment l’univers favori de Castorf. Certes, il y a des choix qui étonnent, (pourquoi ceci ou cela ?) qui vous laissent sans réponse (et alors ?) : doit-on forcément avoir une explication pour tout, avoir réponse à tout ? Aucune œuvre d’art n’a épuisé jusqu’ici la glose autour d’elle: pourquoi en serait-il autrement au théâtre ? Pourquoi au théâtre chercherait-on des réponses alors que ce sont les questions qui sont passionnantes et créatrices.
Cette Judith dure donc 5 bonnes heures, avec des moments d’une incroyable force, avec du comique, de l’ironie, des rires, de la tension et aussi avec quelques trous noirs.
Comme toujours Castorf s’appuie sur le texte pour emmener le public vers une réflexion plus large, montrant les possibles du texte et ce qu’il peut signifier pour nous, aussi bien dans son rapport à notre actualité (une croyante décapite un incroyant pour « sauver » son peuple, vous voyez l’allusion…) que dans son rapport à la littérature (théâtre de la cruauté d’Artaud et notamment extraits d’Héliogabale) et à la philosophie (Jean Baudrillard), tout en y mêlant une réflexion sur notre rapport à l’Orient mythique ou réel où se mêlent aussi bien des images d’Ephèse (on pense à Palmyre) et un chameau vivant (un vrai chameau à deux bosses) qui pour l’occasion a fait son petit besoin sur scène provoquant les rires en une scène très castorfienne au bout du compte pendant qu’Holopherne perché sur le balcon se demande où sont ses Camel ?
La question posée par Castorf à travers ce texte contemporain des premières passions orientalistes (1840) pourrait être un dérivé de la réflexion de Mathias Enard dans Boussole, à savoir qu’est ce que notre monde face à l’Orient ou notre Orient, un Orient mythifié et sauvage, et un orient de la diversité, de la différence, quand notre monde s’enfonce dans un consumérisme et une violence que Castorf voit aussi bien dans l’islamisme que dans le néolibéralisme. Bien sûr, sans que ce soit dit, mais c’est écrit sur les documents et les pitchs, les attentats de Paris posent la question du pourquoi, de la différence, de l’exclusion et de la violence irréductible conjointement née du jeu orient-occident et de la perversion décadente de l’occident libéral.
La scène, en réalité la salle du théâtre tendue entièrement de longues et sombres bandes magnétiques (– ou similaires)aux reflets brillants et diamantés par les lumières ambiantes puisque les spectateurs occupent des gradins sur scène, est faite d’éléments bruts et noirs, une montagne de gros sacs noirs comme des édredons que les héros gravissent ou détruisent, un bassin d’eau stagnante qui nous sépare du plateau, des tentes de jardin en plastique orange (couleur libératoire depuis l’Ukraine), le balcon est recouvert, sauf une quarantaine de fauteuils occupés par des spectateurs mannequins avec lesquels va jouer Holopherne, sous un néon violent faisant la pub pour Coca Cola, mais en russe « Кока-Кола », voulant montrer que le consumérisme a noyé les idéologies, et que sa violence génère toutes les autres violences.
Qu’Héliogabale, symbole de l’hybride, de l’homme-femme, de la dépravation de la Rome décadente du IIIème siècle, mais aussi de la rencontre orient-occident, occident en orient et orient en occident soit un des textes choisis par Castorf pour illustrer son travail sur Judith, dans la violence qu’il présuppose, dans le flou qu’il affirme du monde et de ses fausses frontières est évidemment hautement signifiant, que Baudrillard soit un des textes dit par le chœur, enfermé dans les tentes de plastique en une scène fort longue, tout cela évidemment n’a rien non plus d’une provocation ou d’une folie, y compris quand le texte de Baudrillard est cryptique dans sa lecture de la modernité: Castorf, comme souvent, comme toujours, s’efforce de lire l’aujourd’hui à la lumière d’un texte pas si lointain, mettant en perspective d’autres textes plus récents et surtout de tirer du texte une ligne rigoureuse : à quoi servirait-il de proposer cette histoire bien connue de la Bible (racontée d’ailleurs dans des dizaines de tableaux) de cette bourgeoise de Béthulie qui entreprend d’assassiner le tyran au nom de la liberté contre l’oppression et de la religion contre la paganisme ou l’incroyance. Cela suppose de la part du spectateur une très grande disponibilité pour accepter l’hypothèse d’un théâtre à la fois didactique, démonstratif, un peu ratiocineur, mais fascinant : c’est le monde comme tonneau des danaïdes, comme puits sans fonds, un monde de l’illusion baroque totale où l’on croit attraper un sens quand en réalité tout n’est toujours qu’illusion et tout a toujours une autre explication. Castorf lit la complexité du monde qu’il essaie de concentrer sur le théâtre en un magma insaisissable qu’on présuppose justifié, mais qu’on est incapable de saisir dans une totalité rassurante, mais bien plutôt dans une fragmentation extrême et inquiétante.
À l’illusion théâtrale se rajoute l’effet de réel donné par la vidéo : dans cette pièce de théâtre de 5 heures, un bon tiers sinon plus se déroule dans des espaces invisibles au spectateur, derrière des cloisons, dans les tentes, à l’intérieur de bâtiments, que seule la vidéo experte, virtuose, créatrice et créative de Andreas Deinert, peut rendre, avec sa manière de rendre la foule confinée dans des espaces impossibles, de jouer sur les effets de zoom et les gros plans sur les personnages, qui en deviennent hideux ou monstrueux :
Martin Wuttke est à la fois clownesque et vomitif, hideux et repoussant en un Holopherne en décrépitude (mais aussi en Héliogabale) qui signifie aussi toute figure dictatoriale née de la décadence et du laisser aller du monde . Birgit Minichmayr, superbement belle en revanche est elle aussi détruite selon l’angle de vue et devient monstrueuse, il faut la revoir apparaître sur la scène pour reconstituer le rapport à la réalité ou le jeu sur illusion et réel. Et on se prend à être fasciné par ces espaces cachés qu’on entraperçoit partiellement sans jamais déterminer vraiment où sont les acteurs, parce que sur la scène, variations de lumières (extraordinaires) de Lothar Baumgarte ou fumigènes, ou jeux d’ombres et de lumière perturbent aussi la vue de l’écran vidéo. Labyrinthe des significations, labyrinthe de sens, labyrinthes de la mémoire qui font qu’on n’arrive pas à retenir une ligne, une image initiale tant tout se succède et se bouscule. Certes, un tel théâtre est unique, irrecevable en France où le travail pourtant plus clair, mais tout aussi virtuose sur La Dame aux Camélias a été conspué par un public intolérant et profondément indisponible.
Il faut évidemment saluer la performance de chacun des acteurs, celle du chœur par exemple, où la vidéo réussit à individualiser quelques personnalités, qui est un chœur collectif fait d’une vingtaine d’individus bien identifiables, qui discutent autoru de la haine en s’appuyant sur Baudrillard, puis sortis de la vidéo, sur scène, complètement anonymés, presque effacés par le collectif, il faut saluer aussi la performance des acteurs, Mex Schlüpfer (Hauptmann), Jasna Fritzi Bauer (Mirza) ou Stephan Kolosko (Achior) et surtout les deux protagonistes, Martin Wuttke, l’histrion en chef du théâtre allemand, un De Funès qui serait aussi Robert Hirsch ou Michel Aumont, horrible à regarder, chauve avec sa queue de cheval, fascinant à écouter avec sa voix aux mille reflets, au point qu’on ne sait plus quelle est la voix réelle. Une performance totalement hors normes mais qui peut agacer certains spectateurs tant le personnage est un repoussoir, et puis la Judith de Birgit Minichmayr, superbe, ondulante, mais aussi vulgaire, ou séductrice subtile, ou héroïne, ou femme assoiffée de sexe, avec elle aussi ses mille inflexions vocales à la richesse presque supérieure à celle d’une chanteuse.
Quelle performance pour ces deux géants qui réussissent à fasciner « en soi », sans référence à ce qui est dit, pour le seul spectacle de leur spectacle. Les deux jouent en même temps le jeu terrible d’Eros et Thanatos, le jeu de la séduction réciproque et de la fascination pour l’autre absolu, une sorte de syndrome de Stockholm qui aboutit à l’Eros mortifère (c’est pendant une nuit d’amour torride que Judith profitant de la faiblesse de l’homme en proie au plaisir le décapite). Car le théâtre de Castorf pose toujours les individus dans un contexte donné qui détermine certaines actions, mais toujours aussi individualisés, revendiquant leur « identité ». Je suis comme je suis, dans le monde multiple et multi-incarné tel qu’il est, où individuel et collectif s’entremêlent. Théâtre étourdissant, mais jamais vraiment dans une expression de la violence qui serait insupportable, rien d’une rapport au réel comme le ferait un Bieito par exemple. Mais c’est un théâtre à foison, un théâtre de la folie imaginaire dont on a pas forcément capté tout le sens, mais qui, après trois ou quatre jours, vous reste dans la tête, dans la chair et oserais-je dire dans le sang. Castorf est fascinant et agaçant, excessif et débordant, cruel et profondément fin et juste. Il nous agace parce qu’il nous montre ce que nous ne supportons pas, et il se rend insupportable parce qu’il nous écorche ainsi du dernier mot « Allah Akbar », dans un océan de musique électronique finale. Que pareil homme de théâtre parte du lieu qu’il a fait finalement à son image, dans son excès et son décalage, y compris même par rapport à la Berlin d ‘aujourd’hui, me rend triste et colère. [wpsr_facebook]
Il y a quelques semaines je lisais une déclaration de Daniel Barenboim disant que la culture allemande était grandiose et je pensais à la réunification des deux Allemagne, où s’il y avait une similitude, c’était bien sur la question du théâtre. Le territoire de l’Est, comme le territoire de l’Ouest étaient (et sont encore, même si beaucoup ont fermé à l’Est et quelques uns à l’ouest) parsemés de théâtres. Ils se comptent par dizaines, tous avec leurs saisons et presque tous avec leurs troupes. Bien sûr on lit régulièrement dans la presse des articles sur le coût de cette immense machine que chaque ville entretient et qui mange l’essentiel du budget culturel. Mais voilà, chaque allemand a accès au théâtre, près de chez lui, et chaque théâtre est un foyer : il y brûle une braise phénoménale, la braise des planches.
25 ans de réunification et de dépenses somptuaires et indispensables n’ont pas éteint cette braise-là. Dans d’autres pays, on aurait fermé la moitié des scènes pour financer les autoroutes : il n’y a qu’à regarder les budgets culturels de nos villes en France et les menaces qui pèsent sur certaines institutions. En Allemagne, le théâtre a tenu, la culture a tenu, sans Ministère de la Culture (il y en a un, mais assez peu représentatif) mais avec des centaines de petits ministères de la Culture dans les Länder et dans les villes.
Sans beaucoup d’argent et surtout sans politique, notre Ministère de la Culture pense à la divinité tutélaire Jack Lang en ne réussissant pas à changer de modèle, mais en appauvrissant soigneusement d’année en année le modèle Lang, jusqu’à en faire l’icône que chaque ministre se trimballe, sans bien savoir comment à un moment privilégié elle a pu être miraculeuse et en ne sachant pas par quoi la remplacer.
La secousse nationale, économique, politique et culturelle qu’a constitué en Allemagne la réunification n’a pas touché aux racines du système culturel allemand, qui est lié aux territoires et aux villes, et n’a pas touché (ou si peu) à ce qui en constitue sa racine la plus profonde, avec la musique et la philosophie, le théâtre. Apprendre l’Allemagne sans apprendre son théâtre, passer le Rhin sans aller au théâtre, apprendre l’allemand sans lire de textes de théâtre, penser aux gloires allemandes sans penser à ses metteurs en scène ou à ses théoriciens de la scène, c’est passer à côté d’une part de l’identité allemande. Alors oui, le système a ses ratés, alors oui, il y a des grands théâtres qui ont peine à remplir chaque soir la salle, alors oui, il y a en Allemagne comme ailleurs quelquefois un problème de public, mais l’exigence est restée : il y a une joie profonde et une nécessité du théâtre en Allemagne, totale, irréductible.
Et la Schaubühne est un de ces lieux joyeux.
Deux soirs berlinois, et deux soirs de secousse, dans deux salles de la Schaubühne, où l’on jouait en parallèle Sophocle et Shakespeare, Castellucci et Ostermeier, Angela Winkler et Lars Eidinger.
Comment ne pas être joyeux ?
Romeo Castellucci est aujourd’hui une très grande star du théâtre international, il est parti de sa Societas Raffaello Sanzio, sise à Cesena, en Romagne, entre Bologne et Rimini. Je l’ai découvert lorsque j’ai vu son étrange et fascinant Giulio Cesare, d’après Shakespeare, dans un des théâtres de Milan au tout début des années 2000.
C’est le deuxième spectacle réalisé à la Schaubühne, le deuxième aussi lié à Hölderlin, puisque le premier était en 2013 Hyperion, Briefe eines Terroristen (Hyperion, Lettres d’un terroriste). La traduction de Sophocle pour cet Œdipe Roi est celle d’Hölderlin, à cause d’une langue qui ne peut nous parler directement, une langue aussi éloignée nous que ne l’est l’univers tragique. C’est la coupure du monde que Castellucci cherche à imposer, la vision d’un univers complètement autre, d’un univers qui par sa singularité, nous échappe, par sa logique nous éloigne, et qui pourtant pose la question fondamentale du destin humain.
C’est ainsi que la première demi-heure du spectacle est totalement silencieuse, se déroule dans une lumière brumeuse dont on distingue à peine les formes quelquefois, dans un silence d’où émergent des silhouettes et des ombres, des bruits de décors qui glissent, de pas rapides, de respirations haletantes ou de toux, rituel du repas, travaux dans le potager, assistance dans la maladie : on entrevoit des scènes, on entrevoit des formes, on entrevoit des carmélites (qui formeront le chœur), et on rentre dans le rituel du carmel comme on entre dans le rituel tragique.
On ressent physiquement l’encadrement par la règle, l’encadrement par l’espace, quelquefois réduit, forçant à des contorsions faisant ressembler les carmélites à des haut reliefs de temples ou d’églises, coincées dans une sorte de soupirail.
La scène fondatrice est le moment où après la mort d’une sœur, la supérieure (Angela Winkler) entre dans sa cellule et découvre sous le matelas un exemplaire de l’Œdipe Roi de Sophocle et le serre dans ses bras. On entre évidemment dans une problématique voisine de celle du Nom de la Rose, à savoir la question du théâtre et du religieux, dont Castellucci propose d’unir les destins, ou les manifestations, en faisant d’Œdipe Roi une cérémonie religieuse, un jeu du Carmel : en quelque sorte, il utilise la clôture religieuse pour faire émerger le tragique du monde, vu comme cérémonie théâtrale très esthétisante, vu comme espace tragique, vue comme expiation volontaire, mais aussi à travers une sorte de douceur extraordinaire, portée par la grande Angela Winkler. La vision de Thèbes qui apparaît est cette grande salle de Carmel, vaste et blanche, vaste espace où se joue la tragédie des tragédies avec un Œdipe statufié auprès duquel Créon est prosterné, comme dans des compositions picturales d’église . On pense à l’utilisation de la tragédie racinienne par les demoiselles de Saint Cyr. Le monde tragique par sa clôture évoque ces situations d’où l’on ne sort jamais mais où la clôture même crée la liberté du héros.
Car théâtre et religion ne sont jamais bien éloignés, et le théâtre, on le sait, est dans l’antiquité une manifestation religieuse collective, un des éléments constitutifs de la religion poliade.
Castellucci va jouer sur ces données de base en interrogeant la tragédie par excellence, Œdipe Roi de Sophocle.
Le personnage d’Œdipe est LE héros tragique, et Œdipe est LA tragédie.
Le langage tragique n’est jamais un langage ordinaire, ni chez les grecs, ni chez les classiques français, et ni chez Hölderlin dont Castellucci choisit volontairement la traduction de Sophocle pour son éloignement d’un langage qui serait quotidien. La vie en clôture n’est pas non plus une vie ordinaire, et l’exposé du quotidien initial, réglé, activités de la vie, rituels de la vie et de la mort, montre comment le quotidien devient ritualisé et extraordinaire dans son ordinaire même.
Par cette mise en parallèle, Castellucci va mêler tragédie grecque et icônes chrétiennes, rituel du carmel et rituel tragique, faisant des carmélites le chœur antique, faisant de Tirésias (extraordinaire Bernardo Arias Porras, halluciné et fascinant) un alias de Saint Jean Baptiste portant son agneau, et faisant de Jocaste (Iris Becher, remarquable de dignité, à la diction impressionnante) un alias de la vierge, mère et femme.
À part Bernardo Arias Porras, toute la troupe est féminine, parce que Castellucci veut éclairer la part féminine des tragiques grecs : on sait qu’en Grèce, la tragédie était jouée par des hommes (tout comme dans les drames shakespearien d’ailleurs). Castellucci renverse la tradition antique et confie la pièce aux femmes : Œdipe est joué par Ursina Landi, dont la voix m’a un peu dérangé, et qui ne m’a pas trop convaincu, même si le de questionnement obsessionnel et les réponses des uns et des autres, qui prennent une pose et qui deviennent comme autant de statues parlantes conduisant peu à peu à la vérité, devient une mise en abîme fascinante, dans la mesure où dans la tragédie, la parole est mortelle. Quand Œdipe devient nonne, elle revêt l’habit de la pénitence, qui accompagne l’expiation du crime originel : une vision très chrétienne de la tragédie œdipienne, et d’une très grande évidence.
Impressionnante aussi la vision vidéo d’un Œdipe (Castellucci lui-même, martyr du metteur en scène qui cherche à s’aveugler) s’imbibant les yeux d’un liquide lacrimogène, et soigné par un ambulancier dans une scène à la fois évocatrice de la violence du présent et de l’antique mutilation et se nettoie pour retourner à la pureté.
Christianisme et antiquité ne sont que des efforts tragiques pour retourner à un Eden perdu. Comme l’écrit Baudelaire à propos du lyrisme : « tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ».
Comme à son habitude, Castellucci procède par images, souvent violentes, hyperréalistes, ou complètement poétiques et évocatrices (les sœurs recroquevillées dans un soupirail par exemple) et laisse le spectateur voguer ensuite pour une interprétation libre de sa proposition.
L’Œdipe Roi de Sophocle devient ainsi une question collective, interrogeant les racines de notre espace culturel, antiques et chrétiennes, une sorte d’image de culpabilité première, d’une culpabilité qui vous tombe dessus brutalement et sans qu’on l’ait ni cherchée ni voulue. N’a-t-on d’ailleurs pas dit que le Christianisme était un « platonisme pour le peuple » ?
Pour soutenir ce travail, pour lequel Romeo Castellucci s’attaque pour la première fois à l’intégralité d’un texte théâtral, sans le transformer, mais en l’éclairant d’une vision surprenante et profondément juste, des acteurs d’une très grande tension et d’une grande tenue : on a parlé de Bernardo Arias Porras, Tirésias mâle, c’est à dire l’autre, celui qui est d’ailleurs, d’un extérieur mystérieux, porteur d’une parole prophétique (et de fait, il est figuré en Saint Jean-Baptiste, le prophète) j’ai beaucoup aimé le Créon très juste de Jule Böwe, et surtout l’extraordinaire mère supérieure d’Angela Winkler, grande prêtresse de la scène germanique, à la voix douce, rassurante mais ferme, la seule humaine, dans ce monde de tableaux vivants, de cette cérémonie tragique à la fois lointaine et proche, dont on sort violemment secoué.
Romeo Castellucci est à l’honneur, cet automne à Paris, puisque, hors sa mise en scène de Moses und Aron de Schönberg (à partir du 20 octobre) à l’Opéra-Bastille, le Festival d’automne dresse son portrait, avec L’Orestie (une comédie organique), assez proche par son ambiance du Giulio Cesare que j’avais vu à Milan en décembre à l’Odéon, le premier spectacle qui attira l’attention alors qu’il était encore à Prato, Le Metope del Partenone à la Grande Halle de la Villette du 23 au 29 novembre, une vision cruelle et contemporaine de la frise du Parthénon, et cet Ödipus der Tyrann qui sera au Théâtre de la ville du 20 au 24 novembre. Courez-y, évidemment. [wpsr_facebook]
“Einmalige Experimentalfassung in der musikalischen Adaption von Martin Lowe.”
” Version expérimentale unique dans l’adaptation musicale de Martin Lowe.”
Voilà le sous titre de la performance à laquelle nous avons assisté au Festival de Salzbourg, dans une Felsenreitschule archi comble.
Il y a derrière la singularité de l’expression quelque chose qui ressemble à un aveu d’échec. En effet, quel intérêt à souligner que la version ne sera jouée qu’une fois, qu’elle est expérimentale etc…sinon pour parer à la critique et pouvoir répondre dans un sens politiquement correct sur la forme et non sur le fond.
Il y a dans l’entreprise une triple erreur :
la première est de faire de Dreigroschenoper un musical quand la musique originale elle-même est un entre-deux. On est dans la parodie de la parodie, dans la réécriture de la réécriture.
la seconde est de faire une mise en scène en somme classique, qui ne tient pas compte de l’ambiance musicale, bien faite, mais sans la vivacité que le musical apporte
la troisième déjà soulignée dans mon texte sur la Comédie des erreurs, est qu’on ne peut avoir deux mises en scène qui réfèrent directement à l’univers du musical, comme si c’était la seule alternative possible à un théâtre de texte et de “Regie”.
Le résultat est un ensemble sans intérêt, mal porté par les artistes un peu perdus, où l’on est ni satisfait de la musique, ni de la scène, ni de l’ensemble. Mais c’est « expérimental » n’est-ce pas et tout est pardonné.
Décidément, Kurt Weill n’a pas de chance à Salzbourg, Mahagonny en 1998 avait été accueilli froidement et ce n’était pas la meilleure des productions Mortier (Peter Zadek), et cet Opéra de Quat’sous ne durera qu’un été (c’est écrit ci-dessus), puis sera oublié. C’est d’autant plus rageant que Dreigroschenoper n’a jamais été joué à Salzbourg et qu’une version concertante dirigée par HK Gruber appuyée sur l’édition révisée de la partition en 2000 en est donnée à la Felsenreitschule le 15 août avec une autre distribution, comme pour compenser.
Avant de faire une expérience aussi étrange, il eût peut-être été plus habile de présenter une version scénique authentique de l’œuvre, y compris avec Julian Couch comme metteur en scène se coltinant la musique originale et n’imposant pas une version abâtardie et inutile. C’est juste si on n’a pas demandé au public de reprendre la complainte de Mackie Messer (Die Moritat von Mackie Messer) qui clôt comme un adieu de la troupe la soirée après les applaudissements.
Le titre Mackie Messer fait allusion au surnom du personnage principal Macheath dit Mackie le couteau (Mackie the Knife, Mackie Messer), en français le couteau qui poignarde s’appelle un « surin », ce serait donc Mackie le Surin ou Mackie le surineur. Il est probable que ce nom apparu dans The Beggar’s Opera (John Gay, 1728) qui est la source de Kurt Weill et Bertolt Brecht soit un jeu sur Macbeth, tant le personnage est noir.
En recentrant sur le « héros » de cette histoire, un héros des bas fonds, criminel, voleur, mais séducteur et beau parleur, qui aspire quand même « à se ranger », on aurait pu penser que la mise en scène le mettrait plus en valeur. Certes, il apparaît bien comme le personnage principal, ne serait que par son costume un peu élégant par rapport aux autres personnages, mais sans excès, sans en tous cas être une sorte d’Arsène Lupin des profondeurs élégant et raffiné, ni être une brute épaisse : il a l’air d’un héros mais n’a rien d’un héros : jusqu’à la fin, il ne se repent pas et ne travaille qu’à son compte et intérêt. C’est justement une des marques de l’œuvre que de sauver par un ridicule deus ex machina un type qui au fond ne vaut même pas la corde avec laquelle il ne sera pas pendu. Il s’agit de mimer le théâtre traditionnel et bourgeois en en ridiculisant les mécanismes et en jouant sur les diverses réactions de spectateurs. Dans ce remake qui lui est consacré, l’interprète (Michael Rotschopf) ne m’a pas semblé faire preuve d’une personnalité scénique forte, un peu monotone, et un peu pâlichon.
Bien plus caractéristique le Peachum de Graham F.Valentine, à la diction marquée (bien qu’il soit écossais, mais formé à Zürich et Paris) ce qui est si important dans cette œuvre. Peachum, l’opposé de Mackie, laid, vieilli, est un horrible ( qui ressemble ici à un vieux juif, à un Shylock version XIXème) qui habille sa laideur morale en conformisme bourgeois : on lit la bible, on est bon citoyen, pour faire une digne couverture aux affaires qu’on conduit (gérer la population des clochards et des mendiants de Londres, comme un maquereau gère ses putes).
Graham F.Valentine fait plus vivre le personnage (c’est aussi le cas de sa femme, la plantureuse Pascal von Wroblewski un peu plus attendue cependant). Quant à Polly Peachum, de jeune fille tendre et naïve au départ, elle profite du contact avec son mari Mackie pour se durcir et devenir en son absence chef de gang : elle gagne en maturité au contact de la pègre.
L’interprétation de Sonia Beisswenger est assez intéressante, sans être renversante, là aussi marquée par le conformisme qu’on lui demande. Il reste le Brown de Sierk Radzei, lointain parent d’un des gendarmes de Saint Tropez, assez vivant et bien caractérisé et la Jenny de Sona Macdonald, qui chante avec élégance la balade de Mackie pendant le prologue.
Dans ce petit monde où le chef des bas fonds est le rival du chef des gangsters, dont l’ami est le chef de la police, la morale dite bourgeoise en prend un coup : ironie, sarcasme, cynisme, intérêts guident les personnages : “l’opérette” est noire.
De tout cela, la mise en scène de Julian Crouch ( auquel s’est rajouté Sven-Eric Bechtolf) révèle bien peu, elle reste en superficie, préférant évoquer l’Angleterre victorienne de Sherlock Holmes, la reine Victoria, Jack L’Eventeur et Oliver Twist, avec une vision d’images d’Epinal des bas fonds londoniens, sans vraiment cultiver l’ironie (même si elle affleure çà et là) de l’entreprise de Brecht, dont le Londres est bien mâtiné du Berlin-république-de-Weimar.
Dans cet espace sans dégagement ni coulisses (les dépôts se trouvent sous les gradins) d’une grande largeur (40m), on note quelques trouvailles ingénieuses pour changer les décors (portés par des « mendiants » machinistes). Déposés latéralement ou contre les arcades, les décors apparaissent comme des remises, des espaces laissés pour compte et donnent l’impression de bas fonds, mais le trompe l’œil (les canapés !) les fausses perspectives, font de l’ensemble bien plus une imagerie presque naïve de livre d’enfant qu’un décor.
Les échelles formant barreaux de la prison de Macheath sont une assez bonne idée visuelle qui ne change rien au fond. Les arcades de la Felsenreitschule sont peu utilisées, sinon pour quelques projections vidéos ou en ombre chinoise et quelques éclairages colorés, mais exploitées de manière très limitée : le lieu n’est pas pris en considération et c’est un peu dommage.
Ainsi se trouve-t-on pris dans une contradiction : ce qui fait le sel de l’œuvre, son ironie, son ton, la diction des lyrics disparaît sous un conformisme qui range, un comble, cette œuvre anti-culture bourgeoise dans un genre plus ou moins touristique adapté au désir du touriste argenté qui fréquente le lieu. Dans ce décor, un musical comme Les Misérables (à quand ?) aurait pu trouver place sans y changer grand chose. Quant à la musique, que les producteurs ont voulu plus adaptée à nous, moins marquée par le style Weimar (qui est pourtant toute l’œuvre), elle est sans saveur aucune: quelques coups de batterie, quelques effets d’une affligeante banalité (arrangement par Martin Löwe, qui a à son actif Mamma Mia…), au point que chacun se demandait pourquoi avoir voulu faire cette « expérience ». Si encore la charge contre le théâtre bourgeois, avec ses incohérences (le livret n’est pas toujours un modèle de linéarité ), son Deus ex machina improbable (certes ils sont tous improbables, mais celui-là récompense un bandit en l’ennoblissant sans qu’à un seul moment il y a eu regret ou repentence) avait été souligné au-delà d’une gentille ironie de théâtre pour enfant (l’entrée de Brown sur son cheval à la fin), si le ton et les accents, la diction et l’expression avaient été l’objet d’un soin particulier, on aurait pu sauver l’entreprise, mais dans ce travail, je ne vois pas véritablement d’intérêt ni à l’entreprise, ni au résultat.
Car on peut parfaitement travailler les classiques sous forme d’entertainment, pourquoi pas, mais est-ce le lieu ? et si c’est le lieu, ce produit-là est en dessous de l’attendu, monotone, sans grandes idées, sans mise en scène, sans travail de l’acteur puisque chacun parle comme l’autre, avec les gestes convenus et les mauvaises habitudes ; certes il y a quelques moments bien réalisés comme les géants, ou comme les ombres chinoises qui suivent pas à pas la complainte de Mackie Messer en l’illustrant, mais au-delà, il ne se passe vraiment rien, aucun caractère n’émerge, aucune idée de fait tilt dans la tête du spectateur. Le résultat, bien des départs à l’entracte et un bon succès mais rien de terrible à la fin où les spectateurs cherchent à filer au point qu’il sont surpris lorsque la troupe entonne la complainte de Mackie Messer en guise d’adieu. Weill méritait mieux, même si certains s’y sont cassé les dents (Strehler). C’était un Opéra de quat’sous qui ne les valait pas.[wpsr_facebook]
La tradition du théâtre est aussi ancienne à Salzbourg que la tradition de l’opéra. Et les trois fondateurs, un musicien (Richard Strauss), un metteur en scène (Max Reinhardt), un écrivain (Hugo von Hoffmannsthal), voulaient faire de Salzbourg un lieu de totalité. Il y a même une grande tradition shakespearienne qui remonte loin en arrière.
Mais c’est la première fois que La comédie des erreurs (Die Komödie der Irrungen/The Comedy of Errors) était présentée. C’est la plus courte des pièces de Shakespeare, et qui respecte l’unité de temps (une journée), très inspirée des Menaechmi de Plaute et c’est une œuvre de jeunesse (1594).
En un bref résumé, le vieil Egeon de Syracuse arrive à Ephèse pour rechercher son fils où les marchands syracusains sont interdits sous peine d’amende ou d ‘exécution, il raconte son histoire au Duc qui en est ému et lui donne 24h pour arriver à ses fins ou trouver l’argent. Il avait deux jumeaux, et avait acheté deux autres jumeaux pour leur servir d’esclaves. Mais lors d’un naufrage, il a perdu sa femme, l’un des jumeaux et l’un des esclaves. Ayant envoyé son fils restant les chercher et n’ayant pas de nouvelles il est parti à sa recherche.
C’est à Ephèse que le fils perdu se trouve avec son esclave, il est marié, un peu volage et pas très sympathique.
C’est aussi à Ephèse qu’arrive le fils restant avec son esclave. Du croisement des uns et des autres dans une journée folle naissent des quiproquos, des erreurs, des amours dans une sorte de folie du double (du quadruple en fait…) qui préfigure par les jeux de miroir la période triomphante du baroque.
Tout finira bien grâce au Deus ex machina (la prieure d’un couvent qui n’est autre qu’Emilia, l’épouse perdue d’Egeon).
Dans cette mise en scène, les deux mêmes acteurs, vêtus à un détail près de la même manière, jouent les quatre personnages d’Antipolus d’Ephèse et de Syracuse (le maître), et de Dromio d’Ephèse et de Syracuse (le valet). Dromio retourne son chapeau, et devient l’autre Dromio, Antipolus met ses lunettes, et devient l’autre Antipolus. Mais le spectateur le découvre seulement après quelques scènes et donc se trouve lui aussi victime de l’erreur et de la confusion; il entre donc dans le piège de Shakespeare en étant lui même la victime de la comédie des erreurs.
Henry Mason, le metteur en scène, est un anglo-saxon (fils de britannique et de néozélandaise) qui travaille en Autriche, il a étudié à Exeter et souligne lui-même qu’il est passionné par la confrontation et les interférences culturelles entre les cultures germanique et anglo-saxonne. Il travaille aussi bien dans le domaine du théâtre pour enfants que pour adultes, et dans celui du Musical, puisqu’il a mis en scène à la Volksoper de Vienne Der Zauberer von Oz (Le magicien d’Oz) et en outre il est lui-même auteur. Il a enfin en 2013 remporté un bon succès à Salzbourg pour son travail sur Le Songe d’une nuit d’été avec les musiques de Mendelssohn . Autant de raisons de le réinviter.
Sven-Eric Bechtolf, programmateur du Festival n’a pas eu une si mauvaise idée que de proposer à des metteurs en scène anglo-saxons (Julian Crouch a mis en scène depuis 2013 Jedermann et cette année Mackie Messer/Ein Salzburger Dreigroschenoper dont nous allons très vite rendre compte) même si il a sans doute cette année commis l’erreur de proposer deux mises en scènes très inspirées du Musical, mode importée de Londres et New York où Peter Gelb fait régulièrement appel à des metteurs en scène spécialistes de Broadway au MET.
Cette Comedy of the errors est montée à Perner Insel, à Hallein à une dizaine de kilomètres de Salzbourg dans une usine désaffectée et réaffectée au théâtre depuis Mortier, là où l’an dernier avait été monté le merveilleux Don Juan revient de la guerre de Horvath dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg.
Le dispositif scénique de Michaela Mandel en est impressionnant, la scène est en fait une piste de cirque (sur vérins qui deviendra à la fin une sorte de poupe) installée au centre d’un bassin, avec à cour une montagne de chaises et de tables enchevêtrées dans laquelle les personnages grimpent, regardent l’action ou disparaissent, et au fond à jardin un orchestre de musical (direction Patrick Lammer, auteur des arrangements musicaux). Quand le spectateur entre, une chanteuse chante des airs familiers du répertoire jazzy.
Alors certes cela bouge, cela danse (chorégraphie Simon Eichenberger) et cela éclabousse (les spectateurs du premier rang sont protégés par une blouse imperméable), cela monte aux mats, cela monte au trapèze, c’est un Shakespeare dans le monde circassien coloré et vaguement clownesque dans une version échevelée de la pièce où l’on se perd un peu (c’est fait pour), il y a des échos de cirque, il y a aussi des échos de commedia dell’arte (Dromio) et du théâtre de tréteaux, on rit, on ne s’ennuie pas, mais jamais on ne vibre, malgré quelques scène émouvantes.
Le décor est en fait à la fois un cirque et un vaisseau (Ephèse est un port) avec ses deux mâts avec l’eau qui isole l’air de jeu.
Dans un tel contexte, la pièce est représentée au total de manière assez classique, avec des acteurs valeureux, mais pas aussi transcendants que souvent à Salzbourg.
Les femmes sont plus convaincantes : Adriana, l’épouse d’Antipolus d’Éphèse (Meike Droste), Luciana, sa sœur (Elisa Plüss, que j’avais déjà bien aimée l’an dernier dans le Horvath), la courtisane (Claudia Kottal) et l’abbesse (la Dea ex machina), Barbara de Koy. Du côté des hommes, les petits rôles sont parfaitement tenus (notamment l’Egeon de Roland Renner, le Balthasar de Rafael Schuchter ou l’Angelo d’Alexander Jagsch) et des deux rôles principaux, Antipolus et Dromio, la palme va à Florian Teichtmeister pour un Dromio (d’Ephèse et de Syracuse) arlequinesque, vif, et qui montre une belle personnalité. Thomas Wodianka en Antipolus (d’Ephèse et de Syracuse) semble moins concerné, plus pâle et surtout ne marque aucune différence notable de jeu (sinon une paire de lunettes) entre Antipolus d’Éphèse (pas très sympathique), et Antipolus de Syracuse (qui l’est plus) : certes, cela accentue la possibilité des erreurs de comédie entre l’un et l’autre, mais on aurait aimé un peu plus de personnalité et plus de caractère.
Au total on passe un bon moment, on ne s’ennuie pas, comme on ne s’ennuie pas au Musical (tout le monde chante et danse un peu), mais j’y pense et puis j’oublie. Rien de notable, rien de marquant : le plaisir de l’instant. On pourrait prétendre à autre chose à Salzbourg, notamment pour Shakespeare, où l’on a vu tant de grands spectacles. Et on se prend à rêver de ce que Giorgio Stehler ou Luca Ronconi eurent pu produire jadis à partir de ce texte. [wpsr_facebook]
J’ai un peu de retard sur mes comptes rendus d’opéras, mais après avoir assisté à « The Lehman Trilogy » au Piccolo Teatro de Milan, j’ai décidé de brûler la politesse à tous les autres spectacles et de vous parler de ce moment de théâtre intense vécu dans la Milan bariolée de l’EXPO 2015, avec ce système d’écho particulier entre ce que dit notre monde d’aujourd’hui ( la foire) et ce que raconte ce travail (la faille)
D’abord, je voudrais confier mon émotion à retourner après une quinzaine d’années au Piccolo Teatro de via Rovello, la salle historique du Piccolo, appelée aujourd’hui Teatro Grassi en hommage à Paolo Grassi qui en fut, avec Giorgio Strehler, le co-directeur avant d’aller à la Scala. Pour ceux qui sont un peu jeunes pour connaître cette histoire, Paolo Grassi est celui qui a accompagné de 1972 à 1977 Claudio Abbado dans la nouvelle politique que le jeune chef d’alors voulait imprimer à la Scala, et ces 5 ans, les amoureux de la Scala savent qu’ils furent déterminants: c’est ce qui reste de l’histoire des Sovrintendenti du théâtre milanais depuis bientôt 40 ans. Grassi, c’est celui qui disait que la Scala était un arbre à l’envers avec les feuilles à l’orchestre et les racines au poulailler. C’est celui qui pensait que le théâtre est une machine toute concentrée sur ce seul moment, le lever du rideau chaque soir. C’est celui qui enfin (et d’abord !) a fondé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro de Milan en 1947, faisant de Milan une capitale du théâtre autant que de l’opéra. Car le Piccolo Teatro, c’est le moteur qui a fait tourner le théâtre italien, voire le théâtre européen pendant des dizaines d’années et a porté à l’étranger ce savoir faire unique d’un théâtre à la fois esthétique et dramaturgique, hérité de Brecht et de Jouvet, mais aussi dépositaire d’une tradition qui a contribué à inventer le théâtre moderne, la Commedia dell’Arte, que Strehler a reportée au monde, symbolisée par ce monument insurpassable qu’est Arlecchino servitore di due padroni, de Carlo Goldoni. Peter Stein, Patrice Chéreau, ne l’oublions pas, ont aussi partagé un moment leur vie avec ce théâtre…
Aujourd’hui, où le théâtre en Italie est dans une situation tragique, grâce à la sollicitude d’un Berlusconi, qui a massacré la culture et les institutions culturelles (mais Renzi aujourd’hui fait-il mieux ?), il faut rappeler qu’il y a quarante ans, chaque tournée du Piccolo dans le monde entier était un événement, chaque création de Strehler un joyau.
Malgré la situation d’aujourd’hui d’une Scala un peu pâlichonne et d’un Piccolo orphelin, il faut dire, rappeler, crier que Milan était un des phares de la culture européenne, et pas seulement une capitale de la mode ou d’une EXPO 2015. A l’époque, les paillettes avaient nom Brecht, Goldoni, Lessing, Goethe. Je vous laisse imaginer ce qu’était la vie du public milanais de l’époque, qui passait d’Abbado à Strehler, quand il ne les voyait pas réunis sur la scène pour un Simon Boccanegra encore aujourd’hui inégalé ou pour un Macbeth encore aujourd’hui inégalé.
La Cerisaie, Strehler/Damiani
À l’évocation de cet âge d’or de la culture à Milan, je vibre encore, même si je n’ai pu en vivre en première personne que les tout derniers feux. Mais le jeune fou de théâtre que j’étais a pu voir à l’Odéon le fameux Arlecchino, Il giardino dei Ciliegi (La Cerisaie) dans le merveilleux décor de Luciano Damiani avec une Valentina Cortese inoubliable, et aussi La Tempesta (La tempête) de Shakespeare, des spectacles fondateurs qui vous bousculent et vous bouleversent toute une vie durant.
Vous comprendrez qu’entrant dans le Cortile, et se glissant vers la petite salle souterraine du Piccolo (500 places, étouffante sans air conditionné en cette journée presque estivale), tout m’assaillait, à commencer par les affiches de quelques uns des spectacles vus lors de mes années milanaises, La Grande Magia (Eduardo de Filippo), Minna von Barnhelm (vu aussi à Paris), le merveilleux Campiello et les Baruffe Chiozzotte de Goldoni, mais aussi Faust (Goethe) qui devait être donné en version complète et qui ne fut jamais vraiment achevé, ou Elvira (de Jouvet), ces deux derniers joués par Giorgio Strehler lui même, qui était moins acteur que metteur en scène et qui avait ce côté agaçant et cabot qui en énervait tant. Allez sur le site très bien fait du Piccolo, et sachez que l’archive du Piccolo consacré à Strehler est un monde à lui seul.
Luca Ronconi en travail à la table
Ce soir, c’est Ronconi qu’on honore, Luca Ronconi, arrivé au Piccolo en 1999 après la mort de Strehler, aujourd’hui réuni avec le vieux rival dans la mort et l’hommage, Ronconi dont la disparition m’a bouleversé, tant il est lui aussi lié à mes années de jeunesse. Je l’ai écrit dans le texte hommage rédigé dans ce blog, j’ai découvert la force du théâtre à 15 ans avec suffocation en voyant l’Orlando Furioso dans un Pavillon de Baltard avant le démantèlement des Halles de Paris, puis l’Orestea d’Eschyle dans le grand Amphi de la Sorbonne quand j’étais étudiant, et l’incroyable folie imaginative de Ronconi avec Il barbiere di Siviglia à l’Odéon un peu plus tard. A la différence de Strehler, j’ai souvent bavardé avec Luca Ronconi, ses yeux pétillants, mais aussi hésitants, sa timidité, cette timidité et cette discrétion qui osaient tout, et qui faisaient si peur aux producteurs. Luca Ronconi, ou la folie du théâtre, ou le théâtre en folie, mais de cette folie qui construit, qui bâtit des monuments, qui fait l’histoire.
Que Ronconi n’ait pas beaucoup tourné en France depuis des années m’a attristé, malgré une tournée en 2007 (Il ventaglio de Goldoni) et en 2010 (Juste la fin du monde de JL Lagarce) . On avait coutume de dire qu’au début, au Piccolo il n’avait pas trouvé son espace (comme si un espace suffisait à Ronconi…). Mais les spectacles vus ces dernières (comme Professor Bernhardi de Schnitzler par exemple) années m’avaient frappé par leur rigueur et leur apparente simplicité, par la profondeur du propos et par cette vision chirurgicale du monde que Ronconi comprenait au vol. Comme Abbado, avec qui il a fait Wozzeck (à la Scala, et à Garnier en 1979), et l’ébouriffant Viaggio a Reims de Rossini , en 1984, il avait encore à 80 ans, et malgré la maladie, la fraîcheur et la curiosité du jeune homme, il avait cette jeunesse intérieure, même très diminué physiquement, qui fait bâtir des montagnes.
Alors, entouré de mes fantômes, que j’essaie de vous faire partager – ceux qui ont vu des spectacles de Ronconi ou Strehler savent que je n’exagère même pas, je suis entré ce dimanche au Piccolo Teatro pour l’unique représentation en continu des deux parties de cette Lehman Trilogy, qui a séduit Luca Ronconi en 2012, au point de vouloir monter le texte, un texte magnifique d’un auteur italien à peine quadragénaire du nom de Stefano Massini et qui a triomphé à Milan depuis la première en janvier dernier, du vivant de Ronconi, et que le directeur du Piccolo depuis 17 ans, Sergio Escobar, a décidé de reproposer pour une série spéciale en mai.
Il ne m’étonnerait pas que cette Lehman Trilogy soit à Ronconi ce que l’Arlecchino est à Stehler, ce serait heureux parce que cela permettrait à la génération d ‘aujourd’hui de se confronter à ce type de théâtre, sans vidéo (Mais Ronconi est l’un des premiers à l’avoir utilisée en 1990), sans numérique ni laser, une fresque de 150 ans d’histoire américaine dans la boite hiératique d’un décor gris avec une douzaine d’acteurs.
On connaît déjà la pièce en France, donnée avec succès au théâtre du Rond Point la saison dernière sous le titre Chapitres de la Chute dans une mise en scène d’Arnaud Meunier (Grand prix du Syndicat de la critique 2014) et dans une traduction de Pietro Pizzuti (L’Arche éditeur, 300 p., 18 €). Stefano Massini, qui a été assistant de Luca Ronconi, a à son actif de nombreux succès théâtraux et romanesques.
Sa Lehman Trilogy raconte sur fond d’histoire des Etats Unis, la saga des frères Lehman (les Lehman Brothers), arrivés de leur Bavière natale au milieu du XIXème et qui de leur petit magasin de vente de coton à Montgomery (Alabama), fondent une banque, s’installent à New York. Leur affaire va participer à la création de Wall Street, traverser guerre de sécession, guerre mondiale, crise de 29 et accompagner industrialisation, chemin de fer, automobile pour finir en pure société financière jouant avec les outils du marché et pour mourir dans une chute retentissante en 2008 qui va ébranler l’économie mondiale. Une saga familiale dynastique, au départ pétrie de culture juive (elle sera peu à peu distanciée au profit de la culture américaine) où les pères transmettent aux fils, placent leurs intérêt dans la politique, notamment au moment du New Deal, où la politique interfère avec l’économie et impose des règles au capitalisme, et où les fils s’adaptent à l’évolution des lois du marché, des lois économiques et des transformations sociales.
Le spectacle, d’une durée de 5h environ, se divise en deux parties, la première (environ 3h) dont les trois frères sont les héros, la seconde (environ 2h) pendant le XXème siècle dont les fils et petits fils sont les moteurs, tandis que les trois frères commentent ou font office de récitants. Ainsi se mélangent théâtre, récit, poésie, en un tourbillon étonnant sur un texte éminemment puissant, sans doute un des textes les plus forts de ces dernières années. Un texte linéaire qui suit dans l’ordre chronologique l’ensemble des événements, mais qui est fait en même temps de répétitions, de motifs, de figures récurrentes, comme ce funambule qui trente années durant tend son fil devant Wall Street sans jamais tomber mais qui finit par tomber, en même temps que se fissure une certaine vision du capitalisme devenu strictement financier (l’invention des traders) et tombant dans l’hystérie totale comme dans cette délirante scène de twist où le dernier des Lehman, Robert (Bobby), pris dans l’hybris, le sentiment d’immortalité, engage dans la folie du capitalisme financier la banque qui va tomber, faute d’héritier Lehman, dans les mains d’autrui.
Ronconi a déjà travaillé sur des sagas, et notamment ces sagas qui portent en elles la fin des mondes, comme Gli ultimi giorni dell’umanità de Karl Kraus, réalisé en 1990 au Lingotto de Turin dans les usines Fiat désaffectées, il a aussi fait Le Ring de Wagner, autre Saga de fin du monde, qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler le spectacle de Stefano Massini, comme Ronconi l’a lui même souligné. Ronconi aime aussi à travailler sur les textes, en les mettant en valeur de manières diverses, utilisant les dialogues et le récit à la troisième personne, qui distancie, évite l’implication trop personnelle . Il avait travaillé ainsi en 1996 à Rome pour la mise en scène du roman de Carlo Emilio Gadda Quer pasticciaccio brutto de via Merulana qui est une manière étourdissante de tisser récit et théâtre.
Mais ce qui surprend ici, c’est un espace gris et nu, conçu par Marco Rossi, avec des meubles minimaux, des esprits de meubles limités à leur épure ou à leur structure, horloge qui bouge de droite à gauche au moment des crises, tables émergeant des dessous et disparaissant comme des bancs, et panneaux portant peu à peu le nom Lehman, puis Lehman brothers, puis Bank for Alabama etc…ainsi qu’un sol jonché de lattes portant le nom familial.
Les costumes de Gianluca Bricca restent très discrets aussi, sans marquer jamais de manière nette l’évolution des temps et des modes: chaque personnage est vêtu d’ une sorte de survêtement noir, type bleu (noir en l’occurrence) de travail, et se différencie des autres seulement par la chemise et le col, comme si l’œil là-aussi ne devait pas être distrait du jeu et du texte. Seules les femmes au fur et à mesure de l’avancée des temps voient leurs costumes évoluer, mais c’est en même temps la même figure qui les traverse (Sandra Toffolatti)
Le texte joue sur la relation à l’Amérique, mais aussi, notamment en première partie, sur les racines allemandes et juives, en rappelant, à chaque moment, par un titre, l’élément central de l’épisode, titres dévoilés de droite à gauche ou de gauche à droite, lecture à l’hébraïque ou à l’européenne. Ainsi défilent des titres comme Luftmensch (le rêveur en yiddish), chametz (nourriture au levain), bulbe (patate) etc…mais aussi horses, Ruth (allusion aux deux femmes de Robert Lehman, prénommées Ruth), des éléments simples, toujours parlant, mais qui laissent au jeu l’essentiel. Jamais l’attention n’est perturbée au détriment du jeu.
Cette affaire est une affaire d’hommes, où les femmes, jouées par une (très bonne Sandra Toffolatti, déjà citée) ou deux actrices, sont des rôles de complément, voire interchangeables dans cette société juive où les hommes décident, mais aussi dans la haute société où elles ont pour fonction d’être là et d’apparaître autant que de besoin : une des scènes les plus désopilantes (car tout cela est plein d’humour, voire de tendre ironie) est le catalogue des possibles partis pour le fils Philip Lehman qui décide enfin de se marier, choisissant entre une “trop ceci” ou une “pas assez cela”.
Ronconi a travaillé avec une précision diabolique dans le jeu, avec des mouvements millimétrés, des gestes suspendus, des compositions de groupes qui font image, mais il n’aurait pu réussir ce tour de force sans une brochette d’acteurs prodigieux, parmi les plus grands de la scène italienne, et de toutes les générations, issus de toutes formations, et de tous les angles de l’Italie avec cette diversité d’écoles dramatiques qui en même temps assume au niveau du jeu d’acteur les évolutions décrites dans le récit. Harry Lehman (Massimo De Francovich, acteur fétiche de Ronconi) le plus vieux, le patriarche en quelque sorte, avec son jeu apaisé, le plus agité Emanuel (magnifique Fabrizio Gifuni), et le troisième, Mayer, le très grand Massimo Popolizio, lui aussi acteur fétiche des spectacles de Ronconi qui constituent les trois frères, qui vivent, témoignent et tracent la mémoire. Ce sont les trois « doyens »
Massimo Popolizio, dans ce théâtre tout en concentration, tension et chaleur, a eu d’ailleurs un malaise qui a interrompu pendant cinq minutes le spectacle. Mais il faut aussi souligner la magnifique prestation de Paolo Pierobon, Philip Lehman énergique et bouillonnant qui porte l’innovation et élargit la surface de l‘activité en l’appuyant sur le développement industriel, pendant que son fils Robert (Bobby) dont le tour viendra introduira le capitalisme financier et instillera l’hystérie financière qui conduira on sait bien où : le jeune Fausto Cabra est d’ailleurs étonnant dans ce rôle de génial déglingué. Mais aussi Roberto Zibetti, Herbert Lehman qui choisit la politique au moment où la politique se mêle d’économie. Dans ce travail où l’acteur est centre et roi, il faut aussi souligner les figures fugaces, notamment celle de Fabrizio Falco dans le rôle du funambule Solomon Paprinsky, qui traverse la scène toujours perché sur sa poutre en récitant, d’une manière à la fois absente et terriblement présente et émouvante, ou celle plus aiguisée des deux « repreneurs » de la banque après la mort de Bobby (1969), Glucksman le trader hongrois (Denis Fasolo) et Pete Peterson le grec (Simone Toni) ou bien enfin la figure du noir esclave (Marouane Zotti), Testatonda (tête ronde) qui apparaît au départ, dans une Amérique qui pratique encore l’esclavage.
L’extraordinaire plaisir du texte qui se dégage de ce spectacle, dû à la fois à ses qualités intrinsèques et aux acteurs étonnants , renvoie à ces plaisirs d’enfants qui écoutent les contes de fées, ces contes de fées modernes, qui ont excité la curiosité et provoqué la fascination par la chute brutale de la Maison Lehman. Ce spectacle a cette magie-là la magie d’un spectacle qui en serait presque enfantin dans sa ligne et dans la parabole qu’il propose.
Alors évidemment on en ressort ému et bousculé : on découvre un texte, puissant, vivant, varié, et on constate à quel point Ronconi est revenu comme à l’essentiel, comme est essentiel le fait de choisir la salle du Piccolo Teatro Grassi plutôt que le plus grand Teatro Strehler, qui eût pu convenir à un théâtre tout de même épique, retraçant l’épopée de la modernité.
En travaillant dans le cadre intimiste et un peu étouffant du Teatro Grassi, il crée évidemment une grande complicité avec le public à cause de la proximité des acteurs, comme Strehler avait su la créer pour la plupart de ses productions (puisqu’il a à peine vu son grand théâtre construit et terminé). Ce rapport exceptionnel de proximité, installe une relation voisine à celle d’un théâtre de tréteaux, D’une certaine manière, Ronconi le repropose, avec ses tensions, ses jeux ébouriffés, sa catharsis mais surtout son indicible émotion et son infinie poésie, il repropose un théâtre où le souffle de l’acteur croise celui du spectateur et un théâtre qui sans être didactique à aucun moment, est témoin de son temps, outil de son temps, et qui réussit néanmoins à installer le rêve.
Ce soir le Piccolo était Grande.
Peu à peu disparaissent tous ces artistes qui ont contribué à mon éducation théâtrale et musicale. C’est au tour de Luca Ronconi, fragilisé par de graves problèmes rénaux, mais qui continuait à travailler et dont je devrais aller voir la Lehman Trilogy son dernier spectacle au Piccolo Teatro de Milan. Il vient d’être emporté par une pneumonie. Rien ne le laissait prévoir.
Luca Ronconi est lié à mon parcours depuis bien longtemps, depuis que, adolescent j’ai découvert son Orlando furioso aux halles de Baltard en 1970, et je découvrais alors un type de théâtre inconnu , un théâtre épique, foisonnant, éclaté en divers lieux, où le spectateur se perdait et s’émerveillait en même temps
J’ai revu un travail de Ronconi à la Sorbonne en 1972: il avait investi le grand Amphithéâtre de la Sorbonne avec une construction énorme pour l’Orestie d’Eschyle. À chaque fois ce fut un choc; et puis ce furent les spectacles d’opéra importés de la Scala, son Wozzeck en 1978 dirigé par Claudio Abbado au Palais Garnier, son phénoménal Don Carlo toujours avec Abbado, mais à la Scala, et puis d’autres spectacles, au théâtre « Au perroquet vert »(Al pappagallo verde) d’Arthur Schnitzler un travail fantastique à donner le tournis, ou à l’opéra: Ernani, à la Scala, moins réussi,
Lodoïska, toujours à la Scala, magnifique, inoubliable, un Orfeo de Rossi stupéfiant et puis la fable du Tsar Saltan à Reggio Emilia (puis à la Scala) tout en verticalité, avec des décors phénoménaux de Gae Aulenti, l’affaire Makropoulos, à Turin, dans les décors de bibliothèque infinie de Margherita Palli. J’oubliais l’incroyable Viaggio a Reims qu’on a vu à Pesaro, à la Scala à Vienne conçu comme un reportage TV du cortège royal du sacre de Charles X : à Vienne, la vidéo était en différé, à Milan et à Pesaro la vidéo était en direct et le spectacle se déroulait en parallèle en salle et dans la ville. Une folie ! Vidéo justement…qui se souvient de ces vidéos de cascades en furie qui envahissaient le Guglielmo Tell dirigé par Muti à la Scala. Il fut l’un des premiers à utiliser la vidéo de manière très intégrée : combien la Fura dels Baus lui doit !
Un autre des chocs de ma vie, sans doute le plus grand choc théâtral, Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus à Turin, dans les espaces du Lingotto, avec ses scènes éclatées, trois heures de spectacle vues 5 fois consécutivement, (faisant les aller et retour Milan-Turin)à chaque fois une petite partie, dont une fois avec Luca lui-même qui nous a montré le spectacle vu de son poste d’observation en hauteur.
Pour se rendre compte de son travail, il suffit d’aller sur son site, un véritable album de souvenir et d’émerveillements :http://www.lucaronconi.it
Continuons de feuilleter pêle-mêle parce qu’il s’agit d’un bouquet, pas d’une frise chornologique…un bouquet de merveilles, Falstaff à Salzbourg, Don Giovanni à Bologne, Capriccio à Bologne, Fierrabras à Florence, Otello (Rossini) à Bruxelles, Les géants de la montagne de Pirandello à Salzbourg (avec Jutta Lampe, à tomber de bonheur) , l’homme difficile à Turin (Der Schwierige de Hugo von Hofmannsthal), Quer brutto pasticciaccio di Via Merulana de Carlo Emilio Gadda à Rome, ainsi que les Frères Karamazov d’après Dostoïevski, et bien avant il y a eu aussi le Barbier de Séville à l’Odéon. Bien sûr j’en oublie parce que Luca Ronconi était un stakhanoviste du spectacle et jonglait avec les agendas ayant quelquefois trois productions sur le feu en même temps, alors forcément tout n’était pas du même niveau, mais il y avait toujours quelque chose de neuf, de fort, de tendre, de surprenant.
J’avais moins suivi ses dernières années à la tête du Piccolo Teatro tellement marqué par Giorgio Strehler où il avait eu du mal à se glisser dans les pantoufles de directeur artistique.
A l’Opéra de Paris, on lui doit le magnifique Moïse de 1983 (Georges Prêtre) repris moins brillamment à la Scala en 2003 et une belle Damnation de Faust à la Bastille en 1994-95 et enfin en 2010 un triptyque de Puccini importé de la Scala (où il avait naturellement été hué par les mêmes imbéciles ou leurs enfants qui huaient son Don Carlo en 1978).
Luca Ronconi qui avait commencé chez Strehler, faisait la figure de l’autre : là où Strehler était démonstratif, écrasant et génial histrion, Ronconi était discret et timide. Strehler avait le Piccolo Teatro de Milan qu’il avait fondé, et Ronconi a eu Turin (Teatro Carignani) , Rome (Teatro Argentina) et a finalement succédé à Strehler au Piccolo, ce qui a été très mal vécu par certains strehlériens impénitents. J’ai eu la chance de le connaître et de converser souvent avec lui notamment au début des années 90: il était souvent là notamment pendant ses spectacles de théâtre, simple accessible, discutant avec naturel, modestie, humour. Originaire de la colonie italienne de Tunisie, il était d’ailleurs francophone.
Résumer l’art de Ronconi, devant l’énormité de sa production, serait sans doute téméraire. Pour orienter ceux qui ne le connaissent pas, on dira que d’abord que c’est quelqu’un qui montre le théâtre en action, adorant les jeux de double, le théâtre dans le théâtre, mais aussi les variations de point de vue : avec ses décoratrices préférées, Gae Aulenti (l’architecte d’Orsay) et Margherita Palli, il était devenu maître de constructions en abime, de vues de dessus, de dessous, de visions verticales, d’illusions théâtrales parfaites ou au contraire faites pour montrer qu’elles étaient illusions, il était l’héritier de ce théâtre à machines qui fit les grands soirs de la période baroque, il adorait un certain théâtre épique, mais aussi de longs monuments, des très longs récits, des romans racontés et mis en scène : c’était indiscutablement le metteur en scène de la monumentalité, mais qui n’était jamais gratuite, toujours justifiable, et souvent à coupler le souffle.
Il avait évidemment génialement commencé un Ring en 1974 à la Scala avec Sawallisch (Walküre-Siegfried) dans le stupéfiant décor de Pier Luigi Pizzi, et ceux qui ont vu et Ronconi et Chéreau disent combien le second doit au premier. Ce Ring interrompu fut terminé à Florence à la fin des années 70, mais sans la flamme scaligère initiale.
Il ne se refusait rien et un spectacle de Ronconi était souvent un défi économique. Prenons ce monstre qu’est Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus (il y a un enregistrement TV de la RAI): pas plus de 500 personnes par soir, plusieurs scènes avec un déroulement parallèle, les espaces énormes du Lingotto (l’ancienne usine FIAT), des trains (authentiques) : rails, locomotives, wagons, des presses à imprimer, un engrenage minutieux et parfait. Evidemment, j’en frémis encore de plaisir : les spectacles mythiques ont souvent un coût.
Toujours des solutions surprenantes, toujours des défis à la technique, toujours aussi une distance, un sourire, qui montrait qu’on était au théâtre et surtout qu’on ne se prenait pas au sérieux. Le pont de Lodoiska qui se brise, vu de dessus, avec les héros (ou leur double) qui le traversent,
le repas (toujours vu de dessus) du Tsar Saltan, le décor étant vertical et les figurants autour de la table que les spectateurs voyaient comme de dessus. Les constructions gigantesques de l’Orestie (de la taille du grand Amphi de la Sorbonne) ou de l’Orlando Furioso.
Avec son air timide, Luca Ronconi n’avait peur de rien, et surtout pas des spectacles dits « impossibles ». Il a rendu l’impossible possible au théâtre où il se permettait tout, même des mises en scènes quelquefois (un peu plus) minimalistes, comme I due gemelli veneziani de Goldoni qu’on vit aussi en France. Je m’adresse tout particulièrement aux plus jeunes des lecteurs, ceux qui n’ont vu aucun grand spectacle de lui : allez sur ce site magnifique dédié à toute son œuvre, et vous serez étonnés, émerveillés du voyage théâtral et de cette incroyable iconographie qui vous donnera seulement le regret de ne pas avoir été un soir, un spectateur du merveilleux passage sur la terre de Luca Ronconi. Vous aurez fait une découverte stupéfiante. Regardez les photos, les titres, les lieux, et jetez des regrets éternels.
Après Strehler, après Chéreau, un troisième géant, sans doute le plus fou, le plus fantaisiste, le plus audacieux, le plus imaginatif, s’en est allé : tous les fous de théâtre, tous les metteurs en scène les plus échevelés doivent quelque chose à sa folie rigoureuse. Plus que d’autres sans doute il nous a fait rêver : ce fut une vie entière brûlée sur le théâtre et pour le théâtre. En exclusivité.[wpsr_facebook]
Salzbourg 2014 (Théâtre) : après le relatif échec des Derniers jours de l’humanité (Georg Schmiedleitner), et les discussions de la critique autour de Forbidden Zone (Katie Mitchell), le projet autour de la première guerre mondiale construit par Sven Eric Bechtolf, le directeur de la programmation théâtre qui prend l’interim du festival après le départ de Alexander Pereira, a affiché Don Juan revient de la guerre, de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg.
La pièce de Horváth, qui soit dit en passant, est à l’affiche de l’Athénée en 2014-2015 dans une mise en scène de Jacques Osinski, est passionnante pour trois motifs :
– c’est une pièce sur la guerre et sur son influence sur l’évolution des êtres, voire leur destruction et à ce titre une très violente dénonciation.
– c’est une pièce sur la femme, sur sa liberté ses désirs et ses choix, et sur son passage d’objet à sujet.
– c’est une pièce sur Don Juan, qui revient de la guerre avec un désir de changement, un sujet qui risque de devenir objet, mais qui retrouve peu à peu les vieilles lunes, dans l’écartèlement des désirs contradictoires.
Cette fois, aucune erreur dans le choix des lieux : c’est à Perner Insel, à Hallein (à une dizaine de km de Salzbourg) sur cette scène magnifique située dans une friche industrielle inventée par Gérard Mortier et Peter Stein, où je vis Les géants de la Montagne (Ronconi) et en 1999 ce spectacle inoubliable de Tom Lanoye et Luk Perceval, Schlachten ! (Batailles) à partir des pièces de Shakespeare traitant de la Guerre des deux roses, qui durait environ 9h et qui m’a à jamais marqué.
En pensant à Don Juan revient de la guerre, je me suis dit que tout enseignant travaillant avec ses élèves Don Juan de Molière (passage obligé, rituel, de tout enseignement de littérature en lycée) pourrait rompre le train-train donjuanesque en proposant en lecture-miroir cette extraordinaire pièce de Horváth, qui pose la question du Donjuanisme en des termes particulièrement aptes à faire comprendre le sens du mythe.
Pourtant, malgré l’enthousiasme devant ce travail, ce n’est que près de trois mois après que je me décide à écrire…
Je me suis demandé pourquoi j’avais tant tardé.
Sans doute une hésitation. Sans doute aussi parce que j’ai tenu à relire la pièce en traduction française, dans la belle traduction de Hélène Mauler et René Zahnd parue aux éditions de l’Arche, et que peu à peu l’urgence de l’écriture s’est atténuée, pour se transformer en souvenirs, en éléments de réflexion, en moments qui régulièrement reparcouraient les labyrinthes de ma mémoire.
Alors je suis revenu sur le métier.
D’abord parce que la pièce est tout à fait extraordinaire et que j’engage les parisiens (et les autres) à courir à l’Athénée en avril 2015. Ensuite à cause du travail d’Andreas Kriegenburg, qu’on connaît peu en France. Il m’avait séduit aussi bien dans son Ring que dans Die Soldaten à Munich que je viens de revoir il y a deux semaines. J’étais curieux de voir du théâtre, car à distance de plusieurs mois, des images profondément ancrées me restent de ce travail que je voudrais communiquer.
Enfin, peut-être parce que d’une certaine manière, j’ai confusément ressenti une gêne à parler d’une pièce sur la femme, sur les femmes qui regardent un homme et qui projettent leurs désirs plus ou moins fantasmés sur un homme.
Et si une femme pouvait mieux ressentir que moi ce travail ? Je me suis vraiment posé la question, parce que la polyphonie féminine (il y a 35 femmes dans la pièce) est ici traitée comme un thème et ses variations, et que ces variations finissent pas créer un tableau psychologique extraordinaire, d’une très grande sensibilité et sans doute aussi d’une grande justesse.
Mais il y a tant de choses diverses dans la pièce, que finalement je prends la plume ou plutôt le clavier. Il y a des idées et des profils, une atmosphère si particulière, peut-être unique dans le théâtre de Horváth ou au moins ce que j’en connais. On y ressent avec une grande violence la guerre et les transformations psychologiques et sociales d’un monde bousculé, l’Allemagne au lendemain d’un conflit terrible qui l’a laissée au tapis, mais on n’y imagine pas Don Juan, trop singulier et trop superbe pour être un anonyme dans les millions de soldats engagés, et presque incongru dans un monde guerrier essentiellement masculin. Et pourtant, il est bien là; et la guerre lui a enlevé sa singularité : il dit lui-même dans l’une des premières scènes « je ne suis rien du tout »: il fuit (il dit fuir…) donc son personnage et ce qu’il traîne après soi. Un Don Juan d’après, qui va être contraint de revenir à celui d‘avant contre lui-même (et un peu par lui-même) et par les autres, voilà grossièrement résumé le sujet de la pièce.
La question de Don Juan, notamment chez Mozart et Da Ponte, c’est la question des femmes : les hommes chez Mozart sont soit des répliques de Don Juan en creux (Leporello), soit un mal aimé un peu perdu qui va dans le mur (Ottavio) soit un benêt qui sans doute portera les cornes toute sa vie, comme le jour de son mariage (Masetto). Les femmes au contraire sont toutes trois passionnantes et ambiguës : Da Ponte avait déjà compris ce qu’Horváth a décidé de faire. Car Horváth prend acte de cette domination théâtrale des femmes pour nous dire : Don Juan, c’est d’abord une question de femme(s).
Ce qu’il ajoute, qui est à mon avis génial, c’est la question de la guerre : elle lui permet non seulement de dépeindre une Allemagne groggie au lendemain de la défaite, retrouvant les plaisirs et la vie, mais s’engouffrant dans un tunnel qui mènera où l’on sait. En montrant les effets de la guerre et de cette guerre là à travers le parcours de Don Juan sur les évolutions sociales, et notamment sur le statut de la femme, restée à l’arrière et ayant assumé l’absence des hommes en les remplaçant, il montre ce qu’elle a gagné en liberté et en autonomie. Inévitablement le retour de l’homme se fait dans un autre contexte. Mais il montre aussi que la femme retombe dans les filets de Dom Juan, malgré qu’elle en ait, et donc que les choses ne sont pas aussi changées qu’on le croit.
Que cet homme emblème soit Don Juan crée un double postulat :
– Don Juan a changé parce qu’il a vécu la guerre, et qu’il n’est plus Don Juan ou du moins se refuse à l’être. La guerre lamine, y compris les grands-seigneurs-méchants-hommes, mais il n’est pas dit qu’il ne soit pas encore Don Juan…
– Les femmes ont changé parce qu’elles ne sont plus des instruments dans ses mains, mais tout en ayant changé, elles le réclament…
Or, la pièce nous montre que tout a changé et que rien n’a changé, elle raconte l’histoire de la renaissance du Don Juanisme et de l’irrésistible montée du désir, et du mécanisme de projection qui replace Dom Juan au centre des mailles du filet.
Mais elle montre aussi que tout a changé parce que cette fois, Don Juan est vraiment devenu homme-objet qui ne peut plus rien contre le cheminement de son destin..
Le dispositif inventé par le metteur en scène (et décorateur) est un espace ouvert, sur lequel il ne cesse de neiger, et au centre un arbre auquel pendent des lettres, vision automnale, hivernale, une vision en tout cas profondément mélancolique dès le départ, mais une vision extraordinairement poétique d’une réalité de l’arrière et des familles restées loin du front, imaginée métaphoriquement par un arbre où pendent les lettres que les femmes vont cueillir. Cela m’a rappelé l’expression de Michelle Perrot appelant les lettres du front « le sang des familles » : l’arbre, avec sa sève, symbole de vie, alimente les familles qui cueillent les lettres comme des fruits : une relation alimentation/nourriture, mais aussi une relation rituelle comme un rite ancien (rites de fertilité, de renaissance naturelle etc..) qui définit la vie passée en guerre à la fois nouvelle, rituelle, et nourricière, et les relations à la fois proches et quotidiennes, mais aussi lointaines et fragiles, des hommes au front et des femmes restées à l’arrière. Une image qui présente d’une manière simple et évidente, d’une stupéfiante poésie et d’une très grande justesse, la manière dont la femme a vécu pendant les années de guerre.
En ce sens, Don Juan revenant de la guerre, c’est évidemment l’homme revenant de la guerre, comme tous ces hommes qui reviennent dans leur famille où des habitudes et des rituels se sont installés qu’ils vont, reprenant leur place, totalement bousculer.
Don Juan est donc à la fois Don Juan et tous les hommes, il devient l’emblème d’un retour qui est aussi malaise, un malaise partagé par tous, et qui bouscule la société.
Kriegenburg va proposer une esthétique assez simple, laissant les personnages remplir l’espace, limité pour chaque scène à des déplacements de praticables, de tissus, de fenêtres, de cloisons légères, qui installent aussi grâce aux éclairages une ambiance à chaque fois différente. Mais où les personnages féminins sont presque interchangeables malgré leur variété : 35 femmes jouées par 9 actrices, selon le conseil donné par Horváth lui même « ces trente-cinq femmes non seulement peuvent, mais doivent êtres interprétées par beaucoup moins de comédiennes, de sorte que presque chaque comédienne a plusieurs rôles à jouer ». Et les rôles ne sont pas personnalisés dans la distribution donnée dans le programme : il y a Don Juan et « Les femmes », même si leurs costumes, d’une très grande élégance et légèreté (Andrea Schraad) donnent à chacune un profil…femmes et variations.
La première image est avec la dernière, la plus puissante de toute la pièce. Elles suffisent à elles deux à alimenter le livre des images les plus merveilleuses du théâtre occidental.
Le rideau de tulle blanc est tendu, et du sol, émergent 18 mains, sorte de renaissance , d’une vie souterraine, qui commencent à bouger, comme réclamant quelque chose : ces mains émergentes se transforment peu à peu en corps qui saisissent le rideau et l’enroulent et s’en enroulent, en un groupe compact et solidaire qui se met à chanter en chœur. Extraordinaire moment où les femmes, aux visages recouverts de céruse, vivent le groupe. On comprend immédiatement que les scènes individuelles ne seront que part de ce collectif, qui commence par la magnifique cueillette collective des lettres, pendues à un arbres comme autant de feuilles d’automne, des lettres des soldats qui vont revenir (ou non) du front.
Immédiatement après, bruits de bottes, d’obus, de guerre et Dom Juan arrive, visage masqué par le masque à gaz et encore casqué, défait par le front, exténué, courant dans tous les sens. Il sera l’homme, le seul homme de la pièce. Il est vrai qu’il se suffit à lui-même. Blessé, il va séjourner à l’hôpital, autre monde de femmes, où les femmes soignent et où les hommes sont blessés, et où il se crée un étrange rapport (qu’Herheim avait aussi traité d’une manière presque voisine dans le second acte de Parsifal à Bayreuth).
Don Juan, c’est Max Simonischek (le fils du très grand acteur allemand Peter Simonischek), 32 ans, voix douce, modulée, épuisée, corps qui porta sans doute bien, un jour, devenu un être ordinaire qui vient de la guerre, sans argent, sans fierté, sans dieu. Que vaut Don Juan dans un monde sans Dieu ?
Max Simonischek réussit grâce à la voix, grâce à la tenue, à donner du personnage une image neutre et sans vrai caractère, une sorte de zombie qui traverserait un monde qui lui devenu étranger. Presqu’un enfant perdu, et ce personnage qui n’a plus rien du « grand seigneur méchant homme » garde malgré lui et malgré sa volonté, sa puissance de séduction, d’abord potentielle, puis réelle, dont il va finir par user à nouveau comme aimanté par son destin destructeur de soi et des autres. Le ton qu’il emploie évite la plupart du temps le relief, le grand style, il reste dans une sorte de conversation presque blanche, et pourtant, le jeu femme-homme se reconstruit peu à peu, et même dès le départ, là où il passe, il laisse, pour parodier Da Ponte une odore di uomo qui réveille le désir féminin.
Pourtant, il va sans cesse être à la recherche de son dernier amour, ou de sa dernière conquête d’avant: avec le souvenir, avec la guerre, avec le retour, il voudrait revenir à cette femme qui l’a abandonnée, comme les autres : elle a fui, elle en est morte deux ans plus tôt
C’est une sorte de jeune Lolita qui va peu à peu le ramener vers lui-même dans son éternité symbolique, une toute jeune fille qui fait du patinage (extraordinaire Elisa Plüss).
Dans ce parcours de Don Juan qui se révèle bientôt une course vers la mort, parce que Don Juan ne peut qu’être porteur de mort. Certaines scènes demeurent fixées dans la mémoire, les scènes avec la jeunes patineuse dont on vient de parler, la scène traitée de manière désopilante de la loge à l’opéra où l’on donne le Don Giovanni de Mozart( !) et comme par hasard le La ci darem la mano, la scène des dames chez le profiteur de l’inflation, qui témoigne de la volonté de Horváth d’inscrire ce Don Juan dans l’histoire, au moment de l’inflation galopante qui fait à la fois des profiteurs et des victimes. Les deux histoires celle de l’Allemagne et celle de Don Juan, vont chacune vers le gouffre et vers l’aporie. Il faudrait aussi souligner le travail époustouflant que Kriegenburg a imposé aux voix, dont la variété va pratiquement de la voix de dessin animé (à la Mickey) à celle de la voix d’opéra, accompagné par une vraie recherche sur les ambiances sonores. On nous montre là quelque chose d’un opéra glacé.
Finalement, Don Juan comprend l’aporie d’un destin auquel il ne peut échapper : apprenant la mort dans un asile d’aliénés de celle qu’il voulait retrouver, qu’il a rendu folle, il s’éloigne dans le froid, seul, sans commandeur, sans enfer, sans flammes.
Au lieu des flammes de l’Enfer, Don Juan va mourir pétrifié par le froid (le troisième acte s’appelle Le bonhomme de neige) : les femmes apportent autour de lui chacune son écot en pains de glace qu’elle vont briser autour de son corps, tels les héros du Crime de l’Orient Express , vision stupéfiante de ces femmes qui à l’aide de piolets brisent cette glace en morceaux, comme si elles brisaient en même temps et leur vie et leur fantasme, en une scène ritualisée d’une force saisissante. Comme toujours, en disparaissant Don Juan laisse femmes désemparés, vies brisées, monde en friche. Le mythe est toujours là, mais sublimé par une de ces images inoubliables que le théâtre sait donner.
Magnifique spectacle, qu’on aimerait revoir. Il serait trop injuste que seules ces 8 représentations rendent justice à ce théâtre et à ces acteurs phénoménaux : autour de Max Simonischek, Sonja Beisswenger, Olivia Grigolli, Sabine Haupt, Traute Hoess, Elisa Plüss, Nele Rosetz, Janina Sachau ? Natali Seelig, Michaela Steiger. Quant au travail d’Andreas Kriegenburg, c’est à la fois son apparente simplicité, sa lenteur, et cette succession de scènes brèves qui chacune réinsèrent Don Juan dans son mythe, mais aussi ces femmes dans leur tissu de contradictions faites de méfiance et d’attirance, de refus et de désir, de volonté de protection et de goût pour le risque et la mort, au milieu d’un monde qui se décompose à coup de millions de milliards de Marks. À travers Don Juan, Horváth montre les mécaniques inéluctables au travail, mécaniques individuelles, sociales, historiques, un peu comme ces énormes rouleaux bien visibles au-dessus du plateau qui versent une sorte de neige éternelle, rouleaux qui distribuent l’ineffable et le presque rien d’un flocon singulier mais qui finit en épaisse couche qui fixe et pétrifie le monde, mais qui sont aussi des rouleaux compresseurs qui écrasent et laminent.
Le monde d’après guerre continue d’être peuplé de somnambules.