CHANGEMENT DE TÊTE À L’ATHÉNÉE-LOUIS JOUVET

Un exemple de haute politique culturelle à l’actif de l’ex-équipe du Ministère de la Culture

Le théâtre de l’Athénée © Bertrand Guay/AFP

Il y a à Paris un très beau théâtre dont l’histoire est riche et fascinante, qui poursuit une activité originale, avec un public fidèle et qui a au fil des ans acquis une identité, une coloration particulière, faite de toutes formes de théâtre, mais aussi de musique, et notamment de productions d’opéra ou d’opérettes en version adaptée à une fosse d’une trentaine de musiciens, un théâtre fait de fidélités artistiques tissées au long de près de trente ans d’activité par son directeur Patrice Martinet.
Lire son interview par David Verdier, réalisée en 2017 :
https://wanderersite.com/interview/un-theatre-elitaire-pour-tous/

Patrice Martinet était naguère à la fois Directeur de l’Athénée et du Festival Paris Quartier d’Été, financé par La Ville de Paris. Les parisiens se souviennent de concerts dans les kiosques, voire sur la dalle de la Défense, de spectacles installés çà et là dans des lieux connus et inconnus de Paris. Mais aux yeux de la tutelle parisienne, il avait fait son temps et Paris Quartier d’Eté, a fait place à Paris l’Eté, une structure qui s’est emparée sans le dire du concept qu’il avait inventé, a effacé soigneusement toute la mémoire de ces années comme si elles n’avaient pas existé, et fait la même chose en moins bien. Bravo, Paris sera toujours Paris.
Or voici que celui-ci a annoncé lors de l’ouverture de saison le 8 septembre dernier que ce serait sa dernière, puisque le Ministère de la Culture avait conditionné son soutien à l’institution à son départ.
Voilà un théâtre digne, à la programmation de qualité, d’un niveau régulier, qui n’a pas traversé de crises graves en trente ans: cette régularité devait sans doute perturber le cabinet de Frank Riester, qui a signé la fin du mandat de Patrice Martinet, pour trop bons et loyaux services.
Patrice Martinet s’est maintenu pendant trente ans à l’Athénée ou peu s’en faut parce que sa singularité, c’était son indépendance et l’originalité de sa programmation, et qu’il n’a eu tout simplement de cesse que de défendre son théâtre, le restaurer, le rafraichir, et d’en améliorer la gestion en réfléchissant aux moyens d’en maintenir la pérennité financière.
Et il avait trouvé une solution.
Car ce départ de Patrice Martinet est une aventure qui commence il y a quatre ans.
En 2016 en effet, Patrice Martinet a un premier échange avec le Ministère au plus haut niveau à propos de l’avenir de son théâtre.
Deux points sont essentiels à comprendre au départ :

  • Le Théâtre de l’Athénée assume une mission de service public avec le seul soutien de l’État, ainsi l’a voulu Pierre Bergé, qui en a confié la tutelle à l’État en 1982
  • Mais par la volonté de l’Administration, l’Athénée est un théâtre privé, géré comme un théâtre privé et exposé en tant que tel à tous les aléas du privé.

L’Athénée est donc un théâtre au statut privé entièrement financé par l’État, ses organes de pilotage sont autonomes, mais l’institution dépend pour vivre du bon vouloir de l’État. Une situation périlleuse, si l’État décide de ne plus financer ou de moins financer, ce qui a été le cas plusieurs fois durant ces années.
Devant cette situation inconfortable, Patrice Martinet avait réussi à composer un tour de table pour la constitution d’une Fondation, la Fondation Louis Jouvet alors avec la bénédiction de Pierre Bergé, protecteur historique de ce théâtre.

Quelles en étaient les propositions, dont Patrice Martinet avait pris soin très tôt de donner la teneur au ministère ? Le projet de Fondation pouvait bénéficier de l’engagement des associés actuels prêts à une renonciation patrimoniale au profit d’une action philanthropique et proposait un cahier des charges large, tenant compte des qualités du lieu, permettant une programmation musicale (présence d’une fosse d’orchestre, ce qui est exceptionnel et excellente acoustique) et théâtrale (deux salles aux formats différents permettant des spectacles de nature très diverse, tradition historique – avec Louis Jouvet). Ainsi la proposition de cahier des charges (sa « mission ») était aussi alléchante que possible et affichait une véritable ambition, en élargissant encore les orientations artistiques actuelles de l’institution (comme par exemple la collaboration et l’accueil du Balcon, dirigé par Maxime Pascal). Cette note de juin 2016 proposait en outre une ébauche de statuts et de financements qui pouvait être opérante assez rapidement.

Projet raisonnable, bien financé, bien soutenu (notamment par Jack Lang, Jean-Jacques Aillagon et Pierre Bergé) regardé avec bienveillance par le Conseil d’État et avec la bénédiction du cabinet du Ministre de l’Intérieur auquel avait été soumis un projet de fondation d’utilité publique qui en pérennisait l’ambition artistique, mise à mal par des subventions un peu erratiques et par les travaux importants effectués, financés par la puissance publique compensables et amortis par un engagement ferme sur la mission de service public.

Bref, en 2016, tout était envisageable et le ciel semblait dégagé. Après une vingtaine de notes et rendez-vous jusqu’à avril 2018, les choses en étaient toujours au même point, entre évaluations, visites, palinodies, hésitations, et demandes de précisions déjà données, de mesures dilatoires en mesures dilatoires.

Patrice Martinet avait pourtant trouvé des mécènes pour sa fondation, et l’un d’entre eux lui garantissait même 3,5 millions sur cinq ans, à savoir 700.000 euros par an, il avait de plus proposé à l’État de siéger dans le conseil de Fondation, avec trois sièges, celui de l’intérieur de droit et deux sièges pour le Ministère de la Culture, alors que l’État ne siège pas actuellement dans les instances du théâtre. Avec le mécénat et la subvention annuelle de l’État, l’avenir de l’Athénée était assuré et Patrice Martinet pouvait laisser son théâtre avec le sentiment du devoir accompli.

Enfin en avril 2019, un dernier courrier de Patrice Martinet au cabinet de Frank Riester faisait le point sur sa proposition témoignant d’une obstination peu commune qui lui a été sans aucun doute fatale car le ministre avait d’autres intentions. On ne résiste pas à un ministre.

Le ministère ne pouvait remercier directement Patrice Martinet car il n’en avait pas le pouvoir, il a donc conditionné le versement de la subvention 2020 (près de 2 millions d’Euros) à la recherche d’un successeur. Ce que Patrice Martinet a trouvé en Olivier Mantei et Olivier Poubelle, propriétaires des Bouffes du Nord à qui il cède le fonds de commerce, ne suivant pas les préférences ministérielles. On lira avec profit l’article de Martine Robert dans Les Échos paru le 8 septembre dernier :

https://www.lesechos.fr/industrie-services/services-conseils/le-theatre-de-lathenee-repris-par-lequipe-des-bouffes-du-nord-1240562

Que s’est-il donc passé pour qu’un montage pareil n’ait pas l’heur de plaire au Ministre Riester, et à son cabinet ?
On aurait pu penser que le Ministère avait pour l’Athénée un grand projet concurrent ou une stratégie nouvelle ? Évidemment non, on connaît l’absence désespérante de politique culturelle au plus haut niveau du Ministère de la Culture. On connaît en revanche son goût pour sa seule véritable activité créatrice, les nominations. Et le Ministre avait quelqu’un en tête pour remplacer Martinet : le ministère est évergète, il distribue les bienfaits faute de penser la culture. Une affaire de personne, et pas une affaire de projet.

Si Patrice Martinet avait commis une première faute lourde, dire non au Ministre, il avait en a commis une autre, à son insu : il était là depuis trente ans, nommé au temps de Jack Lang, et il avait fait son temps, un temps qui était et reste encore un temps d’excellence (voir la programmation 2020-2021, modèle de finesse et de culture). Est-il supportable d’avoir dans Paris un théâtre privé subventionné, qui répond pleinement au cahier des charges, dont le directeur est libre et assume sa liberté, dont celle de dire non ?

Ainsi l’Athénée ne change pas de statut, adieu ce beau projet de Fondation Louis Jouvet qui lui garantissait l’avenir, pour une simple question de personne, et pas d’idées.

Une fois encore apparaît l’inconséquence et l’absurdité de l’a-politique culturelle de ce Ministère, qui semble gérer les choses au gré des vents, maintenant des médiocres ici, et poussant là des gens de qualité vers la sortie. Ce ministère va bien finir par faire poser la question de son utilité réelle, à l’heure où les collectivités territoriales peuvent s’emparer des compétences culturelles : il est depuis longtemps déserté par l’innovation (même s’il y reste encore une administration notamment déconcentrée qui croit en la valeur de la culture et d’une politique culturelle), déserté par une ligne claire, et sa seule fonction est de distribuer les subsides et de faire les nominations, c’est à dire l’illusion du pouvoir qu’on acquiert en surfant sur la servilité éventuelle ou souhaitée de ceux qu’on finance ou qu’on promeut, mais pas spécialement sur la respectabilité et l’intelligence. L’illusion d’exister.

Patrice Martinet est un ancien qui a encore des idées, mais dont le tort est d’avoir trop duré, de ne pas devoir son poste aux éminences d’aujourd’hui et de n’être pas un homme de réseaux. On n’aime pas trop les gens qui durent en réussissant et qui affichent leur liberté : il faut les remplacer et surtout pas au nom d’un projet, vilain mot dont le sens a échappé définitivement à l’officine qu’est devenu le sommet de la rue de Valois.

 

Patrice Martinet © Bertrand Guay/AFP

 

ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: THE RAPE OF LUCRETIA de BENJAMIN BRITTEN le 19 JANVIER 2014 (Dir.mus: Maxime PASCAL, Ms en scène Stephen TAYLOR) par l’ATELIER LYRIQUE DE l’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

L’Opéra ailleurs. Voilà ce que Patrice Martinet depuis quelques années entreprend dans cette bonbonnière fleurie qu’est le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, un théâtre lieu de mémoire du spectacle vivant qui respire l’histoire et les souvenirs. On se rappelle que Pierre Bergé initia “Les lundis musicaux” en invitant chaque lundi les stars du chant, et le cycle fut tellement plébiscité qu’il reste encore dans les mémoires.
Patrice Martinet, passionné de théâtre et de musique, qui sait percevoir les attentes du public et qui intuitivement les prévient, a senti que ce théâtre était quelque part fait pour la musique, une musique intime, une musique de proximité, une musique jeune, ailleurs, inattendue: ainsi a-t-il pris le risque de présenter des œuvres en réduction (le Ring), des opérettes oubliées (Là Haut) et des oeuvres conçues pour des espaces différents, comme ce Viol de Lucrèce (The rape of Lucretia), opéra de chambre écrit en 1946 par Benjamin Britten, pour 13 musiciens qu’il présente pour la seconde fois en quelques années, dans la même production, avec les artistes de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris dirigé par Christian Schirm qui montrent une fois de plus quel beau travail y est accompli. S’il y a une réussite à l’Opéra National de Paris, c’est bien son Atelier Lyrique, qui a fait que le chant en France aujourd’hui est défendu par de nombreux artistes de qualité.
Ainsi donc, cette dernière représentation était interprétée par la seconde distribution, dominée par la Lucretia de Aude Extrémo, belle voix de mezzo-soprano, très homogène, puissante, intense, avec une vraie personnalité. Évidemment, dans l’espace si intime de l’Athénée, il peut être difficile de mesurer la projection réelle d’une voix et son extension, mais il est hors de doute que sa qualité intrinsèque  est vraiment notable, et que l’artiste doit être suivie: une voix aussi chaude, aussi ronde laisse espérer une carrière, et des rôles pour lesquels on manque aujourd’hui de personnalités.
Elle était entourée d’une distribution particulièrement homogène dominée par deux coryphées vraiment convaincants,  le choeur masculin de Kévin Amiel, et féminin de Elodie Hache, tous deux vraiment engagés, intenses, avec un soin tout particulier donné au phrasé et à la diction. Ils regardent l’action, la commentent et tournent autour d’un espace réduit limité par des cloisons tournantes (de Laurent Peduzzi) qui délimitent le jeu,  espace étouffant comme il convient au lieu de la tragédie, sans issue, sans lumière possible conçu par Stephen Taylor, qui a repris en l’adaptant sa mise en scène de 2007. Les autres protagonistes ont tous une belle présence, et des voix chaudes, bien dominées, notamment Damien Pass en Junius et le Collatinus au joli timbre de Pietro di Bianco. Notons tout particulièrement la Bianca de Cornelia Oncioiu (seule rescapée de la distribution de 2007) et la Lucia lumineuse, aux aigus frais et sûrs de Armelle Khourdoïan. Seule petite déception, le Tarquinius du baryton Valdimir Kapshuk, peu à l’aise avec le texte, avec la musique, assez inexpressif et emprunté, en retrait par rapport au reste de la distribution, malgré une belle présence physique.
Stephen Taylor, nous l’avons dit, concentre l’action autour d’un espace réduit qui convient bien à ce théâtre, et installe l’action pendant la deuxième guerre mondiale: l’oeuvre date de 1946, au sortir du conflit, et cette histoire qui souligne  les excès de la guerre, qui fait tomber toutes les exigences morales et sociales, et qui permet toutes les dérives, mais aussi toutes les ambigüités. D’ailleurs, le viol de Lucrèce (bien représenté par un jeu de voilage et une fente de la cloison) pose la question du consentement et du plaisir, car on ne sait si Lucrèce se tue de la honte du viol ou de la honte d’un plaisir consenti. Le programme de salle met justement en exergue la remarque d’Ernest Ansermet qui observait que Le choeur à la vierge Marie qui suit le viol était écrit sur une musique “mimant le rythme de la copulation”.
Mais ce qui donne cohérence et tension au spectacle, c’est surtout la direction musicale très précise, très tendue, très attentive au chant du jeune Maxime Pascal et la réponse particulièrement de son ensemble Le Balcon, treize musiciens qui dans l’ensemble se révèlent d’une belle virtuosité, dans la fosse exiguë du théâtre, et qui montrent qu’on peut faire de l’opéra de haute qualité sans moyens excessifs, mais avec engagement et talent.[wpsr_facebook]

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca