ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: THE RAPE OF LUCRETIA de BENJAMIN BRITTEN le 19 JANVIER 2014 (Dir.mus: Maxime PASCAL, Ms en scène Stephen TAYLOR) par l’ATELIER LYRIQUE DE l’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

L’Opéra ailleurs. Voilà ce que Patrice Martinet depuis quelques années entreprend dans cette bonbonnière fleurie qu’est le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, un théâtre lieu de mémoire du spectacle vivant qui respire l’histoire et les souvenirs. On se rappelle que Pierre Bergé initia “Les lundis musicaux” en invitant chaque lundi les stars du chant, et le cycle fut tellement plébiscité qu’il reste encore dans les mémoires.
Patrice Martinet, passionné de théâtre et de musique, qui sait percevoir les attentes du public et qui intuitivement les prévient, a senti que ce théâtre était quelque part fait pour la musique, une musique intime, une musique de proximité, une musique jeune, ailleurs, inattendue: ainsi a-t-il pris le risque de présenter des œuvres en réduction (le Ring), des opérettes oubliées (Là Haut) et des oeuvres conçues pour des espaces différents, comme ce Viol de Lucrèce (The rape of Lucretia), opéra de chambre écrit en 1946 par Benjamin Britten, pour 13 musiciens qu’il présente pour la seconde fois en quelques années, dans la même production, avec les artistes de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris dirigé par Christian Schirm qui montrent une fois de plus quel beau travail y est accompli. S’il y a une réussite à l’Opéra National de Paris, c’est bien son Atelier Lyrique, qui a fait que le chant en France aujourd’hui est défendu par de nombreux artistes de qualité.
Ainsi donc, cette dernière représentation était interprétée par la seconde distribution, dominée par la Lucretia de Aude Extrémo, belle voix de mezzo-soprano, très homogène, puissante, intense, avec une vraie personnalité. Évidemment, dans l’espace si intime de l’Athénée, il peut être difficile de mesurer la projection réelle d’une voix et son extension, mais il est hors de doute que sa qualité intrinsèque  est vraiment notable, et que l’artiste doit être suivie: une voix aussi chaude, aussi ronde laisse espérer une carrière, et des rôles pour lesquels on manque aujourd’hui de personnalités.
Elle était entourée d’une distribution particulièrement homogène dominée par deux coryphées vraiment convaincants,  le choeur masculin de Kévin Amiel, et féminin de Elodie Hache, tous deux vraiment engagés, intenses, avec un soin tout particulier donné au phrasé et à la diction. Ils regardent l’action, la commentent et tournent autour d’un espace réduit limité par des cloisons tournantes (de Laurent Peduzzi) qui délimitent le jeu,  espace étouffant comme il convient au lieu de la tragédie, sans issue, sans lumière possible conçu par Stephen Taylor, qui a repris en l’adaptant sa mise en scène de 2007. Les autres protagonistes ont tous une belle présence, et des voix chaudes, bien dominées, notamment Damien Pass en Junius et le Collatinus au joli timbre de Pietro di Bianco. Notons tout particulièrement la Bianca de Cornelia Oncioiu (seule rescapée de la distribution de 2007) et la Lucia lumineuse, aux aigus frais et sûrs de Armelle Khourdoïan. Seule petite déception, le Tarquinius du baryton Valdimir Kapshuk, peu à l’aise avec le texte, avec la musique, assez inexpressif et emprunté, en retrait par rapport au reste de la distribution, malgré une belle présence physique.
Stephen Taylor, nous l’avons dit, concentre l’action autour d’un espace réduit qui convient bien à ce théâtre, et installe l’action pendant la deuxième guerre mondiale: l’oeuvre date de 1946, au sortir du conflit, et cette histoire qui souligne  les excès de la guerre, qui fait tomber toutes les exigences morales et sociales, et qui permet toutes les dérives, mais aussi toutes les ambigüités. D’ailleurs, le viol de Lucrèce (bien représenté par un jeu de voilage et une fente de la cloison) pose la question du consentement et du plaisir, car on ne sait si Lucrèce se tue de la honte du viol ou de la honte d’un plaisir consenti. Le programme de salle met justement en exergue la remarque d’Ernest Ansermet qui observait que Le choeur à la vierge Marie qui suit le viol était écrit sur une musique “mimant le rythme de la copulation”.
Mais ce qui donne cohérence et tension au spectacle, c’est surtout la direction musicale très précise, très tendue, très attentive au chant du jeune Maxime Pascal et la réponse particulièrement de son ensemble Le Balcon, treize musiciens qui dans l’ensemble se révèlent d’une belle virtuosité, dans la fosse exiguë du théâtre, et qui montrent qu’on peut faire de l’opéra de haute qualité sans moyens excessifs, mais avec engagement et talent.[wpsr_facebook]

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 23 MARS 2013 (Benjamin BRITTEN: WAR REQUIEM) avec Christian GERHAHER, Mark PADMORE et Emily MAGEE

Lucerne, 23 mars 2013

Il y a des moments où cela vous tombe dessus par surprise, vous assomme, vous cloue sur place: voilà l’effet du concert  unique auquel nous avons assisté ce soir. Au fil de la soirée vous êtes saisi par l’évidence qu’il se passe sur scène et en salle quelque chose de tout à fait exceptionnel, vos tripes sont nouées, la rate au court bouillon, le cœur bat, la tension est extrême, vous êtes rouge: la tension est telle qu’à chaque pause entre les moments, tout le monde tousse et bouge, comme s’il fallait décompresser. Ce soir, il  y à peine deux heures, s’est terminé un concert historique, qui m’a sonné, un concert de référence, encore que l’œuvre n’ait pas une popularité telle qu’elle ait été enregistrée maintes fois…non, il n’en existe à ma connaissance qu’un seul enregistrement audio dirigé par le compositeur, avec Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Pears, Galina Vichnevskaia et un DVD chez Arthaus dirigé par Andris Nelsons (tiens tiens) et le CBSO enregistré dans la cathédrale de Coventry(1).
Sans doute au vu des caméras dans la salle ce soir va-t-on tirer du concert un DVD et il faudra se précipiter. Le Bayerische Rundfunk retransmet aussi ce War Requiem enregistré à Munich le 15 mars dernier à Munich. Bref, s’il n’existe que peu de références au disque, en voilà une probable future .
Le War Requiem va quand même être donné plusieurs fois cette année, centenaire de Britten oblige, notamment à Birmingham avec Andris Nelsons et le CBSO, le 28 mai 2013 et le 15 juin prochain à Berlin, Sir Simon Rattle dirigera les Berliner Philharmoniker à Berlin. L’œuvre a été créée en 1962 à l’occasion de la reconsécration de la cathédrale de Coventry bombardée sauvagement en 1940. Britten avait d’autant plus accepté la commission que lui même était opposé à la guerre et pacifiste car disait-il  quelqu’un qui a consacré sa vie à l’acte de création ne peut se dédier à celui de détruire. Il se servit, comme Mozart, Berlioz, Verdi, Fauré de la Messe des morts (Missa de profunctis) et de son déroulé: Requiem aeternam, Dies Irae, Offertorium, Sanctus, Agnus Dei,  Libera me, mais il y ajouta des textes du poète Wilfred Owen, mort dans les tranchées en France en 1918, qui croisent les moments de la messe. Britten a rencontré dans les textes d’Owen à la fois l’amertume, la plainte, le doute, la nostalgie de la paix mais aussi une coloration nettement homosexuelle à laquelle il ne pouvait être indifférent; l’œuvre est donc adossée à un texte latin et à un texte anglais qui s’entrecroisent, les textes d’Owen étant confiés au ténor et au baryton, et la partie en latin essentiellement aux chœurs et au soprano.
L’œuvre est monumentale, rappelant la Huitième de Mahler ou les Gurrelieder de Schönberg par l’énormité du dispositif: un chœur (masculin et féminin), un chœur d’enfants, trois solistes, un orgue, un énorme orchestre symphonique et un orchestre de chambre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’elle soit rarement jouée: il y avait foule sur la scène ce soir à Lucerne. L’orchestre de chambre était situé à la gauche du chef  le chœur d’enfants (Tölzer Knabenchor, comme de juste) invisible derrière le plateau. Ce dispositif monumental, avec une richesse instrumentale inédite, notamment aux percussions, est incontestablement  source d’émotion intense et d’impressions particulièrement forte.
J’avoue, tout en connaissant l’œuvre, ne l’avoir jamais entendue en concert et seulement par rares extraits au disque, j’étais donc en position de découverte quasi totale. Je ne suis pas non plus un auditeur régulier de Britten, bien qu’à chaque fois que j’en écoute ou que je vois un opéra (Peter Grimes, Billy Budd, A Midsummer Night’s Dream) je sois séduit.
Et dès les premières notes, c’est un choc. D’abord de découvrir le traitement original des chœurs, notamment le Dies irae presque organisé comme un opéra miniature (il se souvient de Verdi), les réminiscences de Mahler, de Chostakovitch, mais aussi de Stravinski sont évidemment présentes et prégnantes, mais les rythmes, syncopés, la variété de l’instrumentation, la manière aussi dont systématiquement les instruments sont à découvert et mettent en valeur la qualité technique et l’engagement de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk sont objets d’étonnements à répétition.

Les solistes, photo Georg Anderhub

Le texte de Owen est vraiment magnifique, et magnifiquement dit par les deux sublimes, je répète, sublimes,  solistes que sont Mark Padmore, et Christian Gerhaher. Renversants. Inoubliables. L’un avec son “Dona nobis pacem” à se mettre à genoux, l’autre avec son”I’m the enemy you killed, my friend”, tous deux avec ce duo de voix entremêlées, de paroles tressées  “Let us sleep now”. On ne sait que remarquer de la simplicité, de la technique, de l’émotion, de la chaleur des timbres. Ils étaient heureux en saluant et s’embrassaient et se prenaient dans les bras l’un l’autre, on avait envie de les serrer contre nos cœurs tellement leur prestation inouïe nous a fait entrer directement a dans le noyau incandescent et magmatique  de l’œuvre.
Emily Magee a défendu ardemment et chaleureusement la partie de soprano, sans cependant atteindre de tels sommets: il eût fallu une Gwyneth Jones, une Hildegard Behrens, pour brûler les planches et darder les cœurs et les âmes , ou aujourd’hui une Waltraud Meier ou une Eva-Maria Westbroek, ou, pourquoi pas, une Harteros. Mais même en étant très présente, sa voix ne peut entrer en compétition avec deux organes divins. Christian Gerhaher a une extraordinaire qualité de simplicité: jamais affecté, jamais maniéré, toujours juste, toujours modestement juste et modestement formidable. Padmore, habitué des Passions de Bach, a une voix d’une ductilité étonnante et un timbre d’une pureté confondante, sans jamais exagérer, jamais en faire trop: in Paradisum deducant te Angeli (Que les anges te conduisent au paradis), dit le texte dans la partie finale, c’est exactement ce que ténor et  baryton ont fait avec le public.

Photo Georg Anderhub

Evidemment, Mariss Jansons conduit ces masses humaines (extraordinaire orchestre, fantastique chœur, sublimes enfants) et sonores, cette œuvre d’une complexité rare avec une rigueur, une précision, mais aussi un naturel (et un sourire) stupéfiants: pas une scorie, pas un décalage, que du travail au millimètre, et des effets sonores bouleversants: la fin bien sûr, où se mêlent les voix de tous les solistes (let us sleep now et in Paradisum deducant te Angeli ) et de l’ensemble des chœurs en un crescendo saisissant sans que jamais la clarté et la lisibilité n’en pâtissent. L’offertorium est un moment suspendu, Le Dies irae à la fois attendu et surprenant par les agencements sonores et les rythmes. Et sous sa baguette, cette musique très sombre, très dure, quelquefois implacable se colore, s’irrigue, s’imprègne en permanence d’une incroyable humanité nous faisant évidemment partager le message de Britten et en nous engageant dans l’œuvre, dans sa logique et nous y attirant pour nous faire imploser.
Le public ne remplissait pas la salle au complet et le nombre de jeunes, particulièrement élevé me fait penser que de nombreuses places à prix réduit ont été délivrées et il n’y a pas de doute que la majorité du public entrait dans cette œuvre pour la première fois. A écouter le silence final, puis l’ovation longue, massive, puis la standing ovation, sans l’ombre d’un doute Jansons a convaincu, Britten a pris ce public à revers et l’a conquis. Aucun doute, bien des spectateurs n’ont qu’une envie, de retrouver très vite un témoignage de cette soirée, un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.
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(1) En fait des lecteurs sympathiques m’ont signalé plusieurs autres enregistrements. Voir les commentaires en ligne ci-dessous

Les solistes et l’ensemble du dispositif

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: PETER GRIMES, de Benjamin BRITTEN (Ms en scène: Richard JONES, dir.mus: Robin TICCIATI) le 31 mai 2012

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Cette production remarquable de Peter Grimes présentée par la Scala m’inspire en prélude deux réflexions qui tiennent au caractère actuel du Teatro alla Scala.
– En premier lieu se confirme ce que j’affirme depuis plusieurs années, à savoir que les plus grandes réussites de la programmation concernent tout le répertoire non italien, et que les plus grands échecs, voire les catastrophes, concernent systématiquement le répertoire italien. Si la Scala a construit sa réputation et son identité sur le répertoire italien, elle ne réussit plus à être une référence de ce point de vue. On ne compte plus les échecs  ces dernières années, du point de vue des productions et de la réalisation musicale. Pour cette année, citons Tosca et Aida, très approximativement distribuées.
En revanche, les réussites de cette saison ont pour titre par exemple Don Giovanni, Les Contes d’Hoffmann, Die Frau ohne Schatten. Que la Scala reste un théâtre de référence, cela n’est pas douteux: tout milite pour cela, la présence de Daniel Barenboim, des productions nouvelles souvent soignées, un orchestre et un chœur splendides, un équipement modernisé. Qu’il soit actuellement un théâtre de couleur particulière, rien n’est moins sûr cependant. Cette année, le plus grand triomphe de répertoire italien fut le Don Carlo de Munich. Taisons pudiquement le souvenir médiocre de la production scaligère. Cela tient d’abord à la personnalité et au répertoire du directeur musical, Daniel Barenboim qui n’a pas construit sa réputation sur des interprétations historiques de Verdi et Puccini. Et son engagement tardif sur Simon Boccanegra qui n’a convaincu personne, le confirme. Certes, on remarquera que les chanteurs à disposition sur ce répertoire sont des oiseaux rares, et que si les chanteurs sont là (voir La Donna del Lago en novembre dernier, avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez…qui venait de Paris), le triomphe est là aussi. Les responsables de la programmation ont été cherché des voix slaves qui ont pu séduire a priori et qui ont fait long feu. La situation actuelle est aussi la conséquence de la misère de la formation lyrique en Italie, et d’une politique d’agents artistiques qui a toujours été, depuis que je connais ce pays, à tout le moins échevelée, et peu sérieuse. Il faudrait en Italie des figures comme Thérèse Cédelle, l’agent la plus sérieuse et la plus compétente en France à qui l’on doit très largement le renouveau du chant français et de son rayonnement. On assiste ainsi à des paradoxes, comme des chanteurs italiens qui font carrière en territoire germanique et des slaves en Italie , et à l’absence sur la première scène italienne des rares chanteurs internationaux de référence sur le répertoire verdien. On peut aussi accuser un public qui proteste dès qu’un chanteur s’aventure sur les terres verdiennes, et qui renvoie des bordées de huées. D’une part, la Scala a aussi construit sa réputation sur ses batailles et ses broncas historiques, la bronca est bonne pour la réputation, car elle fait parler et d’autre part le public de la Scala (du moins celui du poulailler) est un des rares publics vraiment compétents et non un public de passage, c’est un public auquel on ne la compte pas et qui le fait savoir à juste raison à mon avis bruyamment. Il répond ainsi à ce que disait Paolo Grassi de ce théâtre, le comparant à un arbre dont les racines seraient en haut.
– Justement la seconde question que j’aimerais poser est celle du public de cette vénérable maison. Alors que le spectacle est remarquable,  les places chères étaient clairsemées (loges vides nombreuses à chaque étage, rangs vides nombreux en platea). Ce phénomène n’est pas nouveau et  ne s’est jamais infléchi, au contraire d’autres théâtres internationaux, aux publics beaucoup plus curieux. On ne peut oublier que la Première de Wozzeck à la Scala en 1953 – 28 ans après la création!-  (avec Mitropoulos et Gobbi, excusez du peu) a été accueillie par des huées dans ce théâtre particulièrement conservateur au public souvent peu ouvert (Wozzeck repris ensuite seulement en 1971 par Abbado). Abbado justement dont la période (1968-1986) a représenté le moment le plus ouvert et le plus notable dans l’histoire artistique des cinquante dernières années, avec des triomphes aussi bien italiens (les Rossini, Otello, Simon Boccanegra, le Bal masqué, Don Carlo) que non italiens (Wozzeck, Boris Godunov, Pélléas et Mélisande, L’amour des trois oranges, La Walkyrie) et qui fut fortement critiqué pour sa volonté d’imposer du répertoire contemporain ( Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono) et de ruiner l’orchestre (citons une des grandes phrases imbéciles extraites d’un livre de Sergio Segalini – La Scala,  Sand,1989, coll. les hauts lieux de l’Opéra: “Une trop longue fréquentation du répertoire contemporain avait altéré la cohésion entre les différents pupitres. Muti, avec courage et détermination, impose à nouveau Beethoven et Bruckner, Schumann et Brahms. Les musiciens hésitent, les premiers résultats sont peut-être contestables, mais la détermination du maestro et sa chaleur communicative ont raison de tous les obstacles. peu à peu la qualité s’améliore et atteint le niveau souhaité”). Il suffit de lire les programmes des saisons symphoniques d’Abbado et surtout d’écouter les enregistrements des années 70 de l’orchestre pour s’inscrire totalement en faux contre cette assertion.
Donc le public, notamment celui des billets les plus chers, a un problème de rapport au répertoire et surtout aux raretés, un manque de curiosité et aussi sans doute de culture. La Scala a un problème de composition de salle qui reste irrésolu malgré les progrès réalisés. Il faudrait à l’évidence moduler plus l’offre de prix dans les places les plus chères, y compris la platea et notamment les loges de côté, pour mixer les publics et ne pas faire des étages bas de la salle un point de rendez-vous mondain de la bourgeoisie milanaise. Stéphane Lissner faisait justement remarquer que 75% du public provient d’un rayon de 3km autour du théâtre, mais qu’a fait la Scala pour élargir son assise de public au quotidien? Je trouve absolument pitoyable  que pour un spectacle de cette qualité l’on ne réussisse pas à attirer plus de public, alors que pour une Tosca ou une Aida minables, c’est plein.
Après ce prélude en forme de lamentation, la lamentation de l’amoureux éternellement frustré que son théâtre préféré ne réussisse pas à se dépêtrer de ses contradictions actuelles, venons en à la soirée.
Première constatation, la direction artistique de la Scala et notamment son directeur musical ont su imposer une politique de chefs qui soit ouverte aux jeunes générations. Depuis l’arrivée de Lissner et Barenboim, avec des succès divers, mais avec constance et insistance, il faut le reconnaître, au pupitre de l’orchestre on a vu les jeunes générations italiennes et internationales: Andrea Battistoni, Daniele Rustioni, Giandandrea Noseda, Nicola Luisotti, et Daniel Harding, Omar Meir Wellber, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati. Pour la première fois, Robin Ticciati, déjà appelé plusieurs fois au pupitre  du Philharmonique de la Scala, dirigeait un opéra dans la salle du Piermarini, et il a su mettre en valeur l’orchestration luxuriante de Britten, notamment dans les magnifiques interludes qui exaltent avec clarté chaque pupitre. Il a su aussi montrer une extraordinaire subtilité dans l’interprétation en demandant à l’orchestre dont ce n’est pas le répertoire des diminuendo, des pianissimi de rêve, d’une manière particulièrement ressentie qui rend ce Britten-là mémorable. A 29 ans, Robin Ticciati montre là des qualités de chef et de “concertatore” d’une rare maturité, une technique particulièrement acérée dans le suivi du plateau, la précision du geste, visiblement appréciés de l’orchestre et de l’ensemble des protagonistes. Il est à n’en pas douter l’artisan du triomphe musical de la production avec le chœur extraordinaire dirigé par Bruno Casoni: on connaît l’excellence des masses chorales scaligères, on est époustouflé par son engagement  et sa précision musicale, chorégraphique, et scénique.

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Richard Jones est l’un des metteurs en scène en vogue aujourd’hui à l’opéra, on lui doit le Lohengrin et les Contes d’Hoffmann de Munich, le Macbeth  de Lille et de nombreuses productions pour l’ENO. Sa mise en scène de Peter Grimes est débarrassée de tout “pittoresque”, son village de pêcheurs anglais est tout sauf une reconstitution attentive du type de celle de Salzbourg à Pâques en 2005 dans la production de Sir Trevor Nunn. Des architectures froides, cubiques, quelques mouettes ou albatros accrochées aux toits rappellent que nous sommes au bord de la mer. Ce qui intéresse Jones, c’est d’abord l’opposition entre la singularité de Peter Grimes et les autres, les villageois qui trompent leur ennui et bavardent, pris entre les casinos automatiques et les slots machines, les soirées où l’on boit et danse, les petits malfrats, et ces regards permanents et peu charitables envers l’autre, lorsqu’il est différent: ces gens sont ceux de toujours et donc d’aujourd’hui, ceux que Brassens appelle “les brav’s gens” dans “la mauvaise réputation”(cette chanson est d’ailleurs une véritable transposition de l’histoire de Peter Grimes). Et peu à peu on comprend que cette présence obsessionnelle de la collectivité, dès l’image initiale du procès (le chœur omniprésent à qui il impose des mouvements chorégraphiques – de Sarah Fahie d’une rare précision et d’un effet extraordinaire) est en fait une métaphore de la mer, dont on est une victime potentielle, et à qui l’on échappe pas, d’où les mouvements ondulatoires du décor, du chœur, des gens qui fluent et refluent et cette mer absente du décor est en fait présente sans cesse et finit par engloutir le protagoniste rejeté par les gens.

La foule comme métaphore de la mer: scène de la taverne "The Boar" (Au Sanglier) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

On retiendra des images puissantes, la scène extraordinaire de la taverne “The Boar”  ou la fête dans la salle municipale le “Moot Hall”, la sortie de la messe du dimanche matin, les éclairages violents, brutaux, et une ambiance générale glaçante, d’où toute humanité semble absente.

Susan Gritton (Ellen) et John Graham-Hall (Peter Grimes) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Dans cet océan impitoyable, la Ellen Orford de Susan Gritton émerge, extraordinaire interprète, qui exprime un chant douloureux et fatigué: la voix est là, puissante, expressive, qui réussit à rendre la fatigue, la lassitude de celle qui renonce. Magnifique. Face à elle, la Mrs Sedley de Catherine Wyn Rodgers, qui est son opposée, un spécimen de ces brav’s gens, vulgaires, sans âme, sans bienveillance, sûre de son bon droit et de sa fausse morale: l’artiste propose une composition juste et impressionnante, elle est incontestablement l’une des “figures” du spectacle. Un très bon point pour le capitaine Balstrode intense de Christopher Purves, belle voix de baryton, chaude, bien posée, à l’émission claire, à la belle présence, quant au Peter Grimes de John Graham-Hall (premio Abbiati de la critique italienne pour son incarnation dans Death in Venice la saison dernière: la Scala fait découvrir peu à peu à son public le répertoire de Britten), il ne me fait pas oublier Jon Vickers, totalement insurpassable dans ce rôle qu’il avait fait sien, fait de déchirure, de violence incompressible, de tristesse infinie. Mais John Graham-Hall tient largement sa place, il compose un personnage intense, magnifiquement joué et interprété, avec ses excès, ses lacérations, son rêve complètement intériorisé, son incapacité à communiquer, ses gestes brutaux, dans la violence comme dans la sentimentalité: la voix est puissante, expressive, avec une diction et une projection exemplaires. Même si le timbre n’est pas totalement séduisant,  le rôle reste parfaitement dominé, avec cependant  de menus problèmes de justesse quelquefois . Une jolie découverte d’un artiste spécialisé dans les rôles de ténors d’opéras souvent à la marge du grand répertoire.
Tout le reste de la distribution n’appelle que des éloges, avec un petit signe d’émotion pour la Auntie douce amère de la grande Felicity Palmer (classe 1944), qui reste un exemple de présence scénique prodigieuse, et des deux jeunes nièces, fraiches et justes (Ida Falke Winland, Simona Mihai), ainsi que pour le pharmacien de Ned Keene.
Au total, on peut dire seulement que les nombreux absents ont eu bien tort: quand un opéra réunit dans l’excellence et l’intensité à la fois mise en scène, les chanteurs et direction musicale, on doit y courir. Sans nul doute l’une des soirées mémorables des dernières années à la Scala.
Il reste deux représentations, le 5 et le 7 juin, il y a toutes les places qu’on veut. Allez-y, cela vaut vraiment le voyage!

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©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala