METROPOLITAN OPERA 2014-2015: HANSEL AND GRETEL de Engelbert HUMPERDINCK le 23 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Sir Andrew DAVIS, Ms en scène: Richard JONES)

Acte II © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Acte II © Cory Weaver/Metropolitan Opera

Ce mardi matin (11h) il y avait une ambiance inhabituelle au MET. Au public habituel et plutôt mur s’était substitué le futur public en herbe, à savoir des centaines d’enfants de moins de dix ans, juchés sur des coussins. Ça piaillait sympathiquement de tous côtés, et quand la lumière s’éteignit, ce fut le silence de la fascination jusqu’à la fin. C’est que l’on donnait Hansel and Gretel, en langue anglaise, une des œuvres qu’avec Zauberflöte on propose pendant les fêtes de Noël pour l’édification des petits enfants et leur première éducation à l’opéra. C’est peut-être plus heureux qu’un opéra pour enfants.
Eh bien, même si je ne suis plus un enfant, c’était aussi pour moi une première. J’ai écouté et réécouté au disque les versions Cluytens et Karajan, j’ai vu à l’opéra (à Zurich) Königskinder, l’autre chef d’œuvre de Humperdinck, et même avec Jonas Kaufmann, moins médiatique à l’époque, mais je n’avais jamais vu Hänsel und Gretel. J’avais hésité à me rendre à Paris, mais ni la production ni le chef ne m’avaient attiré.
Étant à New York pour Meistersinger, j’ai profité de l’occasion qui voyait le MET afficher Hansel and Gretel à 11h et Meistersinger à 18h, pour coupler en une journée un peu chargée les deux opéras. Et puis, avec Humperdinck, un post-wagnérien ayant été assistant à Bayreuth pour Parsifal (cela doit laisser des traces), il y avait une certaine cohérence musicale.
J’ai tout de même vu un Hänsel et Gretel dans ma vie, dans une production théâtrale qui m’a profondément marqué, de Romeo Castellucci, à un moment où sa Societas Raffaello Sanzio commençait à se faire connaître en Europe et en Italie, il y a une vingtaine d’années, après l’avoir découvert dans Giulio Cesare, un spectacle sur l’art oratoire…Castellucci en faisait un conte pour adultes (les enfants sortaient souvent effrayés) dans une sorte de boite piège assez angoissante mais totalement fascinante qui reste l’une de mes expériences fondamentales de théâtre.

Pas de piège au MET, mais une scénographie assez close de John Macfarlane, comme un monde fermé, un peu inquiétante aussi. Une scénographie essentielle, plus suggestive que démonstrative car dans cette production le metteur en scène Richard Jones refuse ce qui pourrait être une sorte de magie de Noël. Pas de maison en pain d’épice par exemple, mais trois espaces clos, la cuisine de la maison familiale au départ, une vaste salle aux murs figurant la forêt, comme une sorte de château hanté avec des arbres majordomes (corps avec des têtes en rameaux de bois), et pour la maison de la sorcière une cuisine industrielle cernée de murs de béton avec une table remplie de pâtisseries, un énorme four et des dizaines de corps en pain d’épice le long des murs. Entre chaque décor, le rideau tombe et figure une assiette avec couteau et fourchette, une bouche ouverte pleine de dents laissant passer un gâteau crémeux déposé sur une gigantesque langue, puis la même assiette du début, mais maculée de sang (frissons chez les enfants de la salle) avec le couvert déposé comme si le festin était fini.

Comme on le voit, la production de Richard Jones (prévue au départ pour le Welsh National Opera et au Lyric Opera de Chicago) ne donne pas dans une fantasmagorie de pacotille, ou dans un conte pour enfants à la Walt Disney, c’est une production assez poétique, tirant plus vers le surréalisme que vers le conte.

Gretel (Alexandra Kurzak) et Haensel (Christine Rice) Acte I Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gretel (Alexandra Kurzak) et Haensel (Christine Rice) Acte I Cory Weaver/Metropolitan Opera

Ainsi des deux enfants, plus adultes qu’enfants malgré leur attitude et malgré leur costume, bientôt taché (de fraise? de sang ?), qui jouent les enfants face aux parents et sont adultes face à la sorcière qu’ils bernent, comme si ce conte était un rite de passage.
L’acte II est vu comme un rêve : la forêt y est une vaste salle d’un château sombre un peu inquiétant avec ses hommes-arbres et ses murs en feuillages, avec sa longue table, mais aussi son évier à la même place qu’au premier acte au décor de cuisine (frigo, garde manger et évier). L’acte II est le seul moment un peu fantasmagorique avec son Marchand de sable un peu fantasmatique (bonne  Carolyn Sproule) et sa fée de la rosée (excellente Ying Fang qu’on avait déjà remarquée en Barbarina dans Le Nozze di Figaro en octobre dernier, et qui est membre du Lindemann Program pour jeunes artistes).

Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) © Cory Weaver/Metropolitan Opera

Les deux parents Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) bien solides, bien plantés dans leurs personnages de parents lower class. Michaela Maertens est bien plus convaincante (ce n’est pas le même format il est vrai) que dans Ortrud à Vienne au printemps dernier. Dwayne Croft, un des piliers du MET, est lui aussi très à l’aise dans le rôle de Peter. Le conte de Grimm est dans le sillage du Petit Poucet dont il s’inspire, un conte sur l’abandon des enfants, mais la morale familiale à l’opéra ne souffre pas d’écarts : ici on envoie les enfants cueillir des fraises (à défaut de les sucrer) et on ne les perd pas pour s’en débarrasser parce qu’on est incapable de subvenir à leurs besoins, mais on les envoie aux fraises pour qu’ils aient à manger. Certes, tout le premier acte parle de faim et de manque, dans un décor essentiel et assez triste, et tout le conte n’évoque que gourmandise et friandises plus ou moins maléfiques :

Gourmandise?Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gourmandise?Cory Weaver/Metropolitan Opera

on n’ a pas forcément envie de manger ce gigantesque gâteau à la crème issu de cette bouche pleine de dents inquiétantes, ni ces corps en pain d’épice jonchant le sol de la maison de la sorcière : bref, Richard Jones ne fait pas rêver les enfants. Et leur cri de joie suivi d’applaudissements lorsque la sorcière est poussée dans le four a quelque chose d’à la fois revigorant parce que cela signifie que la mise en scène atteint son but, mais aussi d’inquiétant à cause de la connotation du four aujourd’hui…

Haensel, Gretel et le four © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Haensel, Gretel et le four © Cory Weaver/Metropolitan Opera

De même la sortie du corps de la sorcière devenu pain d’épice rappelle furieusement Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (c’est la deuxième fois que j’y fais allusion en un mois…), il est difficile de concevoir que Richard Jones n’ait pas la scène en tête. Cette mise en scène ne me déplaît pas parce qu’elle efface tout ce que le conte pourrait avoir de niais : ce qu’on y voit est terrible, on voit en transparence la sorcière brûler dans le four, les enfants sont ravis de la sortie du corps carbonisé, pardon paindépicisé du four, bref tout est bien qui finit bien, mais à quel prix…et on est frappé du réalisme de l’antre de la sorcière, vu comme une cuisine de pâtissier, mais aussi un endroit où on gave les enfants avant de les cuire (comme les oies ou les canards).

En bref, Richard Jones joue avec les horreurs du réel pour créer un conte revu au prisme de Bettelheim, il le fait avec une certaine distance, mais il installe clairement le conte au sein de la vie d’aujourd’hui.
Musicalement, Sir Andrew Davis mène l’orchestre avec précision, avec une direction à la fois vive, poétique, rendant mieux les aspects délicats de l’œuvre (acte II) que son côté symphonique, mais relevant et isolant toutes les allusions wagnériennes.  On entend un peu de Parsifal par-ci, beaucoup de Maîtres par-là (avec même le fameux rosigen Schein dans le livret !).  Andrew Davis essaie de nous rendre ce son là, avec des cordes de l’orchestre du MET exceptionnelles et un volume jamais tonitruant : une direction qui rend justice à la poésie de l’œuvre.

Dans la distribution, trois rôles émergent:
– La sorcière dans son antre, avec l’irrésistible Robert Brubaker dans le rôle (et non comme le voulait Humperdinck un mezzo soprano), vêtue de gris comme une vieille gouvernante antipathique fait penser à Mime préparant ses mixtures notamment dans la manière dont elle traite les enfants tantôt souriante, tantôt terrible. Un clown horrificque. Brubaker remporte un immense triomphe mérité.

La sorcière (Robert Brubaker) © Cory Weaver/Metropolitan Opera
La sorcière (Robert Brubaker) © Cory Weaver/Metropolitan Opera

– Les deux protagonistes, Alexandra Kurzak (Gretel) et Christine Rice (Hansel) sont fraiches à souhait, très naturelles en scène et très vives, et leurs timbres s’accordent dans une véritable harmonie ; Alexandra Kurzak contrôle bien sa voix, et propose une Gretel mi-enfantine mi-adulte qui sied parfaitement au rôle, et Christine Rice en garçon un peu vif et espiègle montre un mezzo riche, chaleureux et puissant. Un joli couple qui a beaucoup plu au public juvénile présent.

Au total un délicieux moment, très équilibré, délicat à souhait et particulièrement bien mis en scène. C’est l’un des spectacles de Richard Jones les plus réussis, qui a osé jouer le conte pour adultes visible par les enfants : l’équilibre était difficile à trouver et il a tapé juste. Musicalement, sans être un sommet, c’est un travail homogène, bien calibré, avec des voix bien en place et des personnages magnifiquement campés. Oui, les enfants qui ont aimé pourront faire le public du MET de demain. La maison en a bien besoin.[wpsr_facebook]

Scène finale © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Scène finale © Cory Weaver/Metropolitan Opera

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: ARIODANTE de Georg Friedrich HAENDEL le 18 JUILLET 2014 (Dir.mus:Andrea MARCON; Ms en scène: Richard JONES)

Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt
Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt

Une œuvre récemment redécouverte

Ariodante est resté dans les oubliettes de l’histoire pendant deux siècles. Créé pour le théâtre de Covent Garden (l’ancêtre du ROH actuel) en 1735, il a bénéficié d’une reprise puis est tombé dans l’oubli.L’œuvre  est réapparue dans les années 1970, à l’occasion de la Baroque Renaissance mais c’est par une production de Pier Luigi Pizzi à la Piccola Scala de Milan en 1982 dirigée par Alan Curtis que l’œuvre a pris son envol moderne, cette production a beaucoup tourné : on l’a vue notamment au Théâtre des Champs Elysées (accueillie par l’Opéra de Paris) en 1984-85.  Ariodante a fait aussi l’objet d’une nouvelle production de Jorge Lavelli au Palais Garnier en  avril-mai 2001  sous le direction de Marc Minkowski (avec les Musiciens du Louvre-Grenoble) et déjà Patricia Petibon, mais dans le rôle de Dalinda.

Inspirée d’un épisode de l’Orlando Furioso de l’Arioste repris par Antonio Salvi pour le livret d’un opéra de Giacomo Antonio Perti (1708), le livret en est anonyme. Un livret assez simple, en trois actes, Acte I le bonheur, Acte II, la crise, Acte III, la résolution. C’est de drame intime et familial qu’il s’agit, et non pas d’héroïsme démonstratif : un amour de deux êtres Ginevra, fille du roi d’Écosse, et Ariodante, promis au trône, (un preux chevalier, certes, mais il y en a tant dans les forêts, les îles et les royaumes de l’Orlando Furioso !) contrarié par un amoureux éconduit, jaloux  et donc méchant, Polinesso, Duc d’Albany, qui imagine un stratagème simple, mais toujours efficace dans les opéras : il montre à Ariodante dissimulé sa fiancée (en fait, la dame de compagnie amoureuse de Polinesso déguisée en Ginevra) convolant en injustes ébats avec lui, Polinesso. Ariodante naïf et désespéré (dans le monde baroque, les apparences sont toujours trompeuses et réussissent toujours à tromper) fuit et cherche à mourir par noyade, mais les Dieux ne le lui permettent pas, il vivra donc mais dans la douleur et la désespérance. Quant à Ginevra, elle est accusée par Lurcanio, frère d’Ariodante, d’être une femme perdue, le roi son père la renie aussitôt (comme tous ces gens sont faciles à convaincre par la première affirmation venue !) et elle se meurt de chagrin et de honte. Mais au troisième acte, Ariodante sauvé des eaux revient, la dame de compagnie avoue le forfait, Polinesso est démasqué puis tué, et Ginevra rétablie dans sa virginité première. Tout est bien qui finit bien.
Une chaine d’amour : Lurcanio aime Dalinda qui ne l’aime pas mais aime Polinesso qui ne l’aime pas mais aime Ginevra qui ne l’aime pas mais aime Ariodante qui l’aime aussi, une chaîne où un seul méchant suffit à être le chien dans le jeu de quilles.

Comment mettre en scène ?

C’est bien là la question centrale :  comment faire du théâtre avec un livret certes plu simple que d’ordinaire, mais qui qui ressemble à tant et tant de livrets de l’époque, fondé sur des histoires connues le plus souvent du public alors assez cultivé, qui trouvent leurs origines dans la mythologie, ou au moins celle rapportée par les Métamorphoses d’Ovide, ou dans la Jerusalem délivrée du Tasse ou dans l’Orlando Furioso de l’Arioste : chevaliers, héros, dieux et demi-dieux, magiciens et magiciennes, îles enchantées et forêts profondes peuplent les opéras que le public devait regarder comme un grand livre d’images, sans autre souci que les images et ce pourquoi on allait à l’opéra, le chant. L’extraordinaire notoriété de chanteurs comme Farinelli, ou Carestini le créateur d’Ariodante en est la preuve : ce qui attire le public, ce sont les acrobaties vocales, ce sont les voix les plus extraordinaires, c’est d’abord la performance ; d’ailleurs, les opéras durent des heures, mais le public va et vient, et ne se fixe qu’au moment des morceaux de bravoure, modifiés à plaisir selon les désirs de telle ou telle vedette. C’est le spectacle qui prime, et ce spectacle doit en mettre plein la vue, d’où des orages, des tempêtes, des vaisseaux perdus, des incendies et des artifices de machinerie qui font que dans certains cas on a construit des salles adaptées à la machinerie prévue et non l’inverse. Le théâtre est un art éphémère, mais le lieu théâtral l’est aussi. Les lieux même de la représentation tout en bois (et donc construits assez rapidement) brûlent fréquemment, on reconstruit sur les cendres fumantes e la nave va.

Il en va tout autrement de nos jours. Aujourd’hui le spectateur est assis, ce qui au XVIIème et XVIIIème n’est pas toujours le cas : on pouvait entrer à cheval dans la salle, les loges (c’est le cas à la Scala) étaient accompagnées de leur dépendance, salon ou réduit servant à cuisiner : les chaises des loges ne sont même pas dirigées vers la scène, mais placées vis à vis, pour la conversation. Aujourd’hui, il y a un orchestre et un chef. Il y avait bien des orchestres, et d’excellentes formations (Mannheim par exemple), mais pas de chef au sens moderne. Et pas de mise en scène, mais une mise en effets scéniques : décors, machineries, costumes. Mise en scène et metteur en scène, invention du XXème siècle, apparaissent pour le théâtre d’abord, puis pour l’opéra. Même si Wagner, eh oui, toujours lui, avait eu l’intuition de la mise en scène et de sa nécessité, ce n’est guère que plusieurs décennies après sa mort qu’on commencera, à Bayreuth à parler de mise en scène ou en espace, à travers une nouvelle conception du décor (Alfred Roller) ou surtout de l’espace scénique (Meyerhold mais surtout pour Wagner Adolphe Appia). C’est dans les années 50 qu’on commence à voir se multiplier de vrais metteurs en scène, et dans les années 70 que la mise en scène explose à la tête des spectateurs d’opéra.
C’est donc tout récent.
Lorsque le répertoire baroque est arrivé sur les scènes, à peu près à la même période, lorsque les travaux d’Harnoncourt ou de Gustav Leonhardt ont proposé une autre approche des œuvres des XVIIème et XVIIIème siècles et surtout imposé une autre écoute, la mise en scène de ces opéras s’est fondée sur l’image, sur l’esthétique de l’apparence, ce fut la trilogie Monteverdi de Ponnelle, à Zürich, puis l’aventure baroque de Pier Luigi Pizzi, qui est d’abord un décorateur (génial), et qui a imposé ce répertoire casques, plumes et capes colorées en version marionnettes siciliennes (des Pupi grandeur nature, dont il s’inspire puisque ces opéras racontent les histoires que racontent les marionnettes siciliennes), des mises en scène photographiques sur fond de statues baroques torturées ou de colonnes corinthiennes et temples  : qui ne se souvient de Marilyn Horne en Orlando,  toute plume,  armure et longue cape écarlate ?
Je rappelle schématiquement ces données pour replacer cet Ariodante dans le débat désormais quadragénaire sur le style et les œuvres baroques, et sur les prises de position stylistiques qui ont déterminé les prises de position scéniques. Pizzi, c’était la représentation baroque telle qu’on la rêvait, dans les ors des théâtres, reproduisant un monde luxuriant d’amusement une sorte de carnaval de Venise permanent. Et le résultat aujourd’hui, c’est un travail tout particulier que le baroque impose sur la précision technique et le contrôle vocal, sans parler des agilités, c’est un marché qui abonde en contreténors à défaut de castrats (le dernier castrat officiel, Alessandro Moreschi, est mort au début du siècle et nous en avons quelques enregistrements), c’est une série de voix modernes spécialisées, classées selon nos modes, qui chantent les rôles d’antan destinées à des voix moins classifiées (notamment la frontière entre soprano et mezzo, ou la voix de baryton) adaptées à un diapason plus bas, et donc avec des aigus plus faciles qu’aujourd’hui. Il faut s’y faire, le son change et la réception du chant change avec le temps, le public et les habitudes, tout comme d’autres éléments de la perception sensorielle, comme les couleurs. On sait bien que les anciens ne distinguaient pas les couleurs comme nous les distinguons.
J’ai moi même maintes fois affirmé dans ce blog que mon plus beau Couronnement de Poppée reste, et je pense restera, celui de Paris en 1978 dans la version Leppard avec une distribution pour la Walkyrie : Jon Vickers (Nerone), Gwyneth Jones (Poppea), Christa Ludwig (Ottavia), Nicolai Ghiaurov (Seneca) Valerie Masterson  (Drusilla). Il y en a des traces sur You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=YUxSe2DNmdc) .
Le duo final Pur ti miro était à tomber en pâmoison.
Certains lecteurs doivent frémir…parce que je pose en fait la question non de l’offre ou de la production mais de la réception. C’est l’émotion diffusée qui électrisait ce final, et si l’émotion était au rendez-vous, si le public en était pétri, si la chimie fusionnelle scène salle fonctionnait, l’auditeur faisait foin du style et de l’exactitude formelle : il était atteint à un autre niveau, à un moment aussi où l’écoute du répertoire baroque n’était pas stabilisée par des années de travail de recherche relayée par la scène. Ce rapport forme/émotion se posait d’ailleurs dans d’autres répertoires, par exemple pour la chanteuse Tiziana Fabbricini qui chantait sans doute d’une manière peu orthodoxe, osant avec sa voix des choses bien étranges, mais qui pouvaient bouleverser. C’est aussi ce qui séparait à coup de tomates et de radis en salle les Callassiani et les Tebaldiani à la Scala. Evidemment, quand le style s’allie avec l’émotion (Marilyn Horne), c’est  alors le nirvana. Mais ils sont très rares, les artistes qui savent par la toute puissance du style et de la sûreté interprétative, distiller l’émotion. J’avoue que si un chant m’émeut, même hors style (ou soi-disant tel) alors, comme tout le monde,  je fonds.

Ariodante à Aix : un débat non clos

C’est tout ce débat, non résolu que prend sens la lecture et l’audition d’un spectacle tel qu’Ariodante qui en arrière plan a suscité des débats passionnés sur la toile tout au long des représentations aixoises, dont la Première a été fortement huée ; la mise en scène par ci, et Patricia Petibon par là, et Andrea Marcon ennuyeux, l’œuvre jugée trop longue (Purcell aurait plié ça en une heure –sic- ) et Richard Jones hors de propos, et une telle chantant faux, et l’autre trop peu concernée etc…etc…

Je suis moi-même plutôt distancié par rapport à ce répertoire, et pourtant, cette année, l’Alcina éblouissante de Zürich avec une Bartoli au sommet, et cet Ariodante m’ont séduit, et pour des raisons à la fois semblables et très différentes. Semblables parce que dans les deux cas, la mise en scène se détourne du spectaculaire pour travailler sur la psychologie et l’épaisseur des personnages, différente parce que chacun a résolu la question du chant très différemment. C’est Bartoli qui est au centre de la représentation dans Alcina et qui en dicte les lois, avec ses possibilités et sa couleur toutes particulières. Tout tourne autour d’elle, même si l’excellence de la distribution est telle que au final, c’est bien d’un ensemble et d’une troupe qu’il s’agit, et que Bartoli « rentre dans le rang », quant à la mise en scène, elle pose comme élément central le monde du théâtre comme monde de l’illusion et de la désillusion.
Dans Ariodante, d’une part, la distribution vocale est plus équilibrée, autour de quatre chanteuses (deux sopranos, deux mezzos), mais de style et d’école différentes, et d’appréhension très différente du monde haendélien, et d’autre part la mise en scène détermine fortement, presque violemment le style. Certaines des chanteuses entrent de plain pied dans la logique scénique, elles y entrent vocalement, d’autres restent au seuil. Et la logique scénique détermine ici la logique musicale.

Des choix de mise en scène prégnants

Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt
Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt

Je pense que cet Ariodante procède d’abord de la réflexion menée par Richard Jones et son décorateur Ultz et ce qu’on y voit détermine notre réception de ce qu’on y entend.
Richard Jones l’explique dans le programme de salle : au XVIIIème, il n’y a pas de mise en scène et l’interrogation sur la mise en scène d’œuvres aussi précontraintes que certaines œuvres du XVIIIème, pose la question de l’introduction de la psychologie, du personnage et donc la question du style et notamment celui du « pezzo chiuso » qui interrompt l‘action, la question du récitatif, air et da capo, même si dans Ariodante, les airs sont plus intégrés dans une action, avec moins de récitatifs, où la présence du ballet intègre  la tradition française , pour rajouter encore du spectacle. Dans la mesure où aujourd’hui les chanteurs ne sont plus en représentation mais dans la représentation (du moins on espère), cela détermine des choix qui peuvent effectivement gauchir les options stylistiques, voire les mettre en question. En bref, Richard Jones crée un choc violent en faisant d’Ariodante une œuvre inscrite dans l’espace écossais quand l’Écosse de Haendel est mâtinée de l’Orlando Furioso et de l’Arioste, qui vivait à Ferrare, plein de la plaine et des marécages proches du Pô, un paysage qui a peu de choses à voir avec l’île de Skye.

Jones place l’intrigue dans un monde du Nord, une ambiance située entre le Festin de Babette (Babettes Gæstebud , 1987, de Gabriel Axel) et une pièce de Strindberg. Nous sommes loin des mondes de cour, des ornementations, des plumes et même du baroque. Rien n’est moins baroque que ce monde rude et protestant du nord de l’Europe. Évidemment la vision détermine notre écoute, évidemment, elle détermine un regard et une interprétation vocale. En choisissant une clef psychologique, Richard Jones détermine une clef interprétative.
Richard Jones identifie dans cette œuvre la mélancolie comme une des clefs de lecture, une mélancolie présente dès le début, qui va aller en s’accentuant, et qui va déterminer la lecture plutôt grise de la fin. Cela veut dire aussi une direction d’orchestre très marquée par cette grisaille, et cette rudesse, cela veut dire aussi un chant coloré par la mélancolie, y compris lorsque les feux d’artifice vocaux sont lancés.
Mais cela détermine aussi un rythme scénique qui n’est plus scandé par les numéros vocaux, mais par une sorte de déroulement fluide d’une histoire que le metteur en scène veut étouffante : un monde étroit, concentré, enfermé en lui même, un espace clos, l’espace clos d’une île écossaise perdue.

Maquette du dispositif © Festival d'Aix
Maquette du dispositif © Festival d’Aix

Pour étouffer, il faut un décor étouffant et de préférence unique, il faut un espace réduit, c’est ce qu’il construit avec son décorateur Ultz : un espace unique, fait de quatre espaces contigus, le hors décor, lieu de la fuite et de l’ailleurs derrière le décor et sur le proscenium, et l’espace central, une vaste pièce séparée en trois par des lignes au sol et des portes figurées par deux serrures (une à droite et une à gauche) accrochées à des portillons qu’on ouvre et qu’on ferme, pour bien marquer le rite du passage : à jardin un foyer, l’espace culinaire qui est celui de Dalinda, au centre une grande table de réunion, espace social du Roi, du monde et des autres,  et à cour l’espace intime de Ginevra, un espace très réduit, avec du papier peint étouffant, un petit lit,  une armoire et une cuvette pour les ablutions : le tout comprimé dans un coin. Des costumes de marin des années 50, marquant une sorte d’étirement du temps et seuls élément autochtones, le kilt du roi, en Tartan de Harris ( lié à l’île de Skye) et une série de couteaux accrochés au mur qu’on suppose être des couteaux de pèche ou de chasse. En situant avec cette précision géographique le lieu de l’histoire, Jones lui enlève tout aspect légendaire, se détache de l’Orlando furioso et en fait un drame psychologique de l’isolement, de la solitude dans un espace claustrophobique marqué par le religieux, d’où un Polinesso en pasteur (pasteur le jour pour le monde, mauvais garçon la nuit : sous la soutane, le désir animal). Tout cela est parfaitement lisible, il s’agit de faire d’un opéra baroque une action dramatique fluide, où les chanteurs vont être sollicités dans une continuité dramatique plus que pour restituer un style. Ariodante, version Benjamin Britten.

 Des conséquences sur les chanteurs

Il est clair que les chanteurs les plus soucieux de style et de vérité musicale, et moins à l’aise avec le travail de l’acteur comme Sarah Connolly se trouvent en décalage, un Ariodante pécheur d’Écosse, ce n’est pas tout à fait son style, et on la sent un peu prisonnière d’un jeu qu’elle n’épouse pas. D’où un chant qui techniquement me paraît sans problème majeur, sauf quelquefois un léger manque de projection, avec de très beaux moments comme à l’acte II le magnifique scherza infida ou à l’acte III Dopo notte atra e funesta, que j’ai beaucoup aimé mais un engagement scénique limité, presque absent quelquefois. Beaucoup de justesse musicale dans un univers où elle semble un peu perdue. D’autres chanteuses qui ont marqué le rôle (je pense à Anne Sofie Von Otter) auraient sûrement été plus disponibles pour ce travail scénique particulièrement attentif.

Folies d'amour © Pascal Victor ArtcomARt
Folies d’amour © Pascal Victor ArtcomARt

Tout autre manière d’aborder l’œuvre pour Patricia Petibon. Comme Sarah Connolly, elle est habituée à ce répertoire, qu’elle chante depuis ses débuts, mais au contraire de Sarah Connolly, elle intègre immédiatement les exigences théâtrales dans le jeu et dans la voix,. Je ne suis pas toujours un fan de Petibon, mais force est de constater ici non seulement l’engagement complet de l’artiste au service du théâtre, mais aussi une manière de plier cette voix à ces exigences, avec des jeux inédits sur la montée à l’aigu, avec des variations non pas spectaculaires, mais volontairement inscrites dans une dramaturgie et une caractérisation psychologique. Cela donne quelques surprises et peut donner l’impression d’un abord problématique de la musique, mais pas, comme je l’ai lu de mal canto. Un canto plié à l’exigence prosaïque du théâtre, et non à l’exigence éthérée de la musique, un canto qui a une vraie couleur, terriblement émouvante (l’air final de l’acte II il mio crudel martoro tire des larmes).

Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP
Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP

Petibon confirme ici son intelligence, sa manière de prendre des risques, de jouer avec ses défauts, pour rendre une vérité du personnage. On sent qu’elle a chanté Lulu, parce qu’elle aborde Ginevra comme Lulu, entière, dédiée, dans les replis psychiques voulus par la mise en scène au risque de paraître hors de propos là où elle est en plein dans le propos. Exceptionnel.
Sandrine Piau en Dalinda me paraît un peu en deçà de cette intelligence créative, formellement, c’est sans doute la meilleure du plateau, avec un timbre moelleux, un  chant bien contrôlé, des agilités en place, qui montrent que cette Da   linda pourrait être une Ginevra, mais cela m’apparaît plus attendu, moins imaginatif, moins expressif que chez Petibon. Le jeu scénique est satisfaisant, l’actrice est à l’aise, mais il manque un peu de légèreté, un peu du côté écervelé de cette imprudente et lointaine annonciatrice de Dorabella. On est dans un chant plus conforme, et si le timbre reste magnifique par sa rondeur, quelques aigus restent mal maîtrisés.

David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt
David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt

Quant à Sonia Prina, elle incarne Polinesso, avec une jolie finesse : même lorsqu’elle est pasteur, elle a quelques gestes, quelques mouvements, quelques sons aussi du mauvais garçon qu’elle est sous sa soutane ; la mise en scène exige, pendant qu’Ariodante se lamente à l’acte II, une scène d’amour / pantomime en parallèle, assez avancée et elle y est très vraie. J’ai moins aimé le timbre, quelques approximations et acidités, mais comme Giannattasio dans Elisabeth de Maria Stuarda, le rôle de Polinesso étant celui du très grand méchant sans rachat possible, il n’est pas absurde que la voix corresponde par ses défauts et sa couleur à cette noirceur-là. Et donc j’ai aimé le personnage joué, et les petites fissures vocales ne m’ont pas gêné, car au-delà des fissures légères, il y a une forte personnification, de jolies agilités, et une bonne maîtrise technique.

Au total, j’ai trouvé que globalement , dans un rapport que chacun entretient différemment à la mise en scène très présente, demandant une précision très exigeante dans le jeu imposé par Richard Jones, qui a travaillé avec un soin millimétré au moindre geste et au moindre mouvement, les quatre femmes tentaient de répondre au mieux, mais c’est Patricia Petibon, dont Jones fait le personnage central et la clef de la scène finale, qui stupéfie par la manière dont elle a intériorisé et scéniquement et vocalement  le personnage voulu par la mise en scène qui transforme la fin de manière logique, sinon attendue. Après ce que Ginevra a vécu, après avoir été accusée par l’ensemble de la communauté, vivre dans ce coin de bout du monde clos est insupportable et pendant qu’on fête la normalité retrouvée, elle s’habille dans ses habits du début, fait sa valise et quitte la scène en la traversant sur le proscenium, pendant qu’Ariodante, assis à la table, reste prostré, le regard fixe au milieu des vivats…une fin amère qui contredit le happy end obligé de ce type d’œuvre.

Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt
Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt

Enfin, saluons la performance des seuls mâles du plateau, Luca Tittoto, le magnifique Re di Scozia originaire, comme Andrea Marcon de la Marca Trevigiana (Asolo). Une voix claire, puissante sans être tonitruante, très homogène, au style et à la technique parfaitement maîtrisés, à la couleur très humaine qui donne au personnage une forte présence (par la vertu de la mise en scène, il est presque toujours en scène), les scènes de l’acte III avec Ginevra sont bouleversantes.
Mêmes remarques pour le Lurcanio de l’américain David Portillo, ténor texan qui a suivi le Merola Opera Program l’une des académies pour jeunes chanteurs les plus prestigieuses des USA, liée à l’Opéra de San Francisco. Élegance, pureté de timbre, diction, présence scénique et engagement caractérisent ce jeune chanteur valeureux. Élégant aussi, Christopher Diffey dans le rôle épisodique d’Edoardo.
Mais le travail de Jones ne s’arrête pas aux individus. Jones a géré les groupes, le chœur  (English voices magnifiques, intenses, engagées sous la direction conjointe de Tim Brown et Richard Wilberforce) et les figurants de manière presque chorégraphiée (à chaque lever de rideau, de manière rituelle): j’ai été très surpris par leur entrée dans la chambre de Ginevra, recroquevillée sur son lit au troisième acte, prenant et posant leur chaise en des mouvements successifs homogènes et presque comme un ballet, pour se retrouver tous serrés au fond, derrière le lit, donnant et renforçant l’impression d’étouffement.
Ce travail théâtral est parachevé par le choix de traduire les ballets par des marionnettes. Est-ce une allusion lointaine aux marionnettes siciliennes dont il était plus haut question. C’est possible, dans la mesure où elles ont porté ces histoires de chevaliers pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, succédant ainsi à la tradition baroque. C’est en tous cas une très belle idée, qui tisse des rapports sous-jacents auxquels on ne pensait pas forcément, et constitue un spectacle dans le spectacle, une mise en abîme bien dans l’esprit de l’œuvre, un spectacle révélateur de nos rêves et de nos cauchemars, qui est un jeu entre vérité et représentation. La mise en scène en fait le point d’orgue de chaque acte, avec le même rituel : on apporte sur la table des caisses en carton, et on en extrait les marionnettes qu’on va mouvoir. Ce rituel semble inscrit comme dans une tradition locale, où la population prendrait l’histoire en charge et se créerait une sorte d’espace imaginaire. Le sommet en est le deuxième acte, où l’avenir de Ginevra est vu en prostituée livrée à la rue et aux hommes de manière à la fois réaliste et déchirante.

Un orchestre de très haut niveau

fbo_logoComme pour La Flûte enchantée, Bernard Foccroulle a fait appel aux Freiburger Barockorchester pour accompagner Ariodante. Freiburg, ville moyenne au sud du Baden-Württemberg , à 70 km de Bâle, est bien heureuse d’abriter en son sein et un conservatoire de musique très prestigieux, où enseignent notamment Eric Le Sage (piano), Wolfram Christ (ex.Berliner, Alto solo du LFO) et Rainer Kussmaul (Ex-violon solo des Berliner) et deux formations de très haut niveau, puisque le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock en est aussi originaire, mais ceci explique sans doute cela.

On ne peut que saluer la rondeur du son, et notamment des cordes, la précision des attaques, l’énergie et la dynamique quand il le faut (premier acte). À sa tête, Andrea Marcon impose une certaine retenue, là où Pablo Heras-Casado imposait énergie et jeunesse. Andrea Marcon est l’un des protagonistes de l’introduction du répertoire baroque en Italie, et notamment en Veneto, d’où il est originaire (Trévise). Il y a là une vraie histoire (Venise, Vivaldi, I Solisti Veneti) , mais aussi des formations plus récentes qui ont vraiment renouvelé l’écoute de ce répertoire en Italie et ont contribué à populariser les approches les plus récentes, par exemple I Sonatori della Gioiosa Marca et des solistes comme Giuliano Carmignola.
Appliquant à la lettre l’idée de Richard Jones sur la mélancolie inhérente à l’œuvre, Andrea Marcon impose une lecture que d’aucuns ont trouvée lancinante et un peu ennuyeuse. Très attentif au chant, et à la cohérence plateau et fosse, il donne son meilleur à l’acte II, le plus sombre, en mode mineur, dont les premières mesures sont d’une intensité et d’une tristesse impressionnantes. Il réussit à contribuer fortement à l’émotion très marquée de l’ensemble de l’acte. Au total une grande performance orchestrale, convaincante et engagée, un parti pris du chef tout en finesse sans volonté démonstrative.
Voilà une représentation aux ressentis contrastés, très discutés, et c’est heureux : cela montre que le spectacle fonctionne dans sa proposition radicale. Car c’est un parti pris radical que de lire Haendel à l’éclairage de Britten ou de Strindberg. C’est un choix assumé et cohérent, que le public apprécie diversement, mais c’est le rôle d’un Festival que de faire des propositions de très haut niveau mais non consensuelles, discutables, qui heurtent et qui font gamberger. En ce sens, Foccroulle a tapé juste, comme souvent depuis qu’il est à Aix.
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A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt
A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 14 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Constantin TRINKS, ms en sc: Richard JONES)

 

Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl
Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl

Venu surtout pour voir La Clemenza di Tito , j’en ai profité pour assister de visu à cette production de Richard Jones des Contes d’Hoffmann que j’avais vue à la télévision lors de la retransmission en décembre 2011 d’une des premières représentations (voir le blog). C’était alors Rolando Villazon, revenu de maladie, qui était Hoffmann et Diana Damrau qui chantait les trois rôles de femme. Cette fois, c’est le ténor maltais Joseph Calleja, désormais très demandé partout qui chante Hoffmann, et les trois femmes sont distribuées à Rachele Gilmore (Olympia), Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta), et les quatre méchants confiés à Laurent Naouri, l’une des référence dans ce rôle. J’étais aussi intéressé à entendre diriger Constantin Trinks, l’un des bons chefs germaniques actuels, que j’avais beaucoup apprécié dans Das Liebesverbot à Bayreuth cet été.

 

Acte I © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

A relire mon court compte rendu, l’impression globale de la production n’a pas beaucoup changé, bien que j’aie trouvé l’approche intéressante de cette représentation de l’univers mental d’Hoffmann qui écrit et qui est suivi de sa muse et des trois amis dont on évoque au premier acte les amours, Nathanaël (Dean Power, un voix de ténor très intéressante, à ce qu’on entend dans ses courtes interventions), Wilhelm (Joshua Stewart) et Hermann (Andrea Borghini) sorte de chœur antique muet qui observe l’action tout au long de la pièce.

Entre les actes ©Bayerische Staatsoper
Entre les actes ©Wilfried Hösl

À chaque changement d’acte, Hoffmann, la muse/Nicklausse et ses trois amis allument une pipe, comme pour reprendre la respiration lors d’un récit, à moins que ces pipes de contiennent quelque substance illicite, répondant à l’une des dernières répliques d’Hoffmann (adressée à Nicklausse) au premier acte :

Fume !
Avant que cette pipe éteinte se rallume
Tu m’auras, sans doute, compris
Ô toi, qui dans ce drame où mon cœur se consume,
Du bon sens emportas le prix.

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Le décor représente la même pièce, habillée différemment à chaque fois, à la perspective un peu faussée, comme dans les rêves, avec sur la gauche un corridor sans perspective et sur la droite, au mur, un tableau identifiant l’ambiance, une photo de classe pour la taverne de Luther,  pour l’acte d’Antonia un disque d’or (de la mère) ou de Giuletta une vue du Rialto à Venise. Des éléments permanents aussi: une desserte, tantôt buffet de cuisine, tantôt bibliothèque, tantôt réservoir à alcool, un lit dans un coin dissimulé par un rideau, ou démesuré pour l’acte de Giulietta, et des murs dont les décorations changent. Chaque acte renvoie à un univers artistique bien identifié, et éclairé par le luxueux programme de salle (relié, en couleurs, 180p…pour 7€…) pour chaque acte, celui de la canadienne Marianna Gartner pour l’acte I, une maison de poupée, du britannique Ray Caesar et son monde d’enfants angéliques et inquiétants pour l’acte II, et de l’artiste russe émigrée en Israël Alexandra Zuckerman pour l’acte III . Marquées par une volonté esthétisante, pour mieux éclairer le monde mental de ces récits fantastiques, les solutions théâtrales sont efficaces, comme la poupée vue  dans un théâtre de marionnettes où alternent habilement la poupée et la chanteuse réelle, ou comme le piano gigantesque dans lequel Antonia voit le docteur Miracle (et les partitions de Delibes, Boïeldieu, Adam, Auber qui peuplent sa vie et sur lesquelles elle meurt) ou la robe écarlate, somptueuse de Giulietta, évocation d’un tableau de 2007 « Confused woman » d’Alexandra Zuckerman.
L’univers de marionnettes et de jouets de l’acte d’Olympia,

Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Wilfried Hösl

celui inquiétant et angoissant d’Antonia, entourés de répliques du docteur Miracle qui se multiplient (moment qui rappelle le traitement de la scène de l’église du Faust de Lavelli où Marguerite était entourée de Mephistos oppressants qui tournaient autour d’elle) sont incontestablement des réussites.

Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Bayerische Staatsoper
Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Wilfried Hösl

L’acte de Giulietta me paraît en revanche le plus faible, parce que le plus confus scéniquement (il est vrai que c’est aussi dramaturgiquement le plus échevelé de la partition, le plus lyrique (barcarolle) le plus violent (meurtre de Schlémil) et le plus difficile à réaliser techniquement notamment la question du reflet, résolue ici par un jeu de masques collés au miroir géant qui envahit la pièce – et enfermés ensuite dans des vases). Chéreau, par un génial jeu de miroirs, avait réussi à montrer le reflet qui s’envolait dans les airs, inoubliable….

L’acte de Giulietta est d’ailleurs à tous points de vue le plus tortueux. La production hésite à user complètement de l’édition Kaye/Keck et construit une mixture (c’est le mot qui vient) alternant ancienne version (Scintille Diamant, l’air non écrit d’Offenbach par exemple) et nouvelle (absence du septuor), mais inscrit comme en surimpression les musiques des versions traditionnelles, enregistrées en arrière plan, qui servent d’accompagnement des dialogues, très souvent coupés par ailleurs. Il en résulte une macédoine musicale qui n’a aucun intérêt. Même non-choix pour le dernier acte, qui inscrit bien l’air final de la muse (on est grand par l’amour et plus grand par les larmes), mais pas la scène de Stella, complètement effacée.

ActeIII (Antonia) (en 2011)©Bayerische Staatsoper
ActeIII (Antonia) (en 2011)©Wilfried Hösl

Le troisième acte, celui d’Antonia, est le plus réussi, parce que le plus concentré au niveau dramaturgique, parce que musicalement le plus dramatique (et le meilleur) et parce que le mieux dessiné par la mise en scène. Il faut dire qu’Eri Nakamura, qui appartient à la troupe de la Bayerische Staatsoper fait une composition d’Antonia à la fois intense, dramatique, et magnifiquement chantée, la voix est large, les aigus pleins, la diction exemplaire. Elle obtient un triomphe mérité au rideau final.
Rachele Gilmore est aussi une poupée notable. Certes, le rôle est psychologiquement inexistant, on demande à la chanteuse d’être une machine bien huilée : Rachele Gilmore réussit à colorer et montrer un délicieux sens de l’humour : les aigus sont là, et l’air remporte son succès. Dessay avait jadis montré une incroyable homogénéité et une étonnante humanité dans ce rôle qui se prête pourtant si peu à l’incarnation, on n’en est pas là, mais c’est une prestation solide. Brenda Rae en Giulietta n’arrive pas à trouver le ton du rôle (pour cette raison d’ailleurs, c’est le plus difficile des trois), elle réussit à imposer un moment très dramatique, mais pour le reste est à peu près inexistante vocalement.
En Hoffmann, le ténor Joseph Calleja était attendu. Il déçoit. La voix est incontestablement chaude,  le timbre solaire, le volume central large. Bref, le personnage existe vocalement. Mais à côté du rôle. À côté du rôle parce qu’il dit le texte sans le vivre, sans aucun accent, et qu’il l’oublie quelquefois notamment dans les dialogues, mais plus grave, dans les airs (problèmes de tempo, de mesure, problèmes de calage avec l’orchestre). À côté du rôle aussi du point de vue stylistique : on pense à Puccini, quelquefois à Verdi, jamais à Offenbach. Ma référence historique d’Hoffmann dans mon univers lyrique est Nicolaï Gedda…on en est aux antipodes. On est aussi loin de la magnifique incarnation de John Osborn à Lyon en décembre dernier.
Calleja est Hoffmann qui chante, souvent très bien, mais sans être justement un Hoffmann, avec quelques difficultés à négocier les aigus et quelques sons à oublier dans les passages. Malgré l’évident succès remporté, je reste dubitatif, non sur la qualité intrinsèque de la voix, mais sur l’aptitude à affronter la technique de chant nécessaire à ce type de rôle.
Laurent Naouri m’a aussi un peu surpris…et déçu. Je l’ai entendu plusieurs fois dans ce rôle et il m’avait à chaque fois enthousiasmé par son timbre magnifique et ses aigus somptueux, par une largeur vocale et une homogénéité qui en faisaient un des chanteurs les plus élégants et intenses de la scène lyrique.
La voix reste évidemment d’une qualité de timbre rare, qui s’impose immédiatement, les aigus restent impressionnants (et évidemment mis en valeur, voire surchantés dans Scintille diamant), mais on demeure surpris de graves complètement détimbrés, voire absents, de difficultés dans les passages, de problèmes d’homogénéité vocale remplacés par une gestion intelligente du cri ou du son rauque jeté–parce qu’en phase avec rôle et situation-. Cela devient quelquefois gênant : on sent qu’il s’agit de pallier des difficultés techniques. Peut-être était-il dans un mauvais soir, en tous cas, je n’ai pas été convaincu par une prestation très attendue à cause des merveilleux souvenirs que j’en avais.

Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Avec Eri Nakamura, Antonia d’une intensité rare, comme on l’a dit, la plus convaincante était la Muse/Nicklausse, de Kate Lindsey, qui promène ce rôle un peu partout avec un immense succès. Un succès mérité malgré une diction française un peu problématique. Le chant est si intense, la voix si homogène, l’art de la couleur si consommé, que l’on ne peut qu’être emporté par l’émotion. C’est incontestablement la présence la plus forte sur le plateau et l’édition Kaye/Keck lui donne la part la plus belle. On imagine quel Sesto elle pourrait être dans La Clemenza di Tito (elle a déjà été Annio).
Grâce à l’excellence de la troupe de la Bayerische Staatsoper, le reste du plateau est très dignement tenu, Kevin Conners est un Cochenille  (assez délirant en poupée), Pitichinaccio, ou Frantz (il se sort bien de son « air de la méthode »), de même pour  Ulrich Reβ en Spalanzani, ainsi que le chœur vraiment remarquable : sa diction du français est exemplaire : on comprend chaque mot et l’intensité de sa présence (direction Sören Eckhoff) est vraiment notable.
La direction de Constantin Trinks est très précise, particulièrement dynamique, avec un sens marqué des crescendos, et un souci net du dosage des volumes. C’est une direction chaleureuse, aux couleurs variées, qui épouse parfaitement le propos de la mise en scène. La qualité des pupitres solistes de l’orchestre fait le reste. Mais c’est dans le troisième acte (Antonia) que le chef réussit à imposer à la fois une couleur dramatique et une tension à l’orchestre qui soutiennent tout particulièrement le plateau : c’est à ce moment qu’on sent le plus la dynamique imposée par la fosse et le chef vraiment inspiré. Les moments plus lyriques sont un peu plus indifférents et parlent moins. Il reste que l’ensemble est bien tenu, et confirme les qualités de ce chef, notamment au niveau des rythmes,  de la justesse des tempos et de la concertazione.
Un public bigarré, avec beaucoup de jeunes à peine sortis de l’adolescence a fait le meilleur accueil à la production.  Le succès a été en effet immense : explosion initiale, standing ovation, rappels infinis, tout particulièrement pour Kate Lindsey et Joseph Calleja.
Voilà une représentation de répertoire aux qualités suffisantes pour faire oublier les éléments un peu décevants, et pour garder un très bon souvenir d’ensemble.
Cependant, il faudrait éviter désormais de refuser les vrais choix d’édition : on peut choisir la version traditionnelle (pourquoi pas ?) ou la version Oeser, on peut choisir aussi la version Kaye/Keck , plus sombre, qui semble s’imposer aujourd’hui comme à Lyon, mais choisir une voie médiane, c’est tiédir le propos et finalement tourner le dos aux avantages de l’un et de l’autre. L’œuvre en ressort bancale et sans véritable armature, notamment pour l’acte de Giulietta, le plus concerné ou, plus que de reflet, c’est de perte d’âme qu’il s’agit.
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Image finale ©Bayerische Staatsoper
Image finale (avec Rolando Villazon en 2011) ©Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: PETER GRIMES, de Benjamin BRITTEN (Ms en scène: Richard JONES, dir.mus: Robin TICCIATI) le 31 mai 2012

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Cette production remarquable de Peter Grimes présentée par la Scala m’inspire en prélude deux réflexions qui tiennent au caractère actuel du Teatro alla Scala.
– En premier lieu se confirme ce que j’affirme depuis plusieurs années, à savoir que les plus grandes réussites de la programmation concernent tout le répertoire non italien, et que les plus grands échecs, voire les catastrophes, concernent systématiquement le répertoire italien. Si la Scala a construit sa réputation et son identité sur le répertoire italien, elle ne réussit plus à être une référence de ce point de vue. On ne compte plus les échecs  ces dernières années, du point de vue des productions et de la réalisation musicale. Pour cette année, citons Tosca et Aida, très approximativement distribuées.
En revanche, les réussites de cette saison ont pour titre par exemple Don Giovanni, Les Contes d’Hoffmann, Die Frau ohne Schatten. Que la Scala reste un théâtre de référence, cela n’est pas douteux: tout milite pour cela, la présence de Daniel Barenboim, des productions nouvelles souvent soignées, un orchestre et un chœur splendides, un équipement modernisé. Qu’il soit actuellement un théâtre de couleur particulière, rien n’est moins sûr cependant. Cette année, le plus grand triomphe de répertoire italien fut le Don Carlo de Munich. Taisons pudiquement le souvenir médiocre de la production scaligère. Cela tient d’abord à la personnalité et au répertoire du directeur musical, Daniel Barenboim qui n’a pas construit sa réputation sur des interprétations historiques de Verdi et Puccini. Et son engagement tardif sur Simon Boccanegra qui n’a convaincu personne, le confirme. Certes, on remarquera que les chanteurs à disposition sur ce répertoire sont des oiseaux rares, et que si les chanteurs sont là (voir La Donna del Lago en novembre dernier, avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez…qui venait de Paris), le triomphe est là aussi. Les responsables de la programmation ont été cherché des voix slaves qui ont pu séduire a priori et qui ont fait long feu. La situation actuelle est aussi la conséquence de la misère de la formation lyrique en Italie, et d’une politique d’agents artistiques qui a toujours été, depuis que je connais ce pays, à tout le moins échevelée, et peu sérieuse. Il faudrait en Italie des figures comme Thérèse Cédelle, l’agent la plus sérieuse et la plus compétente en France à qui l’on doit très largement le renouveau du chant français et de son rayonnement. On assiste ainsi à des paradoxes, comme des chanteurs italiens qui font carrière en territoire germanique et des slaves en Italie , et à l’absence sur la première scène italienne des rares chanteurs internationaux de référence sur le répertoire verdien. On peut aussi accuser un public qui proteste dès qu’un chanteur s’aventure sur les terres verdiennes, et qui renvoie des bordées de huées. D’une part, la Scala a aussi construit sa réputation sur ses batailles et ses broncas historiques, la bronca est bonne pour la réputation, car elle fait parler et d’autre part le public de la Scala (du moins celui du poulailler) est un des rares publics vraiment compétents et non un public de passage, c’est un public auquel on ne la compte pas et qui le fait savoir à juste raison à mon avis bruyamment. Il répond ainsi à ce que disait Paolo Grassi de ce théâtre, le comparant à un arbre dont les racines seraient en haut.
– Justement la seconde question que j’aimerais poser est celle du public de cette vénérable maison. Alors que le spectacle est remarquable,  les places chères étaient clairsemées (loges vides nombreuses à chaque étage, rangs vides nombreux en platea). Ce phénomène n’est pas nouveau et  ne s’est jamais infléchi, au contraire d’autres théâtres internationaux, aux publics beaucoup plus curieux. On ne peut oublier que la Première de Wozzeck à la Scala en 1953 – 28 ans après la création!-  (avec Mitropoulos et Gobbi, excusez du peu) a été accueillie par des huées dans ce théâtre particulièrement conservateur au public souvent peu ouvert (Wozzeck repris ensuite seulement en 1971 par Abbado). Abbado justement dont la période (1968-1986) a représenté le moment le plus ouvert et le plus notable dans l’histoire artistique des cinquante dernières années, avec des triomphes aussi bien italiens (les Rossini, Otello, Simon Boccanegra, le Bal masqué, Don Carlo) que non italiens (Wozzeck, Boris Godunov, Pélléas et Mélisande, L’amour des trois oranges, La Walkyrie) et qui fut fortement critiqué pour sa volonté d’imposer du répertoire contemporain ( Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono) et de ruiner l’orchestre (citons une des grandes phrases imbéciles extraites d’un livre de Sergio Segalini – La Scala,  Sand,1989, coll. les hauts lieux de l’Opéra: « Une trop longue fréquentation du répertoire contemporain avait altéré la cohésion entre les différents pupitres. Muti, avec courage et détermination, impose à nouveau Beethoven et Bruckner, Schumann et Brahms. Les musiciens hésitent, les premiers résultats sont peut-être contestables, mais la détermination du maestro et sa chaleur communicative ont raison de tous les obstacles. peu à peu la qualité s’améliore et atteint le niveau souhaité »). Il suffit de lire les programmes des saisons symphoniques d’Abbado et surtout d’écouter les enregistrements des années 70 de l’orchestre pour s’inscrire totalement en faux contre cette assertion.
Donc le public, notamment celui des billets les plus chers, a un problème de rapport au répertoire et surtout aux raretés, un manque de curiosité et aussi sans doute de culture. La Scala a un problème de composition de salle qui reste irrésolu malgré les progrès réalisés. Il faudrait à l’évidence moduler plus l’offre de prix dans les places les plus chères, y compris la platea et notamment les loges de côté, pour mixer les publics et ne pas faire des étages bas de la salle un point de rendez-vous mondain de la bourgeoisie milanaise. Stéphane Lissner faisait justement remarquer que 75% du public provient d’un rayon de 3km autour du théâtre, mais qu’a fait la Scala pour élargir son assise de public au quotidien? Je trouve absolument pitoyable  que pour un spectacle de cette qualité l’on ne réussisse pas à attirer plus de public, alors que pour une Tosca ou une Aida minables, c’est plein.
Après ce prélude en forme de lamentation, la lamentation de l’amoureux éternellement frustré que son théâtre préféré ne réussisse pas à se dépêtrer de ses contradictions actuelles, venons en à la soirée.
Première constatation, la direction artistique de la Scala et notamment son directeur musical ont su imposer une politique de chefs qui soit ouverte aux jeunes générations. Depuis l’arrivée de Lissner et Barenboim, avec des succès divers, mais avec constance et insistance, il faut le reconnaître, au pupitre de l’orchestre on a vu les jeunes générations italiennes et internationales: Andrea Battistoni, Daniele Rustioni, Giandandrea Noseda, Nicola Luisotti, et Daniel Harding, Omar Meir Wellber, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati. Pour la première fois, Robin Ticciati, déjà appelé plusieurs fois au pupitre  du Philharmonique de la Scala, dirigeait un opéra dans la salle du Piermarini, et il a su mettre en valeur l’orchestration luxuriante de Britten, notamment dans les magnifiques interludes qui exaltent avec clarté chaque pupitre. Il a su aussi montrer une extraordinaire subtilité dans l’interprétation en demandant à l’orchestre dont ce n’est pas le répertoire des diminuendo, des pianissimi de rêve, d’une manière particulièrement ressentie qui rend ce Britten-là mémorable. A 29 ans, Robin Ticciati montre là des qualités de chef et de « concertatore » d’une rare maturité, une technique particulièrement acérée dans le suivi du plateau, la précision du geste, visiblement appréciés de l’orchestre et de l’ensemble des protagonistes. Il est à n’en pas douter l’artisan du triomphe musical de la production avec le chœur extraordinaire dirigé par Bruno Casoni: on connaît l’excellence des masses chorales scaligères, on est époustouflé par son engagement  et sa précision musicale, chorégraphique, et scénique.

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Richard Jones est l’un des metteurs en scène en vogue aujourd’hui à l’opéra, on lui doit le Lohengrin et les Contes d’Hoffmann de Munich, le Macbeth  de Lille et de nombreuses productions pour l’ENO. Sa mise en scène de Peter Grimes est débarrassée de tout « pittoresque », son village de pêcheurs anglais est tout sauf une reconstitution attentive du type de celle de Salzbourg à Pâques en 2005 dans la production de Sir Trevor Nunn. Des architectures froides, cubiques, quelques mouettes ou albatros accrochées aux toits rappellent que nous sommes au bord de la mer. Ce qui intéresse Jones, c’est d’abord l’opposition entre la singularité de Peter Grimes et les autres, les villageois qui trompent leur ennui et bavardent, pris entre les casinos automatiques et les slots machines, les soirées où l’on boit et danse, les petits malfrats, et ces regards permanents et peu charitables envers l’autre, lorsqu’il est différent: ces gens sont ceux de toujours et donc d’aujourd’hui, ceux que Brassens appelle « les brav’s gens » dans « la mauvaise réputation »(cette chanson est d’ailleurs une véritable transposition de l’histoire de Peter Grimes). Et peu à peu on comprend que cette présence obsessionnelle de la collectivité, dès l’image initiale du procès (le chœur omniprésent à qui il impose des mouvements chorégraphiques – de Sarah Fahie d’une rare précision et d’un effet extraordinaire) est en fait une métaphore de la mer, dont on est une victime potentielle, et à qui l’on échappe pas, d’où les mouvements ondulatoires du décor, du chœur, des gens qui fluent et refluent et cette mer absente du décor est en fait présente sans cesse et finit par engloutir le protagoniste rejeté par les gens.

La foule comme métaphore de la mer: scène de la taverne "The Boar" (Au Sanglier) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

On retiendra des images puissantes, la scène extraordinaire de la taverne « The Boar »  ou la fête dans la salle municipale le « Moot Hall », la sortie de la messe du dimanche matin, les éclairages violents, brutaux, et une ambiance générale glaçante, d’où toute humanité semble absente.

Susan Gritton (Ellen) et John Graham-Hall (Peter Grimes) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Dans cet océan impitoyable, la Ellen Orford de Susan Gritton émerge, extraordinaire interprète, qui exprime un chant douloureux et fatigué: la voix est là, puissante, expressive, qui réussit à rendre la fatigue, la lassitude de celle qui renonce. Magnifique. Face à elle, la Mrs Sedley de Catherine Wyn Rodgers, qui est son opposée, un spécimen de ces brav’s gens, vulgaires, sans âme, sans bienveillance, sûre de son bon droit et de sa fausse morale: l’artiste propose une composition juste et impressionnante, elle est incontestablement l’une des « figures » du spectacle. Un très bon point pour le capitaine Balstrode intense de Christopher Purves, belle voix de baryton, chaude, bien posée, à l’émission claire, à la belle présence, quant au Peter Grimes de John Graham-Hall (premio Abbiati de la critique italienne pour son incarnation dans Death in Venice la saison dernière: la Scala fait découvrir peu à peu à son public le répertoire de Britten), il ne me fait pas oublier Jon Vickers, totalement insurpassable dans ce rôle qu’il avait fait sien, fait de déchirure, de violence incompressible, de tristesse infinie. Mais John Graham-Hall tient largement sa place, il compose un personnage intense, magnifiquement joué et interprété, avec ses excès, ses lacérations, son rêve complètement intériorisé, son incapacité à communiquer, ses gestes brutaux, dans la violence comme dans la sentimentalité: la voix est puissante, expressive, avec une diction et une projection exemplaires. Même si le timbre n’est pas totalement séduisant,  le rôle reste parfaitement dominé, avec cependant  de menus problèmes de justesse quelquefois . Une jolie découverte d’un artiste spécialisé dans les rôles de ténors d’opéras souvent à la marge du grand répertoire.
Tout le reste de la distribution n’appelle que des éloges, avec un petit signe d’émotion pour la Auntie douce amère de la grande Felicity Palmer (classe 1944), qui reste un exemple de présence scénique prodigieuse, et des deux jeunes nièces, fraiches et justes (Ida Falke Winland, Simona Mihai), ainsi que pour le pharmacien de Ned Keene.
Au total, on peut dire seulement que les nombreux absents ont eu bien tort: quand un opéra réunit dans l’excellence et l’intensité à la fois mise en scène, les chanteurs et direction musicale, on doit y courir. Sans nul doute l’une des soirées mémorables des dernières années à la Scala.
Il reste deux représentations, le 5 et le 7 juin, il y a toutes les places qu’on veut. Allez-y, cela vaut vraiment le voyage!

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©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

BAYERISCHE STAATSOPER 2011-2012 A LA TV (ARTE): LES CONTES D’HOFFMANN de J.OFFENBACH, avec Rolando VILLAZON et Diana DAMRAU le 29 décembre 2011 (Ms. en scène Richard JONES, dir.mus Constantinos CARYDIS)

Acte d’Olympia (Photo Bayerische Staatsoper)

Juste quelques mots. J’étais bien curieux d’écouter Rolando Villazon dont on a dit tout et le contraire de tout ces dernières années. Les Contes d’Hoffmann était avant sa maladie un de ses chevaux de bataille. La production nouvelle de Richard Jones, dirigée par Constantinos Carydis, bénéficiait, outre de Rolando Villazon, de Diana Damrau dans les trois rôles et de l’excellent John Releya dans les rôles noirs de Coppelius, Dappertutto, Miracle, le tout dans la version de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, autant dire l’édition la plus récente et la plus fidèle à l’original, bénéficiant de la musique retrouvée au château de Cormatin qui donne à l’œuvre un aspect plus noir, moins brillant que dans les versions habituelles, mais pour cette série de représentations, frappée de coupures indignes d’un théâtre de ce niveau.
Je vous épargnerai le roman des Contes d’Hoffmann, en confessant ma préférence pour les anciennes versions: la suppression de certains airs ou ensembles de l’acte de Giulietta me frustrent…Mais voilà, la fidélité à l’œuvre ne va pas toujours de pair avec ce que notre goût a construit à travers les années…
La production de Richard Jones, qui dans un espace unique réussit à construire des univers différents qui naissent de l’imagination poétique d’Hoffmann, un palais noir pour Antonia, une maison de poupée où évoluent un Hoffmann et un Nicklausse en culotte courtes, beaucoup de couleur, des idées intéressantes çà et là, sans être un travail transcendant. J’ai bien aimé John Releya, qui a la voix du rôle du méchant, même s’il en fait un peu trop. J’ai beaucoup aimé Angela Brower qui malgré un français hésitant donne une interprétation intense et stylée, un nom à retenir. Diana Damrau, à l’instar de Sills ou Sutherland, reprend les quatre rôles , réussit une vraie performance. Pourtant si on l’attendait dans l’acte de Olympia, elle semble avoir perdu sa légendaire qualité de coloratura, même si les notes sont là (un peu dures dans le suraigu), c’est dans l’acte d’Antonia, mon préféré, qu’elle arrive à la fois à donner intensité et poésie à ce rôle qui est le plus tragique de la partition, et sans doute le plus épais psychologiquement, une vraie performance! Elle est plus gênée dans Giulietta, qui ne lui convient peut-être pas.
Acte d’Antonia (Photo Bayerische Staatsoper)

Reste Villazon, dont les Cassandre prévoyaient annulation totale ou partielle, et qui par bonheur a chanté toutes les représentations. La voix est là incontestablement, et ne marque pas de signes de fatigue, même si le volume semble avoir sensiblement diminué. Les notes suraiguës sont négociées plus qu’affrontées, mais pour le reste, il n’y a rien a dire et on retrouve l’intensité du chanteur, qui bravement se lance dans un rôle qui l’a marqué et dont on pensait qu’il ne pourrait plus le chanter. On est très heureux de retrouver cette force de la nature, qui a encore une incroyable prise sur le public à entendre l’ovation qu’il reçoit. C’est qu’il garde cet engagement qui en fait une bête de scène, avec quelquefois peut-être des outrances (il bouge toujours autant!), mais aussi des gestes d’une justesse frappante (dans l’acte d’Olympia, où il est habillé en jeune enfant, il se gratte le mollet avec l’autre jambe comme un enfant gêné avec un geste d’une délicieuse gaucherie, chapeau l’artiste) .

Acte de Giulietta (Photo Bayerische Staatsoper)

Il reste à souhaiter qu’il se ménage, pour pouvoir continuer à chanter longtemps, et qu’il ne se brûle pas sur les planches, comme on pouvait le craindre en voyant évoluer sa carrière.

La direction de Constantinos Carydis ne m’est pas apparue (à la TV) avoir un relief particulier, j’y ai remarqué un tempo plutôt lent en général avec des accélérations brutales, sans dessein général, malgré un orchestre et un chœur excellents dans l’ensemble. Mais je le répète, l’orchestre sonne souvent bien autrement en salle qu’à la TV.

Au total néanmoins une agréable soirée TV de semaine de fêtes, qui devrait se conclure toujours sur ARTE  par une Fledermaus ( mais l’acte II seulement, drôle d’idée) en direct de Vienne dans la mise en scène légendaire et rafraîchie d’Otto Schenk.