METROPOLITAN OPERA 2015-2016 (HD au CINÉMA): ELEKTRA de Richard STRAUSS le 30 AVRIL 2016 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

10 ans que MET HD existe. C’est sans doute le succès le plus marquant de Peter Gelb puisque l’idée a essaimé dans la plupart des grands théâtres, même si seul le MET a vraiment une saison structurée de projections en direct ou en léger différé. Dans une ville comme Grenoble, avec une vraie tradition théâtrale et chorégraphique, mais sans tradition d’opéra et sans opéra digne de ce nom depuis que Minkowski a quitté le navire, les projections du MET sont les seules possibilités, à moins de parcourir les 100 km qui séparent de Lyon.
Pourtant,  le MET a des problèmes de remplissage, de répertoire et de public, plus que d’autres théâtres comparables. Peter Gelb a des difficultés à renouveler un public vieillissant, malgré ses efforts (même s’ils sont localement critiqués) pour rajeunir les productions et ouvrir vers un théâtre moins traditionnel ou poussiéreux. Que les deux dernières productions de Patrice Chéreau, De la maison des morts et Elektra aient été proposées sur la scène du MET est un signe notable d’évolution. On verra prochainement l’effet de la production Trelinski (Baden-Baden) du Tristan und Isolde auprès du public.
Elektra de Chéreau est la production devenue son testament artistique: elle a tourné à Aix, à la Scala, au MET, et s’apprête à gagner Helsinki, Berlin et Barcelone. Partout, elle « tourne » avec l’essentiel des participants à la production originale d’Aix. À New York, consommateur de grands noms, c’est Nina Stemme qui a repris le rôle créé par Evelyn Herlitzius, pratiquement inconnue du public américain.
Patrice Chéreau, je l’ai écrit souvent, détestait ne pas être associé à une reprise de ses spectacles et avait l’habitude d’assister plus ou moins à toutes les représentations. Il ne fait pas de doute qu’il aurait longuement travaillé avec Nina Stemme pour cette reprise et que le seul fait que Nina Stemme ait embrassé la production sans jamais avoir travaillé avec Patrice Chéreau est contradictoire avec ce qui était la philosophie même de son travail théâtral. Mais le destin et les exigences des coproductions ont fait le reste. Même si la production a été reprise dans ses détails, même si il en existe une vidéo d’Aix, rien ne pourrait remplacer le travail avec le metteur en scène, dont on sait quelles impressions et quelles traces il laissait auprès des artistes qui travaillaient avec lui. Le physique, les gestes, le visage même de Nina Stemme n’ont rien à voir avec ce qu’est et ce que fait Herlitzius;  Chéreau, j’en suis intimement persuadé, aurait adapté et changé bien des moments, pour coller au mieux à la personnalité de la chanteuse. C’est ce qu’a tenté Vincent Huguet chargé de reprendre la mise en scène après avoir assisté Chéreau à Aix, avec une équipe partiellement renouvelée.
J’ai longuement rendu compte de ce spectacle en son temps (Je renvoie le lecteur aux comptes rendus de Aix et Milan) et il est évidemment hors de question de revenir en détails sur ce travail ; par ailleurs, une vision sur grand écran, même en direct, ne saurait remplacer l’expérience de spectateur en salle, Néanmoins, il y a suffisamment « d’indices » pour tenter d’émettre une opinion qui pour n’être que partielle, s’efforce de rendre justice au spectacle magnifique du MET.
Car c’est un magnifique spectacle et la production reste fascinante à bien des égards. Le premier point c’est que – et c’était déjà vrai à Aix – c’est une production de pur théâtre et de pure « Personenregie » : il y a un incroyable travail sur les personnages et sur les ambiances, aidé en cela par les éclairages de Dominique Bruguière et le décor à la fois épuré et varié de Richard Peduzzi, un espace tragique avec ses deux niveaux (Appia…), celui d’Elektra et celui de la Reine comme un second espace théâtral . De fait, Elektra ne piétine cet espace qu’à la mort de Clytemnestre, dont le royal cadavre occupe la scène en son centre de gravité alors que celui d’Egisthe gît au niveau « bas », des médiocres ou des chiens…(amusant d’ailleurs comment la traduction des sous titres atténue la portée du texte original en plusieurs points, traduisant notamment « chiens » par « les plus humbles »). Quand Clytemnestre descend au niveau d’Elektra, cela prend évidemment tout son sens; quant au niveau d’Elektra, il est le sol et le sous sol, le sol et la terre, monde humain et monde des morts…

Chéreau créé une ambiance aussi en multipliant les personnages muets ou secondaires : la première scène avec son bruit de balai obsessionnel, les moments où les autres comme un chœur muet, regardent les affrontements sont essentiels pour créer une atmosphère : cette « technique » rend très lourde l’ambiance, car elle se reflète sur les autres, sur leurs gestes, sur leur manière de se cacher dans l’ombre ou d’être rejetés le long des murs, et c’est à eux qu’on mesure le degré de tension. Chéreau l’avait d’ailleurs utilisée dans Die Walküre à Bayreuth lors de l’entrée de Hunding accompagné de sa « meute » de compagnons, qui immédiatement isolait Siegmund et Sieglinde. Cela suppose aussi qu’un travail très précis a été effectué sur chaque personnage, même muet, sur chaque servante, dans une sorte de chorégraphie de second plan jouant avec les ombres et lumières qui donne la mesure de la profondeur du travail théâtral effectué. En effet, rien n’est laissé au hasard dans le travail de Chéreau dans la mesure où chaque personnage fait partie du projet global et contribue à la construction de l’œuvre, il n’y a ni hasard, ni éléments négligés en scène. En 2013, voire en 2016, on peut encore faire un théâtre total qui ne soit « que » théâtre, rien que théâtre, mais tout le théâtre, avec ses trois murs et son quatrième, sans les technologies du jour. Rassurant.

Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Mais bien évidemment, ce sont d’abord les trois personnages centraux qui intéressent. La prise de vue permet de se concentrer sur les visages et sur des détails de jeu que l’on peut difficilement remarquer dans une salle aussi vaste que le MET, mais qui pouvaient aussi échapper à la Scala ou même à Aix. La Chrysothémis d’Adrianne Pieczonka qui n’a rien à voir avec l’incroyable Rysanek à Paris avec Böhm en 1974 et 1975, mais aussi ailleurs, fait preuve ici d’un engagement et d’une humanité confondantes. Bien plus à l’aise qu’à Aix, et aussi présente, émouvante, bouleversante qu’à la Scala, Pieczonka désormais domine tout le rôle, où elle est époustouflante notamment dans les derniers moments. Il faut évidemment jouer la différence avec Elektra, différence de style et de personnage, différence vocale aussi, avec plus de lyrisme et de jeunesse. Entre Nilsson et Rysanek, c’était un combat de monstres, inoubliables, mais elles étaient (presque) interchangeables, et d’ailleurs, Rysanek fut – une fois, au cinéma- Elektra avec le même Böhm. Ici les deux voix sont différentes, moins sans doute entre Stemme et Pieczonka qu’avec Herlitzius à l’organe plus métallique et un peu déglingué (!). Il reste que Pieczonka est vraiment magnifique, tendue, et qu’elle joue de son corps et de son visage avec une précision telle qu’on voit qu’elle a travaillé depuis le départ avec Chéreau.

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Waltraud Meier est dans ce rôle simplement incroyable. Celui qui affirmerait (il y en a…) qu’elle n’est pas une Clytemnestre me fait sourire, sinon rire aux éclats. Elle est une Clytemnestre particulière, comme l’a voulue Chéreau, une femme et pas un monstre, avec ses angoisses, son humanité (oui, elle ! maman Atride, elle est humanité), elle exprime tout, parole après parole, une parole mâchée, distillée, pesée et soupesée, avec des regards d’une indulgence lisible envers sa fille, et en même temps, la crainte, la tension : alors oui, elle n’est jamais extérieure, ce n’est pas la Clytemnestre expressionniste digne d’un tableau de Munch, c’est une Clytemnestre royale, mais hésitante, mais apeurée, – et donc dangereuse -, une mère qui hésite entre distance et affection (voir comme elle caresse les cheveux d’electra !) et une chanteuse dans la pleine possession de ses moyens vocaux, sans une scorie, sans une hésitation, sans un blanc dans la ligne de chant ; simplement un chef d’œuvre, qui sans doute ne serait pas ce personnage-là sans l’osmose profonde et vivante avec le travail de Chéreau, mais Waltraud Meier a un sens inné du théâtre et de la parole, ainsi que de la force d’un corps posé sur une scène. Un personnage unique.

Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Nina Stemme était Elektra. Vocalement, il n’y a rien a reprocher à cette voix franche, ronde, à l’étendue incroyable, et que la stimulation du jeu entraîne vers des sommets qu’on ne lui connaissait pas, vocalement plus que convaincant. Est-ce pour autant une Elektra ? J’avoue nourrir non des doutes (ce serait ridicule) mais des réserves par rapport aux Elektra aimées (Behrens, Jones, Nilsson). J’ai écouté avec attention, j’ai été impressionné par certains mouvements et certains moments de climax, mais jamais ni secoué ni ému. D’abord, et là, on voit que Chéreau manque, ses expressions de visage, regardant dans le lointain, tendues sont répétitives au point qu’on se demande si, Chéreau ou pas, elle ne propose pas le même personnage interchangeable à toutes ses Elektra. Ensuite, elle est sans conteste plus distante, moins prête corporellement à tout comme pouvait l’être une Herlitzius. Son rapport à Clytemnestre est moins charnel, moins affectif, moins fusionnel parfois, ses échanges avec Chrysothémis moins physiques. Elle joue très bien, elle chante magnifiquement mais elle n’est pas une incarnation, comme pouvaient l’être ses deux autres collègues. La personnalité est tellement différente de celle d’Herlitzius qu’il faut vraiment créer pour elle des mouvements nouveaux, parce qu’elle est plus froide et plus perceptiblement réservée, Herlitzius livrait ses tripes et tout son corps au service de l’incarnation, elle chantait, hurlait, grinçait, dans une folie étourdissante. Stemme est moins « tripale ». Si je rassemble mes souvenirs, Nilsson jouait bien plus qu’on ne croit, elle savait avoir des gestes, des mouvements, une émotion qui accompagnaient son incroyable voix dont nul disque ne saura rendre compte. Behrens avait une réserve plus grande, mais avec une puissance intérieure que Stemme n’a pas, tant on la sent « jouer » et non « être ». Son chant est exceptionnel, mais dans Elektra, il faut aller tout le temps au-delà des notes et au-delà du chant.
Et puis il y avait autour de ces trois monstres un entourage sensiblement modifié. On a retrouvé avec plaisir et émotion la 5ème servante-nourrice de Roberta Alexander, merveilleuse d’humanité par les gestes, par l’allure, par la simplicité bouleversante. Orest n’est plus ni l’immense René Pape, ni  la figure de jeunesse qu’était Mikhail Petrenko, mais une sorte de figure de l’Autre, de celui qui veut rester extérieur à cette famille, et en ce sens, un Orest noir et son serviteur noir servent cette altérité dans ce monde monstrueux mais uniforme.

Ouest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET

On comprend de suite qu’Orest ne pourra rester dans cette ambiance étouffante et fermée, simplement parce qu’il n’est plus de ce monde-là et qu’il ne veut pas y appartenir. Mais ce qui frappe chez Eric Owens, outre la voix de basse somptueuse qui en fait sans doute le meilleur Alberich d’aujourd’hui, c’est l’incroyable émotion qu’il diffuse, notamment par les gestes hésitants, par les regards furtifs et indulgents, par une infinie tendresse, visible, qui contraste avec le « devoir » meurtrier qui l’appelle. La scène avec Elektra est grâce à lui, grâce à cette sorte de gaucherie qu’il affiche, l’une des plus belles et des plus sensibles qu’il m’ait été donné de voir. Un grand Orest.
J’ai un peu plus de réserves sur l’Aegisth de Burkhard Ulrich, qui articule et dit très bien le texte, mais qui n’a peut-être pas la couleur voulue, pour un rôle court mais où un ténor de caractère doit dessiner en peu de mots le pouvoir, la méchanceté et la veulerie. Il est presque trop bien, cet Aegisth!
Pas de remarques particulières pour les rôles de complément sinon qu’évidemment on regrette les ombres du passé que sont Mazura et Mac Intyre, mais on ne peut tout avoir. On reverra Franz Mazura cet automne à Berlin.
Esa Pekka Salonen était à la tête du bel orchestre du MET. Sans avoir toujours la tension  nerveuse que savait imposer un Karl Böhm à cette partition, qui reste pour moi un absolu, totalement incomparable à quiconque, même à Abbado qui signa de grandes Elektra  des trente dernières années (à Vienne, Salzbourg, Florence), Esa Pekka Salonen a la précision, la clarté qui révèle la construction instrumentale, bien sûr tirant vers la seconde école de Vienne, mais pas seulement : il y a des moments où l’instrument est seul, au milieu du silence, qui sont particulièrement marquants. Enfin, le chef a travaillé avec Chéreau et connaît la pulsation de la mise en scène et son rythme, auquel il colle. Grand moment musical, même si le son, émergeant seulement de l’écran, manquait du relief qu’il a habituellement dans ce type de projection, et donc qu’on ne put profiter pleinement de cet orchestre.

Cette projection confirme la force d’une production qui reste en dépit des modifications de cast, un emblème de ce que doit être un travail de théâtre à l’opéra. Que la mort qui est passée par là ait fixé pour toujours ce spectacle comme LE spectacle-marque de Chéreau, c’est évidemment un effet hélas « médiatique » qui va permettre de gloser longtemps dessus. Il reste que ce spectacle, par sa perfection-même et sa puissance évocatoire et émotive, marque la fin d’un type d’approche au-delà de laquelle on ne peut aller et donne la mesure de l’infinie médiocrité de certaines autres productions.
Que l’Elektra de Chéreau fasse le tour de la terre, et soit en même temps et  théâtre et mémoire, est sans doute une chance, cela montre ce que Chéreau fut, et la puissance de ses spectacles par delà la vie et la mort.
Patrice…Patrice, wo bist du ? [wpsr_facebook]

Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes « vinyles ».
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: MANON de Jules MASSENET le 21 MARS 2015 (Dir.mus: Emmanuel VILLAUME, Ms en scène: Laurent PELLY)

Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Avouons le, Manon de Massenet n’est pas l’un de mes opéras de l’île déserte. Mais étant sur place, j’ai voulu en profiter pour voir cette représentation coincée à 12h30 entre l’Ernani de la veille et les Contes d’Hoffmann du jour, dirigés par James Levine.
Et j’ai été bien inspiré car ce fut une belle et grande représentation.
Les matinées du samedi au MET ont un public fait de très jeunes et de très vieux, très typé, très aidé par le personnel de salle, toujours nombreux et sympathique, il y a une vraie ambiance, sympathique au demeurant. Le MET n’est pas un théâtre snob, ou très chic et très habillé ; le public y est spontané et chaleureux, même si à la différence de Munich, il ne s’attarde jamais au baisser de rideau final, mais réserve ses applaudissements les plus chaleureux durant la représentation, quelquefois à scène ouverte pour un décor, quelquefois même saluant l’entrée d’un chanteur. Bref, chaque théâtre a ses habitudes et j’aime bien cette ambiance, les bousculades à la MET Shop pour acheter les produits dérivés multiples, et même des variations sur les costumes de scène. Il y a avait vraiment beaucoup de monde en ce samedi midi.

Cours la Reine (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Cours la Reine (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

La production est bien connue, c’est celle de Laurent Pelly qu’on a vue à la Scala notamment en 2012 (voir mon compte rendu d’alors http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=3580). J’avais été assez sévère avec la mise en scène de Laurent Pelly. À distance, je le suis un peu moins, à moins que l’excellence musicale n’ait adouci mon jugement. Ce n’est pas un des travaux de référence de Pelly, mais il y a tout de même une distance assez ironique, une peinture des personnages, notamment secondaires, plutôt sarcastique (excellent Christophe Mortagne dans Guillot de Morfontaine), sans illusion, avec des moments réussis (le premier acte, très bien réglé, l’hôtel de Transylvanie, très acrobatique dans un espace relativement réduit), d’autres moins (Le Cours la Reine, malgré de jolis mouvements du chœur d’homme devant Manon), une vision plus évocatoire que réaliste, projetée au XIXème à l’époque de Massenet, dans une « belle » époque, bien décadente comme le XVIIIème de Prévost. Massenet stylise moins l’histoire que Puccini, rentre plus dans le détail, est moins elliptique, et s’intéresse beaucoup aux personnages secondaires qui gravitent autour le l’héroïne, Lescaut, le père Des Grieux, les chœur des femmes à Saint Sulpice, ou bien sûr Brétigny et Morfontaine, personnage ridicule, comique et fort dangereux à qui Manon devra sa ruine. Au total j’ai plus accroché à Pelly cette fois qu’il y a trois ans à Milan.
Mais c’est bien plus les aspects musicaux que j’ai trouvés ici très convaincants, à commencer par la direction musicale d’Emmanuel Villaume. Je sais depuis longtemps que c’est un chef intéressant, j’ai par exemple écouté son dernier enregistrement de Iolanta de Tchaïkovski avec Anna Netrebko et j’en conseille vivement l’achat aux mélomanes. Sa direction est vraiment étonnante de couleur, de tension, de vivacité, de poésie.
Ici, dès le prélude, cette musique souvent raillée par un snobisme de mélomane germanophile est prise ici au sérieux, avec sa générosité, son éclat, la luxuriance de ses détails ; ce qui me frappe dans la direction de Villaume c’est la luminosité d’une direction qui jamais ne relâche la tension, qui accompagne le plateau, qui sait exprimer la situation avec le pathos voulu, mais sans être démonstrative ni vulgaire, c’est au contraire d’une rare élégance.
Mais ce qui frappe plus qui comme moi n’est pas trop proche de cette musique (j’aime beaucoup Werther, Don Quichotte, mais le reste moins), c’est qu’il révèle des multiples détails de la partition, et il en ressort une richesse inattendue. Je sais que les lecteurs amateurs de Massenet ne vont trouver là rien que très normal, mais jamais quelqu’un n’avait autant focalisé mon attention sur les raffinements de cette musique, et sur les multiples signes qui nous invitent à une audition débarrassée des idées préconçues. Grâce à la direction d’Emmanuel Villaume, je vais essayer de me plonger de manière plus attentive sur cet univers que je trouvais vaguement ennuyeux. Ici je ne me suis pas ennuyé une seconde à l’écoute de l’orchestre, avec des sommets (l’acte de Saint Sulpice, bien entendu, mais aussi le deuxième acte, très tendu, très senti) et de très beaux moments (le dernier acte).

Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Il est vrai qu’il est servi par une distribution remarquable, avec des rôles de second plan très bien tenus, j’ai parlé du Guillot de Morfontaine désopilant et plein de relief de Christophe Mortagne qui obtient un grand succès mérité, Nicolas Testé en père noble qui rappelle Germont est aussi remarquable. On est d’ailleurs frappé dans la scène de l’hôtel de Transylvanie par le souvenir qu’a Massenet de la fête chez Flora à l’acte II de la Traviata. Russell Braun est un bon Lescaut (il l’était aussi à la Scala), tandis que le Brétigny de Dwayne Croft est un peu plus pâlichon. Chœur et ballet sont impeccables, les mouvements du chœur sont très bien réglés.
Quant au couple Manon-Des Grieux, qui malgré tout et surtout l’apparente importance laissée aux personnages secondaires, fait tout l’opéra, c’est Diana Damrau et Vittorio Grigolo. Les écarts stylistiques de Grigolo auxquels il nous a habitués et sa totale étrangeté à un style aussi contrôlé que le style français laissait craindre quelques bizarreries. Une seule, mais de taille, le long cri animal qui clôt l’opéra à la mort de Manon qui sonne Mascagni ou Leoncavallo, mais pas vraiment Massenet.

Car Grigolo a (un peu) tendance à rendre son chant un peu vériste. Mais soyons honnêtes et reconnaissons que son Des Grieux est bien plus contrôlé et bien plus émouvant que ce à quoi je m’attendais. Une diction impeccable, malgré un léger accent, une frâicheur, une spontanéité, une jeunesse dans le personnage qu’on n’avait pas vue depuis très longtemps, et sur les aspects strictement techniques, un style amélioré, un effort net pour dompter la voix, pour maîtriser des mezze voci, des notes filées, pour contrôler la parole, le tout couronné à la fois par une puissance vocale marquée, et par un timbre lumineux et chaleureux. Moi qui ai toujours eu des réserves sur ce chanteur, je l’ai trouvé ici convaincant voire émouvant. Son Des Grieux est une réussite, même si il nous a encore gratifiés de saluts bondissant, à genoux bras écartés attrapant les bravos comme autant de bouquets lancés. Pour cette fois, il lui sera beaucoup pardonné.

Scène de Saint Sulpice (final)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Scène de Saint Sulpice (final) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Quant à Diana Damrau, qui m’a émerveillé dans Lucia di Lammermoor il y a un mois à Munich, elle est dans Manon évidemment remarquable de style, de technique et d’engagement scénique : elle est vraiment naturelle et spontanée, aussi bien en petite ado un peu perverse (Acte I) qu’en femme plus mûre et arrivée (acte III) ou qu’en amoureuse éperdue (acte III toujours, à Saint Sulpice). Quelques problèmes de diction cependant pour mon goût : on ne comprend pas tout, en tous cas moins qu’en italien aussi bien dans Traviata que dans Lucia. Il reste que la prestation, sans être équivalente au sommet atteint par sa Lucia est très émouvante, très engagée et forme avec Grigolo un beau couple, très crédible et naturellement fort musical. Ils ont obtenu un triomphe mérité, comme l’ensemble de la production, qui m’a rapproché (un peu) de cette musique qui ne m’émeut pas en général.
Tout de même, dans quel théâtre du jour au lendemain peut-on voir et entendre des prestations d’un tel niveau dans des répertoires si divers. C’est bien là le caractère exceptionnel du MET, Disneyland lyrique, comme disent certains, mais pour ma part j’aime et j’ai toujours aimé et Disney et Disneyland, et surtout les attractions de ce niveau qui, elles, ne mentent pas. Je n’ai pas boudé mon plaisir et j’en suis fort satisfait.[wpsr_facebook]

Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 23 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE, Ms en scène: Otto SCHENK)

Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera
Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera

On ne reviendra pas sur la complexité des Meistersinger von Nürnberg, labourée de manière approfondie lors du compte rendu de l’excellente production de Tobias Kratzer  à Karlsruhe (voir le texte) qui posait la question centrale de l’interprétation et de la réception de l’œuvre. C’est bien la question fondamentale qui est posée ici par la production d’Otto Schenk qui a à peine plus de 20 ans, et qui pourrait en avoir 40, 50, 80 tant elle respire la poussière à première vue. S’il y avait des toiles peintes, on dirait qu’on l’a sortie du XIXème.

Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera

Mais les décors, signés du grand Günther Schneider Siemssen, sont construits, et de manière si impressionnante qu’ils provoquent encore aujourd’hui au MET des applaudissements à scène ouverte (au lever de rideau du 2ème acte et à la Festwiese). Nous sommes dans l’hyperréalisme, il ne manque pas un bouton de guêtre (normal vu que Sachs est cordonnier), pas un géranium, pas un colombage, comme si la comédie devait être par force réaliste. Déjà Wieland Wagner 40 ans avant la première de cette production au MET avait remis en cause cet axiome.
Plus profondément, cette production qui on va le voir, n’est pas complètement has been, pose la question de la modernité au MET, qui en ce moment éprouve de graves difficultés identitaires. Peter Gelb a essayé de moderniser les spectacles par tous les moyens, s’associant à des théâtres européens pour certaines productions (De la Maison des morts, Chéreau) faisant appel à des metteurs en scènes à la mode (Tcherniakov) ou modernes au sens de Broadway. C’est pourtant cette production sans âge qu’on applaudit avec ferveur…Problème de public qui vieillit sans être remplacé, problème d’éducation au théâtre et de tradition de cette scène qui a longtemps considéré la mise en scène comme une mise en image d’une version de concert, ou qui a confondu mise en scène et grand spectacle avec foule, couleurs et beaux décors (voir aussi La Bohème de Zeffirelli).

Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera

La salle était loin d’être complète : rangs entiers vides, spectateurs quittant par grappes le théâtre au 2ème entracte ou vers 23h30 (derniers trains de banlieue ?) alors que le spectacle se terminait vers minuit. Et pourtant, indescriptible triomphe autour du chef et de la distribution réunie. Mais à l’opéra, le pari de la musique ne suffit pas.
Je le dis et le répète à longueur de textes, Otto Schenk, très traditionnel dans sa vision, n’est pas néanmoins un mauvais metteur en scène. D’abord par le soin extrême apporté aux détails, aux petits faits vrais, il rend son travail très vivant, mais aussi grâce à l’individualisation des foules, enfants qui jouent, jeux de regards, échanges entre les gens, il fait un vrai travail de théâtre au miroir, permettant aux spectateurs de se reconnaître: la sortie de la messe au 1er acte en est un exemple.

Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Chacun a quelque chose à faire, il se passe toujours quelque chose. Ensuite par la caractérisation des personnages, jamais forcée, jamais exagérée, même pour Beckmesser, magnifiquement personnifié, incarné même par Johannes Martin Kränzle, fantastique acteur, naturel, ridicule mais pas trop, pathétique mais pas trop. La Eva (chantée ici par Annette Dasch) est aussi très bien dessinée, dans sa séduction trouble envers Hans Sachs et Schenk touche là à ce que Kratzer avait noté sur l’ambiguïté du personnage, sur ses hésitations, sur sa gentille rouerie aussi. Le jeu de Dasch s’adapte parfaitement à cette complexité là. La mise en scène d’Otto Schenk (ou ce qu’il en reste après 20 ans), n’est pas aussi fine pour Hans Sachs, dont il ne travaille peut-être pas assez les contradictions et les doutes, les colères et les troubles, ni pour Walther, mais vu les dons d’acteur limités de Johan Botha, c’est peut-être plus sûr et le personnage lui-même est moins intéressant.

Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera

En tous cas, tout n’est pas méprisable dans ce travail, même s’il faut bien dire aussi qu’on y retrouve au premier degré, ce sur quoi ironisait Kratzer dans son deuxième acte à Karlsruhe quand il évoquait les mises en scène réalistes ou archéologiques (rondes des apprentis, farces bon enfant etc…).
Il reste qu’on est bien dans la comédie et que, c’est à noter, le public répond, rit beaucoup, est bien plus participatif que le public européen, sans doute blasé, notamment en Allemagne. Die Meistersinger sont tellement rares hors d’Allemagne que cela ne se pose même pas ailleurs. On soulignera donc les décors monumentaux des premier et deuxième acte : la rue de Nuremberg est incroyable… et au troisième acte la maison de Sachs, pleine à craquer de toutes sortes d’objets. Seule la Festwiese manque à mon avis d’espace, bloquée en arrière plan par le rempart, qui permet de concentrer le chœur au premier plan et de voir enfin un vrai défilé des corporations au lieu des élucubrations à la Katharina Wagner (!). En fait, c’est un concentré des mises en scène qu’on voyait dans les années 50, 70 ou 80, comme celle d’August Everding à Munich ou comme celle(s) de Wolfgang Wagner à Bayreuth. La mise en scène de Schenk n’est jamais ridicule, même si je n’en défends pas les options. Il me semble cependant que le final du 2ème acte manque de rythme scénique : en la matière, Wolfgang Wagner avait réussi à Bayreuth dans le genre un final époustouflant au crescendo scénique d’une redoutable précision qui accompagnait le crescendo musical. Jamais vu mieux depuis. Et ici, le chœur chantant d’un côté et les danseurs ou les mimes se battant au centre donnent une impression d’artificiel : quand, comme chez Wolfgang Wagner, le chœur se déchainait en chantant, l’impression était bien plus forte et bien plus folle. À part ce moment, l’ensemble est passable, illustratif, mais jamais ennuyeux, ce qui est un tour de force vu le genre suranné de ce travail.
C’est que musicalement, nous sommes vraiment au sommet.
C’est bien la marque du MET que d’avoir toujours défendu au plus haut niveau l’excellence musicale et le parfait équilibre des distributions, dans un parti pris idéologique qui fait de toute représentation d’opéra une représentation de concert illustrée. La distribution réunie est sans doute l’une des meilleures que l’on puisse voir, à partir des excellents seconds rôles tenus par des chanteurs plus ou moins maison comme la très bonne Magdalena de Karen Cargill , voix grave, beau timbre, jolie présence et le non moins excellent David de Paul Appleby, voix bien posée et projetée, jolis aigus, jeu déluré . Un futur Mime ?

Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Le Pogner de Hans-Peter König, a sa belle voix grave, chaude, à la couleur toujours très humaine. Ce chanteur a le privilège d’humaniser chaque personnage qu’il aborde. Un méchant chanté par König n’est jamais tout à fait méchant, quelque chose en lui sonne fragile et tendre, comme son Hunding sur cette même scène dans la mise en scène de Lepage. Son Pogner est émouvant, souriant, rassurant. Belle figure.
On aura aussi noté Martin Gantner, qui a fait les beaux soirs de Zurich, excellent Kothner et le très bon Nachtwächter de Matthew Rose à la voix profonde et juvénile.
Johannes Martin Kränzle, sans avoir le timbre séduisant et la parfaite diction des grands Beckmesser (Hermann Prey, Michael Volle), a une voix forte et bien projetée, un naturel confondant en scène, une expressivité unique dans son chant, il est incarnation encore plus qu’interprétation. Il propose un Beckmesser un peu pataud, qui fait souvent sourire et quelquefois rire, et il a la qualité des grands : il sait dire un texte, en le jouant, en le distillant, avec une présence rare. Grand moment.

Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera
Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera

Eva est sans doute l’un des rôles les plus accomplis d’Annette Dasch. Elle est totalement convaincante car le rôle sied parfaitement à sa voix, elle y est émouvante, délicate, énergique : on se demande pourquoi Bayreuth qui l’a utilisée pour une Elsa où elle n’est pas à 100% de ses moyens a usé des Eva inutiles pendant cinq ans alors qu’elle est splendide. Une voix pure, bien placée, magnifiquement projetée : elle est sublime dans le quintette et vive, naturelle, jeune, fraiche en scène notamment dans le deuxième acte. Elle s’est emparée du personnage pour lui donner une vraie présence. J’avais dans mon souvenir Harteros dans ce rôle où elle était extraordinaire, j’y rajoute Annette Dasch. C’est pour moi aujourd’hui la meilleure des Eva.

Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera

À côté sans doute du meilleur des Walther, Johan Botha, extraordinaire. Dans une mise en scène qui ne lui demande que de se planter sur scène, il est totalement bluffant, les aigus sortent avec une facilité confondante, le timbre est velouté, il est Walther, avec une suavité que je n’ai pas connue depuis longtemps. Vogt était magnifique, comme il l’est dans Lohengrin, et il jouait, mais je crois que sur le plan purement vocal et stylistique, Botha est ici supérieur. Il a d’ailleurs remporté un phénoménal succès.

Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) acte III © Ken Howard /Metropolitan Opera

Vu d’Europe, on pensait James Morris en retraite, il a été à un moment l’un des plus beaux Wotan qui soit, un miracle de style. J’ai toujours aimé cette voix claire et étendue, cette délicatesse. Il a certes un peu vieilli, mais il a gardé ce qui faisait son prix : un chant d’une élégance unique, d’une douceur ineffable, un timbre d’une clarté étonnante pour un baryton basse. Il est un Sachs au-delà, qui a dépassé les crises, un sage distancié, rien à voir avec Renatus Meszar à Karlsruhe, ardent, amoureux, révolté, rien à voir même avec la personnalité forte et virile d’un Michael Volle. Il est ailleurs. Certes, le rôle est écrasant et les aigus les plus hauts lui sont difficiles, la voix bouge un peu, certaines attaques n’ont plus la netteté d’antan, notamment dans le troisième acte mais quelle noblesse de chant, quelle attention au texte, quelle clarté dans l’expression : son monologue du troisième acte est à ce titre anthologique. Un pur produit de la formation américaine, d’une propreté presque inaccessible. Un chant qui par le soin donné à chaque parole, est émouvant. Quel plaisir de l’entendre et d’entendre encore des qualités globales qui restent rares.
Et au milieu de ce plateau de très haut niveau, James Levine emporte la conviction du public, littéralement en délire dès qu’il se retourne vers le public en faisant mine de le serrer dans ses bras. Rarement théâtre ne s’est autant identifié à son directeur musical. On le pensait perdu pour la musique, on faisait des plans pour sa succession et il est là incroyable d’énergie, de profondeur, emportant l’orchestre pendant l’ouverture avec une incroyable dynamique malgré son tempo toujours un peu plus lent que d’autres. Son Wagner est somptueux, on lui reprochait souvent de ne pas avoir beaucoup à dire sinon une sorte de recherche formelle sans intérêt, on reprochait à son Parsifal sa lenteur désespérante quelquefois et on a là un travail d’une profondeur et d’une précision incroyables, avec une lisibilité du tissu musical qui permet d’écouter les différents niveaux avec facilité, même si on ne peut dire qu’il ait la clarté cristalline de certains autres chefs, ni même le raffinement. Mais c’est d’abord un chef de théâtre, ne couvrant jamais le plateau, attentif aux rythmes de la scène. Il y eut des moments d’une grande émotion, comme certaines scènes du second acte, et évidemment tout le troisième acte. Le quintette fut bouleversant et l’ensemble de la Festwiese, dynamique, joyeuse, énergique sans être tonitruante, soutenu également par le magnifique chœur du MET dirigé par Donald Palumbo. Un grand moment musical. On pensait qu’il n’avait plus rien à dire, mais son récent Mahler et son Wagner nous disent tout au contraire plein de choses, avec une grande sensibilité, et presque une tendresse qu’on ne lui connaissait pas.
Ce fut un beau cadeau de Noël. La Saint jean à Noël…de solstice à solstice…
Joyeux Noël aux lecteurs du jour
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Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera
Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: HANSEL AND GRETEL de Engelbert HUMPERDINCK le 23 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Sir Andrew DAVIS, Ms en scène: Richard JONES)

Acte II © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Acte II © Cory Weaver/Metropolitan Opera

Ce mardi matin (11h) il y avait une ambiance inhabituelle au MET. Au public habituel et plutôt mur s’était substitué le futur public en herbe, à savoir des centaines d’enfants de moins de dix ans, juchés sur des coussins. Ça piaillait sympathiquement de tous côtés, et quand la lumière s’éteignit, ce fut le silence de la fascination jusqu’à la fin. C’est que l’on donnait Hansel and Gretel, en langue anglaise, une des œuvres qu’avec Zauberflöte on propose pendant les fêtes de Noël pour l’édification des petits enfants et leur première éducation à l’opéra. C’est peut-être plus heureux qu’un opéra pour enfants.
Eh bien, même si je ne suis plus un enfant, c’était aussi pour moi une première. J’ai écouté et réécouté au disque les versions Cluytens et Karajan, j’ai vu à l’opéra (à Zurich) Königskinder, l’autre chef d’œuvre de Humperdinck, et même avec Jonas Kaufmann, moins médiatique à l’époque, mais je n’avais jamais vu Hänsel und Gretel. J’avais hésité à me rendre à Paris, mais ni la production ni le chef ne m’avaient attiré.
Étant à New York pour Meistersinger, j’ai profité de l’occasion qui voyait le MET afficher Hansel and Gretel à 11h et Meistersinger à 18h, pour coupler en une journée un peu chargée les deux opéras. Et puis, avec Humperdinck, un post-wagnérien ayant été assistant à Bayreuth pour Parsifal (cela doit laisser des traces), il y avait une certaine cohérence musicale.
J’ai tout de même vu un Hänsel et Gretel dans ma vie, dans une production théâtrale qui m’a profondément marqué, de Romeo Castellucci, à un moment où sa Societas Raffaello Sanzio commençait à se faire connaître en Europe et en Italie, il y a une vingtaine d’années, après l’avoir découvert dans Giulio Cesare, un spectacle sur l’art oratoire…Castellucci en faisait un conte pour adultes (les enfants sortaient souvent effrayés) dans une sorte de boite piège assez angoissante mais totalement fascinante qui reste l’une de mes expériences fondamentales de théâtre.

Pas de piège au MET, mais une scénographie assez close de John Macfarlane, comme un monde fermé, un peu inquiétante aussi. Une scénographie essentielle, plus suggestive que démonstrative car dans cette production le metteur en scène Richard Jones refuse ce qui pourrait être une sorte de magie de Noël. Pas de maison en pain d’épice par exemple, mais trois espaces clos, la cuisine de la maison familiale au départ, une vaste salle aux murs figurant la forêt, comme une sorte de château hanté avec des arbres majordomes (corps avec des têtes en rameaux de bois), et pour la maison de la sorcière une cuisine industrielle cernée de murs de béton avec une table remplie de pâtisseries, un énorme four et des dizaines de corps en pain d’épice le long des murs. Entre chaque décor, le rideau tombe et figure une assiette avec couteau et fourchette, une bouche ouverte pleine de dents laissant passer un gâteau crémeux déposé sur une gigantesque langue, puis la même assiette du début, mais maculée de sang (frissons chez les enfants de la salle) avec le couvert déposé comme si le festin était fini.

Comme on le voit, la production de Richard Jones (prévue au départ pour le Welsh National Opera et au Lyric Opera de Chicago) ne donne pas dans une fantasmagorie de pacotille, ou dans un conte pour enfants à la Walt Disney, c’est une production assez poétique, tirant plus vers le surréalisme que vers le conte.

Gretel (Alexandra Kurzak) et Haensel (Christine Rice) Acte I Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gretel (Alexandra Kurzak) et Haensel (Christine Rice) Acte I Cory Weaver/Metropolitan Opera

Ainsi des deux enfants, plus adultes qu’enfants malgré leur attitude et malgré leur costume, bientôt taché (de fraise? de sang ?), qui jouent les enfants face aux parents et sont adultes face à la sorcière qu’ils bernent, comme si ce conte était un rite de passage.
L’acte II est vu comme un rêve : la forêt y est une vaste salle d’un château sombre un peu inquiétant avec ses hommes-arbres et ses murs en feuillages, avec sa longue table, mais aussi son évier à la même place qu’au premier acte au décor de cuisine (frigo, garde manger et évier). L’acte II est le seul moment un peu fantasmagorique avec son Marchand de sable un peu fantasmatique (bonne  Carolyn Sproule) et sa fée de la rosée (excellente Ying Fang qu’on avait déjà remarquée en Barbarina dans Le Nozze di Figaro en octobre dernier, et qui est membre du Lindemann Program pour jeunes artistes).

Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) © Cory Weaver/Metropolitan Opera

Les deux parents Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) bien solides, bien plantés dans leurs personnages de parents lower class. Michaela Maertens est bien plus convaincante (ce n’est pas le même format il est vrai) que dans Ortrud à Vienne au printemps dernier. Dwayne Croft, un des piliers du MET, est lui aussi très à l’aise dans le rôle de Peter. Le conte de Grimm est dans le sillage du Petit Poucet dont il s’inspire, un conte sur l’abandon des enfants, mais la morale familiale à l’opéra ne souffre pas d’écarts : ici on envoie les enfants cueillir des fraises (à défaut de les sucrer) et on ne les perd pas pour s’en débarrasser parce qu’on est incapable de subvenir à leurs besoins, mais on les envoie aux fraises pour qu’ils aient à manger. Certes, tout le premier acte parle de faim et de manque, dans un décor essentiel et assez triste, et tout le conte n’évoque que gourmandise et friandises plus ou moins maléfiques :

Gourmandise?Cory Weaver/Metropolitan Opera
Gourmandise?Cory Weaver/Metropolitan Opera

on n’ a pas forcément envie de manger ce gigantesque gâteau à la crème issu de cette bouche pleine de dents inquiétantes, ni ces corps en pain d’épice jonchant le sol de la maison de la sorcière : bref, Richard Jones ne fait pas rêver les enfants. Et leur cri de joie suivi d’applaudissements lorsque la sorcière est poussée dans le four a quelque chose d’à la fois revigorant parce que cela signifie que la mise en scène atteint son but, mais aussi d’inquiétant à cause de la connotation du four aujourd’hui…

Haensel, Gretel et le four © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Haensel, Gretel et le four © Cory Weaver/Metropolitan Opera

De même la sortie du corps de la sorcière devenu pain d’épice rappelle furieusement Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (c’est la deuxième fois que j’y fais allusion en un mois…), il est difficile de concevoir que Richard Jones n’ait pas la scène en tête. Cette mise en scène ne me déplaît pas parce qu’elle efface tout ce que le conte pourrait avoir de niais : ce qu’on y voit est terrible, on voit en transparence la sorcière brûler dans le four, les enfants sont ravis de la sortie du corps carbonisé, pardon paindépicisé du four, bref tout est bien qui finit bien, mais à quel prix…et on est frappé du réalisme de l’antre de la sorcière, vu comme une cuisine de pâtissier, mais aussi un endroit où on gave les enfants avant de les cuire (comme les oies ou les canards).

En bref, Richard Jones joue avec les horreurs du réel pour créer un conte revu au prisme de Bettelheim, il le fait avec une certaine distance, mais il installe clairement le conte au sein de la vie d’aujourd’hui.
Musicalement, Sir Andrew Davis mène l’orchestre avec précision, avec une direction à la fois vive, poétique, rendant mieux les aspects délicats de l’œuvre (acte II) que son côté symphonique, mais relevant et isolant toutes les allusions wagnériennes.  On entend un peu de Parsifal par-ci, beaucoup de Maîtres par-là (avec même le fameux rosigen Schein dans le livret !).  Andrew Davis essaie de nous rendre ce son là, avec des cordes de l’orchestre du MET exceptionnelles et un volume jamais tonitruant : une direction qui rend justice à la poésie de l’œuvre.

Dans la distribution, trois rôles émergent:
– La sorcière dans son antre, avec l’irrésistible Robert Brubaker dans le rôle (et non comme le voulait Humperdinck un mezzo soprano), vêtue de gris comme une vieille gouvernante antipathique fait penser à Mime préparant ses mixtures notamment dans la manière dont elle traite les enfants tantôt souriante, tantôt terrible. Un clown horrificque. Brubaker remporte un immense triomphe mérité.

La sorcière (Robert Brubaker) © Cory Weaver/Metropolitan Opera
La sorcière (Robert Brubaker) © Cory Weaver/Metropolitan Opera

– Les deux protagonistes, Alexandra Kurzak (Gretel) et Christine Rice (Hansel) sont fraiches à souhait, très naturelles en scène et très vives, et leurs timbres s’accordent dans une véritable harmonie ; Alexandra Kurzak contrôle bien sa voix, et propose une Gretel mi-enfantine mi-adulte qui sied parfaitement au rôle, et Christine Rice en garçon un peu vif et espiègle montre un mezzo riche, chaleureux et puissant. Un joli couple qui a beaucoup plu au public juvénile présent.

Au total un délicieux moment, très équilibré, délicat à souhait et particulièrement bien mis en scène. C’est l’un des spectacles de Richard Jones les plus réussis, qui a osé jouer le conte pour adultes visible par les enfants : l’équilibre était difficile à trouver et il a tapé juste. Musicalement, sans être un sommet, c’est un travail homogène, bien calibré, avec des voix bien en place et des personnages magnifiquement campés. Oui, les enfants qui ont aimé pourront faire le public du MET de demain. La maison en a bien besoin.[wpsr_facebook]

Scène finale © Cory Weaver/Metropolitan Opera
Scène finale © Cory Weaver/Metropolitan Opera

CARNEGIE HALL NEW YORK 2014-2015: JAMES LEVINE DIRIGE LE MET OPERA ORCHESTRA (MOZART, MAHLER) avec MAURIZIO POLLINI

Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

Si vous allez à New York en saison, ne ratez pas un concert à Carnegie Hall. Le lieu est l’un de ceux où souffle quelque chose, un lieu de rituels, de poussière, de souvenirs. Aux murs des photos de chefs, de solistes, de chanteurs légendaires qui ont fréquenté ce lieu, des autographes de compositeurs, des vieilles choses pour un bâtiment vénérable. Enfin tout ce que nos salles de concert ne contiennent pas, tout ce que notre opéra national ne cultive pas, comme si l’histoire de nos maisons se limitait au hic et nunc. Au MET comme à Carnegie Hall, tous les fantômes qui ont hanté les salles sont présents, on a conscience d’être dans l’histoire, une longue histoire, même lorsque les lieux ont changé, comme au MET, dont la salle actuelle remonte à 1966 et qui a assumé le passé de l’autre salle. A Bastille, à part les pubs pour Guerlain ou Chopard, rien de cela, la mémoire ne se cultive pas dans nos lieux musicaux. On a les opéras qu’on mérite.
En parcourant les couloirs de Carnegie Hall, on imagine ce que devait être l’ancien MET. Car Carnegie Hall dont l’acoustique est phénoménale, est une vaste béance de 2800 places, si vaste, si vertigineuse qu’il n’y plus de place pour les circulations latérales, escaliers incroyablement raides et interminables, petits couloirs d’à peine 1,5m de large bars coincés et malcommodes, portes d’accès étroites, ascenseur (un unique ascenseur je crois, hors d’âge) et des queues de spectateurs partout, aux entrées de la salle, à l’ascenseur, aux lieux d’aisance, aux bars. Seul le bar du parterre est un peu plus large. Mais celui des galeries (Dress circle) est minuscule et d’ailleurs le public (des centaines de personnes) ne peut guère s’y mouvoir.
Un public diversifié, troisième, quatrième âge, déambulateurs, fauteuils roulants (dans un lieu guère aménagé pour les personnes à mobilité réduite). Comme partout, le public des concerts est plutôt mur. Mais on croise aussi plus qu’au MET des jeunes, des étudiants des touristes un peu perdus dans ce labyrinthe hanté.
Alors évidemment j’aime beaucoup. Je n’ai guère d’expérience d’une salle de concerts plus évocatrice (même le Musikverein dégage moins d’âme), et en même temps plus malcommode, de cette incommodité parlante, émouvante. On craint comme la peste le jour où l’on décidera de réaménager ou de moderniser.
Oui, Allez à Carnegie Hall. Au plus vite si vous allez à New York.
D’autant que l’on se pressait ce dimanche 12 octobre en matinée (à 15h), où l’orchestre du MET dirigé par James Levine dans l’un de ses rares concerts symphoniques proposait avec Maurizio Pollini en soliste un de ces programmes qui font tilt dans la tête du mélomane, le concerto pour piano n°21 de Mozart, et la Symphonie n°9 de Mahler.

 

Le concerto pour piano n° 21 de Mozart K.467 en ut majeur est un des piliers du répertoire, notamment le deuxième mouvement. C’est une pièce favorite de Maurizio Pollini, en tournée aux USA qui l’a déjà donnée ce printemps avec Christian Thielemann à Salzbourg. J’avoue avoir été éberlué de l’ambiance extraordinaire qui y est immédiatement installée. Le concerto coule avec une fluidité étonnante, un sens du legato, dans un Mozart volontairement sans accrocs, mais non sans accents. Une force qui va tranquille et joyeuse, comme l’ange de La Mort des amants baudelairienne.  J’évoque ce poème à dessein, l’un des rares poèmes du bonheur baudelairien. Nous sommes effectivement dans une sorte d’évocation d’un Mozart heureux : c’est une des périodes de bonheur de sa vie, (« le court bonheur de ma vie », dirait Rousseau) il est auréolé de succès, il entre à la franc-maçonnerie deux mois avant la création de ce concert au Burgtheater. Et la joie se traduit à la fois par un rythme assez vif, mais jamais alourdi (alors que souvent Levine est accusé de l’être), empreint d’une grandeur simple, et par une sorte de continuum, de chasse au bonheur très stendhalienne, une sorte d’évocation édenique qui pacifie. Évidemment, Maurizio Pollini adhère complètement à cette vision, dans une forme éblouissante, mais jamais démonstrative, jamais marqué par la folle rapidité qu’il avait imposée à Salzbourg face à un Thielemann plus retenu… Il y a ici une véritable unité, un système d’écho où très clairement soliste et chef tiennent le même discours. D’ailleurs, Levine s’est placé non face à l’orchestre, mais à l’oblique, pour avoir le soliste dans son champ de vision (il ne peut se tourner). Une profonde entente semble régner sur la conception de l’œuvre, marquée par une sérénité joyeuse qui inonde l’auditeur.
Il faut aussi souligner la qualité de l’orchestre, car au-delà de cette fluidité évoquée plus haut, il y a une approche bien analytique qui met en valeur chaque pupitre, cordes évidemment, mais aussi percussions ou bois. Le son produit a cette luminosité et cette clarté qui me rappellent quelquefois le Mozart de Böhm, qui m’a tant frappé dans ma jeunesse, qui met en tous cas en valeur les recoins de la partition et qui surtout permet à l’auditeur de ne pas rester concentré sur le soliste comme souvent dans un concerto, mais surtout faire des sortes d’aller et retour, favorisant aussi une vision plus globale. Pollini déploie dans le rondo final (que j’aime moins) une virtuosité incroyable, tout en gardant cette délicatesse de toucher sans sacrifier le volume sonore ni la précision du frapper : équilibre subtil dont seul il est capable les jours de grâce.

Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera

L’univers Mahlérien, et notamment de ce Mahler-là, de cette symphonie-là (la n°9 en ré majeur), pourrait être aux antipodes de la sérénité. Mahler traverse des épreuves, et la période est sombre. Claudio Abbado a souvent interprété Mahler dans le sens de la tristesse nostalgique, du sarcasme désabusé, de l’énergie du désespoir ou surtout d’une sorte d’indicible tristesse. Ses dernières interprétations de la 9ème la tiraient clairement vers cette tristesse fondamentale. D’ailleurs, lorsqu’il évoquait Mahler dans les conversations, il parlait souvent de tristesse ou de souffrance.
J’avoue avoir été un peu désarçonné au départ, par une approche à la fois impeccable au niveau technique, l’orchestre ayant été à chaque moment au sommet, et presque trop « inhumain » dans sa perfection. Cette perfection m’a, je l’avoue, gêné. Je l’ai dans un premier temps attribuée à de la froideur, à une approche à la fois monumentale et distante. Et j’ai eu un peu de difficulté à entrer ainsi dans un univers mahlérien inhabituel pour moi. Quand on a vécu avec Abbado presque systématiquement dans Mahler avec les émotions que l’on sait, dans une sorte de perfection séraphique, il est difficile de pénétrer d’emblée dans un univers différent et surtout si différent : ce n’est pas une question de comparaison, c’est une question d’accoutumance addictive. J’avais cependant été très séduit voire secoué par ce que faisait Daniele Gatti avec la Concertgebouw à Lucerne en 2013, dans une interprétation inhabituelle pour moi très charnelle, très chtonienne et sublimement maîtrisée, dont l’option pourrait se relier à ce que nous avons entendu à Carnegie Hall.

À distance d’une dizaine de jours, les traces de la mémoire parlent, et l’incroyable performance de l’orchestre, alliée à l’option de Levine, qui évite la sensiblerie ou la tristesse, pour donner de l’espace certes à une certaine mélancolie, mais en même temps laisser l’espace à une énergie qui n’est pas celle du désespoir, mais une sorte de force tranquille, de décision. Peut-être cette option n’est-elle d’ailleurs pas étrangère à son retour, après qu’on eut parié sur son retrait, et du MET et des podiums et aux conditions physiques et psychologiques qui doivent l’accompagner.
Autant je suis sorti du concert convaincu par Mozart, autant je suis resté un peu plus dans le désarroi pour Mahler, j’ai ressenti quelquefois une certaine froideur, une sorte de perfection du bloc de marbre, sublime de régularité, mais glacial. Mais, la mémoire du cœur a fait son chemin,  j’ai peu à peu reconstruit mes souvenirs, car je ne cessais de penser à ce concert, pour constater que derrière l’option de Levine, il y a quelque chose de vital, de profondément sensible et volontaire. Toute la vision du chef est d’ailleurs à embrasser dès le début, qui prolonge d’un certain point de vue la sérénité du Mozart précédent : il y  a là Esprit , quand on saisit, en y réfléchissant, cette vision à la fois sereine et profondément vitale qui irrigue tout le premier mouvement andante comodo, une envie de vie, de nature, d’air, de sève, avec juste un rien de douce mélancolie. Le son est plein, les moments de tendresse très retenus, aussi bien d’ailleurs que le terrible rondo burlesque (si désespérant  chez Abbado) abordé ici avec une sorte de distance, de fatalisme mais sans aucune indifférence. Il y a dans cette vision (car plus que d’interprétation, c’est de vision qu’il s’agit) comme chez Mozart auparavant une suprême sérénité, sans joie cette fois, mais une sérénité affichée et affirmée devant l’irrémédiable qu’on sait devoir arriver. En ce sens, ce travail a une incroyable grandeur, une grandeur à la fois apollinienne et tragique, presque nietzschéenne.

Au service de cette approche, un orchestre vraiment époustouflant. On a l’habitude de tordre le nez devant certains orchestres de fosse rarement sollicités dans le répertoire symphonique, mais force est de constater non seulement la qualité exceptionnelle de chaque pupitre (altos d’une rare finesse, contrebasses sublimes, bois à se damner), même si on connaît la technicité extrême des orchestres nord-américains, mais aussi une manière d’engagement, une vraie sensibilité dans le jeu qu’on ressent de manière si vive dans le dernier mouvement. Abbado allait vers le silence final (qui est dans la partition : Mahler a écrit still) avec un decrescendo sonore que seul lui pouvait prétendre des orchestres, comme une succession de spasmes à peine perceptibles vidés de toute sève, de notes qui peu à peu glissaient vers le son, de choses lointaines et vagues peu à peu  envahies  de néant. Ici, il y a évidemment decrescendo sonore, mais le son reste dessiné, la note est présente : jusqu’au bout, il y a musique, jusqu’au bout, il y a donc vie comme ces corps qui disparaîtraient peu à peu dans l’eau jusqu’à ce qu’on n’en voie qu’un bras, puis une main, puis un doigt. Jusqu’au bout, il y a bribes de musique, jusqu’au bout, on entend et dans un tempo même un peu plus rapide que l’habitude. Et à la fin, il n’y a pas résignation mais bien plutôt un manque : l’addiction à la vie existe même dans ce silence final…
James Levine, que j’ai entendu souvent entre 1980 et 2000 (essentiellement dans Wagner), ne faisait pas loin de là, l’unanimité et je me suis moi-même souvent ennuyé devant des Parsifal étirés au point de perdre tout ressort ou même toute âme, et puis, çà et là, des moments de pur génie. Face à ce que nous avons pu vivre dans cet extraordinaire concert (dont il n’y aura pas trace, hélas),  on ne peut qu’encourager les mélomanes voyageurs (les Wanderer ?) qui ont la chance de pouvoir le faire à aller l’entendre : à 71 ans, il reste l’une des baguettes de référence. Et si vous ne pouvez traverser l’atlantique, guettez ses apparitions dans les retransmissions du MET : il fait partie des monstres du podium et il ne faut pas le rater. [wpsr_facebook]

Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: LE NOZZE DI FIGARO de W.A.MOZART le 10 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Sir Richard EYRE)

 

Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

James Levine est de retour sur le podium du MET de manière beaucoup plus régulière pendant cette saison, puisqu’il dirigera outre ces Nozze di Figaro, Die Meistersinger von NürnbergErnani, Un Ballo in maschera et The Rake’s progress. Du coup, la position de Fabio Luisi ne se justifie plus autant et celui-ci a annoncé son retrait en 2016 « pour mieux se consacrer à Zürich, dont il est le directeur musical ».
Levine, très aimé au MET, a un répertoire particulièrement large, puisqu’on l’a vu aussi bien à Bayreuth, qu’à Salzbourg pour Mozart, et ses interprétations verdiennes sont d’un très grand intérêt. Son enregistrement des Vespri Siciliani fut mon premier coffret Verdi, en préparation des représentations parisiennes de 1974. Et il reste pour moi dans cet œuvre une référence, ainsi que le montre un pirate miraculeux, mais au son un peu difficile, avec Montserrat Caballé et Nicolai Gedda.
J’ai beaucoup d’estime pour ce chef. Même si à Bayreuth notamment, son Parsifal (production Götz Friedrich, un des bons souvenirs de la colline verte) très lent n’était pas toujours passionnant, malgré la Kundry de Leonie Rysanek, puis surtout d’une débutante nommée Waltraud Meier. Musicalement, son Ring bayreuthien (Kirchner, Rosalie) fut plus intéressant, et j’avais beaucoup apprécié le dernier Ring dans la production de Otto Schenk qu’il donna au MET. Je n’ai pu l’entendre dans la production Lepage, il était déjà fatigué,  avait annulé Die Walküre à laquelle j’avais assisté, et j’ai vu ce Ring dirigé par Fabio Luisi.
Ces prémices pour souligner tout l’intérêt que j’ai à entendre ce chef à un moment où il reprend la baguette, avec une énergie renouvelée, même s’il a désormais de très grosses difficultés pour se déplacer (en fauteuil roulant).
Pour cette nouvelle production des Nozze di Figaro, le MET a réuni une distribution de bon niveau avec Peter Mattei dans il Conte, Ildar Abdrazakov (assez populaire au MET) dans Figaro, Marlis Petersen dans Susanna, Isabel Leonard dans Cherubino et Amanda Majeski dans la Contessa, la mise en scène a été confiée à Sir Richard Eyre qui a mis en scène ici notamment le Werther de la saison dernière (avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch) et Carmen, reprise en ce début de saison.

Acte II "Voi che sapete" © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II « Voi che sapete » © Ken Howard/Metropolitan Opera

Richard Eyre n’a pas travaillé sur les aspects idéologiques de l’œuvre, comme la production automnale de Giorgio Strehler en 1973, qui reste l’une des très grandes références de la fin du XXème siècle.
Richard Eyre transfère l’action dans les années 30, une sorte d’image de l’aristocratie espagnole insouciante à l’orée de la guerre civile, comme l’aristocratie de Beaumarchais inconsciente de la révolution toute proche, et dans une structure de décor imaginée par Rob Howell, qui est l’élément moteur de ce travail. La structure assez monumentale est faite de « silos », de tours dotées de cloisons qui font penser aux moucharabiehs (on est à Séville…), à la fois séparées et transparentes, mais curieusement l’ensemble du dispositif a un côté qui de loin ferait aussi penser à une cathédrale de style baroque espagnol, et les tours renvoient évidemment à l’idée de château. Une idée de château, une idée d’Espagne, une idée méditerranéenne et un peu arabe, voilà qui construit une ambiance, assez réussie.
Installé sur une tournette, ce décor est assez monumental, assez esthétique, et délimite des espaces changeants qui permettent de faire virevolter cette folle journée. Le lever de rideau au premier acte, avant de se fixer sur la chambre de Figaro et Susanne, fait voir l’ensemble des pièces et de l’espace (on voit ainsi la contessa qui dort dans sa chambre), et le dispositif permet aussi de faire que les personnages passent d’une pièce à l’autre, voient ce qui se passe sans être vus, et donc le décor contribue parfaitement à installer cette mise en scène vive et animée, d’une « folle journée », peut être ici plus rossinienne que mozartienne.
Ensuite, le travail est assez précis sur la manière de gérer les personnages la direction d’acteurs est bien menée. Ce sont des Nozze dans l’esprit du Barbiere di Siviglia de Rossini. Je l’ai écrit plus haut, on sent plus pétiller Rossini sous ce Mozart . Ce qui intéresse Richard Eyre, c’est d’abord un comique de situation, créer des quiproquos, faire mouvoir les personnages sans cesse, et sans cesse dans des espaces réduits, surchargés d’objets.

Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera

Tout cela est millimétré, ce qui est d’ailleurs bien dans l’esprit de Beaumarchais : la scène de Cherubin non pas cette fois dans le fauteuil, mais caché sous une couverture sur le lit (Richard Eyre a réussi a faire un premier acte de Nozze sans le fauteuil, ce qui est notable…) est réglée de manière éblouissante. Quand les chanteurs sont d’excellents acteurs, très engagés, c’est vraiment très réussi : Peter Mattei est un Conte magnifique, spontané, de grande allure, c’est aussi le cas de la Susanna de Marlis Petersen, de la Contessa d’Amanda Majeski, et surtout du Cherubin d’Isabel Leonard, qui a une prise exceptionnelle sur le public.  Leur jeu – notamment quand ils sont ensemble, est d’un confondant naturel. Ildar Abdrazakov est en revanche un acteur moins à l’aise dans Figaro, plus en retrait. Les rôles de complément sont aussi à saluer et notamment la Marcellina bien caractérisée  de Susanne Mentzer, qui fut Cherubino au MET à la fin des années 80 et qui chanta souvent à Paris (Rosina, Adalgisa, Mélisande, Giulio Cesare etc…) entre 1985 et le début des années 2000. Tout cela compose un cast de qualité, bien préparé scéniquement, et vocalement assez homogène, sans être exceptionnel.

Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Car vocalement, c’est incontestablement Peter Mattei qui de très loin, domine le plateau. On a souligné plus haut sa désinvolture scénique, à ses qualités d’acteur il ajoute, ce qui ne peut étonner, une prestation vocale de très haut niveau. Dans son air du troisième acte, « hai già vinta la causa »,  j’ai rarement entendu un tel récitatif, si bien projeté, si expressif, voire si nuancé., avec un air d’une cristalline clarté et un art de la coloration totalement confondant, sans compter le timbre,  exceptionnel.
La contessa d’Amanda Majeski m’a moins convaincu. Elle est une excellente actrice, notamment au deuxième acte, mais reste vocalement relativement banale, assez impersonnelle et sans vrai caractère, sans être vraiment en retrait. Une caractérisation très propre, un chant très au point, mais sans véritable originalité, qui pâlit face à Peter Mattei.

Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Ildar Abdrazakov, habitué du MET qui en a fait sa basse profonde favorite avec René Pape, n’est pas un Figaro trop convaincant. Non que la voix soit en défaut, mais il n’arrive pas à donner à sa performance vocale une variété dans les couleurs et une ductilité suffisante ; la voix profonde reste un peu lourde pour le rôle. Il est bien plus à l’aise ailleurs et je ne pense pas que Figaro soit un rôle dans lequel il ait intérêt à persévérer : question de style, question de couleur, question de timbre aussi. Abdrazakov, avec toutes ses qualités (rappelons-nous le magnifique Prince Igor l’an dernier), n’est pas un chanteur pour Mozart.
Marlis Petersen en revanche est une délicieuse Susanna, elle en a le timbre, elle en a la couleur, elle en a aussi l’expression. Susanna est un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : il lui faut ductilité, agilité, vivacité, ambiguité – avec le comte –  mais aussi tendresse, mais aussi humour, mais aussi mélancolie et profondeur, notamment au dernier acte dans Deh vieni non tardar, qui est l’un des plus jolis moments de la soirée.
Le Cherubino d’Isabel Leonard, très populaire au MET, est scéniquement totalement bluffant, sautillant, adolescent en diable. Vocalement, la chanteuse est plus banale pour mon goût et son chant manque de cette poésie qui doit être inhérente au rôle et que possédait une Frederica Von Stade. Mais dans ce rôle, j’ai dans mon âme pour l’éternité (ou pour l’île déserte) Teresa Berganza, et je garde pour le secret de mon cœur Agnès Baltsa. Je n’en ai pas entendu de meilleures. Et elles me suffisent…

Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera

J’ai dit qu’Amanda Majeski, ne m’avait pas complètement convaincu, l’actrice est très correcte, mais la chanteuse encore un peu froide pour mon goût :  son chant m’est apparu manquer d’expressivité , et ce dès Porgi amor . La voix est belle, avec de jolis harmoniques, une voix pour Mozart et donc aussi pour Strauss (d’ailleurs sa carrière est en train de se développer dans ces directions : Elvira, Marschallin, Contessa mais aussi Rusalka (à Francfort) ou Marguerite de Faust (à Zürich). Mon opinion reste réservée, belle voix sans aucun doute, techniquement remarquable, mais manquant pour mon goût d’émotion et d’expressivité. Il me faudra la réentendre.
Il est dommage que l’air de Marcellina ait été coupé, car Susanne Mentzer compose une Marcelline vive, et très présente scéniquement. Il n’en est pas de même pour le Bartolo de John del Carlo, à la voix usée, brinquebalante, des aigus volatilisés et sans grave sonore, ce qui pour Bartolo est rédhibitoire dans son air La vendetta du premier acte.

Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Un bon point en revanche pour la très fraîche Barbarina de Ying Fang, membre du Lindemann programme pour jeunes artistes qui a su dessiner une ambiance et donner de la couleur à son air de l’acte IV l’ho perduta, si ambigu…
Le chœur du MET, dans une œuvre où il est peu sollicité, se montre très solide sans être exceptionnel, mais c’est une bonne prestation.

J’ai entendu pour la première fois James Levine à Salzbourg dans un Mozart, La Clemenza di Tito en 1979. Je n’avais jamais entendu ses Nozze di Figaro. Ce Mozart est d’abord très agile, très leste, très fluide : c’est vraiment ce qui frappe dès l’ouverture. Levine, à qui l’on reproche de diriger quelquefois fort, retient ici le son. Il ne s’intéresse pas spécialement au volume, mais plutôt au discours très vif, d’une très grande clarté, mettant en relief de manière notable les bois avec un vrai souci d’égalité du volume sonore. L’orchestre, toujours de très bon niveau, en grande forme,  suit avec allant les indications précises du chef, qui suit aussi les chanteurs avec un souci de grande cohésion scène et fosse. C’est plus la continuité du discours qui est privilégiée que le relief ou la dramaturgie (comme chez Solti par exemple). J’ai trouvé que le deuxième acte, mon préféré, avec cette succession d’airs et d’ensembles dans la seconde moitié jamais interrompue par des récitatifs, où l’action sans cesse rebondit, est mené de manière magistrale avec un sens évident de la pulsation dramatique. Un grand travail de référence, très classique, très américain peut-être où l’apport des lectures baroques ne transparaît pas, au contraire de la plupart des lectures actuelles en Europe, et un travail d’une vivacité, d’un allant inouïs, en pleine cohérence avec le plateau et le parti pris de la mise en scène…

Sans être un spectacle anthologique, cette production des Nozze di Figaro solide, bien distribuée, magnifiquement dirigée en dit long sur le niveau d’exigence de la première scène américaine et sur la qualité des forces qui la composent et notamment de l’orchestre. On sort heureux, conquis, prêt à jouir dans la bonne humeur du doux soir d’automne new-yorkais. [wpsr_facebook]

Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: КНЯЗЬ ИГОРЬ / LE PRINCE IGOR d’Alexandre BORODINE le 8 MARS 2014 à 19h30 (Dir.mus: Gianandrea NOSEDA ; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I © The Metropolitan Opera.
Danses polovtsiennes – Acte I © The Metropolitan Opera.

Faire l’exégèse de l’édition du Prince Igor de Borodine, créé au Marinski de Saint Petersbourg le 4 novembre 1890 est une entreprise délicate. Œuvre inachevée, livret du compositeur d’après un scénario du critique Vladimir Stassov,  inspiré du poème Слово о полку Игореве (Le dit de l’Ost d’Igor) qui remonte au XIIème siècle, revendiqué aussi bien par les russes que les ukrainiens (triste actualité…) cette histoire de la Russie de Kiev relate un fait historique, la campagne menée par le Prince de Novhorod-Siverskyï Igor Sviatoslavitch contre les Coumans, peuple turcophone semi-nomade appelés en russe Polovtses qui occupèrent une partie de l’Ukraine actuelle.
C’est Nicolas Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui ont terminé la partition. Et c’est cette version plurielle qui est présentée dans les théâtres russes, et enregistrée.
La version présentée au MET est peu comparable à ce qu’on entend dans les disques : elle se veut plus proche de l’original, et donc le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le chef Gianandrea Noseda et les musicologues moscovites Elena et Tatiana Vereschagina, ont reconstitué une version épurée, débarrassée des volutes korsakoviens et de l’ouverture, signée Glazounov.
En bref, elles rappellent qu’en 1947, le célèbre musicologue Pavel Lamm a entrepris de mieux classer ce qui revient à Borodine et ce qui a été modifié et rajouté par Rimski-Korsakov et par Glazounov : sur un total de 9581 mesures, 1787 mesures de Borodine n’ont pas été retenues par les deux compositeurs tandis qu’ils en ont rajouté de leur cru 1716.
Dans l’article accompagnant le programme, elles expliquent les modifications intervenues dans cette version, dont l’inversion de l’acte polovtsien (devenu ici le premier acte) et de l’acte de Putivl, prévu par Borodine, mais non retenu par Rimski et Glazounov.
La version présentée au MET d’une durée de 4h15, avec deux entractes, fait entendre une musique plus rude, bien plus proche de Moussorsgski que de Rimski, avec de très notables beautés, assez épurées, ce qui évidemment contribue à clarifier les choix de mise en scène. Deux décors :

Prologue © The Metropolitan Opera.
Prologue © The Metropolitan Opera.

à Putivl, la capitale du Prince Igor, une salle qui pourrait être la « Teure Halle » de Tannhäuser, et pour l’espace des polovtses, un immense chant de pavots, une sorte d’espace infini, une image inoubliable.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.

Cette opposition seule suffit à construire la mise en scène, entre deux conceptions du monde, entre rêve et réalité, entre aveuglement et noblesse, entre réalité et idéal.

Car ce qui frappe aussi bien musicalement que scéniquement, c’est l’inversion des schèmes habituels : ces polovtses (ou polovtsiens) qui détruisent tout sur leur passage comme les hordes d’Attila, ont droit aux plus beaux moments musicaux, à la musique la plus suave, mais aussi la plus mondialement célèbre (les fameuses danses) et Igor a droit aux moments les plus apaisés quand il est prisonnier du Khan des Polovtses, Konchak.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)

Ce dernier lui propose une paix honorable scellée par le mariage de sa fille et du fils d’Igor, Vladimir,  lui aussi prisonnier, et éperdument amoureux de Konchakovna, la fille du Khan Konchak, qu’il va refuser pour rétablir son honneur.
Cette vision apaisante et apaisée de l’ennemi est évidemment saisie par la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, centrée autour de la guerre inutile (sur scène et en vidéo)et perpétrée malgré tout, malgré les avertissements de son entourage et les présages (une éclipse de soleil), du délitement qui s’en suit, délitement politique puisqu‘en l’absence du Prince Igor tout est aux mains de son beau frère, Galitzki, qui livre le pays au pillage, à l’anarchie et les femmes aux viols, et amène à la destruction totale de la ville par l’ennemi. Tout est à reconstruire.

Alors, Tcherniakov saisit cet acte polovtsien pour en faire une sorte de rêve, d’utopie lointaine où l’on aime, où l’honneur a un sens, où règne la beauté des fleurs et des corps : en repassant dans sa tête l’histoire de sa défaite, due à son obstination et à son désir d’en découdre, Igor voit se dessiner une sorte de pays idéal, d’Orient mythique qui se déroule devant lui et qui se clôt par les fameuses danses polovtsiennes, vues par la chorégraphie comme une sorte de remake de Nelken (Œillets) de Pina Bausch, sauf que les œillets sont des pavots : merveilleuses images où les corps qui chantent ou qui dansent, émergent de cette mer fleurie.
Si ce champ de fleurs (au sens propre) éclaire le zénith, au nadir on trouve Putivl, un état militaire, où les femmes sont opprimées, où la soldatesque règne et où la compromission fait loi, incarnée par Skula et Yeroschka, déserteurs, traitres, opportunistes, qui rappellent en plus inquiétants Varlaam et Missail du Boris de Moussorgski.
Dans la salle immense qui fait l’espace, si on montre au prologue le Prince régner sur un monde certes militaire mais sans dérives et si au 2ème acte, les boyards face à Yaroslavna sont en rangs, bien droits, dernier rempart contre les errances du pouvoir, ce rempart est incapable de défendre les faibles (les femmes).

Final acte I © The Metropolitan Opera.
Final acte I © The Metropolitan Opera.

En effet, le monde de Galitzki aux mains de qui le Prince a laissé la ville, c’est celui des excès, beuveries, violences sans loi.
Ce monde préfigure la destruction finale : les polovtsiens arrivent et détruisent une ville déjà pourrie de l’intérieur, déjà moisie, déjà en miettes, comme s’ils étaient l’instrument du destin et le doigt de Dieu.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Au 3ème acte, tout est détruit, le peuple laissé à lui-même, sans chef reste seulement capable de se lamenter.
Le décor lui même, dans sa permanence et dans sa transformation, signe grandeur et décadence de la ville de Putivl.

Ainsi ne saura-t-on pas si le Prince Igor a vécu l’acte polovtsien (1er acte) ou l’a rêvé, si ce moment de suspension est en fait un retour sur soi ou une rencontre : l’inversion des actes I et II font que le spectateur connaît déjà la défaite que Yaroslavna va apprendre en fin de 2ème acte, et que le récit est ainsi reconstruit dans une nouvelle perspective temporelle et une nouvelle causalité. C’est l’individu et ses hantises qui portent à la défaite, l’ anti-héros Igor qui dans cette mise en scène en supporte les responsabilités par son désir de guerre et son désir d’espace (Drang nach Osten), il est aussi coupable que Galitzki et ses passions immédiates à assouvir : alcool, femmes, pouvoir. Ainsi se construit à travers deux espaces, l’un clos, l’autre ouvert, deux mondes, l’un mental et utopique et l’autre réel et tragique,  de ce réalisme cru qui porte en soi aussi une certaine médiocrité, y compris celle de Yaroslavna, la femme sans épaisseur incapable de prendre un quelconque relais, perdue dans ses lamentations, et qui au retour du prince, s’efface dans la foule.
Car le Prince qui s’est évadé, revient au 3ème acte et trouve sa cité détruite, par sa faute : il refuse les marques de joie, s’accuse lourdement, et entreprend, dans une image finale puissante de participer de ses propres mains à la reconstruction.
Le MET n’avait pas repris Le Prince Igor depuis 1917, après l’avoir créé en 1915, si l’on excepte une tournée du Marinski en 1997 dans une mise en scène poussiéreuse et dirigé par Valery Gergiev. Peter Gelb en profite pour donner à Dmitri Tcherniakov l’occasion de sa première mise en scène au MET (en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam). Une mise en scène forte, épique et très intériorisée à la fois de Tcherniakov, univers politique et univers mental, univers historique et histoire d’un individu : dès le premier acte, Igor est accablé de ce qu’il a déclenché, sans vraiment comprendre. L’illusion n’a duré que le temps du prologue.
Ainsi vu, le Prince Igor n’est pas un récit, mais une parabole : l’histoire du Prince qui redevient homme, seul au milieu de tous au départ, il se fond dans les autres, tous les autres à la fin, l’histoire du Prince qui a appris l’homme, et qui peut-être l’a appris de son ennemi.
Une fois de plus la question de l’individu face au pouvoir, et surtout face à sa propre destinée est posée.
Dmitri Tcherniakov propose une fresque puissante, émouvante, prenante.
À la sortie du théâtre, je nourrissais quelques réserves sur l’originalité de cette vision, et il se trouve qu’une semaine après, les images me poursuivent ainsi que l’envie d’écouter cette musique.
Je vérifie en moi l’habituelle double postulation du spectateur : une réaction immédiate, épidermique, et une réaction plus apaisée, plus réfléchie, relativisée quelques jours après.
Une critique ne devrait jamais paraître à la sortie d’un spectacle.

Musicalement, le travail effectué par les forces du MET est exemplaire, et la distribution réunie est très honorable à défaut d’être exceptionnelle.

Gianandrea Noseda
Gianandrea Noseda


On a pu s’étonner de voir à la tête de cette production Gianandrea Noseda, directeur musical du Regio de Turin, qu’on entend habituellement dans le répertoire italien. Mais c’est oublier qu’il fut pendant une dizaine d’années premier chef invité au Marinski et qu’il connaît bien ce répertoire.  Et de fait, il en propose une interprétation fine, d’une grande clarté, en valorisant toutes les originalités, avec un soin tout particulier sur les parties les plus lyriques, même si les moments épiques sont parfaitement dominés et équilibrés : la disposition des chœurs pour les danses polovtsiennes, dans les loges de côté des premier et deuxième balcons, donne une force extraordinaire à ce passage rebattu, et un volume sonore impressionnant, mais le début de l’acte I est tout au contraire d’une incroyable légèreté et subtilité. Une lecture qui montre que Noseda est un chef avec qui il faut compter, un chef rigoureux, à l’approche intelligente et ouverte : les parties chorales (avec un chœur du MET dirigé par Donald Palumbo particulièrement bien préparé) sont imposantes, menées avec une grande précision et on apprécie particulièrement l’approche très lyrique du troisième acte,  notamment dans les dernières minutes. Jamais Noseda ne laisse les chanteurs à vau l’eau, même s’il a du mal à ne pas les couvrir, non parce que l’orchestre est trop fort, mais parce que souvent les voix masculines ont un volume un peu faible.
La distribution réunie compte parmi les chanteurs les plus en vue du répertoire russe aujourd’hui, ce qui ne signifie pas qu’elle soit complètement convaincante vocalement. Certes, le travail de précision mené par Dmitri Tcherniakov rend la plupart des chanteurs très crédibles dans leur jeu et leur donne une incontestable présence scénique. Du point de vue vocal, il en va autrement.

Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.

Ildar Abdrazakov est plus fréquemment interpellé sur le répertoire italien (Mefistofele, ou Banquo dans Macbeth) ou français (Escamillo, les quatre méchants des Contes d’Hoffmann). On l’a vu par exemple au MET être l’Attila de Muti.  C’est plutôt une basse chantante, un peu barytonnante qu’une basse profonde. Si le chant est élégant et surtout le personnage très présent (sur scène comme en vidéo où il est particulièrement mis en relief), la voix ne réussit pas toujours à s’imposer. On peut le justifier par l’histoire même. Igor n’a rien du héros pathétique à la Boris, il n’a rien d’une basse triomphante, mais plutôt d’un personnage en doute permanent, écrasé dès le premier acte par le remords et cette voix un peu en retrait est aussi une manière de poser le personnage.

Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.
Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.

Cela ne devrait pas être le cas de Mikhail Petrenko. Et malheureusement, ça l’est aussi. Les performances de ce chanteur restent contradictoires : un chant intelligent, sans conteste, un jeu et une présence affirmées, mais une voix qui ne décolle pas, qui ne s’affirme pas, et qui disparaît dès qu’orchestre ou chœur interviennent. C’est très notable, voire gênant dans son second acte où la voix ne suit pas les tribulations et les excès du personnage . Assez décevant.
Štefan Kocán en Khan Konchak a en revanche les qualités vocales requises, une voix profonde, bien modulée, assez douce pour ce rôle de barbare modéré et honorable, ainsi que le ténor Sergey Semishkur, membre de la troupe du Marinski, très lyrique, à la voix bien contrôlée, assez puissante pour aborder des rôles comme Enée ou Benvenuto Cellini : une heureuse surprise.
Quant à Vladimir Ognovenko, il a aujourd’hui une voix de basse un peu voilée mais un timbre profond qui marque encore dans ses interventions : il a commencé sa carrière en 1970 : il a de très beaux restes, en tous cas sa voix s’impose étrangement plus que celle de Petrenko…
Du côté féminin, la Konchakovna d’Anna Rachvelishvili s’impose totalement par la beauté du timbre, la puissance, l’intelligence du chant et l’art de moduler et de colorer. Puissance et subtilité, lyrisme et rondeur, chaleur du timbre, elle emporte l’adhésion voire l’enthousiasme : ses différentes interventions et notamment son premier acte sont anthologiques. Elle remporte un triomphe mérité.

J’espérais que la Yaroslavna d’Oksana Dyka, dans son répertoire d’origine, me permettrait de juger de qualités vocales non perçues dans les Tosca et Aida dont elle inonde les scènes européennes. Certes, le personnage un peu engoncé dans le conformisme et la lamentation ne contribue pas à mettre en valeur des qualités d’actrices qu’elle n’a pas vraiment par ailleurs, mais on pourrait s’attendre au moins à un chant varié, à une certaine expressivité.
Rien.
Rien qu’une voix forte, aussi forte qu’acide, aux aigus presque criés et désagréables, sans aucun signe de coloration, de modulation, avec une totale incapacité à adoucir ou à varier, un son fixe, inexpressif, sans âme, indifférent. Tout l’opposé de sa collègue mezzo à côté de laquelle sa prestation pâlit encore un peu plus.

Malgré cette ultime réserve, c’est incontestablement un grand spectacle qu’il nous a été donné de voir, et qu’on pourra retrouver à Amsterdam lorsqu’il sera programmé. Je vous engage au voyage, car cela en vaut la peine. Dmitri Tcherniakov, dont on pourrait craindre une inflation en ce moment (New York avec Prince Igor, Milan avec la Fiancée du Tsar, Barcelone avec La légende de la cité invisible de Kitège) montre un travail approfondi, sensible intelligent, qui marque le spectateur. Ce travail et la découverte de la musique de Borodine, grâce à la lecture passionnante de Gianandrea Noseda, nous font avoir envie de voir et revoir ce merveilleux champ de pavots…
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Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchaakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.