Je l’ai écrit précédemment, c’est une excellente initiative que d’exhumer l’œuvre que l’Opéra de Paris a décidé de monter en 1842 à la place du Fliegende Holländer de Wagner (qui fut créé à Dresde en 1843). Cela montre la distance qui existe entre l’honnête artisan et le génie, et cela demande un certain nombre de réflexions. En prélude, soulignons que la soirée du 24 à Grenoble a été une très grande réussite, et c’est une excellente initiative qu’elle se solde par un enregistrement qui permettra de mettre en perspective les deux œuvres par ailleurs difficilement comparables.
L’œuvre de Dietsch « La Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers » permet de se replonger dans le contexte parisien de la fin des années 1830, et d’en expliquer les choix et les erreurs, et surtout de comprendre pourquoi les intentions de Wagner pour ce Vaisseau ne pouvaient qu’être incomprises, ou provoquer méfiance, voir crainte.
La vie musicale parisienne de la première moitié du XIXème se partage entre les trois théâtres, Opéra, Opéra Comique, Théâtre Italien, qui changent régulièrement de salle au gré des incendies, étroitement liés aux pouvoir, l’Empire d’abord, la Restauration ensuite, la Monarchie de Juillet enfin un peu moins étroitement attachée à surveiller ce qui se passe sur ces scènes nationales. Aussi bien en théâtre qu’en opéra, le répertoire classique et XVIIIème est encore très présent, et en musique ce qui se joue à la fin du XVIIIème, entre autres Méhul, Cimarosa, mais aussi Cherubini qui triompha à Paris pendant la révolution.
Par ailleurs, les modèles sont essentiellement italiens, à commencer par Spontini, protégé de Napoléon, qui produit en français des opéras comme Fernand Cortez, La Vestale, Olympie et des opéras comiques. C’est un des grands modèles, admiré par bonne part des compositeurs de tous ordres au XIXème, d’Auber à Wagner.
Cherubini est le deuxième « phare », directeur du conservatoire, installé à Paris depuis la fin des années 1780, triomphateur du théâtre Feydeau sous la révolution, il est considéré comme un compositeur d’opéras comiques (à l’époque, on considère Médée comme un opéra comique), c’est presque un auteur officiel (voir son Requiem à la mémoire de Louis XVI ou sa Messe pour le sacre de Louis XVIII) c’est le dernier grand représentant du néoclassicisme musical.
Enfin Rossini, qui arrive à Paris vers 1825 qu’il ne quittera pratiquement plus jusqu’à sa mort en 1868. On peut difficilement se représenter la célébrité de Rossini alors, ses opéras sont une telle garantie de succès que les imprésarios les programment partout en Europe, certaines saisons de la Scala sont composées à 100% d’opéras de Rossini! Comment s’étonner qu’il ait pu vivre de ses rentes de 1830 (année de Guillaume Tell, son dernier opéra) à 1868 !?
Ce sont les masses de granit qui vont être le socle de la vie musicale du XIXème.
A cela s’ajoute évidemment Auber, essentiellement auteur d’opéras comiques à succès, mais aussi d’œuvres au format plus large dont la Muette de Portici en 1828. Avec Guillaume Tell de Rossini et Fernand Cortez de Spontini, cela constitue les bases de référence du Grand Opéra à la française, et dont Giacomo Meyerbeer est le plus important représentant avec les trois œuvres composées pour l’Opéra de Paris, Robert le Diable, Les Huguenots, Le Prophète et qui marque les années 1830-1840. Wagner n’aura de cesse de se faire reconnaître de lui, sans succès, et son Rienzi (1840) est dit « le meilleur opéra de Meyerbeer ».
Par ailleurs, il ne faut pas croire que l’on créé tous les jours des nouvelles œuvres, et certains auteurs, comme Weber, pénètrent le public parisien à travers des pots pourris, des œuvres composées à partir d’extraits d’auteurs multiples. c’est ainsi que le Freischütz va être introduit à Paris par un pot pourri qui puise beaucoup dans l’original, Robin des Bois ! Les foyers de création sont plus à trouver à l’opéra comique et au Théâtre Italien qu’à l’Opéra de Paris, grosse machine, « grande boutique » dira Verdi, qui surfe sur les modes, et qui à travers le Grand Opéra, va surtout faire la gloire des mises en scène géantes, des chœurs immenses, des grands ballets à des coûts stratosphériques.
Guillaume Tell (évidemment) que Benvenuto Cellini ou les Troyens et puis Les Vêpres Siciliennes, Don Carlos, et même Tannhäuser sont à classer pour un public de Paris dans la catégorie des Grands Opéras, marque de la maison.
Ce n’est sans doute plus vrai aujourd’hui parce qu’alors que beaucoup de théâtres européens proposent Les Vêpres Siciliennes, ou Don Carlos dans leur version originale en français, Paris les ignore superbement.
Au moment où Wagner arrive à Paris, la situation à l’opéra n’est pas très brillante. la période de référence a été celle du directeur Louis-Désiré Véron, qui a fait passer l’opéra de l’âge de l’aristocratie à celle de la bourgeoisie; c’est le premier vrai manager de l’opéra, qui a fait du Grand Opéra le genre parisien par excellence. C’est lui qui attire les bons librettistes, Scribe, Delavigne mais surtout qui flaire les compositeurs qui vont remonter la maison (Guillaume Tell en 1830 avait été un semi-échec), tels Meyerbeer (Robert le Diable, immense succès en 1831) ou Halevy (La Juive en 1835). En 1835, l’Etat veut réduire les subventions, et Véron se retire, laissant sa place à Duponchel, son bras droit qui malgré le succès des Huguenots de Meyerbeer (1836) laisse une impression très mitigée, peu de créations, public clairsemé. Véron avait réussi à la fois à créer un genre, mais à faire de l’opéra une pompe à finances! Duponchel n’y réussit pas, et encore moins son successeur, l’incompétent Léon Pillet: c’est à lui malheureusement que Wagner va vendre son sujet du Hollandais Volant, pour 500F, et c’est lui qui confiera la réalisation à Pierre-Louis Dietsch, connu comme chef d’orchestre et comme compositeur de musique religieuse, mais pas par l’opéra car Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers est son seul opéra. Wagner tombe donc au mauvais moment, celui où l’opéra stagne, où les moyens financiers sont limités, où la compétence managériale n’existe plus.
Pour les raisons expliquées plus haut, c’est un Grand Opéra qu’il faut composer pour attirer le public et être cohérent avec la marque de fabrique de l’Opéra de Paris. Incontestablement, Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers en a les ingrédients, avec un chant suffisamment acrobatique pour attirer les bravos (aigus et agilités de l’héroïne Minna, suraigus du ténor Magnus dans un style à la Auber ou à la Rossini (Arnold dans Guillaume Tell), tessiture tendue du premier rôle (Troïl) baryton; il en a aussi les formes, traditionnelles désormais: arias, cabalettes, ensembles, duos, chœurs importants, qu’on entend à Paris partout, et notamment aux Italiens et à l’Opéra Comique: n’oublions pas qu’Auber triomphe, que Donizetti est installé à Paris depuis 1838, qu’il crée en 1840 Les Martyrs pour l’Opéra, et qu’en 1843, il crée Don Pasquale au Théâtre Italien, et que Bellini est mort à Puteaux en 1835 après avoir créé la même année I Puritani au Théâtre Italien.
Alors évidemment en écoutant Dietsch on piste çà et là un peu de style italien (très mâtiné d’Auber!), un peu du Rossini de Guillaume Tell (c’est quand même à lui que j’ai beaucoup pensé) un peu de Weber à d’autres moments , et en bref un peu de toute cette mouvance musicale qui règne à Paris à l’époque, et dans laquelleDietsch baignait en tant que chef de chant. Rappelons pour mémoire que c’est lui qui a dirigé la création de Tannhäuser à l’opéra de Paris en 1861, créant des démêlés épiques avec Wagner qui voulait diriger lui-même son œuvre.
Le livret a été confié à Paul Foucher qui s’est certes appuyé sur l’histoire de Wagner, mais a probablement ajouté des éléments d’autres œuvres, et a situé l’action aux îles Shetland (Thulé), et qui en a fait deux actes et trois tableaux.
C’est là à mon avis que le bât blesse: pour un public habitué aux formes longues (plusieurs heures) et lourdes du Grand Opéra, à des personnages nombreux, le format de ce Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers est trop réduit (deux actes et 6 personnages) par rapport aux formes qu’il utilise et la structure du livret ne correspond pas à ce qu’on attendrait pour une œuvre relativement brève (1h50).
L’intuition géniale de Wagner en 1841 est que pour une œuvre à l’histoire relativement simple, brève et linéaire (le Hollandais arrive, négocie, séduit, et meurt avec la belle), il conçoit un gigantesque crescendo dramatique sans interruption qui tient le public en haleine et en tension et propose la nouveauté d’un acte unique de plus de deux heures. C’était très nouveau dans un monde où les Grands Opéras durent entre 4 et 5h avec des interruptions, des ballets, des ensembles, des personnages multiples (comme dans ses Feen ou dans son Rienzi): avec Der fliegende Holländer, Wagner utilise certes des formes encore identifiables (airs, duos, chœurs etc…) sans encore entrer tout à fait dans une dramaturgie nouvelle, mais tout de même, il insère les formes traditionnelles dans une linéarité dramatique nouvelle que justifie l’absence d’entracte.
Chez Dietsch, on trouve donc tout ce contre quoi Wagner va s’élever, des formes conformistes de l’opéra traditionnel, qui ralentissent l’action (à ce titre, après le duo Minna/Troïl très tendu du second acte, la dernière scène commence par une ralentissement du rythme, de l’action, du tempo qui choque après la tension précédente) et qui nuisent à l’efficacité dramatique. Le scénario wagnérien tel quel, n’était pas soluble dans les formes d’alors,car trop ramassé, trop immédiatement dramatique, trop tendu: Dietsch et Foucher sont tombés dans le piège, ils ont écrit un Grand Opéra trop petit…
Musicalement, ce n’est pas une œuvre qui marquera la postérité et ce n’est pas un hasard s’il faut attendre le 21 mai 2013 pour voir la douzième exécution d’un opéra dont la dernière remontait au 23 janvier 1843…(et la première au 9 novembre 1842). Mais ce n’est pas pour cela que l’œuvre est ennuyeuse, et Dietsch est un bon mécanicien musical, il y a même des moments jolis, appuyés sur des solos instrumentaux, alto et voix, solo de harpe, solo de violoncelle, il y aussi de jolies allusions aux tempêtes rossiniennes (début de l’air bien nommé de Minna « Il fait nuit, et l’orage ébranle les rochers de la vieille Thulé) ou bien le prélude très retenu du second acte. Une musique agréable, qui se laisse écouter avec aisance mais sans moments de tension forte, sauf peut-être le duo de l’acte II, sc.5 .
J’ai trouvé que Les Musiciens du Louvre-Grenoble et Marc Minkowski étaient bien plus dans leur élément que dans Wagner la veille. Le son était mieux calibré, l’orchestre plus souple, moins brutal, plus coloré aussi. L’univers des années 1830 est un axe pour eux, et je suis sûr que s’ils se lançaient plus avant dans Auber, (Minkowski a déjà dirigé le Domino Noir d’Auber et Robert le Diable de Meyerbeer) on aurait de jolies surprises. Les solos instrumentaux très beaux, très délicats, les ensembles bien construits, les rythmes marqués: évidemment, on n’a aucune référence, mais tout de même, on a pu percevoir une plus grande familiarité avec ce style de musique et d’approche qu’avec les déchainements wagnériens de la veille. La réussite de la soirée, réelle, tient beaucoup à ce changement de braqué.
Elle tient aussi et surtout à une distribution sans taches, avec des solistes qui chacun à leur place ont montré de très grandes qualités dans une œuvre qu’ils découvraient. Sally Matthews, Minna (tiens, le prénom de l’épouse de Wagner d’alors…) a toutes les qualités techniques de contrôle du son, a les pianissimi, a les notes élevées, et les passages très propres, un magnifique exemple de chant éduqué à l’anglo-saxonne et parfaitement en place; elle pourrait chanter du bel canto à un haut niveau (mmm…une Rosmonda d’Inghilterra…), mais elle a un petit problème d’émission un peu tubée, et surtout de diction du français: on ne comprend pas un traitre mot de ce qu’elle chante la plupart du temps et c’est très regrettable face à ses partenaires qui eux, sont d’une clarté cristalline. Car si le Magnus de Bernard Richter a une qualité c’est bien celle de mâcher, d’articuler chaque mot avec une élégance sans pareille, avec toute petite raideur cependant. Magnifique exemple de ce que chanter avec style veut dire. La voix est claire, mais pas légère, on comprend pourquoi il a pu chanter Georg (Erik) à Versailles; les aigus, même les plus tendus sont bien installés; à mon avis, il pourrait être dans quelque temps un Henri de la version française des Vêpres Siciliennes (pas dans l’italienne) avec un registre central un peu plus large. La référence dans Henri pour moi c’est Nicolaï Gedda, on n’en est pas (trop) loin. Eh, oui je rêve d’une version française des Vêpres qui soit de style français, pas de style italien traduit en français.
Le Troïl du baryton Russell Braun est aussi un exemple de chant parfaitement maîtrisé et éduqué à l’anglo-saxonne: ces chanteurs nord-américains (ou britanniques) -Russell Braun est canadien-, sont pour moi des autoroutes de l’opéra, sûrs, nets, droits, quand en plus il y a des ouvrages d’art, c’est à dire qu’ils savent intelligemment moduler, « ammorbidire »diraient les italiens, avec un chant qui sait s’adoucir, se colorer et en bref interpréter, cela donne une performance exemplaire, comme ce Troïl émouvant, parfaitement dominé, qu’il nous a été donné d’entendre: il ferait, lui, un bon Guillaume Tell…
Eric Cutler qui a une petite partie (Eric) m’est apparu un peu plus en retrait qu’hier dans Georg, mais toujours avec du style et de l’élégance, ainsi que Mika Kares, qui fait une petite apparition, toujours remarquable, quant à Ugo Rabec, jeune basse (Barlow , le père de Minna), il tient bien sa place, joli timbre, émission soignée, diction impeccable. Un très bon point dans une distribution dans l’ensemble exemplaire, avec les toutes petites réserves sur le soprano.
Pour tout dire, on ne peut qu’être ravi d’avoir découvert cette œuvre, non tant pour elle-même que parce qu’elle nous replonge dans une période peu explorée aujourd’hui dans les théâtres et même assez peu connue du public, de Rossini, à part Barbiere et Cenerentola, on ne propose plus grand chose alors qu’à Paris on aimerait entendre à l’opéra un Guillaume Tell (que je suis en train de réécouter et qui est une œuvre magistrale), du bel canto, à part Lucia di Lammermoor(1), L’Elisir d’amore et I Puritani peu de choses sont vues alors que le répertoire est gigantesque (et je ne parle d’auteurs italiens comme Mercadante ou de Carlo Coccia), d’ auteurs germaniques d’opéras de la période comme Marschner, Schubert, et même Weber, peu de choses : on en parle beaucoup mais qu’on en joue peu: à quand un Oberon, à quand même un Freischütz à l’Opéra de Paris?, d’Auber, il a fallu l’initiative de l’opéra comique pour revoir la Muette de Portici alors que c’est un opéra pour Garnier, au minimum. Quant aux Meyerbeer…Les Huguenots ont été montés magnifiquement par Strasbourg et Bruxelles, mais rien à Paris. Il faut saluer les initiatives du Palazetto Bru Zane sur ce répertoire immense, qui vont produire l’enregistrement de ces deux Vaisseaux et des Musiciens du Louvre-Grenoble qui font là œuvre culturelle notable.
J’étais arrivé à la MC2 avec des préventions, j’en sors avec une certitude, celle que l’opéra restera un art vivant si d’un côté on créée des œuvres nouvelles, et que de l’autre on explore le répertoire, on varie l’offre, on stimule les curiosités du public, toujours disponible, on construit une vraie culture lyrique. Aujourd’hui, un opéra qui tourne sur les standards universellement partagés, c’est un opéra qui meurt.
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(1) J’oublie injustement la Fille du Régiment, mais elle été remontée pour Dessay, pas pour Donizetti.