OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN de Bernd Aloïs ZIMMERMANN le 26 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Triomphe final

Bis repetita placent.  Encore une fois quand on aime on ne compte pas.
Impressionné, voire secoué par ce spectacle vu le 4 octobre, je suis retourné le voir pour plusieurs raisons: réentendre cette musique qu’on a besoin d’installer dans l’oreille, réentendre les chanteurs et surtout vérifier si l’impact du spectacle était aussi fort à la seconde vision qu’à la première.
Tout s’est vérifié.  L’orchestre de l’Opéra de Zürich est  vraiment remarquable, et cette ville a beaucoup de chance de disposer en son sein de deux phalanges aussi talentueuses que l’orchestre de la Tonhalle et l’Orchestre de l’Opernhaus (Philharmonia Zürich), ce n’est évidemment pas tant dans les moments explosifs qu’on peut écouter au mieux, mais dans les moments plus retenus, notamment au début de la seconde partie, après la pause, où on peut apprécier à la fois les nuances, la légèreté de sons à peine perceptibles, des bois remarquables (flûtes notamment), le tout malgré un dispositif complexe où le chef est n’est pas visible par tous les musiciens, jamais visible pour les chanteurs même s’ils ont à disposition six écrans sur lesquels ils peuvent le suivre, et un assistant qui donne les départs au centre du premier rang d’orchestre. Malgré toutes ces difficultés, pour autant qu’on en puisse juger, une précision et une exactitude qui laissent rêveur.
Mérite des musiciens, visiblement ravis de l’entreprise, visiblement en phase avec le chef, totalement engagés dans l’aventure, mérite du chef, qui domine cette partition impossible , mérite d’une entreprise où théâtre et musique sont si intimement liés que l’engagement doit être totalement partagé par tous pour que l’ensemble puisse fonctionner.
Dans la belle interview que Marc Albrecht donne dans le programme de salle, il précise qu’il a assisté dans sa jeunesse à toutes les répétitions de l’opéra lorsque son père, le chef Georg Alexander Albrecht, l’a programmé à Hanovre. D’emblée, il déclare que c’est “une de ces oeuvres que l’on n’oublie jamais”. Il affirme par ailleurs que c’est une œuvre sans cesse aux frontières de l’impossible, artistiquement et techniquement: une complexité à laquelle on se heurte sans cesse, car c’est une sorte d’œuvre d’art totale, qui fait appel à tous les styles de musique, qui demande à l’orchestre une énorme plasticité, à cause aussi de tempos complexes, ultra rapides, différents selon les groupes de musiciens. Le résultat en est une prise sur le public à chaque fois vérifiée, alors que ce type de musique n’est pas a priori populaire. Ainsi à Zürich dont le public ne peut être considéré comme un public d’avant garde: le triomphe final, les longs applaudissements, les rappels infinis, la standing ovation finale, l’exclamation de la salle qui s’apprêtait à quitter le théâtre en voyant le rideau se rouvrir une dernière fois, tout cela montre quel moment ont vécu les spectateurs et comment ils ont reçu le spectacle.
En l’ayant déjà vu, et même en s’attendant aux événements, on reste encore frappé par la violence de cette musique, par la manière qu’elle a de nous posséder, de nous pénétrer, de nous assommer. Car comme la première fois, j’en suis sorti un peu flageolant et secoué, et il m’a fallu du temps pour émerger; d’ailleurs, le parvis est resté longtemps parsemé de petits groupes de spectateurs qui continuaient d’échanger entre eux.
Ayant rendu compte de manière assez détaillée de l’ensemble dans mon précédent article, je ne vais ni m’attarder ni me répéter, mais je voudrais encore souligner la performance exceptionnelle de Susanne Elmark en Marie, voix puissante, large, dramatique, incroyablement engagée (c’est elle qui reprendra le rôle à Berlin), de Michael Kraus en Stolzius, intense, tendu, prodigieux de puissance et d’émotion, de Pavel Daniluk en Wesener, voix profonde, colorée d’une grande humanité, de Peter Hoare en Desportes, peut-être ce soir encore meilleur que le 4 octobre, avec une sacrée ductilité dans la voix, de Julia Riley en Charlotte vibrante et naufragée, sans oublier Hanna Schwarz, toute de dureté et de violence rentrée, avec des graves encore étonnants, et Cornelia Kallisch, qui chante sa partie comme un Lied. En fait, ils sont tous remarquables, il n’y a aucun maillon faible dans cette production. Merci, merci.

C’est pourquoi il reste pour moi un grand mystère et une grande désolation, c’est le silence de la presse française sur cette production. Certes, la place de la musique classique et de l’opéra dans notre presse quotidienne est réduite à la portion congrue, et les espaces dédiés aux quelques comptes-rendus critiques se réduisent comme peau de chagrin, ce qui transforme le plus souvent la substance des articles en un “j’aime/j’aime pas” peu conforme à l’idée même de critique. Quand on compare les espaces dédiés à la critique de spectacle dans la presse allemande ou anglo-saxonne, on est édifié sur l’état de notre presse écrite française et sur l’état de la critique.
Je me souviens guettant les articles de Jacques Longchamp dans Le Monde quand j’étais étudiant. Il n’y a hélas plus grand chose à guetter aujourd’hui qu’une superficialité totalement insignifiante : à quoi sert la presse écrite, si elle ne donne pas du temps et de l’espace à l’analyse fine, à quoi servent les pages culturelles si elles ne stimulent pas la curiosité, si elles ne prennent pas le risque de l’ailleurs, si elles n’emmènent pas le lecteur là où il n’aurait pas forcément l’idée d’aller?
Je conviens que la musique dite classique reste une niche peu fréquentée ou peu labourée en France, je conviens que l’opéra n’a pas réussi à devenir un art populaire: à marché réduit, espace réduit. Mais le rôle de la presse ne serait-il pas d’aller à contre courant plutôt que d’épouser les tendances?
Dans ces conditions, effectivement, il n’y avait aucun intérêt à se déplacer à Zürich pour aller voir Die Soldaten: on ne va pas se déplacer pour une œuvre à peu près inconnue, créée à Lyon (1) en 1983 pour 5 représentations (par l’Opéra de Lyon  à l’auditorium Maurice Ravel, à cause des masses nécessaires, dans une mise en scène de Ken Russell et dirigée par Serge Baudo), puis 2 fois à Strasbourg en 1988 dans la production de Stuttgart de Harry Kupfer et 6 fois à Paris (Bastille) pendant la saison 1993-94  dans la même production (soit respectivement 18, 23  et 28 ans après la création) et dirigée par Bernhard Kontarsky comme à Strasbourg: 13 représentations en 48 ans ( la création remonte à 1965) d’un opéra reconnu comme l’une des grandes œuvres du XXème siècle…
On ne va pas se déplacer pour un metteur en scène, Calixto Bieito qui n’a jamais travaillé en France et donc inconnu du grand public, alors qu’il est célèbre ailleurs et qu’il travaille dans bien des pays d’Europe.
On ne pas pas se déplacer pour un chef peu connu en France, Marc Albrecht, qui a peu travaillé à Paris sinon en  2002  pour Juliette ou la clé des songes et en 2005 pour De la maison des morts.
On ne va pas faire 4h de TGV pour aller voir et entendre des inconnus n’est-ce pas? D’autant que la distribution ne contient aucun artiste fameux à Paris…

Cette totale absence de curiosité m’effraie de la part d’institutions (presse et médias) qui devraient au contraire être à l’affût des choses, et j’y vois un signe non seulement de dessèchement, mais un signe inquiétant de fermeture. Aller voir ailleurs, comparer, ramener des expériences, donner des idées, stimuler nos institutions culturelles, tel devrait être le rôle de la presse: un rôle d’aiguillon. Au lieu de cela on a une presse culturelle le plus souvent poudre aux yeux, une presse de surface et non de contenus. Nos grandes institutions culturelles de spectacle, Comédie Française et Opéra dans lesquelles grande part du budget du Ministère de la Culture est engloutie, ont renoncé à toute véritable politique artistique, sinon celle du chiffre et de la banalité consensuelle. Si les établissements publics n’ont plus pour fonction d’être un fer de lance, de donner des orientations, d’explorer des voies nouvelles, qui le fera? Et qui devrait les pousser à le faire, sinon la presse culturelle qui se contente d’épouser les tendances, les modes, une presse suiveuse et non éclaireuse.
Oui, je trouve pitoyable qu’il ne se soit pas trouvé un journal de surface nationale capable de payer à un journaliste un Paris-Zürich en TGV et une nuit d’hôtel pour aller voir ce spectacle.
Oui je trouve pitoyable qu’on en soit encore à penser que Paris est en matière de spectacle ou de musique une référence telle qu’on ne cherche pas à voir ce qui se passe ailleurs, alors que ces dernières années la plupart des spectacles européens marquants ont eu lieu ailleurs.
Oui je trouve pitoyable qu’on reste encore si hexagonal, si français, alors qu’il n’y a pas de culture plus européenne que celle du théâtre et de la musique dite occidentale: tout a toujours circulé, tout a toujours bougé, tout a toujours voyagé.
Oui, je trouve pitoyable que notre presse culturelle n’ait plus de rôle intellectuel porteur d’idées, de contradiction, mais seulement un rôle de porte-voix, et trop souvent de porte-voix du conformisme.

Le théâtre a toujours eu une fonction sociale, et ce qui s’y passe est toujours un symptôme: quand il ne s’y passe rien, et que la presse ne va pas là où il se passe quelque chose, c’est signe que les choses vont mal, c’est qu’elles se recroquevillent: ce n’est pas de la tristesse qui me saisit, c’est de la colère.

(1) Un grand merci à Jean Spenlehauer, chargé d’édition à l’Opéra de Lyon, de me l’avoir rappelé. Notons au passage  que c’est Lyon et Strasbourg, bien avant Paris, qui ont pris l’initiative de présenter cette oeuvre en France.
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Saluts, Marc Albrecht salue l’orchestre

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant “Les derniers jours de l’humanité” de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala

 

BUDAPEST: INAUGURATION DE L’ACADÉMIE LISZT RESTAURÉE (22 OCTOBRE 2013)

Fantaisie op.80 de Beethoven

Un bref regard sur les élèves qui ont étudié à la Zenakadémia (Académie de Musique) de Budapest fondée par Franz Liszt en 1875 laisse rêveur: les compositeurs Emmerik Kálmán, Béla Bartók, Ernst von Dohnanyi, Zoltán Kodaly, György Ligeti, Peter Eötvös, György Kurtag, les chefs Georg Solti, Fritz Reiner, Ferenc Fricsay, Eugene Ormandy, Antal Doráti, Janos Ferensik, Janos Fürst, István Kertész, Zoltán Kokcis, Sándor Végh, les pianistes Lily Kraus, György SebőkGyörgy Cziffra, Géza Anda, Tamas Vásáry, András Schiff,  le violoncelliste János Starkerles chanteurs Zoltán Kelemen, Eva Marton, Andrea Rost, Julia Hamari, László Polgár, Sylvia Sass.
Parmi eux, de nombreux exilés, les uns chassés par le régime nazifiant du régent Horthy, les autres par les communistes après 56.  En regardant les biographies, on reste stupéfait par cette “Hongrie de la diaspora” faite d’artistes de renommée mondiale que le pays d’origine a laissé partir:  naturalisés français (Cziffra, Vegh), britanniques (Solti, Schiff), américains (Ormandy, Reiner, Doráti, Starker..)  allemands (István Kertész) autrichiens (Ligeti, Fricsay) etc…Voilà le résultat des régimes dictatoriaux: la sève du pays, les élites culturelles, les grands artistes s’éloignent pour  ne jamais revenir la plupart du temps. Ces régimes fortement appuyés sur les soi-disant valeurs nationales  vident en réalité leur pays de ceux qui le représentent au plus haut point et qui en portent le prestige et tout le potentiel humaniste.
La musique est le plus international des arts, celui dont la compréhension est complètement transversale, supranationale: plus que d’autres, les musiciens n’ont pas de frontières: qui accorde de l’importance au fait que Sir Georg Solti était hongrois, ou qu’Abbado soit italien, ou que Boulez soit français? Ils sont artistes, et comme tels ils appartiennent comme les grandes oeuvres de l’humanité au patrimoine du monde: terre-patrie, la seule, oui, la seule vérité acceptable. Merci Edgar Morin !
D’où la situation ambiguë du régime hongrois actuel de Viktor Orban: il génère à la fois  une certaine gêne, une certaine désolation et de violents antagonismes. On sait qu’en Hongrie le sentiment national fut toujours très fort  et y compris porté par un Béla Bartók qui néanmoins ne s’est jamais compromis avec le régime Horthy au point de partir en 1940 s’exiler aux USA (après la mort de sa mère). Mais entre sentiment national et nationalisme exacerbé, il y a un monde avec lequel le régime Orban joue indifféremment une partition faite de chaud et de froid, parce que bon an mal an, et malgré les rodomontades et les déclarations à l’emporte pièce, il doit composer avec l’Union Européenne.
L’Union Européenne qui finance 98% des investissements structurels en Hongrie,  l’Union européenne qui a financé grande part de la magnifique restauration de l’Académie de musique (Académie Liszt) impose à ce régime de chercher à se donner une façade respectable au point que dans son discours, Orban a remercié le contribuable européen . L’opération Académie Liszt est un élément de communication essentiel dans ce contexte.
Les nombreux invités du monde musical (les directeurs des conservatoires de Tokyo, de Moscou, le directeur du Musikverein, le directeur du Royal Albert Hall etc..) et journalistique étaient-ils complices de cette opération de communication ? Oui, quelque part. Mais je reste persuadé que dans une Europe globalisée, dans un domaine aussi internationalisé que la musique, il est difficile de ne pas créer des échanges qui  favorisent l’élargissement des esprits et non leur repli ou leur médiocrité. Par ailleurs, ce n’est pas cautionner un régime que de reconnaître à la Hongrie ses institutions de prestige, ses traditions culturelles et musicales, ses gloires, d’autant plus si elle les a chassées jadis et qu’elles ont été accueillies ailleurs où l’on a mieux su les valoriser.

Statue de Georg Solti inaugurée le 22 octobre 2013 à Budapest

Aussi, la décision d’élever une statue à Sir Georg Solti, inaugurée par Lady Solti juste avant l’inauguration de l’Académie, lui qui a dû fuir Hongrie, Allemagne et Autriche à cause des lois antisémites peut-elle être perçue comme une volonté de donner le change en honorant l’un de ces exilés, tout en le récupérant…c’est pourquoi il ne faut pas oublier les contempteurs du régime actuel comme le pianiste András Schiff qui (tout comme Ádám Fischer) a accusé le régime Orban d’antisémitisme, de xénophobie, soulignant la politique anti-roms et le nationalisme exacerbé (il a dit plusieurs fois qu’il ne remettrait pas les pieds en Hongrie). András Schiff, ex élève de l’Académie Liszt, jamais cité parmi la liste des artistes qu’on nous a communiquée durant ce court séjour…

Comment dans ces conditions évoquer l’Académie Liszt de Budapest, une institution de très grand prestige, sans évoquer cette situation paradoxale d’artistes mondialement célèbres qu’elle a formés et qui ont été contraints de prendre d’autres nationalités, qui se sont enracinés ailleurs, à cause de leurs opinions ou de leur race (beaucoup sont d’origine juive) ?
Comment fêter l’Académie Liszt et la grandeur de la culture musicale hongroise le jour anniversaire de son fondateur (22 octobre 1811), alors que ce  fondateur fut l’un des premiers européens authentiques, cosmopolite au point que plusieurs pays le revendiquent. C’est une ironie de l’histoire que la nationalité hongroise de Liszt soit discutée, alors que lui-même reconnaissait qu’il parlait peu hongrois, ironie que ce symbole national de la Hongrie soit d’abord et avant tout un homme sans frontières, un des fleurons de cette Europe ouverte que tout le monde doit appeler de ses voeux.
Surfant sur cet océan de symboles contradictoires, le gouvernement hongrois honore ainsi le cosmopolitisme choisi ou forcé de ses plus grands musiciens: et personne n’est dupe. Mais au delà des contradictions des uns et des autres, des invitants comme des invités, cette manifestation nous permet de (re)découvrir un des hauts lieux de la culture musicale internationale, un bâtiment étonnant et exceptionnel par sa décoration, et d’affirmer que la Hongrie (comme tous les pays) n’est grande que lorsqu’elle est ouverte: oui Liszt est un immense symbole d’ouverture.

La façade de la Liszt Academie

Et le bâtiment restauré est un grand chef d’oeuvre de l’art nouveau, couvert d’une décoration luxuriante, marbres, verres, cristaux, ors, faisant appel à toute la mythologie européenne, langage musical italien (bas reliefs appelés scherzo ou adagio), motifs puisant dans la Grèce ancienne et le néoclassicisme, fresques symboliques d’une richesse prodigieuse, et imposante, aussi bien dans les foyers que dans la salle de concert de 1000 places, dominée par un orgue et surchargée de décorations auprès desquelles les églises baroques sont des modèles de hiératisme. Un lieu de grande splendeur, complété par la salle de musique de chambre voisine, appelée désormais salle Sir Georg Solti, plus réduite (quelques centaines de places), décorée de grotesques, avec une petite fosse pour les représentations d’opéra (en décembre, La flûte enchantée, avec des élèves d’Eva Marton). Oui, l’Académie Liszt est un grand exemple d’art syncrétique exclusivement européen, dans lequel les architectes hongrois Flóris Korb et Kálmán Giergl ont puisé en 1907 directement leur inspiration.

La salle de la Liszt Academie

À présent, la salle de l’Académie Liszt va retrouver une programmation de concerts, ce qui ne laisse pas d’inquiéter le Palais des Arts, le grand complexe moderne au bord du Danube à la périphérie de la ville: y a-t-il à Budapest un public pour alimenter plusieurs salles? Visiblement, le projet Liszt a deux branches: une part pédagogique (si importante au pays de la Méthode Kodály) consistant à regrouper diverses institutions, dont le conservatoire Béla Bartók, sous l’aile de l’Académie Liszt (l’université musicale) avec des rôles bien définis pour chacune, et une part artistique et musicale qui met à disposition du public plusieurs salles aux destinations différentes: la salle de l’académie Liszt (1000 pl) peut difficilement accueillir un énorme orchestre,  le palais des Arts (1500 pl) qui lui peut en accueillir un, et les deux salles d’opéra, l’Opéra d’Etat (salle de prestige) et le théâtre Erkel, qui a failli être détruit et qui vient d’être restauré, pour un public populaire.
Quelles manoeuvres politiques cachent cette redistribution? Je suis bien incapable de le dire, mais j’ai eu l’impression que le Palais des Arts était moins en cour que l’Académie: il est vrai que c’est au Palais des Arts qu’Ádám Fischer fait son Festival Wagner, qui a de plus en plus de succès auprès des wagnériens d’Europe, avec un niveau musical qui dame le pion à celui de l’Opéra d’Etat…

Un grand gala musical a clôturé les cérémonies, affichant des artistes hongrois ayant étudié à l’Académie, Zoltán Kocsis, Gergelyi Bogányi, Barnabás Kelemen, Gabor Farkas et un orchestre et un chœur faits d’élèves.
Mais la manière dont le concert a été programmé et les œuvres choisies  ont constitué une petite déception, car l’ensemble n’a pas répondu aux ambitions artistiques affichées, malgré un orchestre de très grande qualité et des moments d’un indéniable intérêt.
Fallait-il ouvrir par cette fanfare qui certes met en valeur les cuivres de l’Académie, mais qui n’a rien d’inoubliable musicalement? Joué ensuite, l’hymne national hongrois de Ferenc Erkel a  plus de sens (mais l’image video du drapeau hongrois flottant au vent pendant son exécution n’était pas des plus utiles); la danse hongroise n°3 de Brahms, la plus fameuse, a été exécutée avec d’inexplicables arrêts, qui cassaient le rythme (orchestre dirigé par le violoniste Barnabás Kelemen). L’intervalle dédié à une chanson folklorique (l’académie depuis 2007 accueille une section de musique populaire) chantée par Anna Czizmadia aurait trouvé sa place si le programme avait été mieux composé et plus étoffé; inséré ainsi entre Brahms et Bartok, c’était un peu un alibi.
D’ailleurs, on aurait pu s’inspirer de ce qu’avait fait Ivan Fischer à Lucerne avec les  danses populaires roumaines de Bartók en mettant en écho les mélodies originales du folklore hongrois et les réélaborations de Bartók, cela eût inséré dans une plus grande cohérence cette musique populaire. Au lieu de cela de très courts extraits des 44 duos pour deux violons BB104, et ensuite un magnifique choeur d’enfants (BB111a) et un air de Kodály (chant du soir): de petites pièces, ne laissant ni le temps ni l’occasion d’écouter vraiment ces musiques, de les respirer, de les apprécier. On eût aimé entendre plus de Kodály par exemple.
Le violoncelle du jeune Gergely Devich (15ans) a un très beau son, mais le choix de la pièce (un prélude d’une suite pour violoncelle de Bach – BWW 1009) a eu peu d’emprise sur le public. Ce ne fut pas le cas des Réminiscences de Don Juan de Liszt exécutées au piano par Gergely Boganyi, qui a remporté un triomphe: je n’ai pas vraiment aimé son  toucher violent, lourd, son manque de fluidité, sa virtuosité trop démonstrative qui rendait quelquefois méconnaissable le Mozart présent sous ce Liszt.
L’un des moments les plus intéressants fut l’exécution  de l’allegro du quintette avec piano en ut mineur op.1 (Dohnanyi) par des artistes qui ont eu quelques problèmes de coordination, mais qui ont su tout de même rendre l’ambiance de cette oeuvre, peu connue, de Ernst von Dohnanyi, et dont la durée excédait les pièces précédentes permettant de mieux entrer dans l’univers du compositeur.

Enfin la Fantaisie op.80 de Beethoven pour piano, voix solistes, choeur et orchestre a donné l’occasion d’apprécier le piano de Gábor Farkas, plus équilibré, au toucher élégant (ce qui changeait du précédent), la mise en place de Zoltán Kocsis, le son de l’orchestre, et l’ensemble des voix solistes, bien projetées (là où la basse David Dani dépassait ses collègues de 60-70cm, ce qui ne laissait pas de fasciner) et des choeurs spectaculaires. Certes, la composition du tableau d’ensemble convenait au final de ce concert inaugural, mais l’oeuvre demeure quand même bien inférieure à d’autres compositions de Beethoven. On aurait pu envisager peut-être le 4ème mouvement de la 9ème symphonie, les forces étaient là et cela aurait eu un peu plus d’allure (après tout, c’est aussi l’hymne européen…).
Ce spectacle, retransmis à la TV, convenait parfaitement au petit écran comme concert “zapping”, mais n’a pas vraiment su mettre en valeur la musique des grands compositeurs hongrois cités, et partant les artistes qui les exécutaient. C’est dommage. J’avais envie d’entendre du Kodály et du Dohnanyi, ce qui n’est pas vraiment fréquent: c’était le moment, le lieu, l’occasion: mais d’autres choix ont été faits, plus de paillettes et moins de substance.

Il reste que les choses ont été organisées “alla grande” avec beaucoup de générosité et replacent l’Académie de musique Franz Liszt  au sein des grandes institutions européennes; c’est heureux si elle ne devient pas un instrument au service d’idéologies nationalistes stériles et insensées, et si cette Académie fait honneur à son fondateur, qui, avant tous les événements politiques du dernier siècle avait choisi de vivre en citoyen européen, en homme libre, en humaniste, en artiste, bref en hongrois comme on les aime.
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LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL DE PÂQUES (5-13 AVRIL 2014)

Claudio Abbado

Abbado, Haitink, Dudamel, Nelsons, ..et les autres…
Le programme de Pâques du festival de Lucerne donne une importance toute particulière cette année aux oeuvres chorales ou impliquant des choeurs.

Andris Nelsons ©Stu Rosner

Un des sommets en sera sans doute l’acte III de Parsifal de Richard Wagner, par l’orchestre de la Radio bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks), et le choeur de la Radio bavaroise (Chor des Bayerischen Rundfunks) sous la direction d’Andris Nelsons avec Stuart O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas) le samedi 12 avril 2014,

Gustavo Dudamel ©Tristram Kenton

mais l’orchestre, traditionnellement en résidence à Pâques, donnera aussi un concert dirigé par Gustavo Dudamel le vendredi 11 avril dans un programme Beethoven (Symphonie n°6 Pastorale) et Stravinsky (Le Sacre du printemps), c’est à dire un programme un peu plus païen au milieu d’oeuvres plus religieuses.
Le concert de clôture affichera le dimanche 13 à 11h la Petite Messe solennelle de Rossini avec le Chœur de la Radio bavaroise et des solistes plutôt jeunes (Max Hanft, Regula Mühlemann, Marianna Pizzolato, Mika Kares et Dominik Wortig), tandis qu’une autre messe solennelle, moins petite, dominera la semaine en écho, la Missa Solemnis de Beethoven dirigée par András Schiff, par la Capella Andrea Barca, le Balthazar Neumann Chor et les solistes Ruth Ziesak, Britta Schwarz, Robert Holl et Werner Güra le mercredi 9 avril.
En musique baroque, Michael Haefliger propose Balthazar de Haendel,  par la Junge Philharmonie ZentralSchweiz et l’Akademiechor de Lucerne, une production locale, et en musique ancienne, c’est l’excellent choeur anglais Stile antico, qui travaille sans chef et qui serait bien en train de révolutionner l’interprétation du répertoire polyphonique qui va proposer  un concert intitulé “Passion, mort et résurrection” avec un florilège d’auteurs comme William Byrd, John Taverner, Tomás Luis de Cristobal, Orlando Gibbons…une soirée sans doute passionnante à ne pas manquer le mardi 8 avril.
Enfin, Reinhold Friedrich, trompettiste vedette du Lucerne Festival Orchestra , et Martin  Lücker à l’orgue proposent un concert original trompette & orgue avec des oeuvres d’Albinoni, Bach, Liszt, Enescu, Hindemith le dimanche 6 avril à 11h.
Last but not least, deux concerts d’ouverture à ne pas manquer, d’une part, Claudio Abbado et son orchestra Mozart dans un programme encore partiel, comprenant la Symphonie n°3 en la mineur op.56 Ecossaise de Mendelssohn, le lundi 7 avril et pour fêter ses 85 ans, Bernard Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe (fondé par Claudio Abbado) dans un programme Schumann avec deux symphonies, la n°1 op.38 (le Printemps) et la n° 4 op.120, ainsi que le concerto pour violoncelle en la mineur op.129  avec Gautier Capuçon en soliste le samedi 5 avril, en ouverture du Festival.
Un programme très divers, avec un travail de variations sur la musique  chorale qui promet beaucoup à ceux qui pourraient passer la semaine à Lucerne. Pour les autres, il faut bloquer les deux week end successifs celui du 5 en tirant jusqu’au lundi 7 et celui du 12-13 an anticipant au vendredi 11.  Joyeuses Pâques…!
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Bernard Haitink © DR

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES/RADIO FRANCE 2013-2014: DANIELE GATTI DIRIGE L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE LE 17 OCTOBRE 2013 (HAYDN, RAVEL, TCHAÏKOVSKI) avec JEAN-YVES THIBAUDET

Daniele Gatti © Klaus Rudolph

Rarement à Paris en semaine,  je n’avais pas entendu l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Élysées depuis longtemps. Une fois de plus, les souvenirs de concerts mémorables sont remontés. Dans les années 70, il y avait des concerts le samedi à 11h, tantôt l’orchestre de Paris (à l’époque avec Solti) tantôt le National. Et je me souviens d’un Boléro de Ravel dirigé par Leonard Bernstein (avec l’Orchestre National de France) fulgurant où Bernstein dirigeait seulement avec ses épaules. Voilà les images qui montaient en moi au moment où je suis entré dans la salle.
Ne suivant pas régulièrement les saisons parisiennes, je suis surpris que sur les 30 concerts ou à peu près donnés par l’Orchestre National dans la saison, bien peu soient répétés (sinon en tournée). Il en est d’ailleurs à peu près de même du Philharmonique. Cela signifie-t-il que le public n’est pas assez nombreux pour remplir au moins deux fois la salle pour le même programme? Cela signifie-t-il que la forte occupation des salles interdit la reproduction d’un programme de concert? Je l’ignore, mais je trouve un peu dommage que des musiciens répètent un programme pour ne le donner qu’une fois au final, même si les concerts sont retransmis par la Radio.
J’ai toujours entendu dire que la meilleure manière de faire travailler un orchestre et de lui donner une identité forte, un son bien à lui, c’est d’une part le faire jouer souvent, ce qui semble une évidence, mais aussi créer les conditions pour que les membres de l’orchestre jouent ensemble le plus possible, par exemple à travers des formations de chambre issues de l’orchestre, dans des programmes alternatifs. C’est notamment ce qui se passe à Berlin par exemple (où par ailleurs chaque programme est reproduit trois fois la plupart du temps). Mais aussi ailleurs, à Zurich par exemple, dans une ville certes riche, mais plus petite que Berlin ou Paris, les programmes de l’orchestre de la Tonhalle sont répétés deux à trois fois.
Les traditions de l’organisation musicale et des concerts varient d’un pays à l’autre, et l’organisation parisienne  bénéficie d’une offre abondante et souffre évidemment d’un manque de structures d’accueil adéquates, le nouvel auditorium de Radio-France (1400 places), et la future Philharmonie (2400 places), devraient donner un souffle nouveau à la vie musicale parisienne, mais poseront des problèmes au théâtre des Champs Elysées, qui devra sans doute redimensionner et réorienter sa programmation.

Il reste que malgré le plaisir de revenir au Théâtre des Champs Elysées, on ne peut que constater l’installation relativement exiguë des orchestres  dans l’espace qui leur est dédié. Depuis que je m’intéresse à la musique, on entend parler à Paris d’un auditorium digne de ce nom, et la rénovation plus ou moins ratée de Pleyel a rajouté à une déploration désormais vieille de 40 ans et plus. Qu’enfin les décisions aient été prises, et qu’enfin les chantiers soient en marche, même trop tardivement ne peut qu’être salué.

Malgré tous ces préliminaires où les questions sont plus nombreuses que les réponses, le concert donné ce jeudi 17 octobre confirme ce que j’écrivais à l’issue de la IXème de Mahler à Lucerne (avec le Concertgebouw), Daniele Gatti est une chance pour Paris. Comme le fut précédemment Kurt Masur, qui travailla de manière approfondie sur le répertoire notamment allemand et en particulier Mendelssohn (normal pour un chef qui a dirigé à Leipzig de nombreuses années) et Beethoven. Son approche à la fois classique et très précise a été très bénéfique.
L’apport de Gatti est autre. Daniele Gatti a un regard très acéré sur les évolutions de la littérature musicale entre 1880 et 1930: c’est un analyste. Et il applique à tous les répertoires cette même approche: son Rossini par exemple ne “pétille pas comme du champagne”, mais il surprend par certains sons, certaines prises de risques qui cassent un peu les images qu’on peut avoir d’un Rossini léger et superficiel; dans son Rossini, on lit les nouveautés et donc le futur. Ce qui frappe aussi dans son approche, c’est la clarté du propos, la mise en lumière des architectures, mais des architectures de rigueur et de masses, plus que les élégances des volutes: c’est un architecte à la Bernini plus qu’à la Borromini, malgré quelques fulgurances imaginatives: il y a dans l’église de San Andrea del Quirinale à Rome (Bernini) une architecture assez massive et rigide, qui surprend malgré l’espace réduit, et quand on lève les yeux sur la coupole, sort un défilé de putti en mouvement qui virevoltent et qui cassent par ce sourire et cette vigueur juvénile l’impression d’ordonnancement théâtral et rigide des espaces.
Gatti c’est un peu ça, et c’est aussi pour cela qu’il fonctionne dans Rossini, car il laisse toujours un espace à la surprise ce qui peut mettre d’ailleurs l’auditeur en désarroi.
Cette vision architecturée, on la voyait aussi dans les Parsifal qu’il a dirigés désormais un peu partout, à qui les grincheux reprochaient un tempo lent. Outre qu’il n’est pas le seul (Levine, Toscanini), ce qui frappe c’est sa mise en perspective des sons, le soin donné aux équilibres, la parfaite adéquation à l’espace (à Bayreuth cela sonnait juste, cela sonnait évident) et la faculté  de tirer de cette musique l’émotion grâce à cette rigueur même (c’était très sensible aussi dans ses Meistersinger  à Salzbourg, comme à Zürich et bien entendu dans son Mahler à Lucerne)
Dans les trois pièces proposées, c’est d’abord cela qui prend et surprend: une parfaite limpidité du propos, une mise en place exemplaire, une mise en valeur des équilibres qui laissent se développer chaque moment soliste, au prix, notamment dans Haydn, de laisser l’impression de construction écraser un peu la fluidité du discours, et d’une sorte de monumentalité classique, au détriment d’un tantinet d’imagination. Un Haydn où c’est la grandeur qui est soulignée tirant plutôt vers Beethoven, vers l’aval, moins que vers l’amont – c’est surprenant d’ailleurs de voir comment le Beethoven de Gatti est peu commun, peu “beethovenien” au sens traditionnel du terme, quand son Haydn l’est au contraire. Il y aussi une volonté d’imposer un univers symphonique, inscrivant Haydn en parallèle à la première symphonie de Tchaïkovski, Gatti montre en même temps l’aval et l’amont, un parcours qu’il a déjà exploré à travers Beethoven et Mahler, il asseoit les origines et les racines, et en même temps les évolutions.
Ce qui frappe également dans ce Haydn, c’est la qualité et la maîtrise de la petite harmonie, qu’on va vérifier aussi dans Ravel un peu plus tard et dans Tchaikovsky . C’est la force de cet orchestre et aussi de la tradition française, moins précise dans les cordes mais très remarquable au hautbois, à la flûte, au cor anglais, à la clarinette. Les interventions du hautbois, importantes dans le premier mouvement (au début où il est placé en contrepoint des cordes), sont particulièrement mises en relief. En tous cas, dans ce répertoire qui ne fait pas partie de l’univers de Gatti, nous sommes devant une interprétation très en place, même si assez sage.
Le concerto en sol de Ravel est une des pièces maîtresses du répertoire pianistique français, et en même temps un très bel exercice de style pour l’orchestre, qui n’est jamais en retrait, qui n’est pas là pour accompagner simplement le piano, mais pour jouer avec lui. Si le piano est particulièrement virtuose, l’orchestre est très sollicité à tous les pupitres qui doivent faire preuve eux aussi d’une belle virtuosité. C’est une oeuvre marquée par la tournée que fit Ravel aux USA, et par l’influence qu’eurent sur lui les rythmes de jazz. C’est un moment étourdissant qui nous a été donné, notamment grâce à la présence électrisante de Jean-Yves Thibaudet, qui illumine le premier mouvement (et pas seulement!) grâce à sa familiarité avec Ravel dont il a enregistré une intégrale récompensée par un Grammy Award, grâce à sa virtuosité, grâce à son sens du rythme et sa proximité avec le monde du jazz, grâce en somme à une imprégnation de l’univers voulu par Ravel, à la fois fait de réminiscences classiques (2ème mouvement, adagio) et d’échos persistants de la musique américaine: la parenté et les relations intertextuelles entre la Rhapsody in blue de Gerschwin (1924) et le concerto en sol (1929-31) dans le premier mouvement sont frappantes. Créé à Pleyel par Marguerite Long et l’orchestre Lamoureux sous la direction du compositeur  le 11 novembre 1931, il a été créé simultanément le 22 avril 1932 aux Etats Unis par le Boston Symphony Orchestra et le Phladelphia Orchestra.
Plus encore que le premier mouvement, éblouissant d’énergie et magnifiquement exécuté par Thibaudet, plus encore que le troisième mouvement bref et fulgurant, qui évoque fortement l’univers de Stravinsky, avec un concours particulièrement réussi des cuivres et des bois, d’une grande précision, et d’un ensemble rythmiquement impeccable , c’est l’adagio qui m’a beaucoup frappé, car il y a eu une véritable construction en écho orchestre-soliste qui mettait en valeur les différents pupitres et une fois de plus la petite harmonie (la flûte, le cor anglais -exceptionnel-, le hautbois) en créant une ambiance  sereine, et nocturne où l’on entend presque Chopin.
Le jeu de Thibaudet est à la fois virtuose, une sorte de feu d’artifice technique, mais cette technique dit quelque chose, elle n’est jamais gratuite elle n’est jamais une machine technique, comme chez certains pianistes d’aujourd’hui. Il y a dans son jeu une sensibilité qui sait colorer le propos, qui sait aussi évoquer, un toucher qui ne cherche pas la démonstration, mais qui la met au service d’une entreprise plus globale: la manière dont les instruments de l’orchestre et le soliste s’écoutent pour construire un univers commun dans ce second mouvement est vraiment passionnante, et constitue pour moi l’un des sommets de la soirée.
Après ce moment exceptionnel, couronné par une interprétation d’une grande délicatesse de la Pavane pour une infante défunte en bis, Daniele Gatti ouvrait son cycle des symphonies de Tchaikovsky par la Symphonie n°1, “Rêve d’hiver”, qui n’est pas, loin de là, la plus connue. Si les dernières sont plus ouvertes, plus internationales, celle-ci marque encore fortement (elle date de 1866) l’influence chez Tchaikovsky, comme chez ses collègues contemporains, de la musique populaire russe. On retrouve les mêmes traces insistantes chez Moussorgski par exemple, avec un traitement plus rude. Tchaikovsky utilisera ces traces de mélodies populaires dans ses opéras (voir les magnifiques moments des premières scènes d’Eugène Onéguine, par exemple). C’est cette réélaboration et cet appui sur les racines slaves de la musique, mais aussi sur les univers de Schumann et de Mendelssohn, qui frappent dans le premier mouvement souvent tendu et aux mouvements énergiques , mais c’est une fois de plus le deuxième mouvement qui frappe par l’utilisation des bois dans une évocation mélancolique de mélodies populaires, au titre très senti, qui est à lui seul tout un programme “Pays désolé, pays brumeux” (seuls les deux premiers mouvements portent un titre), le travail de tout l’orchestre est vraiment exemplaire (avec des cordes d’une grande délicatesse) ainsi que les cuivres qui reprennent la mélodie initiale avec une tension particulière et émouvante, relayés par l’ensemble de l’orchestre. La fin du mouvement qui va en s’atténuant a de lointains (et prémonitoires) échos presque mahlériens. La légèreté du scherzo montre d’un côté de nouveau une influence de Mendelssohn et sa valse nous plonge dans un autre univers familier à Tchaikovski, celui  du ballet et des danses qui émaillent ses opéras, mené avec une suavité particulière par l’orchestre: cette valse garde un accent particulièrement mélancolique, presque urgent quelquefois et Gatti accélère le rythme rendant la tension presque palpable. Un beau moment.
Le dernier mouvement ne m’a pas vraiment touché sauf peut-être les jeux coloristes sur la gamme qui précèdent le final un peu convenu: ce sont les trois premiers mouvements et en particulier les deux mouvements centraux qui marquent l’auditeur et qui me paraissent les plus réussis.
Ce fut  un beau concert, avec comme sommet l’interprétation du concerto en sol de Ravel, et tout au long du programme, l’impression très nette d’un orchestre maîtrisé, en ordre de marche, qui suit son chef avec précision et qui répond aux sollicitations, avec une note particulière pour les bois remarquables et particulièrement sollicités tout au long de la soirée.
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Jean-Yves Thibaudet ©DECCA

 

 

ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de Victor HUGO le 19 OCTOBRE 2013 (Ms en scène: Lucie BERELOWITSCH)

Lucrèce Borgia, acte III Ivre-Morts ©Nicolas Joubard

Il est difficile de s’ôter de la mémoire le souvenir de Nada Stancar, sur le plan incliné, seul décor de Lucrèce Borgia dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, et dans la mise en scène d’Antoine Vitez, une mise en scène dans et sur la nuit, une nuit des humains et des âmes,  nuit de la tragédie, car Vitez a traité Lucrèce Borgia non comme un drame romantique, mais comme une tragédie, une tragédie grecque, convoquant les grandes héroïnes de la tragédie grecque, Médée (l’empoisonneuse qui tue ses enfants), Clytemnestre (qui assassine son mari et qui est tuée par son fils), Jocaste (qui épouse son fils, ou même Phèdre (amoureuse de son beau fils). Car Lucrèce Borgia pourrait être la dernière et la plus misérable de cette longue lignée de mères meurtrières ou incestueuses: elle a un enfant illégitime de son frère Jean, assassiné par la jalousie de son autre frère César, amoureux lui-aussi de sa soeur; et pour couronner l’affaire, ils sont tous trois les enfants du Pape Alexandre VI. Et pour lui faire éviter la vindicte fraternelle, Lucrèce Borgia a toujours cherché à protéger son enfant (Gennaro), en l’éloignant et n’en a jamais perdu la trace: elle l’a envoyée grandir auprès d’un pêcheur sur les rivages calabrais, bien loin des cours ducales ou pontificales italiennes, bien loin des poisons et des dagues des Borgia. Quand Gennaro apprend qu’il n’est pas  fils de pêcheur, mais fils de grande famille, il reçoit  chaque mois une lettre de sa mère, une mère qu’il idolâtre sans la connaître. Lucrèce quant à elle, après une longue série de crimes de toutes sortes, aspire à la vertu, et cherche à revoir ce fils adoré: elle le rencontre à Venise, sans lui dire qui elle est. Les amis de Gennaro qui ont tous à se venger de Lucrèce Borgia,  qui pour un frère, qui pour un père, qui pour un ami,  lorsqu’ils voient Gennaro lui parler, lui révèlent son identité: Gennaro horrifié la fuit.
Tout ce beau monde se retrouve à Ferrare, chez le duc Alfonse d’Este, mari (jaloux) de Lucrèce Borgia: il a découvert ce qu’il croit être la relation coupable de son épouse avec Gennaro et entreprend de se venger. Suite de quiproquos, qui finiront mal. Lucrèce, désirant elle aussi se venger des amis de Gennaro qui l’ont humiliée au premier acte et révélé son identité, les empoisonne tous lors d’une fête, mais parmi eux, il y a aussi Gennaro, ce qui n’était pas prévu: celui-ci apprend de la bouche de Lucrèce qu’il est un Borgia, fils de Jean, et horrifié, il poignarde celle qu’il pense être sa tante. En expirant, elle lui apprend qu’elle est sa mère.

Deux manières de voir cette pièce de Hugo (lui qui exigea le retrait des scènes de l’opéra de Donizetti pour plagiat), une lecture tragique et hiératique, ce fut l’option de Vitez (mais déjà évoquée par Théophile Gautier), qui fit de Nada Stancar une héroïne statufiée, sauvée par la maternité, et désormais mythique au milieu de la Cour d’honneur, et qui fit de la pièce une cérémonie du langage, et une lecture “romantique” et échevelée, violente, ébouriffante et ébouriffée, c’est l’option retenue par Lucie Berelowitsch, formée au conservatoire de Moscou, puis à l’école de Chaillot (qui n’existe plus).
Comme chez Vitez, Lucie Berelowitsch en fait une pièce nocturne, de cette nuit des ombres, des meurtres (la première image est un meurtre), de la violence, où il est difficile de distinguer  qui est bon et qui est méchant, où est le bien, où est le mal tant tous les personnages semblent s’équivaloir.

Acte I (Affront sur affront) ©Nicolas Joubard


Rien à voir avec la nuit fascinante d’Avignon: dans la nuit de Lucie Berelowitsch, l’œil peine à reconnaître chacun, comme Dieu doit avoir peine à reconnaître les siens. D’autant que le monstre décrit par Maffio Orsini et ses amis, la tigresse assoiffée de sang à la longue litanie de meurtres qui la suit comme son ombre, apparaît sur scène comme une femme assoiffée de vertu, fascinée par le jeune Gennaro qui dort innocemment au proscenium, et si désireuse d’amour pur que son âme damnée Gubetta ne sait plus à quel diable se vouer. Ça c’est le sens dramaturgique de Hugo qui transforme l’horizon d’attente en une sorte de coup de théâtre: on n’a pas devant soi celle qu’on attendait.
Marina Hands ne se présente pas non plus comme on pourrait l’attendre. Il y a chez elle une jeunesse, une fraicheur, une énergie qui fait qu’entre Gennaro et elle, c’est un vrai couple qui se construit, et pas forcément un couple mère/fils. La jeunesse de cette mère, cette voix claire et juvénile qui sonne non comme un monstre mais comme une femme un peu perdue, c’est une belle trouvaille. Une fois de plus, le fantôme de Nada Stancar arrive en contrepoint, avec cette voix forte, mature (malgré un âge à l’époque légèrement inférieur – 35 ans – à celui de Marina Hands aujourd’hui) qui mettait en relief la langue de Hugo et qui en faisait immédiatement une mère (il y avait dans les mouvements avec Gennaro quelque chose d’une pietà). Rien de cela ici ; cette Lucrèce et ce Gennaro sont plus Siegmund et Sieglinde que Lucrèce et son fils. Il faut souligner aussi la fraîcheur et le naturel du jeune Nino Rocher, vraiment excellent, qui pourrait faire ce contrepoint, mais qui n’est qu’un stimulant de plus pour exciter l’amour éperdu de Lucrèce.
Toute la tragédie (un peu comme dans Phèdre) est « nominaliste » comme dirait Barthes : le tout est que le nom de cette mère mythique et adulée ne soit jamais prononcé. Que Gennaro sache qui est celle qu’il adore (parce qu’elle est inconnue, mystérieuse et en même temps tutélaire) et tout s’écroule ; non seulement parce que c’est Lucrèce Borgia, mais aussi parce que Gennaro imagine une mère, ce à quoi Lucrèce ne ressemble pas.
Marina Hands est femme, est jeune, elle est non pas monstrueuse, mais presque sympathique dans cette recherche désespérée de reconnaissance sans être reconnue: une bonne idée est de lui faire jouer la Princesse Negroni . Dans cette orgie finale (Orgia/Borgia) qu’Hugo appelle ivres-morts (titre du dernier acte), des figures de symétrie se construisent : les mêmes qui se lançaient l’un l’autre le corps de Lucrèce au premier acte la recherchent avec la même soif pour leurs fantaisies érotiques, et les mêmes qui l’humiliaient (l’acte I a pour sous titre affront sur affront) sont victimes de la vengeance d’une femme, et symétriquement, là où Gennaro à l’acte I était absent (il dormait), il est présent à l’acte III, seule menue différence qui va évidemment amener la terrible fin .
Lucie Berelowitsch propose une vision tout en mouvement, tout en cris, tout en énergie, tout en chorégraphie aussi pour certains mouvements non sans ironie d’ailleurs: la scène avec Alphonse d’Este est bien construite, avec ce siège surélevé – un siège de voiture – sur lequel Alphonse s’assoie et autour duquel Lucrèce évolue; Alphonse d’Este, qui n’est pas un Borgia serait digne de l’être : personne ne se sauve dans le monde de Hugo. Cette scène est remarquablement écrite par Hugo d’ailleurs, qui permet à Lucrèce d’être tour à tour glaciale et monstrueuse, puis suppliante, puis fragile, puis faussement capricieuse, en bref étourdissante dans ces facettes multiples.
Le décor de Kristelle Paré, construction métallique qui est à la fois rue, place et palais, dedans et dehors, fonctionne bien et les éclairages mettent bien en valeur les espaces divers proscenium, échafaudages, arrière plan, plan central, et créent une unité de lieu qu’il n’y a pas évidemment dans la pièce (rues, places palais, Venise, Ferrare) et d’une certaine manière l’espace tragique.

Acte III (Ivres-Morts) ©Nicolas Joubard

Mais rien du hiératisme tragique, mais une diction d’aujourd’hui, troublée de bruits, de musiques diverses (y compris au Juke Box), un texte traversé et perturbé par des mouvements, des convulsions et des bruits du monde, où ce qui émerge, ce sont ces mouvements de jeunes gens, immédiats, violents, sans distance : un spectacle inscrit dans l’aujourd’hui, fait pour saisir et captiver les générations d’aujourd’hui où je me suis senti un peu « déplacé » avec mes souvenirs de Vitez. Nous sommes là aux antipodes.
Et pourtant le spectacle fonctionne très bien grâce à une troupe de comédiens engagés, frais, bouillants à commencer par le Maffio Orsini de Guillaume Bachelé, mais aussi le Gubetta plein de ressources, d’humour et de distance de Thibault Lacroix, et l’Alphonse odieux et en même temps pathétique de Dan Artus.
Il est très rare qu’une soirée à l’Athénée soit décevante, celle-ci ne fait pas exception à la règle en nous montrant un théâtre au présent, très physique, très engagé, qui prend du romantisme hugolien ce qui est folie, plus que ce qui est grandeur, ce qui est agitation plus que ce qui est texte, ce qui est dramatique, plus que ce qui est tragique. Options que je ne partage pas forcément, mais de toute manière la soirée a été agréable et positive.
Il resterait à revoir la belle série “Borgia” et à aller voir de nouveau l’opéra de Donizetti (je l’ai vu une fois, à la Scala, avec une certaine Renée Fleming qui fut copieusement huée) mais il faut trouver une Lucrezia Borgia qui tienne la voix et la scène. Entreprise assez délicate.
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Marina Hands & Nino Rocher ©Nicolas Joubard

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 16 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Lyon 16 octobre

Quand on aime on ne compte pas.

Profitant d’une place laissée libérée qu’un ami m’a proposée, je me suis rapidement décidé à  revoir cette production et d’assister à sa troisième représentation. Il y avait une certaine hardiesse à retourner voir ce spectacle le jour anniversaire de la mort de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), mais personne n’y a pensé…
Je n’ai évidemment pas  grand chose à rajouter à ce que j’ai écrit précédemment (voir le compte rendu de la Première), mais tout de même, cette deuxième vision m’a permis de constater d’une part que le spectacle a toujours une grande force, d’autre part que certains détails de mise en scène m’avaient échappé et que, concentré sur tel ou tel aspect du travail, j’en ai encore une idée plus nette, d’autant que musicalement, c’est vraiment une soirée exemplaire. L’orchestre est toujours d’une très grande clarté, d’une rare lisibilité, et conduit de manière très dramatique sans aucune signe de pathos. On ne peut diriger Poulenc comme Puccini. La lecture de Kazushi Ono est, comme toujours chez ce chef, une lecture objectivée qui ne se permet aucun laisser aller à du sentimentalisme ou du sirupeux.

Il en résulte une tension permanente, dès même la désormais fameuse première scène qui a encore choqué certains éléments du public: s’il s’agissait de Lulu, personne ne broncherait, s’agissant de Dialogues des Carmélites, évidemment, la première scène, construite en opposition au reste, prend une valeur très emblématique et surtout inattendue, mais au total cohérente: elle contient en germe la fin de l’oeuvre où la dame aux seins nus qui émerge du lit du marquis de La Force est aussi le centre de l’image finale de l’opéra,  levant le poing dans un style très “Viva la Revolución”.
Si la conduite (et la réponse) de l’orchestre apparaissent exemplaires (et cette fois, presque tous les cuivres ont répondu présent), l’écoute très attentive du chant montre une fois de plus une distribution équilibrée, très solide, avec de très belles qualités, notamment dans le contrôle du souffle et du volume et dans le style: il n’y a aucune faiblesse, il y a simplement des voix plus intenses que d’autres, mieux dominées que d’autres, mais dans un ensemble sans conteste de grande qualité et de bon niveau.
Sylvie Brunet, outre la qualité de l’interprétation scénique et l’intensité du personnage qui obtient un triomphe à la fin, utilise les déchirures de sa voix pour construire vocalement une première Prieure à la fois puissante, imposante,  avec des fêlures vocales qui cadrent parfaitement avec les fêlures humaines, et de fait, il n’y a rien à dire: Sylvie Brunet sait utiliser les rayons et les ombres de sa voix actuelle pour conduire le personnage. Sa mort est l’un des moments très forts et très marquants de ce spectacle.
Anäik Morel, peut-être encore plus que samedi dernier, montre un contrôle vocal exemplaire et une ligne de chant très homogène, avec des aigus pleins, et pas criés,  ce que l’on pourrait reprocher quelquefois à Sophie Marin-Gregor dans la nouvelle Prieure: une tension entre des aigus très larges un peu criés quelquefois et un medium un peu mat mais la présence vocale est telle, avec une telle intelligence de la diction et du phrasé, avec un ton d’une telle justesse, que l’ensemble ne peut que “passer” avec facilité, et ce n’est que justice.
Hélène Guilmette, toujours un peu en retrait scéniquement, un peu pâle par rapport à d’autres personnages, nous a gratifiés de jolis moments vocaux, notamment au premier acte, avec un beau contrôle, une vraie réussite dans la manière d’adoucir, de chanter sur le fil de voix, de produire des mezze voci et, nos amis italiens diraient des “smorzature” (littéralement des atténuations) très bien conduites et maîtrisées.
Sabine Devieilhe reste ce soleil décrit samedi, j’ai été très attentif à son attitude en scène quand elle reste en retrait (et la mise en scène la met souvent en arrière): elle est d’une criante vérité, petits gestes, regards, sourires, tout cela donne au personnage une présence inouïe, avec une voix très bien projetée, très homogène, particulièrement maîtrisée techniquement.
Du côté masculin, rien à dire de Laurent Alvaro, un marquis encore jeune et vigoureux, à la voix puissante, bien projetée, bien posée, ni de Loïk Felix, dont la douceur vocale est presque émouvante. Le discours de l’aumônier reste toujours équilibré (noblesse oblige), toujours maîtrisé, sans jamais entrer dans le pathétique; ainsi Loïk Felix est sans doute dans sa diction le plus naturel et le plus fluide de tous, exprimant une humanité touchante.
Quant au jeune Sébastien Guèze, j’ai encore une fois apprécié à la fois son engagement scénique et la personnalité sensible du Chevalier de la Force qu’il dessine, son timbre juvénile qui en fait de la graine de ténor pour du bel canto français ou du grand opéra, avec peut-être un peu plus de fluidité dans la montée à l’aigu, qu’on sent quelquefois un peu forcée: j’ai cru entendre un futur Henri (Les Vêpres Siciliennes) dont il a incontestablement la couleur, il chante déjà Floreski de Lodoïska et si la voix s’élargit encore il y a peut-être du Raoul (des Huguenots) dans l’air…
En tous cas entre Loïk Felix et Sébastien Guèze, on tient là deux ténors (très différents) de style français: le marché est plein de ténors pour le répertoire italien, on serait heureux d’avoir des héritiers de la tradition des ténors français. Depuis Vanzo, et à part Alagna, les dernières années n’ont pas fait sortir des jeunes vraiment valeureux dans le répertoire du XIXème en France, même si quelqu’un comme Florian Laconi est actuellement à suivre avec attention.
Du point de vue de la mise en scène, quelques points se sont précisés, d’autres restent plus troubles.
Les religieuses à l’acte I, deuxième tableau, fabriquent en fait des hosties dans une distribution rigoureuse du travail, une table pour étendre la pâte, la chauffer et la faire prendre dans des sortes de crêpières, deux tables pour créer les hosties, et côté jardin, quelques religieuses les mettent dans des sachets de tulle (un peu comme des sachets à dragées). C’est historique, les Carmélites deviennent après la révolution  le plus gros fournisseur de France en hosties, succédant aux fabriquant d’oublies qui en avaient le monopole auparavant.
La statue en arrière plan qu’on voit de dos est celle de la République. Ainsi, les Carmélites sont installées derrière: littéralement, elles lui tournent le dos, mais cette République est là, toujours présente, comme une statue du Commandeur, et elle domine Paris et le monde extérieur.
Je n’avais pas remarqué non plus combien la masse silencieuse qui assiste au lever du marquis de la Force  fait singulièrement penser au Lever du Roi à Versailles, le marquis de la Force  n’étant que reproduction d’une sorte de rituel aristocratique (avec droit de cuissage à la clé: on n’est pas loin du Beaumarchais du Mariage de Figaro, l’immense succès théâtral de 1784, annonciateur de futures révolutions ). Mais ce peuple silencieux a ses brassards tricolores, comme les révolutionnaires de la partie finale: ce sont les mêmes, ils sont un présent qui est aussi futur, ce sont les masses silencieuses où couvent le ferment révolutionnaire. D’ailleurs, ils sont sur la scène côté jardin, là où ils seront à la dernière scène du supplice, et comme à la première scène (lorsqu’elle crie) , c’est parmi eux que Blanche “se noie” dans la scène finale.
La plus grande ambiguité reste à mon avis le statut de ces révolutionnaires,  qui apparaissent comme des partisans, comme je l’ai écrit par ailleurs, plus que des révolutionnaires officiels: toute la scène finale sent la justice expéditive quand la Révolution veillait à fortement ritualiser la République toute neuve. Pas de rituel ici, mais au contraire un dispositif à la fois presque expéditif et fortement symbolique aussi: les religieuses tombant dans un trou, et disparaissant semblent être effacées sans laisser de traces. Ces “partisans” pourraient être aussi bien des révolutionnaires latino-américains, mais aussi, et c’est plus inquiétant, des miliciens d’une dictature cherchant à purifier la terre des éléments qui leur font obstacle. C’est ambigu et par la même stimulant: il est bon d’avoir des questions sans réponse, ou des questions dont on a peur des réponses, à la fin d’un spectacle.

En tous cas, ce fut une deuxième vision, aussi stimulante, aussi passionnante que la première, une belle réussite qui tient en haleine pendant trois heures: on peut aimer ou non cette musique, mais on ne peut nier une puissance d’émotion toute particulière à ce travail. Il y a encore des places, allez-y vous ne le regretterez pas.
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Christophe Honoré

 

 

CENTRE CULTUREL ODYSSÉE À EYBENS 2013-2014: LES NOCES DE FIGARO d’après MOZART en VERSION RÉDUITE PAR LE TRIO IMPROBABLE – Cie DE POCHE

Michel Seib et ses carafes

Il se passe de belles choses aussi à Eybens, commune limitrophe de Grenoble, au Centre Culturel Odyssée qui présente pour un soir une version de poche des Nozze di Figaro de Mozart, pour hautbois et clarinette (sur la réduction pour flûte de 1799) avec un comédien, Michel Seib, maniant des carafes qui représentent les personnages de l’opéra de Mozart.
La salle bruissait de jeunesse, de petits enfants et de collégiens surtout, tous pris, fascinés, attentifs au spectacle de 55 minutes, où le comédien Michel Seib raconte les quatre actes des “Noces de Figaro” accompagnés au hautbois et à la clarinette qui jouent les principaux airs de l’opéra. C’est un spectacle simple, sans prétention, très léger, qui prend immédiatement et qui vous fait virevolter dans les méandres de cette folle journée.
À écouter le récit d’un Michel Seib à la fois très respectueux de la musique et des moments suspendus que représentent les interventions des deux instruments (hautbois pour la mélodie et clarinette pour le continuo) et complètement pris par le maniement des carafes, dont chacune a une forme différente pour interpréter chaque personnage:

Marceline en carafe à décanter le vin

Marcelline en carafe à décanter est désopilante, mais le Comte en grande carafe en cristal, la Comtesse aux formes plus arrondies, Cherubin et Barberine en toutes petites carafes, tout cela fait sourire, fait rire, et fait installer la bonne humeur: c’est bien une comédie qu’on voit et qu’on écoute. Quelques objets en plus, des feuillets, une serviette rouge pour le fameux ruban, une boite de biscuits en métal pour le réduit où Chérubin se cache (puis Suzanne) au deuxième acte, quelques bonsaï artificiels pour figurer le jardin du quatrième acte. Et le tour est joué, le jeu du maniement des objets, les mimiques et le ton du comédien-metteur en scène, la vivacité de l’ensemble, font évidemment vibrer le très jeune public qui rit beaucoup. C’est clair, tout le monde a le sourire aux lèvres en sortant et surtout, tous connaissent désormais la trame de l’opéra de Mozart et un peu de sa musique.
À ce propos, entendre un récit linéaire du livret de Mozart est éclairant: comme cette pièce est complexe, avec ses entrelacs, avec ses relations si duplices entre les personnages,  avec ses quiproquos (comme le faisait remarquer un jeune élève de cinquième derrière moi), avec son jeu permanent sur les objets (en ce sens, le théâtre d’objets convient très bien à Beaumarchais, tant leur rôle est déterminant), avec ses retournements de situation ! Le récit éclaire et étonne en même temps: pourtant j’ai bien dû voir une cinquantaine, une soixantaine de fois Le Nozze di Figaro, mais voir la trame exposée ainsi linéairement en fait ressortir tous les mécanismes, et il s’agit bien d’une mécanique incroyablement agencée: eh oui, Beaumarchais était fils d’horloger, et il en a tiré les conséquences littéraires….
Voilà une petite forme qui fait peut-être plus pour la pénétration culturelle et de la musique que bien des grosses machines qui se contentent plus ou moins d’être là pour quelques concerts ou quelques interventions alibi en territoire scolaire (c’est tellement vrai sur le territoire grenoblois).
À voir le contentement, les sourires, la chaleur des applaudissements, cette soirée a produit son effet.
Le trio improbable, tel est le nom du projet, travaille sur des réductions d’opéras de Mozart: ils ont déjà à leur répertoire La Flûte enchantée, Don Giovanni,  Les noces de Figaro, L’enlèvement au sérail.
Voilà qui portait être l’embryon d’un véritable opéra de poche, qui aurait sa place à Grenoble où l’opéra manque cruellement et qui aurait le mérite d’explorer d’autres voies tout en pénétrant des publics en général moins concernés par le genre. La saison du Centre Culturel d’Eybens prévoit aussi d’ailleurs en mai prochain un spectacle sur le Ring en version de poche.
Si vous êtes sur le territoire grenoblois, ne manquez pas de tester cette petite forme qui tourne dans la région (entre autres au musée de Grenoble le 30 avril), il y a de quoi ravir un jeune et moins jeune public.
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OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 12 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Les saluts, le 12 octobre 2013

Représentation dédiée à Patrice Chéreau, qui fut sept ans directeur du TNP de Villeurbanne.

“Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous”, cette phrase, inscrite sur le fond du décor unique de Dialogues des Carmélites dont la Première a eu lieu hier 12 octobre à l’Opéra de Lyon, est une variation  sur une expression de la première Lettre de Saint Jean « Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous » (1 Jn 4, 16). Elle est aussi le point de départ central de l’encyclique de Benoît XVI, “Deus est caritas”, dont je vous renvoie au texte et qui dit en substance dans son introduction: Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : «Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous».
La question de l’amour de Dieu est au centre de l’œuvre de Bernanos, il faut d’ailleurs faire justice à la grammaire: le génitif “de Dieu” est à la fois objectif et subjectif, c’est l’amour de Dieu vers nous, et l’Amour que nous portons à Dieu qui va faire l’objet du Dialogue et des débats qui essaiment l’œuvre. C’est d’ailleurs, un relatif obstacle pour rentrer dans la réalité du texte que sa transformation en opéra: la nature des échanges favorise évidemment le renvoi au texte théâtral: un passage aussi fondamental que la dernière rencontre de la vieille prieure et de Blanche “Oh, il y a bien des sortes de pauvreté, jusqu’à la plus misérable, et c’est de celle-là que vous serez rassasiée…” (scène VIII) qui pose des questions fondamentales sur le sens de l’agonie du Christ et du Martyre, mérite audition, lecture et relecture. À l’opéra,  la musique, la performance vocale, le texte sont dilués ensemble et éparpillent l’attention du spectateur, qui doit être très sollicitée intellectuellement.
L’Encyclique de Benoît XVI date de Noël 2005, elle est inscrite dans l’actualité du monde contemporain . C’est une réflexion de cet ordre qui a conduit sans doute Christophe Honoré à placer l’opéra dans un contexte moderne, ces Carmélites sont des femmes d’aujourd’hui, recluses dans une sorte de loft ouvert sur Paris par une grande baie, mais séparées de la ville par une béance, un trou béant (délimité par deux murs de briques partiellement recouverts de chaux, avec des fenêtres dont la construction ont été abandonnées) dont on verra l’usage plus tard. Ce loft recouvert de plaques de bois n’est pas vraiment un loft entretenu, des plaques ont disparu, laissant voir le crépi et la structure:  une installation très frustre, presque un squat, où les femmes vivent en groupe, toujours en groupe, toujours sous l’oeil l’une de l’autre, elles travaillent, elles dorment, elles prient toujours dans le même espace, accédant à l’extérieur par une porte grillagée à gauche.
La réflexion de Christophe Honoré nous ramène donc immédiatement à nous et à cette question sans réponse: que nous disent ces femmes et ces débats sur Dieu, la mort, la liberté aujourd’hui?
Mais aussi sur la jeunesse des révolutions, question tellement forte aujourd’hui dans les pays arabes, qui est traitée ici à la fois par le texte et par l’intrigue – l’irruption de la Révolution et des révolutionnaires dans ces vies recluses-, et par l’insistance de Christophe Honoré qui fait lire en prélude  au spectacle un texte de Bernanos sur la jeunesse par une choriste qui précise au public que la jeunesse renvoie non seulement aux jeunes, mais la jeunesse des pays en révolution.  Tout cela évidemment stimule le spectateur amené, voire contraint de faire des liens divers avec le bruit du monde.
Le monde, il est présent, et tellement violemment, dans la première scène, qui représente dans le même espace, l’hôtel particulier du Marquis de la Force: le Chevalier son fils fait irruption dans sa chambre, suivi d’une foule au statut brumeux, alors que le père s’ébat avec une jeune femme aux seins nus  dans un lit bien défait; voilà qui fait sonner de manière toute particulière la première réplique du père “Pourquoi diable ne le demandez-vous à ses femmes, au lieu d’entrer chez moi, sans crier gare, comme un turc”. Tous les spectateurs ne peuvent qu’être troublés, voire dérangés par la crudité de la scène: on s’attendrait peu à voir une scène d’une telle intimité dans la pièce de Bernanos. C’est incontestablement une violence, d’autant plus que le dispositif scénique donne un statut particulier au “quatrième mur”: le spectateur se retrouve non spectateur mais voyeur, à la fois de l’intimité du Marquis de la Force, mais aussi ensuite de la communauté recluse des carmélites. Et cette position est vraiment dérangeante. Sur scène,au lever de rideau, un groupe silencieux regarde le dialogue entre le jeune Chevalier et le marquis de la Force, pendant qu’il se rhabille ainsi que sa compagne (qui se trouve être sans doute la gouvernante de la maison ou quelque chose d’approchant) et les spectateurs sont dans la même position, voyeurs-spectateurs d’une intimité, ici des corps, et plus avant des âmes.
Le monde, c’est aussi un marquis de la Force libertin, plutôt ouvert, qui évoque les premiers soubresauts de révolte dès le mariage du Dauphin (1770), correspondant exactement à la naissance de Blanche, un monde que Christophe Honoré voit toujours sous les yeux de tous, qu’il soit l’Hôtel particulier des La Force, ou l’espace reclus du Carmel: il n’y a pas plus d’intimité des corps que des âmes, pas de scènes à deux, rien que des moments où tout est mis sous les yeux du public, ce qui ne manque pas non plus d’être dérangeant: que ce soient les carmélites ou le groupe de la première scène, tout se déroule sous les yeux de ce chœur antique silencieux qui visiblement n’en pense pas moins dans cet espace unique qui est surtout espace tragique: “le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui”, rarement cette affirmation ne m’est apparue plus vraie, plus forte, plus urgente.
Le rideau se lève sur une scène, il faut le dire, qui en a surpris, voire choqué plus d’un, mais une scène rendue sans doute nécessaire pour marquer les contrastes entre le dehors et le dedans, le monde et le carmel,  et souligner en même temps les parallèles: les débats ou les dialogues sous les regards de tous, les intimités violées (à ce titre, la mort de la prieure est à mettre en parallèle avec la première scène), les relations humaines et leurs faiblesses, aussi bien dehors que dedans, tout est impudiquement exposé.
Christophe Honoré a accordé une attention très subtile, très précise, très millimétrée aux gestes, au théâtre, au naturel: c’est l’avantage du cinéaste de poser un regard au microscope sur le réel. Il n’y a pas un personnage qui soit négligé, pas un détail qui ne soit omis, pas un geste qui ne soit juste, ou justifié. Tout fait sens. Dans sa volonté de marquer l’actualité de cette communauté, au sens moderne du terme, il en fait une communauté religieuse qui travaille pour se financer on le voit à l’ordinateur dans un coin de l’espace qui doit servir à la gestion de la machine économique, on le voit aussi jusqu’à la manière dont est représenté l’aumônier, Loïc Félix (remarquable), un prêtre de couleur, allusion à la réalité d’aujourd’hui où de nombreux prêtres en France viennent d’Afrique pour compenser la crise européenne des vocations. Un travail enraciné dans l’aujourd’hui,  avec une attention aux personnages qui stupéfie.
Les costumes de Thibault Vancraenenbroeck, insistent sur la simplicité, ce sont des costumes de “ménagères” de plus ou moins de cinquante ans, les carmélites ont toutes des sandales (les révolutionnaires leur apporteront des chaussures à talons

Les chaussures à talons ©Jean-Louis Fernandez

, symbole de leur retour à la féminité) des robes simples de travailleuses, avec des blouses ou des tabliers, un peu comme dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à Munich;

En prière ©Jean-Louis Fernandez

elles portent toutes le voile à un moment ou à un autre, mais rarement ensemble, elles revêtent leur vêtement blanc, mais seulement au moment des offices et ce jeu des costumes renforce l’impression de réalisme, voire de crudité et impose une mise en proximité (entendue comme opposée à tout ce qui serait mise à distance) du spectateur, d’autant que l’espace relativement réduit de la salle de Lyon et sa couleur noire renforcent cette intimité collective.
En choisissant d’inscrire dans le présent cette histoire du passé (j’emploie inscrire dans le présent et non actualiser à dessein: le mot actualiser me suggère un simple habillage, le mot inscrire m’invite à me mettre en question, me met en miroir), Christophe Honoré ne fait que continuer ce qu’il a si intelligemment fait avec la Princesse de Clèves dans son film La belle personne.
Mais s’agit-il d’une mise au présent d’une histoire passée? Après tout, Bernanos utilise  la nouvelle La Dernière à l’Échafaud (Die Letzte am Schafott) de Gertrud von Le Fort, publiée en 1931 (elle même inspirée des écrits de soeur Marie de L’Incarnation,  la seule à avoir échappé à la mort) pour écrire un scénario pour le cinéma en 1948, qui est adapté pour le théâtre par Jacques Hébertot en 1952, inscrivant définitivement l’oeuvre dans l’urgence du présent, et dans le débat intérieur de Bernanos lui-même: le passé est un prétexte pour lire notre monde, pour nous lire nous-mêmes.
Dans le travail de Christophe Honoré, on est aussi frappé par l’élargissement du débat, notamment à la fin quand interviennent les révolutionnaires: ces révolutionnaires, qui cassent la citation “Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous” pour ne laisser que les lettres qui composent “Nous avons l’amour de nous” tout en envoyant à la mort ces femmes, pour des raisons idéologiques. Sont-ils des méchants? Discours complexe s’il en est, tant des révolutionnaires ressemblent ou à des partisans,  (il y a quelque chose d’une ambiance “seconde guerre mondiale”) ou à des représentants d’une idéologie totalitaire désemparés face à la simplicité du témoignage de ces femmes, apparemment inoffensives en réalité redoutables dans un contexte où tous les esprits doivent s’uniformiser: éradiquer tout ce qui ne serait pas la nouvelle norme, éradiquer ce qui est autre, éradiquer ce qui est résistance,  voilà qui nous renvoie à bien d’autres contextes anciens, modernes ou contemporains.

On le voit, la prise de position de Christophe Honoré est particulièrement complexe, et fait qu’on ne vit pas ce travail comme un spectacle, mais comme une interrogation qui renvoie aux tréfonds de l’individu et donc qui renvoie à soi: il fait du théâtre un miroir de nos doutes, de nos certitudes, de notre être au monde: ce que le théâtre est, normalement, ce qu’il oublie d’être, quelquefois, pour n’être que spectacle.

Vers le supplice ©Jean-Louis Fernandez

C’est particulièrement sensible dans la scène finale: deux groupes, côté jardin,  les spectateurs de l’exécution, à droite côté cour, les carmélites chantant le Salve Regina, ponctué par les coups de percussion marquant les têtes qui tombent. Christophe Honoré en fait une exécution sans rituel, sans guillotine, comme une justice expéditive qui utilise les moyens du bord: on ouvre les fenêtres (obscurcies par une palissade de bois), les portes sont ouvertes sur le trou béant qu’on avait remarqué dès le départ dans le décor, entre le “loft” et la baie vitrée donnant sur Paris, et une à une on pousse dans le trou les Carmélites, et les corps tombent. Mais chaque corps tombe à sa manière, raide et en arrière pour Madame Lidoine, apeurée ou hésitante pour d’autres, résolue aussi, avec le  moment ultime où Constance et Blanche émergée de la foule se fixent, et par de petits gestes, se font comprendre mutuellement ce qui va être leur destin commun, prévu depuis longtemps par Constance, qui se jette, apaisée, dans le vide pendant que Constance va tomber, en arrière, comme Madame Lidoine, mais dans la foule et non dans le vide. Magnifique fin, images puissantes, ponctuées par un orchestre extraordinairement mené par Kazushi Ono.

Alors, au service de ce point de vue, je l’ai dit,  un travail d’une rare précision sur les personnages,  servi par des chanteurs pleinement engagés dans l’opération.
Ce qui caractérise Lyon, ce sont des distributions équilibrées, souvent très homogènes, et rarement erronées: cela se vérifie une fois de plus. Il n’y a pas de hiatus dans ce plateau, où tous les chanteurs, où tous les artistes (y compris le chœur) ont quelque chose à faire, un rôle à tenir, et pas seulement à être là. De plus, une distribution à dominante française, ce qui montre la vitalité actuelle du chant en France.

Sylvie Brunet-Grupposo et Hélène Guilmette ©Jean-Louis Fernandez

La première prieure de Sylvie Brunet-Grupposo est imposante par une voix qui sonne bien dans l’espace de Lyon, une voix puissante de mezzo, pas toujours homogène cependant, mais émouvante, mais déchirante notamment dans la scène de la mort et de son refus. La lyonnaise Sylvie Brunet (qui fut jadis un soprano) faisait là sa première apparition  sur la scène de l’opéra de Lyon. Le public l’a abondamment remerciée et saluée, avec justice. Une hésitation cependant, qui ne tient pas à la performance de l’artiste, mais à la lecture par Honoré du personnage: madame de Croissy est une aristocrate, la nouvelle prieure, Madame Lidoine, ne l’est pas. En fait Honoré inverse les positionnements des rôles, aussi bien physiquement, que dans la gestuelle, que dans la manière de dire le texte, que dans le costume: Madame de Croissy apparaît bien plus comme une femme simple qu’issue de l’aristocratie, comme si à l’approche de la mort, elle se débarrassait des oripeaux sociaux; au contraire Madame Lidoine, Sophie Marin-Degor, voix très présente, vibrante même, acquiert immédiatement une distance, une grandeur simple qui la mène à l’héroïsme: sa manière de mourir est un vrai chef d’œuvre, c’est une aristocrate du cœur. Anaïk Morel, en Mère Marie de l’Incarnation, est aussi une très belle surprise, un mezzo puissant, charnu, rond, une tenue de scène altière et en même temps simple, donnant une étonnante vérité au personnage . Cette chanteuse qui a fait plusieurs années de troupe à Munich commence à apparaître dans les grands rôles (bientôt Carmen à Stuttgart), ce n’est que justice car dans ce rôle un peu ingrat, celui de la gardienne de la règle, intègre et loyale, et un peu intégriste, elle est d’une grande justesse, dans sa modestie même, lorsqu’on devine qu’elle aimerait devenir Mère Supérieure et que ses compagnes élisent Madame Lidoine.
La Blanche de la canadienne Hélène Guilmette (qui chantait Constance à Munich dans la production de Tcherniakov) est un personnage, très juste, adulte mais pas trop, qui ne cesse d’habiller ses doutes, qui arrive pleine de volonté d’héroïsme quand la soumission, la simple soumission est la règle. Elle est juste, mais rarement émouvante. Le chant est correct, avec des aigus cependant quelquefois un peu criés, sans être toujours exemplaire, mais sans jamais être vraiment pris en défaut. Elle laisse un sentiment mitigé et elle n’arrive pas à convaincre, elle ne marque pas.
Il est vrai qu’elle pâlit devant la vraie triomphatrice de la soirée, une sorte de soleil qui irradie dès son apparition, Sabine Devieilhe, qui va devenir sans doute très vite une coqueluche des scènes d’opéra. Elle m’avait frappé en Reine de la Nuit, mais la Reine de la Nuit n’est pas vraiment un rôle, tant ses apparitions sont limitées à deux airs, elle frappe ici par sa présence incroyable: on n’a d’yeux que pour elle dès qu’elle intervient: elle transmet fraîcheur, optimisme, jeunesse, sourire: non seulement la voix est somptueuse, colorée, menée avec suprême intelligence, mais le personnage est vu avec une telle immédiateté, une telle vérité qu’elle laisse pantois et qu’elle provoque l’enthousiasme: l’opposition Constance/Blanche est criante, aveuglante. Quels moments!

Loïk Felix (l’aumônier) et Anaïk Morel (Mère Marie de l’Incarnation) ©Jean-Louis Fernandez

Dans cet opéra de femmes, les hommes ont des rôles de complément, sauf peut-être l’aumônier de Loïc Félix, très présent dans la dernière partie, dont l’humanité est ici marquée: il apparaît d’abord en Prêtre, avec la distance voulue, puis en habit civil (un prêtre sous la révolution n’est pas fort bienvenu), il est alors d’une banale humanité, fume comme un humain parmi d’autres, presque humain avant d’être prêtre,  avec un discours d’une justesse et d’une douceur particulières. Sa voix de ténor, apaisée, toujours égale, sa manière de colorer, tout cela rend sa prestation vraiment excellente, sans apprêt, sans effet, il séduit. Très joli moment.
Le Marquis de la Force de Laurent Alvaro permet de retrouver sa belle voix de baryton sonore et puissante (que j’avais bien appréciée dans La Muette de Portici à l’Opéra Comique) dans un rôle devenu un peu ingrat vu la situation décrite plus haut, dont il se sort avec beaucoup de naturel.
Le chevalier de Sébastien Guèze est intéressant à plus d’un titre, en premier lieu une jolie voix, un timbre séduisant, une belle technique; c’est un ténor qui commence à chanter dans les opéras internationaux (dont Dresde, futur terrain de Serge Dorny qui, on le sait quitte Lyon en 2015). Au niveau scénique, il a une fraîcheur et un naturel notables, et cet engagement dans le personnage se marque dans des moments très émouvants, dès le départ avec le père, mais surtout dans la scène des retrouvailles avec Blanche, à travers la porte grillagée, très bien réglée par la mise en scène avec cette main qui passe dans l’interstice, avec une Blanche d’abord distante, puis qui se laisse aller complètement à ses sentiments, dans une relation très affective, voire légèrement trouble qu’on lit dans les gestes entre les deux personnages. Guèze a la nervosité de la jeunesse, mais jamais l’excès qu’on voit quelquefois dans le Chevalier de la Force, en bref, un chanteur intelligent et sensible. À suivre avec attention, le bon ténor étant un produit rare.
Notons enfin deux rôles secondaires, le 1er commissaire de Rémy Mathieu, voix intéressante au timbre velouté et donc joli chant (salué à la fin par le public), et Nabil Suliman, habitué de Lyon, à la jolie voix de baryton, peut-être un tantinet plus en difficulté dans le geôlier, mais au timbre toujours séduisant.
Ce qui caractérise tous les protagonistes de cette production, c’est, sans doute aussi grâce à Christophe Honoré, l’extrême naturel des attitudes et de la diction, jamais déclamatoire, jamais artificielle, qui donne beaucoup de fluidité à l’ensemble et une grande puissance théâtrale. Cela vaudrait reprise vidéo, sous la réalisation de Christophe Honoré, bien sûr, car cette vérité-là passerait très bien à l’écran.

On doit enfin souligner le magnifique travail de Kazushi Ono avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Laissons de côté les quelques scories au niveau des cuivres, pour remarquer d’abord l’extraordinaire lisibilité de cette approche, servie, pour une fois, par l’acoustique sèche de la salle, une lecture tour à tour glaciale ou sensible, toujours attentive à ce qui se déroule en scène, et qui laisse identifier avec une précision remarquable les filiations de cette musique: j’ai été stupéfait, je ne l’avais jamais remarqué à ce point, par la filiation magistrale (c’est à dire “référée à un maître”) de Poulenc à Moussorgski, et du même coup à Debussy (n’oublions pas que Debussy avait sans cesse son Boris sur le piano). D’abord dans la première scène de Constance, puis dans son dialogue amer avec Blanche, où l’accompagnement orchestral me renvoie à l’univers moussorgskien, puis dans l’utilisation des bois notamment à la fin, hautbois, cor anglais, clarinette, qui nous plonge dans un univers à la Khovanchtchina: et de fait, si l’on y prend garde, l’histoire de Khovanchtchina et surtout des Vieux Croyants est à rapprocher de celle de ces Carmélites, surtout à la fin quand ils décident le martyre pour échapper à Pierre le Grand.
La parenté musicale évidente m’a frappé ici, grâce au traitement particulièrement raffiné de la partition par Kazushi Ono.
Dans les versions contemporaines, j’avais jusque là privilégié l’approche de Riccardo Muti dans la belle production très ritualisée de Robert Carsen à la Scala (au Teatro degli Archimboldi) en 2000 et 2004 dont il existe un DVD avec Anja Silja, Dagmar Schellenberger et Laura Aikin.
Je suis décidément très séduit par ce que j’ai entendu hier à Lyon, qui continue la tradition locale puisqu’en 1990, Kent Nagano avait déjà repris l’oeuvre dans une version remarquée qui a fait l’objet d’un enregistrement paru en 1992.

On va voir en décembre prochain une production au théâtre des Champs Elysées, sans doute très différente, mise en scène par Olivier Py (un artiste rare sur nos scènes en cet automne….) avec une distribution très attirante, voire de très grand luxe (Rosalind Plowright, Sophie Koch, Patricia Petibon, Sandrine Piau, Véronique Gens, Topi Lehtipuu), on pourra comparer aussi  l’approche de Jérémie Rhorer avec celle de Kazushi Ono.
Mais ce qui se voit à Lyon vaut d’autant plus le voyage, car c’est une tout autre option sans aucun doute; Christophe Honoré signe là son premier opéra et réussit un beau spectacle, surprenant, profond, qui interroge. Kazushi Ono confirme qu’il excelle dans ce type de répertoire, et Serge Dorny sait construire une distribution engagée, équilibrée, intelligente. À la puissance publique de lui trouver un remplaçant de son niveau.
Je ne puis que très vivement conseiller le voyage de Lyon, pour rentrer dans cette œuvre que certains dédaignent, et que j’ai vraiment redécouverte hier: il n’est jamais trop tard.
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L’arrivée de Blanche ©Jean-Louis Fernandez