OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: AIDA de Giuseppe VERDI le 10 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN; ms en scène: Olivier PY)

Elements du décor ©Christophe Pelé/ONP

Cette première était tendue. La presse avait relaté les huées intervenues lors de la répétition générale. Je n’ai pas l’habitude de huer, sauf force majeure, mais jamais à une répétition générale qui est une séance de travail .
Les spectateurs qui se sont permis de huer sont des malotrus.
Ce qui se seraient retenus à la Générale se sont lâchés à la Première: timidement au premier acte, puis sont restés tranquilles jusqu’au quatrième acte où ils ont commencé à se déchainer et s’insulter entre eux (“réac!” a-t-on entendu notamment) pour finir dans une belle unanimité quand Olivier Py est venu recueillir les remerciements de la foule en délire. Du délire, certes, mais un délire hueur vraiment impressionnant, et à mon avis inutile.
Mais ce sont les habitudes du lieu, habitudes à frapper du logo “Opéra de Paris” que le théâtre est si fier d’apposer désormais sur toutes sortes de produits pour se faire un peu de sous: on finira bien par vendre dans les supermarchés (de luxe) des Pêches Melba ou des Tournedos Rossini frappés du logo Opéra de Paris.
Ainsi donc, Olivier Py n’a point plu.
Il faut dire qu’il ne s’est pas trop fatigué, ni à penser subtilement, ni à construire des relations un peu moins conformes entre les personnages, dont certains – Oksana Dyka par exemple- utilisent la “grammaire gestuelle du chanteur d’opéra pour les Nuls”:  j’écarte les bras, je mets la main sur le coeur. À ce niveau-là visiblement rien n’a été vraiment travaillé. On retrouve par ailleurs les laveurs de paroi qu’on a connus dans Alceste (mais il effaçaient la craie) qui essuient, qui lavent, qui époussettent le “Palais”, la structure centrale du décor. On retrouve aussi un chœur tout en noir, mais cette fois point de parois noires et crayeuses:  un palais d’or, colonnettes sur le devant, et structure tournante au centre qui est tantôt pièce de palais, tantôt façade de palais, tantôt immense colonnade dédiée à Vittorio Emanuele Re D’Italia (V.E.R.D.I), car le travail de Py porte d’abord sur l’alliance du sabre et du goupillon, des soldats et des prêtres, puis sur les relations nation dominante/nation colonisée, peuples dominants/peuples oppressés et fait de l’Italie opprimée par l’Autriche un double métaphorique de l’Ethiopie face à l’Egypte, avec Verdi en médiateur.

Ainsi la première image est celle d’un partisan agitant le drapeau italien violemment frappé par des soldats et laissé inanimé, pendant qu’Aida (une jolie blonde un peu triste) le secourt et le soutient, puis le Roi apparaît et c’est alors le drapeau autrichien qu’on agite. Moui.

Apparition du Roi, Acte I ©Elisa Haberer

Un metteur en scène germanique un peu provocateur eût sans doute dans la même veine choisi des puissances plus concernées aujourd’hui par la question: Egypte/Israel, Syrie/Liban, Irak/Koweit, Russie/Tchechénie, Chine/Tibet ou Ethiopie/Erythrée: les pays colonisateurs (ou ayant des velléités colonisatrices) ne manquent pas mais Py est sage et prudent depuis qu’il est devenu une sorte de metteur en scène à la mode (notre “Staatsregisseur”, d’ailleurs la ministre Filipetti était dans la salle !).
Qu’on ne se méprenne pas: j’aime bien le travail, les textes et le théâtre d’Olivier Py ; j’ai beaucoup aimé sa programmation à l’Odéon, j’aime sa vivacité, son humour, son détachement, sa prodigieuse intelligence. Mais là, sans doute pris par plusieurs productions et ses diverses activités, il a fait quelque chose de singulièrement léger, de peu convaincant et insuffisamment travaillé. Et le programmateur plaçant successivement deux nouvelles productions de Py en septembre et octobre ne lui a pas rendu service.
Py fait donc du Py, c’est à dire essaie de construire une sorte de discours de continuité mais l’ idée est menée et développée de manière un peu creuse. En 1871, la guerre d’indépendance de l’Italie est terminée, le pays se construit, et au fond, cette épopée-là est terminée: évidemment Verdi est en quelque sorte statufié, il est une gloire reconnue. Son message se situe sans doute désormais ailleurs.
J’espère que le public qui a hué ne pleurait pas l’absence de palmiers, de chasse-mouches, de Pschent, bref, d’Egypte de pacotille; si c’est le cas, qu’il file à tous crins à Milan où en Novembre est reprise l’Aida de Franco Zeffirelli, qui est une référence dans le genre “Egyptomania”, ou qu’il réserve ses places à Vérone, dont c’est le fond de commerce.
Mais déjà en 1980, à Francfort, Hans Neuenfels (l’homme-du-Lohengrin-avec-les-rats-du- Festival-de-Bayreuth) avait proposé une Aida  dont les murs du théâtre se souviennent encore tant le scandale fut grand. Comme vous le voyez, rien de neuf dans ce bas monde et Py arrive un peu “après la fête”, ou à sa suite. À moins que le public de Paris n’ait plus qu’une mémoire immédiate et soit retourné à son conservatisme traditionnel après quelques années de régime Joel.
Mais ce qui frappe surtout c’est cette réaction disproportionnée pour un spectacle qui ne vaut ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Que Py décale son regard dans Alceste, c’est accepté car les enjeux symboliques d’Alceste n’étant pas énormes, on permet toujours aux metteurs en scène d’habiller les oeuvres moins jouées, mais gare à qui touche aux grands standards que le public connaît (ou croit connaître) : je me souviens de l’hystérie qui avait emporté le public du Châtelet lors de la (très belle) Traviata de Gruber il y a une quinzaine d’années. Que Py allait aussi décaler son regard sur l’Aida traditionnelle, on pouvait le deviner. Le seul problème, c’est que son Alceste dit infiniment plus de choses que cette Aida; le seul problème, c’est que c’est un spectacle sans grand intérêt, ennuyeux, long, et répétitif. Bref, c’est raté.
Alors, ce qui est considéré comme une idée (le pouvoir dominant représenté par des soldats violents) est en fait un gadget, comme ce tank sur lequel grimpe Radamès qui fait frémir la foule, comme ces soldats qui passent fréquemment et qui habillent l’espace, comme ce couple qui danse, ou ces prêtres (inquisiteurs?) aux pieds d’une croix en flammes qui rappellent le Ku Klux Klan. Gadgets qui n’ont pas toujours un rapport clair avec l’action ou surtout avec le sens de l’action. On veut nous prouver que tout colonisateur est un méchant, que tout colonisateur contient en germe le totalitarisme, qu’il opprime les faibles et les vaincus, quelle originalité ! Et pour couronner le tout et nous asséner cette vérité, la foule lors du triomphe brandit des pancartes entre autres “Droit du sang!”, “Dehors les étrangers!”…suivez mon regard; toute ressemblance etc…etc…
Ce qui me gêne bien plus, c’est que les trente premières minutes passées, tout est dit, il ne se passera plus rien: on a vu les deux drapeaux, les soldats, le tank, les colonnes, le palais et tout ne sera que répétition des mêmes motifs pendant le reste du temps.
Au milieu de cet océan de platitude, notons quand même quelques bonnes idées, mais jamais menées à leur terme, jamais poursuivies, sortes d’îlots auxquels se raccrocher avant de s’assoupir à nouveau:
– D’abord, la ressemblance initiale entre Aida et Amneris, la première étant le double de l’autre (robe noire, perruque blonde), mais très vite Aida enlève la perruque pour laisser voir de longs cheveux noirs, elle reconquiert à la faveur de son amour, son identité.
– Ensuite, Amneris qui au début du troisième acte essaie sa robe de mariée, ironie presque tragique dans une scène ou elle finira par jeter Radamès aux mains des prêtres.
– Enfin, la table avec la maquette d’un monument (la colonnade avec au fronton Vittorio Emanuele Re d’Italia) rappelle les projets de Germania de Speer.
Autre parti pris assez intéressant, dans une mise en scène sur la guerre colonisatrice, on pouvait s’attendre à une scène du triomphe plutôt mussolinienne avec débauche de populace, de soldatesque, de drapeaux. Eh bien, Py choisit au contraire l’évocation, et ce n’est pas si mal: le choeur du peuple est là, mais la scène est vide lors de la marche des trompettes, laissant un Arc de triomphe au milieu avec une danseuse en tutu, aux murs abondamment essuyés par des hommes et femmes de ménage, et, au son de la marche du triomphe, on se contente de faire apparaître les dessous de la scène, où gisent des monceaux de cadavres (nus, et donc impossible de voir si les cadavres sont des ennemis ou non) où des soldats munis de masques en amènent encore, et où Radamès, une bouteille à la main, essaie de boire pour oublier (après tout, il a massacré le peuple de son aimée). C’est dans ce soupirail rempli de cadavres que naturellement Radamès et Aida finiront à l’acte IV.  C’est un peu le même contraste que dans le Faust de Lavelli où les soldats revenaient du front, tous éclopés, chantant martialement “Gloire immortelle de nos aïeux” – tiens encore un spectacle, réussi celui-là, hué par le public de Garnier lors d’une Première agitée.
Dernière idée à retenir de cette scène, l’arrivée des prisonniers, petit groupe d’hommes et de femmes, des civils avec des valises, et non des soldats, ressemblant à des résistants faits prisonniers ou même à des cortèges de juifs qu’on menait aux camps de la mort.

Acte III, @Elisa Haberer

Mais si l’on dit “pourquoi pas?” à ces idées, cela ne fait pas une mise en scène.
Je n’ai pas détesté en revanche le décor de Pierre André Weitz qui nous dit plusieurs choses:
– Sur le devant de la scène, ce cadre fait de colonnettes dorées est pour moi la seule allusion à L’Egypte, cela rappelle le temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari, comme si Aida n’était une longue cérémonie funèbre (la première image est une “scène sur la scène” entourée de ces colonnes). Mais Hatchepsout dont le règne fut assez glorieux, mena une seule guerre, contre les Nubiens (le peuple du Sud: la Nubie et l’Abyssinie composent l’Ethiopie ) pour des raisons commerciales et économiques, c’est à dire pour des purs motifs de colonisation: on est bien dans le contexte.
– Sur le fond de scène, une toile sur laquelle sont imprimées des maisons d’une ville en ruines (la guerre, toujours la guerre)
– Au milieu une structure tournante présentant une façade de palais classique d’un côté, qui apparaîtra avec des variations d’espace mais toujours dans le même esprit, et qui renvoie au  pouvoir absolu “habituel”, oserait-on dire, et de l’autre une colonnade  monumentale, qui rappelle par son style à la fois les monuments mussoliniens de l’EUR à Rome, et très vaguement le Monument à Victor Emmanuel (la “machine à écrire”) adossé au Capitole sur la Piazza Venezia, toujours à Rome, c’est à dire la Rome capitale d’une Italie neuve, bientôt coloniale elle-aussi, parce que fasciste et au gigantisme caricatural et suspect.

Et pourtant, au bout du compte, en faisant abstraction des contextes, les chanteurs font ce qu’ils feraient habituellement dans une Aida traditionnelle: habillons-les de pagnes ou de tuniques, quelques coiffures égyptiennes et quelques palmiers, nous y sommes: rien de plus, et c’est bien là la question la plus problématique. Py a travaillé un point de vue, rapidement, sans vraiment rentrer dans la question d’Aida, à savoir d’abord peut-être le contexte de création, le canal de Suez, avec ses milliers d’ouvriers, à relier avec les constructions des pyramides: Luca Ronconi avait perçu cela dans sa mise en scène de la Scala (1985, avec Lorin Maazel, Luciano Pavarotti, Maria Chiara; il y a une video dans le commerce) où la scène était sans cesse traversée d’esclaves qui tiraient ou poussaient d’immenses pierres. Ensuite on peut  poser autrement la question  du rôle anecdotique de l’Egypte dans une histoire assez banale d’amour et de jalousie, et assez banale d’héroïsme patriote: Radamès est un authentique patriote, qui a le défaut d’être amoureux et de faire confiance aux femmes: en bref, un “grand opéra” intimiste car Aida se joue aussi dans de toutes petites salles, et a été créé dans une salle aux dimensions réduites (quelques centaines de spectateurs). On pouvait jouer cette carte-là, y compris sur la scène de Bastille

Tout cela pose question à un metteur en scène, et Py y répond très partiellement et très superficiellement. Ça ne mérite pas de huées, mais seulement de l’indifférence: d’ailleurs huées mises à part, les saluts ont été assez rapidement expédiés à cette Première.
Car musicalement, les choses ne sont pas non plus convaincantes. À part l’héroïne, sur laquelle il y a beaucoup à dire, il n’y a pas de prestations problématiques, mais aucun des chanteurs ne se détache du lot, sauf peut-etre Alvarez.
Marcelo Alvarez est plutôt un bon Radamès, il a de la technique, il a du style, il a les aigus (même si un peu tirés quelquefois), il est plutôt vaillant, comme dans bien d’autres rôles d’ailleurs:  il fait son très bon travail de ténor, avec une belle technique surtout dans la deuxième partie mais ne diffuse ni sensibilité ni surtout émotion . Domingo et Carreras dans ce rôle étaient autrement sensibles, autrement émouvants et faisaient entrer le public en sympathie; quant à Pavarotti, il colorait son chant avec des mezze-voci à se damner, qui chaviraient le public. Alvarez qui est l’un des grands ténors de notre temps,  reste froid. Précisons: il simule l’engagement, et cela se voit, personnage un peu artificiel auquel on croit difficilement.
Luciana d’Intino est une chanteuse solide mais avec une longue carrière derrière elle. En absence de mezzo verdien incontestable actuellement sur le marché lyrique, elle propose une Amneris assez correcte, avec cependant une tendance à poitriner et donc des lourds problèmes d’homogénéité, mais si la voix n’est plus ce qu’elle était, la technique aide à descendre assez bas et à donner de la couleur au rôle; son quatrième acte est vraiment très honnête et ma foi assez intense (c’est la seule à entrer vraiment dans le rôle) et son air “L’aborrita rivale a me scappata” et le duo avec Radamès qui suit font partie des meilleurs moments de la soirée.
Je suis trop marqué encore aujourd’hui par l’Amonasro de Cappuccilli pour avoir apprécié Sergey Murzaev, j’attends aujourd’hui dans ce rôle un Tézier. Je vis en 1979  à Salzbourg un Acte III avec Freni dans Aida, Cappuccilli en Amonasro, Carreras en Radamès et Karajan dans la fosse…on peut comprendre qu’après on soit un peu perturbé.
Sergey Murzaev articule, a une belle diction,  la voix est bien posée, mais insuffisamment projetée, insuffisamment colorée et le personnage reste scéniquement et vocalement fade, et un peu bourru là où il faudrait tout sortir et surtout moduler et varier un chant qui reste tout d’une pièce. C’est dommage car le chanteur a des possibilités qui ne s’expriment pas vraiment et ne sont pas vraiment mises en valeur..
J’étais content de revoir Roberto Scandiuzzi, qui fut naguère une vraie voix de basse somptueuse: aujourd’hui le timbre reste séduisant, la voix encore puissante, mais elle bouge un peu trop.
Venons en à Oksana Dyka, que les théâtres engagent parce que la voix est grande et que son volume remplit une salle. Hors le volume, cette chanteuse n’a rien d’intéressant: d’abord, dès qu’elle monte à l’aigu, elle a un vibrato excessif, et la voix est sans cesse stridente, sans chaleur, sans aucun intérêt ni de timbre ni de couleur. Car pour colorer, il faut interpréter. Ici, encéphalogramme plat, elle fait les notes, mais n’est ni musicale, ni engagée vocalement, ni engagée scéniquement. C’est même quelquefois à la limite du supportable (à la Scala elle était même pire). L’Opéra a engagé Oksana Dyka en distribution A, et Lucrezia Garcia en distribution B, disons que nous ne pouvons choisir entre la peste et le choléra: deux chanteuses à voix, totalement inutiles, aptes sans doute à remplir Vérone par leur volume, mais certainement pas ni à remplir nos âmes, ni pénétrer nos coeurs. À la décharge de l’Opéra, on peut se demander qui peut aujourd’hui chanter Aida, à part Violeta Urmana ou Sondra Radvanovsky. Mais afficher deux sopranos médiocres que les agences imposent çà et là (à la Scala notamment où Dyka s’est fait littéralement jeter dans Tosca), est-ce vraiment faire honneur à une nouvelle production après plus de quarante ans d’absence, quand la précédente avait été chantée par Leontyne Price?
Même si à Bastille le chœur apparaît toujours en-deçà de ce qu’il est réellement, il reste que la prestation globale est vraiment au point, préparée parfaitement par Patrick-Marie Aubert, en tous cas plus au point que l’orchestre.
Philippe Jordan, en bon directeur musical à la germanique, s’essaie à tous les répertoires, Wagner, Strauss, Mozart, et Verdi. C’est un chef assez froid qui à mon avis ne convient pas à la couleur ni à la chaleur verdiennes. Ses qualités: la précision et la clarté, mes réserves: la personnalité.  Cette Aida n’y échappe pas. Alors que j’ai trouvé le prélude très bien mené, très émouvant, très tendre même, la première partie pour le reste n’est pas convaincante, on n’entend pas l’orchestre, cela manque de relief, c’est lent et se concentre sur la sculpture de détails sans envisager de ligne d’ensemble. La deuxième partie m’est apparue un peu meilleure, il est vrai aussi qu’elle est plus dramatique et exige notamment plus d’énergie et surtout une vraie tension. Il reste qu’au total, sa direction  n’est pas convaincante, tout simplement parce qu’elle manque de conviction.
Une soirée assez médiocre dans l’ensemble. Much ado about nothing.
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Le salut final

PATRICE CHÉREAU

AFP © Gabriel Duval

C’est très difficile ce soir.
Très difficile de parler de Patrice Chéreau au passé. Très difficile pour moi de parler de Patrice Chéreau sans immédiatement me projeter dans mon histoire, dans mon parcours, dans mon compagnonnage de spectateur fidèle né au moment de La dispute, passé par Les Contes d’Hoffmann et enraciné pour toujours par le Ring de Bayreuth.
D’abord parce que cette nouvelle prend au dépourvu. Chéreau était encore plein de projets, au printemps prochain Elektra à la Scala de Milan …Comme il vous plaira à l’Odéon…et qu’on aime à penser que ceux qu’on admire et qui vous ont accompagné sont éternels.
Chéreau a changé ma vie. Chéreau, c’est en quelque sorte ma vie. C’est un pilier de ma vie intellectuelle qui part, sans avoir encore donné tout ce qu’il pouvait donner. Il m’a ouvert définitivement au théâtre, il m’a fait découvrir le sens du théâtre, il m’a envahi.
De ce jour de juillet 1977 où après un beau Rheingold, je suis resté cloué par Die Walküre. Entré  spectateur tout neuf dans le Festspielhaus de Bayreuth, j’en suis sorti amateur, un amateur complètement tourneboulé:  quelque chose avait changé dans mon regard sur le théâtre et donc sur le monde: il y avait sur scène comme une évidence, qu’à cette musique-là ne pouvaient  correspondre que ces images-là et en moi cette autre évidence, je ne pourrais plus vivre sans théâtre.
Chéreau m’a habité, pendant toute ma vie de spectateur de théâtre, au-delà même des spectacles singuliers dont certains plaisaient plus ou moins ou m’avaient plus ou moins convaincu. À travers son théâtre, je cherchais au départ avidement à retrouver le Ring, à travers ses films, je cherchais le théâtre, je recherchais les gestes qui m’avaient bouleversé à la scène : je me souviens de scènes de L’homme blessé où je retrouvais des mouvements qui me rappelaient par imprégnation ce Ring, vu cinq fois (quelle chance inouïe, quand j’y pense!) qui reste accroché en moi, imprégné en moi, lové en moi comme une sorte de référence implicite de tout spectacle, la racine d’une passion dévorante pour l’art de la scène.
Oui, Chéreau est celui qui m’a fait passer de l’amateur d’opéra, à celui d’amateur de théâtre d’opéra. Si j’aime tant à l’opéra le théâtre, c’est parce que Patrice Chéreau est passé par là, qu’il m’a fait comprendre que l’art lyrique avait un troisième pied qui s’appelle la mise en scène sans lequel tout est bancale. Oui, Chéreau dans ma vie, ce fut comme une apparition.
Chéreau m’a fait comprendre ce qu’était vivre la catharsis – jusque là un mot pour mes cours de littérature du XVIIème -, il m’a fait pleurer, sourire, craindre, il m’a fait aussi fermer les yeux (au deuxième acte de Walküre,  quand une partie du public hurlait à scène ouverte, impensable à Bayreuth): en bref, il m’a fait vivre intensément l’instant fugace du spectacle, comme une goutte d’éternité, au point que je n’ai pu, jamais, me détacher de ces instants-là, de ces souvenirs-là et qu’ils m’accompagnent encore dans un sentiment d’éternelle gratitude.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance d’un geste, même minimal, au théâtre, de ces gestes que j’ai gardés en moi, Gwyneth Jones pliée en deux entrant en scène au deuxième acte de Götterdämmerung, Donald Mac Intyre enlevant son bandeau face au miroir du deuxième acte de Walküre, ou serrant Siegmund mort dans ses bras, mais aussi Franz Mazura sur l’escalier monumental de Lulu dans une vision à la Magritte, mais aussi Phèdre arrivant avec son enfant devant Hippolyte. Chéreau savait montrer la violence, mais ce grand sensible savait aussi trouver les gestes de tendresse infinie qui faisaient fondre les coeurs (même dans la récente Elektra), faisaient venir les larmes, et faisaient comprendre les mécanismes et les replis des âmes des personnages et donc de l’âme humaine: car il travaillait sur la pâte humaine de l’acteur (ou du chanteur) en essayant d’en exprimer tous les possibles, et il arrivait à le transfigurer.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance du mot, la puissance de la lecture d’un texte, la manière d’en tirer tous les implicites (notamment quand il mit en scène Koltès, qu’il a fait découvrir), l’extraordinaire pouvoir évocateur de l’image avec la complicité de Richard Peduzzi (encore le Ring: lever de rideau sur le deuxième acte de Siegfried, dans la forêt brumeuse où les ombres de Wotan et d’Alberich, vêtus du même costume ou quasiment, se croisent et se fuient ou sur le deuxième acte de Götterdämmerung, avec ce Rhin tout en reflets).
J’ai découvert avec Chéreau aussi une démarche infatigable de travail, de remise en question, de souci de précision et d’exactitude, d’attention à tous les détails. La plupart du temps, quand il montait un spectacle il était là tous les soirs, attentif et discret.
J’ai découvert avec Chéreau que suivre une carrière, c’est suivre ses méandres, ses changements, ses contradictions, ses déclarations péremptoires (combien de fois n’a-t-il pas renoncé  à l’opéra pour le théâtre, au théâtre pour le cinéma) ses évolutions, et pour finir son installation dans une sorte d’image de classicisme: dans sa dernière Elektra, il y avait quelque chose d’un théâtre qu’on voit moins, un théâtre du geste et de l’acteur, un théâtre qui laisse au centre la personne et l’individu, un  théâtre où le personnage est esquissé, dessiné, peint et sculpté, un théâtre de l’attention à l’homme plus qu’au contexte. Regardez dans cette Elektra toute récente les silhouettes sublimes des serviteurs, Mac Intyre et Mazura. Un classicisme contemporain.
J’ai découvert avec Chéreau des fidélités, à des chanteurs: Gwyneth Jones, Waltraud Meier, Franz Mazura, Donald Mc Intyre, à des chefs, Pierre Boulez, Daniel Barenboim et plus récemment Esa-Pekka Salonen, à des acteurs enfin, Pascal Greggory, Gérard Desarthe (sublime Peer Gynt, sublime Hamlet avec cette voix douce et chavirante), Dominique Blanc, c’est à dire, au vrai, une magnifique humanité.
J’ai aimé aussi son cinéma, tellement diversifié, moi qui ne suis pas particulièrement cinéphile: L’homme blessé m’avait frappé, La chair de l’orchidée séduit, La Reine Margot enthousiasmé.
Au fond, j’ai tout aimé de lui, parce qu’il m’a sorti de l’ignorance, parce qu’il m’a fait entrevoir le sens du théâtre, parce qu’il m’a montré que la mise en scène aussi pouvait être une oeuvre, éphémère dans ses manifestations, et pourtant installée dans la mémoire et dans l’histoire. Parce qu’il a été pour moi un Maître: Harry Kupfer parlait de lui en l’appelant affectueusement “papa Chéreau”. Je ne l’ai jamais approché, mais il a été celui qui m’a fait grandir.

C’est pourquoi il restera l’homme jeune que je croisais quelquefois à Bayreuth autour du festival, une éternelle silhouette qui n’a vieilli que pour les autres et jamais pour moi.
C’est pourquoi j’ai voulu illustrer ce texte par une image ancienne, celle qui me restera et qui correspond aux années où il a vraiment changé ma vie et aussi par l’une des  images les plus fortes du plus grand spectacle de ma vie de mélomane: je ne me résous pas à le laisser partir.
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Adieux de Wotan (Die Walküre, Ring Bayreuth)

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN, de B.A.ZIMMERMANN le 4 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Prologue © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il y a des soirées qui vous laissent à genoux, tellement secoué que vous avez les jambes en coton, tellement fasciné que vous n’avez qu’une envie, c’est de revenir.  En voilà une qui me marquera, et pour longtemps.

Car musicalement, scéniquement, vocalement, c’est une des productions les plus impressionnantes, les plus intelligentes, les plus frappantes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. J’étais resté sur la magnifique production salzbourgeoise, une fresque qui s’étalait aux pieds des arcades de la Felsenreitschule, avec un orchestre multiplié d’une précision phénoménale qui témoignait du gigantisme de l’entreprise. Ici ce n’est pas une fresque qu’on regarderait en spectateur, c’est un viol collectif qui vous implique, vous heurte, vous bouscule, qui casse les stucs de la salle de l’opéra de Zürich, qui casse les rapports scène salle, intrusion de l’insupportable dans le cocon de la bonbonnière zurichoise. Un énorme choc qui vous laisse assommé et en même temps si fasciné et si drogué par cette musique qu’elle en devient addictive, oui vous sortez sur l’esplanade de l’Opéra et vous avez un désir fou de revivre ça et notamment la dernière image,

Scène finale © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Marie dégoulinante de sang les bras en croix, en contre jour (très beaux éclairages du français Franck Evin), pendant que les tambours (et les bandes sonores, qu’il n’ y avait pas à Salzbourg) rythment de manière obsessive à la limite du supportable la mort/transfiguration (ou le martyre) de l’héroïne.

© Monika Rittershaus /Opernhaus Zürich

Voilà un spectacle total, où s’entremêlent la musique et le chant, les paroles, le théâtre, les présences, les images vidéo, et l’orchestre, avec sur scène souvent les percussions au milieu des chanteurs, comme un personnage de plus: Bieito a habillé l’orchestre en soldats, le chef arrive en treillis, et il n’y a plus de différence entre un musicien et un personnage. J’ironisais il y a peu sur l’utilisation du noir, couleur des musiciens dans l’Alceste de Gluck mise en scène par Py, qui lui aussi met l’orchestre sur scène, mais avec un tout autre résultat (un  spectacle qui apparaît au regard de celui-ci d’un conformisme confondant); ici au contraire on oublie l’orchestre, visible et invisible dans le dispositif scénique: visible parce que cette masse impressionnante est bien là, invisible parce que la musique est tellement insérée voire tissée dans l’action qu’on l’oublie. Nous sommes vraiment au coeur de la Gesamtkunstwerk chère à Richard Wagner.
Pour bien comprendre ce travail, il faut partir de l’espace à disposition. La salle de Zürich est une salle du XIXème, plutôt petite par rapport aux grands opéras comparables; une salle pleine de stucs, de putti, une sorte de pièce de pâtisserie. Le plateau n’est pas immense non plus, sans grands dégagements latéraux, puisque les décors sont entreposés dehors sous des bâches. Impossible d’y loger les masses gigantesques exigées par cette oeuvre dans un cadre traditionnel fosse/scène/salle.
Alvis Hermanis à Salzbourg était lui aussi parti de l’espace, de ce manège de rochers qui entoure une scène sans dégagement où tout est espace de jeu, et qui est décor écrasant et omniprésent, une scène tout en largeur, avec des gradins disposés frontalement. Il a opté pour la fresque, pour la multiplication des espaces, pour le déroulement des scènes sur toute la largeur du plateau, avec un orchestre gigantesque étalé en largeur lui aussi. Le spectateur n’a plus qu’à regarder le spectacle, il est seulement spectateur de cette immense machine, traitée comme une fresque où chaque scène prendrait place dans une sorte de niche, avec une luxuriance de détails où l’oeil finit par se perdre, mais avec des moments de grande fascination et de grande beauté.

Le dispositif global © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito dans l’espace réduit de l’Opernhaus opte pour l’inverse, pour un spectacle complètement concentré, avec espace de jeu unique et disposition de l’orchestre en hauteur sur une immense structure métallique jaune sur le plateau (décor de Rebecca Ringst), pendant que les chanteurs évoluent sur la fosse recouverte. Dans cet espace réduit, l’impression de proximité est multipliée, que vous soyez à l’orchestre ou dans les balcons, vous êtes toujours ou près du jeu, ou près de l’orchestre dont le son vous arrive directement plus vous êtes en hauteur, ou près des écrans vidéo qui sont en fond de scène, en hauteur ou sur les côtés du proscenium. Où qu’il soit, le spectateur se sent concerné, se sent prisonnier, se sent pris au piège. De plus, la structure métallique jaune et laide, un peu comme une structure de grue, se confronte aux stucs de la salle, elle les agresse (d’ailleurs à la fin un des personnages détruit quelques putti), elle les dérange, c’est comme une sorte de viol d’espace: ce spectacle ne saurait se dérouler dans une salle “moderne”, il n’aurait pas cette force de contraste, il ne violerait rien du lieu: s’il venait à Paris (on peut rêver, n’est-ce pas?), il lui faudrait Garnier et non Bastille.
Quelles sont les conséquences musicales d’une telle option (la seule possible au vu de l’espace disponible) et d’un tel dispositif? D’abord, il faut garantir la précision dans le suivi des chanteurs qui ne voient pas le chef et que le chef ne voit pas: il y a certes plusieurs écrans de contrôle, mais en plus, à la place habituelle du chef d’orchestre ou peu s’en faut (au milieu du premier rang), le souffleur donne les attaques en suivant les mouvements de Marc Albrecht sur écran , c’est sur lui que repose la cohérence scène-orchestre: on se souvient que lorsque Joseph Losey avait imaginé un dispositif similaire pour son Boris Godunov à Garnier, les décalages entre les chanteurs, les choeurs et  l’orchestre avaient été très fréquents, notamment pendant les premières représentations.
Pour les spectateurs,  selon les places, le son de l’orchestre doit sans doute être sensiblement différent. J’étais en bas, au 8ème rang et le son m’est apparu au départ particulièrement transformé, avec des voix au premier plan très fortes, et un orchestre au fond (et en hauteur) dont le son arrivait légèrement étouffé, en tous cas au second plan. À Salzbourg, on avait l’impression (et pas seulement l’impression) d’un orchestre écrasant, de masses infinies, et tout le monde avait admiré Ingo Metzmacher pour la précision avec laquelle il menait les Wiener Philharmoniker dans une oeuvre nouvelle pour eux qui ne jouent pas Zimmermann tous les soirs à Vienne…
À Zürich, l’orchestre est distribué en hauteur sur plusieurs niveaux, et pour partie les percussions sont sur des chariots sous le dispositif général, et viennent lentement quand c’est nécessaire du fond de scène (comme la plupart des participants) comme émergeant d’un tunnel brumeux, pour arriver finalement sur le plateau au milieu des chanteurs. Et donc le son a plusieurs niveaux, une grande présence des percussions quand elles sont sur le devant, un son des “tutti” plutôt modéré, mais en même temps une clarté étonnante de l’ensemble: ainsi entend on les citations de Bach ou les moments de jazz de manière beaucoup plus nette qu’à Salzbourg où c’était un peu noyé dans l’ensemble, mais sans qu’elles apparaissent pourtant mises en valeur ou soulignées, mais naturellement insérées comme le désirait Zimmermann; l’orchestre de jazz était aussi quelquefois sur la scène, notamment au moment de la première apparition des soldats, ivres d’alcool, de sexe, et de violence qui torturent un pauvre hère pendu au milieu. D’où un résultat où tissu musical et tissu scénique s’entremêlent, se tressent (c’est bien de tissu qu’il s’agit). Le flot musical est global, mais la présence  des voix au premier plan donne au théâtre une importance décisive. Elles apparaissaient toutes avec beaucoup de relief, volumineuses, imposantes, et malgré une mise en scène très physique, où les corps sont mis à contribution, se roulent dans le sang ou la boue, sautent, courent, s’écroulent, se frappent, on reste stupéfait de la qualité d’ensemble de la diction et admiratifs devant l’engagement de  tous. C’est bien d’une violence globale qu’il s’agit, au sens où si elle est figurée avec un réalisme d’une rare crudité par les acteurs chanteurs, elle est reçue en direct par les spectateurs qui la prennent comme une gifle – certains même en quittent la salle, ou comme une sorte de catharsis du sanguinaire. Evénement cathartique pour sûr, qui assume pleinement sa dimension grand-guignolesque: mais le Grand Guignol est aussi catharsis.

La vision d’Hermanis à Salzbourg restait relativement sage (et à distance, trop sage peut-être) : il nous racontait l’histoire d’une jeune fille victime de ses illusions, Marie, dans un monde déjà lointain (la première guerre mondiale) et l’histoire de sa chute. Ce qui frappait, c’était la beauté de l’ensemble orchestre-scène, c’était la précision du décor, c’était les différents lieux, c’était le jeu des premiers et second plans: en bref, le regard était sans cesse sollicité, et l’audition de l’oeuvre prenait place dans un rapport scène/salle traditionnel: un opéra énorme, mais qui restait un spectacle, et un grand spectacle.
Ici, c’est tout à fait différent. D’abord, Bieito a choisi une ambiance contemporaine: nous sommes aujourd’hui, hic et nunc. Les chanteurs étant pratiquement dans la salle, le spectateur reçoit la violence en plein visage, en pleine oreille, il voit et entend une sorte de mécanique effrayante qu’on entrevoit dès le départ, lorsqu’avancent pendant le prélude tous les personnages marchant au pas du fond vers le proscenium, toute une société , femmes et hommes, comme militarisée, dans la première scène également où évolue Marie côté jardin, en petite fille innocente (couettes, jupe d’enfant sage à la France Gall chantant “Annie aime les sucettes”, c’est à dire pas si sage que ça)  en dialoguant avec sa soeur Charlotte, tandis que Stolzius (le promis de Marie) à droite côté cour en pyjama, l’oeil fixe, est appuyé contre la structure métallique, s’y cogne,  d’où un filet de sang sur le visage.

 

Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


Le contraste est déjà là, qui nous indique l’avenir. Sur les écrans vidéo, dès le début aussi, un visage de petite fille blonde angélique: toute la première partie est construite sur le contraste entre une toute jeune fille vivant ses premiers émois, écoutant avec envie les boniments d’un soldat aristocrate (Desportes) qui va finir par la posséder (en tous les sens du terme), et un monde où toutes les femmes sont des objets, des putes, des filles à soldats (Soldatenmenschen):

L’andalouse © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

l’apparition au milieu du groupe de soldats ivres de la femme andalouse (jouée par la chorégraphe du spectacle, Beate Vollack, une silhouette fascinante présente tout au long de la soirée) qui danse de manière lascive au milieu de la soldatesque constitue une figure antagoniste de ce qu’on voit en Marie. Mais dans la deuxième partie, Marie est adulte, elle s’habille et se coiffe en adulte: Bieito insiste notamment sur les relations violentes à sa soeur, et évidemment, de déchéance en déchéance, Marie, se retrouve dans la scène finale presque nue, offerte, et on lui verse un seau de sang sur le corps. La dernière image est terrible, au son du tambour et de la bande sonore qui produit des bruits de guerre, elle s’offre, ensanglantée, bras en croix, devant le public. Une image qui répond en écho à la première du spectacle où tout le monde marche au pas. Bieito montre une société dont les soldats ne sont que la métaphore: une société qui ne fonctionne que par la violence, que par le viol, que par l’agression; cette question traverse d’ailleurs tout son travail depuis longtemps: cette lecture du monde  ne peut que heurter celui qui vient à l’opéra pour se “distraire”, cette lecture est leçon.

Pas de vedettes dans cette distribution très homogène, où, comme je l’ai souligné, les voix, par leur position, sont mises en valeur.

Stolzius (Michael Kraus) et sa mère (Hanna Schwarz) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Au premier plan le Stolzius de Michael Kraus, belle voix profonde de baryton basse, à l’articulation et à l’expressivité exemplaires, avec un jeu légèrement halluciné qui en fait un personnage à la fois étrange et très attachant, magnifique composition, comme celle du Wesener (le père de Marie) de Pavel Daniluk, une très belle voix de basse  appartenant à la troupe de Zürich depuis 14 ans.

Pavel Daniluk (Wesener) et Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il compose un beau personnage, très émouvant dans ses scènes de l’acte I, tant avec Marie qu’avec Desportes (Peter Hoare,  qui réussit à contenir ce personnage de séducteur dans une sorte de médiocrité que seul l’uniforme fait reluire: apparaît d’autant plus la naïveté de Marie), signalons aussi le Mary d’Oliver Widmer, lui aussi pilier de la troupe de Zürich.

Marie (Susanne Elmark) & Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Mais ce sont surtout les personnages féminins qui me paraissent être, plus que les hommes des silhouettes fascinantes, et en premier lieu la Marie de la soprano danoise

Marie (Susanne Elmark) et Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Susanne Elmark qui faisait ses débuts à Zürich et dans ce rôle particulièrement exposé pour un soprano colorature: rarement on a vu une chanteuse  se mettre en danger de la sorte et se donner à un rôle, corps et voix. La voix est forte, bien posée, avec une diction parfaite, et une très belle présence, même si son côté “petite fille perverse” est peut-etre un trop appuyé (mais sans doute Bieito l’a-t-il voulu ainsi) dans la première partie. Susanne Elmark fréquente à la fois les rôles traditionnels de colorature (on la verra cette année à Amsterdam dans Fiakermilli), mais aussi la musique d’aujourd’hui où ce type de voix est fréquemment utilisé. À retenir et à revoir.
J’ai dit combien le rôle joué par Beate Pollack (l’andalouse), muet, était frappant de présence continue: une belle personnalité scénique, fascinante, marquante, troublante qui traverse tout le spectacle.
Tout comme la Comtesse de la Roche de Noëmi Nadelmann, une vraie figure, une grande et belle voix, très expressive, une apparition très forte dans son personnage à la fois aristocratique et un peu déjanté, là où Gabriela Beňačková l’an dernier à Salzbourg était une sorte de douairière statufiée.

Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Les figures de femmes sont soignées: elles apparaissent souvent dans des flashes pleins d’émotion contenue, comme Cornelia Kallisch (la mère de Wesener), se traînant avec son cathéter et gratifiant l’auditeur de cette diction parfaite et d’une expression à la fois simple et soignée, très marquante, qui a un effet immédiat sur le public.

Cornelia Kallisch (au 1er plan) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Cornelia Kallisch est elle aussi une des grandes personnalités de la troupe de Zürich, une de ces chanteuses qui a fait une carrière discrète, mais qui remporte à chaque apparition  un énorme succès (je me souviens sur cette même scène d’une Madelon (!) d’André Chénier proprement bouleversante): une grande artiste.

Marie (Susanne Elmark) & Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito a particulièrement travaillé aussi la relation aigre entre les deux soeurs, Marie et Charlotte, et propose une Charlotte à la jolie voix (Julia Riley)  physiquement conformée, un peu terne, sage, un peu moralisatrice à l’opposé de Marie: la relation entre les deux, traitée assez superficiellement à Salzbourg par Hermanis, est ici d’une rare violence, y compris physique.

Marie (Susanne Elmark) et Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Je garde pour la fin la “surprise” Hanna Schwarz, la Fricka de Chéreau à Bayreuth, que j’ai vue dans tant de rôles wagnériens dans les années 70 et 80 (Fricka, Brangäne, Waltraute)  mais aussi dans Preziosilla de la Forza del Destino. Elle est la mère de Stolzius, et au-delà de la performance vocale, honorable, c’est l’émotion des grands souvenirs qui émerge et qui envahit. Encore une raison de marquer cette soirée.

Hanna Schwarz, la mère de Stolzius © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

On a dit quelle perfection émergeait de l’orchestre de Ingo Metzmacher à Salzbourg. On a dit aussi quelle complexité présente le dispositif de Zürich pour l’orchestre, complètement éclaté . On doit souligner la performance de l’Orchestre de l’Opéra de Zürich (appelé Philharmonia Zürich), totalement convaincante  malgré les difficultés du dispositif , avec une exactitude et une précision remarquables, un son d’une clarté confondante, et un engagement à souligner; il est vrai que Marc Albrecht a su mener à bien le travail qui a abouti à cette qualité exceptionnelle. Une fois de plus, ce chef quelquefois un peu sous estimé montre qu’il doit compter dans la galerie des grands chefs d’opéra: ce qu’il a fait ce soir dans Die Soldaten est tout à fait extraordinaire, pas un décalage, pas une scorie, mais au contraire un discours qui rend l’oeuvre (presque) transparente,  d’une lisibilité rare en gardant tout au long à la fois tension, dynamisme et énergie: c’est prodigieux.
Quant à Calixto Bieito, il signe là pour moi l’un de ses spectacles les plus accomplis.  Il travaille en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne…on se demande bien pourquoi il ne travaille pas en France… J’apprécie ce metteur en scène, quelquefois provocateur, mais jamais gratuit, mais toujours très cohérent, mais toujours très logique, qui sait donner une direction claire et souvent originale aux oeuvres auxquelles il se confronte. Ici point de provocation: le texte dans toute sa crudité et sa violence, et un regard glacial, métallique, chirurgical sur l’horreur du monde, et sans concession sur l’horreur d’une certaine humanité, quand le trop humain et l’inhumain se confondent et se vautrent ensemble dans la boue sociale.

Soldatesque…© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Vous l’avez compris, ce début de saison est éclairé par cette production phare qui ne peut qu’emporter l’adhésion et qui laisse loin derrière bien des productions décoratives:
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !  dirait Baudelaire

Filez en TGV à Zürich (dernière le 26 octobre, il y a encore des places pour toutes les représentations) ou rendez-vous à Berlin, Komische Oper, en juin prochain: si vous manquez ce spectacle écrasant, vous manquerez à vos devoirs de spectateur curieux et de mélomane passionné.
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© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

 

 

MAGYAR ÁLLAMI OPERAHÁZ (OPÉRA D’ÉTAT) BUDAPEST 2013-2014: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 21 SEPTEMBRE 2013 (Dir.mus: PÉTER HALÁSZ, Ms en scène: Arnaud BERNARD)

Kiril Manolov ©Attila Nagy

J’ai souvent écrit sur la vie musicale hongroise et notamment sur les frères  Ádám et Iván Fischer qui la dominent largement par leur stature internationale. La saison symphonique du Palais des Arts, le complexe moderne sis au bord du Danube, à deux pas du théâtre national, un bâtiment lui aussi neuf, fait pâlir l’Opéra d’État, notamment depuis qu’Ádám Fischer en a quitté la direction.
L’Opéra de Budapest, géré à l’allemande avec une troupe permanente, a une identité bien marquée avec deux salles, la salle historique splendide de la rue Andrassy et le théâtre Erkel, plus récent, plus grand (et plus laid). La troupe est assez solide: on y entend de bonnes individualités, notamment des ténors assez intéressants (comme Attila Fekete)   dont certains commencent une vraie carrière internationale (Atilla Kiss B); il y a aussi des artistes qui ont eu leur heure de gloire comme Livia Budai, ou qui sont assez connus dans le circuit des théâtres lyriques comme Judit Nemeth, Erika Miklósa ou Csilla Boross. On aimerait que ce théâtre puisse présenter plus régulièrement des grands opéras du répertoire hongrois, comme la saison dernière Hunyadi László, dans des productions rafraîchies, car c’est à peu près le seul endroit où l’on puisse en voir.
En cette ouverture de saison, comme l’an dernier, la rue Andrassy est rendue aux piétons, un grand écran est monté devant l’opéra pour que l’opéra représenté soit retransmis. Cette année en plus, on voit arriver à l’opéra en calèches des personnages en costume folklorique (ou pas), bref, c’est la fête; même si la température est un peu fraiche et que le public ne semble pas occuper tous les sièges extérieurs.
Cette année, bicentenaire Verdi oblige, la saison s’ouvre sur une nouvelle production de Falstaff, dirigée par le tout nouveau directeur musical (août 2013) Péter Halász, 37 ans “très influencé par Ádám Fischer” dit son site personnel, qui fut longtemps répétiteur puis Kapellmeister à Mayence, et puis à Aix la Chapelle dont il était directeur musical depuis Janvier 2013. Cela signifie qu’il a un large répertoire: il dirigera notamment cette saison outre Falstaff, la nouvelle production  de Die Frau ohne Schatten et de nombreuses soirées de répertoire. La mise en scène est confiée au français Arnaud Bernard, qui fut longtemps assistant de Nicolas Joel. Cela ne promet pas une folle inventivité, mais au moins un solide savoir faire.
Il faut pour Falstaff un orchestre vraiment rodé,  des bois particulièrement acérés, une précision redoutable dans les attaques et dans le tempo, car musique et voix doivent être sans cesse en rythme et un rythme très soutenu.
Malheureusement, tout le premier acte manque de respiration, et de netteté dans le son. L’orchestre n’est pas en phase, le son manque de clarté, l’ensemble manque de rythme et de précision, le tempo est trop lent, et évidemment cela pèse sur l’action, même si les chanteurs s’en sortent avec honneur. Le problème du tempo pèse vraiment sur les ensembles, sur la ligne générale, et l’orchestre semble nettement inférieur à ce que j’avais pu entendre les années précédentes, notamment aux cordes. Mais cela s’arrange peu à peu au deuxième acte et au troisième acte, musicalement bien mieux réussis, bien plus en accord avec le plateau , avec un rythme mieux marqué et un tempo plus cohérent. On peut penser que les choses iront de mieux en mieux au fil des représentations, mais le début de ce Falstaff a été inquiétant. Péter Halász a su au fil du déroulement du spectacle mieux asseoir sa direction et la représentation se termine avec un orchestre vraiment présent, et acteur, ce qui n’était pas le cas au début de la soirée.

Falstaff sous le chêne (Acte III) ©Attila Nagy

Les solistes, pris dans leur ensemble composent une distribution honorable, bien en phase avec la mise en scène, même si entre les individualités il y a de notables différences. Dans l’ensemble, les hommes sont plus à l’aise que les femmes. Le Falstaff  de  Kiril Manolov, baryton bulgare en troupe au Hessisches Staatstheater de Wiesbaden qui chante régulièrement dans les théâtres allemands (Essen, Nuremberg, Hambourg) est solide, la diction satisfaisante, la voix, sans avoir une qualité de timbre particulière, est bien posée, a une bonne projection, les aigus sont atteints (avec quelque difficulté parfois):  son Falstaff est correct, sans être exceptionnel .
Alik Abdukayumov est un Ford au timbre vraiment intéressant, avec une belle diction et une belle couleur. Certainement le meilleur du plateau (en tous cas la voix la plus notable pour sa qualité intrinsèque) même si le volume reste quelquefois insuffisant; mais c’est un bel artiste, qu’on voit en Autriche (Volksoper Wien, Linz)  voire en France (Montpellier), il appartient à la troupe du NationaltheaterWeimar. Au départ, il était vraiment convaincant, voire quelquefois excellent, mais vers la fin la voix a eu tendance à perdre un peu son éclat et sa projection. C’est néanmoins un nom à suivre.
Péter Balczó est un Fenton à la voix claire, bien posée, très bien projetée, et surtout la voix n’est pas si légère, ce qui donne au rôle un poids différent. Il avait par ailleurs un pied dans le plâtre et le metteur en scène en a fait un atout pour le personnage, ce qu’il a perdu en mobilité il l’a gagné en agilité. Bonne impression d’ensemble de cet intéressant ténor. Des autres rôles masculins, notons le Cajus honnête de Zoltán Megyesi .
Du côté des rôles féminins, se distinguent l’agréable Nanetta d’Emöke Baráth, une voix jeune et corsée et la Meg Page vraiment solide de Erika Gál, au très joli timbre. J’ai plus de réserves concernant la Alice Ford de Beatrix Fodor, une chanteuse déjà entendue dans Hunyadi László qui m’avait alors vraiment plu. La voix est assez large, mais trop stridente, quelquefois à la limite du cri, même si le personnage est bien campé.

Livia Budai et Kiril Manolov ©Attila Nagy

Quant à Lívia Budai en Miss Quickly,  elle a gardé par moments un grave somptueux et profond, mais l’ensemble est assez problématique pour l’homogénéité, la ligne, le volume, et la justesse. Il reste que sa prestation scénique et son abattage, et le souvenir de la chanteuse qu’elle fut aident à beaucoup pardonner.

Le tournage, acte III ©Attila Nagy

La mise en scène d’Arnaud Bernard place ce Falstaff sur un plateau de tournage d’une émission de télévision des années 50. Un  téléviseur géant dans lequel Falstaff lit un journal trône à rideau ouvert avant la représentation, puis disparaît pour réapparaître à la dernière mesure, fixant ainsi dans “l’écran” l’image finale. Entre ces deux moments, et notamment au troisième acte, on retrouve le plateau, les caméras, le décor, mais il n’en est pas fait grand chose, et quasiment rien dans les deux premiers actes.

La cuisine des Ford (Acte I) ©Attila Nagy

En revanche, le metteur en scène a vu le travail de Carsen sur Falstaff (voir notre compte rendu), en a adapté quelques idées et utilisé le parfum, parce qu’entre autres la scène chez Alice se passe, comme chez Carsen, dans une cuisine des années 50 même si agencée très différemment et comme chez Carsen  également, il habille son Falstaff en cavalier (veste rouge, bottes) avant d’aller chez Alice. On court beaucoup, un peu trop même notamment au début:  Bardolfo et Pistola sont traités un peu comme des clowns (gestes, mouvements, déplacements). Soulignons aussi le joli décor du 3ème acte avec un éclairage soigné du chêne de Herne qui crée une ambiance et l’abondance de figurants lors de la fantasmagorie qui ressemblent étrangement aussi à ceux de Carsen…
Même si elle ne brille  pas par l’originalité, cette mise en scène n’est pas dénuée d’efficacité avec des moments réussis et une troupe bien engagée. On aurait pu souhaiter une distribution plus homogène, mais dans l’ensemble on a passé une bonne soirée, largement suffisante pour reconnaître encore une fois à cette musique un dynamisme, une verve, et une jeunesse qui surprennent toujours et qui malgré les réserves, étaient bien présents ce soir.
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Image finale ©Attila Nagy