
Abondance de biens ne nuit jamais ; à Vienne en ces jours où se chevauchent février et mars, dans deux des institutions phares de la ville, la Staatsoper et le Theater an der Wien, deux productions de Norma de Bellini se font face, mais pas concurrence, tant elles sont différentes.Nous aborderons l’analyse précise de ces deux productions dans notre site Wanderersite.com, mais au sortir de ces deux expériences en deux soirées successives, j’avais envie de dire combien en deux soirs j’avais pu en apprendre encore sur cet opéra qui, après avoir été pendant des années complètement oublié des grands théâtres réapparaît en une saison deux fois à Vienne, mais aussi à Milan après plus de 48 ans d’absence (dernière reprise, 1977…). Souvenirs brûlants de Callas ? Mais il y eut Gencer, il y eut Scotto, il y eut aussi Caballé oh combien et plus récemment Mariella Devia et encore plus récemment une incroyable Bartoli…
La Wiener Staatsoper la plus grande institution musicale autrichienne, qui trône sur le Ring, avait un mauvais souvenir à conjurer avec Caballé et Muti en 1977, qu’elle avait en partie effacé par Gruberova en 2005 (mais seulement sous forme concertante), reprise en 2007, et en 2014 (et sans Gruberova )… Bref, depuis 1977, comme à Milan, pas de production à se mettre sous la dent.

Le Theater an der Wien fut plutôt un théâtre d’opérette qui vit de son côté rien moins que les premières de Die Fledermaus (1874) mais aussi de Die Lustige Witwe (1905), sans oublier en ses premières années Fidelio de Beethoven, en 1805, et quelques symphonies (la 2, 3, 5 et 6, ainsi que la Fantaisie pour piano chœur et orchestre) ainsi que, pour faire bonne mesure quelques Schubert (Die Zauberharfe…Rosamunde). Bref, deux théâtres historiques, le Theater an der Wien étant sans doute plus « historique » que la « Haus am Ring ».
Aujourd’hui, le Theater an der Wien est le troisième opéra viennois, système stagione, dirigé par le metteur en scène Stefan Herheim. Il est géré par la ville de Vienne, avec le plus intime Kammeroper (c’est le même réseau municipal) quand Staatsoper et Volksoper sont des théâtres d’Etat en système de répertoire.
Le Theater an der Wien vient de rouvrir après des travaux (accueil, foyers), il est au cœur d’un quartier fort sympathique à deux pas du Palais de la Sécession de Josef-Maria Olbrich et sur le fameux Naschmarkt. C’est une salle moyenne, d’environ 1000 places, idéale pour Mozart ou le baroque : d’ailleurs, Abbado y fit Don Giovanni (Luc Bondy) et Le nozze di Figaro (Jonathan Miller) et y créa Fierrabras (Ruth Berghaus), dans la belle tradition schubertienne de la maison.
Norma avait été programmé au Theater an der Wien en temps de Covid, et de report en report, la production est devenue le phare de cette première saison dans le théâtre rénové.
La Staatsoper avait besoin depuis 1977 (comme la Scala…) d’une nouvelle Norma, et donc la production se justifiait aussi. Que les deux soient programmées dans la même saison, à la même période, voire un jour après l’autre est un des secrets des programmateurs malicieux et permet à l’heureux Wanderer d’écouter deux Norma en deux jours, ce qui rattrape bien des frustrations devant la longue absence du titre et bien des spectateurs ont fait l’aller et retour entre les deux théâtres d’ailleurs fort peu distants.
Heureux pays que l’Autriche où la musique dite classique vous accueille dans les avions de la compagnie Austrian ou à l’aéroport et où les taxis n’hésitent pas à vous faire entendre de l’opéra, du Mozart ou du Schubert. On est toujours un peu surpris de cet ordinaire-là où écouter de la musique classique n’est pas considéré comme une perversion permise pour deux fois 5 minutes hebdomadaires comme sur France Inter.
Alors deux Norma… c’est presque (sans jeu de mot) normal dans un tel contexte.
Et ce qui nous frappe immédiatement, c’est la complexité de l’œuvre, qu’on réduit souvent à casta diva, qui fait disserter à l’infini sur la voix de Callas ou la mélodie bellinienne, alors que l’opéra ne s’arrête pas à la question de la mélodie, mais justement pose la question du chant non dans son rapport à une beauté en soi, mais à une beauté qui est d’abord expression et couleur et surtout pyschologie : Norma est une mère, une femme amoureuse et une femme politique qui use de son pouvoir pour éviter le déclenchement de la guerre et le chant doit dire tout cela. C’est ce qui justement fascinait Wagner : la puissance sonore du mot dans la manière de faire entendre un sens. Il n’y a dans le bel canto aucun ornement gratuit, au moins dans ce bel canto-là. Tout est signe, et tout doit faire sens. C’est pourquoi les deux productions radicalement différentes voire opposées sont fascinantes.
D’abord, elles confirment que Norma n’est pas une voix, c’est d’abord une incarnation : il n’y a pas de Norma sans une interprète d’exception. Il ne s’agit pas de faire du théâtre seulement, de la gesticulation, il s’agit de faire du corps, du mouvement le prolongement de choix vocaux et d’inflexions il s’agit de construire un personnage d’opéra total, qui dit la tragédie par tous les pores, les sons, les gestes d’un corps. Norma, c’est l’opéra, en absolu.
La deuxième remarque c’est que si le bel canto fait sens et ouvre aux personnages des espaces abyssaux, les deux productions montrent deux manières de chanter radicalement différentes, par exemple le personnage d’Adalgisa, qui dans les deux cas est une magnifique réussite dans deux styles opposés.
Pourquoi Adalgisa ? parce qu’Adalgisa est souvent vu comme le mezzo quand Norma est le soprano alors qu’Adalgisa est une jeune fille plus tendre et Norma plus mûre. Norma a un timbre de soprano sombre (Gencer…) et Adalgisa clair.

Vasilisa Berzhanskaja à la Staatsoper est totalement fantastique parce que son chant totalement maîtrisé est une merveille de technique et de couleur belcantiste où toute inflexion est couleur, supplique, tendresse, tout le chant dit le personnage, elle est « sopranile » ou en voix de l’être et c’est une pure merveille. Elle est impressionnante de vérité sensible. Elle y est bouleversante.

Et au Theater an der Wien, Adalgisa est Aigul Akhmetschina, pure voix de mezzo, au volume assuré, d’une force dramatique inouïe, une force dramatique qui dit aussi sa jeunesse mais une jeunesse plus engagée, moins éthérée, une jeunesse engagée d’autant plus qu’elle est trahie par la situation. Elle est impressionnante de vérité théâtrale, elle y est bouleversante. Deux visions qui sont le jour et la nuit, deux sons différents, et pourtant deux cohérences. Ces deux chanteuses exceptionnelles, ces deux couleurs vocales inverses du même personnage disent comment d’un jour l’autre on passe dans deux univers musicaux et deux vérités néanmoins.
Michele Mariotti à la tête de l’orchestre de la Wiener Staatsoper (qui est le fonds des Wiener Philharmoniker, mais qui n’est pas les Wiener Philharmoniker…) a fait un travail d’orfèvre sur lequel nous reviendrons plus en détail, mais il insiste sur la phrase bellinienne, sur les variations de timbre et de tempo, sur la clarté (l’introduction au deuxième acte est un chef d’œuvre ), il fait entendre la musique et surtout essaie de jouer sur les échos entre plateau et fosse, sur la manière de souligner le mot et l’accompagner, c’est un cisellement permanent, jamais tonitruant, mais toujours tendu, toujours affûté, il fait entendre notamment au violoncelle une sorte de perfection sonore inouïe, avec un orchestre clarifié, jamais touffu, jamais envahissant, une merveille de dentelle sonore : jamais Bellini ne m’était apparu si pur, et en même temps si élaboré (Bellini à qui on reproche quelquefois d’être un peu fruste dans l’art de composer), je n’hésite pas à employer le mot sublime pour qualifier cette direction, époustouflante. Mais son travail est si concentré, si juste, si sensible se heurte au vide du plateau où il n’y a pas une mise en scène (de Cyril Teste) qui impose une couleur ou un rythme particulier, nous le verrons, mais laisse une platitude un peu prétentieuse et sans intérêt. Alors, prima la musica parce que les « parole » en scène, il n’y en a pas. Il y a une musique sublime, un chef d’exception, mais cela ne fait pas l’opéra.
Francesco Lanzillotta au Theater an der Wien, à la tête des Wiener Symphoniker, l’autre grand orchestre symphonique de la ville a fait un travail très différent, moins « philologiquement bel cantiste », aussi grandiose et moins sublime, mais montre en même temps qu’il est devenu l’un des très grands chefs de la péninsule. Avoir Mariotti et Lanzillotta dans la même ville et dans la même œuvre est une immense chance, un privilège que seule la magie viennoise peut permettre. Et il nous fait entendre un autre Bellini, radicalement autre, et tout aussi passionnant, un Bellini théâtral, dramatique, lacérant au détour de chaque scène, haletant et tendu. Nous nous trouvons devant deux sons, deux interprétations si différentes que dès l’ouverture, on comprend les choix effectués.
La différence ? Le théâtre.
Au Theater an der Wien, il y a une mise en scène, de Vasily Barkhatov, qu’on peut ne pas apprécier, mais qui détermine dès le début une tension, un rythme, des mouvements, une logique scénique et qui impose une couleur à l’ensemble et permettant à la direction d’orchestre de regarder un peu du côté de l’histoire de ce théâtre, en lui donnant une couleur beethovénienne, ou, pour rester en terre italienne, cherubinienne – si on oublie pas l’importance de Cherubini, y compris pour Beethoven (et Brahms). Ainsi, par sa force dramatique, la direction de Francesco Lanzillotta fait de cette Norma un véritable objet de théâtre aux côtés du plateau. Cela s’appelle Gesamtkunstwerk.
À la Staatsoper, la mise en scène à peu près inexistante et fade laisse la musique respirer certes, et être le drame mais sans jamais que la scène ne soit autre chose qu’illustrative, sinon quelquefois ridicule, restant dans une sorte de description avec un minimum de travail sur les acteurs, à l’inverse du travail de Barkhatov au Theater an der Wien qui a, il est vrai à disposition notamment Asmik Grigorian. D’un seul mouvement de tête, elle aimante les regards de tous, dans un théâtre au rapport scène salle plus intime, et elle chante le rôle avec une attention inouïe. Elle est l’arbre qui supporte toute la forêt et lui donne sens.
À la Staatsoper en revanche, on se plonge dans la musique de Bellini avec ce guide fascinant qu’est Michele Mariotti aux couleurs presque schubertiennes, si incroyables que j’en ai eu quelques palpitations de bonheur à certains moments et une Berzhanskaja qui fait, c’est la seule, de l’authentique belcanto, c’est-à-dire du chant qui est théâtre. On sort émerveillé par ces deux performances, mais avec une Norma (Federica Lombardi) au chant très défendable, très appliqué, voire sensible, mais qui a de la difficulté à exister par la scène et l’incarnation et à qui la mise en scène ne rend pas service, et les autres personnages (Florez était malade en Pollione et a annulé) sans grand caractère, sinon celui de toujours. On sort émerveillé, scotché, étourdi de ce qu’on a entendu à l’orchestre et assez frustré pour le reste. Le trépied de l’opéra est bancal, un pied d’or (l’orchestre), un de cuivre (le chant) et un de plomb (la mise en scène) .
Au Theater an der Wien, on découvre l’extrême complexité de l’œuvre, sa valence théâtrale, l’ambiguïté des personnages, que la mise en scène plonge dans une situation de violence et d’oppression plus forte que dans n’importe quelle forêt druidique et on en sort sonné, en n’ayant qu’une envie, c’est d’y retourner sur la minute, pour revivre cette intensité-là : on avait oublié que Bellini pouvait nous l’offrir, nous l’imposer et avoir une force presque wagnérienne. C’est de l’opéra tout pur avec son trépied chant direction mise en scène solide et équilibré, et on en sort assommé de bonheur et d’émotion. Grigorian y est souveraine, légendaire, mais c’est l’ensemble aussi qui fait cohérence.

Norma est vraiment un incroyable univers, capable de nous offrir deux soirées aussi diverses, qui nous surprennent, avec des beautés là où on les attend et là surtout où on ne les attend pas… Voilà les magies de l’opéra, voilà les magies viennoises et voilà deux chefs italiens qui nous étonnent et nous émerveillent, dans ce pays, l’Italie qui ne cesse de nous offrir une incroyable palette de chefs extraordinaires, alors que d’un autre côté il a complètement tué son théâtre et la force culturelle qui fut la sienne…
La suite dans nos analyses de chaque soirée bientôt dans le site wanderersite.com . Et surtout, économisez quelques soirées d’opéra parisiennes et offrez-vous Vienne… c’est l’Europe, c’est à dire chez nous.
Voilà… c’était juste un apéritif… j’avais envie de vous confier mon enthousiasme encore débordant avant de plonger dans l’analyse.