FESTIVAL DE BAYREUTH : QUELQUES CONSIDERATIONS GÉNÉRALES

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Bayreuth est vraiment un festival particulier. En ce moment, il semble qu’il soit fait bien des efforts pour le « moderniser », avec un bonheur assez contrasté. En 2011, un nouveau système de réservation sera introduit, qui remplacera le traditionnel bulletin de commande envoyé par poste pour le 16 octobre. Le design des programmes a changé, on est passé d’élégants « Programmhefte » à un livre unique, puis on est revenu aux livrets individuels, par opéra, les ouvreuses vendant 1 Euro la distribution du soir. Le design des programmes est pour le moins banal et manque et d’originalité comme d’élégance. Nul doute que les cahiers programmes qui faisaient l’image du festival que j’ai connus des années 70 aux années 90 correspondaient plus à l’esprit du lieu: ils contenaient un article de fond traduit en trois langues qui souvent faisait ensuite référence (Chéreau, Boulez y ont écrit des textes importants). Aujourd’hui ils contiennent des extraits de grands textes de Wagner, ou de ceux dont il s’est inspiré, ou même des grands textes esthétiques qu’il a lui-même inspirés. Parallèlement, la nouvelle direction promeut des colloques scientifiques, (pourquoi pas ?) mais aussi des versions des opéras pour enfants, avec un très grand succès, voilà de bonnes initiatives qui amènent un peu de nouveauté.

Car l’un des caractères spécifiques du lieu est son côté immuable, si bien que tout changement se remarque et se commente : cela fait partie des gènes de ce Festival, puisque Cosima a longtemps veillé jalousement à ce que RIEN ne change. Le rituel est ainsi fait : on arrive généralement une heure avant le début, pour se promener, humer l’air du lieu et… trouver une place de parking pas trop éloignée. Le spectacle est annoncé par trois fanfares à 15min, 10min, 5 min du début, l’une des plus fameuses est la troisième fanfare annonçant le troisième acte du Crépuscule, très émouvante. Les entractes qui durent une heure permettent de se dégourdir les jambes (s’il ne pleut pas…) autour du théâtre (fermé pendant les entractes) et dans le parc, ou de se restaurer, ou simplement manger les traditionnelles saucisses (4,20€ tout de même cette année…), la charcuterie locale qui les produit a même fait une affiche assez terrible (Bayreuther Bratwürste !) qui semble être celle de l’étal d’un boucher.Chaque année un stand supplémentaire: Champagne, glaces, eaux minérales, café pour occuper les festivaliers, dont certain se restaurent soit au self, soit au restaurant qui prend réservation et commandes avant le début de l’opéra, pour permettre de servir dans les meilleures conditions en une heure d’entracte. Cette année, nouveau stand de vente des chocolats locaux, mais aussi bijoux, fichus, porcelaines et même statuettes.

vuegen1.1281006421.jpgLe théâtre est à mi hauteur d’une colline, à quelques encablures de la gare, entouré d’un parc, les parkings à flanc de colline sont à l’arrière (gratuits et gardés), et au sommet, à trois cents mètres, une institution, le « Bürgerreuth », jadis une « Gasthof  » traditionnelle et populaire à la terrasse de laquelle il faisait bon passer un moment, depuis le années 80 c’est un restaurant italien, chic et cher. Mon restaurant de référence à Bayreuth, c’est goldloewe.1281007071.jpgactuellement le « Goldener Löwe », très bonne table aux prix fort raisonnables et à l’accueil sympathique et discret. 

intfest4.1281006309.jpgLe public est comme il se doit, d’un âge certain, avec une élégance discutable et très diversifiée  mais qui  n’a rien à voir avec le tape à l’œil de Salzbourg. Bayreuth n’est pas un rendez-vous de la Jetset…6 heures d’opéra en restant coincé sur des sièges inconfortables en bois, dans une salle non climatisée (à déconseiller aux claustrophobes tant s’en échapper est difficile) ne sont pas favorables à la mondanité.

face1.1281006366.jpgComme chaque année, la chancelière Angela Merkel est dans la salle, mais pas dans la loge d’honneur, d’où un contrôle des billets légèrement renforcé et une présence sécuritaire discrète, mais rien de plus, même pas une voiture de police (quand on pense à ce que mobilise notre président à chacun de ses déplacements, cela laisse rêveur…). Et on la voit discuter volontiers avec les autres spectateurs qui l’abordent sans chichis.

face2.1281006383.jpgOn reconnaît les habitués, ceux que l’on a vus jeunes et fringants il y a trente ans, aujourd’hui un peu vieillis et installés. Même l’industriel du marché noir, qui eut en son temps l’honneur de sa photo devant la billetterie (WANTED !) s’est assagi même s’il continue de rôder avec paraît-il des offres à des prix astronomiques…

queue.1281007765.jpgphoto DPA (site du Spiegel qui a une belle galerie de photos de Bayreuth)

Il y a toujours la petite queue des gens cherchant des billets, ce qui est ici un sport pittoresque, beaucoup rivalisant d’originalité pour afficher leur recherche (dessins, objets, symboles). Le spectacle joue à guichet fermé : une dizaine de places à peine peuvent être disponibles à l’occasion de billets retournés aux caisses. J’ai vu une seule fois lors de mes 33 séjours à Bayreuth, une des caissières sortir sur le trottoir et proposer un billet (pour la dernière année du Vaisseau fantôme mis en scène par Harry Kupfer, magnifique spectacle à la durée de vie exceptionnelle à Bayreuth).

La ville elle-même est une cité du XVIIIème siècle avec quelques curiosités touristiques,d’abord

whnfrd3.1281006479.jpgla villa Wahnfried reconstruite en 1976 pour devenir un Musée Richard Wagner, whnfrd1.1281006456.jpgdans le jardin de laquelle sont enterrés Richard et Cosima (et leur chien), le Nouveau Château, construit au temps de Frédéric de Prusse pour sa sœur, la Markgräfin Wilhelmine, à qui l’on doit aussi le ravissant Eremitage, sorte de palais d’été.  Le plus beau monument de la ville est sans nul doute l’Opéra, construit au XVIIIème par Giuseppe Galli Bibiena, un des théâtres baroques les plus beaux et les mieux conservés au monde, qui vient de rater l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO, ce qui est une grosse bêtise. Il reste que le temps pour le tourisme est limité, car les représentations commencent à 16h, pour finir aux alentours de 22h : toute la journée est donc dirigée vers la représentation du soir. On passe même le matin au festival, pour regarder les disques wagnériens sortis cette année, les offres spéciales, les livres en vente.

Au contraire de Salzbourg, la ville vit sa vie et le Festival vit la sienne, les deux mondes restent assez séparés, ce qui fait le désespoir des édiles locaux, qui aimeraient bien que Bayreuth profite plus de la manne festivalière. Mais l’un des avantages du lieu est justement cette séparation et cette relative discrétion du tourisme de masse: Wagner n’est pas Mozart, et en faire un produit marketing est beaucoup plus difficile (on envisage difficilement un chocolat Richard Wagner). D’autant que la ville n’est pas accessible facilement sauf en voiture; en train, il faut changer à Pegnitz, Nuremberg ou Würzburg et la ligne n’est même pas électrifiée. Et il y a bien un aérodrome, mais petit et réservé à l’aviation privée, à peine aux turbopropulseurs… Rien à voir donc avec Salzbourg là non plus. Cependant, la région est agréable (notamment la Suisse franconienne), les prix sont raisonnables, (on trouve de nombreuses pensions aux alentours, dans des cadres bucoliques et charmeurs, à 35 ou 40 € la nuit même en temps de Festival). En fait, il y a environ 2000 festivaliers, et quelques touristes, et changer la donne ne pourrait être que dommageable. On se demande d’ailleurs comment Bayreuth, cité charmante au demeurant, pourrait devenir une Mecque du tourisme de masse.

Une autre particularité de ce festival est aussi que, quelle que soit la qualité du spectacle, ce qui compte c’est d’être dedans (« drin sein »). La demande est 7 à 8 fois plus forte que l’offre. Bayreuth n’a pas besoin de marketing ou de publicité, et ne souffre même pas de la qualité discutable de certains spectacles, comme le Ring actuel. C’est quelquefois très mauvais, mais c’est quand même complet. Pendant longtemps, les prix ont été les plus raisonnables du marché festivalier. Cette année, ils ont fait un bon de 40%, déficit et pression sociale oblige : les personnels techniques, qui sacrifient leurs vacances pour venir à Bayreuth, menaçaient de faire grève le jour de la première, ce qui aurait été un scandale épouvantable. Ils ont attendu pour réagir que le vieux Wolfgang Wagner laisse la place à ses deux filles, Katharina (32 ans), fille d’un second lit, et Eva (environ 30 de plus), fille d’un premier. La succession fut le théâtre de conflits internes à la famille, puisque toute la famille de Wieland a été depuis longtemps écartée de toute responsabilité.

foyer2.1281006351.jpgBayreuth « joue » pendant un peu plus d’un mois, du 25 juillet au 28 août. Si les répétitions théâtrales commencent en juin, les répétitions musicales ont lieu globalement pendant les trois premières semaines de juillet, sachant que la dernière semaine est prise par les répétitions générales presque toutes publiques. Seule, la nouvelle production de l’année a droit à plus de temps de préparation. Mais c’est un an à l’avance que les choses sont fixées le plus souvent, notamment pour un nouveau Ring, ce qui signifie la charge immense de quatre nouvelles productions en même temps. Les musiciens et techniciens venus de tous les orchestres et de tous les théâtres allemands ont l’habitude de l’alternance serrée du système dit « de répertoire », ainsi les reprises des productions, longuement répétées au départ, ne donnent pas habituellement lieu à des répétitions approfondies, sauf si d’une année sur l’autre, une production doit être modifiée profondément (comme ce fut le cas pour le Ring de Chéreau entre 1976 et 1977). Certains chefs d’ailleurs s’en sont plaints (Kleiber lorsqu’il fit Tristan ou même Boulez) ou refusent de diriger à Bayreuth à cause du temps de répétitions trop contraint (cinq à sept productions à remonter en trois semaines de travail global): cela veut dire qu’il faut multiplier les scènes de répétitions, et actuellement un débat fait rage pour ajouter une scène supplémentaire qui coûterait 22 millions d’Euros. C’est qu’on répète à Bayreuth partout, y compris dans les espaces du self ou du restaurant et que le théâtre occupe à peine 20% des espaces de travail du Festival. Il faut évidemment repenser la philosophie et l’organisation, je l’ai déjà écrit, les conditions du marché de l’art lyrique sont différentes. On demandait aux artistes il y a trente ou cinquante ans de rester sur place et de se consacrer exclusivement au Festival, comme une troupe permanente, c’est devenu impossible aujourd’hui: Jonas Kaufmann, Lohengrin cette année, partage son temps entre Lucerne – pour le Fidelio dirigé par Abbado- et Bayreuth et le chef Andris Nelsons en profite pour une petite tournée avec son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra. Pas de Lohengrin donc entre le 6 et le 17 août, mais Kaufmann à Lucerne le 12 et le 15 août, Nelsons à Lucerne le 16 août, et tout ce petit monde se retrouvera à Bayreuth le 17 août… Voilà les agendas des artistes aujourd’hui, il faut en tenir compte pour « moderniser ». Or, moderniser sans perdre son âme, c’est le défi et du Festival et de la ville de Bayreuth.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: SIEGFRIED le 30 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Quand un artiste transcende le plateau, le miracle peut arriver. Siegfried a été un moment de grâce musicale, grâce à la direction de Thielemann, très classique, très fidèle à la tradition germanique, et toujours remarquable de rondeur, de précision, de sens du symphonique, mais surtout grâce au Siegfried de Lance Ryan, un Siegfried incroyablement résistant, d’une fraîcheur juvénile, et d’une puissance étonnante jusqu’à la fin. J’ai entendu Lance Ryan à Karlsruhe, dans le Ring passionnant de Denis Krief il y a bien cinq ou six ans et je m’étais dit « c’est rare d’entendre un Siegfried qui fasse toutes les notes… ». Je l’ai réentendu l’an dernier à Salzbourg, remplaçant Ben Heppner dans la production de Braunschweig avec Rattle et les berlinois où il triompha,puis à Valencia, avec un bel orchestre dirigé par Zubin Mehta, et ce fut là encore l’étonnement : il chantait même la tête en bas dans Götterdämmerung. Cette année il a étonné et ravi le public, qui lui a fait une ovation comme seul le public de Bayreuth sait le faire. Il est vrai que l’an dernier ils avaient eu droit à Christian Franz dont on connaît les défauts actuels…

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Lance Ryan est étonnant: le timbre n’est pas forcément séduisant notamment dans les graves, mais la voix est claire et jeune, et d’une puissance, d’une résistance, d’un dynamisme uniques. Ce jeune canadien a travaillé en Italie (il a eu le prix de l’Aslico, fameuse structure qui forme les jeunes chanteurs et qui a fait commencer bon nombre des grandes vedettes italiennes du XXème siècle), puis est entré en troupe à Karlsruhe, un théâtre de solide réputation où il s’est frotté aux grands rôles germaniques. Avec Stephen Gould (magnifique Siegfried de Vienne et de Bayreuth il y a encore deux ou trois ans dans cette production) et peut-être encore mieux, il est le Siegfried actuel que toutes les scènes du monde devraient s’arracher, avec l’espoir qu’il ne s’use pas trop rapidement, car il se donne physiquement dans ce rôle, courant, sautant, et surtout jouant avec fraîcheur le personnage d’homme-enfant voulu par la mise en scène.

Entraînés par un tel allant, les autres chanteurs proposent une prestation de très haut niveau à commencer par le Mime de Wolfgang Schmidt, qui sait jouer de sa voix pour ce rôle de pure composition et qui impose un Mime de grande lignée. Alberich est toujours Andrew Shore, et la voix manque un peu de noirceur.

sgfrdwanderer.1280575234.jpgLe Wanderer, Albert Dohmen, est bien meilleur que dans l’Or du Rhin et la Walkyrie : la partie est moins sollicitée dans les aigus et plus centrale, il est évidemment beaucoup plus à l’aise (sauf au troisième acte où il fléchit un peu). Quant à Linda Watson, je dois reconnaître malgré mes réserves sur cette chanteuse qu’elle a bien assumé la redoutable partie de Brünnhilde, elle ne chante que 40 minutes dans Siegfried, mais ce sont 40 minutes terribles pour la voix. Certes, son jeu est frustre, certes, les (sur)aigus sont quelquefois tremblés ou tirés, mais l’ensemble est très honorable, suffisamment en tous cas pour faire de ce duo avec Siegfried un très grand moment.

Ce soir la musique a transcendé une mise en scène toujours aussi terne, même si l’œuvre exige beaucoup de jeu, à cause de dialogues vifs,oblige à faire jouer, à imaginer des situations qui créent du vrai théâtre. Le décor (une salle de classe abandonnée au premier acte, une bretelle autoroutière inachevée au milieu de tronc coupés au deuxième, la fatale carrière de Walkyrie, avec sa palette où Brünnhilde repose au troisième. Toujours çà et là quelques personnages de notre monde (deux ouvrier, des enfants qui jouent) qui surgissent de manière ponctuelle. Disons qu’aujourd’hui cette médiocrité ne gênait pas, car quand cela fonctionne à Bayreuth, cela devient tout de suite transcendant, c’est là la différence avec d’autres théâtres.

Ce soir, et c’est rare, nous avons eu droit à un très grand Siegfried.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Die WALKÜRE le 28 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Après la déception de l’Or du Rhin, on pouvait espérer que La Walkyrie relèverait le niveau. Incontestablement, Christian Thielemann est cette fois au rendez-vous, grandiose, au classicisme monumental, mais très attentif aux menus détails de la partition, un vrai travail à la fois de sculpteur et d’orfèvre : cela m’a beaucoup plus frappé qu’il y a quatre ans où j’avais trouvé la direction sans âme et sans effets. Cette année, cette Walkyrie est nettement plus réussie à l´orchestre.

Pour le reste, la déception est presque totalement confirmée : le travail théâtral est inexistant, les idées intéressantes jamais exploitées : le lever de rideau du deuxième acte, claire allusion à un célèbre tableau romantique de Kaspar David Friedrich (Le Wanderer au dessus des montagnes) et tout le reste de l’acte qui se déroule dans un parc où sont remisées des statues de Dieux, et où Wotan est debout sur sa propre tête à demi enterrée, tout cela pourrait être une bonne idée qui se développe, mais n’est pas vraiment exploité, et les scènes restent marquées par un travail théâtral d’une banalité étonnante. Paradoxalement, la tendresse entre Wotan et Brünnhilde semble plus intéresser le metteur en scène que l’urgence de la passion entre Siegfried et Sieglinde : le premier acte semble si peu travaillé : il est vrai que Johan Botha n’est pas vraiment un acteur, mais il ne se passe rien entre les deux protagonistes, ils ne se touchent jamais, semblent empruntés, plâtrés par la situation et se contentent des gestes convenus du pire des opéras (main sur le cœur etc…) : la direction de Thielemann à ce moment, mais c’est bien le seul, pèche aussi par indifférence, rien n’est urgent, rien n’est haletant, aucun pulsation amoureuse.

Les voix sont là aussi en deçà, sauf Johan Botha, à la voix claire, puissante, bien posée, qui donne à Siegmund un relief vocal qui lui manque sur la scène, il obtient un triomphe mérité.

sieglhaller.1280484591.jpgEdith Haller est une Sieglinde honnête sans plus, dont les aigus du premier acte sont souvent criés, mais qui réussit son troisième acte, Hunding est Kwanchoul Youn, la basse abonnée au Festival depuis plusieurs années, un peu froid, un peu indifférent, sans rien de « terrible », où êtes vous les Salminen ou les Ridderbusch ? La Fricka de Mihoko Fujimura confirme la déception de l’Or du Rhin, la voix est présente, mais l’expression plate, le Wotan d’ Albert Dohmen affronte difficilement les aigus du rôle, ils sont péniblement négociés, au prix de trucages de respiration, et la voix est le plus souvent opaque, même si les qualités de diction du texte sont réelles.

brunnhwatson.1280484686.jpgLinda Watson (Brünnhilde) n’a jamais été une de mes chanteuses de prédilection : une grosse voix, mais pas de réel engagement. Cette fois-ci la grosse voix est moins grosse, bouge dangereusement au prix de sons peu convaincants et la prestation est médiocre. Quant aux Walkyries, elles n’ont pas l’homogénéité voulue pour chanter ensemble, et certaines hurlent en produisant de vilains sons en chevauchée solitaire. Désagréable.
Au total, sans Thielemann et son magnifique travail et sans Botha, une Walkyrie à oublier : à Bayreuth, un Ring avec un Wotan et une Brünnhilde problématiques, c’est tout de même un comble.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Das RHEINGOLD le 27 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

J´ai voulu assister à la dernière année de ce Ring, pour voir si, à la cinquième édition de cette production, j’y trouvais un peu plus de prix qu’il y a quatre ans, lorsque je sortis furieux des représentations. Eh bien non : voilà un travail qui ne laissera pas de traces notables dans les mémoires, sinon celles d’une médiocrité affligeante.

Rappelons les circonstances : pour des raisons peu claires, Lars von Trier, à qui Wolfgang Wagner avait confié ce Ring, abandonne le travail à deux ans de la première : dans l’urgence, Wofgang Wagner confie à Tankred Dorst, un dramaturge très connu en Allemagne, peu contestable comme penseur et écrivain, la conception du Ring. Tankred Dorst, qui n’est pas metteur en scène, s’entoure d’une équipe nombreuse, au premier rang de laquelle son épouse, qui va mettre en image et en espace le concept développé, à savoir que le Ring se déroule en transparence dans notre monde, aussi périodiquement, voit-on sur la scène un photographe, des enfants qui jouent, un cycliste, des ouvriers, sans que ce concept, intéressant au demeurant, ne soit vraiment exploité scéniquement.

rhgld3.1280484989.jpgL’Or du Rhin qui ouvre le cycle est d’une totale platitude : les trois filles du Rhin (correctes) complètement habillées sont fixes au fond du Rhin pendant que des corps nus nagent (en vidéo) ou que des jambes apparaissent çà et là entre les galets. On se demande comment Alberich peut être saisi de fièvre érotique dans ces conditions. Alberich apparaît plus comme un animal malheureux qu’on plaint que comme le parangon du mal qui renonce à l’amour pour l’amour de l’Or.

Les dieux, installés sur une sorte de terrasse de béton, avec au fond un œil de pierre sensé être le Walhalla, sont de blanc (dans Walkyrie, ils seront en noir) vêtus, un peu comme des statues vivantes, aux cheveux de plâtre. Le jeu est justement emplâtré : il ne se passe rien, aucun travail d’acteur, des attitudes convenus, des voix très moyennes : Fricka (Mihoko Fujimura peu en forme) Freia (Edith Haller) indifférente, Wotan en réelle difficulté : où est l’Albert Dohmen triomphant du Fidelio d’Abbado (il chantait Pizzaro) ou des Meistersinger de Genève (un Hans Sachs vraiment convaincant) : la voix est ici éteinte, sans relief, sans puissance. Les géants sont acceptables (Diogenes Randes en Fafner et Kwanchoul Youn en Fafner, assez convenable), rien de notable à dire de Froh (Clemens Bieber) et Donner (Ralf Lukas). Les deux Nibelungen, Andrew Shore (Alberich) presque trop élégant pour le rôle, et Wolfgang Schmidt (Mime) sont en revanche parmi les mieux distribués. A ce plateau vocal très moyen, qui semble terriblement fatigué (il est temps que tout ça se termine) fait écho une direction de Christian Thielemann qui sauve l’ensemble, parce qu’elle est très en place, techniquement parfaite, parce qu’elle fait tout entendre. Il reste que l’interprétation reste en deçà de l’attendu, par le manque de dramatisme et d’adhésion à l’histoire : si tout est en place, rien n’est mis vraiment en relief. Dommage.
Au total, une soirée sans grand intérêt : on est triste pour les spectateurs qui ont attendu peut-être dix ans pour voir cela. Bayreuth reste un lieu fascinant, mais gare si la réalité détruit le mythe encore vivant…

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TOSCA aux CHOREGIES D’ORANGE (Transmission TV) avec Roberto ALAGNA (Direction MIKKO FRANCK)

photo_1279180468155-1-0-215x144.1279527777.jpgAFP, photo Gérard Julien

La télévision diffuse encore de l’Opéra, il faut le noter. Ce mois-ci, à une semaine de distance, Arte diffusait TOSCA (voir notre compte-rendu) du Nationaltheater de Munich, et France 2 TOSCA, des Chorégies d’Orange, en donnant une place démesurée à Roberto Alagna dans ses reportages d’introduction et d’entractes. Deux Tosca en une semaine, cela donnait l’occasion d’entendre deux des plus grands ténors du moment, Jonas Kaufmann et Roberto Alagna.

La distribution réunie à Orange était intéressante: Roberto Alagna chante beaucoup moins en ce moment, et l’on pouvait juger de l’état de la voix, Catherine Naglestad est l’un des sopranos les plus en vue aujourd’hui, et Falk Struckmann un des meilleurs barytons, distribué ici dans un emploi inhabituel: on l’entend plus souvent dans des rôles wagnériens (Le Hollandais, Wotan). L’intérêt aussi venait de Mikko Franck, finlandais de 31 ans, un chef qui a commencé sa carrière très tôt, et qui est considéré comme l’un des plus intéressants de sa génération (il est actuellement directeur artistique de l’Opéra de Finlande).

Il est toujours difficile de juger d’un travail à la télévision, et à Orange notamment. Les conditions de transmission, le son, l’espace très contraint par le fameux mur, mais aussi par la nécessité de faire un spectacle vu de 10000 spectateurs environ, et mettre en perspective ce spectacle, par rapport à celui de Munich par exemple, c’est courir le danger du mélange des genres. Les mise en scènes d’Orange sont en général spectaculaires, mais ne sont jamais des inoubliables chefs d’œuvre: un travail construit pour deux représentations, qui disparaîtra ensuite (à quelques exceptions près) ne peut être qu’un travail construit à grand trait, avec le souci de l’effet, plus que de l’analyse. Les gestes doivent être vus de loin, et pas question d’aller dans la dentelle ou dans l’analyse précise, comme par exemple chez Bondy à Munich. A la télévision, le décor est apparu monumental et assez parlant, la mise en scène banale, mais passable (le premier acte tout de même manque singulièrement de cette passion qui doit ravager des deux protagonistes), avec quelques éléments différents comme le rôle méphistophélique donné à Spoletta (Un bon Christophe Mortagne). Les costumes modernisés (nous sommes dans une dictature du XXème siècle) ne colorent pas vraiment l’action, sauf la robe rouge sang de Tosca, bien visible de loin! mais bon…On ne vient pas à Orange pour la mise en scène.

Très bonne idée en revanche d’appeler Mikko Franck: voilà un chef dont on a parlé il y a dix ans comme un miracle, pur produit de l’école finlandaise de direction d’orchestre. On sait depuis une quinzaine d’années que les chefs des pays du Nord ont le vent en poupe, Jansons, Salonen, Saraste, Nelsons, Gullberg-Jansen…La direction musicale de Mikko Franck est très analytique, met en relief beaucoup de moments musicaux habituellement couverts par la masse orchestrale,  révèle la complexité de l’écriture puccinienne. Avec le revers de la médaille: le tempo est très lent, et le côté haletant de l’œuvre notamment au premier acte, en pâtit singulièrement et finit par accentuer les difficultés des chanteurs. Un travail d’un symphonisme remarquable, mais pas vraiment théâtral, c’est dommage. l’approche est moins banale que chez d’autres chefs (voir Luisi à Munich), mais elle mériterait d’être plus en phase avec le livret et son urgence.

1388670_7_3053_l-opera-tosca-de-puccini-est-presente-aux.1279527701.jpgAFP, photo Gérard Julien

La grosse déception vient des chanteurs, et tout d’abord de Falk Struckmann. J’ai écrit ailleurs combien le chant italien ne pardonne pas aux voix en déclin (c’était Martha Mödl qui le disait): on peut avec une voix fatiguée chanter un Wotan encore correct, on peut difficilement chanter Scarpia: problèmes de respiration, problèmes de ligne de chant, aucun legato, et surtout fatigue visible au deuxième acte (aigus raclés, passages ratés). Si le personnage est crédible, le chanteur, lui est problématique.

Roberto Alagna était la vedette du moment, en témoigne la manière qu’on a eue de centrer les reportages autour de lui . On connaît les qualités de cet artiste: un timbre magnifique, un contrôle du chant méritoire, une diction remarquable. Je me souviens lors de sa fameuse Traviata avec Muti à la Scala en 1990, on croyait trouver une Traviata (Tiziana Fabbricini) et l’on trouva un Alfredo (Alagna). On connaît aussi les difficultés de l’individu (la maladie, la mort de sa première femme) et ses défauts (une vision artistique assez familiale, le goût du spectaculaire au mauvais sens du terme, un côté glamour de supermarché – voir les aventures du couple Alagna-Gheorghiu). Il reste que les souvenirs qu’on a de lui sont souvent excellents (Roméo, Don Carlo avec Bondy et Mattila au Châtelet, et même son Radamès trop fameux à la Scala, où il n’était pas mauvais du tout, malgré les buhs de trois ou quatre imbéciles patentés qui tiennent blog en langue italienne (Il Corriere della Grisi ). La prestation d’Orange, telle qu’elle apparaît à la télévision, est loin d’être déshonorante, sans être exceptionnelle. Certains suraigus (au premier acte notamment) sont difficiles, il cherche à en tenir d’autres de manière un peu excessive (« Vittoria! »au deuxième acte), le timbre a perdu en soleil ce qu’il a un peu gagné en obscurité. Les qualités de diction et d’émission sont toujours là, mais le jeu reste assez frustre. Rien à voir avec l’exceptionnel Kaufmann de la semaine précédente.
Rien de comparable non plus entre Karita Mattila (avec les défauts signalés) qui vit son rôle, et Catherine Naglestad, qui le chante. A moins que la télévision ne change complètement les perspectives, je me demande comment une chanteuse de ce type peut être une grande Norma que paraît-il elle a chanté avec succès. Dans Tosca, elle a autant de vie et de subtilité interprétative qu’une autoroute en plaine…Certes, elle chante les notes, certes, la voix est posée, certes, les qualités techniques sont là: mais où est la vie? où est le feu? où est la vibration (sinon dans un vibrato tout de même excessif) ? Ce chant laisse de bois, je dirais même de glace et ne distille aucune, mais aucune émotion.

En conclusion, cette Tosca ne laissera pas un souvenir marquant, elle fait partie des soirées de grande série d’Orange, qui valent plus par le cadre et les circonstances que par ce qu’on y voit. L’ancien combattant que je suis pense encore à ce fameux Tristan (Nilsson et Vickers qui se détestaient  et Böhm fulgurant) ou à une Norma légendaire avec Caballé et ce même Vickers qui ont fait la légende d’Orange.Quand reverra-t-on dans ce lieu des soirées pareilles, qui construisirent le mythe?

CONCOURS INTERNATIONAL DE MUSIQUE VOCALE DE CHAMBRE de CONEGLIANO (2-5 JUILLET)

Conegliano, en Vénétie, est une petite ville qui doit sa gloire au peintre Cima da Conegliano, l’un des grands peintres de l’école vénitienne de la Renaissance italienne. Avec son centre historique, ses arcades et son château, Conegliano est une petite ville où il fait bon vivre, dans cette région étonnante, la plus riche d’Europe, où la crise a frappé plus tardivement. Dans l’ancien couvent de San Francesco, du XVIIème siècle, rénové pour en faire un centre d’études et de  colloques, s’est déroulé le XXIVème « Concorso internazionale di musica vocale da camera Città di Conegliano » (autrement dit un concours de Lieder et de mélodies) . Il y a peu de concours de Lieder en Italie, et ce domaine particulier du chant devient une sorte de niche très limitée, et peu de jeunes chanteurs l’affrontent. Chanter du Lied est difficile: cela requiert des qualités techniques notables, une excellente diction, un grand contrôle de la voix, une attention au texte marquée. Mais cela demande surtout une capacité, avec les moyens limités, à créer un univers, une atmosphère, sans l’aide d’un orchestre ou d’une mise en scène,seul en scène avec un pianiste, le chanteur doit seul, captiver un public. C’est déjà difficile pour des très grands (certains ne s’y sont donnés qu’à reculons), c’est un défi pour des jeunes débutants.
Et pourtant, une vingtaine de candidats se sont présentés de toutes nationalités, des italiens, des croates, des russes, des coréens, des japonais, des allemands, des suisses. Le concours se déroule en trois moments, des éliminatoires,une demi-finale et une finale. Les épreuves sont publiques. Le jury est composé de directeurs de théâtres ou de musiciens, et de journalistes.
Les éliminatoires servent à sélectionner en priorité les chanteurs qui sont entrés dans la logique du Lied, à charge pour la demi-finale d’éliminer ceux qui n’ont aucune chance de prétendre à un prix. On peut aussi repérer des jeunes qui ont de grandes qualités, mais des défauts techniques notables, ou dont la voix n’est pas encore stabilisée: un mezzosoprano qui chante en soprano, un baryton qui est en réalité sans doute un ténor… La profession de professeur de chant n’est pas réglementée partout et un certain nombre d’enseignants sont des dangers reconnus pour la voix: j’ai connu un jeune ténor, qui sur les conseils de professeurs de chant peu scrupuleux, chantait en tant que basse! Certains de ces massacreurs ont pignon sur rue, hélas. La situation actuellement très critique du chant en Italie est en partie redevable à cette totale anarchie dans l’enseignement vocal.

Des bourses sont prévues pour des jeunes remarqués par le jury qui semblent mériter d’être encouragés par les qualités qu’ils  démontrent, même s’ils n’atteignent pas la finale.

En finale, ont été sélectionnés quatre jeunes, dont la qualité  est apparue très supérieure aux autres candidats: une jeune japonaise,Tomoko Taguchi, un ténor italien, Alessio Tosi, un baryton croate Marijo Krnic et une basse coréenne, Dooyoung Lee. Chaque artiste a eu un prix: le prix du meilleur duo est allé à l’excellent pianiste Alberto Moro et à la soprano japonaise tomoko.1279396220.jpgTomoko Taguchi, belle voix très ronde, aux aigus triomphants, mais quelquefois un peu extérieure à l’univers du Lied. le troisième prix est allé au coréen  Dooyoung Lee qui avait impressionné lors de la demi-finale, mais n’a pas convaincu totalement lors de la finale: la voix est en tout cas bien posée, à la diction excellente, mais l’interprétation reste un peu froide et plate.

tosi.1279396174.jpgAlessio Tosi, ténor plus spécialisé dans l’univers baroque, a fait une excellente impression, très bonne technique, chant très maîtrisé, très joli timbre. Sans doute est-ce le début d’une carrière qu’il faudra suivre (2ème prix).
marijo2.1279396154.jpgLe premier prix est allé au jeune baryton croate Marijo Krnic  de l’avis du jury sans doute le seul à avoir un vrai style de mélodiste, à savoir dessiner un univers, et à bien moduler son chant. Il a été récompensé l’an dernier par le deuxième prix au concours Seghizzi de Gorizia , l’autre concours de mélodies en Italie. Cette année à Conegliano il obtient le premier prix et l’assurance de concerts à Trevise, Asolo, mais aussi à l’Opéra Théâtre de Saint Etienne puisque Daniel Bizeray, le nouveau directeur était membre du jury. Amis de la région stéphanoise, allez l’écouter pendant la prochaine saison.

Voilà une petite parenthèse au milieu des opéras, mais il est si rare que des jeunes s’engagent dans la mélodie que cela méritait d’être signalé.

Le CD et le Mythe: ELEKTRA de RICHARD STRAUSS à L’OPERA DE PARIS (KARL BÖHM, BIRGIT NILSSON, LEONIE RYSANEK, ASTRID VARNAY ) (21 avril 1975)

Un rapide regard sur un site de vente de disques, je repère cette Elektra de légende, je la commande, là voilà en boucle dans mon lecteur, car la magie renaît immédiatement . Depuis cette Elektra, je cherche à éprouver sur toutes les scènes possibles une émotion qui soit semblable à celle qui m’a étreint en 1974 et 1975 (et non 1973 comme il est écrit sur le disque!), lors des représentations parisiennes: la seule qui fut interdite au vulgum pecus fut justement celle du disque, qui correspondait à une représentation  offerte par le chef de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing , à Walter Scheel, Président de la République Fédérale allemande en visite officielle en France. Sinon je vis les 4 de 1974 (avec Christa Ludwig en Clytemnestre) et les 3 restantes de 1975 (avec Astrid Varnay en Clytemnestre). L’audition de cette version, au son correct mais évidemment pas  hifi, remet les pendules à l’heure: le souvenir ne trompe pas,  il n’y a pas de comparaison possible ni avec le disque, ni avec les représentations auxquelles j’ai assisté ensuite, qui furent autant de recherches d’une émotion comparable et pourtant j’ai vu Eva Marton et Abbado, Gwyneth Jones et Solti, Hildegard Behrens et Maazel, Deborah Polaski, avec Abbado et von Dohnanyi, autant dire les grandes Elektra des trente dernières années, et les plus grands chefs. Mais personne n’égale pour moi le vieux Böhm déchainé et les dames (Nilsson, Rysanek, Varnay) en état de grâce.Je me suis livré à une écoute comparative de la scène d’entrée d’Elektra (Agamemnon, Agamemnon, wo bist du?) avec deux autres versions légendaires, Mitropoulos (avec Inge Borkh) et Karajan (avec Varnay)…l’urgence de l’orchestre, l’extraordinaire cri chanté de Nilsson procure le frisson. Est-ce le lien entre l’audition et mon souvenir? Est-ce le fait que cette Elektra fut ce qui fit basculer ma vie de mélomane de la passion à la folie et que je garde ce souvenir en moi comme l’un des dons les plus précieux que l’art m’ait donné? Peut-être…je sais bien que l’émotion esthétique dépend beaucoup des contextes dans lesquels on l’éprouve et non pas seulement de l’oeuvre d’art elle-même. Mais tout de même, les contrebasses qui concluent la scène des servantes, le crescendo orchestral et l’entrée d’Elektra: « Alleine »…tout projette l’auditeur dans une autre dimension. J’avais le souvenir d’une direction paroxystique, violente, inquiète, presque psychotique, et la direction est tout cela et elle accompagne et seconde les voix comme rarement, il y a quelque chose de fusionnel entre l’orchestre et les voix, et notamment celle de Nilsson. Certes, Böhm et Nilsson ont tant travaillé ensemble que ces rencontres ne pouvaient qu’être miraculeuses.Et d’une jeunesse inouïe: on sait combien la musique de Strauss est consubstantielle à l’art de Böhm, mais diriger avec cette violence et cette énergie incroyables à 81 ans (il est né en 1894), cela tient du miracle. J’ai bien le souvenir de ses sauts sur le podium (il dirigeait assis), de sa vivacité, de la clarté cristalline de sa direction, de la concentration de l’orchestre (les musiciens en avaient très peur, et le respectaient avec vénération): sa direction porte le plateau et le galvanise.
Birgit Nilsson reste pour moi la voix la plus incroyable jamais entendue à dans une salle d’Opéra. A 57 ans (elle est née en 1918) la voix est d’une fraîcheur, d’une énergie et d’une puissance uniques, avec  son impressionnant physique (elle avait un immense « coffre ») elle était un vrai personnage en scène, sans même esquisser le moindre geste. Et on entend le personnage dans ce disque, on entend la violence, la haine, la joie (oh ces « Orest! » dans la scène de reconnaissance de son frère!);une prestation superlative, sans doute unique dans les annales.

Leonie Rysanek à côté de ce monstre existait tout autant: on connaît l’incroyable énergie de cette artiste sur scène, et la puissance et la chaleur de cette voix: elle se refusa à chanter Elektra et Isolde sur scène par référence à Nilsson, mais elle enregistra une vidéo (dernier enregistrement de Böhm – terminé dit-on par Bernstein- qui reste encore une référence). Elle fut la Chrysothemis de réference et le duo Elektra-Chrysothemis (troisième tableau de l’oeuvre) restera un choc impossible à oublier, ni même à reproduire. La voix était d’une puissance et d’une présence sans égales, et se différenciait parfaitement de Nilsson: la voix de Nilsson était coupante, c’était de l’acier trempé, presque inhumain. Celle de Rysanek avait la chaleur du bronze, la luminosité de l’or, et l’humanité en plus. Elle emporta à Paris un triomphe mérité égal à celui de Nilsson.
Et avoir sur une même scène la Brunnhilde des années 50 et l’Elektra des années 60, Astrid Varnay, était  un privilège unique: le vrai cadeau de Rolf Liebermann. La Clytemnestre de Christa Ludwig (en 1974) avait légèrement déçu, elle était très légèrement en-deçà de ses deux collègues: Astrid Varnay sera pour moi Clytemnestre pour toujours. Je regrette amèrement de ne jamais avoir vu celle de mon amie Regina Resnik parce que sa prestation dans l’enregistrement de Solti est stupéfiante (il me suffit de l’avoir vue dans la Comtesse de la Dame de Pique en 1978 avec Rostropovitch pour comprendre quelle Clytemnestre elle pouvait être!), mais on a en Varnay sans doute son alter-ego.
Astrid Varnay avait exactement le même âge que Nilsson,  la voix n’avait plus cependant en 1975 sans doute la même solidité: mais j’ai encore dans l’oreille ses inflexions, ses rictus, sa diction, elle fut une Clytemnestre, à la fois terrible, mais aussi peureuse, méfiante, cruelle: le duo avec Nilsson est glaçant (Ah, ce rire final!), les deux monstres qui partagèrent les mêmes rôles et les mêmes scènes sont l’une et l’autre étonnantes,  le disque rend parfaitement cette délirante tension.
Ce qui frappe, c’est d’abord que texte et musique sont d’une étonnante clarté. Il est rare que les grands chanteurs ne soient pas de grands « diseurs ». Et aussi bien Nilsson que Rysanek et Varnay ont une parfaite diction on entend le texte, on entend aussi le ton, la couleur. Quelle sensation, même si çà et là on perçoit de menus défauts de justesse (ce fut chez Rysanek à la fin de sa carrière un vrai problème, voir sa Kundry de 1982 à Bayreuth…) qu’alors je n’avais pas perçus, pris par le drame qui se jouait sur scène!

Les messieurs dans Elektra (comme souvent chez Strauss) sont presque des comparses, on notera le très bel Oreste de Hans Sotin, à l’époque au sommet de son art, et l’Egisthe très correct de Richard Lewis. Mais toute la compagnie est à la hauteur de l’événement: on constate encore une fois que l’orchestre de l’Opéra de Paris est à l’époque tout à fait exceptionnel, comparable aux plus grands!

J’ai voulu signaler ce disque, dont l’acquisition s’impose à mon avis pour tout mélomane avide de témoignages historiques à la fois de ce qu’était le chant des années 1970, mais aussi ce qu’était l’Opéra de Paris, pour marquer le principal jalon de mon parcours musical, construit essentiellement sur deux spectacles fondateurs, pour des raisons différentes, cette Elektra et le Ring de Chéreau à Bayreuth. Viendront ensuite Boccanegra d’Abbado-Strehler , Rosenkavalier avec Kleiber et Gwyneth Jones, et la Lulu de Chéreau-Boulez.

Mais la stupéfaction née de la rencontre avec l’émotion brute dans sa totale violence, c’est cette Elektra qui me la donna.

ELEKTRA
Richard Strauss,
Böhm, Nilsson, Rysanek, Varnay, Orchestre et Choeurs de l’Opéra de Paris (2CD, Golden Melodram GM 3.0008)
  http://www.goldenmelodram.com

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2010: DON GIOVANNI de MOZART (Louis LANGREE &Dimitri TCHERNIAKOV)(14 juillet 2010)

150720102173b.1279358108.jpgUne fois de plus, voilà ,un spectacle qui pose le problème de la « fidélité » à un livret, à une histoire, et même à une musique conçue comme un continuum et qui se voit interrompue scène à scène. Don Giovanni, dans l’optique de Mozart et Da Ponte, est l’histoire d’une chute, au terme d’une course effrénée qui va crescendo. Rien de tout cela ici, où Don Giovanni est un looser à la Brando dans « Dernier tango à Paris ». Les mises en scènes du Don Giovanni se succèdent, les plus grands s’y sont confrontés, et au total a-t-on une référence théâtrale absolue, comme pourrait l’être le Ring de Chéreau ou le Nozze di Figaro de Strehler? Ni Chéreau à Salzbourg avec Barenboim, ni Brook à Aix en 1998, ni Strehler à la Scala avec Muti, ni Ronconi à Bologne, ni Karajan à Salzbourg,  ni Zeffirelli à Vienne il y a déjà bien longtemps n’ont vraiment convaincu, même si la plupart de ces spectacles avaient de grandes qualités dramatiques ou esthétiques. Celui de Solti à Paris en 1975 était, souvenez-vous, assez piteux, avec en finale la ville de Séville brinquebalante qui engloutissait Don Giovanni (production à oublier de August Everding) mais Roger Soyer, mais José Van Dam, mais Kiri te Kanawa, mais Margaret Price, mais Stuart Burrows, mais Jane Berbié.

Les seuls qui m’aient assez convaincu sont celui, dans une esthétique un peu discutable,  de Luc Bondy au Theater an der Wien avec Abbado au début des années 1990, celui de Haneke à Paris il y a quelques années, et évidemment celui de Peter Sellars: comment oublier cette magnifique proposition très décoiffante, proposée à la Maison de la Culture de Bobigny (A l’époque, Sellars n’était pas le chéri des opéras officiels…) ?

150720102173b.1279358108.jpgC’est bien le rôle d’un Festival que d’ouvrir le public à des visions nouvelles d’une oeuvre, à des expériences à tenter, à des parcours possibles à suivre, sinon Aix pouvait conserver ad vitam aeternam les décors du Don Giovanni de Cassandre et proposer la production historique des années 60. C’est une autre option, celle de la mémoire et du conservatoire.
Bernard Foccroule a fait appel à Christof Loy pour Alceste, Robert Lepage pour Le Rossignol et Dimitri Tcherniakov pour Don Giovanni, trois styles, trois approches qui vont apporter au public des éclairages nouveaux et c’est bien là le moins pour un Festival de l’importance d’Aix en Provence.

Avant d’aborder la mise en scène, force est de reconnaître dans l’approche musicale une excellence et un relief qu’on n’avait pas mesurés dans Alceste avec le même orchestre et le même choeur. La musique, au moins à l’orchestre traversait Gluck d’une manière un peu indifférente: elle est bien présente dans Don Giovanni, et Louis Langrée joue le jeu de la mise en scène. Sa direction est à la fois vive et raffinée, elle a une épaisseur étonnante, et le chef joue des sonorités sèches qui s’accordent magnifiquement avec ce qu’on voit; il explique dans le programme de salle comment il a fait travailler l’orchestre avec des partitions non annotées, pour redonner de la fraîcheur et de la liberté à l’approche des musiciens; le résultat est qu’il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Don Giovanni aussi intéressant, vivant, subtil, précis: voilà un travail magnifique qui fera date.

Le plateau en revanche n’est pas de ceux qui restent gravés dans la mémoire du mélomane: les trois dames sont hystériques à souhait mais leurs voix m’ont laissé complètement indifférent. Rien de mauvais, mais rien d’exceptionnel. Marlis Petersen (Donna Anna) a une personnalité vocale affirmée, mais les aigus sont un peu criés, et la voix est très froide. La Zerline de Kerstin Avemo est certes mignonne, mais vocalement quelconque, et l’Elvire de Kristine Opolais acceptable, mais c’est la performance d’actrice qu’on applaudit plus que le miracle vocal. Quand on se souvient d’autre Elvira, Te Kanawa bien sûr, mais aussi Ann Murray qui fut éblouissante dans ce rôle, miezux vaut ne pas entamer de comparaisons: nous avons là des chanteuses honnêtes, sans plus: de ce point de vue, le Festival d’Aix ne devrait pas oublier qu’il est justement un Festival, et qu’on est en droit d’attendre des voix qui sortent un peu des routines des saisons des théâtres. Du côté des hommes c’est un peu mieux: Bo Skovhus est totalement engagé dans le rôle, il en fait une composition extraordinaire, mais la voix manque de projection, elle est souvent couverte, et le timbre velouté de ce chanteur se reconnaît à peine, une vraie déception vocale. Il en va tout autrement de Kyle Ketelsen, exceptionnel à tous points de vue (c’est lui qui emporte les suffrages du public): le jeu est prodigieux, Leporello en mauvais garçon de la famille, c’est une trouvaille que Ketelsen soutient parfaitement, le chant est impeccable de style, de prononciation, de clarté, on tient là un très grand chanteur. On sait que Anatoli Kotscherga est encore aujourd’hui une basse d’immense envergure, il le prouve, tant la voix, notamment à la fin, est d’une hallucinante présence: un Commendatore magnifique. David Bizic et Colin Balzer complètent la distribution: ils font de Masetto pour l’un (une sorte de loubard parvenu) et d’Ottavio pour l’autre (un mafieux russe reconverti et un peu coincé – il se décoince sous le masque!-) des personnages très crédibles scéniquement, au chant très correct sans être là non plus exceptionnels. Au total une distribution plutôt ordinaire qui tient la route et qui surtout, est totalement au service de la mise en scène: c’est par leur jeu et leur engagement qu’ils rendent la prestation phénoménale, sûrement pas par leur chant.

Scéniquement phénoménaux, c’est bien la marque du travail d’orfèvre que Dimitri Tcherniakov a effectué avec les chanteurs, qui sont complètement engagés dans l’affaire et qui défendent avec ardeur le travail effectué. Le public d’ailleurs a accueilli l’ensemble avec chaleur. Tcherniakov a effectué un travail d’analyse et de théâtre proprement époustouflant, d’une précision rarement atteinte à l’opéra. Chaque scène est proprement sculptée, avec une virtuosité inouïe, chaque geste est juste, et l’ensemble des chanteurs est visiblement entré dans cette logique avec gourmandise.
Mais quelle logique? Tcherniakov a des références cinématographiques fortes, d’une part les films qui parlent de déconstruction sociale, civile et politique comme « Les Damnés » de Visconti, de relations familiales dans la grande bourgeoisie, comme la « Décade prodigieuse » de Chabrol où ceux qui parlent du sexe comme dernier rempart au désespoir métaphysique, comme le « Dernier Tango à Paris ». Don Giovanni porte d’ailleurs la redingote de Brando dans le film de Bertolucci. Je rajouterai « Théorème » de Pasolini, mais un Théorème où Don Giovanni serait une sorte d’ange exterminateur de cette famille aux fissures béantes.  On a vu dans cette reconstitution familiale des avatars dostoïevskiens, et c’est évident, mais j’y vois aussi un univers à la Elfriede Jelinek, qui est un écho encore plus proche de nous. Car Tcherniakov répond à la question simple: que nous dit aujourd’hui Don Giovanni, qui est il dans notre société en décomposition? Il est le révélateur d’un univers qui s’effrite. le rideau s’ouvre sur un conseil de famille présidé par le patriarche (il Commendatore) et se conclut par un conseil de famille qui condamne Don Giovanni, mais qui, aussitôt le héros à terre, se retrouve sans armure, sans protection dans la solitude la plus absolue (ce que dit d’ailleurs le livret: la mort de Don Giovanni n’arrange rien ni ne résout rien!). Tcherniakov a construit une histoire dans l’histoire, comme une sorte de film familial: chaque scène est une séquence, séparée de l’autre par un baisser de rideau, sur lequel sont projetées des diapos donnant la sanction temporelle (le lendemain…trois mois plus tard…trois jours après), comme dans les films muets, faisant s’étendre l’action sur plusieurs mois. Une diapo initiale explique les relations familiales: Donna Anna est la fille du Commendatore, fiancée à Don Ottavio à l’allure d’un apparatchik soviétique, Zerline est sa fille, fiancée à Masetto, sorte de mauvais garçon un peu vulgaire, Donna Elvira, mariée à Don Giovanni, est la cousine de Donna Anna et la nièce du Commendatore, et Leporello une sorte de jeune parasite déjanté, sans doute ami de la famille. Donna Anna est mangée par le désir, tout comme sa fille Zerline, et la première scène est transformée: elle insulte Don Giovanni parce qu’il la quitte et non parce qu’il cherche à abuser d’elle. En ce sens, Tcherniakov rejoint Haneke dans la lecture de l’ambiguïté évidente du personnage et de sa relation complexe à Don Giovanni et Don Ottavio. Une des scènes les plus marquantes est celle des masques où c’est Don Giovanni qui distribue des masques à tous, et qui libère ainsi tous les instincts (y compris Ottavio qui embrasse goulûment Masetto). Les relations entre Elvira et Don Giovanni sont vues d’une manière beaucoup plus complexe: Elvira, qui a Don Giovanni dans la peau, est à la fois l’Elvira traditionnelle, mais aussi celle qui joue avec Don Giovanni au chat et à la souris, tantôt complice, tantôt ennemie, tantôt les deux à la fois. Le couple Leporello et Don Giovanni n’a plus rien d’un jeu de maître et de valet, d’une certaine manière Leporello est une âme damnée assez méphistophélique, d’un cynisme qui en fait presque lui le grand seigneur méchant homme, alors que ce qui marque Don Giovanni c’est le désespoir total et destructeur: Don Giovanni bouscule l’ordre établi (que représente le Commendatore), mais plus il le bouscule plus il s’enfonce: voilà encore un Don Giovanni affaibli (en ce sens la voix un peu éteinte de Bo Skovhus fait merveille), comme chez Claus Guth dans la vision très intéressante qu’il a proposée récemment à Salzbourg.
On ne saurait citer toutes les idées  de ce travail (le personnage de Don Ottavio est beaucoup plus fouillé que dans la vision traditionnelle, celui de Donna Anna à la fois grande bourgeoise le jour et nymphomane la nuit, celui de Zerlina, qui est Donna Anna en version rock). Le Commendatore, patriarche gardien des valeurs perdues, devient à la fin de l’oeuvre un comédien payé par Ottavio pour détruire Don Giovanni: Ottavio le paie, le comédien ôte son faux bouc et ses habits de commandeur et s’en va pendant que Don Giovanni est à terre terrassé par une crise cardiaque.

150720102173.1279357691.jpgRien de métaphysique dans le travail de Tcherniakov,  mais une lecture sociale et psychique d’une famille en décomposition dont Don Giovanni n’est que le révélateur (là aussi,on n’est pas loin de la signification du livret de Da Ponte, ou même du Don Juan de Molière), et celle d’un Don Giovanni désabusé, autodestructeur, suicidaire, qui à mesure qu’on avance dans le drame se délite, s’isole, et ne trouve de justification que dans la violence charnelle (voir la dernière scène avec Elvire!): il n’y a plus de punition du ciel, mais rien qu’un épuisement qui conduit à l’explosion du personnage.

Au total, on ne peut nier les difficultés qu’une telle vision peut avoir à coller parfaitement au livret (on ne peut sans cesse construire les scènes sur l’ironie ou l’antiphrase) et il y a des moments    très « forcés », je dirais vulgairement « tirés par les cheveux ». On pourra discuter à l’infini l’intérêt de tourner le dos à des principes musicaux (le continuum) ou théâtraux (c’est la dernière journée de Don Giovanni, celle de la crise ultime) assis depuis des siècles, et la transformation des personnages en membres d’une même famille, mais on ne peut nier la qualité et la profondeur du travail d’analyse dramaturgique qui a été mené, et l’extrême précision du travail théâtral. Contrairement à ce qui a été écrit çà et là, ce n’est absolument pas un ratage, c’est une proposition radicale, qui a sa logique, qui ne trahit pas l’esprit de l’oeuvre même si elle peut en trahir la lettre, et qui a prise sur le public, tant le spectacle captive par son inventivité et sa modernité. Je ne peux qu’encourager les éventuels lecteurs à aller sur le site d’Arte où le spectacle est encore proposé en « streaming ». Et pourquoi pas, à se précipiter à Aix pour voir les dernières représentations, ou faire dans le futur le voyage de Madrid (on aurait été étonné que Mortier ne s’associe pas à l’entreprise…), de Moscou (au Bolchoï) ou de Toronto.[wpsr_facebook]

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime « Divinités du Styx », de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à « Victoria et Albert » et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop « artificiel » pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.

Sur TOSCA transmise sur ARTE du NATIONALTHEATER DE MUNICH (10 juillet 2010) (Kaufmann, Mattila, Bondy)

tedeum.1278839851.jpgLa Tosca transmise hier du Nationaltheater de Munich a commencé sa carrière à New York, passe par Munich, et on la verra l’an prochain à la Scala (toujours avec Kaufmann, mais sans Mattila ni Uusitalo). Luc Bondy est toujours une grande référence scénique, et la distribution valait le détour: Karita Mattila reste une des grandes chanteuses de ce temps, Kaufmann est Kaufmann, et Uusitalo a fait de Wotan et Scarpia ses rôles fétiches. Il est difficile de rendre compte d’un spectacle à la télévision. Quelques impressions quand même: Luc Bondy a lu dans le livret ce que déjà dans les années 1980 notait Jean-Claude Auvray pour sa mise en scène à l’Opéra de Paris (Behrens, Pavarotti, et je crois Wixell..je vérifierai), à savoir que le désir traverse tout le livret, qui insiste fortement sur la violence du désir dans les relations du couple Mario-Tosca, sur le désir animal de Scarpia, sur le désir violent qui réveille Mario à la veille de la mort  dans « E’ lucevan’ les stelle » au troisième acte. C’est cette violence du désir, qui traverse toute l’oeuvre, que Bondy met en scène: d’où la première scène dans l’église, pleine des frustrations du couple qui se cherche, qui se touche, mais qui vu le lieu (pour Tosca), et vu les circonstances (Angelotti pour Mario), ne peut aller jusqu’au bout de ses désirs, d’où des positions hardies, des enlacements violents et évidemment peu élégants (la longue robe de Tosca empêche bien des initiatives): ce désir, on le lit aussi, bien plus que dans d’autres mises en scène, dans la manière dont Mario considère l’Attavanti (notamment ses habits, laissés à Angelotti par précaution) et l’évidente envie que ces traces réveillent en lui, mais on voit aussi dans la manière aussi dont il est distrait par la situation (il regarde vers la chapelle sans cesse, ce que Kaufmann explique dans une interview disant l’importance qu’il attache à l’amitié virile pour Angelotti et la gêne que lui procure l’attitude de Tosca) qu’il sait garder une distance, ce que Tosca ne sait pas. C’est le désir plus animal qui guide Scarpia,

scarpia.1278839836.jpghabillé dans une redingote en lézard au premier acte (avec des gants rouges…) et entouré de prostituées,

scarpia2.1278840506.jpgqui accompagnent son repas au lever de rideau de l’acte II, dont le décor est centré sur les langoureux divans rouges où s’allongeront tour à tour Scarpia et Tosca. La mise en scène ne manque pas de crudité, et débarrasse l’oeuvre de ses aspects les plus traditionnels: Tosca ne met ni cierge ni crucifix sur le corps de Scarpia, au contraire, elle s’acharne sur lui avec une violence inouïe, elle ne se jette pas dans le vide du haut du château Saint Ange, mais disparaît dans une tour de guet, en repoussant violemment ses poursuivants à la manière de nos feuilletons policiers américains,  et le château lui même semble un port avec de l’eau qui entre au bord de la forteresse acteiii.1278839821.jpg(c’est presque un décor pour un acte III de Tristan). Bondy a voulu à l’évidence faire revenir les choses « à fleur de peau », en réveillant les instincts plutôt que les sentiments, dans un décor monumental et glacial de Richard Peduzzi (grands murs de briques) et de beaux costumes de Milena Canonero. Tosca, opéra d’instinct et de violence. Après tout ce n’est pas faux, et la mise en scène ne m’est pas apparue un contresens, loin de là.

La partie musicale au moins au niveau du chant, reste de haut niveau:

kaufmann.1278841824.jpgJonas Kaufmann, dont je ne pense pas qu’il soit ni un Rodolfo ni un Alfredo, est un Mario de très grande facture, avec sa technique, son sens des nuances, sa manière de moduler la voix, notamment dans les pianissimi, ses aigus sûrs et puissants: oui c’est une prestation une fois de plus exceptionnelle, où le raffinement du chant fait du personnage un être plus distancié et moins volcanique que Tosca, même dans « E’ lucevan les stelle », il apparaît un peu en retrait malgré le désir qui devrait traverser son corps – quand on entend ce qu’il chante.

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La Tosca de Karita Mattila est victime des gros plans de la télévision: cette femme magnifique, d’une blondeur tout droit venue de Finlande cadre mal avec la beauté brune qu’on veut montrer ici, elle est un peu fagotée, un peu ridicule, un peu vulgaire même. De plus la confrontation avec Kaufmann rend le couple déséquilibré en âge: c’est la femme mûre qui est amoureuse d’un homme bien plus jeune. Tout cela gêne. Le chant reste très contrôlé, bouleversant à certains moments (acte II), Mattila est une très grande chanteuse, elle n’est cependant pas toujours émouvante.  Juha Uusitalo a été je crois hué à Munich, je trouve cela bien injuste à ce que j’ai entendu. Le personnage est vraiment bien campé, le chant lui aussi très dominé, avec une froideur calculée et une violence rentrée que l’on ne cesse de percevoir. Au total,  cette distribution germano-finlandaise n’a peut-être pas « l’italianità » qu’on aurait  pu souhaiter, et ce chant est tout contrôle et domination, mais il reste qu’on est dans un travail de très haut niveau.
L’italianità pouvait venir de Fabio Luisi, au pupitre, très contesté par le public. Fabio Luisi l’italien, tout comme Bertrand de Billy le français, n’est pas prophète en son pays. Ces deux chefs dirigent partout sauf chez eux. Affaire de choix, mais aussi de réseaux sans doute. Luisi est un chef de bonne facture, qui sait tenir un orchestre, mais qui n’est cependant pas un grand inventeur (tout comme de Billy…), peut-être aurait-il fallu pour cette Tosca plus d’idées nouvelles, qui collent à la vision sulfureuse de Bondy. Quand un directeur donnera-t-il une Tosca à Ingo Metzmacher?…

Il faudrait bien sûr être dans la salle pour mieux juger: ce fut un beau moment de chant et de théâtre, un grand moment? pas vraiment…mais on ne peut tout avoir à la fois.

Toutes les photos sont prises sur le site du Nationaltheater (dans la Galerie sur Tosca)