METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD, le 26 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL et Stéphanie BLYTHE

Certes, ce spectacle n’est plus une découverte depuis que le MET a initié les retransmissions en direct, mais c’est autre chose de le (re) découvrir en salle. A voir la multiplication des Ring “intégraux” programmés la saison prochaine dans les théâtres, et les tarifs affichés (à la Scala par exemple! Mieux vaut aller à Berlin, on aura la même production et le même chef pour bien moins cher) on comprend que la programmation d’un Ring soit vécue comme un événement. Ainsi au MET: grands calicots en façade, public des grands soirs, pas une place libre, et quelques spectateurs qui poussent l’application à s’affubler de casques à cornes, pour montrer qu’on entre dans le Ring comme en religion ou comme dans une secte. Peter Gelb, le manager du MET n’avait pas lésiné sur les interviews pour vanter cette production, l’une des entreprises les plus complexes du MET. Il est donc temps de découvrir dans son ensemble la production de Robert Lepage, et surtout de vérifier que le pari tient bien la route des quatre opéras. L’autre pari de Peter Gelb, c’était d’afficher une distribution exceptionnelle (Terfel, Voigt, Kaufmann, Westbroek etc…) nous verrons comment la distribution de ce deuxième Ring (à peu près identique aux représentations des années précédentes, mais avec Katarina Dalayman à la place de Deborah Voigt dans Brünnhilde) tient elle aussi la route. Enfin, et c’est là le gros changement, James Levine a dû abandonner le pupitre pour raisons de santé et le laisser au premier chef invité , l’italien Fabio Luisi.
Fabio Luisi est un de ces chefs qu’on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l’opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l’OSR, l’orchestre de la Suisse Romande. Il n’avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C’est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d’opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d’agence artistique, qui le fait proposer désormais  dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l’écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c’est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C’est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l’Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.

Fabio Luisi

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En sortant de ce Rheingold, l’impression est contrastée, même si globalement positive. C’est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui  secoue et assomme. Robert Lepage, nous l’avons déjà écrit, a choisi non la “mise en scène” mais la “mise en images”, comme si l’opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes,  chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pales énormes tournant autour d’un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc…Voilà un dispositif créateur d’images souvent inoubliables: l’eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

le mur d’eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l’eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j’avoue même avoir été étreint d’une certaine émotion lorsqu’ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu’en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l’escalier (procédé d’ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi – dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,

la montée au Walhalla finale où les dieux marchent le mur vertical sur lequel l’arc en ciel est projeté. On ne répétera jamais l’incroyable force de ces images, qui à la fois guident notre imagination et semblent peupler des rêves d’enfants.
Mais voilà: c’est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n’a pas été vraiment travaillé, comme si l’image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l’aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l’histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d’entrer dans une quelconque “lecture”, mais aussi dans une démarche de pur théâtre d’acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l’on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d’occuper la scène construite pour elles.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l’architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J’ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l’édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les “nerfs” prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d’insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un “personnage” dans Wotan, il l’impose sur scène, où l’on a souvent d’yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n’a plus le brillant d’antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu’il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d’il y a quelques années. Par  rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l’assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l’artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s’affirmer.

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Eric Owens dans Alberich, qui n’a pas la puissance qu’on attendait à l’entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d’intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu’on attend, c’est depuis longtemps l’Alberich le plus convaincant qu’il m’ait été donné d’entendre. Les géants (Franz Josef Selig et Hans-Peter König) ont la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l’humanité et sont doués d’une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner – Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c’est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l’interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique.  Loge était ce soir, à cause de l’absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s’est bien rattrapé avec l’échauffement et s’est “installé” dans le rôle, avec la puissance, l’intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d’être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l’aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l’ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus)  mais une voix incontestablement intéressante. Patricia Bardon, sans avoir les graves profonds d’Anna Larsson, est une Erda très défendable, avec un magnifique registre central et une voix très engagée, qui défend une belle interprétation.
Je garde le meilleur pour la fin: l’extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.

Stephanie Blythe et Bryn Terfel Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l’interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l’attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l’écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l’écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c’est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n’avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la “mise en scène” au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d’images, et donc on sort en spectateur heureux.
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Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA 2010-2011 (vu à Budapest sur grand écran): DAS RHEINGOLD (James LEVINE, Robert LEPAGE) le 9 octobre 2010

Quand on ne peut traverser l’Atlantique, le MET vient à nous via les ondes, et investit 500 cinémas environ dans le monde pour présenter ses nouvelles productions. En France, cela coûte 27 Euros. C’ est une redoutable machine de guerre mise au point par Peter Gelb, le Manager du MET qui a commencé ses retransmissions aux Etats Unis, évitant ainsi les coûts de la traditionnelle tournée du MET de jadis, et attirant des foules de spectateurs. Le système a été étendu au monde entier  et l’on pouvait voir dans les salles ce 9 octobre la nouvelle production très attendue de Rheingold, première journée du nouveau Ring du MET confié à Robert Lepage et à la baguette de James Levine, qui fête sa quarantième saison au MET. Des expériences similaires ont eu lieu pour d’autres théâtres en Europe, mais elles restent ponctuelles et n’ont pas le retentissement de ce programme venu de New York et qui attire de plus en plus de public.
Ne pouvant voir ce spectacle ni à New York, ni en France, je l’ai vu à…Budapest, au Palais des Arts, ce bâtiment récent dédié à la musique et aux Beaux Arts, qui abrite un théâtre, une salle de concert, un auditorium et un Musée d’art contemporain, le fameux Musée Ludwig. Pas une place de libre, une queue impressionnante, Wagner fait recette ce soir!

La soirée commence par un reportage d’une vingtaine de minutes sur la préparation du spectacle et les premières répétitions. Cette nouvelle production du Ring est pour le MET le spectacle le plus complexe jamais monté. Il a nécessité de consolider les dessous de la scène pour installer le dispositif impressionnant qui occupe l’espace: un plateau complètement désarticulé, composé d’éléments indépendants les uns des autres qui tournent sur eux mêmes par un système hydraulique et sont tantôt un plateau, tantôt un mur, tantôt un plan incliné, tantôt un escalier, tantôt tout cela à la fois, sur lequel sont projetés des vidéos. Certaines videos fonctionnent et varient selon l’intensité de la musique: vidéo, informatique, éclairages, décor unique et multiple délimitant des espaces variés, bref, un travail impressionnant.
La distribution est germano-américaine, à l’exception notable du gallois Bryn Terfel, qui signe son premier Wotan et de l’irlandaise Patrica Bardon (très bonne Erda). Bien sûr il est difficile, n’étant pas dans la salle, d’apprécier vraiment une voix, notamment son volume, mais sur le plan de la justesse, de la diction, de l’engagement et de l’interprétation, on peut dire que l’ensemble est une grande réussite. Bryn Terfel est un Wotan exceptionnel, il a à la fois l’autorité et l’assise, mais c’est aussi un interprète  de tout premier ordre, variant la couleur, le ton, l’émission. L’américaine Stéphanie Blythe est une surprise; une Fricka en tous points remarquable, voire stupéfiante de vérité et d’intelligence du texte même si le physique est un peu ingrat, mais la voix est splendide. Eric Owens est Alberich, je ne connaissais pas ce chanteur qui impressionne par sa puissance et la qualité de son engagement, Mime est Gerhard Siegel, comme toujours excellent. Les géants (Hans Peter König et Franz Josef Selig), les dieux, Dwayne Croft (Donner), Adam Diegel (Froh) Wendy Bryn Harmer (Freia),sont tous au meilleur, le Froh d’Adam Diegel devrait faire une belle carrière de ténor; seul Richard Croft déçoit dans Loge, la voix ne sort pas et l’interprétation reste assez neutre, sans la caractérisation marquée qu’on attend habituellement d’un Loge, alors que la mise en scène lui accorde une importance considérable; quant aux trois filles du Rhin, elles sont à la fois convaincantes et étonnantes tant la mise en scène exige d’elles des acrobaties peu communes. James Levine, très amaigri,  très fatigué, réussissant à peine à marcher dirige un Rheingold somptueux à tous égards, fluide, éclatant, contrasté, très différent d’il y a deux ans pour les adieux à la vieille production de Otto Schenk. Donc une très grande réussite musicale.
J’avais écrit il y a quelques mois ces mots

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.”

C’est bien l’histoire qui nous est racontée, de manière assez traditionnelle, mais soulignant de manière souveraine les relations entre les personnages, faisant de Wotan un personnage immédiatement contradictoire, presque un perdant, et de Loge au contraire le centre de l’attention. Lepage souligne l’humanité de Fasolt déchiré par le départ de Fricka et l’on se souviendra d’images stupéfiantes:  Alberich mêlé aux Filles du Rhin chantant “Rheingold, Rheingold”, Freia dans un filet de pêche couverte de l’or du Nibelung, et bien entendu la scène finale, où les Dieux grimpent sur l’arc en ciel, et entrent dans le Walhalla qui se referme comme une forteresse, pendant que Loge resté dehors contemple le spectacle; Mais ce qui domine et qui frappe, c’est évidemment la maîtrise technique et la performance technologique, même si on percevait quelques bruits suspects, la précision du dispositif video, la beauté des images et des couleurs, la justesse des costumes, élaborés entre une vision à la Matrix et ce qu’on se représente des contes scandinaves, à la fois traditionnels et très modernes, l’extraordinaire précision des éclairages, tout cela fait qu’à la fin on en sort à la fois étonnés et ravis. La retransmission est cependant pour mon goût trop centrée sur les visages (vus de beaucoup trop près) et les individus, on aimerait plus de vision d’ensemble. mais on n’est évidemment pas dans la salle “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Même si la Walkyrie en avril-mai prochain affiche complet, je vais essayer d’y aller car c’est bien trop tentant, en tous cas, on n’échappera pas à la semaine new yorkaise quand le Ring complet sera à l’affiche, à n’en pas douter, un événement se prépare et si vous n’allez pas à New York, réservez votre 14 mai pour aller voir La Walkyrie dans un cinéma près de chez vous!

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Das RHEINGOLD le 27 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

J´ai voulu assister à la dernière année de ce Ring, pour voir si, à la cinquième édition de cette production, j’y trouvais un peu plus de prix qu’il y a quatre ans, lorsque je sortis furieux des représentations. Eh bien non : voilà un travail qui ne laissera pas de traces notables dans les mémoires, sinon celles d’une médiocrité affligeante.

Rappelons les circonstances : pour des raisons peu claires, Lars von Trier, à qui Wolfgang Wagner avait confié ce Ring, abandonne le travail à deux ans de la première : dans l’urgence, Wofgang Wagner confie à Tankred Dorst, un dramaturge très connu en Allemagne, peu contestable comme penseur et écrivain, la conception du Ring. Tankred Dorst, qui n’est pas metteur en scène, s’entoure d’une équipe nombreuse, au premier rang de laquelle son épouse, qui va mettre en image et en espace le concept développé, à savoir que le Ring se déroule en transparence dans notre monde, aussi périodiquement, voit-on sur la scène un photographe, des enfants qui jouent, un cycliste, des ouvriers, sans que ce concept, intéressant au demeurant, ne soit vraiment exploité scéniquement.

rhgld3.1280484989.jpgL’Or du Rhin qui ouvre le cycle est d’une totale platitude : les trois filles du Rhin (correctes) complètement habillées sont fixes au fond du Rhin pendant que des corps nus nagent (en vidéo) ou que des jambes apparaissent çà et là entre les galets. On se demande comment Alberich peut être saisi de fièvre érotique dans ces conditions. Alberich apparaît plus comme un animal malheureux qu’on plaint que comme le parangon du mal qui renonce à l’amour pour l’amour de l’Or.

Les dieux, installés sur une sorte de terrasse de béton, avec au fond un œil de pierre sensé être le Walhalla, sont de blanc (dans Walkyrie, ils seront en noir) vêtus, un peu comme des statues vivantes, aux cheveux de plâtre. Le jeu est justement emplâtré : il ne se passe rien, aucun travail d’acteur, des attitudes convenus, des voix très moyennes : Fricka (Mihoko Fujimura peu en forme) Freia (Edith Haller) indifférente, Wotan en réelle difficulté : où est l’Albert Dohmen triomphant du Fidelio d’Abbado (il chantait Pizzaro) ou des Meistersinger de Genève (un Hans Sachs vraiment convaincant) : la voix est ici éteinte, sans relief, sans puissance. Les géants sont acceptables (Diogenes Randes en Fafner et Kwanchoul Youn en Fafner, assez convenable), rien de notable à dire de Froh (Clemens Bieber) et Donner (Ralf Lukas). Les deux Nibelungen, Andrew Shore (Alberich) presque trop élégant pour le rôle, et Wolfgang Schmidt (Mime) sont en revanche parmi les mieux distribués. A ce plateau vocal très moyen, qui semble terriblement fatigué (il est temps que tout ça se termine) fait écho une direction de Christian Thielemann qui sauve l’ensemble, parce qu’elle est très en place, techniquement parfaite, parce qu’elle fait tout entendre. Il reste que l’interprétation reste en deçà de l’attendu, par le manque de dramatisme et d’adhésion à l’histoire : si tout est en place, rien n’est mis vraiment en relief. Dommage.
Au total, une soirée sans grand intérêt : on est triste pour les spectateurs qui ont attendu peut-être dix ans pour voir cela. Bayreuth reste un lieu fascinant, mais gare si la réalité détruit le mythe encore vivant…

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TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin), mise en scène Guy CASSIERS, direction Daniel BARENBOIM (19 mai 2010)

Les images se réfèrent aux reprises berlinoises

 

Après les déboires du Ring précédent, dirigé par Riccardo Muti, on attendait impatiemment l’Or du Rhin, confié pour la musique à la baguette de Daniel Barenboim et pour la mise en scène au flamand Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, une des figures les plus emblématiques du théâtre aujourd’hui. Le spectacle qui en sort, s’il est musicalement impeccable (Barenboim signe là une de ses interprétations les plus originales, parmi tous les Ring qu’il a dirigés), est aussi scéniquement fort, mais déconcertant par ses présupposés, sa nouveauté, et sa complexité. Deux longs articles éclairent dans le programme de salle la démarche de Cassiers, et leur lecture est plus qu’utile, elle serait même indispensable avant le lever de rideau. Le spectacle est complexe par ses exigences techniques, par le sens des images, par la présence obsessionnelle de danseurs qui collent aux chanteurs, les mettant quelquefois en porte à faux, par la multiplicité des regards et des points de vue: la complexité naît de l’exigence de regarder les chanteurs, mais aussi leur image video, ou les images qui accompagnent les scènes, et qui elles aussi racontent, quelquefois en décalage, l’histoire de l’Or du Rhin.

 

Alors commençons par l’interprétation musicale qui nous est apparue trancher avec ce que Daniel Barenboim propose habituellement: une direction bien sûr très attentive, mais aussi très analytique, qui ne laisse passer aucun détail musical, qui met en relief des phrases qu’on n’entendait pas forcément, qui suit avec scrupule le déroulement scénique, avec lequel elle apparaît totalement en phase (d’ailleurs, les dramaturges qui analysent les propositions de Cassiers citent Barenboim abondamment dans le programme). Il en résulte un travail tendu à l’extrème, au tempo bien plus lent que d’habitude, mais jamais ennuyeux ou à contresens,  moins éclatant, moins “Furtwänglerien” – on sait que Furtwängler est un des grands maîtres de Barenboim dans les interprétations wagnériennes- mais d’une redoutable précision, d’une grande rondeur sonore: il obtient de l’orchestre de la Scala une maîtrise technique qu’on ne lui connaissait pas depuis longtemps, et qui renoue avec la grande tradition wagnérienne de cet orchestre (depuis Toscanini, en passant par De Sabata,  Furtwängler, Sawallisch, Kleiber, Abbado et même Muti, qui a dirigé le Ring, le Vaisseau Fantôme et Parsifal avec des succès divers…). Barenboim est clairement beaucoup plus à son aise que dans Boccanegra ou Carmen, et il nous apprend des choses sur l’oeuvre. Il est accompagné d’une équipe de chanteurs avec laquelle il a sculpté le texte et travaillé la diction avec une si grande rigueur que même telle ou telle faiblesse vocale – très contingente – est compensée par un réel plaisir du texte qui est dit, infléchi, coloré, mâché avec une telle science (on dirait quelquefois du Lied) que l’on ne peut que saluer le travail de préparation, auquel  les exigences du metteur en scène ne sont pas étrangères, tant Cassiers dans tout son théâtre fait dire le texte à ses acteurs d’une manière quasi pointilliste (on le remarque même lorsque c’est du neerlandais que nous ne comprenons pas a priori).

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René Pape (Wotan)

Evidemment, le Wotan de René Pape domine, voix profonde, sonore, d’une étonnante clarté et lisibilité, avec une étendue remarquable dans une partie très sollicitée dans ce prologue. Sans avoir le relief et la violence expressive d’autres (Kelemen, von Kannen), Johannes Martin Kränzle a une présence marquée, et travaille la couleur vocale et l’interprétation de manière exemplaire, une sorte d’Alberich tout de violence rentrée. Le Mime de Wolfgang Ablinger Sperrhacke, qui ne m’avait pas particulièrement convaincu à Paris, est ici beaucoup plus à l’aise et compose un vrai “négatif” de son frère Alberich, avec le même sens du texte. Une fois de plus, on a trouvé un Loge de référence, une sorte de monsieur Loyal légèrement clownesque, Stefan Rügamer, qui va sans doute marquer le rôle: tout y est, présence vocale et physique, inflexions ironiques marquées, technique de fer, science des mots ! En revanche, les géants me semblent bien pâles, avec un Fasolt (Tigran Martirossian) en réelle difficulté dans les passages (des moments vraiment gênants ou le chant devient râclure) et une voix en arrière, jamais projetée, comme s’il se forçait à chercher au plus profond des sons qu’il ne sait pas produire naturellement, et un Fafner bien pâle (Timo Riihonen). Froh (Marco Jentzsch) et Donner (Jan Buchwald, un vrai physique de composition) sont honnêtes sans plus et pâles comme il convient à leurs rôles. A part Anna Larsson (Erda d’une altière noblesse et d’une sépulcrale beauté) dont on connaît la voix de contralto qui fait le tour du monde et qui propose une intervention impressionnante de justesse, Doris Soffel et Anna Samuil déçoivent un peu. Doris Soffel interprète d’une manière exemplaire et sa diction est un modèle du genre, sa tenue en scène et le personnage campé font que les regards se concentrent sur elle, mais la voix n’est plus ce qu’elle était, même si sa prestation reste fort honorable, plus marquante par sa présence que par sa voix; Anna Samuil malgré une voix bien posée, n’a pas l’épaisseur voulue pour le rôle, (mais j’ai en tête Helga Dernesch avec Solti à Paris!) et la voix ici manque de dramatisme: j’aime les Freia qui peuvent être des Sieglinde, car alors, le rôle gagne en dramatisme et n’est pas confiné aux larmes d’une jeune fille perdue. Les filles du Rhin, Aga Mikolaj, Maria Gortsveskaya, Marina Prudenskaya, sont irréprochables, dans une scène à la mise en scène la plus complexe qui soit, il y a longtemps que je n’avais pas entendu un trio aussi juste. Comme on le voit, malgré quelques faiblesses, la distribution réunie  fait honneur à la  Scala, quant à Barenboim, il était là dans un grand soir où il a mis toute son équipe et son orchestre au service de la “Gesamtkunstwerk”, de l’oeuvre d’art totale que Wagner appelait de ses voeux.

 

Le travail de Guy Cassiers est exemplaire sur le plan dramaturgique, pas toujours d’une clarté cristalline sur scène, et sans doute ce travail mérite-t-il peut être quelque affinage pour les représentations berlinoises et les futures représentations du Ring en 2013. Autrement dit, autant les présupposés impressionnent, autant le résultat scénique à certains moments reste-il en deçà des attentes, notamment toutes les scènes avec l’ensemble des dieux, qui apparaissent répétitives, malgré de belles idées. Sans doute les chorégraphies (de Sidi Larbi Cherkaoui), omniprésentes et inattendues chez un public wagnérien, finissent-elles par lasser alors qu’elles sont un élément porteur de la vision “déconstruite” du metteur en scène, sans doute aussi la nécessité d’avoir l’oeil partout, en ensemble,  sur les chanteurs, sur les projections vidéo, sur les danseurs, pour recomposer une vision syncrétique et globale, perturbe-t-elle nos habitudes de spectateur, car ce qui se passe sur les écrans n’est pas toujours une reprise exacte de la scène, mais en éclaire les enjeux. Quant aux danseurs, leur fonction diffère selon les moments: ils collent aux dieux car ils  sont la représentation de leurs sentiments ou de leurs émotions et les empêche presque de se mouvoir, ils en sont une gêne permanente (voulue) dans les mouvements des chanteurs. En effet, les dieux restent assez fixes, ils n’expriment rien avec le corps (contrairement à Chéreau), et sont bloqués par un espace difficile et des circulations contraintes sur des pontons étroits passant sur des étendues d’eau : ainsi les Dieux omnipotents sont-ils déjà dans la contrainte et l’impuissance, d’où une chorégraphie qui montre le mouvement “intérieur”que les corps n’expriment pas. Cassiers aime dans son théâtre utiliser tous les arts de la scène et du mouvement, théâtre, danse, vidéo, et le tout en même temps: au spectateur de reconstruire le puzzle déconstruit qui est offert, car chaque élément n’est pas à voir séparément, mais en un tout. Cette approche convient à la scène initiale des filles du Rhin: elles apparaissent en chair et os, mais en même temps sur un écran géant, quand l’une chante, l’autre se mire devant une caméra qui reprend ses gestes et ses mimiques, dans une vision aquatique glauque, noire ou boueuse. Ce qui explique clairement qu’ainsi démultipliées, elles échappent à Alberich qui ne comprend plus rien, n’attrapant ni les corps, ni les ombres ni les images. C’est une très grande réussite scénique et esthétique. Autre réussite, la scène du Nibelheim, où Alberich trône dans une sorte de régie couverte de caméras, qui reprennent l’espace et le projettent sur écran dans les moindres détails, à la manière de big brother ou loft story, sorte de téléréalité redoutable où rien n’échappe à l’oeil du maître. Les danseurs sont là ses esclaves, ils n’expriment aucun sentiment, mais sont des objets, tour à tour trône, Tarnhelm, dragon, grenouille: les scène de transformations sont étonnantes, et là aussi, l’effet théâtral est impressionnant.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Erda_LaScala-683x1024.jpg.
Anna Larsson (Erda)

Impressionnante aussi l’apparition d’Erda, qui monte des profondeurs et ne cesse de monter, perchée sur une immense robe de plusieurs mètres de haut, qui domine ainsi les dieux et les hommes (une peu comme la Reine de la Nuit dans la vision de Bob Wilson à la Bastille).
La conséquence, c’est une sorte de continuité, sans jamais baisser le rideau, et donc une fluidité des changements à vue (ce qui évidemment est conforme à ce que Wagner voulait et multiplie la tension scénique), mais aussi une sorte d’unicité de l’espace, comme si la scène devenait la scène du monde dans sa globalité, Nibelheim (le bas),  Terre,  Dieux (le ciel, le haut)et qu’en réalité les choses se confondaient déjà dans l’unicité d’un univers perdu d’avance. Car au delà des scènes dans leur détail, la vision de cet Or du Rhin est très noire: tout est déjà joué, et il n’y a aucun espoir. Les filles du Rhin évoluent déjà en eau trouble, une eau troublée par un monde déjà en déliquescence, notre monde où toute réalité n’est déjà plus que virtuelle ou numérique, et le rideau se ferme sur une scène désertée annonçant déjà la suite (La Walkyrie) où Loge sautille ironiquement devant les désastres futurs, et une musique ronflante et creuse (celle que Wagner écrit, pleine d’ironie terrible) illustre  la victoire à la Pyrrhus des Dieux engloutis par un Walhalla inquiétant (une sorte de bas relief de corps d’enfants aux formes torturées).
Dans cette vision très actuelle (décors technologiques de Enrico Bagnoli, magnifiques costumes de Tim van Steenbergen), novatrice à n’en pas douter (incroyable travail video de Arjen Kleerkx et Kurt d’Haeseleer), certaines scènes semblent inachevées: d’abord, l’analyse n’est pas totalement nouvelle: Chéreau lui même montrait le cortège des dieux entrant à reculons dans le Walhalla enfin conquis, Peter Stein à Paris en faisait des membres d’un salon mondain impuissants (déjà) à maîtriser la marche du destin – Cassiers n’en est pas loin -, mais Chéreau, comme Stein et comme d’autres, travaillaient beaucoup sur la relation entre les êtres, sur l’acteur, sur la personne. Ici il n’y pas de travail sur la psychologie de l’acteur, car le jeu est réduit au minimum, et c’est l’ensemble de la contruction, video, chanteurs, danseurs, qui fait sens ensemble et non pas séparément, corps déconstruits, rôles déconstruits, vision déconstuites que le spectateur doit reconstituer pour donner sens (en lisant le programme, cela vaut mieux). Ainsi les géants n’apparaissent-ils géants que dans la projection de leur ombre, et face à leurs ombres, l’ombre de Freia minuscule fait sens, mais ces ombres ont une vie autonome sur l’écran, et ne sont pas les projections de ce qui se passe sur le devant le la scène: ainsi dans les ombres même des géants, se projettent des corps disloqués, en souffrance renvoyant sans doute au monde du travail destructeur que les géants symbolisent. Il en résulte un ensemble fascinant à n’en pas douter, qui laisse une foule d’interrogations, jamais d’indifférence, mais qui en même temps n’arrive pas à convaincre tout à fait. On se demande si l’ennui qui quelquefois pointe son nez n’est pas voulu, pour induire une sorte de lassitude, de fatigue à l’aube même d’une histoire, qui apparaît après cet Or du Rhin presque inutile, et si la suite ne serait plus trois journées, mais trois soubresauts d’une bête déjà agonisante.

Je ne peux que conseiller le voyage de Milan, avant fin mai, ou à Berlin, en automne, pour vous faire une idée plus claire que celle que je puis exprimer: une réussite musicale et une grande interrogation scénique, mais comme pour tous les spectacles de Cassiers, qui laissent toujours un goût étrange en bouche. Et si vous ne connaissez pas Cassiers, rendez-vous à Avignon cet été ou à Grenoble en automne pour faire connaissance avec cette approche fascinante et si particulière.

Une seule certitude: rien à voir avec la médiocrité grise de la production parisienne, à Milan au moins, les méninges fonctionnent, à s’en faire mal.

NB: Ce Rheingold est retransmis le 26 mai à 20h en direct de la Scala sur MEZZO .

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.